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#1 30-09-2016 02:07

Hyarion
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Philippe Borgeaud, historien des religions

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Caspar David Friedrich (1774-1840)
Le Temple de Junon à Agrigente (Junotempel in Agrigent), vers 1830
Huile sur toile - 54 x 72 cm
Dortmund, Museum für Kunst und Kulturgeschichte.

Cet été, je vous avais déjà parlé, dans deux autres fuseaux de discussion, de l'helléniste et historien des religions suisse Philippe Borgeaud, d'abord en juin dernier alors qu'il était un des intervenants d'un épisode de BiTS d'ARTE consacré au dieu grec Pan, puis en août dernier en marge d'une discussion consacrée à Albert Camus et notamment à son rapport avec la pensée des anciens Grecs. Si je me permets d'en reparler ici, c'est parce que je trouve la pensée de cet historien stimulante, appréciant en particulier son point de vue nuancé concernant les notions de religion, de mythe et de mythologie, ainsi que la question de l'appréhension générale des spiritualités humaines et de leur histoire : cela méritait bien la création d'un nouveau fuseau, plutôt que de continuer à se contenter d'évocations en parallèle d'autres échanges. Auteur, entre autres, de Recherches sur le dieu Pan (1979) et du livre Aux origines de l'histoire des religions (2004), déjà évoqués dans les autres fuseaux, Philippe Borgeaud a accepté tout récemment un entretien pour le journal suisse Le Temps, à l'occasion de la parution d'un recueil intitulé Exercices d’histoire des religions - Comparaison, rites, mythes et émotions, recueil dans lequel se trouve réunis un certain nombre de textes écrits par Borgeaud durant le quart de siècle de carrière qui a été le sien en tant que professeur d'histoire des religions antiques à l'Université de Genève. En attendant de pouvoir éventuellement échanger davantage là-dessus un jour ou l'autre (il y a tant de livres à lire et à relire...), je me permets donc de partager ici l'entretien en question :

«Nous ne sommes pas des légumes», dit Philippe Borgeaud quand il entend parler de «nos racines». Plus qu’une boutade, il y a là tout un programme: il faut douter de ces expressions toutes faites, qu’on utilise sans trop y penser et qui entraînent un cortège incontrôlable de notions et d’émotions. «Certains vous disent: c’est bien joli de faire des comparaisons avec les Mexicains ou le Japon, mais il faut d’abord se centrer sur ce que nous sommes – nos racines… Comme si avant de voir ailleurs, il fallait être certain d’être bien enraciné. Pour moi, cette idée ne tient pas debout. On n’est pas enraciné, on a des références», réfléchit l’historien des religions. Nuance fondamentale: les références voyagent et se comparent. Et c’est la comparaison, précisément, qui instaure à la fois ce phénomène faussement évident et réellement élusif qu’on appelle «religion», ainsi que la discipline qui fait de celle-ci son objet d’études.
Cette histoire de légumes et de racines figure dans la leçon d’adieu, prononcée en mai 2011, avec laquelle Philippe Borgeaud quittait son poste de professeur ordinaire d’histoire des religions antiques à l’Université de Genève pour entamer une retraite industrieuse, comme il se doit. Le texte reparaît, avec dix-huit autres rédigés pendant les vingt-cinq ans de son parcours professoral, dans ces Exercices d’histoire des religions (*).

Le Temps: On croyait savoir plus ou moins ce que «religion» signifie. En vous lisant, on découvre qu’il n’en est rien.
Philippe Borgeaud: J’ai tendance à donner deux significations différentes au mot «religion». Il y a un sens qui (malheureusement, je dirais) est le plus habituel, qui nous ramène à la notion de religion comme institution, organisée autour d’un enseignement. De cette position-là, on voit les religions un peu comme des bocaux sur une étagère, clos sur eux-mêmes. L’histoire des religions ne me semble ne pas avoir ce type de chose comme objet. Il y a d’autre part le sens antique, d’avant le christianisme, celui du mot latin religio.
– Vous revenez à plusieurs reprises sur cette étymologie, qui renvoie, écrivez-vous, à la notion d’«être scrupuleux», «se soucier», par opposition à la neglegentia, l’«insouciance»,
– On remarque qu’il y a des éléments dans une société, des formules de langage, des gestes, qui prennent une importance folle, qu’on ne peut pas expliquer de manière factuelle. C’est là que réside l’objet réel de nos études. Il s’agit de savoir pourquoi à certains moments certains groupes attribuent autant d’importance à certaines choses qui objectivement n’en ont pas. Ces choses sont d’une certaine manière ce qu’on appelle le sacré.
– Aujourd’hui, on considère d’une manière quasiment obsédante que l’essence de la religion, c’est la croyance. Vous montrez que dans l’Antiquité, l’essentiel est le rituel: ce qu’on fait plutôt que ce qu’on croit.
– Je pense que c’est toujours le cas. Je suis frappé par la différence entre ce qui se dit d’un point de vue théologique et la pratique. Les gens vont à l’église parce qu’ils y vont, pas parce qu’ils croient à tel ou tel dogme; la réalité est dans la pratique. Dans la Rome antique, on considère même qu’il faut avoir la bonne pratique, mais qu’y mettre trop de croyance n’est pas bon: ça devient de la superstition.
– Quel que soit le «nous» de référence, la bonne pratique est toujours la nôtre. Elle est meilleure que celle du voisin pour l’unique et bonne raison qu’elle est à nous.
– Les Romains ont une forme de relativisme culturel qui dit que chaque peuple a sa coutume, mais aussi que c’est «chez nous» que ça se passe le mieux. C’est la même chose lorsque l’ethnologue Marcel Griaule retourne, âgé, chez les Dogons, et que ceux-ci lui disent: tu es vieux, tu vas mourir, il faut que tu viennes chez nous, on est les seuls à savoir faire… Il existe peut-être des exceptions. D’après un article de Caroline Humphrey dans le dernier numéro de L’Homme, il semblerait que dans la pensée d’un lama et poète mongol du XVIIIe siècle, on arrivait à ne pas mettre le «nous» au centre. Mais en général chaque groupe humain se place au centre, on n’y échappe pas.
– Il y a bien des Européens et des Nord-Américains qui se tournent vers les religions orientales ou le chamanisme.
– Je dirais qu’ils ne vont pas vraiment ailleurs, mais plutôt dans un imaginaire qui est toujours le nôtre. Quand nous parlons de bouddhisme zen, c’est une construction qui est passée par Oxford et par la Californie. Je pense qu’il y a là un grand leurre: on ne va pas chez les autres, on va trouver son rêve; un rêve qui est fabriqué chez nous.
– On pense tout à coup à R. Gordon Wasson, l’homme qui fait découvrir au public états-unien le champignon psylocibe des Mazatèques mexicains dans les années 50. Suite à son passage, les Blancs vont consommer cet hallucinogène pour trouver Dieu, alors que jusque-là, comme l’explique la guérisseuse qui a accueilli Gordon Wasson, le champignon servait à soigner… Nous projetons nos notions sur la réalité observée et nous observons nos projections.
– C’est une longue histoire. Elle remonte à la «théorie des figures», qui va des Pères de l’Eglise au Concile Vatican II et qui dit que dans la religion des autres, il y a des préfigurations de la vérité chrétienne. Les explorateurs, les jésuites rencontraient des entités telles que les kamis japonais ou les orishas africains, mais ce qu’ils cherchaient, c’était le Deus de la Bible latine, et partout où ils arrivaient, ils croyaient le retrouver.
Cela ressemble à ce que Roland Barthes a appelé «vol de langage»: on dit à l’autre qu’on sait mieux que lui ce qu’il pense. Il y a là une forme d’impérialisme qui a fait que dans des civilisations complètement différentes, on a créé des choses qui ressemblent à du christianisme. Les Japonais ou les Chinois ont introduit dans leur constitution une notion de religion sur le modèle chrétien, et il faut désormais que les bouddhistes ou les shintoïstes se moulent là-dedans.
– Ce moule, a-t-il au moins une pertinence pour comprendre les monothéismes?
– On parle de monothéisme un peu vite. Quand je suis à la Semaine sainte à Séville, je n’ai pas l’impression d’être dans un pur monothéisme… Il y a d’ailleurs un problème avec le terme «religions abrahamiques»: si on creuse, comme l’a fait Guy Stroumsa, on se rend compte que ce sont trois religions qui donnent à Abraham des sens multiples et contradictoires. On ne peut pas mettre tous les monothéismes d’un côté et tout le reste de l’autre… Ce qui m’intéresse, c’est comment le cadre chrétien s’est constitué dans le rapport aux polythéismes de l’Antiquité et au judaïsme. Le christianisme se sépare du judaïsme, dont il n’était qu’une secte, en disant: on abandonne la loi et on s’ouvre aux nations. La pensée chrétienne émerge en relation à d’autres.
– Le monothéisme est-il une rupture radicale par rapport au mythe antique?
– C’est encore un leurre. Il y a des grands personnages comme Jan Assmann qui ont parlé de la «rupture monothéiste», lors de laquelle on voit tout à coup le monothéisme juif dire aux autres: vous faites tous erreur et nous, nous avons la vérité. Cela s’appliquerait ensuite au christianisme. Mais ce n’est pas si simple. On a, pour commencer, quatre évangiles qui ne racontent pas la même chose… Une des vertus du polythéisme réside dans le fait qu’il y a d’innombrables paroles, auxquelles on n’est pas obligé d’accorder une foi simple et directe, parce qu’en fait, on n’est jamais sûr; les mythes ont toujours des variantes, d’innombrables versions du même récit. Cette vertu n’est pas complètement absente de ce qu’on appelle le monothéisme. Dans celui-ci, comme dans les religions antiques, le credo a finalement moins d’importance que les pratiques.
– Nous n’avons donc pas tout à fait quitté le territoire du mythe.
– Il y a différentes sensibilités au sujet du mythe. Mon collègue Bruce Lincoln l’analyse sous l’angle de l’oppression, de l’imposition d’une vérité et d’un dogme, en observant comment ce discours d’autorité se construit. De mon côté, je suis sensible à la liberté d’expression qui existe malgré ces autorités. Le mythe est une chose malléable, mouvante, qui explore des imaginaires et ne se fixe jamais définitivement en un dogme. C’est un discours qui joue avec le réel. Je pense qu’il est utile d’être conscient de cette forme d’expression, qui laisse une grande part de liberté d’exploration et ne s’arrête pas à des vérités toutes faites, mais tâtonne. Dans ce sens, la mythologie n’est pas morte.
– À certains égards, le mythe aurait plus de choses en commun avec nos séries TV qu’avec ce qu’on appelle communément «religion».
– C’est ce qu’a montré lors d’un colloque récent ma collègue américaine Sarah Johnston…
– Un autre thème sur lequel vous revenez souvent est celui de l’universalisme.
– Certains pensent que chaque groupe est enfermé dans son ontologie et qu’on ne peut rien comprendre aux autres. Je suis persuadé, au contraire, qu’on peut toujours traduire. Traduire signifie qu’il y a du même, qu’on a tous la même tête et que par conséquent on peut comprendre des concepts chinois ou indiens quand on nous les explique. Mais si on se pose la question de savoir comment cela se fait qu’il y a du même, on tombe dans des théories universalistes, qui sont dangereuses. Nous les avons connues en histoire des religions: l’évolutionnisme, la psychanalyse jungienne avec ses archétypes, les théories de Mircea Eliade. En définissant l’universel, on tombe fatalement dans une idéologie. Je crois que l’universel existe, mais je pense qu’il ne faut pas essayer de le définir.
(*) : Philippe Borgeaud, Exercices d’histoire des religions. Comparaison, rites, mythes et émotions. Textes réunis et édités par Daniel Barbu et Philippe Matthey (Leiden/Boston, Brill, 2016), 380 pages.
« La religion, un mythe comme les autres ? », Entretien avec Philippe Borgeaud, par Nic Ulmi, Le Temps, 24 septembre 2016.

Tout l'entretien est intéressant et j'apprécie personnellement, en particulier, la conclusion de Philippe Borgeaud : ayant, rappelons-le, notamment étudié auprès de Mircea Eliade à l'université de Chicago, il préfère pour sa part prendre ses distances vis-à-vis des théories universalistes telles que celles de son ancien professeur, et adopte une attitude de recherche et de réflexion que je qualifierai - sans surprise - d'assez équilibrée, puisqu'il s'agit de ne pas s'interdire d'étudier en comparant mais sans pour autant vouloir à tout prix "maîtriser" au point d'enfermer l'objet d'étude dans un système de pensée globale ou totale.

Amicalement,

Hyarion.

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