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La lecture de la première partie des mémoires d'un certain François-René de C., obscur gentilhomme breton dont les rêveries eurent paraît-il quelque influence sur la littérature de son siècle, m'a poussé à la lecture du Paradis Perdu de John Milton (traduit, du reste, par notre bon François-René en son temps).
Pour ceux qui ne connaissent pas ou peu cette oeuvre majeure de la littérature anglaise du XVIIè siècle (première parution en 1667), que l'on peut comparer aux oeuvres de Dante ou du Tasse, il s'agit d'un poème épique en douze chants, qui relate la Chute, ou plutôt les Chutes : celle de Satan d'abord, et celle d'Adam et Eve ensuite, du fait des pernicieuses manœuvres du diviseur.
C'est une oeuvre très ample : près de 10 000 vers ! Quelques morceaux choisis :
Me miserable! Which way shall I fly
Infinite wrath and infinite despair?
Which way I fly is hell; myself am hell;
And in the lowest deep a lower deep,
Still threat'ning to devour me, opens wide,
To which the hell I suffer seems a heaven.
[...]
Into this wild Abyss
The womb of Nature, and perhaps her grave
Of neither sea, nor shore, nor air, nor fire,
But all these in their pregnant causes mixed
Confusedly, and which thus must ever fight,
Unless the Almighty Maker them ordain
His dark materials to create more worlds,
Into this wild Abyss the wary Fiend
Stood on the brink of Hell and looked a while,
Pondering his voyage; for no narrow frith
He had to cross.
[...]
They, looking back, all the eastern side beheld
Of Paradise, so late their happy seat,
Waved over by that flaming brand, the gate
With dreadful faces thronged and fiery arms:
Some natural tears they dropped, but wiped them soon;
The world was all before them, where to choose
Their place of rest, and Providence their guide;
They, hand in hand, with wandering steps and slow,
Through Eden took their solitary way.
John Milton, Paradise Lost
Deux rapports à Tolkien peuvent, à mon sens, être facilement trouvés.
Le premier concerne la (sub-)création d'une cosmogonie. Bien sûr, Milton se base sur les textes de la Bible et sur l'ensemble de la tradition judéo-chrétienne (en particulier en ce qui concerne la chute de Lucifer et les anges déchus ; et je ne peux mentionner les anges déchus sans digresser et évoquer la figure tutélaire d'Hugo Pratt et son Samaël dans Les Ethiopiques... mais je digresse) : il ne crée pas une nouvelle cosmogonie comme l'Arda du philologue oxonien. Mais enfin, il effectue un grand nombre de choix et d'interprétations, et c'est, entre autres exemples, dans ce poème qu'il crée Pandæmonium, capitale de Satan promise à un bel avenir dans la culture populaire. Je ne m'attaquerai pas, une fois de plus, aux parallèles entre la cosmogonie de Tolkien et les mythes de la Création judéo-chrétiens, bien labourés par ailleurs, mais voici une autre approche pour les confronter.
Le second rapport tient de la forme : c'est un long poème narratif épique en vers blancs (vers syllabiques non rimés), et cela fait bien évidemment immanquablement penser aux propres poèmes épiques de Tolkien, The Lay of Leithian et The Fall of Arthur. Mais si Tolkien est également adepte des vers non rimés, la métrique est bien différente du pentamètre iambique (cinq syllabes longues, non accentuées, chacune suivie par une syllabe courte et accentuée) utilisé par Milton, comme par Shakespeare. On me permettra d'avoir été plus séduit par le vers allitératif d'Arthur, plus rond en bouche que les longues saccades miltoniennes.
Mais enfin, Paradise Lost se tient en bonne place dans une anthologie de littérature en lien avec la subcréation de notre bon professeur.
Amicalement,
A.
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Comment d'abord, pour ma part, ne pas songer, en abordant ici ce poème épique, aux chefs d'œuvres du dessin et de la peinture qu'il a inspiré, notamment au XIXe siècle ?
On peut voir exposé au Louvre un célèbre tableau de John Martin illustrant la fin du Livre I, lorsque Pandæmonium surgit soudain de l'abîme et que Satan et ses pairs infernaux y siègent en conseil.
John Martin (1789-1854)
Le Pandemonium, inspiré du Paradis Perdu de Milton (Pandemonium, inspired from Paradise Lost by John Milton), 1841
Huile sur toile - 128 x 184 cm
Paris, musée du Louvre
Et il ne fallait pas moins que le génie de William Blake et celui de Gustave Doré pour mettre en images le poème de Milton :
William Blake (1757-1827)
La Tentation et la Chute d'Eve (The Temptation and Fall of Eve), illustration du Paradis Perdu de Milton, 1808
Plume et aquarelle sur papier - 49,7 x 38,7 cm
Boston, Museum of Fine Arts
Gustave Doré (1832-1883)
Illustration pour Paradise Lost de John Milton, Londres, Cassel, Petter et Galpin, 1866, in-fol.
Livre IV, v. 335-336 (“The savoury pulp they chew, and in the rind, / Still as they thirsted, scoop the brimming stream”)
Mon passage préféré du Paradise Lost de Milton est celui-ci (Livre IX) :
[...] While Adam took no thought,
Eating his fill; nor Eve to iterate
Her former trespass fear'd, the more to soothe
Him with her lov'd society that now,
As with new wine intoxicated both,
They swim in mirth, and fancy that they feel
Divinity within them breeding wings,
Wherewith to scorn the earth: but that false fruit
Far other operation first display'd,
Carnal desire enflaming: he on Eve
Began to east lascivious eyes; she him
As wantonly repaid; in lust they burn;
Till Adam thus 'gan Eve to dalliance move:
Adam n’y prit pas garde,
mangeant à satiété. Ève ne craignit point
de réitérer sa transgression première, afin de mieux charmer
son époux par sa compagnie aimée.
Tous deux à présent, comme enivrés d’un vin nouveau,
nagent dans la joie ; ils s’imaginent sentir en eux
la divinité qui leur fait naître des ailes
avec lesquelles ils dédaigneront la terre. Mais ce fruit perfide
opéra un tout autre effet,
en allumant pour la première fois le désir charnel.
Adam commença d’attacher sur Ève des regards lascifs ; Ève
les lui rendit aussi voluptueusement : ils brûlent impudiques.
Adam excite ainsi Ève aux molles caresses :
“Eve, now I see thou art exact of taste,
And elegant, of sapience no small part;
Since to each meaning savour we apply,
And palate call judicious: I the praise
Yeild thee, so well this day thou hast purvey'd.
Much pleasure we have lost, while we abstain'd
From this delightful fruit, nor known till now
True relish, tasting: if such pleasure be
In things to us forbidd'n, it might be wish'd,
For this one tree had been forbidden ten.
But come, so well refresh'd, now let us play,
As meet is, after such delicious fare;
For never did thy beauty, since the day
I saw thee first and wedded thee, adorn'd
With all perfections, so inflame my sense
With ardour to enjoy thee: fairer now
Than ever; bounty of this vertuous tree!”
« Ève, à présent je le vois, tu es d’un goût sûr et élégant, ce n’est pas la moindre partie de la sagesse, puisque à chaque pensée nous appliquons le mot saveur, et que nous appelons notre palais judicieux : je t’en accorde la louange, tant tu as bien pourvu à ce jour ! Nous avons perdu beaucoup de plaisir en nous abstenant de ce fruit délicieux ; jusque ici en goûtant nous n’avions pas connu le vrai goût. Si le plaisir est tel dans les choses à nous défendues, il serait à souhaiter qu’au lieu d’un seul arbre on nous en eût défendu dix. Mais viens, si bien réparés, jouons maintenant comme il convient après un si délicieux repas. Car jamais ta beauté, depuis le jour que je te vis pour la première fois et t’épousai ornée de toutes les perfections, n’enflamma mes sens de tant d’ardeur pour jouir de toi, plus charmante à présent que jamais ! Ô bonté de cet arbre plein de vertu ! »
So said he, and forbore not glance or toy
Of amorous intent, well understood
Of Eve, whose Eye darted contagious fire.
Her hand he seiz'd; and to a shady bank,
Thick over-head with verdant roof imbower'd
He led her nothing loath; flours were the couch,
Pansies, and violets, and asphodel,
And hyacinths; earths freshest softest lap.
There they thir fill of love and loves disport
Took largely, of thir mutual guilt the Seale,
The solace of thir sin; till dewie sleep
Oppress'd them, wearied with thir amorous play.
Il dit et n’épargna ni regard, ni badinage d’une intention amoureuse. Il fut compris d’Ève, dont les yeux lançaient des flammes contagieuses. Il saisit sa main, et vers un gazon ombragé, qu’un toit de feuillage épais et verdoyant couvrait en berceau, il conduisit son épouse nullement résistante. De fleurs était la couche, pensées, violettes, asphodèles, hyacinthes ! le plus doux, le plus frais giron de la terre. Là ils s’assouvirent largement d’amour et de jeux d’amour ; sceau de leur mutuel crime, consolation de leur péché, jusqu’à ce que la rosée du sommeil les opprimât, fatigués de leur amoureux déduit.
John Milton, Le Paradis Perdu, édition bilingue, traduit et présenté par Chateaubriand, introduction et notes de Claude Mouchard, Paris, Éditions Belin, 1990, rééd. 2011, Livre IX, v. 1005-1045, p. 558-561 (textes anglais et français)
Il se trouve que cet épisode, inéluctable, est assez représentatif de tout ce que C. S. Lewis cherche à tout prix à éviter — de façon parfois involontairement comique à mes yeux — dans son roman Perelandra ou Voyage à Vénus (Perelandra ou Voyage to Venus, 1943), à travers l'action sur une planète "Vénus/Éden" du personnage principal, Elwin Ransom, professeur de philologie en partie inspiré de J. R. R. Tolkien, lequel avait a priori apprécié ce roman lorsque celui-ci fut présenté par Lewis lors des réunions des Inklings.
C. S. Lewis étant l'auteur par ailleurs d'un essai sur le poème de Milton intitulé A Preface to Paradise Lost (1942), nul doute que ledit poème était bien connu de lui comme de Tolkien, et que l'épopée de Milton l'a directement influencé, même s'il revendique aussi d'autres sources d'inspiration dans sa correspondance.
Amicalement,
Hyarion.
[EDIT: correction de fautes et de l'affichage de citation]
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