Disons le tout net, le titre même de ce bref exposé ne définira pas Le Seigneur des Anneaux, qui finalement n’est ni tout l’un ni tout l’autre. Cependant, nous tenterons de montrer que Le Seigneur des Anneaux, s’il emprunte à l’univers païen des matériaux, se présente au lecteur sous un jour résolument catholique.

 

Courte biographie

John Ronald Reuel Tolkien est né le 3 janvier 1892 à Bloemfontein, en Afrique du Sud. Son père meurt quatre ans plus tard, et il retourne avec sa mère en Grande-Bretagne. Le jeune Tolkien sera envoyé dans l’école fondée quelques décennies plus tôt par le Cardinal Newman. En 1900, Mabel, la mère de Tolkien, se convertit de l’anglicanisme au catholicisme, conversion qui marqua profondément  John Reuel Ronald, d’abord à cause de la foi ardente qu’elle lui transmit, mais aussi parce que la société britannique de l’époque étant farouchement anti-catholique, sa mère vivra presque un martyre, ostracisée par ses congénères et rejetée par sa famille. Elle mourra d’un diabète, dans la misère, en 1904. Tolkien est alors confié au père Francis Morgan, qui s’occupe de lui financièrement et spirituellement.

Il aura une carrière très brillante, notamment dans l’étude des langues modernes et anciennes, deviendra un philologue réputé dans le monde entier et spécialiste des vieilles langues nordiques et obtient une chaire de langue ancienne à Oxford. Il participe aux combats lors de la première guerre mondiale. Il travaille dès 1917 à un ensemble de légendes et d’épopées qu’il veut pouvoir offrir à l’Angleterre, privée de toute mythologie.

Il devient célèbre par la parution de son premier conte en 1936 : Bilbo le Hobbit, puis par le Seigneur des anneaux paru entre 1954 et 1955 (pour les trois tomes), mais sur lequel il travailla quatorze ans. Le Silmarillon, qui est le véritable tableau sur lequel travailla Tolkien toute sa vie, resta presque inachevé et ne sortira que quatre ans après sa mort, par le travail de recherche de son fils Christopher. Son autre fils, John, l’aîné, est devenu prêtre.

Tolkien est mort en 1973, et Le Seigneur des Anneaux fut couronné « Livre du Siècle » par les anglais en 1997. C’est le livre le plus vendu dans le monde après la Bible.

 

Des témoignages

Qu’est-ce qui nous permet de prétendre que Le Seigneur des Anneaux fut une œuvre catholique ? Le fait que son auteur lui-même le prétende, notamment. Ainsi, dans la fameuse lettre 142 écrite au père Murray en 1953 à qui il avait fait lire des morceaux de son récit encore en travaux, et qui voyait dans ces seuls extraits une « indéniable compatibilité avec l’ordre de la Grâce », et qui comparait la figure de Galadriel à celle de la Vierge Marie (toute référence au film étant susceptible de tromper le lecteur de ces lignes), Tolkien répondait :

« Je pense que je comprend exactement ce que vous voulez dire par l’ordre de la Grâce ; et bien sûr par vos références à Notre Dame, sur qui sont fondées toutes mes propres petites perceptions de beauté à la fois dans la majesté et la simplicité. Le Seigneur des Anneaux est bien sûr une œuvre fondamentalement religieuse et Catholique ; inconsciemment au départ, mais consciemment dans la révision. C’est pourquoi je n’ai pas inclus, ou ai supprimé, pratiquement toute référence à quoi que ce soit d’approchant la ‘religion’, les cultes ou les pratiques, dans le monde imaginaire. Car l’élément religieux est absorbé dans l’histoire et le symbolisme. [1]»

Il peut nous paraître absurde de faire disparaître toute référence religieuse au sein d’une œuvre fondamentalement catholique, mais nous devons nous souvenir tout d’abord que le Seigneur des Anneaux prend place en un temps imaginaire situé bien avant la Révélation, avant même la préhistoire en fait ! Comment rendre chrétiens ses héros au travers des rites dans de telles conditions ? Mais la vraie vue de Tolkien est surtout que le monde féerique ne peut se permettre de plagier la religion. Ainsi dit-il dans la lettre 181 :

« Mais bien que la [résurrection de Gandalf] puisse rappeler les Évangiles, ce n’est pas vraiment la même chose du tout. L’Incarnation de Dieu est une chose infiniment supérieure à tout ce que j’oserais écrire[2] »

Il faut croire aussi que le lectorat de Tolkien à son époque était moins aveugle que le nôtre, pour qu’un non-croyant dise à Tolkien en 1971 :

« Vous avez créé un monde dans lequel une sorte de foi semble être partout [présente] sans source visible, comme une lumière [émanant] d’une lampe invisible[3] »

Un théologien français, le père Louis Bouyer, qui fut sans doute aussi un des premiers lecteurs français de Tolkien (en anglais), écrivit un article sur le Seigneur des Anneaux dans une revue catholique, où entre autres éloges on lit :

« On pressent derrière cette poésie, à la fois si humaine et si fantastique, un sens caché mais partout présent. (…)
On pense bien sûr aux vieux récits magiques de la légendes arthurienne, christianisés, dans la Quête du Graal. Ici cependant (i.e dans le Seigneur des Anneaux), chose surprenante, l’authenticité chrétienne de la spiritualité sous jacente à cette poésie fantastique paraît bien plus assurée. Et pourtant pas une seule fois le Nom divin n’est prononcé, pas une seule allusion n’est faite au Sauveur. [4]»

Ou ailleurs :

« Tolkien en effet, d’accord avec les meilleurs historiens contemporains des religions comparées, comme un Georges Dumézil ou un Mircea Eliade, ne s’est pas contenté de montrer le caractère , non seulement de pérénité mais de vérités essentielles, et pour cela impérissables, des mythes, où s’est projetées l’intuition première du sens de l’univers et de la vie humaine. Mais, comme les meilleurs éxégètes (…) Tolkien est aussi de ceux qui ont le mieux compris et expliqué comment la nouveauté de ce que juifs et chrétiens ont cru être la parole divine ne pouvait s’exprimer humainement qu’en faisant sienne, fût-ce en les transfigurant, les images des mythes.[5] »

Mais le père y fait bien d’autres références dans ses propres romans, ou dans des écrits sur les légendes et les mythes.

 

Des références bibliques

L’auteur et des lecteurs prétendent percevoir cet aspect fondamentalement catholique du Seigneur des Anneaux. Mais comment pourrions-nous nous-mêmes le percevoir ?

Cela est possible tout d’abord grâce au vocabulaire spécifique du Seigneur des Anneaux.
Tolkien a participé au travail de traduction de la Bible de Jérusalem en anglais parue en 1966. Il a traduit le livre de Jonas, et a participé à la traduction du livre des Juges et aux travaux de traduction du livre de Job. Or nous trouvons quatre fois employée l’expression «ombre(s) de la mort », expression associée à l’œuvre de Sauron et en opposition avec l’espérance qui doit renaître dans les cœurs des hommes[6]. Or cette expression est aussi celle que le livre de Job utilise le plus souvent.
On pourrait tout autant s’appesantir sur Minas Tirith, la cité du Roi après son couronnement, qui perd son nom pour ne plus devenir que la Cité et qui apparaît résolument comme une figure de la nouvelle Jérusalem.
Le thème de l’Espérance est aussi très largement utilisé, une espérance qui repose sur une véritable foi, et non sur un vague espoir.
Le Lembas des Elfes, ou pain de route, parce qu’il gagne en efficacité si les voyageurs se contentent de ce pain sans le mêler à d’autre aliments, et parce que ses vertus sont d’abord spirituelles, a pu être comparé à l’Hostie, ce dont Tolkien s’est défendu en invoquant les mêmes raisons que pour la résurrection de Gandalf. Mais ils restent très évocateurs des pains de voyage offerts à Élie avant sa marche de quarante jours vers le mont Horeb.
Les dates utilisées par Tolkien pour les grands événements de ses héros sont aussi assez significatives. Ainsi la Compagnie de l’Anneau quitte-t-elle Fondcombe avec sa mission à accomplir un 25 décembre, jour de Noël dans le calendrier catholique, jour de l’incarnation et du début de la rédemption du Monde. Tout comme c’est le 25 Mars que l’anneau est détruit et que commence un nouvel âge, date qui est traditionnellement dans l’Église le jour de l’Annonciation, fête de la conception du Christ, mais aussi selon certains Pères de l’Eglise la date de la crucifixion, et qui fut pendant des siècles le premier jour de l’année en Angleterre.

 

La passion de Frodon

Certaines études ont particulièrement bien montré comment le parcours de Frodon, depuis le jour où il décide de prendre sur lui le fardeau de l’anneau à Fondcombe, évoque une véritable Passion, une figure de celle que le Christ éprouvera pour libérer le monde du péché et de la mort, se chargeant du péché du monde. Frodon décide de prendre l’anneau « comme si quelque autre volonté se servît de sa petite voix [7]», choix qu’il prend pourtant en toute liberté, comme le révèle la suite de l’histoire. Le conseil d’Elrond lui-même prend les apparences d’un temps sacré s’étirant de midi à midi (!), l’heure des ténèbres sur la Croix. Puis vient la trahison d’un des membres de la Communauté, qui trouvera le repentir dans le sacrifice, et le départ de Frodon pour un périple presque solitaire, où lui seul du moins porte le véritable fardeau de l’anneau, en marchant jusqu’au cœur de l’Ombre et de la Mort, pour y précipiter l’anneau qui incarne l’essence même du péché : il est la Tentation, la volonté de puissance, qui conduit au néant, dont les Nazgûls sont une incarnation.
Mais tout se joue finalement sur l’échec de Frodon qui, psychologiquement vaincu par l’anneau, au bord même du succès, revendiquera l’anneau pour sien. Tolkien dit à ce sujet dans la lettre 191:

« Si vous relisez tous les passages traitant de Frodon et de l’Anneau, je pense que vous verrez que non seulement il était relativement impossible pour lui de rendre l’Anneau, en acte ou volonté, particulièrement [alors que l’anneau atteignait] son pouvoir maximum, mais que cet échec était ébauché depuis longtemps déjà. [Frodon] fut honoré parce qu’il avait accepté le fardeau volontairement, et avait fait alors tout ce que sa force physique et mentale lui avaient permis de faire. Il (ainsi que la Cause) fut sauvé – par Grâce : par la suprême valeur et l’efficacité de la Pitié et du pardon du préjudice.
1 Corinthien 10,12-13[8] peut paraître d’abord ne pas convenir – à moins que « soutenir la tentation » ne soit pris dans le sens d’y résister tant que demeure un agent de liberté dans le commandement normal de la volonté. Je pense plutôt aux mystérieuses dernières suppliques du Notre Père : Ne nous soumet pas à la tentation, mais délivre nous du mal. Une supplique contre quelque chose qui ne peut survenir est dépourvu de sens. Il existe la possibilité d’être placé en situation de soumission au pouvoir d’un autre. Auquel cas (comme je le crois) être sauvé de la ruine dépendra de quelque chose d’apparemment sans lien : la sainteté générale (et l’humilité, et la pitié) de la personne sacrificielle. Je n’ai pas ‘arrangé’ la libération dans ce cas : encore une fois elle suit la logique de l’histoire (Gollum a eut l’opportunité de se repentir, et de rendre la générosité avec amour ; et il est tombé du fil de la lame) (…).[9] »

Mais qu’est-ce qui permit donc à « l’anti-quête » de Frodon de réussir malgré son échec ? Ce fut l’exercice de sa Pitié :

« La Quête était tenue d’échouer en tant que partie d’un plan pour le monde, et était aussi tenue de finir en désastre en tant qu’histoire de l’humble développement de Frodon vers la ‘noblesse’, sa sanctification. L’échec devait arriver et arriva, en ce qui concerne Frodon seul. (…)
Mais à ce point, le ‘salut’ du monde et le propre ‘salut’ de Frodon est accompli par sa pitié antérieure et son pardon de l’offense. À tout moment, toute personne prudente aurait dit à Frodon que Gollum le trahirait certainement, et le volerait à la fin. Le ‘prendre en pitié’, s’abstenir de le tuer, était un morceau de folie, ou une foi mystique dans l’ultime valeur-en-soi de la pitié et de la générosité, même si désastreuse dans le monde temporel. [Gollum] le vola en effet et le blessa à la fin – mais par ‘grâce’, cette dernière trahison fut à la jointure précise où l’œuvre finale du mal fut la chose la plus bénéfique que quiconque eût pu faire pour Frodon ! Par une situation générée par son ‘pardon’, il fut sauvé lui-même, et relevé de son fardeau.[10] »

 

La discrète présence de Dieu dans l’œuvre

Frodon parviendra à bout de force jusqu’où il pouvait aller, non sans grâces divines délibérément parsemées tout au long du récit. Nous trouvons ainsi cette « autre pointe de pouvoir » qui surgit et qui lui enjoint de retirer l’anneau au moment où Sauron allait le découvrir dans le tome 1[11], ou cette inspiration subite qui rend l’énergie aux héros à quelques pas de la crevasse du Destin[12] (Crevasse du Destin qui se dit d’ailleurs « Crack of Doom » en anglais, et qui désigne aussi l’Apocalypse).
Nous n’oublierons pas non plus les nombreuses références que font les hobbits à « la chance », ce que Tom Bombadil et Elrond démentiront formellement ! Une autre volonté est bien à l’œuvre dans tout le récit, mais sans jamais contraindre la liberté des personnages.

« Vous êtes venus et vous vous êtes rencontrés ici, à point nommé, par hasard, pourrait-il sembler. Mais il n’en est pas ainsi. Croyez plutôt qu’il en est ainsi ordonné que nous, qui siégeons ici, et nuls autres, devons maintenant trouver une ligne de conduite pour répondre au péril du monde.[13] »

Nous pourrions encore évoquer les étranges rêves de Frodon ou d’autres personnages, qui surprennent Gandalf lui-même, et l’idée répétée que Frodon aurait été « choisi », alors que dans les faits il s’est proposé librement. La seule scène où Frodon se décide à parler pour prendre le fardeau a d’ailleurs été soigneusement étudiée et fait écho de manière troublante avec le texte d’Isaïe 50, le célèbre chant du serviteur souffrant[14]. Et ainsi que nous l’avons déjà évoqué, le fait que ce moment tragique qui dure toute une matinée s’enténèbre soudain au moment où Gandalf évoque l’inscription de l’anneau et dont le temps se fige alors à l’heure de midi pendant dix-huit pages encore de conversation. Midi, c’est la sixième heure, celle où les ténèbres s’amoncelèrent sur Jérusalem lors de la mise en croix du Christ.
Mais il y a encore bien d’autres références au vocabulaire biblique : celle de l’heure, celle du cœur, le thème de la folie paulinienne face à la sagesse, ou celui de la voie étroite.

Et il y a encore la mention par Gandalf d’une puissance qui l’a renvoyé à la vie sous la forme de Gandalf le Blanc, qui est « hors de la pensée et du temps », cette puissance que Tolkien désigne dans une lettre sous le prudent vocable d’une « Autorité ». De même, il révéla par oral à Kilby en 1966 que le « Feu Secret », ou « Flamme d’Anor », dont fait mention Gandalf contre le Balrog, n’est rien d’autre que l’Esprit Saint[15].
L’essai sur les Istari publié dans les Contes et Légendes inachevés expriment d’ailleurs que les Istari, les mages, sont en fait des anges moindres, des « esprits angéliques »[16] envoyés sur Terre.

 

De la foi dans les œuvres de Tolkien

Le Seigneur des Anneaux ne fut pas la seule œuvre de Tolkien, ni même en fait son œuvre majeure. Le SdA n’est que la pointe finale d’un récit d’envergure mythique que Tolkien ne put jamais achever, et qui parut tout de même sous le titre du Silmarillon. Dans cet ouvrage étonnant, à structure presque biblique, on est d’abord saisi par l’intelligence et la théologie mise en œuvre dans son récit de création, où le plan du monde naît de la musique composée par la cour céleste autour du thème de Dieu (et où un ange puissant propose déjà son propre thème en rivalité), et où Dieu donne corps à la création ainsi composée par une parole « Eä ! » « Que cela soit ! ».
Mais d’autres textes n’ont pas été inclus dans cette publication, à cause de la difficulté à les intégrer dans une logique de récit, mais étaient prévus tels par Tolkien. On trouve ainsi dans le tome 10 des textes retrouvés et annotés par son fils Christopher dans la collection History of Middle Earth (HoME), titré Morgoth’s Ring, un passionnant débat entre un prince Elfe et une femme humaine[17]. On y trouve définit ce qu’est la foi, une foi qui n’est basée sur aucune révélation sinon l’idée que Dieu entrerait un jour dans sa création, idée déjà interprétée par le prince Elfe comme signifiant une subtilité dans la substance divine qui lui permette d’être tout à la fois dans et hors de sa création. La trinité de Dieu est ainsi abordée.
La notion de chute, et même de péché originel, est elle aussi abordée. Les hommes auraient péché en s’attachant aux paroles du Séducteur plutôt qu’au Silence aimant de Dieu ou à sa voix sans paroles, et ils ont reçu la mort comme présent destiné à les ramener à leur vrai source, et connaître enfin leur créateur. Mort que l’Ennemi s’empressa de souiller de ses ténèbres pour qu’elle inspire la peur à l’homme et non la confiance.
C’est pourtant cette confiance qu’Aragorn rappelle à Arwen à l’heure de sa mort, une espérance même, qui va jusqu’à l’idée de foi, contenue dans le nom d’Aragorn qu’Arwen emploie alors : « Estel », terme elfique que le prince Elfe – dans le récit dont nous avons parlé – définit comme une confiance filiale envers Dieu qui ne peut que vouloir, au final, le bien de ses créatures.
Si l’on prend le temps de bien lire Tolkien, on y trouve décidément toutes les références catholiques qui semblent à première vue manquer, bien qu’on les y pressente.

 

L’Évangile et le conte de fée

Dans son essai sur le conte de Fée[18], Tolkien estime que la marque d’un conte de fée véritable est qu’il doit commencer et s’achever dans la joie. Cette joie, il la définit de manière toute particulière dans le concept « d’eucatastrophe », c’est à dire d’une catastrophe soudaine qui apporte la joie alors que rien ne la laissait présager, une joie qui est dès lors « au delà des murs de ce monde, aussi poignante que la douleur ! [19]» La joie de la fantaisie réussie s’explique « comme étant un aperçu soudain de la réalité ou de la vérité sous-jacente ». Cette joie est provoquée par la satisfaction que « cela est vrai », au sein du monde créé par l’auteur en tous cas (monde secondaire).
Mais Tolkien explique que l’eucatastrophe d’un conte de fée réussi peut être un écho lointain de l’evangelium dans le monde réel.
Tolkien estime que « les Évangiles contiennent un conte de fée, ou une histoire d’un genre plus vaste qui embrasse toute l’essence des contes de fées », des merveilles parmi lesquelles se trouve « la plus grande et la plus complète eucatastrophe qui se puisse concevoir. Mais cette histoire est entrée dans l’Histoire et dans le monde primaire ; le désir et l’aspiration de la sous-création se sont élevé à la plénitude de la Création. La naissance du Christ est l’eucatastrophe de l’histoire de l’Homme. La Résurrection est l’eucatastrophe de l’Histoire de l’Incarnation. Cette histoire débute et s’achève dans la joie. Elle a, à un degré prééminent, ‘la consistance interne de la réalité’. Il n’est aucun conte jamais raconté que l’homme voudrait davantage savoir vrai, et aucun que nombre de sceptiques aient acceptés comme vrai sur ses seuls mérites. »
En somme, L’Évangile est un conte de fée, qui a ceci de plus que les autres histoire qu’elle est effectivement survenue dans le monde. Que deviendrait la joie éprouvée dans un récit si l’on découvrait que ce récit était effectivement vrai ? La joie du conte de fée réussi doit tendre vers la même qualité, « vers la Grande Eucatastrophe. La joie chrétienne, le gloria, sont du même ordre ; mais elle est éminemment (…) élevée et joyeuse. Mais cette histoire est suprême ; et elle est vraie. L’Art a été vérifié. Dieu est le Seigneur des anges et des hommes – et des elfes. Légende et Histoire se sont rencontré et ont fusionné. (…)
L’Evangelium n’a pas abrogé les légendes ; il les a consacrées, spécialement ‘l’heureux dénouement’. (…) La bonté avec laquelle [le chrétien] a été traité est si grande qu’il lui est maintenant possible d’oser supposer à juste titre que dans la Fantaisie il aide peut-être positivement à l’effeuillaison et au multiple enrichissement de la création. »
Tolkien exprime l’idée que l’homme, créateur parce qu’à l’image de Dieu, participe et glorifie la création dans son propre acte sous-créateur. Dieu englobant toute la création sous son dessein peut y faire participer aussi, nécessairement, ce qui sort de l’imagination de l’homme. L’Évangile a consacré les légendes (et les mythes) en révélant ce qu’elles contenaient en elles de vrai, de prélude (imparfait) à la révélation chrétienne. La noblesse des récits païens est donc significative (on voit comment Tolkien anticipe Vatican II sur ce point). Quant à l’auteur chrétien, il participe directement à la vérité de l’Evangelium en distribuant une joie qui soit du même ordre, eucatastrophique, à ses lecteurs, et fondée sur la même foi !
On comprend que pour Tolkien, le conte de fée soit le genre littéraire et artistique le plus noble qui soit, quand il n’est pas détourné de son véritable objectif, ce qui est rare.

Notre propos, qui se voulait un résumé, ne s’est pas attaché à la matière et aux sources païennes que Tolkien utilise aussi pour son œuvre, et qu’il a christianisé selon le mode qui lui semblait le seul viable : par l’intérieur, sans références explicites au monde catholique (qui pourraient après tout être retirés comme un papier peint collé à des vestiges), mais bien par un souffle qui traverse toute l’œuvre et la pétrit, comme cette lumière sans source dont parlait un lecteur à Tolkien.

 

Xavier de Brabois (alias Vinyamar),
mai 2004.

Pour approfondir

  • Rance, Caldecott, Solari : Tolkien, Faërie et Christianisme,  édition Ad Solem, 2002
  • Irène Fernandez, Et si on parlait… du Seigneur des Anneaux,  Presses de la Renaissance, 2002
  • JRR Tolkien, Faërie, Pocket, 1949
  • JRR Tolkien, Le Silmarillon, Pocket, 1977
  • Dirigé par Michaël Devaux : La feuille de la Compagnie n°1, éditions Œil du Sphinx, 2001
  • Dirigé par Michaël Devaux : La feuille de la Compagnie n°2, éditions Ad Solem, 2003
  • Laurent Alibert, Imaginaire médiéval et mythologique dans l’œuvre de Tolkien, mémoire soutenu par à Paris X Nanterre, sous la direction du professeur A. Strubel. Disponible sur JRRVF : Imaginaire médiéval et mythologique dans l’œuvre de Tolkien

Et en anglais :

  • JRR Tolkien, Morgoth’s Ring, History of Middle Earth Volume 10, Harper Collins, 1994
  • Verlyn Flieger : Splintered Light : Logos and Language in Tolkien’s World, Kent State university, 1983
  • Et bien d’autres ouvrages non traduits référencés dans les feuilles de la Compagnie.

Notes

[1] Lettre 142, Letters p.172
[2] Lettre 181, Letters p.237
[3] Lettre 328, Letters p.413 : “you created a world in which some sort of faith seems to be everywhere without a visible source, like light from an invisible lamp”
[4] « Le SdA, une nouvelle épopée ? » in La tour Saint-Jacques , n° 13-14, 1958, cité in La feuille de la Compagnie n°2, éditions Ad Solem, par Michaël Devaux, p.123
[5] Louis Bouyer, Les lieux magiques de la légende du Graal, 1986, cité in LA feuille de la Compagnie n°2, p.140
[6] Voir pour une étude approfondie et riche l’article de Michaël Devaux paru dans la Feuille de la Compagnie n°1 aux édition du Sphinx, ou son abrégé sur internet sur le site de la Compagnie.
[7] Le Seigneur des Anneaux, T1, Livre I, Ch 2, p.361
[8]  « Ainsi donc, que celui qui se flatte d’être debout prenne garde de tomber. Aucune tentation ne vous est survenue, qui passât la mesure humaine. Dieu est fidèle; il ne permettra pas que vous soyez tentés au-delà de vos forces; mais avec la tentation, il vous donnera le moyen d’en sortir et la force de la supporter. »
[9] Lettre 191, Letters p.252
[10] Lettre 181, Letters p.234
[11] Le Seigneur des Anneaux, T1, Livre 2, Ch 10, p.531
[12] Le Seigneur des Anneaux, t3, Livre VI, p. 298
[13] Le Seigneur des Anneaux, t1, Livre II, Ch 2 p. 269
[14] Pour une étude développée, se référer au fuseau dédié sur le forum.
[15] Foster, A complete Guide to Middle Earth, p. 59
[16] Contes et légendes inachevés, Tome 3, p.189
[17] Morgoth’s Ring, Athrabeth Finrod ah Andreth, p. 320
[18] Faërie, Du conte de Fée, p.201-204
[19] On peut aussi se référer au chapitre du champ de Cormallen dans le Seigneur des Anneaux, p.316 : « Et toute l’armée rit et pleura, et au milieu de la gaîté et des larmes s’éleva, tels l’argent et l’or, la voix claire du ménestrel. (…) Il chanta pour eux (…) jusqu’à ce que leur cœurs, atteints par les deux mots, débordassent ; leur joie fut comme des épées, et ils passèrent en pensée vers des régions où la douleur et le plaisir coulent de pair, et où les larmes sont le vin même de la béatitude »