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#1 27-05-2021 17:28

Elendil
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Amis et serviteurs : une analyse de deux suffixes elfiques

Le Dragon n'a pas tort lorsqu'il sous-entend que les Ents qui se promenaient jadis dans le présent forum sont devenus arbresques depuis longtemps. Pour ma part, vous le savez, mes modestes essais en la matière ont plutôt tendance à se retrouver sur Tolkiendil qu'en ces lieux. Question d'habitude.

Toutefois, il me semble envisageable d'expérimenter ici une autre façon de travailler. Je vais donc vous livrer par morceaux une petite analyse qui aura vocation à servir d'appendice en ligne à l'article que j'ai récemment terminé en vu du prochain numéro de l'Arc et le Heaume et qui s'intitulera « Questions de genre dans les langues elfiques ». J'espère que certains d'entre vous me feront l'honneur de lire et de commenter le texte ci-dessous (n'attendez pas que j'ai fini de poster l'intégralité de l'article pour ce faire). La version définitive, qui sera publiée dans la section Langues de Tolkiendil, n'en sera que plus robuste. Notez qu'à ce stade les traductions sont de mon cru et les références renvoient aux ouvrages en v.o. Je corrigerai cela lors de la révision finale.

Amis et serviteurs : une analyse de deux suffixes elfiques

Je ne vous appelle plus serviteurs, car le serviteur ne sait pas ce que fait son maître ; mais je vous appelle amis, parce que tout ce que j'ai entendu de mon Père, je vous l'ai fait connaître. (Jean, 15:15)

Les suffixes -(n)dil et -(n)dur sont largement répandus chez les Hommes qui portent des noms en quenya. La lignée royale d’Arnor semble les avoir particulièrement appréciés, puisque sur les dix rois d’Arnor, six ont un nom qui en fait usage (1). Pourtant, J.R.R. Tolkien ne donne guère de détails à leur sujet dans les livres publiés de son vivant. Tout au plus voit-on Frodo nommer Elendil « l’Ami des Elfes » (SdA, I/11), sans que soit signalé qu’il s’agit d’une traduction de son nom. Il faut se tourner vers la correspondance entre Tolkien et Milton Waldman, en 1951, pour trouver une première confirmation explicite. Celle-ci vient avec une explication d’Eärendil, accompagnée d’une note sur la source mythologique à l’origine de ce nom (L, n° 131). Dans des lettres plus tardives, Tolkien répète les traductions de ces deux noms (L, n° 211, 257), mais il faut attendre le brouillon d’un message adressé à un certain M. Rang en 1967 (L, n° 297) pour trouver une explication plus complète, qui mentionne la base verbale (N)DIL « aimer, être dévoué à ». Le suffixe -(n)dur, également discuté, est rapporté avoir une « signification similaire », bien qu’il signifie normalement « “servir”, comme on sert un maître légitime ». Tolkien poursuit en donnant quelques exemples où la distinction est nette : Arandil « ami du roi, royaliste » et arandur « serviteur du roi, ministre », ou encore Eärendil « amant de la mer » (2) et Eärendur « marin (professionnel) ». Le rapport entre Sam et Frodo est cité pour illustrer les cas où les deux significations coïncident, avec une précision du plus haut intérêt : -ndur se rapporte au statut là où -ndil correspond à un état d’esprit.

Tolkien explique dans cette même lettre qu’Eärendil est un des rares noms de son Légendaire à posséder une explication extra-diégétique, puisqu’il s’inspire directement du v. angl. éarendil, ultérieurement attesté sous la forme éarendel (les variantes éor- existent aussi). Ce nom est glosé « rayon de lumière » ou « aurore » et Tolkien précise que certains poèmes chrétiens ou homélies de l’Angleterre médiévale l’emploient comme surnom de Jean le Baptiste. Cette lettre ne signale pas les « connexions mythologiques ramifiées (désormais largement obscures) » de ce nom, contrairement à la missive adressée à Waldman. Elles n’entrent toutefois que faiblement en ligne de compte, encore qu’elles aient pu contribuer à éveiller l’intérêt de Tolkien pour ce nom (3). L’ensemble de ces sources, bien connues des spécialistes de la littérature médiévale anglo-saxonne, justifient en quelque sorte le rôle mythologique joué par le marin Eärendil dans le Silmarillion et expliquent même une exclamation comme Aiya Earendil Elenion Ancalima par le vers Éala Éarendel engla beorhtast. Tolkien précise cependant :

ce nom ne pouvait pas être adopté juste comme cela : il devait être adapté à la situation linguistique elfique, en même temps qu’une place pour cette personne était faite dans la légende.

L, n° 297

De fait, l’usage symbolique d’éarendel comme « héraut du lever du Soleil véritable en Christ » dans la poésie anglo-saxonne ne correspond pas au rôle d’Eärendil dans le Légendaire : les deux sont annonciateurs d’une salvation prochaine, mais là s’arrête la ressemblance (L, n° 297). Rien de commun entre les circonstances de leur vie, le salut annoncé ou la façon dont il est dévoilé. De la même manière, le nom vieil anglais ne saurait éclairer les éléments qui composent le nom Eärendil. Il faut donc se tourner vers les glossaires elfiques publiés de manière posthume si l’on veut en savoir plus sur l’origine et les nuances que Tolkien attribuait aux suffixes -(n)dil et -(n)dur.

(1)   À savoir, Elendil, Isildur, Valandil (3e), puis Valandur (8e), Elendur et Eärendur ; cf. SdA, App. A. Notons encore que le fils aîné d’Isildur, qui meurt aux Champs de Flambes, se nomme aussi Elendur ; cf. CLI, III/1.

(2) Traduction donnée par Tolkien dans une autre lettre (n° 211), mais son interlocuteur d’alors pouvait le déduire grâce aux explications fournies et à l’analogie avec Elendil, dont le nom était traduit.

(3) Il suffira ici de rappeler qu’Éarendel était assimilé à l’Étoile du Matin, qui n’est autre que la planète Vénus, place qu’occupe aussi Eärendil dans le Légendaire, mais pour de toutes autres raisons. Pour plus de détails à ce propos, voir notamment l’article de Carl Hostetter, « Over Middle-earth Sent Unto Men: On the Philological Origins of Tolkien’s Eärendel Myth », Mythlore vol. 17, n° 3 (1991), p. 5–10. On trouve un résumé des origines mythologiques de ce nom dans l’article de Didier Willis, « L’Origine de quelques noms utilisés par Tolkien », Hiswelókë, Second Feuillet (1999–2000), p. 61–62.

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#2 27-05-2021 20:05

ISENGAR
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Re : Amis et serviteurs : une analyse de deux suffixes elfiques

Merci pour cet appendice très intéressant.
Je m'étais souvent interrogé sur la nuance entre n-dil et n-dur.
La lecture des lettres citées m'avaient apporté quelques réponses, mais avec tes explications, c'est encore plus clair.

I.

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#3 27-05-2021 22:10

sosryko
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Re : Amis et serviteurs : une analyse de deux suffixes elfiques

Merci Elendil d'animer ces lieux par une étude sur ton pseudo :)

Tu as complètement captivé mon attention, même si je ne pourrai pas t'être bien utile pour améliorer tes considérations linguistiques, je te lis et te suivrai dans tes prochains posts avec joie.
Deux remarques :
- Concernant Elendur, fils d'Isildur mort au Champs de Flambes, il en est aussi fait mention dans HoME XII sous le nom de Kiryandil : il se bataille avec Meneldil le titre de dernier homme né sur le sol de Númenor (Les Héritiers d'Elendil : Meneldil dans la version B [p. 191], Kiryandil dans la version C [p. 208]).
- Si «Éarendel était assimilé à l’Étoile du Matin», c'est sous le terme d'Étoile du soir qu'Eärendil est désigné dans le SdA (Lauzon : FA 455, 459, 475 / RR 375).

S.

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#4 28-05-2021 10:14

Elendil
Lieu : Velaux
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Re : Amis et serviteurs : une analyse de deux suffixes elfiques

Merci pour vos remarques. :)

ISENGAR a écrit :

Je m'étais souvent interrogé sur la nuance entre n-dil et n-dur.
La lecture des lettres citées m'avaient apporté quelques réponses, mais avec tes explications, c'est encore plus clair.

Je crains fort que la suite ne contribue guère à clarifier les choses, mais c'est le jeu. ;)

sosryko a écrit :

- Concernant Elendur, fils d'Isildur mort au Champs de Flambes, il en est aussi fait mention dans HoME XII sous le nom de Kiryandil : il se bataille avec Meneldil le titre de dernier homme né sur le sol de Númenor (Les Héritiers d'Elendil : Meneldil dans la version B [p. 191], Kiryandil dans la version C [p. 208]).
- Si «Éarendel était assimilé à l’Étoile du Matin», c'est sous le terme d'Étoile du soir qu'Eärendil est désigné dans le SdA (Lauzon : FA 455, 459, 475 / RR 375).

Concernant les points que tu soulignes, je peux déjà t'assurer que nous aurons l'occasion de revenir plusieurs fois sur le cas d'Earendel / Eärendil, comme le prouve le prochain épisode ci-dessous.

Concernant Kiryandil, j'avoue n'avoir pas souhaité traiter tous les noms concernés, qui sont trop nombreux. Je compte en revanche m'arrêter sur ceux qui me semblent les plus significatifs. Je n'ai mentionné Elendur fils d'Isildur que dans le cadre de la conception finale de Tolkien au sujet de la lignée d'Arnor, quoique il contribue en fait à soulever un problème de fond qui sera traité en détail par la suite. Je n'ai pas non plus cité les noms intérimaires des deux autres enfants d'Isildur, nommés Eärnur et Vëandur dans les brouillons de l'appendice A, alors qu'ils illustrent l'autre suffixe.

En revanche, si je ne m'abuse, la généalogie de la p. 191 est bien la version C, et c'est celle que cite Christopher Tolkien dans les CLI, où il donne à Elendur la date de naissance 3299 et à Meneldil 3318 (CLI, III/1, n. 10 & 11, cf. PM, p. 190). Les dates de la p. 208 reprennent la version B, qui faisait aussi d'Anarion l'aîné d'Isildur, contrairement au texte publié du SdA. J'imagine qu'il faut d'ailleurs comprendre que  "dernier homme à être né à Númenor" sous-entend "parmi les survivants de la Submersion".

Faisons maintenant un petit retour en arrière.

Aperçu historique
Éarendel arose where the shadow flows

On peut considérer avec justice que le nom Earendel est à la source même du Légendaire tolkienien, puisque le poème « Le Voyage d’Éarendel l’Étoile du Soir », écrit en septembre 1914, anticipe les premiers récits des Contes perdus (cf. LT2, p. 267–269). Chose étonnante pour un personnage de cette importance, son nom n’est jamais traduit dans les premiers lexiques. Tout au plus est-il indiqué que la forme dialectale Y̯arendl était un mot archaïque pour désigner un marin (PE 12, p. 105). Ce nom n’étant pas utilisé en-dehors du Qenya Lexicon, il est difficile de savoir si c’est le nom d’Earendel qui a été déformé sous l’influence d’un nom commun préexistant ou si une forme dialectale du nom de ce héros en est venue à désigner tout marin par métonymie.

Quant au nom Earendel lui-même, il n’est accompagné d’aucune glose précise, pas plus que que ses variantes Earendl et Earendil. En revanche, il est associé à plusieurs reprises au q. earen, earend- « (jeune) aigle » ou « aire d’aigle » (PE 12, p. 25, 34–35 ; PE 15, p. 22–23 ; cf. PE 11, p. 51 ; PE 13, p. 99, 104 ; PE 15, p. 7 ; PE 16, p. 100, 104). La forme de ce radical pointe vers un second élément -el, qui se retrouve vraisemblablement dans le q. veniel « marin », dérivé de vene « petit bateau, vaisseau, plat » < VENE- « former, découper, creuser » (PE 12, p. 100). Il pourrait correspondre à l’adverbe q. el-, er- « un » (PE 11, p. 32). Dans le récit des Contes perdus, l’association entre les habitants de Gondolin et les grands Aigles n’est pas aussi étroite qu’elle le devient dans les versions ultérieures de l’histoire, mais elle est déjà suffisamment présente pour justifier que Tuor et Idril ait donné à leur fils un nom en l’honneur du peuple de Thorndor. En revanche, il est clair qu’à ce stade, Earendel ne nous apprendra rien sur les suffixes qui nous intéressent.

A Step Backward: Ælfwine and Eadwine

Chose étonnante pour des éléments qui tiennent une place aussi importante dans la nomenclature tolkienienne du Seigneur des Anneaux et des récits ultérieurs, ce n’est apparemment qu’avec le roman inachevé « La Route perdue », écrit en 1936–1937, qu’on voit apparaître le premier d’entre eux, sous la forme transitoire -el « ami ». Il se trouve associé aux noms Aláriel « Eadwine » et Elériel « Ælfwine » dans l’entrée ÑEL-, supprimée des « Étymologies », qui donne aussi les dérivés q. heldo, helde et helmo « ami » (1), helme « amitié », helda « amical, ayant de l’amour (pour) », ainsi que le nold. elf « ami » (VT 46, p. 3).

Bien qu’Earendel ne soit pas nommé dans cette entrée, il semble logique de supposer que Tolkien ait revu l’étymologie de ce nom entre-temps et que l’élément final de son nom soit désormais supposé correspondre avec ce suffixe. En effet, à l’entrée AYAR-, AIR-, le nom ear, earen renvoie désormais à la mer (LRW, p. 349). À vrai dire, Aláriel et Elériel n’apparaissent pas en tant que tels dans « La Route perdue », mais les gloses qui leur sont associées renvoient respectivement à deux des protagonistes principaux, qui se nomment Herendil et Elendil dans le texte publié par Christopher Tolkien .

Ces deux noms apparaissent d’ailleurs dans l’entrée NIL-, NDIL- (DIL-) « ami », écrite en remplacement de la précédente. Comme souvent, ce changement n’est pas expliqué, mais pourrait provenir d’une insatisfaction de Tolkien à l’égard des noms Aláriel et Elériel, ou d’une constatation de sa part que le d d’Earendel ne trouvait pas d’explication valable aux entrées ÑEL- et AYAR-. En tout état de cause, Tolkien semble avoir eu l’entrée ÑEL- sous les yeux lorsqu’il rédigea celle pour NIL-, car on y retrouve un vocabulaire similaire, quoique la phonologie retenue soit assez différente : q. nildo et nilmo « ami » (sans précision de sexe, mais sans doute masculin), nilde « amie », nilme « amitié », nilda « amical, aimant (envers) ». Aucun dérivé noldorin n’est cité, mais cette fois le suffixe est doté de deux formes courtes, -nil et -dil, ainsi que de deux longues, -nildo et -dildo, collectivement glosées « vieil anglais wine [ami] » (LRW, p. 378 ; VT 46, p. 4).

C’est aussi dans « Les Étymologies » qu’apparaît une première version de notre deuxième suffixe. Des notes marginales au niveau de l’entrée NDŪ- « descendre, couler, se coucher (du Soleil, etc.) » introduisent tardivement la base NDUR, NUR « se prosterner, se courber (bas), obéir, servir », dotée des seuls dérivés nûro « serviteur » et -dûr, non traduit, mais renvoyant à Isildur (LRW, p. 376 ; VT 45, p. 38). Or ce personnage ne fait son apparition qu’au cours de la rédaction du Seigneur des Anneaux, dans les brouillons duquel il est d’abord nommé Ithildor, puis Isildor. Il reçoit son nom définitif au cours d’une des nombreuses révisions des premiers chapitres du roman. Par conséquent, cette entrée des « Étymologies » date au plus tôt d’octobre 1938 (RS, p. 261, 271 n. 27 & 29, 320, cf. p. 309).

On peut constater au passage qu’à ce stade, le parallélisme entre les deux bases qui nous intéressent est très limité, car la base NIL-, inventée en premier, est de loin la plus développée des deux. Elle possède de plus une valeur propre, car elle ne renvoie à aucune racine plus fondamentale, là où NDUR est manifestement une spécification de la racine NDŪ-, qui traite de phénomènes physiques.

(1) Aucune précision n’est fournie, mais par analogie avec l’entrée NIL-, il est probable que helde soit féminine, tandis que les formes heldo et helmo seraient neutres, ou plus probablement masculines.

E.

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#5 28-05-2021 13:42

sosryko
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Re : Amis et serviteurs : une analyse de deux suffixes elfiques

Déjà la suite ? Merci :)

Ce n'est évidemment pas toi qui t'abuses mais bien moi qui me suis trompé ;-)

Concernant la datation de «cette entrée des Etymologies» : ce sont les notes marginales sur «la base NDUR, NUR» et non pas l'entrée NDŪ- qui date au plus tôt d'octobre 1938, non ?


S.

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#6 28-05-2021 18:10

Elendil
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Re : Amis et serviteurs : une analyse de deux suffixes elfiques

Disons qu'avant de lancer ce fuseau, j'avais déjà bien attaqué l'article. Il y a donc un petit peu de marge entre ma rédaction et ce que je vous soumets. Au passage, je me permets de préciser que j'ai omis de signaler un certains nombre de tentatives très éphémères qui précèdent encore la base ÑEL- dans les Etym., comme suit :

  • SER- ou THER- « aimer, affectionner (pour l’appréciation, l’amitié) » > q.-ser « ami », Elesser ou Eleðser « Ælfwine » ;

  • SON- « seulement utilisée pour des personnes = aimer, se lier d’amitié, chérir » > nold. thond, -thon « ami »,  Manathon et Elethon « Ælfwine » [entrée supprimée] ;

  • JEL- [orthographiée YEL- par Christopher Tolkien] « ami » > -iel « dans les noms = [vieil anglais] -wine » [entrée supprimée].

L'article final rendra compte de tout cela (à moins que d'aucuns insistent pour une version in extenso).

Je confirme que c'est bien la base NDUR, NUR qui date de la fin 1938 et non l'entrée NDŪ- elle-même. Christopher Tolkien explique dans son introduction que son père semble avoir rédigées « Les Étymologies  » dans l'ordre alphabétique, rajoutant progressivement beaucoup d'annotations aux entrées du début de l'alphabet. Arrivé au bout, il a repris son travail pour le mettre au propre, supprimant au passage la version antérieure pour A- et B-, et interrompant sa révision avec les D-, qui existent donc sous deux formes. Des ajouts datant du début de la rédaction du SdA ont été faits dans un troisième temps. En fait, il semble qu'entre les deux phases de rédaction principales, Tolkien ait procédé à plusieurs tours de révisions et ajouts, surtout au crayon, mais aussi à l'encre. Dans l'ensemble, les modifications à l'encre semblent plus tardives, mais certaines entrées au crayon semblent être postérieures à des modifications à l'encre opérées sur d'autres feuillets. Pas étonnant que Christopher ait dit qu'il s'agissait d'un des documents les plus complexes de tous ceux écrits par son père...

Dans le premier cas qui nous intéresse, SER- et SON- sont des ajouts au crayon sur la même page (f° 128), alors que JEL- est une complète réécriture à l'encre d'une entrée JEL- au crayon, dont je ne parle pas parce qu'elle ne nous concerne pas (f° 33). La logique des révisions de texte voudrait que ÑEL- soit la suivante de la série, mais je note qu'il s'agit d'une entrée au crayon, à la fin d'une page (f° 109). Il se pourrait donc qu'elle précède JEL-, qui serait alors une tentative inaboutie de révision. NIL- est une entrée à l'encre, donc plutôt tardive (f° 107). Pour l'autre suffixe, NDŪ- fait partie des entrées au crayon, mais NDUR est un ajout au crayon au sommet de la même page (f° 106). Néanmoins, NDUR est forcément postérieure à NIL, car le nom Elendil fut inventé longtemps avant Isildur.

J'espère que vous n'êtes pas trop perdus... moi, en tout cas, je me suis égaré à plusieurs reprises avant de trouver la sortie. Finalement, l'analogie d'Yyr avec la Moria n'était pas si mal trouvée. wink

E.

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#7 28-05-2021 20:18

Hisweloke
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Re : Amis et serviteurs : une analyse de deux suffixes elfiques

SER- ou THER- n'est peut-être pas "éphémère" :  Seron Aearon (Sea-lover) dans PM p. 348 ferait que cette racine a au moins eu une production en dehors des Etymologies.

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#8 31-05-2021 10:40

Elendil
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Re : Amis et serviteurs : une analyse de deux suffixes elfiques

Hisweloke a écrit :

SER- ou THER- n'est peut-être pas "éphémère" :  Seron Aearon (Sea-lover) dans PM p. 348 ferait que cette racine a au moins eu une production en dehors des Etymologies.

Tu as parfaitement raison et je le signale d'ailleurs dans une note qui s'intègre au paragraphe et demi que je n'ai pas recopié ici. C'est bien la « tentative » qui reste éphémère, au sens où Tolkien a très rapidement renoncé au suffixe q. -ser un temps envisagé. D'ailleurs, aucun des dérivés de SER- présents dans les Etym. n'a apparemment d'existence en-dehors de ce texte. Néanmoins, il est vrai qu'au contraire de SON- et JEL- cette entrée n'est pas biffée et il est tout aussi manifeste que le sind. seron, exclusivement attesté dans des notes écrites vers 1968, dérive d'une racine SER-, celle-là même qu'on trouve dans les Etym. (mais pas de sa variante envisagée THER-).

C'est un bel exemple de réemploi par-delà plusieurs décennies. Je me demande si Tolkien s'en souvenait ou s'il a consulté ses Etym. pour trouver une base alternative à (N)DIL- lorsqu'il a décidé que celle-ci n'aurait pas de dérivé en sindarin et ne serait pas utilisée pour sindariser le nom d'Eärendil. J'en parle dans un appendice (déjà écrit) sur les noms d'Eärendil en noldorin et sindarin.

Pour l'heure, avançons déjà jusqu'aux années 1960 (N.B. : les passages biffés correspondent à une modification assez importante de mon analyse, liée à la récente publication de The Nature of Middle-earth [NM], dont je parle plus bas ; le passage révisé correspondant est à la suite de la présentation des textes de NM, qui s'intercale à cet endroit) :

The names he chose were Ǽlfwine Earendel

Le récit des « Archives du Notion Club », rédigé lors d’une pause dans l’écriture du Seigneur des Anneaux, n’amène guère d’élément nouveau, à l’exception d’une légère révision de la signification du radical ndil, désormais traduit « amour, dévotion » par l’un des protagonistes (SD, p. 241, 305). En revanche, les essais postérieurs à la rédaction des Appendices du magnum opus de Tolkien montrent que ce dernier vient progressivement à considérer ces deux suffixes comme une paire, sans doute en lien avec l’usage récurrent qu’il en avait fait au sein des mêmes lignées royales d’origine númenórienne.

Ainsi le texte « Common Eldarin: Noun Structure » distingue -ndūr « assister, soigner » (1) de -ndīl, ndīli > q. níle « intérêt spécial ou amour pour », pour lequel Tolkien précise qu’il s’agit d’« un mot impliquant “la dévotion” : l’intérêt spécial qu’on peut ressentir envers toute chose autre que soi pour elle-même, l’amour désintéressé ». Celui-ci est illustré par les noms Elendīl « “Amant des étoiles” (ou interprété par les Numenoriens comme “Ami des Elfes”) » et *Gala(da)ndil > q. Aldanil ou Alandil, sind. Gelennil ou Gleðennil « Amant des Arbres » (PE 21, p. 83, 86). Sachant l’amour que Tolkien voue aux arbres, l’exemple choisi est loin d’être anodin, d’autant qu’aucun personnage du Légendaire n’est nommé ainsi. Remarquons aussi qu’à ce stade, Tolkien ne voit pas d’inconvénient à ce qu’un Homme ou un Elfe puisse être nommé Anardil, en vertu du sentiment que pouvait inspirer cet astre « unique (et impossible à posséder) », que les Elfes considèrent comme une « œuvre d’art » créée par les Valar (PE 21, p. 86).

À bien des égards « Quendi and Eldar », daté de 1959–1960, représente une tentative de révision des concepts linguistiques antérieurs, une révision qui semble n’avoir que rarement été entérinée par la suite. Le présent cas ne fait pas exception, puisque le suffixe -(n)dil « quoique n’excluant pas l’affection et les loyautés personnelles » se voit principalement orienté vers la connaissance. Ainsi les noms que ce texte considère comme usuels pour les Amis des Elfes, Quen(den)dil et Eldandil, « auraient impliqué une préoccupation profonde pour tout le savoir relatif aux Elfes », tandis qu’Elendil « signifiait “un amant ou un étudiant des étoiles” et était appliqué à ceux qui se dévouaient au savoir astronomique ».

C’est un nouveau suffixe, -meldo, qui vient temporairement prendre la place jusque-là occupée par -(n)dil. Il est illustré par le q. Eldameldor « Amants des Elfes », dont l’équivalent sindarin est Elvellyn (WJ, p. 410, 412). Il s’agit là d’un ajout notable à l’une des plus anciennes et des plus pérennes racines du Légendaire, déjà attestée sous la forme MELE- « aimer » dans le Qenya Lexicon (PE 12, p. 60) et MEL- « aimer (comme ami) » dans « Les Étymologies » (LRW, p. 372 ; VT 45, p. 34). C’est bien sûr de cette racine que dérive le sind. mellon « ami », qui forme le mot de passe des Portes de la Moria (SdA, II/4 ; PE 17, p. 40–41). Toutefois, en-dehors de « Quendi and Eldar », jamais cette racine n’est utilisée pour former le moindre suffixe.

Q Elendil “Ælfwine; Elf-friend”

Ainsi, les notes que Tolkien prend dans les années 1960, alors qu’il cherche à compiler un appendice linguistique au Seigneur des Anneaux, tendent à revenir à la conception qui prévalait précédemment. Les difficultés phonologiques engendrées par certains des noms des Appendices semblent l’avoir poussé à admettre des influences croisées entre les bases N(D)IL et DUR, justifiant l’existences des suffixes variés -nil/ndil/dil et -nur/ndur/dur. La signification de NIL reste comparable à ce qu’elle était dans « Common Eldarin: Noun Structure », puisqu’elle « signifie aimer comme un ami ou un égal ».

En revanche, DUR est désormais défini de manière différente : « avoir un intérêt spécial envers des choses comme les arbres, l’astronomie, les gemmes, la médecine, la mer, &c. » Le changement de forme et de signification de cette racine doit vraisemblablement être interprété comme une volonté d’éviter désormais tout lien avec la racine NDŪ̆ (2). Il permet aussi de souligner la différence originelle entre N(D)IL et DUR, tout en attribuant à cette dernière les nuances qui avaient été momentanément octroyées à -(n)dil dans « Quendi and Eldar ». Pour autant, Tolkien ne manque pas d’ajouter que « la distinction n’est pas toujours faite (en particulier par des hommes comme les Númenoriens) » (PE 17, p. 152). Il précise d’ailleurs que l’usage elfique veut qu’on réserve N(D)IL aux être animés, alors que DUR s’appliquait plutôt aux êtres inanimés ou aux notions abstraites :

Ainsi d’après les Maîtres-du-savoir elfiques sont plus corrects Elendil (si c’est pour les Elfes pas les étoiles), Valandil, et Amandil [puisque la Terre Bénie peut être considérée = Manwë, ou tous les Valar]. Est admissible aussi Eärendil, s’il se réfère réellement au “Seigneur des Eaux”, un des principaux Valar et un ami immuable des Elfes et des Hommes. Cependant Meneldil et Anardil sont “humains” puisque menel = “le firmament” pas “les Cieux”, et anar le Soleil physique.

Thus according to the Elven-Loremasters more correct are Elendil (if of Elves not stars), Valandil, and Amandil [since the Blessed Land may be held to = Manwë, or all the Valar]. Permissible also is Eärendil, if really referring to the “Lord of Waters”, one of the chief Valar and unchanging friend of Elves and Men. But Meneldil and Anardil are “mannish” since menel = ‘the firmament’ not “Heaven”, and anar the physical Sun.

PE 17, p. 152

Il ajoute d’ailleurs que cet usage « incorrect » se développe à partir du nom d’Eärendil, où le suffixe -(n)dil fut appliqué pour la première fois à autre chose que des personnes. Avec cette explication, Tolkien concilie à la fois l’histoire externe et externe de ses langues : d’un côté, il est parfaitement exact que Tolkien avait imaginé le personnage d’Earendel/Eärendil bien avant le suffixe permettant d’interpréter son nom, de l’autre, le fait que le père d’Eärendil ait été un Homme doté d’un lien personnel très profond avec Ulmo, le Vala des Eaux, justifie doublement la forme de ce nom à l’intérieur de la fiction.

De fait, l’invention tardive du suffixe -(n)dil avait laissé à Tolkien une latitude d’interprétation intéressante, car il n’en avait jusqu’alors doté aucun de ses Elfes. Toutefois, la solution retenue requérait de démontrer l’utilisation de ce suffixe par les Elfes eux-mêmes. Tolkien remédie de manière astucieuse à cette faiblesse en forgeant vers cette période le q. Atandil, sind. Edennil « Ami des Hommes » (3), conçu comme un surnom les Elfes attribuèrent à Finrod Felagund en raison de son amitié pour les Edain (MR, p. 305–306, 349 ; VT 41, p. 14).


(1) Ce suffixe est illustré par les noms Ithildur, Isildur (manifestement la forme quenya-ñoldorine du précédent) et Valandur, mais ceux-ci ne sont ni traduits, ni explicités plus avant.

(2) On notera que cette racine est donnée sous la forme (N)DUR- en page 167, mais cela n’est qu’une intervention éditoriale.

(3) Dans un autre texte, Tolkien cite concurremment la variante Firindil, de même sens (VT 41, p. 14).

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#9 01-06-2021 10:35

sosryko
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Re : Amis et serviteurs : une analyse de deux suffixes elfiques

Merci Elendil de nous faire goûter les richesses des Parma Eldalamberon :)

Rq : Finrod est aussi appelé l'Ami des Hommes (Edennil) à la p. 305 de MR (début de l'Athrabeth). Par contre, je ne vois rien à la p. 309 : lire peut-être p. 349, avec son entrée Edennil du Glossaire qui accompagne l'Athrabeth ?

S.

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#10 01-06-2021 11:42

Elendil
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Re : Amis et serviteurs : une analyse de deux suffixes elfiques

Merci à toi pour ta relecture. smile J'ai effectivement manqué la référence de la page 305 et commis une coquille pour l'autre. C'était bien p. 349 qu'il convenait de lire. Je corrige.

E.

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#11 03-06-2021 15:49

Elendil
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Re : Amis et serviteurs : une analyse de deux suffixes elfiques

Bon, je n'ai pas l'impression que la question passionne les foules (ou alors celles-ci sont subjuguées, on peut toujours rêver wink), mais nous allons néanmoins terminer ce petit historique avec le « Schibboleth » et un détour par les suffixes elfiques de sens comparables.

The only (but a major) exception is Earendil

La lettre à M. Rang, précédemment citée, est apparemment le dernier texte où les rapports entre les éléments -(n)dil et -(n)dur sont explorés en détail. Ce qui est dit du premier est entièrement compatible avec les détails de la strate d’élaboration antérieure, jusque dans les nuances de la traduction retenue pour (N)DIL « aimer, être dévoué à ». À la lumière des précédentes hésitations de Tolkien, il pourrait en revanche être significatif qu’il se soit abstenu de citer la racine dont dérive -(n)dur, ce qui ménage toutes les possibilités étymologiques. Par ailleurs, il est notable que ce suffixe semble ici s’appliquer sans restriction aucune aux êtres vivants et revienne à la signification « servir », qui était celle des « Étymologies ».

Cette orientation se retrouve en partie dans l’essai « The Shibboleth of Fëanor », écrit vers 1968, où le père de Nerdanel, la femme de Fëanor est dit être « un “Aulendil” >> “Aulendur” », ce que Tolkien glose par « “Serviteur d’Aulë” : c.-à-d. quelqu’un dévoué envers ce Vala. Cela s’appliquait particulièrement aux personnes ou familles des Noldor qui entrèrent réellement au service d’Aulë et qui en retour reçurent une instruction de lui ». Néanmoins, même un essai dédié à un tout autre sujet peut faire surgir d’étonnantes contradictions. En effet, le père de Nerdanel est aussi déclaré avoir le surnom Urundil « amant du cuivre » (PM, p. 365–366 n. 61), ce qui vient en contradiction directe du long excursus sur l’usage linguistiquement correct du suffixe -(n)dil. Jusque dans ses dernières années, Tolkien reste susceptible de remettre en question tous les choix précédemment effectués pour ses langues inventées…

Thus Bëor the Vassal got his name among the Gnomes

Avant de nous pencher plus avant sur l’interprétation de ce dossier, peut-être faut-il nous demander s’il n’existerait pas d’autres suffixes elfiques dont Tolkien userait pour exprimer les mêmes notions (1). Bien évidemment, il existe d’autres racines qui servent à exprimer les notions d’amitiés, d’intérêt ou de service. Pour l’amitié, citons parmi d’autres le gold. gwaid « parents, apparentés ; compagnon » < *ŋuaʒet- (PE 11, p. 43) ou le nold. gwend « attache, amitié » < WED « attacher » (LRW, p. 397–398). Pour le service, on peut noter le q. virt, virty- « serviteur, esclave » < VṚTYṚ « servir » (PE 12, p. 102), les q. norka, gold. drog « esclave, captif, serviteur » < *norokā́, de même sens (PE 11, p. 31) ou les nold buia- « servir, être en allégeance à » et beor « suivant, vassal » < BEW « suivre, servir » (LRW, p. 352–353). Toutefois, ces éléments peuvent être rapidement écartés, car aucun suffixe n’est régulièrement formé à partir des racines dont ils dérivent. La plupart ont d’ailleurs une étymologie qui n’est qu’assez tangentiellement rattachée aux concepts étudiés jusqu’à présent.

Le nom q. Eldairon, utilisé à une occasion pour désigner le personnage d’Ælfwine dans les Contes perdus (LT2, p. 313), semble contenir un suffixe signifiant « ami », mais qui reste malheureusement obscur. Son équivalent gold. Lúthien, glosé « Ami » ou « Vagabond » (LT2, p. 301–302, 304), est encore moins analysable et l’oscillation entre les deux significations montre que Tolkien lui-même n’avait pas dû déterminer son étymologie.

La racine THĀ/ATHA est plus intéressante. Elle donne notamment le q. aþumo « ami en cas de besoin, ami avec des intérêts partagés, collègue » et sind. athelas « herbe des rois » (PE 22, p. 165–166). Surtout, elle pourrait être à l’origine de l’élément q. #-(s)támo « aide [agent] » dans le nom Rómestámo « Aide-de-l’Est » (2), attribué dans un texte à l’un des deux Ithryn Luin (PM, p. 385). C’est en tout cas de cette base que dérive une interprétation temporaire du nom de l’Elfe Denethor < *Ndanithārō « Sauveur des Dani » (LRW, p. 175, 188, 353), avant que Tolkien ne réinterprète entièrement ce nom en le faisant dériver des nand. *dene « mince et fort, souple, agile » et thara « grand (ou long) et svelte » (WJ, p. 412). Son usage restreint semble cependant sous-entendre que l’élément q. -(s)támo et ses variantes se comportaient plus comme des mots en composition que des suffixes productifs dans le langage courant. Ne reste donc finalement que le suffixe -meldo dont nous avons parlé précédemment.

(1) Le cas de l’adûnaïque fera l’objet d’un interlude spécifique, car il ne nous renseigne guère sur la question qui nous intéresse.

(2) Il y aurait là cependant un problème de phonologie, car rómen + #þámo donnerait normalement **rómettámo, **rómentámo ou **rómensámo > **rómessámo, selon l’ancienneté et le dialecte auquel appartiendrait le nom en question, si l’on se fie à la « Quenya Phonology » (PE 19, p. 89, cf. p. 44).

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#12 03-06-2021 18:05

sosryko
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Re : Amis et serviteurs : une analyse de deux suffixes elfiques

Cher Elendil,

je suis désolé si je ne suis pas plus disert, mais je te lis avec grand intérêt, sans savoir quoi ajouter et encore moins avoir à redire ;-)

Inculte, j'ose trois questions liées aux symboles employés :
- que signifie « # » dans « rómen + #þámo » ?
- que signifie « * » (= hypothétiquement ? forme inconnue mais probable ? mais alors, qui  fait cette hypothèse : toi ? Tolkien ?), « ** » (= encore plus hypothétiquement ? forme inconnue mais sans certitude ?) ?
- et  que veut dire « gold. » ?
Quant aux termes en majuscules, ils désignent des mots-racines (verbes), c'est ça ?
Bon, mes questions ne font en rien avancer la question mais je serai un peu moins bête ;-)

encore merci :)

S.

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#13 03-06-2021 18:11

ISENGAR
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Re : Amis et serviteurs : une analyse de deux suffixes elfiques

Elendil a écrit :

Bon, je n'ai pas l'impression que la question passionne les foules (ou alors celles-ci sont subjuguées, on peut toujours rêver wink)

Détrompe-toi. Je ne constitue pas une foule à moi tout seul, mais je lis tout avec intérêt, car c'est passionnant.
Hélas, une intervention de ma part sur un tel sujet, pour lequel ma compétence reste très réduite, n'aurait guère de plus-value*... Je me laisse donc subjuguer en toute discrétion wink

* sauf à éventuellement faire sourire, avec une remarque du genre : "Ca alors, drog signifie « esclave, captif, serviteur » en goldogrin, c'est stupéfiant !"... tongue

I.

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#14 03-06-2021 21:58

Hisweloke
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Re : Amis et serviteurs : une analyse de deux suffixes elfiques

Un peu à l'arrache, pardonnez le style "prise de note":

Sur Rómestámo, certes PM/385, mais aussi PM/391 n. 28 "Elsewhere on this page this name is written Róme(n)star (hmm, où ça, sur la page, Christopher, et qu'est ce que tu n'as pas cité, hein ?).

Quant aux travaux précédents:

Fauskanger, Helge, dans son Quettaparma Quenyallo (dernière actualisation en 2013) donne  #sámo (þ) noun “helper”, tentatively isolated from Rómestámo “East-helper”, q.v. When initial, st- would normally simplify as s-, for archaic þ-.

Strack, Paul, sur Eldamo à cette entrée déduite, fait le lien avec √THĀ/ATHA.

Je ne suis pas très convaincu par tout ça, mais bon...

Sur aþumo, il faudrait que je vérifie PE22, il me semble qu'il y avait tout un truc avec un autre racine en HATH, et pas mal d'hésitation (ma lecture est imprécise, j'ai juste vérifié les formes sindarine, et vu que c'était pas mal brouillon tout ça.)

"Avant de nous pencher plus avant sur l’interprétation de ce dossier, peut-être faut-il nous demander s’il n’existerait pas d’autres suffixe..." = pour moi, tu fais trop long, et là tu t'égares dans une digression qui outre le caractère (par nature des sources) un peu fumeux autour de Rómestámo, Denethor &Cie, coupe ton propos et ne mériterait au mieux qu'une longue note de bas de page. « Début, milieu, fin », l'ami, raconte une histoire sans te perdre (défaut que je connais aussi!) dans la sous-histoire du voisin de pallier de tes personnages principaux big_smile

D.
Et puisque je suis là:
*forme restituée, déduite mais non attestée (en principe, en linguistique réelle)... mais ici sans doute = forme historique reconstituée (la reconstruction étant dans les sources, c-à-d. par Tolkien).
**forme incorrecte. Bonhomme > pl. bonshommes, mais bonheur > pl. bonheurs et non pas **bonsheurs tongue
#forme déduite (cette notation n'étant pas une notation "standard" en linguistique, qui utilise l'astérisque sans distinction). Et donc ici déduite par Damien.
gold. = goldogrin autrement dit gnomique (à l'époque des Contes perdus peu ou prou: qenya et gnomique sont les ancêtres respectifs du quenya et du sindarin sur le plan externe)

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#15 03-06-2021 22:00

Hisweloke
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Re : Amis et serviteurs : une analyse de deux suffixes elfiques

EDIT: erreur d'édition / modification. J'ai bégayé.

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#16 04-06-2021 07:18

sosryko
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Re : Amis et serviteurs : une analyse de deux suffixes elfiques

Merci Didier pour tes éclairements :)

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#17 04-06-2021 10:06

Elendil
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Re : Amis et serviteurs : une analyse de deux suffixes elfiques

sosryko a écrit :

Quant aux termes en majuscules, ils désignent des mots-racines (verbes), c'est ça ?

Didier ayant répondu à la plupart de tes interrogations, je me contenterais de confirmer que les termes en majuscules désignent les racines elfiques : l'origine la plus lointaine du mot, par-delà les mots primitifs agrémentés d'un astérisque, lesquels peuvent déjà avoir subi de premières modifications, comme l'ajout d'un suffixe. Ainsi EL- + suffixe *-en + BARATH- + suffixe > quendien primitif *elen-barathī > vieux sindarin *elmbereth > sindarin Elbereth. Ces racines sont souvent mais pas exclusivement verbales.

Pour complexifier encore les choses, Tolkien a généralement considéré que les racines triconsonantiques résultaient généralement de l'extension (de forme et de sens) d'une racine biconsonantique encore plus primitive. Ici, BARATH- (et BARAD-, BARAT-, BARAS-) < BAR-. La différence entre les racines et les mots en quendien primitif est que les racines sont considérées comme une sorte d'abstraction, une forme théorique n'ayant jamais réellement été utilisée, là où les mots en quendien primitifs sont censés être les reconstructions des mots réellement prononcés par les premiers Elfes. Parfois, un mot en quendien primitif peut simplement être une reprise de la racine nue, sans modification.

Hisweloke a écrit :

Sur Rómestámo, certes PM/385, mais aussi PM/391 n. 28 "Elsewhere on this page this name is written Róme(n)star (hmm, où ça, sur la page, Christopher, et qu'est ce que tu n'as pas cité, hein ?).

Bien vu, bien vu. Je sens que je vais faire une petite mise à jour de l'analyse. La forme Róme(n)star permet de clarifier la phonologie (et d'exclure plus nettement encore le rapprochement avec aþumo).

Hisweloke a écrit :

Fauskanger, Helge, dans son Quettaparma Quenyallo (dernière actualisation en 2013) donne  #sámo (þ) noun “helper”, tentatively isolated from Rómestámo “East-helper”, q.v. When initial, st- would normally simplify as s-, for archaic þ-.

Strack, Paul, sur Eldamo à cette entrée déduite, fait le lien avec √THĀ/ATHA.

Je ne suis pas très convaincu par tout ça, mais bon...

En effet, je ne les ai pas cités, car je ne sais pas trop comment m'y prendre avec Eldamo qui peut être mise à jour sans prévenir, mais c'est effectivement la proposition de Fauskanger modifiée par Strack que je conteste sur le plan phonologique, car cela ne colle pas très bien. La forme Róme(n)star, que tu cites, m'inspire une autre possibilité, plus proche de ce que proposait Fauskanger : le -n de rómen serait élidé (divers exemples attestent de la possibilité dans le PE 17) et le deuxième élément aurait la dérivation suivante : q. pr. #stamō > q. þámo > q. ñold. sámo. Dans ce cas, cet élément ne peut en aucun cas dériver de  THĀ/ATHA, mais plutôt d'une racine STAM- non attestée (quoique sous-entendue par le q. pr. *stama- « barrer, exclure » > -stan dans sandastan « barrière de boucliers »).

Hisweloke a écrit :

Sur aþumo, il faudrait que je vérifie PE22, il me semble qu'il y avait tout un truc avec un autre racine en HATH, et pas mal d'hésitation (ma lecture est imprécise, j'ai juste vérifié les formes sindarine, et vu que c'était pas mal brouillon tout ça.)

De fait, en discutant la signification d'une racine ÞĀ̆/AÞA « être d'accord, consentir, agréer », Tolkien précise (après coup) en note :

Bien que ce sens soit obscurci par les usages de aþa- avec d'autres verbes, il peut être supposé être le plus ancien, à cause de dérivés qui en sont tirés, comme le q. aþea (< aþāya) nom (comme = “bénéfique” ?) d'une herbe [...]

Though this sense is obscured in the uses of aþa- with other verbs, it may be supposed to be the earliest sense, be cause of derivatives made from it, such as Q aþea ( < aþāya name (as = 'beneficial' ?) of a herb […]

PE 22, p. 165

Et Christopher Gilson signale des annotations marginales ultérieures :

Cela requiert correction. √ATHA = être d'accord, agréer, consentir, octroyer -- assister, se joindre à d'autres [?]. C'est HATHA, q. haþa- qui signifiait traiter avec douceur / rendre facile, (aider à) guérir.

---

haþa. q., tel. haþa-, traiter (médicalement). {hathro, hath... >>} haðro, hadro.
Q {asea >>} aþea. traitant [?]. [? utiliser] médicalement, prendre soin [?] . -- {aþumo >>} aþar(o), docteur, mire.
Sind. {gathra. gathur [?] >>} athra. athur [?]. Q. Traiter médicalement. mire, docteur. aþarta, asartar [?].

This needs correction. √ATHA = be willing, agree, consent, grant -- assist, join with others[?]. It is HATHA, Q haþa- that meant treat kindly/make easy, (help to) cure.

---

haþa. Q., T haþa-, treat (medically). {hathro, hath... >>} haðro, hadro.
Q {asea >>} aþea. treating[?]. medically [?use], caring[?] . -- {aþumo >>} aþar(o), doctor, leech.
S {gathra. gathur[?] >>} athra. athur[?]. Q. to treat medically. leech, doctor. aþarta, asartar[?].

PE 22, p. 165-166 n. 109-110

L'un dans l'autre, j'aurais tendance à penser qu'on s'éloigne encore plus du sujet, puisqu'on passe d'« aider (& être d'accord) » à « traiter (médicalement) ». Quoiqu'il en soit de l'étymologie finale du sind. athelas et de son éventuel rapprochement avec le q. aþumo, l'élément -stamo possède très vraisemblablement une étymologie différente. Bref, autant appliquer ta suggestion :

Hisweloke a écrit :

"Avant de nous pencher plus avant sur l’interprétation de ce dossier, peut-être faut-il nous demander s’il n’existerait pas d’autres suffixe..." = pour moi, tu fais trop long, et là tu t'égares dans une digression qui outre le caractère (par nature des sources) un peu fumeux autour de Rómestámo, Denethor &Cie, coupe ton propos et ne mériterait au mieux qu'une longue note de bas de page. « Début, milieu, fin », l'ami, raconte une histoire sans te perdre (défaut que je connais aussi!) dans la sous-histoire du voisin de pallier de tes personnages principaux big_smile

Je prends donc bonne note du conseil et je verrai ce qui mérite réellement d'être gardé. J'avoue que la digression en question est le résultat de l'évolution de l'article, car à l'origine, c'est là que je comptais discuter -meldo, nettement plus important pour la discussion. Au final, j'ai trouvé plus logique d'en parler au cours de l'analyse de Q&E. Je prévoyais aussi parler à cet endroit des formes adûnaïques, mais elles ont fini dans un appendice dédié. Ce qui reste en place est sans doute le moins utile et peut très certainement être comprimé pour passer en note.

Tant qu'à digresser, je vous propose déjà un premier interlude (qui sera donné en appendice de l'article définitif) :

I. Les noms d’Eärendil en noldorin et sindarin

Le nom d’Eärendil est un magnifique exemple de la façon dont le goût phonesthétique de Tolkien se manifestait. Il montre avec acuité la façon dont Tolkien préférait remettre en cause et retravailler sans cesse l’étymologie d’éléments aussi innocents en apparence que les suffixes des noms propres plutôt que de changer un nom qui lui plaisait. Par voie de conséquence, il semble s’être heurté à des difficultés pour définir la forme que pouvait prendre ce nom en « elfique commun », la langue nommée noldorin dans les années 1930–1940, et sindarin à partir des Appendices du Seigneur des Anneaux.

Ce n’est que dans un « Tableau de notation vocalique en noldorin exilique » datant d’environ 1940 qu’on trouve une première tentative de sa part. Au sein d’une série d’exemples en noldorin, figurent successivement Earendel et aearendel (PE 22, p. 40). Par comparaison avec les autres noms qui y figurent, il semblerait que le second puisse être en noldorin exilique archaïque, tandis que le premier serait alors une forme noldorine tardive. Ce serait la seule suggestion qui tendrait à faire d’Earendel un nom noldorin, mais peut-être n’est-ce pas un hasard si « Les Étymologies » s’abstiennent justement de clarifier l’étymologie de ce nom, et ne citent pas non plus la forme Eärendil.

Les notes de Tolkien pour l’appendice linguistique inachevé du Seigneur des Anneaux donnent le nom Gaerennil, et son alternative Gaerdilon dans un premier brouillon (PE 17, p. 17). Ces formes ne sont pas glosées, mais sont manifestement supposées être deux traductions sindarines possibles d’Eärendil. En effet, le texte définitif propose l’équation correspondante « [sind.] Gaerdil, ~dilion = q. Eärendil », ainsi que l’équivalence entre le sind. gaear « Mer ; part[iculièrement] la Grande Mer (de l’Ouest) » et le q. †aire, ëar (PE 17, p. 27).

Cependant, cette tentative semble n’avoir pas été satisfaisante pour Tolkien, ce qui le poussa à élaborer une solution radicale dans « The Shibboleth of Fëanor ». Selon ce texte, le nom d’Eärendil ne fit jamais l’objet d’une traduction en sindarin, mais était occasionnellement glosé Seron Aearon « Amant de la mer » (1). Et pour éviter toute ambiguïté, Tolkien rajouta en note : « Les formes affectées par le sindarin dans les manuscrits, comme Aerendil, Aerennel, etc. étaient occasionnelles et accidentelles » (PM, p. 348, 364 n. 52). En cas d’incertitude persistante, quoi de mieux qu’affirmer l’inexistence de la forme problématique et que se prémunir contre toute velléité de contradiction en l’imputant à l’inconstance de scribes fictifs ?

(1) Pour mémoire, le sind. seron « amant » dérive clairement de la racine SER-, uniquement attestée dans « Les Étymologies » et dont nous avons traité plus haut.

E.

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#18 04-06-2021 11:24

Yyr
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Re : Amis et serviteurs : une analyse de deux suffixes elfiques

Juste un petit mot en passant pour dire :
- un grand merci (et coup de chapeau) Elendil pour tout cela :) :) :)
- que je repasserai dès que possible (l'urgence "sanitaire" m'accapare actuellement entièrement)
- que je n'ai pu regarder attentivement que le premier post, avec (délectation et) des choses à partager ... dès que possible :)

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#19 08-06-2021 16:11

Elendil
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Re : Amis et serviteurs : une analyse de deux suffixes elfiques

Compte tenu des récentes protestations d'intérêt, je ne prends pas l'absence de réponse à la dernière livraison du présent feuilleton pour une absence d'intérêt des lecteurs. wink

Du coup et sans plus barguigner, revenons à notre sujet principal :

Usage et signification

Il est difficile de chercher à tirer des conclusions définitives face à des conceptions aussi fluides. Il n’en reste pas moins que l’introduction de l’équivalence entre -nil / -dil et le suffixe anglo-saxon -wine marque un tournant important. Elle permet en effet d’associer philologiquement autour de la notion d’amitié les personnages d’Éarendel et d’Ælfwine, qui sont justement les principaux deux points d’union entre les Elfes et les Hommes. Cela permet de donner corps au projet littéraire que Tolkien expose justement dans sa lettre à Waldman, qui consistait à « créer un ensemble de légendes plus ou moins reliées » qu’il puisse dédier à son pays, l’Angleterre. Cette association est d’autant plus efficace qu’Éarendel et Ælfwine font partie de ces noms qui disposent d’équivalences dans d’autres langues germaniques, attestant de leur ancienneté, mais dont la signification initiale est désormais difficile à saisir (1). Tolkien peut alors s’employer à combler les vides laissés par les mythes historiques pour rattacher ces noms à ses propres récits, qu’il finit par situer dans un passé préhistorique imaginaire et dont les différents « Amis-des-Elfes » deviennent les récipiendaires (2).

Ainsi des personnages appartenant à une même lignée, mais séparés par des centaines, voire des milliers d’années partagent-ils un lien supplémentaire au travers de noms dotés de la même signification. Ce lien linguistique devient un lien psychologique qui permet aux protagonistes modernes de « La Route perdue » et des « Papiers du Notion Club » de renouer en pensée avec les Elfes et de témoigner ensuite des événements auxquels ils ont assisté. Nous rejoignons dès lors la conception quelque peu mystique du langage et de la nomenclature que Tolkien expose dans son essai académique « L’Anglais et le Gallois » (MC, p. 162–197). Bien que Tolkien ait fini par abandonner « La Route perdue » et « Les Papiers du Notion Club » en cours de route, le personnage d’Ælfwine perdure comme auditeur dans certains récits tardifs, montrant que Tolkien n’avait pas entièrement abandonné l’idée du navigateur médiéval comme intermédiaire fictif pour ses récits du Silmarillion.

La cohérence de cette conception se trouve quelque peu bousculée par l’introduction ultérieure du suffixe -(n)dur, que Tolkien ne rapproche d’aucune terminaison comparable parmi les langues d’Europe. Sa ressemblance formelle avec -(n)dil et l’alternance des deux formes dans les généalogies des Númenóriens ont cependant conduit Tolkien à les considérer comme une paire, dont il devait dès lors définir chaque membre par opposition à l’autre (3). Un premier axe d’opposition envisagé concerne l’applicabilité de ces suffixes à des objets animés ou inanimés. Cette distinction, exprimée de manière particulièrement nette dans « Common Eldarin: Noun Structure », n’est pas maintenue de manière constante, même pour les noms des Elfes. Un second axe perdure en revanche dans l’ensemble des textes considérés, mais joue sur trois thèmes plutôt que sur deux, ce qui explique certains glissements d’une explication à l’autre. Amitié, intérêt scientifique et service envers autrui sont en effet les principales notions associées à ces deux suffixes. La lettre à M. Rang semble être une synthèse des différentes possibilités et redistribue ces notions en insistant sur le fait que -(n)dil correspond plutôt à une disposition intérieure, là où -(n)dur représente plutôt une relation externe, liée au statut social ou à la profession.

Cette solution permet en outre à Tolkien de résoudre de manière satisfaisante un point étonnant, lié au fait que la quasi-totalité des noms en -(n)dil et -(n)dur sont masculins, alors que ces suffixes ne sont nulle part considérés restreints à un seul sexe. Pris hors de tout contexte, les trois noms de métier Aulendur « serviteur d’Aulë » (PM, p. 365–366 n. 61), arandur « ministre, intendant » et eärendur « marin (professionnel) » (L, n° 297) pourraient être considérés comme mixtes. Toutefois, l’histoire de la Terre du Milieu montre que ces fonctions sont en fait uniquement remplies par des hommes, ce qui permet d’accepter le fait que ce suffixe ait pu au moins un temps être associé au q. nûro « serviteur » (4), dont la terminaison en -o est typiquement masculine (5). Il n’est donc guère surprenant que tous les noms propres associés à cette terminaison soient également masculins.

Le cas de -(n)dil est un peu plus complexe, car ce terme est associé à des dérivés de différents genres dans « Les Étymologies » et au nom abstrait níle « intérêt spécial ou amour pour » dans « Common Eldarin: Noun Structure » (6). Toutefois, l’ensemble des noms propres en -(n)dil est de genre masculin, à l’image du suffixe v. angl. -wine et il est probable qu’à l’époque de la rédaction des « Étymologies » Tolkien ait considéré que -nil et -dil soient de simples réductions des suffixes manifestement masculins -nildo et -dildo, dont la forme longue n’est jamais employée. Cette restriction n’étant guère justifiée, Tolkien forgea par la suite quelques noms collectifs incluant manifestement les deux sexes, notamment les q. Nendili « Amants de l’eau », un surnom attribué aux Teleri (WJ, p. 411) et Elendili « Amis des Elfes », un terme appliqué aux Fidèles de Númenor (PE 17, p. 18) (7). En revanche, un autre nom collectif formé sur le même modèle semble explicitement masculin, puisqu’il s’agit de la fraternité des Uinendili, un surnom appliqué à la Guilde des Aventuriers, rassemblant les plus braves marins de Númenor (CLI, II/2). Dans ce contexte, la terminaison -(n)dilmë, exclusivement attesté dans le nom féminin númenórien Vardilmë (CLI, II/2), semble être formée à partir du suffixe -(n)dil, plutôt que dérivée directement de la racine (N)DIL. Tolkien semble avoir implicitement résolu la difficulté en considérant que la forme -(n)dil, originellement neutre, vint par habitude à être considérée plutôt masculine, au moins parmi les Hommes, suscitant en compensation la création d’une nouvelle forme féminine.

(1) Notons d’ailleurs que l’élément -wine, dérivant du proto-germ. *-winiz a une étymologie quelque peu énigmatique, car aucune autre branche des langues indo-européennes n’emploie de dérivé de la forme indo-eur. *wenh₁- « aimer » comme suffixe dans les noms propres. Il devient donc possible à Tolkien d’imaginer qu’une telle innovation résulte d’un contact amical entre les Elfes et certaines tribus des Hommes, puisque l’occidentalien lui-même s’est vu « enrichi et adouci par l’influence elfique » (SdA, App. F).

(2)  L’histoire externe de la transmission fictive des récits elfiques est discutée dans de nombreux essais. Mentionnons notamment Damien Bador, « Transmettre la tradition : Númenor ou la route retrouvée », l’Arc et le Heaume n° 3, 2012, p. 76–93, ainsi que Philippe Garnier, « Eriol ou Ælfwine le marin », in Michaël Devaux (dir.), la Feuille de la Compagnie n° 2 : Tolkien, les racines du Légendaire, Ad Solem, 2003, p. 157–180.

(3)  Cette démarche très saussurienne ne doit pas nous étonner chez Tolkien. Voir notamment Damien Bador, « J.R.R. Tolkien et Ferdinand de Saussure : un héritage en fiction », in Tolkien et la Terre du Milieu, Quentin Feltgen & Nils Renard (dir.), Éditions Rue d’Ulm, 2019, p. 55–74.

(4) Si ce terme devait être valable dans les conceptions plus tardives de Tolkien, il s’orthographierait très certainement #núro.

(5)  Au demeurant, la terminaison -r est assez typique des noms masculins elle aussi. Voir à ce propos Damien Bador, « Questions de genre dans les langues elfiques », l’Arc et le Heaume n° 7, 2021, p. 140–161.

(6) Ce même texte tend d’ailleurs à associer la terminaison -l au féminin, quoique ce ne soit pas une règle systématique ; cf. PE 21, p. 83.

(7) Il apparaît aussi sous la forme alternative Elendilli dans les brouillons de l’Akallabêth et de « La Submersion d’Anadûnê » (PM, p. 151 ; SD, p. 403), où l’on trouve aussi le nom collectif Valandili « Amants des Puissances [Valar] » (SD, p. 400).

E.

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#20 08-06-2021 17:11

ISENGAR
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Re : Amis et serviteurs : une analyse de deux suffixes elfiques

Elendil a écrit :

...ont cependant conduit Tolkien à les considérer comme une paire, dont il devait dès lors définir chaque membre par opposition à l’autre (3)...
(3)  Cette démarche très saussurienne ne doit pas nous étonner chez Tolkien

Et n'avons-nous pas là un bel exemple de paire de Saussure ?


--> Je sors, et je cours au loin... mais avant, encore merci Damien pour tous ces éléments passionnants !

I. wink

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#21 08-06-2021 17:30

ISENGAR
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Re : Amis et serviteurs : une analyse de deux suffixes elfiques

Plus sérieusement, j'ai noté que tu utilises le terme "amant" pour traduire les suffixes -ndil, -meldo ou pour le terme seron.
Dans sa signification de "celui qui aime", je le trouve d'un emploi un peu désuet. Même comme une traduction de l'anglais lover.
Pourquoi ne pas utiliser "aimant", qui me semble plus moderne ?

I.

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#22 08-06-2021 20:55

Silmo
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Re : Amis et serviteurs : une analyse de deux suffixes elfiques

Je ne sais pas si cela ajoute du sel à la choucroute mais ce sujet "amant / celui qui aime / aimant " me fait penser aux poèmes médiévaux de Raymond Lulle (franciscain fin 13ème siècle en région Catalane - ne pas confondre avec Jacques Ellul quoique Raymond ait aussi traité de la Machine et je ne glisserai pas sur ce sujet là, vous n'avez qu'à gougueuler ou ouiquipédier) dans ses versets de l'Ami et de l'Aimé
https://www.persee.fr/doc/mefr_0223-487 … _38_1_7155
https://www.persee.fr/doc/hispa_0007-46 … _24_1_2090
https://www.babelio.com/livres/Lulle-Li … ime/111509

Je cite une des présentation : "Raymond Lulle (1232-1316), Noble, dissipé dans sa jeunesse, poète, théosophe, prédicateur et "bienheureux", le Catalan Ramon Lull fut, en Europe, le premier à user de la langue vulgaire pour traiter de l'âme et des sciences, ou, comme dans ce livre incomparable - sinon aux grands poèmes religieux orientaux -, de Dieu et de sa créature en quête d'accomplissement. Le Livre de l'Ami et de l'Aimé élève ses 366 versets  à la manière d'une escalier mystique, d'une pure et superbe architecture".

https://quisestlullus.narpan.net/fr/le- … t-de-laime
"Les aphorismes du Livre de l’ami et de l’aimé ne suivent aucune organisation  thématique et présentent divers recours littéraires : dialogue, questionnement, description, définition, narration. Le thème central est la relation de l’homme religieux, l’ami, avec l’être transcendant, l’aimé, à la lumière du lien qui les unit, c’est-à-dire, l’amour. L’Art de Raymond Lulle, qui est inventive, démonstrative, contemplative et aussi ‘amative’, explique comment le processus de recherche de Dieu fonctionne techniquement : c’est pourquoi, une part importante du Livre de l’ami et de l’aimé est destinée à gloser le comportement des trois puissances de l’âme rationnelle (entendement, mémoire et volonté) durant le saut amoureux de la créature au créateur. " etc..

Peut-être une piste pour la traduction de Lover ? Ceci dit, Aimant est plus magnétique smile  et plus moderne.

Silmo

ps :Inspiration franciscaine compatible avec Tolkien ?  Raymond Lulle avec diverses orthographes : en catalan : Ramon Llull ; en latin : Raimundus ou Raymundus Lullus ; en arabe : رامون لول). J'ai un vieux recueil d'extraits où il n'est question que d'Ami et Aimé au sens mystique. smile

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#23 08-06-2021 22:06

sosryko
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Re : Amis et serviteurs : une analyse de deux suffixes elfiques

Elendil a écrit :

(3)  Cette démarche très saussurienne ne doit pas nous étonner chez Tolkien. Voir notamment Damien Bador, « J.R.R. Tolkien et Ferdinand de Saussure : un héritage en fiction », in Tolkien et la Terre du Milieu, Quentin Feltgen & Nils Renard (dir.), Éditions Rue d’Ulm, 2019, p. 55–74.

Voir aussi en ligne, la conférence donnée par le même Elendil/Damien Bador lors du séminaire Tolkien organisé par l'ENS et l'association Tolkiendil :)

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#24 11-06-2021 11:26

Elendil
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Re : Amis et serviteurs : une analyse de deux suffixes elfiques

ISENGAR a écrit :

Plus sérieusement, j'ai noté que tu utilises le terme "amant" pour traduire les suffixes -ndil, -meldo ou pour le terme seron.
Dans sa signification de "celui qui aime", je le trouve d'un emploi un peu désuet. Même comme une traduction de l'anglais lover.
Pourquoi ne pas utiliser "aimant", qui me semble plus moderne ?

Je serais tout à fait d'accord pour convenir du fait que traduire la paire de termes anglais lover / friend est un peu compliqué en français, car les connotations (modernes) sont différentes. Certes, la suggestion de Silmo « ami » conviendrait parfaitement pour lover dans ce contexte, me semble-t-il, mais ce terme est déjà pris pour rendre friend, aussi utilisé par Tolkien. Vu qu'il me semble toujours nécessaire de maintenir la distinction en français là où Tolkien le fait dans ses écrits, il faut trouver autre chose.  Quid d'« aimant » ? En tant que substantif, le Trésor ne recense que l'usage minéral, physique ou chimique. La notion affective ne se retrouve que dans les emplois en tant que participe ou adjectif (voir ces pages). Que reste-t-il ? Les termes explicitement liés à l'amour physique, qui ne conviennent pas (amoureux, etc.), ceux qui sont connotés par une notion d'idolâtrie et ne peuvent en aucun cas correspondre aux concepts tolkieniens (adorateur, etc.), ceux qui renversent le sens de la relation (bien-aimé, etc.)... et « amant », le seul qui soit suffisamment polysémique pour convenir. De toute façon, je prends « désuet » pour un compliment, alors... tongue

Sur ce, je vous propose un deuxième interlude, parce que la fin de l'analyse principale est encore loin d'être prête :

II. Les suffixes pour « ami » et « serviteur » en adûnaïque

Du côté des langues humaines, l’adûnaïque fournit une série de suffixes équivalents à -(n)dil et -(n)dur. Les exemples attestés sont trop peu nombreux pour éclairer leur signification précise et les cas d’emploi autorisés. Ils méritent cependant d’être cités pour l’éclairage qu’ils apportent sur les relations entre les langues humaines et les langues elfiques, telles que Tolkien les concevaient à l’époque de la rédaction des « Archives du Notion Club ».

En particulier, on y trouve deux suffixes exprimant la notion d’amour. Le premier s’observe sous deux variantes successives, dans les noms adûnaïques d’Amandil et de son fils Elendil. Donnés une première fois sous la forme Arbazân et Nimruzân (SD, p. 365, 389), ils furent ensuite révisés en Aphanuzîr et Nimruzîr (SD, p. 247, 389). On peut en extraire un premier suffixe -zân, que Tolkien changea en -zîr à l’occasion des changements qu’il apporta à la grammaire de l’adûnaïque. Aucun de ces suffixes n’est glosé, mais -zîr dérive de la racine ZIR « aimer, désirer », qui donne aussi le verbe zîr-, le nom zâir « désir, aspiration, nostalgie » et sans doute aussi izrē < *izray « chérie, bien-aimée » (SD, p. 247, 423–424, 438). Par ailleurs, le premier élément de l’ad. Nimruzîr est la forme objective de Nimir « Elfe », ce qui permet de confirmer que ce nom a la même signification que son équivalent quenya (SD, p. 436). Notons enfin que le pluriel Nimîr est cité dans « Quendi and Eldar » (WJ, p. 386), ce qui indique que Tolkien le considérait toujours valide lors de la rédaction de cet essai.

Le second suffixe est uniquement attesté dans la version tardive du nom adûnaïque d’Eärendil. Dans un premier temps, celui-ci se voit appelé Pharazîr, ce qui correspond au suffixe -zîr dicuté ci-dessus, du moins en apparence. En effet, dans le passage concerné, ce suffixe est dérivé de la base iri- (SD, p. 305) et non de ZIR. Ce nom Pharazîr est d’ailleurs rejeté en faveur d’Azrabêl >> Azrubêl avant que les personnages d’Amandil et d’Elendil ne se voient attribuer la forme finale de leur nom adûnaïque. Le suffixe -bêl, quant à lui, dérive d’une base bel-, qui doit être en rapport avec le fait d’aimer (1), puisque le nom Azrubēl est traduit par « Amant de la mer » et que le nom azar >> azra désigne la mer (SD, p. 247, 305, 311, 427, 429, 431, 435). La dérivation du nom adûnaïque d’Eärendil est intéressante, car Tolkien semble avoir voulu le rattacher à une racine elfique, dans un premier temps ĪR « désirable, magnifique » (VT 45, p. 18), puis MEL-. À l’inverse, il choisit de construire les noms adûnaïques d’Amandil et d’Elendil sur un élément différent, alors que les trois noms elfiques correspondants partagent la même étymologie. Le suffixe -zân >> -zîr présent dans ces deux noms ne semble pas dériver de manière évidente d’une racine elfique, quoiqu’il puisse exister une relation lointaine entre la base elfique SER- et le radical ZIR.

Le titre ad. Êru-bênî, qui désigne les Valar et se traduit par « Serviteurs de Dieu » (SD, p. 341, 357), laisse penser qu’un élément #-bên signifiant « serviteur » pourrait fonctionner comme un suffixe équivalent au q. -(n)dur. Nulle certitude à cela, car cet élément n’est pas attesté en-dehors de ce composé. Ce nom pourrait avoir été forgé afin de donner une étymologie acceptable au nom Bëor « Vassal » (WJ, p. 217), après que Tolkien avait décidé d’en faire un nom d’origine humaine (2). Malheureusement, la racine dont ces deux termes dériveraient n’est pas attestée, bien que Paul Strack suggère qu’elle pourrait être apparentée au q. prim. *kwēn « personne, (quelqu’)un » (WJ, p. 360) (3).

À travers ces trois exemples, Tolkien contribue à accroître l’impression de profondeur donnée par son adûnaïque, en usant de stratégies variées pour former des termes qui semblent chacun avoir une histoire propre. Il illustre en fait la façon dont deux langues ayant eu plusieurs périodes de contact successives pourraient avoir des termes dérivés d’une origine commune, plus ou moins reconnaissable selon les cas. En outre, la présence de plusieurs suffixes adûnaïques équivalents à -(n)dil et les doutes entourant l’existence d’homologues à -(n)dur permettent de justifier plus aisément le fait que le v. angl. -wine corresponde au premier, alors que le second semble ne rencontrer aucun écho dans les langues germaniques.

(1)   À l’époque de la rédaction des « Papiers du Notion Club », l’élément Bêl ou Bel- qui figure dans le toponyme Belfalas était manifestement supposé avoir une étymologie elfique ; cf. Wayne Hammond & Christina Scull, The Lord of the Rings: A Reader’s Companion, HarperCollins, 2005, p. 18. L’idée, apparemment transitoire, selon laquelle cet élément aurait pu avoir une origine humaine ne semble pas avoir émergé avant la fin des années 1960 ; cf. VT 42, p. 5, 15–16. Il ne faut donc sans doute pas voir de connexion directe entre les deux noms.

(2) Ce nom était initialement conçu comme un nom d’origine noldorine, que « Les Étymologies » faisaient dériver de la racine BEW-, précédemment mentionnée ; cf. LRW, p. 352–353.

(3) Voir son analyse sur le site Eldamo (page consultée le 30/05/2021).

E.

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#25 13-07-2021 17:14

Silmo
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Re : Amis et serviteurs : une analyse de deux suffixes elfiques

Vous me pardonnerez cette digression juste pour rire et à considérer sous cet angle, mon administration fait actuellement la promotion d'une opération lancée en mars par l'Elysée et qui s'appelle "un/une jeune - un-une mentor" sur le thème donc du mentorat. (bah oui, quand on ment, on ment). Je cite le message du ministère :

La plateforme « 1 jeune, 1 mentor » a été lancée par le président de la République le 1er mars dernier avec l’ambition d’accélérer le développement du mentorat en France, en accompagnant 100 000 jeunes dès 2021 puis 200 000 en 2022.

J'y ai récemment repensé à propos de cette conversation sur "l'ami et l'aimé" en me demandant si l'opération de communication élyséenne (dont les héros piétinent les champs) ne tentait pas, au choix :

- de promouvoir (youpi)  la culture du Maitre Jedi et de son Padawan ? Un jeune et son mentor. Bon d'accord, ça marche moins bien avec Anakin et Obi-Wan qui demeurent cependant un Apprenti et son Maitre. Idem pour Dooku et Yoda.

- de préparer les présidentielles de 2022 entre un jeune et sa mentor (on ne les citera pas) ?

- plus sérieusement, de remettre au goût du jour l'ephebophilie entre un jeune (Erastes) et son mentor (Eromènos) !!!  puisque la pédérastie antique (souvent confondue avec la pédophilie) était un mode initiatique, je pioche un peu dans l'article de Wiki qui assez documenté :  "L'environnement socioculturel faisait de la pédérastie un mode reconnu de formation des élites sur le mode ésotérique (un maître-un élève). Les termes désignant l'homme et le garçon pouvaient varier d'une cité à l'autre : par exemple, erastes (amant) et eromenos (aimé) à Athènes, eispnelas (inspirateur) et aites (auditeur) à Sparte, Les modalités de la relation différaient également ; selon les cités, les rapports sexuels étaient permis ou interdits.

Voici ou je veux en venir, les qualificatifs ami/amant dans ce contexte et les termes "Inspirateur" et "Auditeur" ne sont pas malvenus pour des membres d'un Notion Club qui devaient connaitre leur grec sur le bout des doigts et qui devisaient tels les philosophes du Banquet de Platon sur ces questions d'initiation ...

S.

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#26 19-07-2021 17:03

Hisweloke
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Re : Amis et serviteurs : une analyse de deux suffixes elfiques

Sur *-bêl / *bel-, puisque tu parles au passage du Belfalas, on pourrait mentionner aussi qu'en Adûnaic, nous avons par ailleurs dans UT, Ar-Belzagar = Tar-Calmacil. L'élément *zagar pouvant être isolé (aussi présent dans Gimilzagar, et pouvant vraisemblablement être relié à azgarâ- de SD), cela nous donne encore un autre *bel- distinct, peut-être en relation avec la lumière... Strack en parle aussi, ici

D.

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#27 19-07-2021 22:00

Elendil
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Re : Amis et serviteurs : une analyse de deux suffixes elfiques

Tu as parfaitement raison. Si Calmacil était bien supposé traduire Belzagar (et c'est l'hypothèse la plus probable), on aurait alors un troisième étymon. Merci de cette remarque, que j'intégrerai dès que je reviendrai à cette analyse.

E.

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#28 20-07-2021 14:03

Elendil
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Re : Amis et serviteurs : une analyse de deux suffixes elfiques

Bon, je n'ai pas su résister. je serais donc tenté de rajouter à la note (1) du message 24 le complément suivant :

En revanche, le dix-huitième roi de Númenor, Tar-Calmacil, pose un problème plus complexe. Selon l’essai « La Lignée d’Elros », c’est à son époque que les noms des rois commencèrent à être rendus en adûnaïque. Il y est précisé que « les Hommes du Roi l’appelaient Ar-Belzagar » (UT, p. 286). Comme le souligne Didier Willis dans un message du forum JRRVF, l’élément #zagar peut en être isolé, puisqu’il apparaît également dans le nom Gimilzagar, deuxième fils de Tar-Calmacil (UT, p. 293 n. 12), dont l’élément gimil « les étoiles des cieux, le firmament » (SD, p. 427, 431) est bien attesté par ailleurs. Puisque Calmacil signifie « épée de lumière »  < cala « lumière » (RGEO, p. 62 ; PE 17, p. 84) et macil « épée, lame d’épée forgée » (VT 39, p. 11 ; VT 41, p. 10 ; VT 49, p. 17), tandis que #zagar semble apparenté au verbe ad. azgarâ- « guerroyer » (SD, p. 311–312, 439), il est fort probable que #zagar signifie « épée ». Cela laisserait l’élément #bel- supporter la signification « lumière », si l’on suppose que Belzagar est bien la traduction adûnaïque de Calmacil, comme semble l’indiquer le texte. Les deux significations pour bel- / -bêl étant difficiles à réconcilier, il est fort possible que Tolkien, sans forcément rejeter le nom Azrubêl, ait fini par vouloir lui donner une étymologie différente. C’est peut-être ce qu’on peut déduire d’une note tardive où il affirme que le nom bëorien signifiant « étoile » n’a pas été conservé, mais « était probablement similaire à l’adûnaïque azar » (PM, p. 372–373 n. 10, cf. p. 369). On pourrait en déduire que Tolkien avait tardivement envisagé une nouvelle signification pour le nom Azrubêl (ou désormais Azrubel ?), « lumière d’étoile ».

E.

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#29 20-07-2021 14:57

Hisweloke
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Re : Amis et serviteurs : une analyse de deux suffixes elfiques

Elendil a écrit :

Comme le souligne Didier Willis dans un message du forum JRRVF

Un peu superfétatoire - et ta présente note va bien plus loin. Enfin je crois que j'en parlais dans déjà dans mon Troisième Feuillet, p. 89-92, 1999-2000 - erm, dont la fusion avec l'article de Julien sur Tolkiendil reste à faire.
D.

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#30 20-07-2021 19:46

Hyarion
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Re : Amis et serviteurs : une analyse de deux suffixes elfiques

Hisweloke a écrit :
Elendil a écrit :

Comme le souligne Didier Willis dans un message du forum JRRVF

Un peu superfétatoire - et ta présente note va bien plus loin.

C'est meugnon tout plein, ces échanges d'amabilités... J'en déduis en tout cas que le courant a été rétabli... ;-)

Amicalement,

B.

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#31 12-08-2021 18:22

Elendil
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Re : Amis et serviteurs : une analyse de deux suffixes elfiques

Hyarion a écrit :

C'est meugnon tout plein, ces échanges d'amabilités... J'en déduis en tout cas que le courant a été rétabli... ;-)

L'interrupteur n'a jamais été ouvert de mon côté. wink J'espère que tu as raison. Je compte tester la ligne pendant mes vacances (par ailleurs bien remplies par une récente arrivée).

Quoi qu'il en soit, j'ai toujours été de l'avis que les réponses aux questions de linguistique tolkienienne devaient être considérées comme provisoires, les nouvelles publications étant susceptibles de bouleverser les conceptions qu'on se faisait des problèmes. Je constate que The Nature of Middle-earth ne fait pas exception et que j'ai entamé mon article juste quelques mois trop tôt. Il est heureusement encore temps d'y remédier. Les chap. III & IV de la Première Partie (disponibles en ligne ici) contiennent deux versions successives d'une longue note relative à NDIL- et NDUR-, dont le contenu se rapproche notablement (mais avec plus de détails) de ce qu'en disait Q&E, dont les conceptions étaient jusqu'alors relativement à part.

Je vous traduis (rapidement) ici la première version de la note (la plus complète, car la seconde version s'arrête avant de discuter NDUR-), sans la commenter :

[Les Quendi] pouvaient cependant retarder le mariage ou durant le mariage retarder le « Temps des Enfants », soit parce qu’ils étaient occupés par ailleurs dans des projets qui les absorbaient, soit parce qu’ils n’avaient pas trouvé de « conjoint désiré » (ou comme le diraient les Hommes « n’étaient pas tombés amoureux »)*, soit pour des raisons de prudence ou de nécessité imposées par les circonstances, comme lors des périodes de trouble, d’errance et d’exil.

___________________________________________

* Dans ce domaine, les langues elfiques établissent des distinctions. Pour parler du quenya : l’amour, que les Hommes appellent « amitié » (sauf pour la plus grande force, chaleur et permanence avec lequel il est ressenti par les Quendi) était représenté par √mel. Il s’agissait principalement d’un mouvement ou d’une inclinaison de la fëa et pouvait par conséquent advenir entre personnes du même sexe ou de sexes différents. Il n’incluait pas de désir sexuel ou procréatif, quoique naturellement chez les Incarnés la différence de sexe altérait cette émotion, puisque les Eldar considèrent que le « sexe » relève aussi de la fëa et pas uniquement du hröa, et par conséquent n’est pas entièrement inclus dans la procréation. De telles personnes étaient souvent nommées melotorni « frères d’amour » et meletheldi « sœurs d’amour ».

Le « désir » pour le mariage et l’union physique était représenté par √yer, mais chez ceux qui n’étaient pas corrompus cela n’advenait jamais sans « amour » √mel, ni sans le désir d’enfants. Cet élément était donc rarement employé, sauf pour décrire les occasions de sa dominance dans le processus de courtise et de mariage. Les sentiments des amants désirant le mariage et des époux étaient habituellement décriés par √mel. Cet « amour » demeurait bien sûr permanent après la satisfaction de √yer durant le « Temps des Enfants », mais était renforcé par cette satisfaction et par sa mémoire pour former une union (de sentiment, non pas ici par la « loi ») normalement indestructible.

Deux autres radicaux étaient aussi concernés par les sentiments que nous appellerions souvent « amour » : √ndil et √ndur. Ceux-ci ne concernaient normalement pas des individus ou des personnes, et n’avaient aucun lien avec le sexe (ni pour la fëa, ni pour le hröa).

ndil est idéalement comparé avec l’anglais –phile, dans Anglophile, bibliophile, etc. ou en particulier avec phil(o) comme dans philosophie ou philologie. Il exprimait un sentiment de préoccupation particulière, de soin ou d’intérêt pour les choses (comme les métaux), ou les créatures inférieures (comme les oiseaux ou les arbres), ou les processus de pensée et d’enquête (comme l’histoire), ou les arts (comme la poésie), ou les groups de gens (comme les Elfes ou les Nains). Ainsi Elednil > Elendil « amant des Eldar » ou Elen-dil « des Étoiles », Eärendil « amant de la Mer », Valandil « amant des Valar ». Il peut être appelé « amour », parce que si sa source principale était une préoccupation pour des choses différentes de soi en tant que telles, elle incluait une satisfaction personnelle dans la mesure où cette inclinaison faisait partie du caractère inhérent de l’« amant » et que l’étude ou le service des choses aimées étaient nécessaires à son accomplissement.

ndur semble originellement avoir fait référence aux dévotions et aux intérêts d’un genre moins personnel : à la fidélité et à la dévotion dans le service, produites par les circonstances plutôt que de manière inhérente au caractère. Ainsi un ornendil était une personne qui « aimait » les arbres et qui (sans doute en plus de les étudier pour les « comprendre ») ressentait un transport particulier pour eux, mais un ornendur était un gardien d’arbres, un forestier, un « homme des bois », une personne concernée par les arbres « professionnellement », pourrait-on dire. Cependant, puisque (certainement parmi les Eldar libres) √ndur était normalement accompagné par √ndil ou par un intérêt personnel (et même par √mel, car les Eldar considéraient que cette émotion pouvait à juste titre être ressentie par les Incarnés envers d’autres que les personnes, puisqu’ils sont « apparentés » à toutes choses en Arda, au travers de leur hröa et de l’intérêt conçu par leur fëa, chacune dans son propre hröa et ainsi dans toutes les substances d’Arda) la distinction entre -ndil et -ndur (en particulier dans les noms tardifs en quenya utilisés par les Elfes et les Hommes) vint à s’obscurcir. En termes ordinaires, la distinction était approximativement celle entre « amateur » et « professionnel » – bien qu’elle n’inclut pas la moindre question de rémunération.

NM, p. 19-20

Sans surprise, il va me falloir un peu de temps pour tenir compte de tous ces nouveaux éléments.

E.

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#32 13-08-2021 09:42

sosryko
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Re : Amis et serviteurs : une analyse de deux suffixes elfiques

C'est énorme, Nature of Middle Earth n'est pas encore paru que nous disposons déjà de traduction des bonnes pages. Mille mercis Elendil :))
S.

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#33 16-08-2021 22:01

Beruthiel
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Re : Amis et serviteurs : une analyse de deux suffixes elfiques

J’ai lu ce fuseau avec beaucoup de retard. Je te remercie pour cet article, Elendil. Les langues inventées par Tolkien font pour moi partie de ce qui donne de la profondeur à ses récits mais je dois reconnaître que je ne me suis jamais plongée dans leur étude. Ton article est très riche et me permet de percevoir comment travaillait Tolkien (même si je suis parfois un peu perdue…).
Et merci aussi pour la traduction des extraits de Nature of Middle Earth.

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#34 25-10-2021 16:54

Elendil
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Re : Amis et serviteurs : une analyse de deux suffixes elfiques

N'ayant pas dans l'immédiat le temps de retravailler les passages précédemment publiés, ni de peaufiner la conclusion que j'aimerais donner à cet essai, je vous livre tout au moins l'état actuel de ma réflexion.

Bien qu'il faille se défier de voir dans les derniers textes publiés la clef des questions qui pouvaient se poser jusqu'alors, je pense que le passage de NM que j'ai traduit ci-dessus est celui qui replace au mieux les termes vis-à-vis dequels les bases NDIL- et NDUR- se définissent. Il est notable que la racine YER- « ressentir un désir sexuel », accompagnée des dérivés non traduits q. yēre et nold. îr (VT 46, p. 23), soit un ajout tardif (au stylo-bille) aux « Étymologies ». Elle est donc probablement assez contemporaine de la première apparition de la base NDUR, NUR. Dans les textes de 1957, la base √yer possède le dérivé yermë « désir sexuel (pour le mariage et la procréation) » (NM, p. 16), qui montre la continuité de la conception entre les deux textes, malgré la vingtaine d'années qui les sépare.

On pourrait éventuellement retracer un peu l'histoire de la base YER-, qui semble d'une part être une amplification de la racine IR- « désirer, se languir de » (dans les textes tardifs) ou « désirable, splendide » (dans « Les Étymologies »), d'autre part une variation de la racine YES- « désirer » (dans « Les Étymologies » uniquement). La première de ces deux formes s'inscrit dans une longue évolution conceptuelle liée au nom d'Idril (Celebrindal), que Tolkien conserva depuis le récit de « La Chute de Gondolin » en dépit des problèmes qu'il vint à causer sur le plan de l'évolution phonétique de ses langues elfiques. Cela nous emmènerait sans doute trop loin.

Toujours est-il que la note traduite ci-dessus replace l'extrait de « Quendi et Eldar » dans un contexte plus vaste et permet de constater qu'il vient plutôt compléter les autres textes cités que proposer des solutions radicalement divergentes. Au final, c'est même à une quadripartition de la notion d'amour que procède Tolkien (par ordre croissant d'intimité : NDUR-, NDIL-, MEL-, YER-). On ne retrouve certes pas de parallèle de cet ordre en français ou en anglais, pas plus - à ma connaissance - qu'en latin. Hormis le finnois, que je n'ai pas encore interrogé, reste donc surtout le grec, qui distingue finement l'ἀγάπη, la φιλία, la στοργή et l'ἔρως. Les nuances ne sont pas exactement les mêmes, mais j'ai bien l'impression qu'il convient de chercher chez Platon et Aristote si l'on veut le fin mot de l'affaire sur le plan linguistique et philosophique. (Mon  intuition de relire l'Éthique à Nicomaque était donc plutôt bien fondée.)

Reste cependant deux points qui ne seront pas résolus par ce biais : le fait que NDUR- renvoie, même dans les conceptions les plus tardives, au service professionnel (ce qui, pour autant que je sache, n'est le cas d'aucun des termes grecs cités ici), et que seuls NDUR- et NDIL- fonctionnent comme suffixes (Eldameldo ressemblant décidément plutôt à un mot composé ad hoc). Sans doute MEL- et YER- sont-ils trop intimes pour former des suffixes, surtout pour des noms propres. Cela justifie sans doute que Tolkien traite NDUR- et NDIL- comme une dichotomie dans sa lettre à M. Rang. Le parallèle fait avec Sam prend alors une profondeur spéciale, puisqu'il renvoie à l'ensemble du SdA, où Sam passe de la qualité de serviteur dévoué à son maître à celui d'ami et de confident, et finalement d'héritier.

Peut-être est-ce pousser un peu loin l'exercice que d'y voir un lien avec la citation évangélique mise en exergue de cet article ? Je constate cependant qu'au début du roman, Sam se sert de la proximité avec Frodo que lui permet son métier afin d'épier ce dernier pour le compte de Merry et Pippin, mais sans connaître les tenants et les aboutissants de l'affaire, alors qu'à la fin, c'est à lui qu'incombe la tâche d'écrire la conclusion du Livre Rouge et de le transmettre à ses propres héritiers...

E.

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#35 25-10-2021 17:28

Hyarion
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Re : Amis et serviteurs : une analyse de deux suffixes elfiques

Elendil a écrit :

... reste donc surtout le grec, qui distingue finement l'ἀγάπη, la φιλία, la στοργή et l'ἔρως.  Les nuances ne sont pas exactement les mêmes, mais j'ai bien l'impression qu'il convient de chercher chez Platon et Aristote si l'on veut le fin mot de l'affaire sur le plan linguistique et philosophique. (Mon  intuition de relire l'Éthique à Nicomaque était donc plutôt bien fondée.)

Si je puis me permettre, afin éventuellement de ne pas complètement « larguer » l'assistance ^^ :

Une page en ligne intéressante sur le sujet, notamment pour qui n'en serait pas très familier : 

B.

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#36 23-11-2021 23:24

Yyr
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Re : Amis et serviteurs : une analyse de deux suffixes elfiques

Voici un autre fil que je regrette de n'avoir pas davantage suivi.
J'espère m'y remettre ...

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#37 11-12-2021 23:46

Yyr
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Re : Amis et serviteurs : une analyse de deux suffixes elfiques

Je ne sais pas s'il est encore temps de te faire des retours et de discuter des questions abordées ici ?

Lecture (enfin) faite voici déjà :

(...) conçu comme un surnom les Elfes attribuèrent à Finrod Felagund (...)

→ « conçu comme un surnom que les Elfes attribuèrent à Finrod Felagund »

Le cas de -(n)dil est un peu plus complexe, car ce terme est associé à des dérivés de différents genres dans « Les Étymologies » et au nom abstrait níle « intérêt spécial ou amour pour » dans « Common Eldarin: Noun Structure » (6). Toutefois, l’ensemble des noms propres en -(n)dil est de genre masculin, à l’image du suffixe v. angl. -wine et il est probable qu’à l’époque de la rédaction des « Étymologies » Tolkien ait considéré que -nil et -dil soient de simples réductions des suffixes manifestement masculins -nildo et -dildo, dont la forme longue n’est jamais employée. Cette restriction n’étant guère justifiée, Tolkien forgea par la suite quelques noms collectifs incluant manifestement les deux sexes, notamment les q. Nendili « Amants de l’eau », un surnom attribué aux Teleri (WJ, p. 411) et Elendili « Amis des Elfes », un terme appliqué aux Fidèles de Númenor (PE 17, p. 18) (7). En revanche, un autre nom collectif formé sur le même modèle semble explicitement masculin, puisqu’il s’agit de la fraternité des Uinendili, un surnom appliqué à la Guilde des Aventuriers, rassemblant les plus braves marins de Númenor (CLI, II/2). Dans ce contexte, la terminaison -(n)dilmë, exclusivement attesté dans le nom féminin númenórien Vardilmë (CLI, II/2), semble être formée à partir du suffixe -(n)dil, plutôt que dérivée directement de la racine (N)DIL. Tolkien semble avoir implicitement résolu la difficulté en considérant que la forme -(n)dil, originellement neutre, vint par habitude à être considérée plutôt masculine, au moins parmi les Hommes, suscitant en compensation la création d’une nouvelle forme féminine.

→ parler des Yavannildi ?

Pour ma part, je ne suis pas convaincu par un parallèle avec le grec, en ce qui concerne NDUR-, NDIL- (ok pour MEL-, YER- // philía, érōs).

Ce que tu avais écrit avant la parution de The Nature of Middle-earth m'avait semblé très bien formuler la nuance (prépondérante ou davantage récurrente) entre NDUR- & NDIL- :

-(n)dil correspond plutôt à une disposition intérieure, là où -(n)dur représente plutôt une relation externe, liée au statut social ou à la profession

Je trouve que ça rejoint bien ce que tu nous as ensuite donné à lire :

ndil est idéalement comparé avec l’anglais –phile, dans Anglophile, bibliophile, etc. ou en particulier avec phil(o) comme dans philosophie ou philologie. Il exprimait un sentiment de préoccupation particulière, de soin ou d’intérêt pour les choses (comme les métaux), ou les créatures inférieures (comme les oiseaux ou les arbres), ou les processus de pensée et d’enquête (comme l’histoire), ou les arts (comme la poésie), ou les groups de gens (comme les Elfes ou les Nains). Ainsi Elednil > Elendil « amant des Eldar » ou Elen-dil « des Étoiles », Eärendil « amant de la Mer », Valandil « amant des Valar ». Il peut être appelé « amour », parce que si [1] sa source principale était une préoccupation pour des choses différentes de soi en tant que telles, elle incluait une satisfaction personnelle dans la mesure où [2a] cette inclinaison [v.o. inclination] faisait partie du caractère inhérent de l’« amant » et que l’étude ou le service des choses aimées étaient nécessaires à son accomplissement.

ndur semble originellement avoir fait référence aux dévotions et aux intérêts d’un genre moins personnel : à [2b] la fidélité et à la dévotion dans le service, produites par les circonstances plutôt que de manière inhérente au caractère. Ainsi un ornendil était une personne qui « aimait » les arbres et qui (sans doute en plus de les étudier pour les « comprendre ») ressentait un transport particulier pour eux, mais un ornendur était un gardien d’arbres, un forestier, un « homme des bois », une personne concernée par les arbres « professionnellement », pourrait-on dire. [...]

The Nature of Middle-earth, p.20

[1]   = composante fondamentale de l'amour (et de la Faërie) chez Tolkien.
[2a] = nuance de √ndil = implication de la personne dans son être, dans son inclination et son accomplissement.
[2b] = nuance de √ndur = attachement de la personne, dans sa fonction, son rôle.

Et si la personne est unifiée, si elle s'implique toute entière dans sa tâche, on comprend, philosophiquement aussi bien que philologiquement, que la distinction puisse s'estomper ...

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#38 13-12-2021 10:39

Elendil
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Re : Amis et serviteurs : une analyse de deux suffixes elfiques

Yyr a écrit :

Je ne sais pas s'il est encore temps de te faire des retours et de discuter des questions abordées ici ?

Il est toujours temps et je te remercie, entre autres pour la coquille relevée. smile

Yyr a écrit :

→ parler des Yavannildi ?

C'est prévu dans la version finale, mais tu as bien évidemment raison.

Pour le grec, j'espère bien avoir des arguments pour te convaincre, mais... il faut que je formalise tout cela. Ce n'est pas du tout incompatible avec ce que j'ai écrit et ce que tu as synthétisé, je pense. J'adhère entièrement à ta conclusion, et d'ailleurs, je t'invite à y réfléchir à la lumière d'une analyse philologique des termes (grecs) utilisés dans les Évangiles, parce que c'est précisément à cette lumière, je pense, qu'on en arrive à la conclusion de Tolkien sur l'abolition des nuances entre les deux, là où la philosophie grecque classique voit des catégories distinctes et non miscibles.

E.

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#39 14-12-2021 15:08

Elendil
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Re : Amis et serviteurs : une analyse de deux suffixes elfiques

Elendil a écrit :
Yyr a écrit :

→ parler des Yavannildi ?

Sans donner tout le détail du raisonnement, j'arguerais volontiers que sur le plan sémantique, les Elfes se déclareraient difficilement « amis » des grands Valar. Que Tuor soit Ulmondil s'explique par le fait que sa relation avec Ulmo le met clairement à part du reste de l'humanité, mais il y a trop de différence de dignité pour qu'un Elfe prétende être l'ami de Manwë, Varda, Yavanna ou Aulë, alors qu'il peut sans difficulté être son suivant. Et de fait, Yavannildi est traduit par « Maidens of Yavanna », traduction forcément approximative (aucun terme elfique ayant la forme voulue ne convient), mais qui me semble plus s'apparenter à une relation hiérarchique qu'à une relation amicale.

Sur la forme, il est vrai que le fém. nildë « amie » des Etym. conviendrait, mais ce terme n'est pas attesté dans un texte contemporain de « Of Lembas » et la racine a changé entre-temps de N(D)IL à (N)DIL ce qui pourrait remettre en cause la validité de cette forme. En revanche, nous disposons de #hildë « héritier, #suivant » < KHIL « follow (behind) » (PE 17, p. 18, 101, 157), pl. de hildi, attesté dans hildinyar « mes héritiers » (SdA VI/5 ; PE 17, p. 103 ; PE 22, p. 147), qui conviendrait encore mieux sur le plan du sens*. Enfin, l'équivalent sindarin de Yavannildi est Ivonwin, dont le second élément -win est le pluriel lénifié de gwen(d) « maiden » < WEN(ED) « girl, virgin, maiden ; woman » (PE 17, p. 191 ; VT 48, p. 18), ce qui laisse là encore penser que le second élément a de meilleures chances d'être hildë que nildë.

* Par contre, il semble y avoir un problème phonologique, car le KH de KHIL devrait donner h en position médiale (cf. PE 19, p. 71), à moins qu'on suppose que Tolkien ait changé (temporairement ?) d'idée sur la dérivation de #hildë et qu'il l'ait fait dériver d'un *h préhistorique, lequel disparaîtrait effectivement sans laisser de trace en position médiale (cf. PE 19, p. 74).

E.

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#40 13-06-2022 14:06

Elendil
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Re : Amis et serviteurs : une analyse de deux suffixes elfiques

Omentielva Nertea, dont Moraldandil parlait dans ce fuseau devrait être pour moi l'occasion de boucler cette étude. Avoir une date butoir, cela peut aider à faire avancer les choses. (Hyarion ne dira pas le contraire. wink)

E.

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#41 13-06-2022 21:11

sosryko
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Re : Amis et serviteurs : une analyse de deux suffixes elfiques

Merci et bon courage pour aller au bout de cette belle étude, Elendil.
S.

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#42 16-06-2022 10:21

Yyr
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Re : Amis et serviteurs : une analyse de deux suffixes elfiques

Super :) :) :)

Et merci pour la démonstration (convaincante) au sujet des Yavannildi.

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#43 18-06-2022 15:58

Hyarion
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Re : Amis et serviteurs : une analyse de deux suffixes elfiques

Elendil a écrit :

Avoir une date butoir, cela peut aider à faire avancer les choses. (Hyarion ne dira pas le contraire. ;))

Certes. ;-)
S'agissant du colloque international « Tolkien et l'Antiquité » qui a eu lieu ce mois-ci à Paris, comme j'ai pu l'écrire sur Tolkiendil dans le TGV du retour, la préparation n'a pas été simple de mon côté concernant ma propre intervention, non seulement s'agissant du fait de me débrouiller pour être présent sur place — car je tenais à faire le déplacement, notamment (mais pas seulement) pour minimiser les risques de problèmes techniques de communication à distance —, mais aussi parce que j'ai été confronté à la nécessité de produire une synthèse de mes travaux pour mon livre en cours de rédaction, ce qui a été très difficile compte tenu du temps d'intervention accordé pour chaque participant au colloque. In fine, je n'ai pas pu présenter en détail tout ce que je voulais, mais d'un autre côté, cela aura été l'occasion de « débloquer » certains problèmes d'« enlisement » dans la rédaction de chapitres : les brouillons de synthèses finalement non utilisées pour ma communication (devenue plus synthétique encore par contrainte de temps) me serviront sans doute cet été pour terminer mon livre (*)...

Elendil a écrit :

Omentielva Nertea, dont Moraldandil parlait dans ce fuseau devrait être pour moi l'occasion de boucler cette étude.

Si je puis me permettre, ce serait toujours appréciable, dans la mesure du possible, de ne peut pas destiner in fine uniquement ladite étude à un public de spécialistes des langues inventées.

Amicalement,

B.

(*) En attendant que mon tour de publication vienne (en supposant que je sois encore vivant pour voir cela), je ne serais pas surpris que, par ailleurs, le Dragon de Brume donne bientôt officiellement de ses nouvelles... ;-)

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#44 18-07-2022 17:21

Elendil
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Re : Amis et serviteurs : une analyse de deux suffixes elfiques

Hyarion a écrit :

Si je puis me permettre, ce serait toujours appréciable, dans la mesure du possible, de ne peut pas destiner in fine uniquement ladite étude à un public de spécialistes des langues inventées.

En même temps, c'est quand même ma principale spécialité dans le domaine tolkienien, ainsi que le concept de la présente section et des colloques Omentielvar. wink Je m'efforce toujours, évidemment, de tisser des liens entre philologie et littérature, puisqu'il s'agit à mon sens de deux formes d'art indissociables chez Tolkien, mais je ne promets pas de fournir une version expurgée des détails linguistiques qui en forment la fondation. Bien sûr, l'amateur d'architecture n'est pas forcément un ingénieur se passionnant pour la façon dont l'art avec lequel les fondations ont été établies permet de bâtir d'admirables superstructures. Toutefois, celui qui veut produire une étude complète sur un bâtiment remarquable se doit, à mon sens, de n'en pas exclure les parties ordinairement invisibles. Il conviendrait même qu'il présente la manière dont l'emplacement et les matériaux ont été choisis.

Bref, voici donc (à peu près) finalisée la partie de mon étude relative à The Nature of Middle-earth, qui m'a conduit à drastiquement réviser mon analyse des passages correspondant de « Quendi and Eldar » :

In this matter the Elven-tongues make distinctions

Dans une longue note à un essai écrit vers 1959, Tolkien met à nouveau en rapport les deux suffixes qui nous intéressent. Ce texte existe sous deux formes, dont la première est intitulée « Du Temps en Arda », tandis que la seconde, simple révision de la première avec quelques ajouts, porte le titre « Échelles temporelles ». Malheureusement, cette nouvelle version est incomplète et s’arrête avant de discuter la racine √ndur. Tolkien y aborde la notion de « conjoint désiré » chez les Elfes, une expression équivalente à « tomber amoureux » chez les Hommes, ce qui le pousse à clarifier les termes elfiques associés aux notions d’amour et d’amitié. Il commence par signaler que le terme elfique désignant l’amour correspond plutôt à la notion humaine d’amitié (voire de simple « estime » d’après la version révisée du texte), bien qu’il s’agisse d’un sentiment plus fort, plus intense et plus durable chez les Elfes. Tolkien semble considérer qu’il s’agit d’un sentiment qui ne requiert pas forcément une réciprocité de même ordre (1) et s’exprime indépendamment du sexe des personnes concernées :

Il s’agissait principalement d’un mouvement ou d’une inclinaison de la fëa et pouvait par conséquent advenir entre personnes du même sexe ou de sexes différents. Il n’incluait pas de désir sexuel ou procréatif, quoique naturellement chez les Incarnés la différence de sexe altérait cette émotion, puisque les Eldar considèrent que le « sexe » relève aussi de la fëa et pas uniquement du hröa, et par conséquent n’est pas entièrement inclus dans la procréation.

This was primarily a motion or inclination of the fëa, and therefore could occur between persons of the same sex or different sexes. It included no sexual or procreative desire, though naturally in Incarnates the difference of sex altered the emotion, since “sex” is held by the Eldar to belong also to the fëa and not solely to the hröa, and is therefore not wholly included in procreation.

NM

Ce sentiment est représenté par la racine √mel, qui donne en quenya emel ou melmë, ainsi que les dérivés melotorni « frères d’amour » et meletheldi « sœurs d’amour ». Tolkien ajoute que le « désir sexuel (pour le mariage et la procréation) » était lui représenté par la racine √yer, en quenya yermë, mais que pour les Elfes non corrompus il n’advenait jamais sans l’autre forme d’amour que représente √mel, ni en l’absence de désir d’enfants :

Cet élément était donc rarement employé, sauf pour décrire les occasions de sa dominance dans le processus de courtise et de mariage. Les sentiments des amants désirant le mariage et des époux étaient habituellement décriés par √mel. Cet « amour » demeurait bien sûr permanent après la satisfaction de √yer durant le « Temps des Enfants », mais était renforcé par cette satisfaction et par sa mémoire pour former une union (de sentiment, non pas ici par la « loi ») normalement indestructible.

This element was therefore seldom used except to describe occasions of its dominance in the process of courting and marriage. The feelings of lovers desiring marriage, and of husband and wife, were usually described by √mel. This ‘love’ remained, of course, permanent after the satisfaction of √yer in the “Time of the Children”; but was strengthened by this satisfaction and the memory of it to a normally unbreakable bond (of feeling, not here to speak of “law”).

NM

Ce n’est qu’après ce préambule que Tolkien aborde la question qui nous préoccupe et qu’il distingue des précédents en signalant qu’il « ne concernaient normalement pas des individus ou des personnes, et n’avaient aucun lien avec le sexe (que ce soit pour la fëa ou le hröa) ». Il y compare √ndil  avec l’élément -phile ou phil(o)- dans nos langues, à l’instar d’Anglophile, bibliophile, philosophie ou philologie et considère qu’il s’agit donc d’un « sentiment de préoccupation particulière, de soin ou d’intérêt » qui peut aussi bien concerner « les choses (comme les métaux), les créatures inférieures (comme les oiseaux ou les arbres), ou les processus de pensée et d’enquête (comme l’histoire), ou les arts (comme la poésie), ou les groupes de gens (comme les Elfes ou les Nains) ». La seconde version du texte précise qu’on pourrait ainsi en faire un équivalent des arts et des sciences des Hommes, mais là encore avec une intensité et une affection supérieure, ce que Tolkien illustre par l’exemple ornendil « un amant des arbres ». Sont également cités les exemples Valandil « Oswine, amant des Valar » et Elendil (< eledndil) « Ælfwine, amant des Elfes », auxquels la première version ajoute Elen-dil « [amant] des Étoiles » et Eärendil « amant de la Mer » (2). Cette description se conclut ainsi :

ndil (nilmë) peut être appelé « amour », parce que si sa source principale était une préoccupation pour des choses différentes de soi en tant que telles, elle incluait une satisfaction personnelle dans la mesure où cette inclinaison faisait partie du caractère inhérent de l’« amant » et que l’étude ou le service des choses aimées étaient nécessaires à son accomplissement.

ndil (nilmë) may be called “love”, because while its mainspring was a concern for things other than self for their own sakes, it included a personalsatisfaction in that the inclination was part of the “lover’s” native character, and study or service of the things loved were necessary to their fulfilment.

NM

Par contraste, √ndur correspond, au moins originellement à un sentiment de nature moins personnel, « à la fidélité et à la dévotion dans le service, produites par les circonstances plutôt que de manière inhérente au caractère ». Cependant, chez les Eldar, ce sentiment s’accompagne normalement d’un intérêt personnel qui pouvait correspondre à √ndil , voire à √mel, ce qui explique l’obscurcissement entre NDIL et NDUR, en particulier dans les noms propres ultérieurement adoptés par les Hommes (ou même par les Elfes, précise le texte, bien que nous ne disposions d’aucun exemple de ce type). Au sens strict, la différence pouvait équivaloir à celle qui distingue l’« amateur » du « professionnel », si l’on en écarte la notion de rémunération. Tolkien l’illustre de la sorte :

Ainsi un ornendil était une personne qui « aimait » les arbres et qui (sans doute en plus de les étudier pour les « comprendre ») ressentait un transport particulier pour eux, mais un ornendur était un gardien d’arbres, un forestier, un « homme des bois », une personne concernée par les arbres « professionnellement », pourrait-on dire.

Thus an ornendil was one who ‘loved’ trees, and who (in addition no doubt to studying to “understand” them) took an especial delight in them; but an ornendur was a tree-keep, a forester, a ‘woodsman’, a man concerned with trees as we might say “professionally”.

NM

Cette conception d’ensemble est reprise dans plusieurs notes de l’essai « Quendi and Eldar », daté de 1959–1960, bien que seul le suffixe -(n)dil y soit détaillé. Tolkien y indique que le surnom le plus fréquent des Lindar est Nendili « Amant de l’eau » en raison de leur amour des rivières, des lacs et de la Grande Mer (WJ, p. 382, 411 n.d.a. 14). Dans ce texte, Tolkien révise l’étymologie d’Elendil, qui signifie désormais au sens propre « amant ou étudiant des étoiles » et désigne « ceux qui se dévouent au savoir astronomique ». Il ajoute qu’une confusion sur la racine EL a cependant conduit les Edain à lui attribuer la signification « Ami des Elfes », ce qui correspondrait plutôt à Quen(den)dil ou Eldandil. Ces noms impliquent « une préoccupation profonde pour tout le savoir relatif aux Elfes, sans exclure l’affection et les loyautés personnelles » (WJ, p. 410, n.d.a. 10). Il n’en va pas de même pour l’élément mel, pur sentiment d’affection, ce qui explique pourquoi le terme d’Amis-des-elfes correspond au q. Eldameldor < q. meldor « amants, amis » (3). Ce nom signifie au sens propre « Amants des Elfes », ce qui reprend manifestement l’équivalence amour-amitié pour la racine MEL que détaillait le texte précédent (4).

(1) De fait, il ajoute plus loin : « les Eldar considéraient que cette émotion pouvait à juste titre être ressentie par les Incarnés envers d’autres que les personnes, puisqu’ils sont “apparentés” à toutes choses en Arda, au travers de leur hröa et de l’intérêt conçu par leur fëa, chacune dans son propre hröa et ainsi dans toutes les substances d’Arda) ».

(2) La première de ces deux omissions est probablement significative, comme nous le verrons ci-dessous.

(3) Vu que l’élément final -meldo(r) n’est nulle part considéré comme un suffixe, il faut sans doute considérer ici qu’il s’agit d’un mot composé Elda-meldor, à l’instar de son équivalent anglais Elf-friends.

(4) Tolkien donne aussi l’équivalent sind. Elvellyn < mellyn, de même sens (ibid.). Ce dernier terme est bien sûr le pluriel de mellon « ami », qui forme le mot de passe des Portes de la Moria (SdA, II/4 ; PE 17, p. 40–41).

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#45 19-07-2022 16:11

Elendil
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Re : Amis et serviteurs : une analyse de deux suffixes elfiques

En guise de bonus, voici un petit appendice que je consacrerai à l'analyse du nom Yavannildi. C'est sans doute le dernier livré ici avant ma conférence, car si j'ai maintenant bouclé la révision de la partie proprement linguistique de mon travail, il me reste à réviser (et sans doute plus qu'initialement prévu) les conclusions que j'en tire à divers titres, sans parler de la traduction du tout, qui commence à être d'une longueur assez conséquente :

III. Les demoiselles de Yavanna

Le court essai « Of Lembas », que Christopher Tolkien estime être daté entre 1951 et 1959, mentionne le terme Yavannildi (sind. Ivonwin), glosé « demoiselles de Yavanna » (PM, p. 403–404, cf. p. 405 n. 3). S’il est permis de s’interroger sur la signification exacte du nom quenya (1), son équivalent sindarin est manifestement un mot composé des sind. *Ivon(n) « Yavanna » et du pluriel de gwen(d) (PE 17, p. 191), dont la forme lénifiée -wen est attestée dans de nombreux noms propres, comme Morwen, Eledhwen, Arwen, etc. Nous noterons que le nold. Ivann « Donneur ou donneuse de fruit » < YAB « fruit » est indiqué être l’équivalent du q. Yavanna dans « Les Étymologies » (LRW, p. 399). Le terme sindarin confirme donc la glose fournie par Tolkien, ce qui permet de supposer qu’elle s’applique également au terme quenya. De fait, le q. *hildë, pl. hildi « héritier, suivant » est attesté au pluriel pour désigner les Hommes, les « Suivants » (MR, p. 130 ; PE 17, p. 18, 101, 103) et au travers de la forme possessive Hildinyar « mes héritiers » (SdA, VI/5 ; PE 17, p. 103 ; PE 22, p. 147). Ce nom dérive de la racine KHIL(I) « suivre (derrière) » (WJ, p. 387 ; PE 17, p. 18, 101, 157). Bien que la « Quenya Phonology » indique qu’après une nasale le *ñkh primitif devienne normalement kk dans les mots d’origine ancienne et ñk dans les termes plus récents (PE 19, p. 88, cf. p. 44), il est possible que Tolkien ait ici considéré une évolution divergente où le *kh aurait été pleinement assimilé en n. Alternativement, il aurait pu décider temporairement de faire dériver la consonne initiale de *hildë d’un *h primitif, qui aurait disparu sans laisser de trace dans ce contexte phonologique (PE 19, p. 74, cf. p. 33). Il est également envisageable qu’il ait décidé qu’un théonyme quenya est susceptible d’échapper aux règles générales en raison de la vénération particulière vouée à la personne qu’il désigne (comme on l’observe dans les langues indo-européennes) et que les Elfes aient consciemment formé ce mot en évitant de déformer le nom de Yavanna.

Quoi qu’il en soit, il ne paraît guère probable que le suffixe *-(n)ildë, pl.  -(n)ildi observé ici constitue une variante féminine du suffixe -ndil. De fait, s’il aurait sans doute été admissible que des Elfes se déclarent dévoués à Yavanna, le contexte de l’essai « Of Lembas » montre que cette sororité était avant tout caractérisée par sa mainmise sur le secret du façonnement du lembas, appris directement des Valar, et sur la récolte des céréales valinoriennes qui servaient à le préparer. Il semble donc assez logique que ces femmes Elfes se soient déclarées être les suivantes ou les héritières de Yavanna plutôt que ses amies.

(1) Dont il faut bien reconnaître que l’élément final correspond, au moins en apparence, au q. nildë « amie » attesté dans « Les Étymologies », comme indiqué plus haut (LRW, p. 378).

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#46 19-07-2022 21:17

sosryko
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Re : Amis et serviteurs : une analyse de deux suffixes elfiques

Cher Elendil,

merci pour ces partages toujours si riches, bien écrits et qui apportent à chaque fois leur lots de découvertes ; merci surtout de prendre le temps de mettre tout cela en forme pour nous alors que tu es en train de travailler à ta conférence ! Je serai évidemment curieux de voir les conclusions finales ;-)

S.

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#47 22-07-2022 18:05

Elendil
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Re : Amis et serviteurs : une analyse de deux suffixes elfiques

Comme je suis relativement satisfait de l'avancée de ce dossier, j'en profite pour revenir sur la remarque de Didier, à laquelle j'avais déjà répondu :

Elendil a écrit :

L'un dans l'autre, j'aurais tendance à penser qu'on s'éloigne encore plus du sujet, puisqu'on passe d'« aider (& être d'accord) » à « traiter (médicalement) ». Quoiqu'il en soit de l'étymologie finale du sind. athelas et de son éventuel rapprochement avec le q. aþumo, l'élément -stamo possède très vraisemblablement une étymologie différente. Bref, autant appliquer ta suggestion :

Hisweloke a écrit :

"Avant de nous pencher plus avant sur l’interprétation de ce dossier, peut-être faut-il nous demander s’il n’existerait pas d’autres suffixe..." = pour moi, tu fais trop long, et là tu t'égares dans une digression qui outre le caractère (par nature des sources) un peu fumeux autour de Rómestámo, Denethor &Cie, coupe ton propos et ne mériterait au mieux qu'une longue note de bas de page. « Début, milieu, fin », l'ami, raconte une histoire sans te perdre (défaut que je connais aussi!) dans la sous-histoire du voisin de pallier de tes personnages principaux big_smile

Je prends donc bonne note du conseil et je verrai ce qui mérite réellement d'être gardé.

Paroles pleines de bonne volonté, mais force est de reconnaître qu'au final, j'ai profité d'avoir passé ce développement en appendice (ce sera le dernier) pour faire nettement plus long. Je livre le résultat final aux amateurs d'étymologie, tout en sachant qu'il ne satisfera sans doute pas ceux qui préfèrent les synthèses courtes et l'absence de digressions. Peut-être s'y trouvera-t-il toutefois quelques détails utiles pour le travail de Hyarion :

IV. Les autres racines elfiques désignant l’amitié et le service

Bien qu’ils forment une paire, les suffixes -ndil et -ndur ne peuvent manifestement être isolés des termes elfiques exprimant des notions voisines. Il existe évidemment d’autres racines qui servent à exprimer les notions d’amour, d’amitié, d’intérêt, de désir ou de service. Le cadre de la présente étude ne permet pas d’en faire un recensement exhaustif, mais nous tâcherons ici de présenter celles qui sont le plus étroitement attachées aux deux suffixes qui nous préoccupent. De fait, la majorité des éléments en question ne semble pas en lien avec eux, soit qu’il s’agisse de conceptions alternatives ultérieurement écartées, soit que les termes concernés dérivent par glissement sémantique d’une racine dont le sens premier est trop lointain pour nous retenir. Dans cet ordre d’idées, on pourrait citer pour l’amitié quatre dérivés de la racine gṛþ-, le q. karda- « admirer, avoir de l’affection ou du respect pour », ainsi que les gn. garth « aimé », gartha- « admirer, avoir de l’affection ou du respect pour » et grith « soin, attention, affection » (PE 11, p. 37–38, 42), deux de la racine *mab, mam « quelque chose d’agréable », les gold. mav- « aimer » et mavros « désir, envie ardente » (PE 11, p. 57), un de la racine SṆTṆ « estimer », le q. santa « cher, aimé » (PE 12, p. 85), un de la racine WED « attacher », le nold. gwend « attache, amitié » (LRW, p. 397–398), sans oublier le verbe q. tyaz- « aimer, apprécier » (PE 22, p. 119–120), vraisemblablement dérivé d’une racine #TYAS en lien avec le choix (cf. TYASA « goûter, essayer, choisir, tester, sélectionner » > q. tyastava- « goûter (à) », tyasa- « tester, essayer, prendre, choisir », tyasta- « mettre à l’épreuve » ; PE 12, p. 49). Pour le service, on pourrait relever quatre dérivés de la racine BEW- « suivre, servir », les tel. būa- « servir » et būro « vassal », ainsi que les nold. buio « servir, être en allégeance à » < *beuyā́- et bior, beor « suivant, vassal » < *beu̯rō (LRW, p. 352–353 ; VT 45, p. 7), deux du terme primitif *norokā́ « esclave, captif, serviteur », les q. norka et gold. drog, de même sens (PE 11, p. 31) ou trois de la racine VṚTYṚ « servir », les q. virt, virty- ou vartyo « serviteur, esclave », virti- « servir » et vartyane « service » (PE 12, p. 102).

Plus comparables déjà à nos deux suffixes, certains éléments appartenant à ces champs sémantiques semblent susceptibles d’être employés comme élément final d’un nom propre. Ainsi le nom q. Eldairon, utilisé à une occasion pour désigner le personnage d’Ælfwine dans les Contes perdus (LT2, p. 313), semble contenir un suffixe signifiant « ami », lequel reste malheureusement obscur. Son équivalent gold. Lúthien, glosé « Ami » ou « Vagabond » (LT2, p. 301–302, 304), est encore moins analysable et l’oscillation entre les deux significations montre que Tolkien lui-même n’avait pas dû déterminer son étymologie. La racine THĀ/ATHA « être utile, avoir envie d’assister (tout travail, etc.), agréer, consentir » est déjà plus intéressante. Elle donne notamment les q. aþumo « ami en cas de besoin, ami avec des intérêts partagés, collègue » et aþea « bénéfique », ainsi que les tel. aþa- « prendre parti pour, s’allier à, assister, servir » et aþaro « allié, assistant ou satellite », quoique l’étymologie de certains mots soit obscurcie en raison de la proximité d’une autre racine relative à la médecine (PE 22, p. 165–166). Surtout, c’est de cette base que dérive une interprétation temporaire du nom de l’Elfe Denethor < *Ndanithārō « Sauveur des Dani » (LRW, p. 175, 188, 353), avant que Tolkien ne révise entièrement ce nom en le faisant dériver des nand. *dene « mince et fort, souple, agile » et thara « grand (ou long) et svelte » (WJ, p. 412). Elle pourrait en outre être à l’origine de l’élément q. #-(s)támo « aide [agent] » dans le nom Rómestámo « Aide-de-l’Est », attribué à l’un des deux Ithryn Luin dans un texte tardif (PM, p. 385), à condition d’admettre pour ce nom une évolution phonologique irrégulière (1). Elle relève en tout cas du domaine sémantique de l’aide en tant que consentement à l’autre et volonté de se joindre à lui.

Restent donc principalement les deux racines que Tolkien a explicitement mises en lien avec -ndil et -ndur, qui sont données sous les formes √mel et √yer dans l’essai « Du Temps en Arda ». La première de celle-ci constitue l’un des éléments les plus stables des langues elfiques inventées par Tolkien. Attestée sous la forme MELE- « aimer » dans le Qenya Lexicon, elle est dotée de dérivés comme les q. mel- « aimer », meles(se) « amour », melin « cher, aimé » (PE 12, p. 60), ainsi que les gn. mel· « aimer », meleth « amour », melethron ou melethril « amant » et melon ou meltha « cher, aimé » (2) (PE 11, p. 57). Les nombreuses formes attestées dans « Les Étymologies » ont été citées plus haut. Cette racine s’observe aussi dans divers textes tardifs, où l’on trouve mention de la racine MEL « aimer » (PE 17, p. 41, 165 ; PE 18, p. 96, cf. p. 46) et de dérivés comme les q. #mel- « aimer » < *melā (PE 22, p. 130, 134 ; VT 49, p. 15, 21), málo « ami, camarade » (PE 18, p. 96, cf. p. 46), #meldo ou #meldë « ami, amant » (3) (WJ, p. 412 ; VT 49, p. 40), méla « aimant, affectionné » (VT 39, p. 13), melima « aimant, très affectionné » (PE 22, p. 156) et melda « cher, aimé » < *mel-nā (PE 17, p. 41, 56–57, 109), le tel. māla « aimant, affectionné » (VT 39, p. 13), ainsi que les sind. mellon « ami » (SdA, II/4 ; Lettres, no 347 ; PE 17, p. 41 ; VT 44, p. 26) et mell « cher, aimé » (PE 17, p. 41). Il s’agit manifestement d’un élément désignant la pure action d’aimer, l’affection éprouvée pour autrui sans mélange.

Enfin viennent les éléments servant à exprimer la notion de désir, attestés sous différentes formes alternatives ou complémentaires, dont les plus anciennes semblent remonter au Gnomish Lexicon, à l’instar des gn. îr- ou ir- « avoir envie ; vouloir, avoir l’intention », irthod « intention, décision, vouloir », irm « un souhait, décision, résolution » et irn « désiré, souhaité » (PE 11, p. 51–52, cf. p. 46). Ces termes pointent collectivement vers une racine #IRI « souhaiter, vouloir », d’où pourrait également dériver le q. irya et le gn. erth, erdh- « souhait » (PE 13, p. 116). Cette base est attestée sous la forme ĪR « désirable, magnifique » dans « Les Étymologies » (VT 45, p. 18), mais aucun dérivé n’y est listé. Il est probable en effet que Tolkien l’ait désormais considérée comme une forme alternative de la racine ID-, à laquelle sont rattachés les q. íre « désir, envie » < īdē, írima « aimable, désirable », indo « cœur, humeur », ainsi que plusieurs termes noldorins liés à la pensée et à la réflexion (LRW, p. 361 ; VT 45, p. 17) (4). En parallèle, Tolkien introduit deux nouvelles racines sémantiquement proches, YES- « désir(er) », dotée des dérivés q. yesta- « désirer » et nold. iest « souhait » (LRW, p. 400 ; VT 46, p. 23) et YER- « ressentir un désir sexuel », à laquelle sont rattachés les q. yére et nold. îr, vraisemblablement de même sens (VT 46, p. 23) (5). La racine IR- « désirer, se languir de » et sa variante ID- réapparaissent dans des notes associées à l’appendice linguistique inachevé du Seigneur des Anneaux, accompagnées des dérivés q. írima « désirable, aimable (surtout appliqué à des personnes, en particulier des femmes) » et sind. írui, de même sens (PE 17, p. 112, 155, cf. p. 165). Le nom du Vala Irmo, diversement glosé « Désir (de ce qui pourrait ou devrait être) ; Désireux ; Maître du Désir » (MR, p. 150 ; PE 17, p. 48 ; PE 21, p. 85), doit lui aussi être dérivé de l’une ou l’autre de ces formes. Quelles que soit les relations étymologiques entre ces quatre bases, il est manifeste qu’elles expriment des notions proches et ne peuvent se rapporter à l’amour qu’au titre d’un besoin ou d’une envie. Cela justifie pleinement que les termes de quenya renvoyant à l’amour physique en soient dérivés.

(1) En effet, rómen + #þámo donnerait normalement **rómettámo, **rómentámo ou **rómensámo > **rómessámo, selon l’ancienneté et le dialecte auquel appartiendrait le nom en question, si l’on se fie à la « Quenya Phonology » (PE 19, p. 89, cf. p. 44). La forme alternative Róme(n)star (PM, p. 391 n. 28) suggère plutôt une élision du -n final de Róme(n) « Est » et un deuxième élément dont la forme primitive serait #stamō, qui dériverait plus vraisemblablement d’une racine STAM-, non attestée, mais sous-entendue par la forme primitive *stama- « barrer, exclure », dont dérive le second élément du q. sandastan « barrière de bouclier » (CLI, III/1 n. 16). Cela suggérerait que Rómestámo signifie littéralement « Défenseur de l’Est ». Merci à Didier Willis de m’avoir rappelé l’existence de la forme alternative Róme(n)star, qui permet de préciser l’étymologie la plus probable.

(2) Pour chacune de ces deux paires de mots, le premier terme est vraisemblablement masculin et le second féminin.

(3) Le premier de ces deux termes est à l’évidence masculin et le second féminin.

(4) À l’appui de cette hypothèse, signalons que ces deux racines sont écrites au crayon sur le folio 32, mais que ID- fait partie de la strate initiale de rédaction, tandis que ĪR- est un ajout dans la marge du bas ; cf. VT 46, p. 25.

(5) Ces deux entrées figurent sur le folio 33, où YES- fait partie de la première phase de rédaction au crayon, alors que YER- semble être une addition tardive au stylo-bille ; cf. VT 46, p. 23, 25. Dans la mesure où YES- n’est pas biffée, il est vraisemblable que Tolkien ait conçu YER- comme une racine apparentée à la signification spécialisée. Cela indique de plus que l’ajout de cette dernière racine est sans doute contemporain de celui de NDUR, NUR, ce qui laisserait penser que Tolkien avait imaginé la conception exposée dans « Du Temps en Arda » près d’une vingtaine d’années avant de la formaliser.

E.

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#48 27-07-2022 20:30

Yyr
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Re : Amis et serviteurs : une analyse de deux suffixes elfiques

Elendl a écrit :

Bon, je n'ai pas l'impression que la question passionne les foules (ou alors celles-ci sont subjuguées, on peut toujours rêver ;)) [...]

Tu peux rester éveillé : je suis subjugué. Je viens de reprendre le tout et c'est un travail magnifique.

Deux petites typos que tu as peut-être déjà corrigées :
- « Avec cette explication, Tolkien concilie à la fois l’histoire externe et externe de ses langues » → les histoires interne et externe
- « il existe d’autres racines qui servent à exprimer les notions d’amitiés, d’intérêt ou de service » → les notions d'amitié

Sur le fond, ma seule suggestion serait de souligner le caractère central, chez Tolkien, de l'amour de l'autre en tant qu'autre, ainsi que je le rappelais plus haut. Cette « composante fondamentale de l'amour (et de la Faërie) chez Tolkien » me semble vraiment caractériser √ndil, à bien tout relire (et non pas être commun à √ndil et √ndur). Elle recoupe de ce fait de beaucoup la φιλία (philía) des grecs anciens (*). Sosryko et moi avons pas mal bossé le sujet et pouvons donner quelques références le cas échéant. Encore que le seul essai On Smith of Wootton Major résume bien les choses, je trouve (**). Sans en faire un chapitre, ce serait là une destination de ton étude au-delà du public de spécialistes des langues inventées, pour reprendre Hyarion, tout en restant entièrement dans le sujet (si Tolkien perfectionne ses langues, c'est aussi pour perfectionner ce qu'il a à dire avec elles).

Sur la forme, ma seule critique concerne l'usage de « l'amant » dans ta traduction, dont il a été question plus haut. J'y ai buté tout le long de la lecture de l'article (sauf en un endroit). De même tout récemment, quand on m'a proposé de relire un certain index ;).

Certainement pas à cause du caractère désuet, loin s'en faut — ce n'est pas moi que ça gênerait.

Mais déjà, le suffixe -(n)dil ne peut être traduit idéalement en anglais. Tolkien n'utilise pas toujours lover et doit régulièrement varier ses gloses. Ex. Arandil ne sera jamais glosé « King-lover » ;) ni Mardil « House-lover », etc. Or, je trouve que nous sommes ici, comme en d'autres endroits, amenés à traduire le texte en cherchant à traduire l'elfique et non l'anglais, qui n'est qu'un moyen terme imparfait (de meilleurs moyens termes seraient l'anglo-saxon -wine ou le grec ancien -phile).

Ensuite, je suis bien d'accord que, techniquement, « l'amant » et « l'amateur » seraient les deux substantifs les plus exacts, puisque l'on cherche à rendre ici, en fin de compte, « celui qui aime » (***). Mais l'un et l'autre sont connotés à un point tel que le verre de la traduction en serait tellement coloré (le premier du fait de sa connotation érotique, le second du fait de sa connotation béotienne) qu'il deviendrait déformant.

Dans le même temps, « l'ami » français a un champ sémantique plus large et moins réducteur que friend en anglais (et pour cause, il partage l'étymon de « l'amour » quand friend est étranger à love). À ce titre, je ne suis pas persuadé qu'il faille coûte que coûte distinguer entre friend et lover. Mais, si l'on y tient, « l'amoureux » s'entendrait mieux que « l'amant ». Une manière de percevoir les recoupements des différents champs sémantiques peut être proposée à l'aide d'un dictionnaire bilingue (ici les « principales traductions » de Wordreference, les encadrés sont miens). La manière est approximative et certes un peu grossière mais permet justement de saisir ce qui vient le plus immédiatement à l'esprit.

Ainsi, le premier sens de lover, qui se prête bien à relayer -(n)dil, ne trouve pas de correspondance dans l'espace sémantique de « l'amant » (la correspondance existe, bien sûr, mais le fait qu'elle n'apparaisse pas ici montre que cette correspondance est très lointaine). En matière de sens “évidents”, ceux de « l'amant » sont même très exactement ceux de lover sauf celui en correspondance avec -(n)dil :

lover.jpg

amant.jpg

Les autres termes évoqués plus haut s'y retrouvent mieux.
Qu'il s'agisse de « l'ami » :

lover.jpg

ami.jpg

Ou de « l'amoureux » :

lover.jpg

amoureux.jpg

Silmo nous a d'ailleurs donné ci-dessus l'exemple d'un cas valant dans une certaine mesure par analogie. L'œuvre de Raymond Lulle, écrite en catalan, « Llibre d'amic e amat », fut traduite chez nous « Le livre de l'Ami et de l'Aimé » et chez nos cousins outre-manche « Book of the Lover and the Beloved » (aucune chance de traduire par friend, même sans la dyade, mais « l'ami » s'y prête sans difficulté).

À la fin, je ne crois pas qu'il faille s'astreindre à une correspondance terme à terme stricte. Tolkien n'hésite pas à basculer régulièrement sur l'alternative « dévoué à ». Il me semble que l'on peut étendre cette souplesse. Et, lorsqu'un substantif est souhaitable, me paraissent plus naturels « l'ami de » et « l'amoureux de » (selon que, respectivement, l'on préfère une traduction plutôt transparente ou colorée). À noter qu'il est aussi possible de neutraliser la problématique en optant pour une locution « celui qui aime », ce que permet le contexte de ces usages (index ou notes philologiques).

Pour être complet, Daniel a traduit, dans l'index du Silmarillion :

  • Elendil = Elf-friend = « Ami des Elfes »

  • Amandil = Lover of Aman = « Amoureux d'Aman »

  • Elendil = Star-lover = « Amant des étoiles »

  • Eärendil = Lover of the Sea = « Amant de la Mer »

  • Mardil = devoted to the House = « dévoué à la Maison ».

J'ai eu le même sentiment pour les deux occurrences avec « l'amant » : celui d'une grande poésie et d'une grande beauté, mais aussi celui d'un morceau d'étoffe rare reprisé sur un autre tissu, tirant sur lui au risque de se déchirer ;).

(*) À ce titre, autant la correspondance entre √ndil et φιλία (philía) est solide, et (modulo la loi naturelle) celle de √yer avec ἔρως (érōs), autant les autres correspondances avec le grec ancien ne me semblent pas probantes.

(**) Comme on s'en inquiétait sur ledit fuseau, la publication de cette traduction a semble-t-il posé problème — je fais donc partie des chanceux avec un collector :).

(***) La traduction par « amant » ne me choque pas à cet endroit, où le mot se “charge” sémantiquement à son contexte, et où les guillemets sont une aide, certainement :

√ndil (nilmë) peut être appelé « amour », parce que si sa source principale était une préoccupation pour des choses différentes de soi en tant que telles, elle incluait une satisfaction personnelle dans la mesure où cette inclinaison faisait partie du caractère inhérent de l’« amant » et que l’étude ou le service des choses aimées étaient nécessaires à son accomplissement.

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#49 27-07-2022 23:25

Elendil
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Re : Amis et serviteurs : une analyse de deux suffixes elfiques

Merci pour les coquilles relevées, surtout la première, qui avait échappé à toutes mes relectures (y compris pour la traduction en anglais... où je n'ai pas fait l'erreur).

Je te rejoins volontiers pour √ndil et l'amour de l'autre en tant qu'autre. Il me reste à rédiger mes notes de conclusion et cela fait partie des points importants. Je suis très volontiers preneur de toutes les références que vous pourriez m'apporter à ce propos. Si cela peut apporter des éléments complémentaires, ce sera d'autant plus intéressant.

Merci encore pour l'explication détaillée de ton point de vue relatif à l'emploi d'« amant ». Je vais à nouveau réfléchir à la question, mais je dois dire que cela me choque beaucoup moins que toi. Peut-être parce que j'ai l'habitude des textes anciens, où il figure avec un sens plus large qu'aujourd'hui ?

E.

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#50 28-07-2022 14:27

sosryko
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Re : Amis et serviteurs : une analyse de deux suffixes elfiques

Cher Elendil, je n'ai pas de référence liant  « √ndil et l'amour de l'autre en tant qu'autre » mais sur ce dernier point, celui de l'amour des autres en tant qu'autre, il me semble que Nature of Middle-Earth donne des éléments intéressants dans l'opposition radicale entre Manwë et Melcor, p. 293-294.
Manwë, qui a « la plus grande connaissance »  est aussi celui qui « désire le moins produire ses propres créations (make things of his own), grandes ou petites [...] car son esprit et son cœur inclinent plutôt vers la guérison et la restauration ».
Inversement, Melcor a « la passion de produire ses propres créations » alors même qu'« il est celui, dans tout Eä, qui a le moins d'amour pour tout ce qui est, son désir se portant toujours vers des choses nouvelles et étranges. »  Tolkien de préciser : « S'il l'avait voulu, il aurait pu surpasser tous ses frères en connaissance et en compréhension d'Eä et de tout ce qui s'y trouve », mais « il n'avait aucun amour, pas même pour ce qu'il avait lui-même produit [...] Par conséquent, il désiraient uniquement posséder les choses, les dominer, refusant à tous les esprits toute liberté en dehors de sa propre volonté, et aux autres créatures toute valeur hormis celle de servir ses plans. »
S.

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#51 28-07-2022 15:06

Elendil
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Re : Amis et serviteurs : une analyse de deux suffixes elfiques

Merci pour cette excellente citation qui devrait faire une parfaite transition entre la (courte) discussion sur la représentation de l'amitié chez Platon et Aristote et le glissement vers la conclusion finale. Je n'avance qu'à petits pas, car je n'ai pas l'ambition de rédiger un article philosophique et pourtant il me faut garder un cheminement qui soit clair à la lecture.

Dans l'immédiat, je peux vous livrer les deux premier paragraphes conclusifs, qui me semblent être achevés, ou peu s'en faut :

Nous pouvons aisément comprendre les hésitations de Tolkien dans « Les Étymologies », puisqu’il s’agissait pour lui de déterminer les noms des héros númenóriens de « La Route perdue ». Reste cependant à nous demander quelles raisons l’ont poussé à consacrer autant d’énergie à définir les nuances des différents termes elfiques pour l’amour et l’amitié. Il est incontestable que ces notions avaient pour lui une importance majeure. Sans même qu’il soit nécessaire d’insister sur le rôle des grandes amitiés qui ont rythmé la vie de Tolkien (1), nous pouvons constater que l’amitié est essentielle à la plupart de ses grands récits. La relation entre Bilbo et les Nains dans le Hobbit débute par un lien contractuel masquant mal le dédain que Thorin éprouve pour Bilbo, mais au fil des événements, les Nains viennent à reconnaître la valeur du Hobbit. Ce changement culmine à l’issue de la bataille des Cinq Armées, lorsque Thorin mourant lui dit qu’il voudrait le quitter dans l’amitié, ce qui bouleverse profondément Bilbo. Le fait qu’ils se soient « quittés en amis » est précisément le seul point qui le console (Hob., XVIII). De même, l’amitié structure le Seigneur des Anneaux sur bien des plans, qu’il s’agisse de celle unissant les Hobbits ou de celles qui naissent entre Aragorn et Éomer ou entre Legolas et Gimli. Bien souvent le dévouement joue une place majeure dans ces relations, comme en témoigne le nombre de fois où les Hobbits se sauvent mutuellement la vie, quitte à mettre la leur en danger. Même Saruman s’empresse de contrefaire l’amitié lorsqu’il essaie de duper Théoden après sa défaite (ibid., III/10). N’oublions pas non plus la Porte occidentale de la Moria, mémorial de l’ancienne amitié entre les Elfes d’Eregion et les Nains, dont l’inscription célèbre la collaboration entre l’Elfe Celebrimbor et le Nain Narvi, tandis que le mot de passe qui régit son ouverture depuis l’extérieur n’est autre que mellon (ibid., II/4). Plusieurs personnages de ce roman emploient aussi le terme d’ami dans un sens élargi qui rappelle les définitions données pour les bases √mel et √ndil. Ainsi Gandalf s’adresse-t-il à Scadufax en le nommant « mon bon ami » durant le siège de Minas Tirith (SdA, V/7, cf. III/5) et à Gwaihir dans des termes semblables à deux reprises (ibid., III/5, VI/4). Il dit encore de Radagast que « sa science des herbes et des bêtes est considérable, et les oiseaux sont particulièrement ses amis » (ibid., II/2). Legolas, quant à lui, considère le cheval Arod comme son ami puisqu’il a accepté de le porter sans contrainte (ibid., III/5, cf. III/2). Enfin, l’amour des protagonistes pour leur contrée d’origine est réitéré à maintes reprises.

Sans doute conviendrait-il aussi de s’interroger sur les sources linguistiques qui ont pu inspirer Tolkien lorsqu’il entreprit de spécifier les différents termes servant à exprimer l’amour et l’amitié chez les Elfes. Peu de langues proposent autant de nuances que celles élaborées par Tolkien. Parmi les langues européennes, seul le grec ancien semble opérer des distinctions aussi fines, avec les notions d’ἀγάπη « affection, amour fraternel ou divin », de φιλία « amitié, vive affection, amour (sans idée de sensualité) », de στοργή « tendresse (paternelle ou filiale) » et d’ἔρως « passion, amour, désir violent » (2). Cette quadripartition rappelle incontestablement  celle d’« Échelles temporelles ». Il est en effet manifeste que l’ ἀγάπη au sens classique (pré-chrétien) du terme correspond particulièrement bien à la base √mel, que la φιλία rappelle la définition de √ndil qui y est donnée, tandis que l’ἔρως pris en son sens premier est un excellent pendant à √yer. Compte tenu de la connaissance approfondie que Tolkien avait du grec ancien (3), il est fort possible qu’il se soit inspiré de son vocabulaire au moment de rédiger la note linguistique qui figure dans cet essai. Au demeurant, le terme φιλία était propre à susciter la curiosité philologique de Tolkien, puisqu’il dérive de φίλος « ce qui est aimé », terme dont l’étymologie et le sens premier restent incertains (4). Notons toutefois qu’aucun des termes forgés par Tolkien ne correspond à l’amour familial caractéristique de la στοργή et que la notion induite par √ndur ne possède pas d’équivalent au sein du schéma linguistique grec. De fait, le q. nûro correspondrait plutôt au gr. anc. δοῦλος « serviteur, esclave », apparenté au mycénien do-e-ro (5), qui est parfaitement étranger aux différents termes grecs relatifs à l’amitié.

(1) Notons tout de même qu’il fait référence à ses amis du T.C.B.S. dans l’Avant-propos à la seconde édition du Seigneur des Anneaux, ce qui ne laisse pas d’être significatif.

(2) Anatole Bailly & Émile Egger, Dictionnaire grec-français, 11e éd., Hachette, 1935, p. 7, 808, 1797, 2072.

(3) Comme en témoigne la conférence inédite de Bertrand Bellet, « Quenya as a Classical Language: Greek and Latin Inspirations in High-elven », donnée à l’Omentielva Otsea (California State University, East Bay, août 2017).

(4) Voir James Hooker, « Homeric φίλος », Glotta, vol. LXV n° 1–2, 1987, p. 44–65. Pour une interprétation de φίλος se fondant sur les relations réciproques d’hospitalité, voir Émile Benveniste, Le Vocabulaire des institutions indo-européennes, vol. I : Économie, parenté, société, Les Éditions de Minuit, 1969,

(5) Voir Václav Blažek, « Greek *dohelos “servant”. DO-SO-MO », Fascicula Mycenologica Polona, n° 4–5, 2002–2003, p. 61–66.

E.

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#52 28-07-2022 21:52

Yyr
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Re : Amis et serviteurs : une analyse de deux suffixes elfiques

Superbe citation Sosryko en effet.

C'est très beau Elendil !
Ton premier paragraphe me rappelle aussi le superbe essai de Fangorn sur l'Anneau de Barahir (depuis publié dans la Feuille n°2)
Pour éclairer ma lanterne, quel était le sens pré-chrétien de l'ἀγάπη ?

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#53 28-07-2022 22:51

sosryko
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Re : Amis et serviteurs : une analyse de deux suffixes elfiques

Content d'avoir pu un peu aider dans ce fuseau  : )
Oui, c'est bien beau Elendil & oui, j'ai pensé également à ce très bel article sur l'amitié écrit par Fangorn en lisant ton texte ! La référence aux amis du TCBS est effectivement digne d'être relevée car de nombreux lecteurs n'y ont probablement pas pris garde (& je suis du nombre...).
S.

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#54 29-07-2022 12:13

Elendil
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Re : Amis et serviteurs : une analyse de deux suffixes elfiques

Merci pour cette référence à l'article de Fangorn, que je me ferai un plaisir de rajouter après l'avoir relue. Je viens de boucler la partie proprement philosophique de ma conclusion et je trouve presque uncanny la manière dont la citation fournie par Sosryko correspond à la question de l'amitié dans la cité idéale de Platon. Je vous livre ça tel quel, bien qu'il ne soit pas impossible qu'il me reste quelques retouches à y faire :

Sans doute conviendrait-il alors d’interroger les conceptions philosophiques de l’amitié chez les anciens Grecs, d’autant que Tolkien connaissait manifestement les textes de Platon relatifs à l’Atlantide (1) et que l’étude d’Aristote faisait partie du cursus classique à l’Université d’Oxford à l’époque où il le suivait. L’Éthique à Nicomaque d’Aristote propose en effet une gradation progressive des types d’amitiés unissant les hommes (2). Celle-ci débute avec l’amitié utilitaire, qui s’apparente à une relation contractuelle, mais implique néanmoins une certaine forme d’estime mutuelle et de confiance dans la réciprocité de l’échange. On pourrait y voir là une analogie avec la définition que Tolkien donne pour la base √ndur dans son essai « Échelles temporelles », restreinte toutefois à la sphère humaine. De fait, Aristote ne reconnaît pas l’attachement pour les choses inanimées comme une forme d’amitié, « puisqu’il n’y a pas attachement en retour » et que nous ne saurions leur désirer du bien (Éthique, VIII/2 1155 b 27–30), position qui est quant à elle aux antipodes de la conception tolkienienne. Une deuxième forme d’amitié, selon Aristote, unit les hommes qui recherchent les mêmes formes de plaisir. Comme la précédente, elle conserve un caractère intéressé et reste fragile, car elle se dissout lorsque le plaisir recherché disparaît ou que les goûts de l’un changent. Cette forme d’amitié ne semble pas trouver d’écho dans les langues elfiques de Tolkien. En revanche, la dernière forme que recense Aristote, l’amitié véritable, se fonde sur l’amour de l’autre pour lui-même et « consiste plutôt à aimer qu’à être aimé » (Éthique, VIII/9 1159 a 27). Cela s’explique dans la mesure où elle est fondée sur la vertu : « la parfaite amitié est celle des hommes vertueux et qui sont semblables en vertu : car ces amis-là se souhaitent pareillement du bien les uns aux autres en tant qu’ils sont bons et ils sont bons par eux-mêmes » (Éthique, VIII/4, 1156 b 6–9). Il y a là un écho très net de la notion véhiculée par √ndil à la fois dans « Échelles temporelles » et dans les textes associés à l’appendice linguistique du Seigneur des Anneaux, car pour Aristote cette amitié se doit d’être réciproque : « l’amitié est une égalité », nous dit-il. Selon lui, une bienveillance unilatérale n’est qu’une simple disposition d’esprit favorable à l’autre, mais dépourvue de l’attachement affectif caractéristique de l’amitié (Éthique, VIII/2 1155 b, 32–35, VIII/7 1157 b 32–35).

Il n’en reste pas moins que la conception de l’amitié chez Aristote ne met guère en regard les notions d’amitié et de service comme le font les bases -ndil et -ndur chez Tolkien. Au contraire, l’amitié utilitaire n’est pour Aristote qu’une forme d’amitié par analogie et celle-là même qui présente le moins de points communs avec l’amitié véritable. De fait, il ne cesse d’insister sur la nécessité d’une proportion entre le statut des amis pour que l’amitié puisse exister, ce qui exclut notamment toute amitié entre un mortel et un dieu (Éthique, VIII/9 1158 b 33–35, 1159 a 5). Aristote oppose tout aussi résolument amitié et servitude :

il en est comme dans la relation d’un artisan avec son outil […] d’un maître avec son esclave [δοῦλος] : tous ces instruments sans doute peuvent être l’objet de soins de la part de ceux qui les emploient, mais il n’y a pas d’amitié ni de justice envers les choses inanimées. Mais il n’y en a pas non plus envers un cheval ou un bœuf, ni envers un esclave en tant qu’esclave. Dans ce dernier cas, les deux parties n’ont en effet rien en commun : l’esclave est un outil animé, et l’outil un esclave inanimé. En tant donc qu’il est esclave on ne peut pas avoir d’amitié pour lui, mais seulement en tant qu’il est homme…

Éthique à Nicomaque, p. 416–417

Dans la République, Platon met en rapport les deux termes, mais dans une optique de dégénérescence (3). Les gardiens de la cité idéale sont éduqués à respecter l’ordre social et à faire preuve entre eux d’une amitié mutuelle (τήν τε άλλήλων φιλίαν ; cf. République, III 386 a 1–4). Celle-ci est normalement à toute épreuve, car entre eux tout est commun et ils se considèrent tous membres d’une même famille (République, V 457 c 10–d 3, V 463 e 2–3). De plus, les dirigeants et les gardiens de cette cité sont considérés sauveurs et secours de leurs concitoyens, car ils sont éduqués à les considérer tous comme des amis et à protéger la cité des dissensions (République, V 463 a 10–b 2). Toutefois, même la cité idéale n’est pas éternelle ; quels que soient les efforts de ses dirigeants, vient un moment où arrivent au pouvoir des personnes qui n’en sont pas dignes. Ceux-ci cessent de se conduire selon la vertu. Ils s’approprient les biens de leurs concitoyens et asservissent (δουλωσάμενοι) ces derniers, qu’ils considèrent désormais comme des non-citoyens et des domestiques (République, VIII 547 b 7–c 4). Il est intéressant de mettre cette conception en rapport avec l’opposition que Tolkien dresse entre Manwë et Melkor dans un bref essai intitulé « Les pouvoirs des Valar », étroitement contemporain d’« Échelles temporelles » :

Parmi les Valar, il est dit que Manwë disposait de la connaissance la plus vaste, de sorte que nul savoir ou art pratiqué par les autres n’était pour lui un mystère, mais il éprouvait un désir moindre de façonner des choses qui lui soient propres, grandes ou petites. Sous la charge du Royaume d’Arda ce désir cessa, car son esprit et son cœur se tournaient plutôt vers la guérison et la restauration […]

De l’autre côté, Melcor désirait passionnément façonner des choses qui lui soient propres, étant agité et insatisfait de tout ce qu’il faisait, que cela soit légitime ou non. Au sein d’Eä, il éprouvait peu d’amour pour tout ce qui existait, désirant toujours des choses nouvelles et étranges […]

Ainsi désirait-il seulement posséder les choses, les dominer ; il récusait la moindre liberté de tout esprit en-dehors de sa propre volonté, et la moindre valeur de toute créature, sauf dans la mesure où elle servait ses propres plans.

It is said that of the Valar Manwë had the greatest knowledge, so that no lore or arts of any of the others were to him a mystery; but that he had less desire to make things of his own, great or small; and under the cares of the Kingship of Arda the desire ceased, for his mind and heart were given rather to healing and restoration. […]

Melcor on the other hand desired even with passion to make things of his own, being restless and unsatisfied with all that he did, were it lawful or unlawful. Within Eä he had small love for anything that had been, desiring always new things and strange. […]

Thus he desired only to possess things, to dominate them, denying to all minds any freedom outside his own will, and to other creatures any value save as they served his own plans (4).

NM, p. 293–294

(1) Voir notamment Charles Delattre, « Númenor et l’Atlantide : une écriture en héritage », Revue de littérature comparée, vol. CCCXXIII n° 3, 2007, p. 303–322.

(2) Aristote, Éthique à Nicomaque, Jules Tricot (éd. & trad.), Bibliothèque des textes philosophiques, Vrin, 1997. Voir notamment les Livres VIII & IX, p. 381–475, en particulier p. 400, 405, 421. Sur la notion d’amitié dans cet ouvrage, on consultera avec profit Christophe Perrin, « Égalité et réciprocité : les clés de la philia aristotélicienne », Le Philosophoire, vol. XXIX n° 2, 2007, p. 259–280.

(3) Platon, La République ou De la justice, in Œuvres complètes, t. 1, Léon Robin & Joseph Moreau (éd. & trad.), Bibliothèque de la Pléiade, Gallimard, 1940, p. 857–1241, 1383–1448. Voir à ce sujet Dimitri El Murr, « L’amitié dans le système social de la République », Revue philosophique de Louvain, 3e série, vol. CX n° 4, 2012, p. 587–604.

(4) Merci à Jean-Philippe Qadri de m’avoir signalé ce passage.

N.B. : si quelqu'un sait comment retrouver le syllabus des études classiques d'Oxford que Tolkien a dû suivre entre 1911 et 1913, cela m'intéresserait fort d'avoir des références précises aux textes du programme.

E.

P.S. :

Yyr a écrit :

Pour éclairer ma lanterne, quel était le sens pré-chrétien de l'ἀγάπη ?

Pour aller vite, autant renvoyer à cet article de l'Encyclopédie Universalis. Avant les auteurs chrétiens, l'agapè correspond généralement à l'amour fraternel et désintéressé, l'amour paisible. Ce n'est toutefois pas le terme le plus usuel : Platon a tendance à théoriser l'éros quand Artistote préfère la philia.

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#55 29-07-2022 19:38

sosryko
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Re : Amis et serviteurs : une analyse de deux suffixes elfiques

Merci Elendil pour ce nouveau partage, avec un rapprochement effectivement très probant.
C'est excellent : )...  et toujours bien écrit !
S.

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#56 29-07-2022 21:19

Yyr
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Re : Amis et serviteurs : une analyse de deux suffixes elfiques

Elendil a écrit :

De fait, Aristote ne reconnaît pas l’attachement pour les choses inanimées comme une forme d’amitié, « puisqu’il n’y a pas attachement en retour » et que nous ne saurions leur désirer du bien (Éthique, VIII/2 1155 b 27–30), position qui est quant à elle aux antipodes de la conception tolkienienne.

Je vais pinailler mais c'est un pinaillage important. Inanimé, chez Aristote, concerne les minéraux, etc. mais les plantes et les animaux (nos Olvar et Kelvar) sont bien animés. Les choses sont précisées plus loin, quand tu introduis la proportion : il ne pourra y avoir d'amitié chez Aristote pour les plantes et les animaux, mais ce sera du fait de la disproportion dans notre relation avec eux et non du fait de leur absence d'animation (ils sont animés).

Il y a là un écho très net de la notion véhiculée par √ndil à la fois dans « Échelles temporelles » et dans les textes associés à l’appendice linguistique du Seigneur des Anneaux, car pour Aristote cette amitié se doit d’être réciproque : « l’amitié est une égalité », nous dit-il.

D'accord avec le rapprochement. Toutefois, il persiste souvent (toujours ?) sinon une inégalité stricte en tout cas une asymétrie franche chez Tolkien. Ainsi les Enfants d'Ilúvatar peuvent-ils aimer i.e. se dévouer aux Valar d'un côté (cf. Valandil), aux arbres de l'autre (cf. Ornendil), ce qu'Aristote jugerait disproportionné. C'est que Tolkien estime que Faërie répond au besoin du cœur humain de pouvoir, malgré nos asymétries, recouvrer un lien d'amitié « originel » ... C'est aussi la réciprocité dans l'amitié entre les humbles et les nobles : elle est possible, chez Tolkien, en dépit des différences de « noblesse » qui persistent. Dit autrement, chez Tolkien, la réciprocité ne suppose pas l'égalité (et elle est possible malgré “l'inégalité”).

Une dernière référence que je ne puis m'empêcher de signaler (et à laquelle Sosryko aura là aussi pensé dès le début ;)) est celle des Quatre Amours de C. S. Lewis. Ce qui est notable, je trouve, est que celui des quatre amours que l'ami de Tolkien développe le mieux, est, là aussi, celui de l'amitié φιλία (philía).

Yyr a écrit :

Pour éclairer ma lanterne, quel était le sens pré-chrétien de l'ἀγάπη ?

Pour aller vite, autant renvoyer à cet article de l'Encyclopédie Universalis. Avant les auteurs chrétiens, l'agapè correspond généralement à l'amour fraternel et désintéressé, l'amour paisible. Ce n'est toutefois pas le terme le plus usuel : Platon a tendance à théoriser l'éros quand Aristote préfère la philia.

Merci :)

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#57 29-07-2022 22:43

sosryko
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Re : Amis et serviteurs : une analyse de deux suffixes elfiques

Pour sûr, d'autant que Lewis fait référence aux Inklings dans son éloge de l'amitié en tant que forme d'amour non possessif de l'autre :

In each of my friends there is something that only some other friend can fully bring out. By myself I am not large enough to call the whole man into activity; I want other lights than my own to show all his facets. Now that Charles is dead, I shall never again see Ronald’s reaction to a specifically Caroline joke. Far from having more of Ronald, having him ‘to myself’ now that Charles is away, I have less of Ronald. Hence true Friendship is the least jealous of loves. Two friends delight to be joined by a third, and three by a fourth, if only the newcomer is qualified to become a real friend. They can then say, as the blessed souls say in Dante, "Here comes one who will augment our loves." For in this love "to divide is not to take away." Of course the scarcity of kindred souls—not to mention practical considerations about the size of rooms and the audibility of voices—set limits to the enlargement of the circle; but within those limits we possess each friend not less but more as the number of those with whom we share him increases. In this, Friendship exhibits a glorious “nearness by resemblance” to Heaven itself where the very multitude of the blessed (which no man can number) increases the fruition which each has of God. For every soul, seeing Him in her own way, doubtless communicates that unique vision to all the rest.

C.S. Lewis, The Four Loves (1960)

On reconnaît évidement Tolkien (Ronald) et Williams (Charles).
S.
(qui ne sait pas ce qu'est une "Caroline joke")

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#58 29-07-2022 23:43

Yyr
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Re : Amis et serviteurs : une analyse de deux suffixes elfiques

Citation parfaite (comme d'habitude :)).
La fin fait même penser aux Valar.

Notez que je peux fournir le passage et les références de la traduction française le cas échéant.

sosryko a écrit :

S. (qui ne sait pas ce qu'est une "Caroline joke")

Non, ni nous non plus, et c'est bien ce que C.S. Lewis explique dans son essai : cela appartient à leur amitié et nous laisse en dehors de leur complicité ...
Comme d'autres auraient du mal à rire si nous venions à parler de beurre marri ;).

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#59 30-07-2022 09:18

Yyr
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Re : Amis et serviteurs : une analyse de deux suffixes elfiques

Tant que nous y sommes, une autre quadri-partition de l'amour, propre à Tolkien, apparaît dans la Lettre n°43.

Nous en avions parlé à partir d'ici, à ton instigation, Damien.

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#60 30-07-2022 15:45

Elendil
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Re : Amis et serviteurs : une analyse de deux suffixes elfiques

Yyr a écrit :

Je vais pinailler mais c'est un pinaillage important. Inanimé, chez Aristote, concerne les minéraux, etc. mais les plantes et les animaux (nos Olvar et Kelvar) sont bien animés. Les choses sont précisées plus loin, quand tu introduis la proportion : il ne pourra y avoir d'amitié chez Aristote pour les plantes et les animaux, mais ce sera du fait de la disproportion dans notre relation avec eux et non du fait de leur absence d'animation (ils sont animés).

Comme je l'ai indiqué, j'ai fait court. En réalité, je me rends compte que toute cette longue section conclusive aurait pu faire l'objet d'un article à part entière sur les sources à partir desquelles Tolkien a forgé sa définition de l'amitié. Tu as bien sûr raison sur le fait qu'Aristote parle bien là des objets inanimés, ce qui ne comprend pas les animaux. De fait, il parle un peu avant de l'amitié (nous dirions amour) que les animaux éprouvent pour leurs petits. En revanche, je ne saurais dire dans quelle catégorie Aristote range les végétaux, c'est là un point qu'il me faudrait creuser et qui n'est d'ailleurs sans doute même pas abordé dans ce texte. Toujours est-il que chez Tolkien l'amitié s'étend jusqu'au domaine inanimé, témoin le surnom Urundil.

Yyr a écrit :

D'accord avec le rapprochement. Toutefois, il persiste souvent (toujours ?) sinon une inégalité stricte en tout cas une asymétrie franche chez Tolkien. Ainsi les Enfants d'Ilúvatar peuvent-ils aimer i.e. se dévouer aux Valar d'un côté (cf. Valandil), aux arbres de l'autre (cf. Ornendil), ce qu'Aristote jugerait disproportionné. C'est que Tolkien estime que Faërie répond au besoin du cœur humain de pouvoir, malgré nos asymétries, recouvrer un lien d'amitié « originel » ... C'est aussi la réciprocité dans l'amitié entre les humbles et les nobles : elle est possible, chez Tolkien, en dépit des différences de « noblesse » qui persistent. Dit autrement, chez Tolkien, la réciprocité ne suppose pas l'égalité (et elle est possible malgré “l'inégalité”).

Attention, c'est bien l'amitié qui est une relation d'égalité chez Aristote, et non le statut des amis. Celui-ci indique certes qu'il faut qu'il y ait une proportion de statuts entre eux, mais il consacre en fait plusieurs chapitres à détailler les sources possibles d'inégalité entre amis, ainsi que les moyens d'y remédier. Il reconnaît même que l'amitié peut exister entre un dirigeant et un simple citoyen, quoique elle ne puisse être facile. Sur ce point, Tolkien et Aristote convergent en grande partie. En fait, pour tout ce qui est hors de la révolution conceptuelle apportée par le christianisme.

Yyr a écrit :

Une dernière référence que je ne puis m'empêcher de signaler (et à laquelle Sosryko aura là aussi pensé dès le début wink) est celle des Quatre Amours de C. S. Lewis. Ce qui est notable, je trouve, est que celui des quatre amours que l'ami de Tolkien développe le mieux, est, là aussi, celui de l'amitié φιλία (philía).

Merci beaucoup pour cette référence à ce livre, que je n'avais pas lu et dont je ne me souvenais même plus de l'existence. Je doute avoir la place de réellement le citer, mais je vais quand même en terminer la lecture, car il y a une proximité de dates qui m'interpelle, vu qu'il est basé sur une série d'émissions radiophoniques de Lewis en 1958, soit précisément à la période où Tolkien a dû rédiger « Echelles temporelles ».

E.

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#61 30-07-2022 18:55

Yyr
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Re : Amis et serviteurs : une analyse de deux suffixes elfiques

Elendil a écrit :
Yyr a écrit :

D'accord avec le rapprochement. Toutefois, il persiste souvent (toujours ?) sinon une inégalité stricte en tout cas une asymétrie franche chez Tolkien. Ainsi les Enfants d'Ilúvatar peuvent-ils aimer i.e. se dévouer aux Valar d'un côté (cf. Valandil), aux arbres de l'autre (cf. Ornendil), ce qu'Aristote jugerait disproportionné. C'est que Tolkien estime que Faërie répond au besoin du cœur humain de pouvoir, malgré nos asymétries, recouvrer un lien d'amitié « originel » ... C'est aussi la réciprocité dans l'amitié entre les humbles et les nobles : elle est possible, chez Tolkien, en dépit des différences de « noblesse » qui persistent. Dit autrement, chez Tolkien, la réciprocité ne suppose pas l'égalité (et elle est possible malgré “l'inégalité”).

Attention, c'est bien l'amitié qui est une relation d'égalité chez Aristote, et non le statut des amis. Celui-ci indique certes qu'il faut qu'il y ait une proportion de statuts entre eux, mais il consacre en fait plusieurs chapitres à détailler les sources possibles d'inégalité entre amis, ainsi que les moyens d'y remédier. Il reconnaît même que l'amitié peut exister entre un dirigeant et un simple citoyen, quoique elle ne puisse être facile. Sur ce point, Tolkien et Aristote convergent en grande partie. En fait, pour tout ce qui est hors de la révolution conceptuelle apportée par le christianisme.

OK

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#62 31-07-2022 17:13

ISENGAR
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Re : Amis et serviteurs : une analyse de deux suffixes elfiques

Yyr a écrit :

OK


N'était-ce pas là le message le plus court de l'histoire de JRRVF (en mettant de côté les fameux 'up' lambertiniens, et, plus court encore, les tests historiques de Cédric dans la section Webmester ?)

devil

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#63 31-07-2022 19:10

Yyr
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Re : Amis et serviteurs : une analyse de deux suffixes elfiques

Tsss ... :) :) :)

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#64 01-08-2022 19:05

Elendil
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Re : Amis et serviteurs : une analyse de deux suffixes elfiques

Bon, on va dire que c'est à peu près satisfaisant. De toute manière, je n'arrive pas à mieux exprimer les choses pour l'instant :

Tout au contraire, le brouillon de la lettre de Tolkien à M. Rang nous propose le cheminement inverse : Sam n’est initialement qu’un jeune jardinier embauché à Cul-de-Sac grâce à son père, qui entretient une relation très amicale avec Frodo et Bilbo. Ce dernier lui enseigne à lire et lui conte des histoires du temps jadis, dont Sam est très friand, quoiqu’il ne semble guère en comprendre les tenants et les aboutissants (SdA, I/1). À l’instigation de Merry, il espionne Frodo afin de s’assurer que celui-ci ne parte pas seul du Comté, mais il se montre d’une parfaite loyauté envers lui une fois qu’il est démasqué par Gandalf et que celui-ci l’envoie accompagner Frodo (ibid., I/2, 5). Sa fidélité est si exemplaire qu’il est admis au Conseil d’Elrond, bien qu’il n’y soit pas invité (ibid., II/2). Il est finalement le seul à accompagner Frodo pour la dernière étape de son voyage (ibid., III/10). Il lui sauve plusieurs fois la vie, notamment sur les pentes d’Orodruin après que l’Anneau a été détruit (ibid., VI/4). Après son retour au Comté, il mène les grands travaux de restauration destinés à effacer les traces des déprédations de Charquin, ce qui lui vaudra d’être finalement élu Maire, et il devient l’héritier de Frodo lorsque celui-ci part pour les Havres Gris (ibid., VI/9, App. A & B). Cette évolution peut évoquer, dans une certaine mesure, la parole évangélique partiellement citée en exergue de cet article :

Voici quel est mon commandement : vous aimer les uns les autres comme je vous ai aimés. Nul n'a plus grand amour que celui-ci : donner sa vie pour ses amis. Vous êtes mes amis, si vous faites ce que je vous commande. Je ne vous appelle plus serviteurs, car le serviteur ne sait pas ce que fait son maître ; mais je vous appelle amis, parce que tout ce que j’ai entendu de mon Père, je vous l’ai fait connaître.

Jean, 15:12–15, in La Bible de Jérusalem, 3e éd., Cerf, 1998

N’y voyons cependant pas une parodie de christianisme. Si Frodo n’est pas dénué de traits christiques, il ne tient pas pour autant la place du Christ dans le Seigneur des Anneaux (1). En revanche, il est permis de se demander si le parcours initiatique de Sam vers une compréhension réelle de l’amitié ne constituerait pas un des éléments qui ont fait dire à Tolkien que ce roman est une œuvre inconsciemment conçue de manière « fondamentalement religieuse et catholique » (2). Cela est d’autant plus probable qu’il considère Sam comme le « principal héros » de ce récit (3). Dans un contexte fictionnel nécessairement pré-chrétien, Sam nous montre ainsi comment l’amitié idéale peut être recouvrée par le don total de soi pour l’autre, un don qui n’est pas que service mais implique aussi de comprendre l’autre au niveau le plus profond. N’est-ce pas la pitié de Sam pour Gollum sur les pentes de l’Orodruin (SdA, VI/3) qui le hisse finalement au niveau spirituel de son maître et permet indirectement la destruction de l’Anneau ? L’exemple qu’il nous donne montre que la conception elfique de l’amitié et du service est celle d’un peuple exempt des souillures de la Chute. Un peuple qui connaît certes l’existence du péché individuel, mais considère que statut social et disposition intérieure peuvent se nourrir mutuellement dans l’harmonie. Un peuple pour qui tout ce que contient la Création est un objet d’amour, car rien de ce qui existe n’est étranger au reste.

(1) Voir par exemple Wayne Hammond & Christina Scull, The Lord of the Rings: A Reader’s Companion, HarperCollins, 2005, p. 264.

(2) Lettres, n° 142, adressée au R.P. Robert Murray en décembre 1953.

(3) Lettres, n° 131 à Milton Waldman ; dans le passage cité, Tolkien insiste d’ailleurs sur l’aspect fondamental de l’amour « rustique » entre Sam et Rosie pour comprendre le caractère de ce personnage.

E.

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#65 01-08-2022 22:00

Yyr
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Re : Amis et serviteurs : une analyse de deux suffixes elfiques

C'est très beau, et bon, et bien :).

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#66 01-08-2022 23:55

sosryko
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Messages : 1 950

Re : Amis et serviteurs : une analyse de deux suffixes elfiques

Je dirais même plus, c'est farpait ;-)
S.

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#67 02-08-2022 11:56

Silmo
Inscription : 2002
Messages : 4 011

Re : Amis et serviteurs : une analyse de deux suffixes elfiques

Arg, on s'absente juste deux semaines en juillet pour les congés et notre site préféré s'active sur des débats "amicaux"
Passionnants échanges, bravo  smile
Et merci d'avoir cité Raymond Lulle qui sied bien.
Je rejoins Sosryko, c'est farpait.
Silmo

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#68 09-08-2022 10:50

Hyarion
Inscription : 2004
Messages : 2 292

Re : Amis et serviteurs : une analyse de deux suffixes elfiques

Un peu en vrac...

Elendil a écrit :

[...] ἀγάπη [...] φιλία [...] στοργή [...] ἔρως [...] φιλία [...] ἔρως [...] φιλία [...] φίλος [...] στοργή [...] δοῦλος [...]

Yyr a écrit :

Pour éclairer ma lanterne, quel était le sens pré-chrétien de l'ἀγάπη ?

Si je puis me permettre, à moins de considérer l'étude de l'œuvre de Tolkien comme un domaine réservé à d'anciens élèves de "classes prépa" et autres khâgneux, à des profs (de lettres classiques, d'université, de dites "classes prépa", etc.) plus ou moins familiers d'Homère, d'Eschyle, de Platon, d'Aristote, d'Euripide et de Sophocle dans le texte, à des chercheurs ultra-érudits, à des ingénieurs polyglottes fascinés par les architectures linguistiques sophistiquées, ou à je-ne-sais qui d'autre encore, nous ne sommes plus à une époque où toute personne supposément « intelligente et cultivée » (l'un n'allant pas forcément avec l'autre, d'ailleurs, et vice versa) pouvait avoir acquis des notions de grec ancien au point de le lire couramment avec son alphabet. On peut toujours le déplorer, mais c'est ainsi. Un effort de translittération de l'alphabet grec à l'alphabet latin ne nuirait donc pas, à cette aune, me semble-t-il, d'autant plus dans le cas du vocabulaire de l'amour et de l'amitié, que j'avais évoqué moi-même précédemment. Et que l'on ne me dise pas qu'il y aurait des usages et/ou que c'est à autrui de faire des efforts, à moins de revendiquer ouvertement ici un élitisme qui, de nos jours, me paraitrait relever ouvertement d'une certaine pédanterie... :-)

Elendil a écrit :
Hyarion a écrit :

Si je puis me permettre, ce serait toujours appréciable, dans la mesure du possible, de ne peut pas destiner in fine uniquement ladite étude à un public de spécialistes des langues inventées.

En même temps, c'est quand même ma principale spécialité dans le domaine tolkienien, ainsi que le concept de la présente section et des colloques Omentielvar. ;) Je m'efforce toujours, évidemment, de tisser des liens entre philologie et littérature, puisqu'il s'agit à mon sens de deux formes d'art indissociables chez Tolkien, mais je ne promets pas de fournir une version expurgée des détails linguistiques qui en forment la fondation. Bien sûr, l'amateur d'architecture n'est pas forcément un ingénieur se passionnant pour la façon dont l'art avec lequel les fondations ont été établies permet de bâtir d'admirables superstructures. Toutefois, celui qui veut produire une étude complète sur un bâtiment remarquable se doit, à mon sens, de n'en pas exclure les parties ordinairement invisibles. Il conviendrait même qu'il présente la manière dont l'emplacement et les matériaux ont été choisis.

Ce que je voulais dire, simplement, c'est que si l'aspect linguistique de l'œuvre est aussi important que toi et d'autres pouvez le penser, ce n'est pas forcément aux "autres" de se "hisser" au supposé "haut niveau" auquel semblent vouloir se placer les chercheurs « lambedili », mais plutôt à ces derniers à se donner les moyens de communiquer cette part de savoir (qui n'est pas, du reste, tout le savoir, ni même la plus large part de celui-ci, ce qui vaut aussi naturellement pour les tolkienologues ne pouvant s'empêcher de tout ramener à la foi religieuse de Tolkien) s'ils veulent vraiment faire, disons, œuvre utile. Cela ne supposait pas, dans mon esprit, de forcément expurger son propos pour en faire une sorte de prémâché pour « non-sachant ». Je ne vois pas trop, simplement sur le principe, l'intérêt de faire des recherches dans ce domaine seulement pour le plaisir de partager un « maigre savoir » (« maigre » parce qu'extrêmement spécialisé) avec seulement un « cercle » d'initiés (« étoilés » ?) tenté, par nature, de rester clos sur lui-même. Ni plus, ni moins. :-)

Elendil a écrit :

Je livre le résultat final aux amateurs d'étymologie, tout en sachant qu'il ne satisfera sans doute pas ceux qui préfèrent les synthèses courtes et l'absence de digressions. Peut-être s'y trouvera-t-il toutefois quelques détails utiles pour le travail de Hyarion.

Je te remercie de cette attention. :-)

Elendil a écrit :

Bon, on va dire que c'est à peu près satisfaisant.

De toute façon, la perfection ne serait pas de ce monde, parait-il...

Tu as bien travaillé.

Amicalement,

B.

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