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Je me permets d'évoquer en ces lieux Voyage en Arcturus ou Un voyage en Arcturus (A Voyage to Arcturus, 1920), roman de David Lindsay (1876-1945) dont j'avais trouvé un exemplaire à Paris, dans son édition en français de chez Denoël (coll. « Présence du Futur », rééd. de 1992, traduction de l'anglais par Claude Saunier), chez un bouquiniste des quais de Seine, il y a déjà quelques années, avant de me décider à le lire enfin cet été.
Quel singulier ouvrage de fiction...
À l'occasion d'une lettre à Stanley Unwin qui lui demandait son avis sur le roman Au-delà de la planète silencieuse (Out of the Silent Planet) de C.S. Lewis, J. R. R. Tolkien a évoqué en ces termes le roman de Lindsay en mars 1938, le jugeant apparemment digne de ses propres goûts atypiques en tant que lecteur de fictions :
Ce roman peut être vu comme une proposition d'explication du monde et de la condition humaine à travers un voyage initiatique effectué par un personnage principal nommé Maskull, à partir d'une séance de spiritisme organisée un soir, dans une élégante résidence de Londres sur fond de musique opératique de Mozart, puis ensuite à partir d'une expédition spatiale en tenue d'Adam et dans une torpille de cristal depuis une tour s'élevant quelque-part sur la côte nord-est de l'Écosse. L'essentiel de l'action se passe en fait sur la planète Tormance, en orbite autour de l'étoile Arcturus qui, dans le roman, se révèle être une sorte de double système solaire, fait de la grande étoile Branchspell, et d'une étoile bleue plus petite nommée Alppain.
Tormance est une planète où règne le merveilleux (notamment à travers sa flore et sa faune) et où l'on ne peut aller bien loin sans devoir subir une certaine modification corporelle, que ce soit par le sang ou par la modification spécifique de certains organes et l'adoption de nouveaux, par exemple en ce qui concerne la vue et le toucher : une perception adaptée pour chaque territoire traversé sur la planète en dépend, et c'est même une question de survie. Maskull, de chapitre en chapitre, parcourt ainsi Tormance, du Sud au Nord, vers un lieu nommé Muspel (nom semble-t-il dérivé de celui du Múspellsheimr de la mythologie nordique), à travers divers territoires où il ne rencontre que très peu de personnages, lesquels, qu'ils soient masculins, féminins ou autres, ont souvent tendance à mourir que ce soit du fait de Maskull ou de quelqu'un d'autre. Le parcours du personnage principal a tendance à favoriser progressivement l'antipathie à son égard, tant du point de vue du lecteur que du personnage lui-même. Toute la variété des sentiments humains semble être au programme, mais en premier lieu la douleur. Il y a un aspect « réaliste froid » et austère dans la façon qu'à l'auteur d'exposer les préoccupations et actions du « héros », tandis que Tormance et les tourments physiques et psychiques qu'y connait Maskull apparaissent en fait comme une « réalité subcréée » difficile à saisir en soi, faute peut-être de véritable place pour l'émerveillement, qu'il soit ou non « faërique ». L'aventure, dans un sens fictionnel, n'en n'est pas vraiment une : ainsi, Lindsay n'invite pas à une suspension d'incrédulité, comme pourrait le faire un Tolkien ou même un Lewis, mais plutôt au contraire à se poser des questions sur tout ce qui est présenté au lecteur... Ce dernier est donc en fait invité, me semble-t-il, à une attitude plutôt sceptique, à tous les niveaux, ce qui n'est bien sûr pas un mal en soi (a fortiori à mes yeux) mais qui peut cependant rendre difficile la lecture du roman en tant que tel (j'ai moi-même eu du mal à le terminer). Les noms de personnages, de lieux, parfois même d'une couleur, sont composés de termes anglais renvoyant à des concepts, des sensations, des éléments... Chaque contrée traversée correspond à une confrontation avec un système de pensée, un état d'esprit... Avec Lindsay, la pensée ne risque pas d'être changée en pierre ! ;-)
Une explication finit tout de même par être donnée dans les dernières pages du livre, avec toutefois une fin assez ouverte, en quelque sorte. En somme, ce n'est pas de la science-fiction, ou peut-être n'est-ce même pas vraiment de la fantasy malgré une réelle présence du merveilleux, mais on a là plutôt affaire à une expérience spirituelle, au sens large, car il s'agit en fait d'un voyage à travers l'esprit humain, du moins à ce qu'il me semble.
George W. Barlow — que les tolkienophiles peuvent notamment connaitre pour un article de lui consacré à Tolkien que Édouard J. Kloczko avait repris dans son recueil Tolkien en France — n'avait pas aimé le livre de Lindsay lors de sa réédition en français en 1976 (1ère édition chez Denoêl : 1975) :
Compte tenu de l'avidité avouée de Tolkien quant à la lecture de ce roman, que dire de plus ? Avec l'œuvre (singulière et fascinante) de William Blake, le Voyage en Arcturus de Lindsay me parait constituer sans doute une des lectures de Tolkien se rapprochant le plus du gnosticisme, ce qui ne manque pas d'intérêt en soi, même si a priori ledit Tolkien ne semble pas pour autant en avoir retenu grand-chose en la matière, comme cela semble être aussi le cas s'agissant du socialisme de William Morris... Je suppose que ce qui a surtout pu intéresser Tolkien et Lewis dans ce roman de Lindsay, c'est le côté « voyage à travers l'esprit humain », avec cet aspect à la fois psychologique et métaphysique qui, pour ce qui est de le mettre en scène dans un récit de fiction, constitue un vrai défi pour tout écrivain.
Que les futurs lecteurs de ce roman soient donc prévenus : la fiction peut être ici difficile à apprécier pour elle-même, mais au-delà de celle-ci son auteur n'en pose pas moins de bonnes questions quant à une dimension — celle de notre esprit — qui bien sûr nous concerne toutes et tous.
À noter, enfin, qu'Un voyage en Arcturus devrait faire l'objet, semble-t-il d'ici la fin de cette année 2019, d'une réédition illustrée chez Callidor (maison d'édition dont j'avais déjà parlé l'année dernière dans un fuseau voisin à l'occasion de leurs publications d'œuvres d'André Lichtenberger, Harold Lamb et E.R. Eddison).
L'ouvrage ainsi réédité devrait être illustré par Nicolas Geffroy, si j'en crois le site personnel de l'artiste qui y expose notamment son travail numérique pour le roman en question : http://www.nicolasgeffroy-illustrateur. … on/voyage/
C'est peu de dire qu'il est difficile d'illustrer un tel récit... Je trouve que Florence Magnin, avec la seule illustration de couverture de la dernière réédition chez Denoël en 1992 (voir supra, au début de ce message), s'en était déjà bien sortie, avec une synthèse visuelle plutôt bonne du contenu du livre.
Amicalement,
Hyarion.
EDIT: correction de la mention de l'année de naissance de Lindsay, qui est 1876 et non 1878 comme indiqué sur mon exemplaire de Voyage en Arcturus. Source : http://www.violetapple.org.uk/notes/birthdateplace.php
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Merci pour cette intéressante critique, qui ne m'encourage cependant pas à lire le livre en question. Dans un domaine connexe, mais dans un style tout à fait différent, je viens précisément de terminer un roman qu'on pourrait qualifier de gnostique, ou plus précisément d'occultiste, L'Ange à la fenêtre d'Occident, de Gustav Meyrink. Pour reprendre ce que j'en disais en privé sur Tolkiendil :
C'est sans aucun doute le chef d'oeuvre d'un maître de la littérature fantastique d'inspiration occultiste, par ailleurs auteur du Golem (excellent, mais suffisamment déroutant pour nécessiter deux lectures) et de la Nuit de Walpurgis (très bon aussi, même s'il m'a moins marqué). L'Ange à la fenêtre d'Occident pourrait être décrit comme exploitant les thèmes chers à Charles Williams tout en empruntant une trame narrative assez proche de celle adoptée par Tolkien dans les Archives du Notion Club, à cela prêt que l'Ange à la fenêtre d'Occident est beaucoup plus abouti sur le plan formel.
En substance, le livre raconte à la première personne les expériences étranges du narrateur, dont la vie érudite et bien organisée se trouve bouleversée lorsqu'il reçoit sa part de l'héritage de son cousin John Rogers, laquelle contient des archives ayant appartenu à un lointain ancêtre, le fameux (et réel) alchimiste John Dee.
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Merci pour le partage, Elendil.
Merci pour cette intéressante critique, qui ne m'encourage cependant pas à lire le livre en question.
Il n'aurait pas été honnête de ma part d'édulcorer mon propos sous prétexte d'inciter à lire un ouvrage que Tolkien, pour sa part, a dit avoir lu « avec avidité » : en ce qui me concerne, à partir de la moitié du livre, ce fut avec difficulté, malgré les intéressantes questions de fond que l'auteur pose. Disons que je ne le recommanderai pas spécialement comme « lecture de plage ». ^^'
Amicalement,
Hyarion.
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