Résumé

 

Il s’agit de savoir si les géants ont une véritable existence dans les textes de Tolkien. Le texte le plus explicite à leur sujet est le chapitre 4 de Bilbo le Hobbit : lorsque Gandalf, Bilbo et les Nains traversent les Monts brumeux, ils sont pris sous un orage au cours duquel Bilbo décrit des géants qui s’amusent à se lancer des rochers.

Il me semble que ces géants n’existent pas réellement mais qu’ils ne sont qu’une façon qu’a Bilbo de voir l’orage : sous l’effet de la peur, il personnifie ce phénomène naturel. Cette hypothèse rencontre quelques objections, car Thorin et Gandalf en parlent également. Mais à chaque fois qu’ils font mention des géants, c’est dans un contexte particulier où l’emploi d’une image (c’est-à-dire la personnification de l’orage par des géants) est justifié.

Le point important, c’est que la Compagnie de l’Anneau vit une épreuve analogue en voulant franchir le Caradhras (Seigneur des Anneaux, II, 3). On retrouve les mêmes manifestations (de façon quasi littérale parfois), mais les géants ont disparu. Mon hypothèse consiste à dire que Tolkien refuse une représentation allégorique de la nature, et que ce passage en est l’illustration.

J’en viens ensuite, pour étayer cette hypothèse, à examiner les quelques géants mentionnés dans la série The History of Middle-earth (= Home).

  • a/ Nan et Gilim sont deux géants évoqués dans le Conte de Tinúviel (Livre des Contes Perdus II, 1) et dans le Lai de Leithian (Home III). Pour le dire vite, ils sont tous les deux décrits en comparaison avec des arbres. Ils correspondent respectivement à l’été et à l’hiver. Mais Tolkien n’a pas conservé ces textes pour les dernières versions du ‘Silmarillion’.
  • b/ Tolkien avait l’intention de mettre en scène un géant dans la suite de Bilbo le Hobbit, c’est-à-dire dans le Seigneur des Anneaux. Je suis donc allé étudier toutes les premières apparitions du Géant Treebeard dans les brouillons (dans Home VI-VII principalement). Or, même s’il y a des divergences considérables (Treebeard est au service de l’Ennemi au début, par exemple !), ce géant est lui aussi décrit dès sa première apparition en comparaison avec un arbre.

Après avoir fait le tour des brouillons au fil desquels le géant Treebeard laisse progressivement la place à l’Ent Fangorn, j’en conclus que cette disparition n’est pas un hasard mais correspond à la volonté de Tolkien de se démarquer des représentations allégoriques de la nature pour construire une authentique ouvre faërique (cf. les critères de la fantasy, dans l’essai Sur les contes de fées).

Les géants disparaissent donc du Légendaire, remplacés par les Ents. En d’autres termes, les géants n’auront été qu’une préparation pour l’avènement des Ents.

Plan de l’article

I. Le temps des géants
A. Orages d’été
B. La tempête hivernale
C. La terre des géants

II. Des géants aux Ents
A. L’alternance des saisons : les Ents en germe
B. Le Géant Treebeard
1. La rumeur des géants
2. Le Géant Treebeard, lié à l’Ennemi
3. Le Géant Treebeard bienveillant
4. L’Ent Treebeard
C. Vestiges de géants : un ” rêve entique “

Conclusion : de multiples disparitions

I. Le temps des géants

A. Orages d’été

Lorsque Bilbo, Gandalf et les treize Nains traversèrent les Monts Brumeux, ils essuyèrent un orage terrifiant, dont Bilbo se fit le témoin effrayé (Bilbo le Hobbit, ch. 4) [2] . Si les connaissances d’Elrond et de Gandalf leur avaient bien permis de trouver le col, ils ne purent le franchir sans encombre. Comme le rappelle le narrateur, les orages en montagne sont d’une violence considérable. La particularité de ce récit est de décrire d’abord le « duel d’orages » d’un point de vue général. Ce n’est que lorsque l’on change de perspective, en passant au témoignage de Bilbo, que sont évoqués les géants : « (…) il voyait qu’au-delà de la vallée les géants de pierre étaient sortis et qu’en manière de jeu ils se lançaient mutuellement des rochers, les rattrapaient et les précipitaient dans les ténèbres, où ils s’écrasaient parmi les arbres loin en dessous ou éclataient avec fracas » [3] . Les géants de pierre sont présentés comme la cause des éboulements rocheux qui cernent les voyageurs. Ils ne sont pas décrits, seuls les effets de leurs actions le sont. Leur aspect reste indéterminé au profit des orages : « L’éclair éclate sur les sommets, les rocs tremblent, de grands fracas fendent l’air et vont rouler dans toutes les cavernes et tous les creux ; et les ténèbres sont remplies de bruits accablants et de lumières brutales » [4] . C’est le premier sujet d’étonnement : on aurait pu s’attendre à ce que des créatures apparemment si imposantes soient décrites.

Pourquoi un tel point aveugle, lors de leur principale apparition dans le corpus ? Cela tient aux circonstances mêmes. Tout d’abord, ils ne sont aperçus par Bilbo qu’à la lumière soudaine des éclairs [5] . Or, comme chacun sait, un éclair est très bref et accentue les contrastes. Il se pourrait que Bilbo ait pris pour des géants certains reliefs de montagnes ayant plus ou moins forme humaine. Les rochers que la foudre détachait semblaient alors être lancés par ces silhouettes de géants. Il en va de même pour les rires et les cris [6] : le tonnerre et le roulement des blocs rappellent certains éclats de rires, amplifiés dans le grondement répercuté par l’écho, considérable en montagne. Paradoxalement, au moment où ils se manifestent le plus vivement, les géants ne sont perçus qu’imparfaitement : par succession interrompue d’images éclairées brutalement et par un écho indirect. En d’autres termes, leurs apparitions sont fulgurantes et différées.

Mais, au-delà de ces simples conditions de perception, jouent surtout les sentiments des voyageurs. Bilbo est terrifié par cette « bataille d’orages ». On peut alors légitimement supposer qu’il a personnifié les phénomènes climatiques. Ce processus est fréquent : face à un événement imprévu et inconnu, les hommes ont tendance à attribuer une conscience à ce qui les dépasse. Dans son essai Sur le conte de fées, Tolkien commente les personnifications des « mythes de la nature », en prenant pour exemple privilégié le dieu nordique Thórr. Il personnalise « le tonnerre dans les montagnes (…), fendant les rocs et les arbres » [7] . A leur tour, les géants incarneraient, aux yeux de Bilbo, l’orage dans les montagnes. Une différence capitale cependant limite ce processus : alors que l’essai examinait la question [8] en rapport à des personnes déterminées, le texte de Bilbo le Hobbit s’en tient à des êtres impersonnels. Nous voudrions les considérer comme un phénomène, au sens strict du terme, c’est-à-dire comme un vécu de conscience, qui possède son authenticité propre dans l’imagination du Hobbit. Les géants posséderaient ainsi une réalité au sein de ce texte, sans pour autant correspondre à des individus existants. Ce sont des phénomènes en un double sens : i/ en tant qu’impressions réellement ressenties par Bilbo (même s’ils ne sont qu’illusion, il n’en demeure pas moins que Bilbo les a vus) [9] , et ii/ en tant que phénomènes météorologiques.

Si les géants sont donc le fruit de l’imagination effrayée et de la perception confuse de Bilbo [10] , qu’en est-il des autres voyageurs ? Il ne faudrait pas croire que Bilbo est le seul à parler des géants. Au cour de la tourmente, Thorin lui-même s’en plaint : « Si nous ne sommes pas emportés par le vent, noyés ou foudroyés, quelque géant nous ramassera et nous projettera en l’air à coups de pied » [11] . Deux hypothèses se présentent (si l’on écarte celle de l’existence authentique des géants).

a) Il se pourrait, d’une part, que les Nains soient également victimes de la même perception apeurée que Bilbo, en une sorte d’hallucination collective. Mais cette première supposition rencontre deux objections de taille. Tout d’abord, les Nains vivent dans les montagnes ; il serait curieux qu’ils s’effraient d’un orage, si terrible soit-il, et qu’ils y voient des géants à l’ouvre. En outre, Gandalf lui-même y fait explicitement référence, à plusieurs reprises. Sa sagesse et son sang-froid le protègent certainement de ce genre d’illusion causée par la crainte.

b) C’est pourquoi il serait préférable d’y voir une expression imagée : le tumulte des géants de pierre ne serait rien d’autre que la métaphore employée pour les phénomènes naturels violents. Que Gandalf parle des géants constitue en effet l’objection majeure à l’hypothèse de l’absence d’authentiques géants. Mais il faut noter que chaque occurrence de ce terme dans la bouche de Gandalf intervient dans un contexte narratif particulier.

Gandalf en parle une première fois lorsque Bilbo lui demande de lui répéter comment il s’y était pris pour les sauver, explication que Gandalf venait de donner aux Nains. Or, « [le mage] n’aimait pas expliquer plus d’une fois ses artifices » [12] . On s’attend par conséquent à trouver des marques de son irritation (souvent attisée par les Hobbits) dans son récit. C’est pourquoi, lorsque Gandalf ajoute, au sujet de l’entrée par laquelle surgirent les gobelins, qu’ « il faut [qu’il] avise à trouver un géant plus ou moins convenable pour [la] bloquer à nouveau (…) sans quoi on ne pourra bientôt plus franchir les montagnes du tout » [13] , nous serions tenté de voir dans cette évocation d’un « géant plus ou moins convenable » une pointe d’ironie à l’égard du Hobbit. Ce géant ne serait rien d’autre qu’une explosion provoquée par Gandalf, destinée à condamner cette issue. Le rappel, quelques lignes plus bas, de la maîtrise du feu chez Gandalf confirme cette supposition. Le mage se moque [14] gentiment du Hobbit en se comparant aux éboulements causés par les orages qui l’ont tant terrifié.

La deuxième occurrence intervient dans l’une des hypothèse que Gandalf expose à Bilbo sur l’origine de Beorn : « D’aucuns disent que c’est un ours descendant des grands et anciens ours des montagnes qui vivaient là avant l’arrivée des géants » [15] . On pourrait voir, dans cette « arrivée des géants », le Rude Hiver [16] qui affecta la Terre du Milieu en TA 2758-2759. Que Bilbo ait une fois de plus énervé Gandalf en croyant que Beorn est un pelletier n’est peut-être pas une simple coïncidence. Là encore, Gandalf aura adapté son discours à son interlocuteur.

Enfin, la troisième et dernière fois que Gandalf parle des géants dans le texte de Bilbo le Hobbit a lieu au cours d’un récit habilement construit par le mage pour détourner l’attention de Beorn. Gandalf déploie ses talents de conteur pour que son auditeur, captivé par l’histoire, ne s’offusque pas du nombre de personnes à recevoir. Après la première interruption due à l’arrivée de Thorin et de Dori, Gandalf reprend son récit : « il y eut un orage terrible ; les géants de pierre étaient sortis et projetaient des rochers » [17] . On peut supposer qu’il emploie une telle image pour intéresser davantage leur hôte. En personnifiant la « bataille d’orages », il use d’un artifice efficace.

Il s’agirait donc d’une image courante. Elle sera d’ailleurs reprise, en un sens explicitement métaphorique, dans le Seigneur des Anneaux. Les Númenóréens seront comparés, par les hommes de Rohan, à des géants pour avoir taillé dans le roc Fort le Cor : « On disait qu’au temps lointain de la gloire du Gondor les rois de la mer avaient construit là cette place forte de leurs mains de géants » [18] . Les légendes ont recours à la figure des géants pour désigner les actions d’envergure. D’ailleurs, dans le jeu de langage qu’est l’énigme, Bilbo réfléchit d’abord dans une mauvaise direction en cherchant un nom de géant pour deviner quelle est la chose qui « (…) réduit les dures pierres en poudres / (…) Et rabat les hautes montagnes » [19] . Là encore, les habitudes de pensée rapprochent les cataclysmes en montagne et les géants. Par extension, tout éboulement (accompagné de vacarme) sera susceptible d’être figuré par la violence des géants. Ainsi, lorsque Smaug fait rugir sa colère sur la montagne, il engendre un fracas comparé à des coups de béliers de chêne maniés par des géants [20] .

Cette conjecture sur une éventuelle figure de langage fréquente en Terre du Milieu pour les légendes se trouve renforcée par le fait que Bilbo est le rédacteur de son aventure : bon nombre de passages sont marqués de son point de vue particulier. Gandalf le rappelle, lorsqu’il retrace aux Hobbits, après le couronnement du roi Elessar, l’histoire de la Quête d’Erebor : « Mais vous savez comment étaient les choses, ou du moins comment Bilbo les considéraient [sic !]. Si je l’avais, moi, écrite, l’histoire aurait été tout autre » [21] . Les inexactitudes et les incohérences du texte de Bilbo le Hobbit, issu du Livre Rouge, seraient alors dues au point de vue partiel (donc partial) de Bilbo, désireux de donner un tour légendaire à ses aventures. Ainsi son récit porterait-il, au moment de la rédaction, la marque de sa terreur d’alors, apparemment justifiée par une telle rencontre.

Une telle emprise sur l’histoire se trouve renforcée par l’importance des géants dans les légendes des Hobbits [22] . Ces figures gigantesques peuplent l’imaginaire des Hobbits, ce qui s’explique aisément par leur petite taille : tout ce qui les dépasse (tant physiquement qu’intellectuellement) se verra qualifié de géant. C’est ainsi que Sam nomme le guerrier emporté sur le dos du Mûmak [23] . Et Pippin, de retour dans la Comté, fort de l’expérience acquise et des bienfaits de la boisson des Ents, sera lui-même considéré comme un géant [24] ! Prompt, comme tout Hobbit, à prendre pour géant ce qui ne l’est pas, Bilbo est donc susceptible d’avoir restitué l’histoire de son aventure sur le mode traditionnel du conte hobbit, transformant alors la bataille d’orages en joute de géants légendaires. Un récit détaillé par Gandalf ne les aurait probablement pas mentionnés.

On pourra voir une illustration, au sens littéral, de cette hypothèse dans le dessin [25] que Tolkien lui-même réalisa à l’encre de chine et qui fut publié dès la première édition du Hobbit : intitulé « The Mountain-path », il illustre précisément ce quatrième chapitre. Les seuls géants de pierre représentés sont les montagnes imposantes, zébrées d’éclairs. Il n’est pas interdit de penser que cette illustration s’inspira grandement du voyage que fit Tolkien en Suisse en 1911. Dans la lettre à son fils Michael, Tolkien précise notamment que le Silberhorn est à l’origine du Celebdil [26] . A-t-il rapporté quelques représentations [27] des monts alpins, dont l’illustration du Hobbit serait un écho ? En tout cas, il fait explicitement le rapprochement entre son voyage et les aventures montagnardes de Bilbo le Hobbit. Il raconte une longue marche sur le glacier d’Aletsch où, à cause de la fonte des neiges, ils furent pris dans des chutes de pierres : « Ces roches allaient de la dimension d’une orange à celle d’un ballon de football, et quelques-unes étaient beaucoup plus grosses. Elles arrivaient en sifflant sur notre sentier et allaient rouler dans le ravin » [28] . Certes, il ne s’agit pas d’un orage, mais d’une chaleur excessive (qui l’accompagne souvent néanmoins). Reste que ce phénomène climatique inhabituel [29] est la cause de la chute dangereuse de ces roches. Quelques années auparavant (le 4 novembre 1961), Tolkien écrivait à Joyce Reeves : « [le groupe] s’approchait de l’Aletsch [i.e. un grand glacier] lorsque nous fûmes presque écrasés par des blocs détachés par le soleil, dévalant une pente neigeuse. Un énorme roc passa en fait entre mon prédécesseur et moi. Cet épisode et la « bataille d’orage » – une mauvaise nuit au cours de laquelle nous avions perdu notre chemin et dormi dans une bergerie – apparaissent dans Bilbo le Hobbit (…) » [30] . Sans vouloir surdéterminer ses propos, il faut noter que Tolkien s’abstient de toute référence aux géants : c’est simplement à la « bataille d’orages » qu’il renvoie.


B. La tempête hivernale

L’hypothèse des géants comme personnification illusoire se renforce dans la ré-itér-ation [31] de ce passage, c’est-à-dire littéralement la reprise de l’itinéraire : la Compagnie de l’Anneau entreprend elle aussi de trouver un passage au cour des Monts Brumeux. Le chapitre 3 du livre II du Seigneur des Anneaux dépeint l’échec de la Compagnie, dans sa tentative pour franchir le Caradhras.

Parmi les similitudes les plus flagrantes, notons que les voyageurs partent de nouveau de Fondcombe, que leur parcours est incertain et qu’ils ne parviendront pas à passer le col (ils franchiront les Monts Brumeux par voie souterraine). Mais le principal point commun est le déchaînement des intempéries qui arrête leur progression. Si cette fois-ci le voyage se fait en hiver (et non plus en été), on retrouve, à peu de choses près, les mêmes manifestations de la tempête en montagne : « (…) mais les sons étaient ceux de cris aigus et de sauvages éclats de rire. Des pierres, détachées du flanc de la montagne, sifflaient au-dessus de leurs têtes où [sic !] s’écrasaient à côté d’eux. De temps à autre, ils entendaient un grondement sourd, comme d’un bloc de rocher roulant des hauteurs cachées » [32] . Si la neige s’est substituée aux éclairs, les vents violents et les chutes de pierre se répètent.

En revanche, nul trace des géants. Tolkien a quasiment repris le même passage, en écartant toute référence à ces êtres légendaires. On entend les cris, les rires et les grondements (ou, du moins, on croit les entendre), mais ils ne sont plus attribués aux géants. De même, les roches tombent de toute part, mais elles ne sont plus ces balles perdues que s’échangeaient les gigantesques joueurs. Tout se passe comme si Tolkien avait délibérément effacé leur présence. Ils n’étaient déjà qu’imparfaitement perçus dans Bilbo le Hobbit ; ils ont désormais disparu [33] .

Pourtant, l’idée d’une intention malveillante perdure, que les dialogues entre les Compagnons mettent en relief. Boromir déclare en effet : « Que ceux qui le veulent appellent cela le vent, il y a dans l’air des voix sinistres, et ces pierres nous sont destinées » [34] . La volonté d’attribution d’une intention hostile demeure, mais le sujet reste maintenant en blanc, caché sous un voile neigeux. Les géants de pierre n’étaient pas décrits ; dans le Seigneur des Anneaux, l’indétermination est la plus totale : on ne voit plus les agents. Tout s’énonce sur le mode de la supposition. Mais ce mode se décline en plusieurs variations.

i/ Boromir refuse de n’y voir qu’un phénomène climatique : les voix dans le vent et les pierres lancées appartiennent à un sujet qui reste caché. En d’autres termes, ces phénomènes météorologiques ne sont que les effets apparents d’une cause indirecte, consciente et malveillante. Si l’on compare son interprétation à la présentation des géants dans Bilbo le Hobbit, on a simplement perdu les géants. La peur est la même que chez Bilbo ; seuls les solides préjugés du guerrier du Gondor lui interdisent d’y affirmer la présence d’êtres issus des histoires de « bonne femme » [35] . Notons que les Hobbits (qui appartiennent eux aussi à la race humaine) ne disent rien. N’ont-ils plus leur mot à dire, après que Bilbo a incarné la conception des Hobbits ?

ii/ A la différence de Boromir, Aragorn (Dúnadan, héritier d’Isildur, issu de la lignée des rois de Númenor) a une pensée plus juste : ce n’est que le vent (et non des voix), mais il n’est pas exclu d’y supposer une intention malveillante. « Moi, j’appelle cela le vent, dit Aragorn. Ce qui n’infirme en rien ce que vous dites » [36] . Aragorn corrige l’hypothèse de Boromir en ne confondant pas entre les phénomènes météorologiques et des actions à caractère humain. Par contre, ces phénomènes peuvent être intentionnellement contrôlés par des « choses mauvaises et hostiles » [37] . Une fois de plus, il n’y a pas plus indéterminé que ces « choses » [38] . Mais on doit s’en tenir aux phénomènes.

iii/ Gimli, au contraire, nomme un sujet en propre : il s’agit de Caradhras le Cruel. Il attribue, à de nombreuses reprises dans ce chapitre, une conscience malveillante au Mont. La personnification porte, non plus sur une improbable créature, mais sur un lieu, le seul géant de pierre acceptable qu’est la montagne. Mais il ne faudrait pas croire que ce jugement résulte de l’expérience des événements présents. Gimli le nommait déjà ainsi, avant d’en entreprendre l’ascension, en écho aux chansons et aux contes de son peuple [39] . Il se fait donc l’héritier et le porte-parole de la tradition des Nains [40] . En outre, comme Aragorn précédemment, Gimli n’allie pas nécessairement cette hostilité à Sauron : la malveillance du Caradhras précédait la venue de ce dernier (sans qu’on en connaisse l’origine exacte).

iv/ Enfin, Gandalf profère les paroles les plus sages : « Peu importe quel est l’ennemi, si nous ne pouvons repousser son assaut » [41] . L’heure n’est pas aux hypothèses sur l’identité de la malveillance, mais à la recherche de solutions pour se sortir de ce piège. On aurait pu s’attendre à ce que le mage (l’un des êtres les plus savants de la Terre du Milieu) renseigne ses compagnons. Or, la véritable sagesse réclame l’accord entre les connaissances et l’action. C’est ce que fait ici Gandalf en restant indifférent à la discussion. Il n’a pas pour rôle d’expliquer, mais de guider. On peut également remarquer que l’Elfe Legolas reste silencieux à ce sujet. De la Compagnie, ce sont donc les deux êtres les plus savants par nature qui se taisent. Le procédé de personnification reste ici étranger aux Elfes et aux Maiar. Il ne préoccupe que les Humains (en tant que réaction à l’inconnu) et les Nains (comme transmission de traditions) [42] .

Par contre, tous s’étaient accordés pour voir dans la tempête de neige un effet de la volonté de Sauron. On sait que la Compagnie a été repérée auparavant par de grands corbeaux noirs (crebain de Fangorn) et des faucons [43] . Puis une ombre glaciale est passée très haut dans le ciel, voilant un instant les étoiles [44] . Pourquoi ne pas supposer que certains oiseaux au service de Sauron aient averti un Nazgûl qui aurait alors prévenu son maître ?

Sauron aurait ensuite déclenché la tempête de neige sur le Mont Caradhras. S’il n’y a pas d’authentiques géants dans les Monts Brumeux et si le Caradhras ne possède pas en lui-même une conscience, l’intention malveillante y est pourtant bien réelle : il s’agit de celle de Sauron. Comme le confirme Gandalf, « son bras s’est allongé » [45] . Cette expression est loin d’être un hapax : elle s’applique à Sauron en d’autres occasions [46] , mais également à son bras droit qu’est le Roi-Sorcier d’Angmar, Seigneur des Nazgûl. Cette extension est d’autant plus intéressante qu’elle concerne aussi une emprise sur les phénomènes climatiques que l’on attribue au Roi-Sorcier. Le peuple des Lossoth croit que le Roi-Sorcier possède le pouvoir de contrôler le froid. D’ailleurs, juste avant qu’Arvedui ne monte à bord du navire avec lequel il fera naufrage, le chef des Lossoth lui conseille d’attendre l’été, c’est-à-dire le temps où le Roi-Sorcier s’en va. Il ajoute alors que « bien long [est] son bras de glace » [47] . L’emprise des forces de Sauron n’est pas simplement militaire, mais aussi climatique. La discussion sur la nature de la conscience malveillante est peut-être à différer, mais elle n’est pas déplacée. Les phénomènes météorologiques ne sont pas mauvais en tant que tels, même s’ils peuvent se révéler hostiles. Par contre, Sauron (tout comme Morgoth avant lui) sait en disposer à son avantage.

Si l’on voulait à tout prix voir un géant sur le Caradhras, c’est avant tout le bras gigantesque du pouvoir de Sauron qu’il faudrait mentionner. Lorsque les membres de la Compagnie précisent ensuite que la malveillance est peut-être plus ancienne que la venue de Sauron en ces lieux, ils ne se trompent pas : les Monts Brumeux n’ont pas été façonnés par Sauron ; c’est Melkor qui les avait érigés pour faire obstacle à Oromë au cours de la marche des Eldar vers l’ouest [48] . Les Hithaeglir remplirent déjà parfaitement leur rôle de barrière, car les Teleri prirent peur à leur vue.

Pour récapituler, le texte du Seigneur des Anneaux renvoie les géants dans la brume. Ils disparaissent entièrement du récit, cédant la place à une présence anonyme. Il nous semble donc que Tolkien est délibérément revenu sur leur existence [49] . Les êtres indéterminés de Bilbo le Hobbit n’ont plus lieu d’être, désormais. Avant de poursuivre cette étude et de tenter d’en rendre raison, soulignons dès maintenant une sorte de clin d’oil (volontaire ?) entre les deux récits. Alors que Frodo, tout comme Bilbo quelques dizaines d’années auparavant, se tient au bord du précipice en essayant de se protéger des roches tombant alentour, il s’endort et entend son oncle lui dire en rêve : « Je ne fais pas grand cas de ton journal (…). Des tempêtes de neige le 12 janvier : il ne valait pas la peine de revenir pour rendre compte de cela » [50] . Il est certain que le récit de la tempête de neige – si terrible soit-elle – fait pâle figure à côté de la « bataille d’orages » incarnée dans la joute des géants chers aux légendes des Hobbits ! Quoi de plus normal qu’une tempête de neige en hiver ! Mais cette dédramatisation implicite se retourne en fait principalement contre le texte de Bilbo le Hobbit : après tout, quoi de plus banal qu’un orage d’été en montagne ! La critique de Bilbo condamne en retour le récit enjolivé de ses exploits passés : il n’y avait pas de quoi en faire tant sur un orage. La voix du vieil Hobbit sonne comme un erratum. Il avait cru nécessaire d’enjoliver pour transformer son journal de voyage en récit d’aventures.


C. La terre des géants

Il existe quelques autres occurrences des actions des géants, mais elles concernent leurs effets. La fureur des éléments en montagne entraîne d’importants bouleversements du relief. On l’a vu, les géants jettent des rochers, c’est-à-dire que les orages et les tempêtes détachent des fragments des montagnes, qui s’en vont rouler en contrebas. C’est pourquoi Bilbo compare le rocher (sur lequel les aigles déposent les voyageurs au pied des Monts Brumeux) à l’un de ces rocs lancés par un géant : « (…) un grand rocher, presque une colline de pierre, semblable à un dernier avant-poste des lointaines montagnes ou à un énorme fragment projeté à des milles dans la plaine par quelque géant » [51] . Tout comme pour l’orage, on a affaire à une double description : l’une purement naturelle, l’autre rapportée à la figure légendaire des géants.

Cette comparaison n’est toutefois pas propre au Hobbit, car elle est présente dès le Lay of Leithian : « (…) An isléd hill there stood alone / amid the valley, like a stone / rolled from the distant mountains vast / when giants in tumult hurtled past » [52] . Ce texte soulève une objection de poids envers l’assimilation des géants à de simples phénomènes naturels. En effet, si l’on trouve une comparaison dans ce passage, elle concerne l’île, non les géants. Ceux-ci appartiennent au passé, mais ils ne sont pas seulement une image. Ils ont modelé la terre par leurs bouleversements. Ils sont donc la cause de modifications géologiques (tout en restant cependant totalement indéterminés).

De fait, Tolkien n’avait pas condamné les géants à n’être que des figures allégoriques. Il annonce même dans sa lettre à C.A. Furth, du 2 février 1939, qu’il y aura un Géant dans le « Nouvel Hobbit » [53] . Faut-il alors rejeter notre hypothèse ? La question mérite, en tout cas, que l’on cherche à éclaircir le destin de ces géants, au-delà des textes publiés de Bilbo le Hobbit et du Seigneur des Anneaux.

Les géants sont mentionnés (plus ou moins directement) en plusieurs autres endroits du Livre des Contes Perdus. Ils font partie des « Úvanimor (qui sont des monstres, des géants, et des ogres) » [54] . Ces êtres ont été « élevés dans la terre » par Melko [55] ; ils (ne) se définissent (que) par leur laideur, si l’on en croit l’Appendice sur les Noms dans les Contes Perdus (qui synthétise le Lexique Qenya et le Lexique Gnomique) : si Vána est « un dérivé de la racine VANA dans le Lexique Qenya, groupé avec vanë « beau, doux », vanessë « beauté », vanima « juste, correct, droit » », úvanimo signifie « « monstre » (ú- = « pas ») » [56] . Si l’on admet leur existence telle qu’elle s’esquisse dans ces textes, ils furent conçus à Utumna (> Utumno), d’où ils s’échappèrent après que les Valar eurent défait Melko.

Mais les Úvanimor ne sont jamais décrits : leur forme reste indéterminée. Cela se confirme dans l’abandon du terme lui-même. Alors que le texte original du Quenta Silmarillion parlait des Úvanimor [57] , la version ultérieure ne retient plus que les « monstres innombrables, de toutes formes et de toutes espèces » [58] . L’énumération (monstres, géants, ogres) [59] du Livre des Contes Perdus se condense en son premier terme : les géants et les ogres se fondent dans les monstres, qui deviennent indéfinis, en nombre et en forme. Le terme de « monstre » est alors une sorte de matière malléable, susceptible de recevoir un nombre indéfini de formes (on obtient ainsi un renversement du sens par rapport à l’étymologie : le monstre était celui que l’on montre, il était l’exception parfaitement visible et définie par rapport à la norme générale). Ces êtres nés de la terre semblent y retourner comme une matière à modeler.

II. Des géants aux Ents

A. L’alternance des saisons : les Ents en germe

Le Lay of Leithian possède une précieuse information que les autres textes ignorent. En effet, les géants de Bilbo le Hobbit et les Úvanimor sont anonymes, alors que le Lay en nomme deux.

Lorsque Lúthien tisse l’enchantement pour s’évader de l’arbre Hirilorn, elle chante les noms des choses les plus grandes et les longues du monde : « (…) Names she sought, / and sang of Glend the sword of Nan ; / of Gilim the giant of Eruman » [60] . On trouvait déjà ces deux noms dans le Conte de Tinúviel : « (…) l’épée de Nan nomma-t-elle, et elle n’oublia pas non plus (…) le cou de Gilim le géant » [61] . Ce Conte et ce Lay énoncent les noms des deux seuls géants connus (à l’exception du premier Treebeard).

Dans son commentaire, Christopher Tolkien nous apprend que le petit carnet contenant des notes sur les Contes Perdus « semble indiquer que Nan était un « géant de l’été du Sud » et qu’il ressemblait à un orme » [62] . En outre, le Lexique Gnomique précise que Gilim signifie « hiver » [63] . Ces deux indications se révèlent être extrêmement précieuses car les deux seuls géants nommés correspondent à l’été et à l’hiver. Ils apparaissent comme les deux saisons où les voyageurs traversent les Monts Brumeux sous le déchaînement des éléments.

Cette première heureuse coïncidence fournit un élément de réponse à l’interrogation de Christopher Tolkien dans ce même commentaire : il y rappelle la signification du nom de Gilim et ajoute que cela ne lui paraît pas « particulièrement approprié » [64] . Si l’on décide de ne voir dans les géants que des manifestations climatiques, alors le couple Nan (été) / Gilim (hiver) s’éclaire sensiblement [65] . Lúthien invoque les noms des choses les plus longues : l’été et l’hiver représentent des périodes susceptibles de durer. De plus, l’alternance de ces deux saisons marque le passage du temps (aussi bien chronologique que climatique).

Les deux géants Nan et Gilim seraient donc les figures allégoriques de l’été et de l’hiver. Or, l’un des points les plus frappants vient de ce qu’ils sont tous deux comparés à des ormes. En effet, la deuxième version (dactylographiée) du Conte de Tinúviel parle de « (…) Gilim le géant qui est plus grand que bien des ormes » [66] . Certes, contrairement au cas de Nan, on ne dit pas que Gilim « ressemblait à un orme » ; mais cet arbre reste le point de référence [67] pour juger de la taille du géant de l’hiver. C’est d’autant plus troublant que le seul autre géant à être nommé sera Treebeard, qui deviendra par la suite un Ent.

Il nous semble donc que cette transformation des géants en Ents disposait d’un terrain propice dans le corpus antérieur. Tolkien, dans le brouillon d’une lettre au colonel Worksett du 20 septembre 1963, rappelle que les Ents se sont imposés d’eux-mêmes lors de la rédaction du chapitre « Sylvebarbe [68] » du Seigneur des Anneaux : « Il n’y a pas, ou il n’y avait pas d’Ents dans les anciennes histoires – parce que les Ents ne sont apparus eux-mêmes sous mes yeux en fait, sans préméditation ni aucune connaissance consciente antérieure, que lorsque j’en suis venu au Chapitre IV du Livre III » [69] . Il n’est pas question pour nous, ici, de tracer un portrait exhaustif des Ents [70] , ni de remettre en cause cette déclaration de Tolkien (qu’il a d’ailleurs exprimée à plusieurs reprises [71] ). Nous voudrions seulement sonder cette présence quasi inconsciente des Ents dans quelques textes antérieurs. En d’autres termes, il s’agit de savoir si l’indétermination des géants ne fournit pas une sorte d’arrière-fond sur lequel se dessineront les Ents. Les géants offriraient ainsi un sol à la germination des Ents.

L’un des passages parmi les plus anciens et les plus étonnants se trouve dans le Conte de l’Enchaînement de Melko :

Alors Oromë et Palúrien amenèrent toute leur puissance réunie, et Oromë souffla violemment dans son cor [72] comme pour éveiller les rochers à la vie et à la vigueur. Voici, à ces rugissements, l’immense forêt se cambra et gémit sur les collines (…). En ce temps un grand nombre d’esprits étranges s’aventura dans le monde, car il y eut des endroits plaisants, sombres et silencieux, où ils purent établir leurs demeures. Certains vinrent de Mandos, des esprits d’un grand âge qui voyagèrent depuis Ilúvatar avec lui, qui sont plus vieux que le monde et très maussades et secrets, et certains depuis les forteresses du Nord où Melko demeurait alors dans les profonds donjons d’Utumna (…). Le monde toujours en est empli en ces jours de lumière, s’attardant solitaires dans les cours ombreux des forêts vierges (…) – mais les forêts de pins sont encore trop emplies de ces vieux esprits qui ne sont ni des Elfes ni des Hommes pour la quiétude de ceux-ci. [73]

Loin de nous l’idée de voir en ce passage la mention implicite des Ents. Mais ce texte contribue à enrichir l’arrière-fond sur lequel les Ents prendront forme. Il est à noter que certains des esprits qui entrèrent dans les forêts venaient d’Utumna (où furent élevés les Úvanimor). En outre, cette insistance sur leur ancienneté n’est pas sans rappeler celle des Ents. Celle-ci, objet de multiples conjectures, doit s’autoriser en premier lieu des propos mêmes de Fangorn : « Nous sommes faits des os de la terre » [74] . Il est remarquable, à ce propos, que le texte du Silmarillion ne dise rien sur la conception des Gardiens des arbres eux-mêmes. Il se contente de raconter la décision de Yavanna pour protéger les kelvar et d’annoncer l’événement, sans autre explication : « (…) alors [la pensée] de Yavanna s’éveillera aussi, elle invoquera des [esprits] lointains qui viendront se mêler aux kelvar et aux olvar (…) » [75] . Cet éveil reste obscur.

Citons également l’esquisse intitulée « Le Conte d’Eärendel, le fils de Tuor », où le voyage d’Eärendel et de Voronwë à bord de Wingilot les mène vers le sud. Les notes lapidaires évoquent alors les créatures rencontrées : « Hommes [des] arbres. Pygmées. Sarqindi ou ogres-cannibales » [76] . Ces « Tree-men » occupent les mêmes régions que les ogres [77] , qui faisaient partie des Úvanimor. Ils ne seront plus évoqués dans les textes ultérieurs. Là encore, il ne s’agit pas d’identifier les « Tree-men » avec les Ents, mais de mettre en relief certains rapprochements apparemment insignifiants, qui pourraient constituer autant d’imperceptibles maillons de l’évolution des géants en Ents.

Christopher Tolkien se contente lui aussi d’y renvoyer, lorsqu’il commente brièvement la première version de la conversation que Sam a avec Ted Rouquin (Ted Sandyman), au Dragon Vert, sur les étranges créatures aperçues au nord de la Comté [78] . Tolkien avait d’abord fait dire à Sam : « Mais qu’en est-il de ceux qu’on appelle des géants ? » [79] . La version retenue pour le roman sera plus détaillée : « Mais qu’en est-il de ces Hommes-arbres, ces géants, comme qui dirait ? » [80] . Deux points sont particulièrement intéressants pour notre propos : i/ l’adjonction de la qualification d’ »Hommes-arbres » aux géants préfigure la substitution des premiers aux seconds ; ii/ dans les deux versions, les géants (ne) sont (qu’) une appellation, ils ne font pas l’objet d’une définition précise (l’indétermination se poursuit, jusque dans la bouche d’un Hobbit, pourtant friand de contes et de légendes).

Au sujet de ce texte, Christopher Tolkien pose alors la question suivante : « Ce passage est-il (…) la première prémonition sur les Ents ? Or, longtemps auparavant, mon père avait fait référence aux « Hommes-arbres » à propos des voyages d’Eärendel (…) » [81] . On l’aura compris, nous préférerions voir dans le duo des géants Nan et Gilim cette éventuelle « première prémonition ». On peut d’ailleurs souligner un élément de confirmation dans la suite immédiate de ce dialogue : Sam ajoute que le gigantesque Homme-arbre aperçu était « aussi grand qu’un orme » [82] . Cet arbre était déjà le point de comparaison pour les géants Nan et Gilim…


B. Le Géant Treebeard

Le seul géant qui ait jamais été décrit n’a eu qu’une esquisse d’existence. En d’autres termes, les textes qui auraient détaillé un géant comme personnage à part entière n’ont pas été retenus. En effet, seules les versions préparatoires au Seigneur des Anneaux peignent le portrait du géant Treebeard [83] .

Si l’on cherche à démêler en partie l’écheveau de ces textes, on peut discerner quatre grandes phases (sur lesquelles nous reviendrons plus en détail) :

1/ Rumeurs sur la recrudescence de géants (et de trolls).

2/ Le Géant Treebeard est allié avec l’Ennemi.

3/ Le Géant Treebeard est amical et apporte son aide.

4/ L’Ent Treebeard.

Bien évidemment, ces distinctions sont loin d’être aussi claires et définitives. Il y aurait d’ailleurs moyen de les répartir autrement. Mais nous nous intéressons d’abord à la question de la présentation des géants dans ces travaux [84] .


1. La rumeur des géants

Nous l’avons vu précédemment, le chapitre intitulé « Ancient history », où devaient être narrées les années suivant la disparition de Bilbo, fait état de rumeurs : « on parlait de géants, de Grandes Gens, seulement plus grands et plus forts que les Hommes, appelés (?habituellement) Grandes Gens, mais pas plus stupides, car souvent pleins de ruse et de sorcellerie » [85] . Une fois de plus, on n’apprend pas grand-chose sur les géants. La rumeur est tautologique : les géants sont plus grands et plus forts que les Hommes, appelés Grandes Gens par différenciation avec les Hobbits. On dit simplement qu’ils sont rusés et adeptes de sorcellerie [86] . Mais comme toute rumeur, il ne s’agit que d’un bruit de fond, analogue auditif du modèle visuel qu’est l’arrière-fond. Autrement dit, nous n’avons affaire, de nouveau, qu’à une opinion très vague sur les géants. Le texte définitif reprendra la recrudescence des Orques et des Trolls, mais les géants ne sont plus mentionnés [87] . Ce seront désormais les Trolls qui se définiront comme rusés.

En outre, le procédé d’effacement se répète : la première version ajoutait à cette énumération (Gobelins, Trolls, Géants) la présence d’autres créatures plus terribles et indéterminées [88] . Le texte définitif effacera les géants en en venant immédiatement à l’évocation de ces mêmes choses terrifiantes : « Et on murmurait qu’il existait des créatures plus terribles que toutes les précédentes [i.e. les Orques et les Trolls], mais elles n’avaient pas de nom » [89] . En se confondant avec ces monstres inconnus, les géants sont devenus anonymes.

Juste après avoir mentionné ces géants, Sam, dans la première version, rapporte que l’on en a vu « un presqu’aussi grand qu’une tour ou, du moins, qu’un arbre » [90] . La hauteur est fluctuante, tant dans ses propos que dans les différentes versions. Mais l’important est de noter que l’arbre sert, une fois de plus, d’étalon. Nan et Gilim ne sont pas loin.

Par conséquent, c’est sur une rumeur qu’entrent en scène les géants du « Nouvel Hobbit » [91] (et il ne restera plus grand-chose de cette rumeur dans le texte final). Le danger est caché et à peine énoncé. De ce bruit de fond anonyme va pourtant naître un géant : Treebeard.


2. Le Géant Treebeard, lié à l’Ennemi

Toutefois, il ne surgit pas à l’improviste : on n’entend parler de lui pour la première fois qu’indirectement. Il apparaît dans la bouche de Gandalf à Rivendell, lorsqu’il explique à Frodo la raison de son retard : « Il existe dans le monde de nombreux pouvoirs plus grands que le mien, pour le bien ou pour le mal. Je fus capturé dans Fangorn et je passai de nombreux jours pénibles prisonnier du Géant Treebeard » [92] . Christopher Tolkien date ce texte de la période fin 1938 – début 1939. Il appartient à la troisième phase de rédaction du Conseil d’Elrond.

Soulignons dès maintenant un point capital : s’il changera de statut, de localisation, de taille, voire d’apparence, Treebeard ne changera jamais de nom (ce qui est d’autant plus intéressant lorsqu’on examine le cas de bien d’autres personnages du Seigneur des Anneaux, à commencer par Frodo…). Certes, il ne porte pas encore le nom de sa forêt [93] , mais il possède son identité définitive. Il est nommé une fois pour toutes. C’est d’autant plus original que l’on ne connaîtra pas son authentique nom d’Ent [94] . Cette identité d’emprunt est un pseudonyme sous lequel le vieil Ent se cache indéfiniment. Peut-être faudrait-il voir ici, en rigueur de termes, la véritable disparition des géants : même en apparaissant à la lumière sous forme d’Ents, ils restent définitivement inconnus. Les Géants étaient anonymes, les Ents apparaîtront sous pseudonymes.

Christopher Tolkien pointe ensuite [95] la deuxième occurrence dans la lettre où Tolkien annonce qu’il y aura un Géant dans le « Nouvel Hobbit » [96] : elle date du 2 février 1939, soit la période contemporaine à la première apparition. Il énumère les êtres qui se retrouveront d’une histoire à l’autre : des Hobbits, Gollum, Gandalf. Le Géant prend la place du dragon : il faut donc penser qu’ils occupent alors une fonction analogue. Ils représentent le monstre qu’il faudra vaincre pour progresser [97] . D’emblée, le géant Treebeard se déclare dangereux, car il a réussi à entraver la marche de Gandalf lui-même, à la grande stupéfaction de Frodo. Si ce dernier est destiné à rencontrer Treebeard, c’est avant tout sa propre peur qu’il devra dépasser.

On en vient alors à l’émergence explicite de Treebeard, sur une page manuscrite en date des 27-29 juillet 1939. Nous en proposons une traduction, avant de revenir à l’analyse de quelques points :

« Quand Frodo entendit la voix, il leva les yeux, mais il ne put rien voir à travers l’épais enchevêtrement de branches. Il sentit soudainement un frémissement dans le tronc d’arbre noueux sur lequel il s’appuyait, et avant qu’il ait pu s’esquiver il fut projeté, ou botté au loin, pour se retrouver à genoux. En se relevant, il regarda l’arbre, qui s’avança alors vers lui. Il se précipita hors du chemin tandis qu’un rire profond et rocailleux retentit du haut de l’arbre.
– « Où es-tu, petit insecte ? », dit la voix. « Si tu ne m’apprends pas où tu es, il ne faudra pas m’en vouloir de te marcher dessus. Et, je t’en prie, cesse de me chatouiller la jambe !
– Je ne vois aucune jambe, répondit Frodo. Et où êtes-vous ?
– Tu dois être aveugle, rétorqua la voix. Je suis ici.
– Qui êtes-vous ?
– Je suis Treebeard, répondit la voix. Si tu n’avais pas entendu parler de moi avant, tu aurais dû le faire ; de toute façon, tu es dans mon jardin.
– Je ne vois aucun jardin, dit Frodo.
– Sais-tu à quoi ressemble un jardin ?
– J’en ai un moi-même : on y trouve des fleurs et des plantes, et il est entouré d’une clôture ; mais il n’y a rien de ce genre ici.
– Oh si ! Il y en a. Seulement tu as passé la clôture sans t’en rendre compte, et tu ne peux pas voir les plantes, parce que tu es juste en dessous, près de leurs racines ».
Ce ne fut que lorsqu’il regarda de plus près que Frodo vit que ce qu’il avait pris pour des troncs d’arbres lisses était les tiges de fleurs gigantesques – et que ce qu’il avait pensé être le tronc d’un monstrueux chêne était en fait une jambe épaisse et noueuse, au pied semblable à une racine et aux orteils en branches.» (Home VI, 382-384)

A ce texte s’ajoutent six lignes en tengwar, transcrites par Christopher Tolkien : « Fragment du Seigneur des Anneaux, suite de Bilbo le Hobbit. Frodo rencontre le Géant Treebeard dans la Forêt de Neldoreth alors qu’il recherche ses compagnons égarés : il est trompé par le géant qui prétend être un ami alors qu’il est en fait allié à l’Ennemi » [98] .

Plus qu’une réelle description (on doit se contenter, somme toute, d’un portrait partiel, à l’échelle de Hobbit), nous découvrons un caractère, par le biais de ses paroles. Cependant, en écho à ses incertains congénères, Treebeard commence par rire. C’est un rire à la fois débonnaire, ludique et menaçant, comme l’était celui des géants des Monts Brumeux. Treebeard se joue de Frodo, allant jusqu’à le tromper. En dépit de son profil riant, il est lié avec l’Ennemi. Son rôle n’est pas clair. Cette ambiguïté est l’indice, rétrospectivement parlant, du changement de parti de Treebeard : d’ennemi, il deviendra un allié. Cette future conversion trouve ici un point d’appui.

On retrouve bon nombre de caractéristiques attribuées auparavant aux géants des Monts Brumeux (rire, danger, etc.). Mais alors qu’il n’y avait qu’une personnification allégorique dans les montagnes, il en va tout autrement dans la forêt où se tient un véritable personnage. L’incarnation de Treebeard concorde avec l’absence des géants dans les montagnes. C’est ce que confirme la page datée d’août 1939 où Tolkien a inscrit les événements à venir après le séjour à Rivendell : « Tempête de neige au Col Rouge (…). Aventure avec le Géant Tree Beard dans la Forêt » [99] . Il n’y a pas d’authentiques géants dans les Monts Brumeux, mais seulement une tempête de neige.

Ce premier portrait direct d’un géant (même s’il est incomplet) est assez troublant. On aurait pu s’attendre à ce qu’il ait forme humaine, ne se distinguant principalement que par sa taille. Or il ressemble à un arbre, ce que confirme la fugitive impression d’ensemble qu’a Frodo, ainsi que l’apparence plus détaillée de son pied. Tout comme Nan et Gilim, Treebeard est comparé à un arbre. On s’achemine alors vers l’hypothèse selon laquelle les seuls géants qui aient jamais vraiment existé chez Tolkien possédaient d’emblée une figure arbresque. On aurait alors trois cas différents d’évocation des géants : i/ les géants comme simples monstres, susceptibles d’une multitude de formes (sorte d’appellation générale et indéterminée), ii/ les géants de pierre, c’est-à-dire les montagnes déchaînées personnalisées et iii/ les Géants à silhouette d’arbre (Nan, Gilim, Treebeard).

Toutefois, ces derniers ne sont pas encore des Ents. Tout d’abord, ils ne sont pas nommés ainsi. De plus, comme nous l’avons annoncé auparavant, ils ne détiennent pas encore la qualité de symbiose qui définit véritablement les Ents. Treebeard, ici, habite la forêt de Neldoreth [100] , où il cultive son jardin. Il n’est pas encore un Berger des Arbres (le rôle de jardinier sera d’ailleurs dévolu, par différenciation, aux Ents-femmes). Il ne s’occupe même pas d’arbres, mais de fleurs gigantesques, que Frodo a prises pour des arbres à cause de leur taille. Treebeard n’a pas encore de nature définie : il (n’)est (qu’)un être gigantesque ressemblant à un arbre. L’émergence s’en tient à l’état d’ébauche, sorte d’esquisse encore très peu déterminée.

La phase de rédaction postérieure à août 1939 est précédée d’une page recto-verso où Tolkien consigne les points principaux à aborder lors du Conseil d’Elrond puis au cours du voyage vers le Sud (Home VI, 397). Peu de changements, en ce qui concerne notre objet, si ce n’est l’avertissement de Gandalf au sujet du Géant Treebeard qui indique le lieu de la Forêt : « entre le Fleuve et les Monts du Sud » [101] . Suit immédiatement le nom de Fangorn marqué d’un point d’interrogation. Tolkien hésite encore sur le nom de la forêt de Treebeard. Par contre, le plan prévoit de nouveau une tempête de neige (« Snow storm »), toujours sans aucune référence à d’éventuels (autres) géants.

Seules deux autres occurrences (Home VII, 71 et 210), à notre connaissance, feront état d’un Géant Treebeard allié à l’Ennemi. Mais elles ne sont plus affirmatives et marquent davantage les hésitations de Tolkien.

La première appartient à une feuille datée des 26-27 août 1940, où sont notés un certain nombre d’événements liés à la présence des Cavaliers Noirs dans la Comté et à Saramund (> Saruman). Tolkien s’interroge encore sur la cause du retard de Gandalf : s’agit-il de Saramund, ou d’un « géant Fangorn (Treebeard) qui le fait prisonnier » ? Il semblerait que l’on lise ici pour la première fois la correspondance entre Fangorn et Treebeard. Toutefois, elle reste expéditive et imprécise.

La seconde provient d’une version (prévoyant la suite de l’histoire après la Moria), que Tolkien a immédiatement remplacée (Home VII, 210). Merry et Pippin se perdent dans la Forêt sans cime (« Topless Forest ») et sont pris par « Treebeard et ses Trois Géants ». Chronologiquement parlant, ce n’est pas la première fois que Treebeard est accompagné, mais il semble que ce soit l’unique version où il est malveillant et entouré.


3. Le Géant Treebeard bienveillant

Le changement d’attitude du Géant Treebeard n’est pas la moindre de ses évolutions, car elle s’accompagne de précisions capitales (même si elles restent des étapes).

Tolkien s’interroge explicitement sur la conversion du Géant Treebeard, dans une esquisse de poursuite de l’histoire rédigée à la fin du texte (provisoire) du Conseil d’Elrond : « Si Treebeard joue vraiment un rôle – qu’il soit bienveillant et plutôt bon ? » [102] . La Forêt de Fangorn est située et décrite (indications qui changeront, on le sait), tout comme Treebeard lui-même. Cette description est précieuse, car elle n’est que la deuxième dont nous disposons : « Environ 50 pieds de haut avec une peau d’écorce. Cheveux et barbe plutôt comme des ramilles. Vêtu de vert sombre comme d’une cotte de mailles de courtes feuilles brillantes » [103] . On n’a pas encore affaire aux Ents, loin de là, mais les ressemblances augmentent. Relevons toutefois la taille littéralement gigantesque de Treebeard [104] : près de 17 mètres (cinquante pieds) ! C’est également dans ce texte que Treebeard n’est plus isolé : « Il a un château dans les Montagnes Noires et de nombreux vassaux et suivants. Ils ressemblent à de jeunes arbres lorsqu’ils se lèvent » [105] . On ne s’étonnera plus de constater que les vassaux de Treebeard aient l’air de jeunes arbres… Toutefois, Frodo n’accorde pas directement sa confiance à Treebeard : il attend d’avoir gagné la demeure du Géant. Sans chercher à interpréter particulièrement ce point, remarquons que Frodo se fait l’écho des hésitations de Tolkien. Et c’est à Gollum – également entré dans la Forêt de Fangorn – que revient le rôle de double-jeu (attribué au Géant dans le texte où émerge Treebeard), en se montrant conciliant envers le Hobbit avant de tenter de l’étrangler et de lui voler l’Anneau. Dernier événement notable : maintenant qu’il est bienveillant, le Géant Treebeard intervient dans la suite de l’histoire : il emmène Frodo et Sam vers Ond [> Gondor] où ses Géants-arbres (« tree-giants ») attaquent les assiégeants et sauvent Trotter. En perdant le rôle de geôlier, Treebeard revêt l’armure du guerrier et porte la décision au siège d’Ond.

Par conséquent, lors de la quatrième version du Conseil d’Elrond, le retard de Gandalf sera définitivement dû à Saruman [106] . Si l’avènement de celui-ci est complexe, on peut cependant considérer qu’il récupère un certain nombre de caractéristiques, attribuées auparavant au Géant Treebeard. Au-delà du rôle évident de geôlier, Saruman est, par définition, versé dans la sorcellerie (en un sens, certes, plus fort que les géants de la rumeur) ; il habite la tour d’Orthanc, qui, dans cette version, se situe elle aussi au nord des Montagnes Noires [107] . Enfin, il pratique un double jeu auprès de Gandalf.

Les hésitations sur Treebeard disparaissent à partir du remplacement immédiat de la version où Merry et Pippin sont capturés (que nous avons évoquée précédemment) par une autre où ils le rencontrent dans Fangorn [108] . Ce sont donc eux qui ont une « aventure avec Treebeard » [109] . Tolkien écrit : « Treebeard devient un géant convenable » [110] . Sa conversion est définitive. S’il faudra attendre le chapitre qui lui sera consacré pour une description complète, Treebeard apparaît comme « un arbre immense marchant dans la plaine » [111] lors du siège de Minas Tirith. Sa participation à cette bataille [112] sera également annoncée dans le plan [113] des chapitres devant suivre la séparation de la Compagnie : il fut prévu que Merry et Pippin se perdent dans la forêt de Fangorn où le « Géant Fangorn ou Treebeard » les découvre, pour ensuite aller rompre le siège du Gondor.


4. L’Ent Treebeard

Le terme d’Ent est pour la première fois attribué à Treebeard dans l’esquisse prévoyant la suite du récit après le chapitre sur la Lórien : « (…) [The Elves] describe the Stone hills, and bid them beware of Fangorn Forest upon the Ogodrûth or Entwash. He is an Ent or great giant » [114] . Il ne faut pas s’alarmer sur l’avertissement des Elfes, Treebeard n’est pas redevenu mauvais. Cette mise en garde parcourt l’ouvre définitive. Cette première occurrence explicite de Treebeard comme Ent inaugure le remplacement des géants par les Ents.

Nous voudrions souligner un détail syntaxique assez révélateur. L’avènement de Treebeard comme Ent n’est pas si explicite que nous l’annoncions. En effet, le pronom personnel « he » n’a pas d’antécédent déterminé. Il renvoie implicitement à « Fangorn Forest », c’est-à-dire non pas au personnage mais à son environnement. Par conséquent, au moment même où Treebeard est qualifié d’Ent, il en acquiert la principale caractéristique, à savoir la faculté d’exister en symbiose avec son environnement. En d’autres termes, si Fangorn désigne à la fois l’Ent [115] et sa forêt, c’est parce qu’ils interagissent par nature.

Cela va de pair avec le point que rappelle Christopher Tolkien dans son commentaire : le terme « Ent » a déjà été employé dans les noms de lieux « Entish Lands » et « Entish Dales ». L’autonomie des Ents se confirmera dans la transformation de ces toponymes : ils deviendront les Ettendales et Ettenmoors [116] , une fois acquise la spécificité des Ents. Ces régions sont habitées par des Trolls qui, on s’en souvient, furent longtemps reliés aux géants. Dans le texte définitif, Fangorn considérera les Trolls comme des « contrefaçons réalisées par l’Ennemi (…) en dérision des Ents » [117] . L’émergence des Ents comme race définie inverse le rapport : des deux sortes de géants, ce sont les Ents qui acquièrent la priorité sur les Trolls.

C’est d’ailleurs sur cette délicate question de leur distinction que porte notamment la page des notes préparatoires au chapitre « Treebeard ». Selon Christopher Tolkien, elle est antérieure à la phase de rédaction qui précède immédiatement le chapitre [118] . Tolkien pose la « différence entre les trolls – pierre habitée d’un esprit de gobelin, les géants de pierre, et le ‘peuple des arbres’ » [119] . Si la distinction entre les Trolls et le peuple des arbres (mention à laquelle Tolkien ajoutera en marge et à l’encre le terme d’Ents) est avérée, la ponctuation rend plus difficile le statut des géants de pierre. S’agit-il d’une troisième race ou d’un synonyme pour les Trolls ? Nous suivrons Christopher Tolkien dans son choix de la seconde solution [120] . Ces géants de pierre (stone-giants) seraient les Trolls de pierre [121] (stone-trolls, qui est un syntagme récurrent). L’appellation antérieure des Trolls comme géants par le biais du nom de leurs lieux de résidence confirme ce rapprochement. L’emploi de la racine « Ent-» avant l’émergence des Ents eux-mêmes, puis son remplacement par la racine « Etten-» pour les pays des Trolls les désignent comme des géants. Le terme de géants n’a donc pas d’emploi rigoureux, il reste indéterminé. Il ne prend sens que lorsqu’il s’applique à des êtres à la nature définie.

On sait que Tolkien voulait se servir du mot anglo-saxon Ent. Dans la lettre à Katherine Farrer du 27 novembre 1954, il écrit : « J’ai toujours eu le sentiment que l’on devait faire quelque chose du mot anglo-saxon particulier ent employé pour un ‘géant’ ou une personne puissante d’il y a longtemps – à qui tous les travaux antiques seraient attribués » [122] . Bien avant de constituer ce terme en une race à part entière, Tolkien l’utilisa donc pour désigner les bouleversements géologiques gigantesques à l’origine des différents reliefs [123] . Ces anciens travaux ne sont rien de moins que le façonnement du monde ! Tolkien revient sur l’origine des Ents dans la lettre à W.H. Auden du 7 juin 1955 : « Mais, de façon rétrospective et analytique, je dirais que les Ents se composent de philologie, de littérature et de vie. Ils doivent leur nom à l’anglo-saxon eald enta geweorc [124] , ainsi que leur rapport à la pierre (…) » [125] . Ce « rapport à la pierre » aura gouverné l’emploi très relâché de ce terme. Il restera d’ailleurs le dénominateur commun entre les orages en montagne, les bouleversements géologiques, les Trolls et les Ents.

L’un des points capitaux de la page des notes préparatoires au chapitre « Treebeard » est l’emploi d’un terme emprunté à l’ouvre de Clive Staples Lewis, intitulée Out of the Silent Planet [126] : le peuple des arbres (« Tree-folk ») sont des hnau, c’est-à-dire des créatures rationnelles. Tolkien mobilise ce concept de créatures rationnelles pour réfléchir sur ces êtres. On est alors en droit de supposer que cette utilisation correspond à leur accession véritable à ce statut. En retour, il faut en déduire que les géants des textes antérieurs ne constituaient pas une race authentique et déterminée. Dès lors, comme en témoigne la première version du chapitre, les Ents se définiront par leur symbiose avec les arbres (c’est d’ailleurs en s’interrogeant à ce sujet que Tolkien s’est servi du concept de hnau).

Le texte préliminaire de ce chapitre se compose i/ du brouillon d’une partie du chapitre et ii/ d’un brouillon effacé et recouvert de la bonne version. Si les deux versions sont assez proches, il faut néanmoins corriger, selon Christopher Tolkien, l’affirmation de son père selon laquelle le texte s’est écrit tel qu’on le trouve aujourd’hui [127] .

Parmi les différences, on peut noter les variations de taille de Treebeard qui a grandi progressivement : 10 pieds de haut > 12 pieds > 14 pieds [128] . Rappelons toutefois qu’il mesurait près de cinquante pieds dans un texte antérieur : on est loin de l’ancient géant…

Pour récapituler sur cette évolution, si Treebeard est comparé dès le début à un arbre et conserve son nom, il passe de la malveillance à la bienveillance, il change de lieu, d’activité (jardinier / berger des arbres), d’intervention dans l’histoire (geôlier / siège du Gondor / assaut de l’Isengard), de personnages rencontrés (Frodo / Merry & Pippin), etc.

Mais surtout il acquiert une nature, longtemps en germe dans l’arrière-champ indéterminé des géants. Au même moment où il devient un Ent, il donne un véritable sens à cet ancien mot. Son histoire (externe) est parallèle à celle de son nom ; on retrouve la caractéristique du nom des Ents, qui est d’être « comme une histoire » [129] .

Le Géant des versions préparatoires, par conséquent, n’a que peu de rapport explicite avec les éventuels géants des Monts Brumeux. En revanche, la filiation entre i/ Nan et Gilim et ii/ Treebeard est significative. Si jamais des géants ont existé comme personnages à part entière, c’est sous la forme des futurs Ents. Le Géant annoncé pour le « Nouvel Hobbit » devait déjà se comparer à un arbre.


C. Vestiges de géants : un « rêve entique »

Les Ents du Seigneur des Anneaux manifestent quelques caractéristiques des phénomènes climatiques. Tout se passe comme si les Ents, en condamnant les géants des Monts Brumeux à n’être que des personnifications des éléments déchaînés, avaient bénéficié de quelques-uns de leurs attributs.

Ils sont « faits des os de la terre » [130] . Ils ont d’ailleurs gardé un pouvoir considérable sur leur matière d’origine, car ils broient la pierre très aisément. Mais là où les géants des Monts Brumeux symbolisaient les chutes de pierres, les Ents incarnent directement le pouvoir des arbres dont ils s’occupent : ils condensent en quelques instants la puissance irrésistible des racines qui pénètre le sol [131] .

On comprend dès lors que l’attaque d’Isengard prenne des tournants de catastrophe naturelle. La première impression des Cavaliers de Rohan en arrivant aux portes de l’Isengard n’est rien moins que celle de la Grande Submersion : « Si la Grande Mer se fût soulevée de colère et précipitée en tempête sur les collines, elle n’aurait pas infligé ruine plus grande » [132] . Arrivés près des Hobbits, ils ont l’occasion d’entendre la fin des activités des Ents : « (…) ils entendirent un grondement et un fracas lointains, comme si une avalanche tombait du flanc de la montagne » [133] . La relation de comparaison s’est inversée : ce sont désormais les actions des Ents (les remplaçants des géants) qui sont rapportées à des cataclysmes, sans pour autant en être les personnifications.

Le récit de la bataille de l’Isengard par les deux Hobbits accentue ce trait : « La Forêt avait donné une impression de tension, comme si un orage y couvait ; et puis soudain, cela a explosé » [134] . Il faut prendre garde à ne pas considérer les Ents comme une nouvelle allégorie de l’orage : ce sont les Hobbits qui imagent leur récit. Cette inversion est mise en relief par la restitution que fait Merry de ses impressions lorsqu’il s’aperçut que les Huorns les suivaient : « Je pensai que je faisais un rêve entique (…) » [135] . Ces paroles nous livrent la modalité du discours des Hobbits sur les Ents : pour lutter contre ce qu’ils croient être une illusion, ils la ramènent à des phénomènes naturels habituels. Ils s’imaginent, à la vue de la marche de la Forêt, être entrés dans une légende. On explique alors l’inconnu par le connu, l’extraordinaire par l’ordinaire. C’est le même principe que pour le procédé de personnification, à ceci près que, dans ce dernier cas, c’est la violence des éléments naturels qui semblent surnaturelle et qui requiert une explication par les légendes courantes. Par conséquent, dans les Monts Brumeux, la réalité naturelle surprend et terrifie, déclenchant un procédé de compensation par des légendes anthropomorphiques, tandis qu’en Isengard, le pouvoir inconnu des Ents (pourtant réel et naturel) appelle une rationalisation. En d’autres termes, le mirage des géants et le rêve entique ont des procédés inverses mais un principe commun.

Les Ents, dans leur colère, provoquent donc bel et bien des cataclysmes, naturels de surcroît. Mais ils ne provoquent pas directement de véritables orages. Les Ents n’en sont pas les figures allégoriques. Les bouleversements sont causés par les Ents, mais ils ne sont « orageux » que par comparaison. D’ailleurs, c’est sur ce même mode que Gandalf commente la venue des deux Hobbits chez les Ents : « Ils ont été amenés à Fangorn, et leur venue a été semblable à la chute de petites pierres qui entraîne une avalanche en montagne » [136] .

Les Ents se sont progressivement substitués aux géants prévus en devenant de véritables créatures de faërie. L’essai On Fairy-Stories, s’il ne fut publié qu’en 1947, provient d’une conférence « donnée à Saint Andrews le 8 mars 1939 (elle a été plusieurs fois placée par erreur en 1938 et en 1940) » [137] . Cette réflexion est donc notamment contemporaine de l’évolution de Treebeard. Nous avons déjà souligné en quel sens les géants de Bilbo le Hobbit pouraient n’être que des phénomènes de personnification. Or, Tolkien ne compte pas la personnification allégorique parmi les critères (fantaisie, recouvrement, évasion, consolation) qui définissent la faërie. Celle-ci est, avant tout, ouvre de subcréation, non un parallèle symbolique.

Dans son ouvrage The Road to Middle-earth, T.A. Shippey insiste déjà sur cette dérive allégorique des géants des Monts Brumeux. Il rappelle que « Tolkien avait lui-même admis, par deux fois, s’être embourbé (Observer, 20 février 1938) » [138] , sans toutefois énoncer explicitement ces deux occasions. Shippey pense que l’une d’elles correspond à la mention des géants, « trop allégorique pour la Terre du Milieu » [139] . Il faut noter que la date de l’aveu de Tolkien précède tout juste la rédaction des différentes versions du « Nouvel Hobbit », où les géants disparaîtront des montagnes. Certes, Tolkien annoncera encore, un an plus tard, qu’il y aura un Géant [140] , mais il faut croire qu’il a déjà renoncé à en faire une figure allégorique personnifiant l’orage. Ce premier repentir sera alors suivi, on l’a vu, de la transformation du Géant en Ent. Si T.A. Shippey ne se prononce pas sur l’existence des géants [141] , il nous semble possible d’attribuer l’allégorie à Bilbo lui-même, pour ensuite sceller la disparition des géants dans l’émergence des Ents.

Les Ents appartiennent entièrement à la faërie. Ils n’ont pas vocation à être des symboles. Ils relèvent d’une subcréation d’autant plus forte que Tolkien a insisté sur son apparition involontaire, quasi inconsciente. En cela, ils répondent au premier critère qu’est la fantaisie. Mais c’est surtout par leur espoir d’une consolation que les Ents s’enracinent en Faërie. Leur recherche des Ents-Femmes demeure infructueuse [142] . Ils doivent s’en tenir à l’espoir d’une eucatastrophe, c’est-à-dire d’une fin heureuse. Tolkien, dans la lettre à Fr. Douglas Carter, du 6 [?] juin 1972, commente le Chant des Ents et des Ents-Femmes en écrivant : « Mais je pense (…) qu’il est clair qu’il n’y aura pas de ré-union pour les Ents dans « l’histoire » – mais que les Ents et leurs femmes, étant des créatures rationnelles, trouveront un « paradis terrestre » avant la fin de ce monde, au-delà de laquelle ni la sagesse des Elfes ni celle des Ents ne peut voir. Pourtant ils partagent peut-être l’espoir d’Aragorn qu’ils ne sont pas « liés à jamais aux cercles du monde, et [qu’] au-delà il y a plus que le souvenir »(…) » [143] . Bien que le temps des Ents prenne fin lui aussi [144] , Tolkien établit une analogie avec l’espoir des hommes, incarné par Aragorn. La disparition annoncée des Ents n’est pas incompatible avec l’espoir, caractéristique du conte de fées.

Conclusion : de multiples disparitions

Au terme de cette étude, récapitulons en quoi consiste la disparition des géants, hypothèse que nous avions voulu confronter à des textes de statuts très disparates.

– Les Géants mentionnés dans le Livre des Contes Perdus ont été effacés lors des versions ultérieures du Légendaire. Ils se confondent dans le terme général de « monstres ». En retour, les « géants » s’indéterminent en une appellation vague, sans attribution précise. Cette disparition est une indétermination.

– Nan et Gilim, les deux seuls Géants nommés (dans le Livre des Contes Perdus et le Lay of Leithian), préfigurent les Ents à venir. Ils n’auraient toutefois plus leur place dans le Légendaire tardif, car ils restent des personnifications des saisons. A ce titre, ils doivent disparaître.

– Les Géants des Monts Brumeux dans Bilbo le Hobbit sont des personnifications allégoriques forgées par Bilbo. Leur unique apparition les présente comme une illusion. En tant que tels, ils ne peuvent disparaître : l’illusion demeure (et Tolkien ne corrigera pas cet accroc allégorique du Hobbit). Mais le texte du Seigneur des Anneaux se chargera de rétablir une conception plus juste. Même si l’on accordait foi aux témoignages de Gandalf et de Thorin en prenant leurs évocations des géants en un sens strictement littéral, ces derniers n’auront eu qu’une existence fulgurante et disparaîtront définitivement des textes ultérieurs.

– Le Géant annoncé dans la lettre n° 35 pour le « Nouvel Hobbit » ne verra jamais le jour. Le Géant Treebeard se métamorphose en Ent, au cours des nombreuses versions de préparation.

Par conséquent, les seules occurrences de géants existant comme d’authentiques personnages appartiennent à des textes non publiés. Ces géants indéterminés [145] ont constitué une partie de l’arrière-fond sur lequel émergèrent les Ents. Leur mutisme et leur absence de description les réduisent à un nom. Ils cèdent enfin la place aux Ents, également condamnés à disparaître car leur temps s’achève. Les géants ont manqué d’exister, au sens où ils n’évoluèrent qu’à l’état d’esquisses (au double sens du terme). En définitive, plutôt qu’avoir disparu, ils ne sont jamais véritablement apparus en tant que tels.

Au-delà de cette question des géants, c’est l’ensemble de la conception du monstre dans le Légendaire qui est mise en jeu. Si étymologiquement le monstre est la créature que l’on regarde (puisqu’elle est a-normale, c’est-à-dire en dehors de la norme), Tolkien multiplie les évocations imprécises : ils s’éloignent de notre vue. Les géants ont disparu à l’horizon du Légendaire. [146]

 

Sébastien Mallet,
alias Fangorn. © La Compagnie de la Comté – Les Editions de l’Œil du Sphinx, 2000.

Notes

[1] Nous laissons toutefois délibérément de côté la vaste question des sources d’inspiration mythologiques de Tolkien. Sur ce point, voir notamment l’article en deux parties « Still at Large There Were Giants » de Patrick Wynne et Carl F. Hostetter, dans Vinyar Tengwar, n° 21-22, janvier-mars 1992 (respectivement pp. 14-20 et pp. 12-18).
[2] J.R.R. Tolkien, Bilbo le Hobbit, Paris, éd. Le Livre de Poche, tr. fr. de F. Ledoux, n° 6615, pp. 75-77 ; The Hobbit, London, HarperCollins Publishers, paperback edition 1993, pp. 63-66.
[3] Bilbo le Hobbit, ch. 4, p. 75 (“he saw that across the valley the stone-giants were out, and were hurling rocks at one another for a game, and catching them, and tossing them down into the darkness where they smashed among the trees far below, or splintered into little bits with a bang”, The Hobbit, pp. 63-65 – nous citerons désormais la traduction française, avec pour seule mention le titre suivi de la page, puis en note le texte anglais sans autre indication que la page).
[4] Bilbo le Hobbit, ch. 4, p. 75 (“The lighning splinters on the peaks, and rocks shiver, and great crashes split the air and go rolling and tumbling into every cave and hollow ; and the darkness is filled with overwhelming noise and sudden light”, The Hobbit, p. 63).
[5] Ibid. (“lightning-flashes”).
[6] “Ils pouvaient entendre les géants qui s’esclaffaient et criaient partout sur les flancs de la montagne”, p. 76 (“They could hear the giants guffawing and shouting all over the mountainsides”, ibid., p. 65).
[7] Faërie, Paris, Christian Bourgois éd., 1974, Pocket, tr. fr. de F. Ledoux, n° 4629, p. 155 (“(…) personalised thunder in the mountains, splitting rocks and trees”, On Fairy-Stories, in Tree and Leaf, London, Unwin paperbacks 1977, p. 30). On notera la similitude du phénomène personnifié, à savoir l’orage en montagne.
[8] Dans ce jeu de personnification, le phénomène naturel et le personnage sont indissociables : “Mais il y aurait toujours un « conte de fées » tant qu’il y aurait un Thórr. Le conte de fées cessant, il n’y aurait plus que le seul tonnerre, que nulle oreille humaine n’avait encore entendu” (Du conte de fées, in Faërie, Paris, Christian Bourgois éd., 1974, Pocket, tr. fr. de F. Ledoux, p. 156). Or, ce passage de Bilbo le Hobbit ne fournit aucun véritable personnage. Du coup, il ne reste que le duel d’orages.
[9] C’est le propre de l’illusion. Même si l’on sait qu’elle ne représente pas la réalité authentique, elle ne peut disparaître. Le mirage ne se dissipe pas, même lorsque l’on en connaît le procédé.
[10] Ajoutons que le monstre Grendel, dans Beowulf (que Tolkien a commenté notamment dans son essai Beowulf : The Monsters and the Critics, issu de sa conférence du 25 novembre 1936 devant la British Academy), est un géant (voir note 116, infra). Il symbolise alors, en cette forme gigantesque extériorisée, le mal et la peur présents au cour de chaque homme. Grendel jette d’ailleurs sur les hommes la “deaþscua, Shadow of Death”, c’est-à-dire l’ombre de la mort comme peur (sur la présence capitale et la signification de ce syntagme dans le Légendaire, voir l’article de Michaël Devaux à paraître, « L’ombre de la mort chez Tolkien »).
[11] Bilbo le Hobbit, p. 76 (“If we don’t get blown off, or drowned, or struck by lightning, we shall be picked up by some giant and kicked sky-high for a football”, The Hobbit, p. 65). On remarquera que la traduction de F. Ledoux estompe la référence sportive, probablement jugée déplacée. Mais il faut noter que Robert Foster, dans son Complete Guide to Middle-earth (London, HarperCollins Publishers, paperback edition 1993), à l’entrée “Stone-giants”, met en question l’existence sérieuse de ces créatures en faisant explicitement le rapprochement avec l’Orque Golfimbul, dont la tête aurait été à l’origine de l’invention du golf (abréviation de son nom, et de son corps, en l’occurrence…) par le Hobbit Bandobras Took (cf. The Hobbit, p. 27). Ces références aux sports contemporains seraient alors des clins d’oil de l’auteur, nuançant ses propos.
[12] Bilbo le Hobbit, ch. 6, p. 120 (The Hobbit, p. 97).
[13] Ibid. (“I must see if I can’t find a more or less decent giant to block it up again (…) or soon there will be no getting over the mountains at all”). Nous corrigons la traduction de Ledoux qui écrit “pour le bloquer à nouveau”, désignant alors le passage dans les montagnes emprunté par les Nains. Si c’était le cas, il serait étrange, voire contradictoire, que Gandalf souhaite bloquer ce passage pour permettre de franchir les montagnes. Il nous paraît plus cohérent que Gandalf cherche à bloquer la nouvelle entrée des gobelins, ce qui libérera le passage.
[14] Nous ne verrions pas l’intérêt de préciser que le mage n’aime pas se répéter si l’on ne supposait pas une certaine ironie agacée dans la suite de ses propos.
[15] Bilbo le Hobbit, ch. 7, p. 145 (“Some say that he is a bear descended from the great and ancient bears of the mountains that lived there before the giants came”, The Hobbit, p. 116).
[16] Voir l’Appendice B au Seigneur des Anneaux, Paris, Christian Bourgois éd., 1992, éd. en un volume illustrée par Alan Lee, p. 1167 (désormais abrégée par éd. du Centenaire) ; The Lord of the Rings, London, HarperCollins Publishers, paperback edition 1993, p. 1125.
[17] Bilbo le Hobbit, ch. 7, p. 151 (The Hobbit, p. 121). Il serait plaisant de supposer que Bilbo, au moment de rédiger son aventure, a repris cette image au récit de Gandalf…
[18] Le Seigneur des Anneaux, Paris, Christian Bourgois éd., 1972, Pocket, tr. fr. de F. Ledoux, livre III, ch. 7, vol. 2, p. 174 (“Men said that in the far-off days of the glory of Gondor the sea-kings had built here this fastness with the hands of giants”, The Lord of the Rings, p. 551). L’Appendice F.I au Seigneur des Anneaux rappelle, à ce propos, que les Hobbits et les Rohirrim eurent un temps des langues proches ; les légendes pouvaient alors employer les mêmes images.
[19] Bilbo le Hobbit, ch. 5, p. 99 (“(…) Grinds hard stones to meal / (…) And beats high mountain down”, p. 82).
[20] Voir Bilbo le Hobbit, ch. 12, p. 284 (The Hobbit, pp. 220-221).
[21] Contes et légendes inachevés, III, 3, « L’Expédition d’Erebor », Paris, Christian Bourgois éd., 1982, Pocket, tr. fr. de Tina Jolas, vol. 3, p. 83 (“But you know how things went, at any rate as Bilbo saw them. The story would sound rather different, if I had written it”, Unfinished Tales, III, 3, « The Quest of Erebor » ; New York, Ballantine Books, paperback edition 1988, p. 338). Ce texte (en ses différentes versions) ne parle absolument pas des géants. Quant au bref résumé de cette aventure, dans la IVème partie du Prologue du Seigneur des Anneaux, il ne mentionne que l’attaque des Orques dans les Monts Brumeux. On aurait pu s’attendre, en cas d’assaut de réels géants, à ce que l’un de ces textes y revienne rapidement.
[22] Voir notamment Bilbo le Hobbit, ch. 1, p. 13 (The Hobbit, p. 17) ; ch. 5, p. 100 (Ibid., p. 100).
[23] Le Seigneur des Anneaux, IV, 4, vol. 2, p. 359 (The Lord of the Rings, p. 688).
[24] Voir Le Seigneur des Anneaux, VI, 9, vol. 3, p. 413 : “Quel est ce jeune géant à la voix forte ?” (“Who’s this young giant with the loud voice ?”, The Lord of the Rings, p. 1059). Annonçons dès maintenant qu’il n’est pas incongru de voir une relation entre la boisson des Ents et ses effets « gigantesques » (voir infra).
[25] The Hobbit, p. 64 ; voir également Peintures et Aquarelles de J.R.R. Tolkien, Paris, Christian Bourgois éd., 1994, texte de Ch. Tolkien, illustration n° 7 ; J.R.R. Tolkien, Artiste & Illustrateur, éd. par Wayne G. Hammond et Christina Scull, Paris, Christian Bourgois éd., tr. fr. de Jacques Georgel, 1996, fig. n° 109, p. 118.
[26] The Letters of J.R.R. Tolkien, London, HarperCollins Publishers, paperback edition 1999, ed. by H. Carpenter with Ch. Tolkien, n° 306, p. 392 (abrégé désormais par The Letters, suivi du n° de la lettre et de la page).
[27] H. Carpenter, dans sa biographie, nous apprend que Tolkien s’était procuré quelques cartes postales, dont l’une, intitulée Der Berggeist (« L’Esprit de la montagne ») et réalisée par Maldener, fut à l’origine de la description de Gandalf (J.R.R. Tolkien. Une biographie, Paris, Christian Bourgois éd., 1980, Pocket, tr. fr. de P. Alien, II, 4, pp. 67-68 ; on trouvera une reproduction de cette carte ainsi qu’une photographie de son auteur dans The Annotated Hobbit, introduction and notes by Douglas A. Anderson, Boston, Houghton Mifflin Company, 1988, p. 12).
[28] Le texte anglais (“(…) anything from the size of oranges to large footballs, and a few much larger. They were whizzing across our path and plunging into the ravine”, The Letters, n° 306, p. 393) a été traduit dans la version française de la biographie de Carpenter, p. 67. La comparaison avec le ballon de football est certainement à l’origine de la remarque de Thorin, commentée plus haut.
[29] C’était l’annus mirabilis (i.e. l’année exceptionnelle), sans pluie d’avril à octobre (The Letters, n° 306, p. 391).
[30] The Letters, n° 232, p. 309 : “it was approaching the Aletsch that we were nearly destroyed by boulders loosened in the sun rolling down a snow-slope. An enormous rock in fact passed between me and the next in front. That and the ‘thunder-battle’ – a bad night in which we lost our way and slept in a cattle-shed – appear in The Hobbit (…)” (sauf indication explicite, nous traduisons toutes les citations extraites des Letters ainsi que des volumes de la série Home, à l’exception des deux premiers traduits par Adam Tolkien).
[31] En latin, chemin se traduit par iter, itineris (neutre). La réitération consiste, étymologiquement, à reprendre le même chemin.
[32] Le Seigneur des Anneaux, II, 3, vol. 1, p. 384 (“the sounds were those of shrill cries, and wild howls of laugher. Stones began to fall from the mountain-side, whistling over their heads, or crashing on the path beside them. Every now and again they heard a dull rumble, as a great boulder rolled down from hidden heights above”, The Lord of the Rings, p. 306).
[33] On n’en entend pas non plus parler lors du retour de Bilbo et de Gandalf vers Fondcombe, alors qu’ils empruntent le même col. Mais, cette fois-ci, le temps est dégagé (Bilbo le Hobbit, ch. 18, p. 362 ; The Hobbit, p. 276).
[34] Le Seigneur des Anneaux, II, 3, vol. 1, p. 384 (“Let those call it the wind who will ; there are fell voices on the air ; and these stones are aimed at us”, The Lord of the Rings, p. 306).
[35] C’est ainsi que Boromir disqualifie les récits portant sur la forêt de Fangorn (Le Seigneur des Anneaux, II, 8, vol. 3, p. 495).
[36] Le Seigneur des Anneaux, II, 3, vol 1, p. 384 (“‘I do call it the wind’, said Aragorn. ‘But that does not make what you say untrue”, The Lord of the Rings, p. 306).
[37] “There are many evil and unfriendly things in the world that have little love for those that go on two legs, and yet are not in league with Sauron, but have purposes of their own. Some have been in this world longer than he” (ibid.). Soulignons, au passage, que si Aragorn (grand voyageur) avait eu connaissance d’authentiques géants, il n’aurait pas parlé de ces choses hostiles envers les bipèdes, les géants étant censés en être également… A moins que ces géants de pierre ne soient que les montagnes qui, comme chacun sait, n’ont pas de jambes mais des racines.
[38] Toutefois, Aragorn élargit le champ de l’attribution possible de la conscience malveillante : elle ne se limite plus à ceux qui ont figure humaine (contre toute croyance anthropomorphiste). En outre, si l’on reprend la thèse développée à l’occasion de l’essai Beowulf : The Monsters and the Critics, le monstre – si monstre il y a – ne possède plus nécessairement une forme humaine pervertie (c’était le cas de Grendel, alors que le dragon, à la silhouette radicalement différente, représentait le mal extérieur à l’homme). L’indétermination est susceptible de recevoir toutes les formes possibles. Si Bilbo a projeté sa propre peur interne sur une figure à ressemblance humaine, Aragorn n’y rencontre pas ses propres craintes : il y affronte bien davantage un mal étrange et étranger à lui-même.
[39] Le Seigneur des Anneaux, II, 3, vol. 1, pp. 367-377 (The Lord of the Rings, p. 300).
[40] On comprend alors en quel sens Thorin pouvait parler de géant : il possède la même culture et personnifie à sa manière les montagnes déchaînées.
[41] Le Seigneur des Anneaux, II, 3, vol. 1, p. 385 (“It matters little who is the ennemy, if we cannot beat off his attack”, The Lord of the Rings, p. 307).
[42] Les premières versions de ce passage, dans les textes préparatoires au Seigneur des Anneaux rassemblés dans Home VI-IX, sont très instructives. Comme le souligne Christopher Tolkien dans son commentaire, “(…) la structure de l’histoire était réalisée dès le tout début, tandis que les différences dans le dramatis personae sont (…) considérables” (Home VI, 430). En effet, dans cette version, la Compagnie se compose de Gandalf, de Boromir (le fils du roi d’Ond [> Gondor]) et de cinq Hobbits : Frodo, Sam, Faramond, Merry et Trotter. Ce dernier est un Hobbit expérimenté, grand voyageur, un “Ranger” (“Rôdeur”, dans la traduction française). Il s’effacera, dans les dernières versions, au profit du célèbre Strider (“Grands-Pas”), c’est-à-dire Aragorn (l’apparition de ce dernier fait partie des personnages que Tolkien n’avait pas prévus – tout comme l’Ent Fangorn ; voir la lettre n° 163 à W.H. Auden du 7 juin 1955 : “Strider sitting in the corner at the inn was a shock, and I had no more idea who he was than had Frodo”, p. 216 ; sur la substitution d’Aragorn à Trotter, voir également Home VII, 6-10). La répartition des interprétations sur la conscience malveillante diffère donc (il n’y a ni Elfe ni Nain). C’est Trotter, et non Boromir, qui considère que les bruits du vent sont des voix (Home VI, 424). Le plus expérimenté des Hobbits parle au nom des Humains. Dès lors, ce n’est pas un Humain qui doit lui répondre, mais bien Gandalf lui-même : “I do call it the wind (…) ; but that does not make the rest untrue. Not all the servants of the Ennemy have bodies or arms or legs” (ibid.). Tolkien, dans le texte définitif, se sera donné les moyens d’enrichir les niveaux de discours. Reste que la voix de la sagesse qu’est Gandalf se prononce ici : le vent n’est pas l’effet direct d’un être incarné. Par contre, Frodo réitère l’attitude de Bilbo, en attribuant les effets climatiques aux “demons of the mountains” (ibid.). Mais les géants se sont déjà fondus dans le terme général de “démons”.
[43] Le Seigneur des Anneaux, II, 3, vol. 1, pp. 379-380 (The Lord of the Rings, pp. 302-303).
[44] Ibid., pp. 380-381 (The Lord of the Rings, p. 303).
[45] Ibid., p. 384 (“his arm has grown long”, The Lord of the Rings, p. 306).
[46] Voir notamment le texte sur « L’Expédition d’Erebor » dans les Contes et légendes inachevés, III, 3, vol. 3, p. 87 (Unfinished Tales, p. 340), ainsi que celui, très proche, de l’Appendice A.III au Seigneur des Anneaux, éd. du Centenaire, p. 1154 (The Lord of the Rings, p. 1116). Il est question des ravages qu’aurait pu commettre Sauron dans le nord, si les rois Brand et Dáin n’avaient pas livré bataille. On n’oubliera pas non plus l’ombre noire qui passa au-dessus de Frodo, “comme un bras”, après qu’il eut retiré l’Anneau sur Amon Hen (Le Seigneur des Anneaux, II, 10, vol. 1, p. 532 ; The Lord of the Rings, p. 421). Tolkien avait même dessiné ce bras sur la couverture prévue pour The Return of the King (J.R.R. Tolkien, Artiste & Illustrateur, op. cit., fig. n° 182, p. 183 – Wayne G. Hammond et Christina Scull rapprochent notamment cette illustration de la fig. n° 78, p. 84).
[47] Le Seigneur des Anneaux, Appendice A.I.iii, éd. du Centenaire, p. 1113 (“his cold arm is long”, The Lord of the Rings, pp. 1078-1079). Voir également, sans rapport aux pouvoirs sur le froid cette fois-ci, le début du chap. 6 du Livre V du Seigneur des Anneaux (vol. 3, p. 150 ; The Lord of the Rings, p. 872).
[48] Le Silmarillion, Paris, éd. Christian Bourgois, 1978, Pocket, tr. fr. de P. Alien, n° 1276, ch. 3, p. 66 (The Silmarillion, London, HarperCollins Publishers, hardback edition 1999, ed. by Christopher Tolkien, p. 54). Nous citons désormais ce texte dans ces deux éditions, désignées respectivement par Le Silmarillion et The Silmarillion.
[49] Certes, Tolkien n’a pas corrigé le texte du Hobbit dans les éditions suivantes de 1951 et de 1966. Cette objection reviendrait à dire que si Tolkien avait vraiment voulu se défaire des géants, il les aurait supprimés (à plus forte raison pour l’édition de 1966, postérieure au Lord of the Rings). Cependant, puisqu’il s’agit de la vision propre à Bilbo, Tolkien n’a pas de raison d’en modifier les propos. C’est le “Nouvel Hobbit“, c’est-à-dire The Lord of the Rings, qui se chargera de la correction implicite. En outre, Tolkien a laissé bien d’autres imperfections, voire des anachronismes (le chapitre 1 de Bilbo le Hobbit fait mention d’un “pistolet à bouchon” (p. 19 ; “pop-gun”, p. 21) et d’un “sifflet de locomotive” (p. 26 ; “whistle of an engine”, p. 27)).
[50] Le Seigneur des Anneaux, II, 3, vol. 1, pp. 385-386 (“I don’t think much of your diary (…). Snowstorms on January the twelfth : there was no need to come back to report that !“, The Lord of the Rings, p. 307).
[51] Bilbo le Hobbit, ch. 7, p. 141 (“(…) a great rock, almost a hill of stone, like a last outpost of the distant mountains, or a huge piece cast miles into the plain by some giant among giants”, The Hobbit, ch. 7, p. 114).
[52] The Lay of Leithian, Canto VII, v. 2032-2035, in The History of Middle-earth (= Home), vol. III : The Lays of Beleriand, London, HarperCollins Publishers, Grafton, 1985, edited by Christopher Tolkien, paperback edition 1992, p. 227.
[53] The Letters, n° 35, p. 42, note.
[54] Le Livre des Contes Perdus, Ière partie, ch. 3 « La Venue des Valar et la Construction de Valinor », Paris, Christian Bourgois éd., tr. fr. d’Adam Tolkien, 1995, p. 104 (désormais FrHome, suivi du volume et de la page) ; The Book of Lost Tales, Home I, 75.
[55] Le Livre des Contes Perdus, Le Livre des Contes Perdus, I, Appendice, FrHome I, 362 (Home I, 272). Les Etymologies en gardent une trace, en tant que monstres (Home V, 351, 359, 396). Ajoutons que les Etymologies consacrent une très brève entrée (NOROTH-) à la traduction de norsa (Quenya) par “géant” (Home V, 378). Pour une étude linguistique sur les géants chez Tolkien, voir « Still at Large There Were Giants » de Patrick Wynne et Carl F. Hostetter, dans Vinyar Tengwar, n° 21-22, op.cit. ; et plus précisément, pour le terme norsa, Vinyar Tengwar, n° 22, pp. 14-16. I, 10 « Le Conte de Gilfanon : la Peine des Noldoli et la Venue des Hommes », FrHome I, 311 (Home I, 236).
[56]
[57] “The Úvanimor [Morgoth] made, monsters of divers kinds and shapes”, in Quenta Silmarillion, ch. 3 (a), Home V, 216.
[58] Le Silmarillion, ch. 3, p. 56 (The Silmarillion, p. 47).
[59] Elle semble d’ailleurs être un hapax du corpus. Christopher Tolkien prend soin, dans les volumes de la série Home, de la rappeler, mais elle date de novembre 1918 – printemps 1920 (sur les dates de rédaction des différents textes du Livre des Contes Perdus, voir la Synopsis de Home I-II réalisée par Michaël Devaux)
[60] The Lay of Leithian, Canto V, v. 1495-1497, Home III, 205.
[61] Le Livre des Contes Perdus, II, 1 « Conte de Tinúviel », FrHome II, 30 (Home II, 19).
[62] FrHome II, 90 (Home II, 68).
[63] FrHome I, 344, à l’entrée « Melko » (Home I, 260).
[64] FrHome II, 90 (Home II, 68).
[65] Toutefois, l’attribution d’une épée (qui possède même un nom, “Glend”) à Nan, ainsi que la mention du long cou de Gilim restent assez mystérieuses. La localisation de Gilim en Eruman semble en revanche plus compréhensible : Eruman est devenu le désert septentrional sis entre les Montagnes de Valinor et la Mer (là où s’étendra, dans les versions ultérieures du Légendaire, le chaos de glace Helcaraxë). Le géant Gilim serait donc passé d’Utumna vers Eruman après la capture de Melko par les Valar. Au sujet des variations sur Eruman, voir notamment FrHome I, 114-115, 125-128 (Home I, 82-83, 91-93).
[66] The Book of Lost Tales, II, 1, Home II, 46 ; LCP II, p. 62.
[67] L’orme (“elm-tree”) est un arbre au statut privilégié en Arda. The Etymologies lui consacrent d’ailleurs une entrée (“Álam-“), où Tolkien a notamment ajouté ultérieurement que “(…) the elm was held blessed and beloved by the Eldar” (Home V, 348). L’Homme-arbre géant aperçu au nord de la Comté sera lui ausi comparé à un orme (voir infra). C’est également l’arbre que Tolkien prend comme exemple de sujet de faërie (Du conte de fées, in Faërie, p. 193).
[68] The Lord of the Rings, III, 4 « Treebeard ».
[69] “There are or were no Ents in the older stories – because the Ents in fact only presented themselves to my sight, without premeditation or any previous conscious knowledge, when I came to Chapter IV of Book Three”, The Letters, n° 247, p. 334.
[70] Cela outrepasserait considérablement les limites de cette étude. Ils sont pourtant trop souvent méconnus ou hâtivement présentés. Leur cas réclame une attention plus pointue. Il n’est pas question non plus d’examiner ici en détail les différentes hypothèses sur leur origine. Ils feront l’objet d’un article à venir, « De l’essence des Ents : la “merveille des arbres” ».
[71] Voir notamment les lettres n° 163 (pp. 211-212) et 180 (p. 231), sur lesquelles nous reviendrons.
[72] Comment ne pas en entendre l’écho lorsque Fangorn, à l’approche de l’Assemblée des Ents, lance des appels, semblables aux sonneries de cor, dans ses mains ramenées en creux (Le Seigneur des Anneaux, III, 4, vol. 2, p. 104 ; The Lord of the Rings, pp. 500-501) ? Sur la route de l’Isengard, les Ents rencontrés par les voyageurs communiqueront de la même façon (III, 8, vol. 2, p. 202 ; The Lord of the Rings p. 572).
[73] Le Livre des Contes Perdus, I, 4, FrHome I, 136 (“Then Oromë and Palúrien put forth all their might, and Oromë blew great blasts upon his horn as though he would awake the grey rocks to life and lustihead. Behold, at these blasts the great forest reared and moaned about the hills (…). At that time did many strange spirits fare into the world, for there were pleasant places dark and quiet for them to dwell in. Some came from Mandos, aged spirits that journeyed from Ilúvatar with him who are older than the world and very gloomy and secret, and some from the fortresses of the North where Melko then dwelt in the deep dungeons of Utumna (…). Still is the world full of these in the days of light, lingering alone in shadowy hearts of primeval forests (…) – but the pinewoods are yet too full of these old unelfin and inhuman spirits for the quietude of Eldar or of Men”, Home I, 99 ; nous soulignons).
[74] Le Seigneur des Anneaux, III, 4, vol. 2, p. 114 (“We are made of the bones of the earth”, The Lord of the Rings, p. 507).
[75] Le Silmarillion, ch. 2, p. 55 (“(…) the thought of Yavanna will awake also, and il will summon spirits from afar and they will go among the kelvar and the olvar (…)”, The Silmarillion, p. 46 ; nous modifions la traduction). Le brouillon de la lettre au Colonel Worksett du 20 septembre 1963 possède une note ajoutée à la fin sur l’origine des Ents. Elle énonce que personne ne la connaît, et propose deux hypothèses : ce sont soit des esprits « enracinés » dans des arbres, soit des êtres qui se sont lentement « arborisés » (The Letters, n° 247, p. 335).
[76] Le Livre des Contes Perdus, II, 5, FrHome II, 323 (“Tree-men. Pygmies. Sarqindi or cannibal-ogres”, Home II, 254 ; nous modifions la traduction). Voir également FrHome II, 332 (Home II, 261).
[77] Il faudrait se demander si les ogres ne subissent pas une disparition analogue. On pointera, au passage, que l’un des rares ogres nommés dans le corpus est l’ogresse Fluithuin, la mère de Gothmog qu’elle a eu avec Melko (Le Livre des Contes Perdus, II, 3, FrHome II, 273 = Home II, 216). Tolkien abandonnera toute idée de descendance chez les Valar ; or, l’ogresse Fluithuin disparaîtra avant même cet abandon, car elle sera remplacée par une créature – sans autre précision – nommée Ulbandi (Le Livre des Contes Perdus, I, 3, FrHome I, 128 = Home I, 93. Contrairement à ce que pourrait laisser croire la distribution des Contes dans les deux tomes, le Conte de la Chute de Gondolin (II, 3) est antérieur à celui de la Venue des Valar et de la Construction de Valinor (I, 3) ; voir la Synopsis de Michaël Devaux, op. cit.). A l’instar des géants, les ogres se fondent dans la foule des monstres. Ils ne sont plus mentionnés que dans les contes des Hobbits (voir Bilbo le Hobbit, ch. 5, p. 100 ; The Hobbit, p. 82).
[78] Home VI, 254. Beaucoup sont tentés d’y voir une Ent-Femme. Ils s’appuient sur l’insistance de Treebeard auprès des Hobbits pour savoir s’ils n’auraient pas vu des Ents-Femmes dans la Comté : Le Seigneur des Anneaux, III, 8, vol. 2, p. 93 (The Lord of the Rings, p. 493), III, 10, vol. 2, p. 254 (Ibid., p. 609), VI, 6, vol. 3, p. 355 (Ibid., p. 1018). Or, il est peu probable qu’une Ent-Femme se soit promenée au nord de la Comté, au-delà des Landes du Nord (North Moors). Si elles se caractérisent par l’amour des jardins, ce n’est pas dans une contrée désertique qu’elles se seront installées. En outre, Tolkien, dans la lettre à Naomi Mitchison du 25 avril 1954, exprime son ignorance au sujet de leur devenir, tout en craignant qu’elles n’aient disparu (The Letters, n° 144, p. 179). Il est donc plus probable qu’il s’agisse d’un Ent (c’est l’hypothèse que retient Robert Foster dans son Complete Guide to Middle-earth, op. cit., entrées « Halfast of Overhill », p. 185, et « North Moors », p. 294).
[79] “But what about these what do you call ’em giants ?”, Home VI, 254.
[80] Le Seigneur des Anneaux, I, 2, vol. 1, p. 68 (“But what about these Tree-men, these giants, as you might call them ?”, The Lord of the Rings, p. 57 ; il faut déplorer, dans ce dialogue, l’oubli par le traducteur de plusieurs lignes juste avant cette réplique, ce qui nuit bien sûr considérablement à la compréhension du texte dans la version française…).
[81] “Was this passage (…) the first premonition of the Ents ? But long before my father had referred to « Tree-men » in connection with the voyages of Eärendel (…)”, Home VI, 254.
[82] Le Seigneur des Anneaux, I, 2, vol. 1, p. 68 (“as big as an elm tree”, The Lord of the Rings, p. 57).
[83] Nous conservons ici volontairement le nom anglais, pour souligner sa présence restreinte aux versions préparatoires du Seigneur des Anneaux. F. Ledoux, dans le Seigneur des Anneaux, traduit ce nom par Sylvebarbe. Tinas Jolas traduit aussi par “Barbefeuillue” dans l’Appendice F.I (éd. du Centenaire, p. 1226). Quant à Pierre Alien, il parle d’un certain “Trois Barbes”, confondant “tree” et “three“, dans sa traduction de l’index du Silmarillion (p. 448 ; cette grossière erreur se répète dans la traduction des « Eléments de quenya et de sindarin », p. 475, ainsi que dans celle de l’ouvrage d’Humphrey Carpenter, J.R.R. Tolkien. Une biographie, op. cit., p. 217).
[84] Une étude plus sérieuse de la figure de l’Ent Fangorn dans les travaux préparatoires au Seigneur des Anneaux réclamerait un examen plus large des textes.
[85] “(…) giants were spoken of, a Big Folk only far bigger and stronger than Men the [?ordinary] Big Folk, and no stupider, indeed often full of cunning and wizardry”, Home VI, 253.
[86] Le terme de “wizardry” se rencontre, à notre connaissance, en dix occurrences dans le texte définitif du Lord of the Rings. Il faut noter qu’il désigne, à chaque fois, un effet inconnu de ceux qui emploient ce terme. Nous nous en tiendrons à un exemple (qui est, à la fois, le plus riche en occurrences et le plus proche de notre propos) : à la fin de la bataille du Gouffre de Helm, Théoden s’adresse à Gandalf au sujet des Huorns pour lui demander qui est l’auteur de cette magie. Gandalf répond alors : “Ce n’est pas de la magie [wizardry = sorcellerie], mais un pouvoir beaucoup plus ancien” (Le Seigneur des Anneaux, III, 8, vol. 2, p. 194 ; “It’s not wizardry, but a power far older”, The Lord of the Rings, p. 567). Les Ents ont réveillé les Huorns, qui sont des forces de la nature. En rigueur de termes, il n’y a rien de surnaturel. Cela ne devient sorcellerie qu’aux yeux des ignorants (le plus souvent les Hobbits et les Hommes). Ce concept ne définit pas un type d’action spécifique, mais un degré moindre de connaissance. Il était donc parfaitement cohérent d’entendre les Hobbits dire que les géants étaient versés en “sorcellerie”. Théoden, pourtant roi du Rohan et voisin de Fangorn, n’est guère plus savant.
[87] Le Seigneur des Anneaux, I, 2, vol. 1, p. 68 (The Lord of the Rings, p. 57). Une version intermédiaire parle de nouvelles espèces de Trolls et de géants : “Trolls and giants were abroad, of a new and more malevolent kind, no longer dull-witted but full of cunning and wizardry” (Home VI, 319). L’accent porte sur le regain de malveillance ; les nouvelles sont mauvaises, mais elles ne sont pas plus précises… – La disparition des géants ne concerne bien évidemment que ce passage du texte, car les propos de Sam y font encore référence, quelques lignes plus bas (en les identifiant toutefois aux Hommes-arbres). Voir également Le Seigneur des Anneaux, I, 3, vol. 1, p. 97, où ils continuent d’être évoqués comme sujets de conversation au Dragon Vert, parmi tous les mauvais présages (The Lord of the Rings, p. 79). Toutefois, cette rumeur cède vite la place à une nouvelle bien plus importante : la vente de Cul-de-Sac par Frodo. Le goût des Hobbits pour les légendes ne l’emporte pas sur celui des commérages.
[88] “And there were vague hints of things or creatures more terrible than goblins, trolls, or giants” (Home VI, 253).
[89] Le Seigneur des Anneaux, I, 2, vol. 1, p. 68 (“And there were murmured hints of creatures more terrible than these [i.e. Orcs & Trolls], but they had no name”, The Lord of the Rings, p. 57).
[90] “(…) one nigh as big as a tower or leastways a tree”, Home VI, 254.
[91] On reconnaîtra une progression analogue dans le récit définitif au sujet de Fangorn. La première occurrence du nom de Fangorn intervient pour désigner l’origine des corbeaux (crebain) qui semblent surveiller la Compagnie à l’approche du Caradhras (Le Seigneur des Anneaux, II, 3, vol. 1, p. 379 (The Lord of the Rings, p. 302) ; à ce propos, il est curieux de constater que cette première occurrence précède le passage où Tolkien restera muet sur les géants des Monts Brumeux…). Fangorn fera ensuite l’objet d’une confrontation entre Boromir et Celeborn : l’enjeu est de savoir s’il faut accorder du crédit aux légendes. Conseil est donné à la Compagnie d’éviter cette forêt si mystérieuse. Les premiers chapitres du livre III multiplient les impressions de danger qu’inspire la forêt. Ce n’est qu’une fois entrés dans la forêt et remis de leur peur que les Hobbits rencontreront l’Ent Fangorn. En d’autres termes, ce dernier fait l’objet de nombreuses préventions, souvent teintées de méfiance, avant de se révéler. On chemine d’une lointaine évocation vers la découverte de la forêt, en passant par des légendes et des opinions.
[92] “There are many powers greater than mine, for good and evil, in the world. I was caught in Fangorn and spent many weary days as a prisoner of the Giant Treebeard”, Home VI, 363.
[93] Nous aimerions soutenir l’hypothèse qu’il ne l’acquerra qu’une fois devenu un Ent (voir infra.). Les Ents se définissent comme les êtres en symbiose avec leur environnement naturel. Si l’on se rappelle à quel point Tolkien relie nom et réalité, on verra dans la double appellation Treebeard-Fangorn sa véritable accession au statut d’Ent, par métonymie avec sa forêt. Les Ents seraient l’équivalent, en fantasy, de ce procédé littéraire. Physiquement et biologiquement, ils se qualifient en tant qu’interactions. Les géants, à leur façon, s’étaient confondus avec les montagnes.
[94] Voir Le Seigneur des Anneaux, III, 4, vol. 2, p. 84 (The Lord of the Rings, p. 486).
[95] Il propose un début de chronologie en Home VI, 384.
[96] The Letters, n° 35, p. 42, note de bas de page.
[97] Nous avons déjà vu, avec l’essai Beowulf : The Monsters and the Critics, que géant et dragon étaient deux figures souvent rapprochées (même s’ils diffèrent ensuite dans les modalités du mal). Dans le conte Farmer Giles of Ham (dont Tolkien parle dans cette même lettre, pour le proposer en attente du “Nouvel Hobbit” – il ne sera pourtant publié qu’en 1949), le héros affronte successivement un géant, puis un dragon. Ce texte n’appartient pas au Légendaire, mais il confirme la tendance de Tolkien à lier les géants aux montagnes et aux arbres. Contentons-nous de relever les traits les plus représentatifs. Le géant est anonyme (“Je ne trouve aucune mention de son nom dans les histoires, mais peu importe”, Le Fermier Gilles de Ham, in Faërie, p. 12 ; cf. Farmer Giles of Ham, London, HarperCollins Publishers, ed. by Christina Scull & Wayne G. Hammond, 1999, p. 10, désormais abrégé par Farmer). Il habite “haut dans les montagnes” (Faërie, p. 13 ; Farmer, p. 11). Enfin, “son bâton ressemblait à un arbre” (Faërie, p. 12 ; Farmer, p. 11) et il “écartait les ormes” (ibid.).
[98] “Fragment from The Lord of the Rings, sequel to The Hobbit. Frodo meets Giant Treebeard in the Forest of Neldoreth while seeking for his lost companions : he is deceived by the giant who pretends to be friendly, but is really in league with the Ennemy”, Home VI, 384.
[99] “Snowstorm in the Red Pass (…). Adventure with Giant Tree Beard in Forest”, Home VI, 381.
[100] Comme le rappelle Christopher Tolkien, ce nom était celui de la forêt au nord de Doriath (il renvoie aux Later Annals of Beleriand, en Home V, 126, 148). Cette première forêt du Géant Treebeard sera très vite abandonnée. De façon plus curieuse, elle ne s’appelle pas Fangorn, alors que Gandalf disait avoir été retenu prisonnier dans Fangorn (Home VI, 363). Faut-il en conclure que Fangorn n’était pas encore une forêt, ou que Tolkien avait hésité sur le nom ? Quoi qu’il en soit, la lettre au Colonel Worksett s’en fera l’écho indirect, en rappelant au sujet du Seigneur des Anneaux que Treebeard était déjà au courant de la guerre contre Morgoth au cours du Premier Âge ; Tolkien indique alors en note les principaux lieux concernés et susceptibles d’avoir été connus de Treebeard : Neldoreth en fait partie (The Letters, n° 247, p. 334).
[101] “Between the River and the South Mts.”, Home VI, 397. Voir également Home VI, 399.
[102] “If Treebeard comes in at all – let him be kindly and rather good ?”, Home VI, 410.
[103] “About 50 feet high with barky skin. Hair and beard rather like twigs. Clothed in dark green like a mail of short shining leaves”, ibid.
[104] L’Ent Fangorn, dans le texte définitif, mesurera 14 pieds, c’est-à-dire un peu plus de quatre mètres.
[105] “He has a castle in the Black Mountains and many thanes and followers. They look like young trees [?when] they stand”, Ibid. Les Montagnes Noires (“Black Mountains”) sont les Montagnes du Sud, c’est-à-dire les futures Ered Nimrais (Montagnes Blanches). Voir Home VI, 399, 411. La carte (que Christopher Tolkien pense être contemporaine à la période de rédaction de ce chapitre) que Tolkien avait sous les yeux, représentant les terres au sud de la carte du Hobbit, situe la Forêt de Fangorn bien plus à l’est qu’elle ne le sera ensuite (Home VI, 438-440).
[106] Home VII, 134.
[107] Home VII, 132. Il s’agit de la première occurrence du nom Isengard (voir Home VII, 139, n. 33).
[108] Home VII, 210-211.
[109] Cette expression “adventure with Treebeard” se rencontre déjà dans une précédente esquisse, sans autre précision (Home VI, 381 ; voir également Home VII, 409). C’est une sorte de page blanche ou d’ouverture dans l’histoire, que Tolkien ne remplira que le moment venu. S’il écrit que “(…) la Forêt de Fangorn fut une aventure imprévue” (“(…) Fangorn Forest was an unforeseen adventure”, lettre à W.H. Auden du 7 juin 1955, n° 163, pp. 216-217), cet imprévu fut cependant anticipé dans les brouillons. En d’autres termes, la page blanche avait déjà sa place, sans pour autant que son contenu soit déjà prévu.
[110] “Treebeard turns out a decent giant”, Home VII, 210. Le “géant plus ou moins convenable” qu’évoquait un Gandalf moqueur dans Bilbo le Hobbit (voir supra) prendra les traits de Treebeard. La plaisanterie cède la place à une conversion capitale.
[111] Home VII, 211.
[112] On le sait, dans le texte définitif, les Ents ne se rendront pas dans le sud ; leur offensive sera dirigée vers l’Isengard. Christopher Tolkien ne connaît pas de texte expliquant pourquoi ils n’y viennent plus et ne peut qu’émettre des hypothèses (Home VIII, 346).
[113] Home VII, 329-330.
[114] Home VII, 250. Nous conservons délibérément le texte anglais.
[115] Le texte précédemment cité (Home VII, 330) où le géant était appelé des deux noms est postérieur à cette esquisse. En outre, on y a affaire à une équivalence de noms ne valant que pour le géant (cf. Home VII, 71). Ici, il ne s’agit pas d’une équivalence mais d’une confusion, correspondant à la fusion de l’Ent et de sa forêt. Nous ne doutons pas qu’elle est due à son statut de brouillon ; toutefois, elle est suffisamment significative pour être présentée. Précisons également que si l’appellation d’un être par le nom de son habitation n’est pas unique chez Tolkien (Mandos est un autre exemple), elle reste assez rare pour devoir susciter à chaque fois un commentaire.
[116] Voir, sur ce point, Home VII, 65, n. 32. Ch. Tolkien rapproche “Etten-” du terme en vieil-anglais “eoten“, qui signifie “géant, troll”. Il cite même Beowulf, où Grendel est un eoten. Sur ce point, voir J.R.R. Tolkien, « On translating Beowulf », in The Monsters & the critics and others essays, ed. by Christopher Tolkien, HarperCollins Publishers, 1983, 1997, pp. 49-71 (ce texte fut d’abord publié sous le titre « Prefatory Remarks on Prose Translation of ‘Beowulf’ », dans la réédition de C. L. Wrenn en 1940 de Beowulf and the Finnesburg Fragment. A Translation into Modern English Prose, by John R. Clark Hall (1911), pp. viii-xli).
[117] “(…) Trolls are only counterfeits, made by the Ennemy (…) in mockery of Ents”, in The Lord of the Rings, III, 4, p. 507 ; Pocket vol. 2, p. 114.
[118] Il est enclin à la dater de la période de travail sur « The Great River » et « The Breaking of the Fellowship » (Home VII, 413).
[119] Home VII, 411.
[120] Il manifeste néanmoins son étonnement face à cette étrange définition (Home VII, 413).
[121] On pourrait demander, en retour, si les géants de pierre des Monts Brumeux ne sont justement pas des trolls. Mais cette hypothèse rencontrerait les mêmes objections que celles que nous avons formulées sur l’existence d’une éventuelle race de géants. Bien au contraire, nous ne voudrions voir dans les intempéries des Monts Brumeux aucun être vivant, même le plus indéterminé. Cela se confirme, à plus forte raison, s’il s’agit d’une race déterminée : on aurait dû alors s’attendre à des mentions et des descriptions explicites (d’autant plus que les trolls de pierre sont déjà présents dans le début du Hobbit). En outre, la remarque d’Aragorn sur les choses malveillantes envers les êtres à deux jambes serait déplacée, s’il s’agissait de trolls.
[122] “I always felt that something ought to be done about the peculiar A. Saxon word ent for a ‘giant’ or mighty person of long ago – to whom all old works were ascribed”, The Letters, n° 157, p. 208. Il ajoute : “Et si ce terme possédait un ton légèrement philosophique (bien que selon la philologie commune il ait assez peu de rapport avec un participe présent du verbe être’) cela m’intéressait également” (“If it had a slighty philosophical tone (though in ordinary philology it is ‘quite unconnected with any present participle of the verb to be’) that also interested me”). Cette phrase nous laisse perplexe : quelle est la langue concernée par ce participe ? Nous ne connaissons pas l’anglo-saxon ; par contre, le terme latin ens, entis est, comme l’indique le Dictionnaire latin-français de Félix Gaffiot (Paris, Librairie Hachette, 1934, révision en 2000), le participe issu du verbe sum, c’est-à-dire « être » (c’est cette leçon que retient Jean Markale, à la page vii de sa présentation de l’ouvrage de Paul Kocher, Les clés de l’ouvre de J.R.R. Tolkien. Le royaume de la Terre du Milieu, Paris, Retz). L’ens, c’est l’étant, c’est-à-dire ce qui est. Que Tolkien y voit un “ton légèrement philosophique” aurait des enjeux considérables si l’on fait le lien avec la métaphysique, et plus précisément l’ontologie. Si ce rapprochement s’avérait correct, nous serions en présence d’une thèse massive : les Ents fourniraient une incarnation de la définition de l’étant (nous espérons pouvoir développer ce point dans notre futur article « De l’essence des Ents : la “merveille des arbres” »).
[123] Voir supra.
[124] H. Carpenter précise, dans la note 2 p. 445, la source de la citation : “Du poème en vieil-anglais The Wanderer, 87 : ‘eald enta geweorc idlu stodon‘, ‘les vieilles créations des géants [i.e. les anciennes constructions, érigées par une race antérieure] restaient abandonnées'” (“From the Anglo-Saxon poem The Wanderer, 87 : ‘eald enta geweorc idlu stodon‘, ‘the old creations of giants [i.e. ancient buildings, erected by a former race] stood desolate'”).
[125] “But looking back analytically I should say that Ents are composed of philology, literature, and life. They owe their name to the eald enta geweorc of Anglo-Saxon, and their connexion with stone (…)”, The Letters, n° 163, p. 212, note de bas de page (appelée à la page précédente). Dans la première version du chapitre « The White Rider », Gandalf qualifie l’Ent Treebeard de “stone-old” (= vieux comme la pierre ; Home VII, 428). T.A. Shippey, dans J.R.R. Tolkien, Author of the Century (London, HarperCollins Publishers, 2000), établit un rapprochement astucieux entre cette origine étymologique des Ents et Orthanc (pp. 88-89) : en vieil-anglais, ‘the cunning work of giants’ (l’ingénieux travail des géants) se traduit par ‘orþanc enta geweorc‘. Tolkien aura transformé cette phrase en ‘Orthanc, the ents’ fortress’ : cette gigantesque tour deviendra l’une des places occupées par les Ents. Rappelons que les géants, à l’origine, étaient emplis de ruse (“full of cunning”, Home VI, 253), caractéristique qui s’appliquera ensuite en priorité à Saruman.
[126] Elle est traduite en français par Maurice Le Péchoux sous le titre Au-delà de la Planète silencieuse dans le volume de La Trilogie cosmique, Lausanne, Editions L’Âge d’Homme, 1997. Pour les hnau, voir notamment les pp. 58, 76, 84 et 124. Sur Mars (Malacandra), il existe trois types de hnau, alors qu’il n’y en a qu’un sur Terre, à savoir les humains. Cet emprunt est d’autant plus intéressant qu’Humphrey Carpenter nous apprend, dans sa biographie, que Tolkien avait dit à Nevill Coghill avoir “modelé la façon de parler de Treebeard, ‘Hrum, Hroom’, sur la voix grondante de C.S. Lewis” (J.R.R. Tolkien : A Biography, London, Grafton (an imprint of HarperCollins Publishers), 1977, 1992, p. 198 – la version française (op. cit., p. 217) commet la double erreur d’oublier une partie du texte et de traduire Treebeard par Trois Barbes…). La bienveillance se confirme.
[127] Voir les lettres n° 163 (pp. 211-212, 216-217), 180 (p. 231), 247 (p. 334).
[128] Home VII, 415.
[129] Le Seigneur des Anneaux, III, 4, vol. 2, p. 84 (“so my name is like a story”, The Lord of the Rings, p. 486).
[130] Ibid., vol. 2, p. 114 (“We are made of the bones of the earth”, The Lord of the Rings, p. 507).
[131] Ibid.
[132] Le Seigneur des Anneaux, III, 8, vol. 2, p. 211 (“If the Great Sea had risen in wrath and fallen on the hills with storm, it could have worked no greater ruin”, The Lord of the Rings, p. 579).
[133] Ibid., vol. 2, p. 215 (“(…) they heard a distant rumbling and rattling, as if an avalanche was falling from the mountain-side”, The Lord of the Rings, p. 582).
[134] Le Seigneur des Anneaux, III, 9, vol. 2, p. 224 (“The Forest had felt as tense as if a thunderstorm was brewing inside it : then all at once it explosed”, The Lord of the Rings, p. 588). Voir également le récit de l’assaut : “Les Ents tournèrent maintes et maintes fois à grandes enjambées autour d’Orthanc, véritable tempête hurlante, brisant les colonnes, précipitant des avalanches de pierres dans les trous d’aération, jetant en l’air d’énormes dalles de pierre comme de simples feuilles”, ibid., vol. 2, p. 229 (“Round and round the rock of Orthanc the Ents went striding and storming like a howling gale, breaking pillars, hurling avalanches of boulders down the shafts, tossing up huge slabs of stone into the air like leaves”, ibid., p. 591). Remarquons que F. Ledoux néglige la comparaison en traduisant “like a howling gale” par “véritable tempête hurlante”, alors qu’il eût été plus indiqué de donner “comme une tempête hurlante”. Les Ents, à la différence des Géants, n’incarnent pas la tempête.
[135] Le Seigneur des Anneaux, III, 8, vol. 2, p. 224 (“I thought I was dreaming an entish dream (…)”, The Lord of the Rings, p. 588).
[136] Le Seigneur des Anneaux, III, 5, vol. 2, pp. 127-128 (“They were brought to Fangorn, and their coming was like the falling of small stones that starts an avalanche in the mountains”, The Lord of the Rings, p. 517). La comparaison inverse le rapport : ce sont désormais les Hobbits qui déclenchent des avalanches…
[137] H. Carpenter, J.R.R. Tolkien. Une biographie, op. cit., p. 214.
[138] T. A. Shippey, The Road to Middle-earth, London, Grafton (an imprint of HarperCollins Publishers), 1982, 1992, p. 70.
[139] Ibid.
[140] Lettre à C.A. Furth, du 2 février 1939 (n° 35, p. 42, note de bas de page).
[141] “Gandalf accepts their existence for a second in chapter 7” (The Road to Middle-earth, p. 70). Le double témoignage de Gandalf et de Thorin demeure le point de résistance le plus important.
[142] Voir la lettre à Naomi Mitchison du 25 avril 1954 (The Letters, n° 144, p. 179).
[143] “But I think (…) it is plain that there would be for Ents no re-union in ‘history’ – but Ents and their wives being rational creatures would find some ‘earthly paradise’ until the end of this world : beyond which the wisdom neither of Elves nor Ents could see. Though maybe they shared the hope of Aragorn that they were ‘not bound for ever to the circles of the world and beyond them is more than memory’…”, The Letters, n° 338, p. 419. La citation provient du Fragment de l’Histoire d’Aragorn et d’Arwen, donné dans l’Appendice A.I.v du Seigneur des Anneaux (éd. du Centenaire, p. 1135 ; cf. vol. 3, p. 438 ; The Lord of the Rings, p. 1100). Pour un commentaire sur l’espoir d’Aragorn, voir l’article de Michaël Devaux, « L’ombre de la mort chez Tolkien », op.cit.
[144] Gandalf le laisse entendre lors de ses adieux avec Fangorn (Le Seigneur des Anneaux, VI, 6, vol. 3, p. 352 ; The Lord of the Rings, p. 1016).
[145] On trouve une illustration de cette indétermination susceptible de dérouter dans l’entrée consacrée aux Géants de l’ouvrage de David Day, intitulé A-Z of Tolkien (London, Chancellor Press, 1996) : “Many beings of Giants size, both good and evil in nature, lived in Middle-Earth. In the First Age of Stars there were the Ents, the Treeherds, who measured fourteen feet in height and were of immense strength and great wisdom. Later came Giants filled with evil; those named Trolls and Olog-hai served the Dark Power and made the wild lands of the World perilous for travellers. Also, in the tales of Hobbits, there were rumours of great Giants who, in league with Orcs, guarded the High Passes in Rhovanion”. L’assimilation opérée entre la taille et l’éventuelle race est révélatrice de cette indétermination. Nous passerons sur les nombreuses inexactitudes de cet article « Giants » très confus, pour relever néanmoins que les géants du Hobbit sont considérés ici comme des rumeurs. David Day rejoint, à sa manière, les hésitations des commentateurs sur l’éventuelle existence des géants des Monts Brumeux.
[146] Nous tenons à vivement remercier pour leur aide et leur savoir tolkienien Michaël Devaux, Cédric Fockeu, Greenleaf et Didier Willis, ainsi que les intervenants du Forum JRRVF, source constante de motivation et d’enrichissement.