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#76 22-12-2025 21:39

Yyr
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Re : Mythopoeia

Et voici une proposition pour la suite — avant-dernière strophe.

I will not walk with your progressive apes,
erect and sapient. Before them gapes
the dark abyss to which their progress tends —
if by God's mercy progress ever ends,
and does not ceaselessly revolve the same
unfruitful course with changing of a name.
I will not treat your dusty path and flat,
denoting this and that by this and chat,
your world immutable wherein no part
the little maker has with maker's art.
I bow not yet before the Iron Crown,
nor cast my own small golden sceptre down.

Je ne marcherai pas avec tes singes progressistes,
dressés et sapiens, eux devant qui s'ouvre béant
le noir précipice où mène leur progrès
— si, Dieu le voulant, le progrès doit s'arrêter un jour,
au lieu de boucler sans fin sur lui-même
son cercle stérile qui ne change que son nom.
Je n'emprunterai pas votre chemin tout uni et poussiéreux,
où ceci et cela sont appelés ceci et cela,
celui d'un monde immuable sans aucune part
laissée au petit artisan et à son art.
Je ne m'inclinerai pas devant la Couronne de Fer,
et je n'abandonnerai pas mon petit sceptre d'or.

Mythopoeia, §12

La charge est cinglante : contre l’évolutionnisme matérialiste et le progrès qui est devenu son corollaire, tous deux arrimés à une vision du monde géométrique et nominaliste, privé de vie et de liberté.

Ici se résout ou se résume ce qui a été vu au début avec les premières strophes. Le matérialisme ne peut pas expliquer l'expérience interne de nos sens et de notre raison (dont l'activité subcréatrice est l'une des conjonctions). Il s'incarne entre autres — entre autres mais surtout, à l'époque de Tolkien et sans doute encore aujourd'hui — dans l'évolutionnisme (non pas la théorie de l'évolution mais la subordination de cette dernière au matérialisme, subordination d'autant plus facile que Darwin y participe lui-même), c'est-à-dire la pensée qui soutient que l'homme s'explique par sa seule émergence matérielle.

C'est ici que je vous partage ma propre analyse de ce qui me paraît être aporétique chez nos amis matérialistes.

C’est [...] du côté de la biologie et, spécialement, du côté de la théorie de l’évolution qu’il faut se tourner, puisque seule elle se prononce sur le rapport de la matière et de la pensée. J’écarte toutes les nuances de la théorie évolutionniste — néo-darwinisme, théorie synthétique de l’évolution, etc. — pour ne retenir que sa matrice théorique darwinienne, désormais admise par la cité scientifique [...]. Que nous enseigne-t-elle ? Qu’il y a eu un monde matériel sans l’homme, antérieur à lui, que les différentes espèces vivantes en sont issues et que l’homme, pensée comprise, n’est que le dernier maillon de cette chaîne de transformations. [...] Point décisif pour mon propos : la théorie de Darwin n’est pas une philosophie mais une théorie scientifique ; cependant elle a des conséquences philosophiques dans l’ordre de l’ontologie si on accepte de l’interpréter, j’entends par là non d’en produire une vision subjective et surajoutée (ce qui est l’un des sens de ce mot, qui rejoint la dénonciation marxienne de l’interprétation) mais, au contraire, d’en traduire le sens philosophique, implicite mais irrécusable, dans l’espace réflexif des questions philosophiques.

Yvon Quiniou, La fondation scientifique du matérialisme (source, non datée)

Le rapport de la matière et de la pensée est en effet abordée par Darwin, quoique beaucoup plus prudemment que Quiniou.

En fait, pour Darwin, autant l'évolution des espèces au sein du monde animal ne lui posait pas de problème, autant a-t-il longtemps buté sur le passage de l'homme à l'animal. Son maître ouvrage de 1859, De l'origine des espèces au moyen de la sélection naturelle ou la préservation des races favorisées dans la lutte pour la survie ne traite que de la première, ce qui est déjà une révolution scientifique. C'est en 1871 seulement qu'il se décide à proposer une explication qui intègre l'homme à son schéma, dans La filiation de l'homme et la sélection liée au sexe. Dans cet ouvrage, Darwin propose en effet (plus qu'il ne démontre) que les facultés supérieures dites rationnelles de l'homme se sont développées par une gradation, une accumulation uniquement quantitative, notamment à partir du moment où cette accumulation a permis l'apparition du langage, lequel a démultiplié nos possibilités. En particulier, il consacre tout un chapitre à la dimension morale de l'homme, pour lui la plus difficile à expliquer, et il pense enfin pouvoir en rendre compte par le biais de sa théorie :

[Je commence par donner juste deux phrases tirées du début de ce chapitre fondateur.]

Je souscris pleinement au jugement des auteurs qui soutiennent que de toutes les différences existant entre l’homme et les animaux inférieurs, c’est le sens moral ou conscience qui est de loin la plus importante. [...]

La proposition suivante me semble hautement probable : à savoir que tout animal, quel qu’il soit, doué d’instincts sociaux bien affirmés incluant les affections parentale et filiale, acquerrait inévitablement un sens moral ou conscience, dès que ses capacités intellectuelles se seraient développées au même point, ou presque, que l’homme. [...]

[& je vous résume le chapitre : Darwin va développer 4 séries d'arguments autour de ce qu'il appelle les « instincts sociaux » : la morale est un sentiment, une émotion, notamment celle de « sympathie pour le groupe » (on parlerait d'empathie aujourd'hui) ; elle se développe par la sélection naturelle des émotions utiles au groupe (cette utilité étant rapprochée de celle de bien-être général, nous sommes bien chez les empiristes et les matérialistes), elle est sanctionnée par l'approbation ou la désapprobation des semblables (ce que l'on pourra nommer l'opinion publique une fois le langage acquis), elle est renforcée (comme tout instinct) par l'habitude, et d'elle dérive ce que l'on nomme vert, devoir, etc. Pour tout cela, Darwin mobilise de nombreux exemples du monde animal.]

[Par contre, je cite maintenant in extenso la partie conclusive du chapitre.]

Il ne peut y avoir de doute qu’il existe une immense différence entre l’esprit de l’homme le plus inférieur et celui de l’animal le plus élevé. Un singe anthropomorphe, s’il pouvait juger de son cas d’une manière impartiale, admettrait que, bien qu’il fût capable d’élaborer un plan habile pour piller un jardin et bien qu’il sût utiliser des pierres pour se battre ou pour casser des noix, pourtant l’idée de façonner une pierre pour en faire un outil serait tout à fait hors de sa portée. Et il lui est encore moins donné, comme il le reconnaîtrait lui-même, de poursuivre un raisonnement métaphysique jusqu’à sa conclusion, ou de résoudre un problème mathématique, ou de réfléchir sur Dieu, ou d’admirer un paysage grandiose.

Certains singes, cependant, déclareraient probablement pouvoir admirer, et admirer effectivement la beauté de la peau et de la fourrure colorées de leurs partenaires en mariage. Ils reconnaîtraient que, même s’ils arrivent à faire comprendre par des cris à d’autres singes certaines de leurs perceptions et certains de leurs besoins les plus simples, la notion d’exprimer des idées précises au moyen de sons précis n’a jamais traversé leur esprit. Ils pourraient insister sur le fait qu’ils sont prêts à aider de bien des manières leurs congénères appartenant à la même troupe, à risquer leur vie pour eux, et à se charger d’élever leurs orphelins ; mais ils seraient contraints d’admettre que l’amour désintéressé pour toutes les créatures vivantes, la qualité la plus noble de l’homme, dépasserait de loin leur compréhension.

Néanmoins la différence entre l’esprit de l’homme et celui des animaux supérieurs, aussi grande soit-elle, est certainement une différence de degré et non de nature.

Nous avons vu que les sentiments et les intuitions, les diverses émotions et facultés, tels que l’amour, la mémoire, l’attention, la curiosité, limitation, la raison, etc., dont l’homme se fait gloire, peuvent se trouver à l’état naissant, ou même parfois bien développé, chez les animaux inférieurs. Ils sont également susceptibles de bénéficier d’améliorations héréditaires, comme nous le voyons en comparant le chien domestique au loup ou au chacal.

À supposer que l’on puisse prouver que certaines hautes capacités mentales, telles que la formation des concepts généraux, la conscience de soi, etc., étaient tout à fait propres à l’homme, ce qui semble extrêmement douteux, il n’est pas improbable que ces qualités ne soient que les résultats incidents d’autres facultés intellectuelles hautement avancées ; et ces dernières à leur tour principalement le résultat de l’usage continu d’un langage parfait. À quel âge l’enfant nouveau-né possède-t-il le pouvoir d’abstraction, ou devient-il conscient de soi, et réfléchit-il sur sa propre existence ? Nous ne pouvons répondre ; et nous ne pouvons pas répondre davantage en ce qui concerne l’échelle organique ascendante. Le langage, mi-art et mi-instinct, porte encore le sceau de l’évolution progressive.

La croyance en Dieu, qui nous anoblit, n’est pas universelle chez l’homme ; et la croyance en des agents spirituels procède naturellement d’autres capacités mentales.

Le sens moral offre peut-être la meilleure et la plus haute distinction entre l’homme et les animaux inférieurs ; mais je n’ai nul besoin de dire quoi que ce soit sur ce chapitre, car mes dernières tentatives ont tendu à démontrer que les instincts sociaux — le premier principe de la constitution morale de l’homme — avec l’aide de capacités intellectuelles actives et des effets de l’habitude, conduisent naturellement à la règle d’or : « Fais à autrui ce que tu voudrais qu’on te fît » ; c’est là le fondement de toute moralité.

Dans le prochain chapitre je ferai un petit nombre de remarques sur les étapes et les moyens probables par lesquels les diverses facultés mentales et morales de l’homme ont graduellement évolué. Qu’une telle évolution soit pour le moins possible n’est pas niable, puisque nous voyons quotidiennement ces facultés se développer chez chaque petit enfant ; et que nous pouvons dessiner une gradation parfaite, qui irait de l’esprit d’un complet idiot, inférieur à celui d’un animal situé au bas de l’échelle, à l’esprit d’un Newton.

Charles Darwin, La filiation de l'homme, chap. IV, trad. Michel Prum

Le divin Newton ! Rien que ça, tout est dit ou presque ! :)

Chapitre fondateur, donc, mais qui me fait me poser trois questions critiques :
1. Pour faire tenir l'homme dans son schéma de départ, ce dernier est modifié : le critère de la sélection naturelle passe ici subrepticement de la maximisation de la descendance (1859) à celle du bien-être collectif (1871, synchronisation avec l'utilitarisme de l'époque). Je n'ai pas lu tout Darwin et je ne sais pas s'il s'explique là-dessus, en tout cas il ne le fait pas dans ce chapitre.
2. De même, je ne sais pas s'il explique quelque part comment concilier ce nouveau schéma de 1871 où l'instinct culmine avec « l’amour désintéressé pour toutes les créatures vivantes » avec la limitation des ressources, pierre d'angle de la théorie de 1859.
3. Enfin et peut-être surtout : comment concilier la défense d'un pur matérialisme, d'un pur enchaînement de « causes antérieures » (il n'existe de causalités que matérielle et mécanique), avec cet anoblissement (cet amour désintéressé étant comme un achèvement : « la qualité la plus noble de l’homme ») qui, même si je sais bien qu'il doit ici être compris ici comme une façon de parler pour quelque chose de purement matériel, est une façon de parler qui connote quand même fortement l'idée de « causes postérieures » (intelligible et finale), l'idée d'un telos ? (*)

Nietzsche saura gré à Darwin de sa théorie, mais sera plus lucide, et rigoureux jusqu'au bout, en évacuant toutes ces contradictions, réminiscences d'habitudes religieuses envoûtantes — les Ombres de Dieu dont il faut se débarrasser (Le Gai Savoir, § 109 déjà évoqué).

En attendant, et en rappelant la thèse complémentaire de Freud pour qui nos désirs nous font illusion (d'où nos croyances), je résumerai ainsi l'aporie des maîtres du soupçons. Pour eux, il n'existe pas de finalité dans le Monde, l'homme n'y tient aucune place particulière, tout s'explique par les seuls causes matérielles et se font illusion en cherchant à les compléter par d'autres causes : les seules causes matérielles de « l'Histoire Naturelle » ont sélectionné comme étant les plus aptes ... ceux qui se font illusion. Pourquoi alors ne pas continuer ? Si les maîtres du soupçon ne veulent pas continuer, c'est pour une raison immatérielle : c'est parce qu'ils sont mus, comme tout homme, par le désir de vérité. Telle est la contradiction intrinsèque des « singes progressistes ».

Leur désir de vérité est celui de tout homme. C'est un désir d'absolu, d'éternité, qui dépasse l'ordre de la matière. Le poète le dit dans Mythopoeia, comme il le dit dans le chant de Fíriel à Númenor : Númenor est magnifique, et pourtant, pourtant, le cœur des mortels n'y trouve pas son repos, parce qu'en Númenor comme partout ailleurs dans ce monde, tout est borné et passe, ce qui ne peut assouvir le désir du cœur des Mortels — tout serait-il compté et dénombré, cela est úfarëa (HoMe V, p.72 ; cf. la composition en écho de Bertrand à la table ronde du parvis des gentils aux Bernardins). Voir aussi, bien sûr, l'Ainulindalë, où il est dit que le Créateur, Ilúvatar « voulut que le cœur des Hommes soit porté au-delà du monde, et qu’au-dedans il ne trouvât aucun repos ». Dans sa conférence du 24 mars dernier, Rémi Brague observe :

Tolkien conclut [dans son essai sur Faërie] : « il y a une part de l’homme qui n’est pas nature ». On peut lire cette déclaration en style « païen », dans le sens de la phrase énigmatique d’Aristote sur l’intellect qui vient du dehors (Génération des animaux, II, 3, 736b28). On peut aussi y voir le fondement objectif de ce qui, dans l’expérience, se manifeste comme une insatisfaction radicale, le célèbre « cor inquietum » des premiers mots des Confessions de St Augustin (Livre I, § 1).

_____________________

(*) Je peux sans doute expliciter cette terminologie aristotélicienne à l'aide d'un auteur plus récent, qui s'inscrit pour le coup résolument dans le sillage de Darwin jusqu'aux sciences cognitives actuelles : Lorenz. Lorenz cherche à identifier les conditions permettant d'expliquer le passage de l'homme à l'animal. Il les trouve dans une complexification du cerveau, en particulier dans deux traits qui nous sont spécifiques : d'une part la possibilité de la représentation centrale de l'espace dans le gyrus supra marginalis de notre cerveau, d'autre part, la persistance à tout âge de la curiosité, ces deux traits étant les conditions qui nous permettent de nous adapter et donc de nous spécialiser (chapitre 6 de l'essai « Psychologie et phylogénèse », 1954, publié dans Essais sur le comportement animal et humain : les leçons de l'évolution de la théorie du comportement, 1970). Et c'est vrai. Mais on ne dit là que les conditions matérielles de l'intellect, on n'en dit pas la raison ni son but. D'ailleurs, Lorenz le dit en creux en intitulant le chapitre de l'essai en question : « les conditions préalables à l'apparition de l'homme ». Tout est dit et Aristote sera entièrement d'accord : ce sont ce que l'on appelle des causes antérieures, matérielles : elles sont nécessaires tout comme les briques, les matériaux sont nécessaires pour bâtir une maison, mais les matériaux ne peuvent pas expliquer l'intelligibilité ni le but de la maison : ceux-ci en sont les causes postérieures, immatérielles (exemple repris à l'identique par Canguilhem, philosophe et médecin). Les causes antérieures sont premières dans l'ordre de l'existence, mais les causes postérieures sont premières dans l'ordre logique : c'est à cause d'elles que les causes antérieures entrent en jeu intelligemment et non pas sans ordre ni sens (c'est imparable, et c'est bien pourquoi Nietzsche récuse tout ordre quel qu'il soit dans le Monde). Les causes antérieures ne sont que des causes préalables (cf.. ce que nous avons vu, toujours en lien avec Tolkien, sur la sensation : la sensation n'est pas que l'excitation d'un organe). J'attends avec impatience la ré-édition d'D’Aristote à Darwin… et retour d'Étienne Gilson : tout est dans le titre ...

HS : Il paraît qu'Aristote a dit que les meilleurs philosophes étaient appelés à être aussi médecins et les meilleurs médecins aussi philosophes :).

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#77 22-12-2025 23:43

sosryko
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Re : Mythopoeia

Ouf, un gros morceau que tu ajoutes, cher Yyr.
Merci smile
Pour ma part, j'en reste à la traduction, reprenant la nouvelle strophe et la précédente en choisissant cette fois des vers libres de quatorze syllabes  (abandon donc de l'alexandrin) pour me tenir au plus proche de la signification de l'original, telle que je la comprends.

107    I would that I might with the minstrels sing
108    and stir the unseen with a throbbing string.
109    I would be with the mariners of the deep
110    that cut their slender planks on mountains steep
111    and voyage upon a vague and wandering quest,
112    for some have passed beyond the fabled West.
113    I would with the beleaguered fools be told,
114    that keep an inner fastness where their gold,
115    impure and scanty, yet they loyally bring
116    to mint in image blurred of distant king,
117    or in fantastic banners weave the sheen
118    heraldic emblems of a lord unseen.

Je voudrais tant pouvoir chanter avec les ménestrels,
mouvoir l'invisible par la seule corde pincée.
Je voudrais être avec les mariniers du grand large,
qui coupent leurs frêles planches sur les monts escarpés,
et voyagent pour une quête errante et incertaine
— car d'aucuns sont allés au-delà de l'Ouest fabuleux.
Je voudrais être mis au rang de ces fous assiégés,
qui tiennent un fortin intérieur dans lequel leur or,
quand bien même insuffisant et vil, est loyalement
marqué de l’effigie indistincte d'un lointain roi,
qui tissent de gigantesques gonfanons flamboyants
d’emblèmes héraldiques d'un seigneur que nul ne voit.

Mythopoeia, §11

Mythopoeia, §11

119    I will not walk with your progressive apes,
120    erect and sapient. Before them gapes
121    the dark abyss to which their progress tends
122    – if by God's mercy progress ever ends,
123    and does not ceaselessly revolve the same
124    unfruitful course with changing of a name.
125    I will not treat your dusty path and flat,
126    denoting this and that by this and that,
127    your world immutable wherein no part
128    the little maker has with maker's art.
129    I bow not yet before the Iron Crown,
130    nor cast my own small golden sceptre down.

Je n’évoluerai pas avec tes singes progressistes,
ceux qui sont debouts et ceux qui sont sapients. Devant eux
s’ouvre l’abîme ténébreux où leur progression mène
– si, par la grâce de Dieu, ce progrès admet un terme...
à moins qu’ils ne circumambulent sans fin sur la même
orbe infructueuse sous couvert d’un changement de nom.
Je n’adopterai pas ta voie poussiéreuse et égale,
désignant ceci et cela par ceci et cela,
ni ton univers immuable à l’intérieur duquel
le petit créateur et son art n’ont rien en commun.
Je ne plie toujours pas devant la Couronne de Fer,
ni n'abandonne mon petit sceptre doré à terre.

Mythopoeia, §12

Mythopoeia, §12

Rq :

v.119 « Je n’évoluerai pas avec tes singes progressistes » : évoluer plutôt que marcher, cela m'a semblé évident ;-)

v.120 « ceux qui sont debouts et ceux qui sont sapients. » : le texte original étant allusif, je préfère conserver sapient plutôt que d'expliciter en sapiens. Non seulement parce que le terme existe en français, mais parce qu'il suggère une intelligence qui est liée à la sagesse. La tournure est ironique. La suite suggère que le progrès finit par tourner en rond et que celui qui est debout s'incline en réalité devant la Couronne de Fer de la nécessité. Donc l'homme est prétentieux et aveugle en s'autodéfinissant « erect and sapient ».

v.125 « ta voie poussiéreuse et égale » : égale (plutôt que plat ou unie) pour anticiper le vers suivant où ceci = ceci et cela = cela (mort de l'activité symbolique du langage).

v.128 « le petit créateur et son art n’ont rien en commun. » : pour moi, ce « maker » renvoie évidemment au « legend-markers » précédents. Traduire par « artisans » ou « bâtisseurs » ici ou précédemment est possible, mais ce serait passer à côté du fait que ce paragraphe contient la mention de Dieu, qui est évidemment, pour Tolkien, « the Maker of all things ».  (cf. Esaïe 44,24 (Douay-Rheims) : « Thus saith the Lord thy redeemer, and thy maker, from the womb: I am the Lord, that make all things, that alone stretch out the heavens, that establish the earth, and there is none with me. »).
Je ne crois pas, en tout cas, qu'on puisse accepter la traduction que tu proposes de ce vers, Yyr (« celui d'un monde immuable sans aucune part / laissée au petit artisan et à son art. »), car :
- le texte ne dit pas que le « monde immuable » ne laisse pas de place au « petit artisan » ou à son art, mais que ce « petit artisan » n'a aucune part avec sa propre œuvre !
- il me semble bien que le texte original veut souligner combien une vision matérialiste du monde, par sa puissance de désymbolisation, rend l'homme incapable de se comprendre en tant que sub-créateur : devenu technicien de langage, capable de distinguer précisément « ceci » et précisément « cela », il décrit chaque partie du monde de manière univoque, sans comprendre que le pouvoir qu'il a de créer des formes douées de raison et des mondes autonomes par son imagination l'invite à envisager qu'il est lui-même créature et participant d'une création qui porte la trace d'un Créateur.
On retrouve évidemment la pensée du vers « We make still by the law in which we're made. »

v.119/127 Je ne pense pas enfin qu'il faille passer du tutoiement au vouvoiement (« tes singes » > « votre monde »)  : ne pas oublier que Philomythus s'adresse à Misomythus.

v.129-130 Conserver le présent.

S.

HS : pour le couplage philosophie/médecine qu'aurait posé Aristote, je crains que ce soit une erreur d'attribution que Jean Lombard a participé à propager dans ses livres (2004, 2015) en encore en ligne en 2016 (sans jamais donner de référence...). Il est en effet étonnant, après une petite recherche en ligne, de voir un hélléniste attribuer à Aristote une description d'Hippocrate qui est en réalité une citation de ce même Hippocrate, issue d'un de ses écrits : De la bienséance, §5.

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#78 23-12-2025 07:13

Yyr
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Re : Mythopoeia

sosryko a écrit :

v.119 « Je n’évoluerai pas avec tes singes progressistes » : évoluer plutôt que marcher, cela m'a semblé évident ;-)

Pourquoi pas mais cela n'a rien d'évident et cela surtraduit (tout comme moi avec sapiens). Je pense qu'il est utile de conserver l'idée de marcher avec, d'être enrôlé ...

v.120 « ceux qui sont debouts et ceux qui sont sapients. » : le texte original étant allusif, je préfère conserver sapient plutôt que d'expliciter en sapiens. Non seulement parce que le terme existe en français, mais parce qu'il suggère une intelligence qui est liée à la sagesse. La tournure est ironique. La suite suggère que le progrès finit par tourner en rond et que celui qui est debout s'incline en réalité devant la Couronne de Fer de la nécessité. Donc l'homme est prétentieux et aveugle en s'autodéfinissant « erect and sapient ».

Quelle erreur de ma part qui avais cru lire dans l'original sapiens au lieu de sapient !
En revanche, pas d'accord pour debout : celui qui est dressé non seulement est debout mais encore renvoie à erectus, ce qui me paraît plus que voulu.
C'est le seul endroit où je serais catégorique smile.
En outre, dressé compte autant de pieds que debout (arf).

v.125 « ta voie poussiéreuse et égale » : égale (plutôt que plat ou unie) pour anticiper le vers suivant où ceci = ceci et cela = cela (mort de l'activité symbolique du langage).

Oui, c'est mieux !

v.128 « le petit créateur et son art n’ont rien en commun. » : pour moi, ce « maker » renvoie évidemment au « legend-markers » précédents. Traduire par « artisans » ou « bâtisseurs » ici ou précédemment est possible, mais ce serait passer à côté du fait que ce paragraphe contient la mention de Dieu, qui est évidemment, pour Tolkien, « the Maker of all things ».  (cf. Esaïe 44,24 (Douay-Rheims) : « Thus saith the Lord thy redeemer, and thy maker, from the womb: I am the Lord, that make all things, that alone stretch out the heavens, that establish the earth, and there is none with me. »).
Je ne crois pas, en tout cas, qu'on puisse accepter la traduction que tu proposes de ce vers, Yyr (« celui d'un monde immuable sans aucune part / laissée au petit artisan et à son art. »), car :
- le texte ne dit pas que le « monde immuable » ne laisse pas de place au « petit artisan » ou à son art, mais que ce « petit artisan » n'a aucune part avec sa propre œuvre !
- il me semble bien que le texte original veut souligner combien une vision matérialiste du monde, par sa puissance de désymbolisation, rend l'homme incapable de se comprendre en tant que sub-créateur : devenu technicien de langage, capable de distinguer précisément « ceci » et précisément « cela », il décrit chaque partie du monde de manière univoque, sans comprendre que le pouvoir qu'il a de créer des formes douées de raison et des mondes autonomes par son imagination l'invite à envisager qu'il est lui-même créature et participant d'une création qui porte la trace d'un Créateur.
On retrouve évidemment la pensée du vers « We make still by the law in which we're made. »

Quelle bourde cette fois de ma part !
Et, en outre, tu as bien entendu raison de revenir au (sub)créateur.

v.119/127 Je ne pense pas enfin qu'il faille passer du tutoiement au vouvoiement (« tes singes » > « votre monde »)  : ne pas oublier que Philomythus s'adresse à Misomythus.

Je ne suis pas convaincu car l'extension me paraît pertinente aussi, mais l'équivoque de l'anglais ne peut être rendue en français.
Je ne suis pas opposé pour autant.

v.129-130 Conserver le présent.

Pas nécessairement convaincu non plus mais pas opposé smile.

HS : pour le couplage philosophie/médecine qu'aurait posé Aristote, je crains que ce soit une erreur d'attribution que Jean Lombard a participé à propager dans ses livres (2004, 2015) en encore en ligne en 2016 (sans jamais donner de référence...). Il est en effet étonnant, après une petite recherche en ligne, de voir un hélléniste attribuer à Aristote une description d'Hippocrate qui est en réalité une citation de ce même Hippocrate, issue d'un de ses écrits : De la bienséance, §5.

Oh ! Oh ! Merci !!!
Je devrai à l'occasion faire suivre à celui qui m'a induit en erreur (et qui insiste pour revenir aux sources ! nul n'est parfait smile).

J'ajoute pour ma part les préférences suivantes :
- v.116 : « roi lointain » plutôt que « lointain roi »
- v.118 : « d'un seigneur qu'on ne voit pas » plutôt que « d'un seigneur que nul ne voit » (préférence ténue)
- v.130 : « et n'abandonne certes pas mon petit sceptre d'or » plutôt que « ni n'abandonne mon petit sceptre doré à terre »

Je ferais donc évoluer ainsi certains vers :

quand bien même insuffisant et vil, est loyalement
marqué de l’effigie indistincte d'un roi lointain,

qui tissent de gigantesques gonfanons flamboyants
d’emblèmes héraldiques d'un seigneur qu'on ne voit pas.

Je ne marcherai pas avec tes singes progressistes,
tant dressés que sapients, eux devant qui s'ouvre béant
le précipice ténébreux où mène leur progrès

Je ne plie toujours pas devant la Couronne de Fer,
et n'abandonne certes pas mon petit sceptre d'or.

Ce que tu proposes reste sans doute au-dessus de ce que j'avais fait.
J'ai quand même une critique à la versification : qui va repasser sur les 10 strophes précédentes ? wink
Et on a perdu la citadelle smile.

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#79 23-12-2025 07:35

Yyr
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Re : Mythopoeia

À noter aussi une alternative :

à moins qu’ils ne circumambulent sans fin sur la même
orbe stérile et vaine qui ne change que de nom.

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#80 23-12-2025 07:39

Yyr
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Re : Mythopoeia

Et une autre :

Je ne plie pas encor devant la Couronne de Fer,

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#81 23-12-2025 09:08

sosryko
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Re : Mythopoeia

en cours ;-)

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#82 23-12-2025 09:13

Yyr
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Re : Mythopoeia

sosryko a écrit :

en cours ;-)

Vivement qu'on ait une version du forum où il sera possible d'enregistrer ses brouillons ;) ...

Mais en attendant je déconseille de bloquer un fil en validant un post de la sorte : cela empêche les autres de poster sauf à ne pas tenir compte de « ce qui sera finalement écrit antérieurement » ...

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#83 23-12-2025 09:44

sosryko
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Re : Mythopoeia

Yyr a écrit :

Quelle erreur de ma part qui avais cru lire dans l'original sapiens au lieu de sapient !
En revanche, pas d'accord pour debout : celui qui est dressé non seulement est debout mais encore renvoie à erectus, ce qui me paraît plus que voulu.
C'est le seul endroit où je serais catégorique smile.
En outre, dressé compte autant de pieds que debout (arf).

Je ne cherche absolument pas à m'opposer à ton catégorisme ;-), mais il y a plusieurs avantages à conserver « debout » plutôt que « dressé ».
- Le plus important est d'éviter l'équivoque : quand, en français, on parle de « singes... dressés », je suis certain que la majorité ne pense pas à la signification de l'anglais erect/dressé mais à celle d'animaux qui ont subit une dressage (trained apes) de la part de l'homme !
- Or, s'il s'agit de pointer vers l'homo erectus en français comme Tolkien pointe vers l'homo erectus en anglais, « debout » permet de lever toute ambiguïté (et une des raisons de l'emploi « je n'évoluerai pas » au vers précédent consiste à orienter la lecture dans ce sens, mais ceci est un détail & il vaut mieux revenir à « je ne marcherai pas » pour cette même raison ; cf. ci-après).
- Par ailleurs, plusieurs préhistoriens ou spécialistes de la préhistoires français (probablement pour éviter cette même ambiguïté) traduisent bien homo erectus par l'homme debout : Yves Coppens, Henry de Lumley, etc, etc.. Et déjà « Dans un article publié en 1894 », Eugène Dubois, qui n'était pas français mais néerlandais et le découvreur du premier fossile d'homo erectus en 1891, « présentait ce dernier sous le nom de Pithecanthropus erectus, “l'homme singe qui marche debout” » (National Géographic) :

Dubois va découvrir le célèbre Pithécanthrope de Java à la fin du XIXe siècle, qu'il nommera Pithecanthropus erectus, autrement dit « singe homme debout », connu aujourd'hui sous le nom d'Homo erectus, premier représentant incontestable du genre Homo [...] parce qu'il marche debout.

Pascal Picq, L'homme est-il un grand single politique ?, Odile Jacob, p. 59.

- Enfin, la confrontation debout-dressé/courbé-plié est fondamentale dans cette strophe. C'est elle qu'il ne faut pas manquer. En faisant une recherche pour répondre sur ce point, je suis tombé sur la présentation d'une thèse en littérature qui fait la part belle à la médecine et qui illustre, sans le vouloir mais joliement, le propos de Tolkien :

La Science, enfant chétif, ne tient pas debout. Le savoir, s'il hypertrophie la tête, atrophie les pieds. La sédentarité à laquelle condamnent les études est sclérosante. Les savants ne sont pas des hommes debout. Homo sapiens, homo sapiens sapiens, non plus homo erectus. Les savants sont des hommes assis, courbés sur leurs travaux. Les chercheurs ne sont pas des marcheurs.

Florence Emptaz, Gustave Flaubert : pour une orthopédie revue et corrigée, thèse soutenue à l'université de Lille III en 1999. Présentation.

S.

PS : concernant le post précédent, tu sais que ce n'est pas mon habitude, mais j'avais validé le post précédent par inadvertance au lieu de le prévisualiser, pardon !

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#84 23-12-2025 09:50

Elendil
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Re : Mythopoeia

Pour rester sur les vers que j'ai déjà discutés, si l'on veut privilégier le sens, il faudrait traduire « avec les marins » et non « de ces marins » : le narrateur les accompagne (en pensée), il n'en fait pas partie. La même remarque s'applique pour with the beleaguered fools be told, où toutefois « être mis au rang » peut effectivement convenir (sauf pour le fait qu'il s'agit d'une métaphore militaire, peu apte s'agissant de « fous assiégés »).

E.

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#85 23-12-2025 09:58

sosryko
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Re : Mythopoeia

v.113-114
Pour aller dans ton sens, Elendil, ainsi que celui d'Yyr qui regrette la perte de la citadelle :

Je voudrais être compté parmi les fous assiégés,
qui tiennent une citadelle intérieure où leur or,

v.109
Concernant « avec les marins », voir ma nouvelle proposition qui suit la tienne.

v.116/118
Je préfèrerais conserver « lointain roi  »: pour une fois qu'on peut faire rimer (pauvrement certes, mais mais rimer quand même) avec « qu'on ne voit pas / que nul ne voit », il ne faut pas s'en priver, surtout lorsque cela arrive en fin de strophe, alors que la pensée se condense dans une sorte de conclusion.

v.129/130
Pour la même raison, je préfère « ni n'abandonne mon petit sceptre doré à terre. » qui non seulement respecte plus le texte original mais rime avec « Couronne de Fer ».

S.

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#86 23-12-2025 10:10

Elendil
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Re : Mythopoeia

Yyr a écrit :

1. Pour faire tenir l'homme dans son schéma de départ, ce dernier est modifié : le critère de la sélection naturelle passe ici subrepticement de la maximisation de la descendance (1859) à celle du bien-être collectif (1871, synchronisation avec l'utilitarisme de l'époque). Je n'ai pas lu tout Darwin et je ne sais pas s'il s'explique là-dessus, en tout cas il ne le fait pas dans ce chapitre.

Sauf erreur, l'argument qui sous-tend celui-ci est que la maximisation du bien-être collectif facilite la survie de la descendance de tout le groupe, si bien qu'en moyenne, agir collectivement au détriment de son intérêt personnel à court terme a pour conséquence de meilleures chances de survie de sa propre descendance. A noter que la découverte de la génétique renforce cette constatation, car si la survie concerne les gènes plutôt que la descendance directe, il peut être avantageux de faciliter leur survie en ligne collatérale (cas des insectes sociaux comme les abeilles domestiques ou les fourmis).

J'ignore en revanche si Darwin s'explique sur les deux autres points.

E.

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#87 23-12-2025 10:33

Beruthiel
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Re : Mythopoeia

Je reviens en arrière:

Yyr a écrit :

je résumerai ainsi l'aporie des maîtres du soupçons. Pour eux, il n'existe pas de finalité dans le Monde, l'homme n'y tient aucune place particulière, tout s'explique par les seuls causes matérielles et se font illusion en cherchant à les compléter par d'autres causes : les seules causes matérielles de « l'Histoire Naturelle » ont sélectionné comme étant les plus aptes ... ceux qui se font illusion. Pourquoi alors ne pas continuer ? Si les maîtres du soupçon ne veulent pas continuer, c'est pour une raison immatérielle : c'est parce qu'ils sont mus, comme tout homme, par le désir de vérité. Telle est la contradiction intrinsèque des « singes progressistes ».

Cela va un peu vite ! Voilà comment je vois les choses. Ce n’est pas la capacité des êtres humains à s’illusionner qui a été « sélectionnée »,c’est leur capacité à se poser des questions sur le monde et à tenter d’y répondre. Associée au langage, cette capacité a engendré une culture cumulative. Au sein de cette culture, la réponse apportée a varié selon les endroits et les époques : création de mythologies/religions ou tentatives de réponse en l’absence de tout cela. Où est la contradiction ?

Amicalement,
C.

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#88 23-12-2025 10:34

sosryko
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Re : Mythopoeia

Yyr a écrit :

v.129-130 Conserver le présent.

Pas nécessairement convaincu non plus mais pas opposé smile.

Il me semble au contraire que c'est important.
Dans §11, nous avons trois fois la structure « I would (be) with » (vv. 107, 109 & 113).
Dans §12, de manière similaire, nous avons un triple refus : « I will not walk » (v.119), « I will not treat » (v.125) &... « I bow not » (v. 129)
Or, concernant de dernier vers, Tolkien aurait très bien pu le conjuguer au futur :

I will not bow before the Iron Crown,

Au lieu de se tourner vers le futur, il introduit un commentaire rétrospectif avec le simple mais terrible yet :

I bow not yet before the Iron Crown

Ce commentaire introduit une tension dramatique  : Philomythus, qui a tenu bon jusqu'à présent, résistera-t-il encore demain à la Couronne de Fer ? Nul ne peut le dire, pas même lui. Tolkien interroge l'avenir de l'activité imaginative en ne se présentant pas comme insensible au pouvoir de la Couronne de Fer mais en soulignant qu'il s'agit d'une lutte de chaque jour, donc au présent.

S.

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#89 23-12-2025 13:18

Hyarion
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Re : Mythopoeia

L'autre jour, votre serviteur Hyarion a écrit :

Rapidement, en cette nouvelle journée chargée...

Yyr a écrit :

Par avance, dis-moi Benjamin (sans urgence), parmi nos homo, on traduit communément erectus par « dressé », « redressé » ou « qui se redresse » ?

La traduction commune est plutôt « dressé », suivant en cela le sens premier en latin de ērectus (élevé, dressé, droit).

Ce matin, Sosryko a écrit :

[...] Par ailleurs, plusieurs préhistoriens ou spécialistes de la préhistoires français (probablement pour éviter cette même ambiguïté) traduisent bien homo erectus par l'homme debout [...]

Je n'ai pas eu le temps de faire une longue recherche l'autre jour (pour ne pas faire trop attendre Yyr), mais je me doutais de toute façon qu'il y aurait éventuellement un problème avec la polysémie de « dressé ». Cependant, dans la littérature scientifique francophone, si « debout » semble devenu assez fréquent notamment dans les textes de vulgarisation scientifique (chez Coppens ou Picq, effectivement), il ne me semble pas plus normatif que « dressé », traduction littérale et classique, ayant même par ailleurs l'avantage de suggérer une dimension évolutive.

Beruthiel a écrit :

Je reviens en arrière:

Yyr a écrit :

je résumerai ainsi l'aporie des maîtres du soupçons. Pour eux, il n'existe pas de finalité dans le Monde, l'homme n'y tient aucune place particulière, tout s'explique par les seuls causes matérielles et se font illusion en cherchant à les compléter par d'autres causes : les seules causes matérielles de « l'Histoire Naturelle » ont sélectionné comme étant les plus aptes ... ceux qui se font illusion. Pourquoi alors ne pas continuer ? Si les maîtres du soupçon ne veulent pas continuer, c'est pour une raison immatérielle : c'est parce qu'ils sont mus, comme tout homme, par le désir de vérité. Telle est la contradiction intrinsèque des « singes progressistes ».

Cela va un peu vite ! [...]

Assurément... mais plus largement, de mon point de vue, tout va un peu trop vite, sur ce fuseau, depuis hier, chère Beruthiel, au point que je ne sais même pas s'il est encore utile de participer, du moins me concernant...
Mais j'avais dit que je répondrai, alors je le ferai, si l'on veut bien m'en laisser le temps...

Merci en tout cas, Beruthiel, de contribuer à ce que les échanges n'aillent pas que dans un seul sens en ces lieux, comme trop souvent par le passé sous prétexte d'admirer Tolkien...

Amicalement,

B.

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#90 23-12-2025 17:32

sosryko
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Re : Mythopoeia

Yyr  a écrit :

J'ai quand même une critique à la versification : qui va repasser sur les 10 strophes précédentes ?

Arf, je l'ai bien cherché, mais tu es allé bien trop vite pour moi jusqu'à présent & il y a peu de chances que je maintienne le rythme de ces deux derniers jours. Je ne pense pas qu'il y a urgence non plus ;-)
En attendant, voici une proposition pour les deux premières strophes, certains vers étant tout simplement les tiens, totalement (20, 24) ou presque (7, 12, 17-18, 23, 25, 27-28), pour moitié (3, 22) !


1     You look at trees and label them just so,
2     (for trees are ‘trees’, and growing is ‘to grow’);
3     you walk the earth and tread with solemn pace
4     one of the many minor globes of Space:
5     a satr's a star, some matter in a ball
6     compelled to courses mathematical
7     amid the regimented, cold, Inane,
8     where destined atoms are each moment slain.

Tu regardes les arbres et les nommes juste ainsi,
(car les arbres sont “arbres” et “pousser” ce qui pousse);
Tu arpentes la terre et marches d’un pas solennel
sur l'un de ces multiples petits globes de l'Espace.
Une étoile est une étoile : de la matière en boule
aux trajectoires contraintes par les mathématiques,
inscrites dans l'Absurdité glacée et ordonnée,
où, chaque instant, des atomes sont voués à l'hécatombe*.
* [édit 25/12 pour corriger le nombre de pieds :]
où chaque instant voit des atomes voués au carnage.

Mythopoeia, §1

Mythopoeia, §1

9      At bidding of a Will, to which we bend
10     (and must), but only dimly apprehend,
11     great processes march on, as Time unrolls
12     from dark beginnings to uncertain goals;
13     and as on page o'erwritten without clue,
14     with script and limning packed of various hue,
15     an endless multitude of forms appear,
16     some grim, some frail, some beautiful, some queer,
17     each alien, except as kin from one
18     remote Origo, gnat, man, stone, and sun.
19     God made the petreous* rocks, the arboreal trees,
20     tellurian earth, and stellar stars, and these
21     homuncular men, who walk upon the ground
22     with nerves that tingle touched by light and sound.
23     The movements of the sea, the wind in boughs,
24     green grass, the large slow oddity of cows,
25     thunder and lightning, birds that wheel and cry,
26     slime crawling up from mud to live and die,
27     these each are duly registered and print
28     the brain's contortions with a separate dint.

Au commandement d’un Vouloir, auquel nous nous plions
(comme il se doit), mais qui nous apparaît confusément,
de grands processus opèrent, et le temps se déroule
depuis d'obscurs commencements pour des fins incertaines.
Comme sur un palimpseste sans indications,
où teintes variées surchargent lettres et dessins,
advient une multitude inépuisable de formes,
qui sinistres, qui chétives, qui belles, qui bizarres,
chacune étrangère aux autres, mais avec pour  parente
une lointaine Origo : taon, homme, pierre et soleil.
Dieu fit les rochers pétréens*, les arbres sylvestres,
la terre tellurienne, et les étoiles stellées,
ces hommes homonculaires qui marchent sur le sol
avec des nerfs frissonnant au son et à la lumière.
Les mouvements de l’océan, le vent dans les rameaux,
l'herbe verte, l'étrangeté lente et lourde des vaches,
le tonnerre et l’éclair, le cri des oiseaux qui tournoient,
la fange visqueuse issue de la boue, qui vit et meurt,
chacun de ces objets est dûment inscrit et gravé
dans les scissures de notre cerveau, séparément.

Mythopoeia, §2

Mythopoeia, §2

Rq :

v.8  «  where destined atoms are each moment slain »
Autres proposition :

où, à chaque instant, des atomes sont voués au massacre.

v.9 « At bidding of a Will, to which we bend »
Le couple « to bend / a Will » de ce vers est à mettre en parallèle avec le couple « to bow / the Iron Crown » du vers 310. De l'un à l'autre le devoir  d'allégeance (must (bend), v. 10) à la Volonté divine qui a voulu une création variée se mue en volonté de résistance aux fatalités introduites dans la création par la Couronne de Fer (bow not).

v. 19   « petreous* » : à ma connaissance, ce terme est inventé par Tolkien. (il ne figure en tout cas pas dans l'OED). Il ne faut donc pas le traduire par pétreux, comme on traduirait petrous (terme lié à l'os temporal).

v. 26  « slime crawling up from mud to live and die, »
Je pense qu'il faut s'en tenir à l'acception des dictionnaires, qui n'associent pas slime à un animal (vers ou limace p. ex.), mais à sa bave ou à une sorte de liquide organique en putréfaction qui apparaît sur les eaux stagnantes et croupies. L'homme a déjà été mentionné à deux reprises (vv 18 & 21), je ne pense pas qu'il y ait là une allusion à la critique de l'évolutionnisme qui apparaît plus tard. D'autant que cette strophe s'oppose à la précédente en plaçant la première sous les lois des mathématiques et de l'absurde, tandis que la seconde suggère qu'une Volonté est à l'œuvre dans la création, quand bien même on ne la comprend pas. Ici, « slime » est, tout comme le moucheron (« gnat », v. 18), le constat que les manifestations de la vie ne prennent pas toujours des formes agréables aux hommes, car tout ne tourne pas autour d'eux ou de leur compréhension limitée de la vie et du monde, quand bien même ils essaient de tout cataloguer et d'analyser dans les circonvolutions de leurs cerveaux.

S.

PS :
1766507960_darwin.jpg

PS2 :
1766508544_poetry.jpg

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#91 23-12-2025 19:42

Yyr
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Re : Mythopoeia

sosryko a écrit :
Yyr a écrit :

Quelle erreur de ma part qui avais cru lire dans l'original sapiens au lieu de sapient !
En revanche, pas d'accord pour debout : celui qui est dressé non seulement est debout mais encore renvoie à erectus, ce qui me paraît plus que voulu.
C'est le seul endroit où je serais catégorique :).
En outre, dressé compte autant de pieds que debout (arf).

Je ne cherche absolument pas à m'opposer à ton catégorisme ;-), mais il y a plusieurs avantages à conserver « debout » plutôt que « dressé ».

[...]

Eh bien je dois admettre devoir revenir sur mon catégorisme :).
Je n'avais pas manqué l'ambiguïté avec le dressage pour ma part, mais il ne me paraissait pas rédhibitoire loin s'en faut.
Si pour vous elle domine il est évident qu'il faut l'écarter.

PS : concernant le post précédent, tu sais que ce n'est pas mon habitude, mais j'avais validé le post précédent par inadvertance au lieu de le prévisualiser, pardon !

Ah ok :)

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#92 23-12-2025 19:51

Yyr
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Re : Mythopoeia

sosryko a écrit :

v.116/118
Je préfèrerais conserver « lointain roi »: pour une fois qu'on peut faire rimer (pauvrement certes, mais mais rimer quand même) avec « qu'on ne voit pas / que nul ne voit », il ne faut pas s'en priver, surtout lorsque cela arrive en fin de strophe, alors que la pensée se condense dans une sorte de conclusion.

v.129/130
Pour la même raison, je préfère « ni n'abandonne mon petit sceptre doré à terre. » qui non seulement respecte plus le texte original mais rime avec « Couronne de Fer ».

J'allais te rétorquer qu'avant de te voir rimer, j'aurais aimé avoir une réponse à mon objection de me retrouver avec deux strophes à 14 pieds au milieu d'un poème où les pieds n'avaient pas été comptés ... et tu viens de me couper l'herbe sous le pied (arf arf) ;). Tu es un coquin. Toujours est-il que, esthétiquement, ces deux exemples me plaisent moins : le plaisir procuré par la rime est moindre (pour moi) que celui que je trouve dans mes alternatives non rimées. Mais cela ne s'argumente pas :). Incidemment, je me permets de te faire remarquer que le petit sceptre d'or rime avec la Couronne de fer même si pauvrement ;).

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#93 23-12-2025 20:13

Hyarion
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Re : Mythopoeia

Yyr a écrit :
sosryko a écrit :
Yyr a écrit :

Quelle erreur de ma part qui avais cru lire dans l'original sapiens au lieu de sapient !
En revanche, pas d'accord pour debout : celui qui est dressé non seulem9ent est debout mais encore renvoie à erectus, ce qui me paraît plus que voulu.
C'est le seul endroit où je serais catégorique :).
En outre, dressé compte autant de pieds que debout (arf).

Je ne cherche absolument pas à m'opposer à ton catégorisme ;-), mais il y a plusieurs avantages à conserver « debout » plutôt que « dressé ».

[...]

Eh bien je dois admettre devoir revenir sur mon catégorisme :).
Je n'avais pas manqué l'ambiguïté avec le dressage pour ma part, mais il ne me paraissait pas rédhibitoire loin s'en faut.
Si pour vous elle domine il est évident qu'il faut l'écarter.

Si le « vous » s'adresse aussi à moi, ce n'est pas vraiment ce que j'ai écrit, notant simplement un problème éventuel, en ajoutant (mais ce n'était peut-être pas très clair) que « dressé » pouvait avoir l'avantage de suggérer une dimension évolutive, que ne me parait pas avoir « debout ».

Mais bon, ce n'est pas une compétition...

Amicalement,

B.

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#94 23-12-2025 20:20

Yyr
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Re : Mythopoeia

Bien sûr que non que ce n'est pas une compétition, et le vous s'adresse bien sûr à tout le monde : la sensibilité de chacun compte !
L'avis des autres sera le bienvenu et j'étais déjà heureux d'avoir le tien !!

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#95 23-12-2025 20:24

Yyr
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Re : Mythopoeia

Beruthiel a écrit :
Yyr a écrit :

je résumerai ainsi l'aporie des maîtres du soupçons. Pour eux, il n'existe pas de finalité dans le Monde, l'homme n'y tient aucune place particulière, tout s'explique par les seuls causes matérielles et se font illusion en cherchant à les compléter par d'autres causes : les seules causes matérielles de « l'Histoire Naturelle » ont sélectionné comme étant les plus aptes ... ceux qui se font illusion. Pourquoi alors ne pas continuer ? Si les maîtres du soupçon ne veulent pas continuer, c'est pour une raison immatérielle : c'est parce qu'ils sont mus, comme tout homme, par le désir de vérité. Telle est la contradiction intrinsèque des « singes progressistes ».

Cela va un peu vite ! Voilà comment je vois les choses. Ce n’est pas la capacité des êtres humains à s’illusionner qui a été « sélectionnée », c’est leur capacité à se poser des questions sur le monde et à tenter d’y répondre. Associée au langage, cette capacité a engendré une culture cumulative. Au sein de cette culture, la réponse apportée a varié selon les endroits et les époques : création de mythologies/religions ou tentatives de réponse en l’absence de tout cela. Où est la contradiction ?

Alors, la contradiction que j'énonce se situe plus exactement en ce que ceux qui nient une vérité qui dépasse l'ordre matériel soient eux-mêmes mus par une telle vérité.
Par contre je suis d'accord que j'exagère sans doute : je ne puis prétendre à une contradiction logique stricte, car ce n'est pas la capacité à croire/s'illusionner qui a été sélectionnée en tant que telle.
Jusqu'à la Modernité, elle l'a pourtant été au moins par accident. Pour Darwin, l'Histoire telle qu'elle se présente est celle d'une histoire où jusqu'à la Modernité (la précision est importante) s'est imposée, i.e. a été sélectionnée, la culture occidentale. Celle-ci apparaît comme celle qui a été plus efficace que les autres. C'est bien pourquoi il développe tout le chapitre sur la filiation de l'homme dont j'ai parlé pour rendre compte (à l'aide des instincts sociaux) de ce qu'il considère un progrès moral qui ressemble énormément au Christianisme (les liens sont difficiles à faire entre ses critères et bien des morales, mais très facile avec le Christianisme) — le propre passé personnel de Darwin n'étant sans doute pas étranger à cela.
C'est bien pourquoi aussi les positivistes seront gênés, me semble-t-il, et Auguste Comte proposera de résoudre le problème en décrétant la loi des 3 états, reléguant ce qui s'est passé avant la science expérimentale à l'enfance de l'humanité.

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#96 23-12-2025 20:25

Yyr
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Re : Mythopoeia

sosryko a écrit :
Yyr a écrit :

v.129-130 Conserver le présent.

Pas nécessairement convaincu non plus mais pas opposé smile.

Il me semble au contraire que c'est important.

[...]

Je suis d'accord.

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#97 23-12-2025 20:39

Yyr
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Re : Mythopoeia

Elendil a écrit :
Yyr a écrit :

1. Pour faire tenir l'homme dans son schéma de départ, ce dernier est modifié : le critère de la sélection naturelle passe ici subrepticement de la maximisation de la descendance (1859) à celle du bien-être collectif (1871, synchronisation avec l'utilitarisme de l'époque). Je n'ai pas lu tout Darwin et je ne sais pas s'il s'explique là-dessus, en tout cas il ne le fait pas dans ce chapitre.

Sauf erreur, l'argument qui sous-tend celui-ci est que la maximisation du bien-être collectif facilite la survie de la descendance de tout le groupe, si bien qu'en moyenne, agir collectivement au détriment de son intérêt personnel à court terme a pour conséquence de meilleures chances de survie de sa propre descendance.

Oui c'est exactement ce que propose Darwin dans son chapitre. Ce qu'il ne m'explique pas, c'est le grand écart que je perçois chemin faisant où la sympathie pour « le groupe » prend tellement d'importance qu'elle me semble finir par éclipser le principe premier de lutte pour la survie au point de le contredire ... dans la mesure où « le groupe » finit lui-même par se dissoudre. Un passage assez caractéristique que je n'ai pas cité :

Les règles supérieures sont fondées sur les instincts sociaux et se rapportent au bien-être des autres. Elles sont soutenues par l’approbation de nos pareils et par la raison. [...] À mesure que l’homme avance en civilisation, et que les petites tribus se réunissent en communautés plus larges, la plus simple raison devrait aviser chaque individu qu’il doit étendre ses instincts sociaux et ses sympathies à tous les membres de la même nation, même s’ils lui sont personnellement inconnus. Une fois ce point atteint, seule une barrière artificielle peut empêcher ses sympathies de s’étendre aux hommes de toutes les nations et de toutes les races. Il est vrai que si ces hommes sont séparés de lui par de grandes différences d’apparence ou d’habitudes, l’expérience malheureusement nous montre combien le temps est long avant que nous les regardions comme nos semblables. La sympathie portée au-delà de la sphère de l’homme, c’est-à-dire humanité envers les animaux inférieurs, semble être l’une des acquisitions morales les plus récentes. […] Cette vertu, l’une des plus nobles dont l’homme soit doué, semble provenir incidemment de ce que nos sympathies deviennent plus délicates et se diffusent plus largement, jusqu’à s’étendre à tous les êtres sensibles.

Darwin, op. cit.

À partir de là, j'ai du mal à suivre la cohérence avec la doctrine de départ.
Incidemment, ici comme ailleurs, l'universalisme chrétien (pas forcément bien compris, et retraduit en termes modernes) transpire par toutes les pores : c'est lui que Darwin veut expliquer ...
Nietzsche récusera ce qu'il appellera là une morale d'esclave ... (même si je ne crois pas qu'il lève le marteau directement sur son père ;)).

A noter que la découverte de la génétique renforce cette constatation, car si la survie concerne les gènes plutôt que la descendance directe, il peut être avantageux de faciliter leur survie en ligne collatérale (cas des insectes sociaux comme les abeilles domestiques ou les fourmis).

Absolument et c'est ce qu'il est convenu d'appeler le néo-darwinisme, que l'on fait volontiers remonter à Julian Huxley (c'est lui je crois qui parle le premier de « théorie synthétique de l'évolution »).

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#98 23-12-2025 20:55

Yyr
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Re : Mythopoeia

Hyarion a écrit :

Merci en tout cas, Beruthiel, de contribuer à ce que les échanges n'aillent pas que dans un seul sens en ces lieux, comme trop souvent par le passé sous prétexte d'admirer Tolkien...

Moi je remercie avant tout Beruthiel pour la contradiction qu'elle m'oppose et je la remercierai encore si elle trouve à redire à ma réponse, car ce que je cherche, c'est la vérité, pas d'avoir raison et surtout pas d'avoir raison contre la vérité : si Beruthiel m'en empêche, elle sera la meilleure amie de l'apprenti philosophe que je suis, pas moins.

Par contre l'insinuation qui est la tienne Hyarion de travailler ici « sous prétexte d'admirer Tolkien » donc supposément à autre chose (quoi ?) est blessante et méprisante. À l'origine, pour ce qui concerne ce fuseau, je voulais juste une traduction correcte qui n'existe pas, point barre (pour aider quelqu'un à la traduction d'un article qui n'est même pas le mien). Je n'avais même pas l'idée de m'y mettre et la perche tendue par Silmo je l'avais repoussée. Et puis et puis de fil en aiguille, le plaisir de subcréer ou à tout le moins de s'essayer à refléter des formes ...

Dépensant par ailleurs des centaines peut-être des milliers d'heures pour le fonctionnement et la pérennité de ce forum (Cédric vous en reparlera) j'aimerais bien ne pas recevoir des gifles à chaque coin de post. Cela étant dit, je trouvais très beau notre cheminement commun à toi et moi dans ce fuseau jusque-là et j'aimerais qu'il se poursuive. Très sincèrement, je n'ai aucun doute quant à l'enrichissement que tu lui apportes / que tu m'apportes.

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#99 23-12-2025 21:05

Yyr
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Re : Mythopoeia

sosryko a écrit :
Yyr  a écrit :

J'ai quand même une critique à la versification : qui va repasser sur les 10 strophes précédentes ?

Arf, je l'ai bien cherché, mais tu es allé bien trop vite pour moi jusqu'à présent & il y a peu de chances que je maintienne le rythme de ces deux derniers jours. Je ne pense pas qu'il y a urgence non plus ;-)
En attendant, voici une proposition pour les deux premières strophes, certains vers étant tout simplement les tiens, totalement (20, 24) ou presque (7, 12, 17-18, 23, 25, 27-28), pour moitié (3, 22)

[...]

C'est pas possible.
Sosryko c'est Astérix tombé dans la potion magique quand il était petit !

C'est très beau.
Tout au plus deux mots me gênent esthétiquement : « hécatombe » (ou « massacre ») et « scissure ».
Mais c'est selon la sensibilité de chacun.
Pour le dernier peut-être une alternative : « dans nos circonvolutions cérébrales, séparément. »

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#100 23-12-2025 22:48

Beruthiel
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Re : Mythopoeia

Merci pour ta réponse, Yyr !

Yyr a écrit :

Alors, la contradiction que j'énonce se situe plus exactement en ce que ceux qui nient une vérité qui dépasse l'ordre matériel soient eux-mêmes mus par une telle vérité.

Je ne vois pas pourquoi le désir de vérité relèverait de l’immatériel. D’une manière générale, le problème de l’émergence de la conscience est complexe, on ne peut pas l’expliquer avec les connaissances actuelles et ce ne sera peut-être jamais possible. Pour autant, pourquoi la conscience ne serait pas le résultat de causes matérielles ?

Yyr a écrit :

Voir aussi, bien sûr, l'Ainulindalë, où il est dit que le Créateur, Ilúvatar « voulut que le cœur des Hommes soit porté au-delà du monde, et qu’au-dedans il ne trouvât aucun repos ».

Je peux ressentir cela mais pour moi cela ne prouve rien sur l’existence « d’un au-delà du monde ».   Cela m’apparaît simplement comme une possibilité (cf le rêve évoqué par Proust).

Amicalement,
C.

P.S. : je serais très triste que mon message précédent soit la source d’une nouvelle tension entre vous deux, Benjamin et Jérôme... Pensez au beau dessin de Jérôme !

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#101 23-12-2025 23:05

sosryko
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Re : Mythopoeia

Je coupe la poire en deux. Car tu as absolument raison, les vers étant libres, il ne faut pas qu'une rime ponctuelle passe devant le plaisir esthétique et la question du sens.
Donc, OK pour le roi lointain :

115    impure and scanty, yet they loyally bring
116    to mint in image blurred of distant king,

quand bien même insuffisant et vil, est loyalement
marqué de l’effigie indistincte d'un roi lointain.

Mythopoeia, §11

Mythopoeia, §11


OK aussi pour une alternative aux scissures (moi, j'aimais bien, mais bon ;-)), mais en modifiant un tout petit peu ta proposition pour respecter les 14 pieds :

28     the brain's contortions with a separate dint.

dans les circonvolutions du cerveau, séparément.

Mythopoeia, §2

Mythopoeia, §2

[Edit du 25/12 : En réalité, cette proposition de respecte pas le bon nombre de pieds. En voici une qui respecte la contrainte :

chacun de ces objets est dûment inscrit et gravé
au creux des replis de notre cerveau, séparément.

]


Par contre, ma proposition pour le v.130 (« ni n'abandonne mon petit sceptre doré à terre. ») me paraît toujours préférable. Mais je peux aussi proposer :

129    I bow not yet before the Iron Crown,
130    nor cast my own small golden sceptre down.

Je ne plie toujours pas devant la Couronne de Fer,
ni ne jette au sol ce petit sceptre d'or qui est mien.

Mythopoeia, §12

Mythopoeia, §12

... et je trouve ça aussi pas mal en fin de compte. Tu devrais préférer, car tu récupères le « sceptre d'or » ;-)

Par contre, j'aime bien l'image de l'hécatombe des « destined atomes » et jusqu'à présent, je n'ai pas mieux pour traduire cette image qui mêle destin et tuerie programmée.

S.

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#102 23-12-2025 23:31

sosryko
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Re : Mythopoeia

Une dernière pour aujourd'hui et probablement avant quelques jours.
Ici, je reprends tels quels ta traduction des vers 33-34 smile.

29    Yet trees are not 'trees', until so named and seen —
30    and never were so named, till those had been
31    who speech's involuted breath unfurled,
32    faint echo and dim picture of the world,
33    but neither record nor a photograph,
34    being divination, judgement, and a laugh,
35    response of those that felt astir within
36    by deep monition movements that were kin
37    to life and death of trees, of beasts, of stars:
38    free captives undermining shadowy bars,
39    digging the foreknown from experience
40    and panning the vein of spirit out of sense.
41    Great powers they slowly brought out of themselves,
42    and looking backward they beheld the elves
43    that wrought on cunning forges in the mind,
44    and light and dark on secret looms entwined.

Mais  l’arbre n’est pas « arbre » avant d’être nommé et vu,
et il ne fut ainsi nommé qu’une fois  advenus
ceux qui déroulent le souffle spiralé du langage,
faible écho, image en grisaille de ce qu'est le monde,
mais non pas simple enregistrement ou photographie :
plutôt divination, jugement ou rire encor,
réponse de ceux qui sentirent leur cœur éveillé
par de profond élans prémonitoires, ceux sensibles
à la vie et à la mort des arbres, bêtes, étoiles…
— de libres prisonniers qui attaquaient d’obscurs barreaux,
qui creusaient le prévisible avec leur expérience
et orpaillaient la veine de l’esprit par la raison.
Lentement, ils tirèrent d'eux-mêmes de grands pouvoirs.
Et regardant en arrière, ils contemplèrent les elfes
qui œuvraient aux forges astucieuses de l’esprit,
entrelaçant ombre et clarté sur des métiers cachés.

Mythopoeia, §3

Mythopoeia, §3

Rq :
v.35
Faërie et autres textes (Bourgois, 2003) a une coquille dans le texte original : lire « response of those » et non pas « response of chose » comme imprimé p. 304 !

v.40
J'aurais aimé pouvoir traduire « qui passent à la batée {de la raison / du bon sens } la veine de l’esprit » car c'est ce que signifie « to pan » dans le texte original, mais impossible de faire entrer cela dans un vers de 14 pieds.

v.44
Sur cette belle image d'« ombre et de lumière entrelacées »,
je vous souhaite une belle et bonne nuit,
le cœur « éveillé » et « sensible à la vie et la mort des arbres, des bêtes, des étoiles »,
mais aussi, de ce qui ne se voit pas et qui importe tout autant, telles nos relations amicales.
Merci donc à toi, Beruthiel pour tes douces paroles qui nous ramènent à l'essentiel symbolisé dans la belle aquarelle de Jérôme.

S.

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#103 23-12-2025 23:38

Hyarion
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Re : Mythopoeia

Yyr a écrit :

Par contre l'insinuation qui est la tienne Hyarion de travailler ici « sous prétexte d'admirer Tolkien » donc supposément à autre chose (quoi ?) est blessante et méprisante.

Je te prie de m'excuser si mon propos t'a involontairement blessé. Je n'insinuais rien pour le présent, Yyr, mais faisait simplement référence au passé, sans penser d'ailleurs seulement à toi et à nos anciennes prises de becs. Il fut un temps où, objectivement, les échanges de fond sur le forum avaient tendance à n'aller que dans un seul sens, à grands renforts de citations érudites, et sans vraiment de discussion (faute de participants pour exprimer des points de vue variés).

Yyr a écrit :

À l'origine, pour ce qui concerne ce fuseau, je voulais juste une traduction correcte qui n'existe pas, point barre (pour aider quelqu'un à la traduction d'un article qui n'est même pas le mien).

Malgré le malentendu au départ, il se trouve que c'est bien plutôt ainsi que je l'ai perçu (merci cependant pour la précision du contexte).

Yyr a écrit :

Dépensant par ailleurs des centaines peut-être des milliers d'heures pour le fonctionnement et la pérennité de ce forum (Cédric vous en reparlera) j'aimerais bien ne pas recevoir des gifles à chaque coin de post.

Les habitués de ce forum savent tous (ou devraient savoir) quel est l'importance (très grande) de ton implication dans les coulisses de JRRVF.
Par contre, pour être franc, si tu as l'impression de recevoir des gifles (ce n'était pas mon intention ici que de susciter cette impression), sache qu'il peut aussi arriver que ta façon de t'exprimer, fut-ce au nom d'une recherche de la vérité, peut ne pas forcément être bien perçue, et que me concernant, même si de l'eau a coulé sous les ponts, cela peut me rappeler, parfois, le « Yyr d'avant », à mes yeux trop sûr de lui et condescendant, avec qui, de mon point de vue, il n'était vraiment pas possible de rechercher la vérité. Mais peut-être ai-je encore trop tendance à surinterpréter en me souvenant du passé...  Bien entendu, j'ai aussi mes défauts, vis-à-vis desquels mes interlocuteurs font sans doute des efforts pour être patients et rester bienveillants (notamment depuis deux ans). Et puis, sur un forum, il y a toujours le problème de l'absence du « non verbal » dans l'expression, qui peut toujours nous jouer des tours en matière de perceptions.

Yyr a écrit :

Cela étant dit, je trouvais très beau notre cheminement commun à toi et moi dans ce fuseau jusque-là et j'aimerais qu'il se poursuive. Très sincèrement, je n'ai aucun doute quant à l'enrichissement que tu lui apportes / que tu m'apportes.

Pour être tout-à-fait honnête, je crois que j'ai plus de doutes que toi, tellement j'avoue me sentir de plus en plus « rejeté » par cette vision tolkienienne du monde et de la création que nous explorons, à travers ce poème et d'autres textes, et qu'implicitement il faudrait trouver édifiante. Au bout de vingt ans de fréquentation du milieu tolkienien, la tentation à cette aune peut être de finir par voir tout en noir... Ce n'est pas en tout cas quelque-chose de facile à appréhender, même si je m'efforce de rester constructif et si possible utile malgré tout.

Beruthiel a écrit :

P.S. : je serais très triste que mon message précédent soit la source d’une nouvelle tension entre vous deux, Benjamin et Jérôme... Pensez au beau dessin de Jérôme !

Et moi je m'en voudrais de te rendre triste, Beruthiel, d'autant plus que ton précédent message a été une bonne surprise me concernant, dans l'intérêt même du débat. Et effectivement, il ne faudrait pas oublier le dessin de Jérôme... Passons donc l'éponge, et tâchons de poursuivre au mieux les échanges.

Amicalement,

B.

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#104 24-12-2025 04:15

Yyr
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Re : Mythopoeia

Merci pour ce message Benjamin.
Il me fait du bien en tout cas et grâce à toi je passerai un bon Noël :).
Je ne peux peut-être pas éclaircir ta fenêtre, mais tu as éclairci la mienne ; je souhaite sincèrement que tu puisses goûter de temps à autre quelques rayons de lumière.

Je me dis aussi que ce sont des sujets qui ne peuvent pas ne pas nous émouvoir : ce sont des questions cruciales : qu'est-ce que l'homme ?
Nous ne sommes pas en train de discuter de la pluie et du beau temps, c'est tout à notre honneur, non ?

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#105 24-12-2025 04:40

Yyr
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Re : Mythopoeia

Yyr a écrit :

Alors, la contradiction que j'énonce se situe plus exactement en ce que ceux qui nient une vérité qui dépasse l'ordre matériel soient eux-mêmes mus par une telle vérité.
Par contre je suis d'accord que j'exagère sans doute : je ne puis prétendre à une contradiction logique stricte, car ce n'est pas la capacité à croire/s'illusionner qui a été sélectionnée en tant que telle.
Jusqu'à la Modernité, elle l'a pourtant été au moins par accident. Pour Darwin, l'Histoire telle qu'elle se présente est celle d'une histoire où jusqu'à la Modernité (la précision est importante) s'est imposée, i.e. a été sélectionnée, la culture occidentale. Celle-ci apparaît comme celle qui a été plus efficace que les autres. C'est bien pourquoi il développe tout le chapitre sur la filiation de l'homme dont j'ai parlé pour rendre compte (à l'aide des instincts sociaux) de ce qu'il considère un progrès moral qui ressemble énormément au Christianisme (les liens sont difficiles à faire entre ses critères et bien des morales, mais très facile avec le Christianisme) — le propre passé personnel de Darwin n'étant sans doute pas étranger à cela.
C'est bien pourquoi aussi les positivistes seront gênés, me semble-t-il, et Auguste Comte proposera de résoudre le problème en décrétant la loi des 3 états, reléguant ce qui s'est passé avant la science expérimentale à l'enfance de l'humanité.

J'ai été réveillé dans la nuit en ne pouvant m'empêcher de creuser la discussion, me disant d'abord : Céline a raison, je fais une erreur de raisonnement, puis une fois mon erreur établie, je me dis : ah mais non, il y a bien un problème dans la logique évolutionniste ... (j'ai des nuits palpitantes :)). Peut-être que cela m'aidera à me recoucher moi-même, je couche ici les précisions que j'ai besoin d'apporter (ou de m'apporter).

D'un côté mon bon Yyr il y n'a pas d'aporie dans l'évolutionnisme en ce que :
- ce que jusqu'ici les hommes ont pris pour essentiel dans leur progression morale (i.e. ce que l'on regroupe sous le terme très large de croyances à savoir un cadre « autre », au-delà du monde visible et matériel) ne l'était pas : l'essence de cette progression morale était en réalité la sélection naturelle de leurs instincts sociaux ; leurs croyances étaient en réalité accidentelles (c'est exactement ce que Freud entend par illusion : nous avions besoin d'être rassurés ... par un Père — voyez là encore le décalque du seul Christianisme, le reste du monde religieux et moral intéresse peu les maîtres du soupçon) ;

D'un autre côté, il y a quelque chose qui cloche :
- admettons que cette progression essentielle ne fût que celle des instincts sociaux, pourquoi a-t-elle toujours été accompagnée de ces croyances car, peu importe que celles-ci aient toujours varié, elles ont en commun qu'il y en ait toujours eu, d'une façon ou d'une autre, au point qu'il est difficile de ne pas inclure ces croyances dans l'essence de cette progression.

Cela me fait immédiatement penser à ce que Tolkien rapporte de Müller pour qui les mythes étaient comme des maladies du langage : ici les croyances comme des maladies de notre progression morale (et les maîtres du soupçon comme médecins). Et c'est bien cela qui me paraît aporétique pour les tenants de l'évolutionnisme (comme Quinioui, je prends la matrice, je prend le premier principe : Darwin) : les seules causes matérielles et cumulatives suffisent à expliquer l'homme, mais leur trait le plus distinctif, leur progression morale, s'est faite sous couvert de l'illusion de causes non matérielles. La matière semble devoir se faire illusion d'un au-delà d'elle-même pour évoluer.

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#106 24-12-2025 05:07

Yyr
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Re : Mythopoeia

Beruthiel a écrit :

Merci pour ta réponse, Yyr !

Yyr a écrit :

Alors, la contradiction que j'énonce se situe plus exactement en ce que ceux qui nient une vérité qui dépasse l'ordre matériel soient eux-mêmes mus par une telle vérité.

Je ne vois pas pourquoi le désir de vérité relèverait de l’immatériel. D’une manière générale, le problème de l’émergence de la conscience est complexe, on ne peut pas l’expliquer avec les connaissances actuelles et ce ne sera peut-être jamais possible. Pour autant, pourquoi la conscience ne serait pas le résultat de causes matérielles ?

On ne peut pas l'expliquer avec les connaissances scientifiques actuelles et ceci par principe puisque la science expérimentale a été fondée sur l'exclusion des causes non matérielles de sa méthode ;). Pour autant, des raisons existent de ne pas pouvoir se contenter des causes matérielles. Platon et Aristote donnent des pistes différentes. Mais, s'il n'est pas excessivement difficile de réfuter le matérialisme, d'une part il ne faut pas s'attendre à des démonstrations mathématiques, d'autre part ces argumentations ne sont pas excessivement faciles. On y reviendra un jour, promis, mais je ne suis encore qu'un padawan de première année.

Yyr a écrit :

Voir aussi, bien sûr, l'Ainulindalë, où il est dit que le Créateur, Ilúvatar « voulut que le cœur des Hommes soit porté au-delà du monde, et qu’au-dedans il ne trouvât aucun repos ».

Je peux ressentir cela mais pour moi cela ne prouve rien sur l’existence « d’un au-delà du monde ». Cela m’apparaît simplement comme une possibilité (cf le rêve évoqué par Proust).

Je pense que saint Thomas te répondrait (un peu comme Finrod à Andreth ;)) que cette possibilité mêlée de ressenti est l'exercice d'une faculté humaine naturelle, et que la nature ne fait rien en vain (elle peut se tromper en visant son objet mais cela n'implique aucunement que son objet n'existe pas, au contraire). Je ne puis bien sûr le développer, mais je puis signaler, à nouveau en lien avec le point précédent, que le cadre scientifique de la Modernité, en excluant par méthode la finalité tout en conservant la prétention à dire le vrai (en tout cas en étant resté notre seul horizon commun à ce niveau), a largement contribué à ce qu'il soit aujourd'hui très difficile de penser en dehors du cadre matérialiste.

P.S. : je serais très triste que mon message précédent soit la source d’une nouvelle tension entre vous deux, Benjamin et Jérôme... Pensez au beau dessin de Jérôme !

Merci d'être là, Céline :) :) :)

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#107 24-12-2025 07:39

Hyarion
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Re : Mythopoeia

Yyr a écrit :
Hyarion a écrit :

Je me souviens de la première fois où j'ai lu Mythopoeia, d'abord séduit notamment par la formule “Blessed are the legend-makers...”, puis rapidement déçu par la dimension inévitablement sotériologique de la pensée subcréatrice tolkienienne. Pour Tolkien, ne semble donc exister qu'un seul courage qui serait digne d'intérêt et porteur de sens : le courage chrétien ayant pour horizon la résurrection, la victoire sur la Mort, la vie éternelle. Toute forme d'acceptation de la finitude et de la mort, chez Lucrèce, chez Spinoza, chez Nietzsche, chez Albert Camus, ne saurait donc avoir de valeur à ses yeux, puisque l'acceptation est sans doute pour lui forcément inférieure ontologiquement et moralement à l'espérance chrétienne. C'est triste, de mon point de vue, d'autant plus si un tel paradigme s'applique entre autres à la créativité, ici en particulier à la mythographie (qui ne devrait pas être « humainement » opposée à la science, laquelle n'est pas le scientisme). Pour être créatif, a fortiori dans le monde comme il va, il faut assurément du courage, mais pourquoi ne devrait-on identifier qu'une seule forme de courage, en l'occurrence un courage jugé soutenable parce que fondé sur l'espérance chrétienne ? Un courage absolu, sans assurance métaphysique, conscient de la finitude, de la possibilité qu'il n'y ait au bout que le néant et malgré cela amenant à créer de l'art et du sens (possible victoire en soi), n'est-ce pas là aussi un vrai courage, qui n'est pas moins grand ou moins noble que celui dont parle Tolkien ? Seul un tenant de l'apologétique chrétienne, toujours soucieux d'universaliser sa solution, a véritablement intérêt à hiérarchiser ces deux formes de courage. Le sceptique, lui, pourra renvoyer notamment, quitte à citer la Bible, au courage de l'Ecclésiaste, lequel – n'en déplaise à Jacques Ellul (qui par ailleurs avait de l'estime pour Camus) – n'a pas forcément besoin d'une interprétation chrétienne pour être compris et admiré comme sagesse (influencée par la pensée grecque) face à la finitude.

Je pense que tu es un peu dur et même injuste : vois le commentaire de Tolkien sur Beowulf et combien il admire le courage nordique qui ne s'appuie pas (consciemment) sur l'espérance chrétienne. Par ailleurs, un Chrétien ne saurait mépriser l'acceptation de la finitude (ce n'est pas cela qui déplairait chez les auteurs que tu cites) et je ne suis pas sûr qu'un Chrétien distinguerait entre deux formes de courage, en fait. Ce qu'il ajouterait, sans rien enlever, c'est que l'espérance chrétienne justifie le courage même de celui qui apparaît désespéré. C'est en tout cas ce que fait Tolkien me semble-t-il.

L'idée selon laquelle le chrétien comprendrait au fond mieux que le païen (ou le matérialiste) sa propre condition pose en tout cas question, de même que la vision que Tolkien pouvait avoir de l'art et de la créativité hors d'un paradigme chrétien.

Selon Tolkien (dans l'essai Beowulf and the Critics), le poète de Beowulf peut contempler sereinement la tragédie païenne, la valeur du courage vaincu, il peut la ressentir poétiquement sans être écrasé par son désespoir... parce qu'il est chrétien (“... because he was himself removed from the direct pressure of its despair”). Ainsi seul le chrétien pourrait vraiment apprécier la grandeur tragique païenne, parce que lui seul connaît la solution, un peu comme un médecin pouvant seul comprendre une maladie parce qu'il connaît le remède : le courage païen poserait ainsi la bonne question (comment être courageux face à la certitude de la mort ?) mais ne pourrait donner la bonne réponse (censée venir avec le Christ). Si Tolkien admire le courage nordique, il ne lui accorde donc qu'une valeur limitée, conditionnelle, et de fait hiérarchisée vis-à-vis de l'espérance chrétienne. Sans doute ne pouvait-il pas admettre que le poète de Beowulf aurait pu écrire le même poème, avec la même beauté, la même profondeur, s'il était resté pleinement païen.

Je repense ici à ce que Tolkien a écrit dans une version révisée et restée inachevée d'un essai consacré au Kalevala, un passage que j'ai déjà cité ailleurs où il affirme que « seuls les chrétiens ont rendu Aphrodite entièrement belle, une merveille pour l'âme ; les poètes chrétiens ou ceux qui, tout en renonçant à leur christianisme, lui doivent toute leur sensibilité et tout leur art, ont façonné des nymphes et des dryades dont même les Grecs n'ont jamais rêvé ; la vraie gloire de Latmos a été faite par Keats. » Tolkien allait-il donc jusqu'à considérer que les Grecs ne comprenaient pas vraiment leur propre mythologie ? Difficile de ne pas voir là, en tout cas, une sorte de « complexe de supériorité spirituel », appliqué en particulier ici à la créativité artistique.

Or dans Mythopoeia, comme tu l'as par la suite énoncé, Tolkien attaque vivement l'évolutionnisme matérialiste et le « progrès » qui lui serait associé, pour dénoncer à travers eux une vision du monde où la vie et la liberté auraient disparu. En célébrant la créativité humaine uniquement dans un sens chrétien, comment ne pourrait-il pas distinguer les courages et quelle place peut-il laisser à la valeur propre d'Homère, des anciens Grecs, de tous les anciens païens d'une part, et aux créateurs plus récents dont il ne pouvait, en tant que fervent catholique conservateur, que condamner absolument les idées, comme Sade ou Nietzsche ? Je pense au courage créateur (pré-nietzschéen) de Donatien de Sade — qui pleura, disait-il, des « larmes de sang », en pensant avoir perdu son terrible manuscrit des Cent Vingt Journées de Sodome, texte de fiction insupportable par ses provocations absolues qu'il avait rédigé laborieusement en prison (j'ai préféré lire d'autres écrits de Sade plutôt que celui-là, trop horrible, quoique de façon générale ce ne soit pas un auteur que j'ai beaucoup lu) — : un chrétien comme Tolkien peut-il reconnaître ce courage, inévitablement associé au blasphème, à une motivation jugée impure, à de la littérature jugée corruptrice, comme équivalent au courage chrétien ? Ce serait peut-être plus difficile encore qu'avec Nietzsche racontant, par exemple, « l'histoire de la panique de Dieu devant la science » (L'Antéchrist, §48), assez savoureuse réécriture de l'histoire d'Adam et Ève (« Contre l'ennui, les dieux mêmes luttent en vain. ») que j'avais eu l'occasion de signaler dans un autre fuseau il y a quelques années...

Yyr a écrit :

Dans sa conférence du 24 mars dernier, Rémi Brague observe :

Tolkien conclut [dans son essai sur Faërie] : « il y a une part de l’homme qui n’est pas nature ». On peut lire cette déclaration en style « païen », dans le sens de la phrase énigmatique d’Aristote sur l’intellect qui vient du dehors (Génération des animaux, II, 3, 736b28). On peut aussi y voir le fondement objectif de ce qui, dans l’expérience, se manifeste comme une insatisfaction radicale, le célèbre « cor inquietum » des premiers mots des Confessions de St Augustin (Livre I, § 1).

Brague dit qu'on peut lire le propos de Tolkien « en style « païen » » ou en style chrétien, mais en parlant notamment d'abord d'énigme puis d'objectivité, il me parait présenter la lecture chrétienne comme complémentaire, comme un approfondissement de la lecture païenne, et comme une explication finalement supposée plus satisfaisante que l'autre à la question de l'immatérialité de l'intellect, avec la référence au « cor inquietum » augustinien (ne relevant pas de la vérité anthropologique universelle) comme conclusion adaptée à une audience sans doute majoritairement très réceptive.

Yyr a écrit :

Lorenz cherche à identifier les conditions permettant d'expliquer le passage de l'homme à l'animal. Il les trouve dans une complexification du cerveau, en particulier dans deux traits qui nous sont spécifiques : d'une part la possibilité de la représentation centrale de l'espace dans le gyrus supra marginalis de notre cerveau, d'autre part, la persistance à tout âge de la curiosité, ces deux traits étant les conditions qui nous permettent de nous adapter et donc de nous spécialiser (chapitre 6 de l'essai « Psychologie et phylogénèse », 1954, publié dans Essais sur le comportement animal et humain : les leçons de l'évolution de la théorie du comportement, 1970). Et c'est vrai. Mais on ne dit là que les conditions matérielles de l'intellect, on n'en dit pas la raison ni son but. D'ailleurs, Lorenz le dit en creux en intitulant le chapitre de l'essai en question : « les conditions préalables à l'apparition de l'homme ». Tout est dit et Aristote sera entièrement d'accord : ce sont ce que l'on appelle des causes antérieures, matérielles : elles sont nécessaires tout comme les briques, les matériaux sont nécessaires pour bâtir une maison, mais les matériaux ne peuvent pas expliquer l'intelligibilité ni le but de la maison : ceux-ci en sont les causes postérieures, immatérielles (exemple repris à l'identique par Canguilhem, philosophe et médecin). Les causes antérieures sont premières dans l'ordre de l'existence, mais les causes postérieures sont premières dans l'ordre logique : c'est à cause d'elles que les causes antérieures entrent en jeu intelligemment et non pas sans ordre ni sens (c'est imparable, et c'est bien pourquoi Nietzsche récuse tout ordre quel qu'il soit dans le Monde). Les causes antérieures ne sont que des causes préalables [...].

Konrad Lorenz identifie les conditions neurobiologiques de l'intellect humain, et tu en conviens, mais pour ajouter aussitôt qu'il (te) manque la raison et le but. Soit, mais la science moderne n'ayant pas besoin de téléologie pour fonctionner, pourquoi laisser entendre qu'une explication causale efficiente (celle de la science) et une explication téléologique (ici par la métaphysique aristotélicienne) seraient complémentaires et également nécessaires ? Concernant le titre du chapitre de Lorenz « Les conditions préalables à l'apparition de l'homme », il peut simplement être interprété dans le sens où les conditions en question, une fois réunies, permettent l'émergence de l'intellect humain... et c'est tout, puisque ces conditions sont nécessaires et suffisantes. Faire une analogie entre la maison et le cerveau humain est par ailleurs un peu curieux, une maison ayant besoin d'un créateur intentionnel, mais pas un organisme issu d'une sélection naturelle sur des millions d'années : un cerveau n'a pas d'architecte.
S'agissant de Nietzsche, il me semble qu'il ne nie pas qu'il y ait ce qu'il appelle lui-même des « nécessités », fussent-elles opposées à des « lois dans la nature » définies par l'humanité (Le Gai Savoir, 109), mais surtout qu'il récuse tout télos, tout but, tout sens pré-inscrit, toute finalité spéciale, a fortiori anthropocentrique.

Beruthiel a écrit :
Yyr a écrit :

Alors, la contradiction que j'énonce se situe plus exactement en ce que ceux qui nient une vérité qui dépasse l'ordre matériel soient eux-mêmes mus par une telle vérité.

Je ne vois pas pourquoi le désir de vérité relèverait de l’immatériel. D’une manière générale, le problème de l’émergence de la conscience est complexe, on ne peut pas l’expliquer avec les connaissances actuelles et ce ne sera peut-être jamais possible. Pour autant, pourquoi la conscience ne serait pas le résultat de causes matérielles ?

En effet, Beruthiel, l'évolution sélectionne des capacités cognitives générales, qui peuvent ensuite être utilisées pour d'abord survivre, mais aussi pour réfléchir au-delà de la survie, et ainsi produire des œuvres de l'esprit, de l'art, de la science, de la philosophie. Et le désir de vérité peut s'expliquer naturellement, par la curiosité de l'être humain, le plaisir de la compréhension, la recherche cérébrale de cohérence, et aussi le prestige social accordé aux « sachants » au sein d'un groupe humain.

Yyr a écrit :

D'un autre côté, il y a quelque chose qui cloche :
- admettons que cette progression essentielle ne fût que celle des instincts sociaux, pourquoi a-t-elle toujours été accompagnée de ces croyances car, peu importe que celles-ci aient toujours varié, elles ont en commun qu'il y en ait toujours eu, d'une façon ou d'une autre, au point qu'il est difficile de ne pas inclure ces croyances dans l'essence de cette progression.

En ce qui concerne les croyances religieuses, sans prétendre évidemment clore la question, elles aussi peuvent s'expliquer naturellement, par des besoins humains notamment de sécurité et de consolation, ce qui me rappelle d'ailleurs cette citation du primatologue Frans de Waal, extraite de son livre Le Bonobo, Dieu et nous. À la recherche de l'humanisme chez les primates, dont je recommande la lecture :

Les gens croient pour la simple raison qu'ils veulent croire. C'est vrai de toutes les religions. La foi a pour force motrice l'attrait qu'exerce sur certaines personnes des récits, des rituels et des valeurs. Elle assouvit des aspirations émotionnelles comme le besoin de sécurité et d'autorité et le désir d'appartenance. La théologie est secondaire et les preuves d'un intérêt mineur. Ce qu'on demande aux fidèles de croire peut être ridicule, j'en conviens, mais les athées ne réussiront sûrement pas à les détourner de leur foi en raillant la véracité de leurs saints livres ou en comparant leur Dieu au Monstre en Spaghetti volant. [...]

Frans de Waal, Le Bonobo, Dieu et nous. À la recherche de l'humanisme chez les primates (The bonobo and the atheist), essai traduit de l'anglais par Françoise et Paul Chemla, Éditions Les liens qui libèrent, 2013, rééd. collection Babel, Arles, Actes Sud, 2015, chapitre 4 « Dieu est-il mort ou simplement dans le coma ? », p. 136.

Les « causes finales » n'existent peut-être pas, le « sens » est peut-être une construction humaine et les « valeurs » émergent peut-être naturellement : à celles et ceux qui se demandent « Pourquoi ? », je serais a priori tenté de les inviter, si elles y sont vraiment disposées, à continuer de réfléchir en se demandant aussi « Pourquoi pas ? »

Yyr a écrit :

Je me dis aussi que ce sont des sujets qui ne peuvent pas ne pas nous émouvoir : ce sont des questions cruciales : qu'est-ce que l'homme ?
Nous ne sommes pas en train de discuter de la pluie et du beau temps, c'est tout à notre honneur, non ?

Effectivement, ce sont des questions sérieuses, dont le traitement peut avoir des conséquences jusque dans notre volonté d'avancer au quotidien.

J'ai écrit précédemment que j'avouais me sentir de plus en plus « rejeté » par cette vision tolkienienne du monde et de la création que nous explorons ici, cette vision renvoyant à une grande simplification de l'apologétique consistant à devoir choisir entre un Dieu créateur personnel et un matérialisme réductionniste désespérant. Je me demande en fait si les tenants de l'espérance chrétienne, a fortiori dans un sens tolkienophile, se rendent compte de la dimension oppressante, étouffante, et finalement ontologiquement désespérante, d'un tel dilemme, particulièrement vis-à-vis de la créativité. En montrant l'espérance chrétienne comme horizon unique, le présent se voit dévalué, si seule la vie éternelle compte vraiment, et le sens se trouve confisqué, faute de pouvoir créer du sens autonome, puisque tout doit pointer vers Dieu. C'est au fond toute autonomie qui est niée : pas de créativité propre puisqu'elle vient de Dieu, pas de recherche de vérité propre parce que l'on serait en fait attiré vers Dieu, pas d'insatisfaction propre puisqu'il est censée y avoir une nostalgie de l'Eden, etc. C'est comme un piège totalisant, y compris si l'on se refuse à choisir entre cela et un matérialisme absolu, ce dernier opportunément présenté comme un épouvantail « désymbolisant », alors que du reste, un paradigme matérialiste ou naturaliste n'empêche nullement en soi le symbole, la métaphore, ou plus largement l'imagination. En préférant, sceptique au sens humien, la possibilité de vivre moralement et créativement sans certitude métaphysique et en refusant les systèmes dogmatiques (y compris un matérialisme militant), je ne peux que rejeter ce faux dilemme, mais ce faisant, je peux me sentir à mon tour « rejeté » du paradigme de la subcréation, qui pourrait pourtant rester intéressant sans la dimension obligatoirement religieuse que Tolkien a voulu y mettre.

Depuis le début, avec Mythopoeia, nous avons, entre autres, parlé du singe associé à l'être humain...
J'aimerai partager ici une illustration, celle de l'Integrae Naturae Speculum Artisque Imago (Miroir de la Nature entière et Image de l'Art) de Robert Fludd, gravure extraite de son Utriusque Cosmi Historia (1617-1621) dont je ne ferais pas une analyse détaillée (ce message est déjà assez long comme ça...), mais dont les éléments principaux peuvent donner à réfléchir, au-delà même du contexte ésotérique de sa création.

1766554914_robert_fludd_-_integrae_naturae_speculum_artisque_imago.jpg

Au centre, un singe est assis sur un globe terrestre et tient en main une sphère et un compas. Au dessus de lui, il y a une grande femme nue, symbolisant la Nature comme médiatrice cosmique, avec les seins ornés d'une étoile filante (sur le sein droit) et d'un premier quartier de lune (sur le sein gauche), avec la vulve ornée d'un quartier de lune « couché », et avec la tête ornée d'une auréole étoilée. Au dessus d'elle, il y a la main divine émergeant des nuées, avec le tétragramme hébraïque (יהוה - YHWH). La main de Dieu tient une chaîne qui est reliée au poignet droit de la femme nue en dessous. La main gauche de la femme nue tient une autre chaîne, reliée au poignet gauche du singe encore en dessous. Le singe ne regarde pas vers le haut (vers Dieu) mais semble concentré sur son travail. Les chaînes établissent une continuité, avec une énergie créatrice qui circule de façon harmonieuse, entre Dieu et la Nature et entre la Nature et l'Art humain, et sans qu'il soit question de Chute visible dans l'image. À la vision théiste et spiritualiste de Fludd (médecin et physicien hermétiste rosicrucien, de culture anglicane) peut succéder une vision naturaliste et non-réductionniste, basée sur un principe cosmique organisateur (avec des lois naturelles et une complexité émergente) en lien avec la Nature (représentée par la matière auto-organisée et par l'évolution), elle-même en lien avec la Créativité humaine (conçue comme propriété émergente de cerveaux complexes). Appliqué au domaine de la créativité artistique et de la mythographie subcréatrice, l'être humain incarné par le singe avec le compas peut créer des mondes (telle la sphère dans sa main), structurer des récits (avec un compas comme instrument de géométrie narrative), puiser dans la Nature (y compris les forces naturelles divinisées dans la mythologie)... La chaîne reliant la Nature et l'Art humain symbolise le fait que le singe n'imite pas « Dieu » directement (ce que Tolkien voudrait que l'on pense), mais travaille avec et à partir de la Nature, la créativité elle-même étant naturelle et non surnaturelle.

1766555092_robert_fludd_-_integrae_naturae_speculum_artisque_imago_-_detail.jpg

À la question « Qu'imite le singe ? », je répondrais qu'il faut regarder vers où regarde le singe : ni vers la Nature au-dessus de lui, ni vers le divin. Il est concentré sur son travail, avec la sphère et le compas. Suivant une lecture chrétienne qui serait celle de Tolkien, le singe devrait regarder vers le haut (vers Dieu, directement ou à défaut indirectement via la Nature) mais il est tourné vers l'horizon du bas (vers l'orgueil et une autonomie supposée illusoire) : c'est une image de la Chute. Selon une lecture hermétique correspondant à l'intention probable de Fludd, le singe travaille en harmonie avec la chaîne cosmique sans avoir besoin de regarder vers le haut constamment, car il est déjà relié, ce qui rend légitime sa concentration sur son art. Suivant la lecture naturaliste ou sceptique que je suggère, le singe ne « singe » rien : il crée. Ses instruments (le compas, la sphère) symbolisent que l'humanité peut œuvrer à partir de ses propres capacités cognitives, sans avoir forcément besoin de révélation surnaturelle. La chaîne, à cette aune, peut être interprétée non comme signe de subordination mais comme signe d'une continuité naturelle : l'humain émerge de la Nature (suivant une chaîne physique) et la Nature émerge de lois cosmiques fondamentales (que l'on pourra appeler « Dieu » ou « lois physiques » selon l'option métaphysique de chacun).

Je ne sais pas si ce que je propose est « de taille », face au « génie incompris » de Tolkien s'agissant de la subcréation... Mais enfin, c'est écrit. ^^'

Yyr a écrit :

Merci pour ce message Benjamin.
Il me fait du bien en tout cas et grâce à toi je passerai un bon Noël :).
Je ne peux peut-être pas éclaircir ta fenêtre, mais tu as éclairci la mienne ; je souhaite sincèrement que tu puisses goûter de temps à autre quelques rayons de lumière.

Merci Jérôme. :-)

Amicalement,

B.


[EDIT: correction de fautes diverses...]

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#108 24-12-2025 09:10

Beruthiel
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Re : Mythopoeia

Je vais avoir du mal à lire tout ça dans les jours qui viennent !! Mais je le ferai à un moment à un autre, merci pour ces échanges...

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#109 24-12-2025 10:16

Elendil
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Re : Mythopoeia

Hyarion a écrit :

Sans doute ne pouvait-il pas admettre que le poète de Beowulf aurait pu écrire le même poème, avec la même beauté, la même profondeur, s'il était resté pleinement païen.

Le même poème ? Sans doute pas. Le païen n'aurait certainement pas écrit :

No he þone gifstol gretan moste
maþðum for Metode, ne his myne wisse.

Beowulf, v. 168-169

car il n'aurait pas évoqué la malédiction divine, concept entièrement absent de la mythologie germanique. Or ici, dans ce passage que Tolkien considère « peut-être le plus difficile de Beowulf », l'intégration entre le système de valeurs scandinave et la religion chrétienne est poussé au plus haut point (et il n'est pas certain que l'interprétation qu'en propose Tolkien soit la bonne, voir ce billet). Ce n'est évidemment qu'un exemple parmi une bonne vingtaine d'autres qui appelleraient le même commentaire.

Et l'on pourrait en dire autant de la Chanson de Roland, du Kalevala et de pas mal d'autres chefs d'œuvres tirés des traditions mythologiques européennes, mais rédigés après la christianisation. D'où, d'ailleurs, l'insatisfaction exprimée par un certain nombre de mythographes, frustrés d'être forcés de démêler ce qui ressort des influences chrétiennes et ce qui découle de la conception pré-chrétienne du destin.

Hyarion a écrit :

Je repense ici à ce que Tolkien a écrit dans une version révisée et restée inachevée d'un essai consacré au Kalevala, un passage que j'ai déjà cité ailleurs où il affirme que « seuls les chrétiens ont rendu Aphrodite entièrement belle, une merveille pour l'âme ; les poètes chrétiens ou ceux qui, tout en renonçant à leur christianisme, lui doivent toute leur sensibilité et tout leur art, ont façonné des nymphes et des dryades dont même les Grecs n'ont jamais rêvé ; la vraie gloire de Latmos a été faite par Keats. » Tolkien allait-il donc jusqu'à considérer que les Grecs ne comprenaient pas vraiment leur propre mythologie ? Difficile de ne pas voir là, en tout cas, une sorte de « complexe de supériorité spirituel », appliqué en particulier ici à la créativité artistique.

Commentaire autrement plus discutable, je te l'accorde bien volontiers. Au demeurant, il faudrait tout de même souligner que cet essai a été rédigé par un jeune homme de 22 ou 23 ans, élevé par un prêtre catholique. Le contexte est important. Je n'ai pas souvenir que Tolkien se soit exprimé de manière aussi péremptoire plus tard. On sait également qu'il est revenu sur certaines des critiques qu'il émet dans cet essai, comme sa désapprobation de Wagner, au sujet duquel on sait qu'il n'avait pas encore eu l'occasion d'assister à l'un de ses opéras...

E.

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#110 24-12-2025 21:42

Hyarion
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Re : Mythopoeia

Elendil a écrit :
Hyarion a écrit :

Sans doute ne pouvait-il pas admettre que le poète de Beowulf aurait pu écrire le même poème, avec la même beauté, la même profondeur, s'il était resté pleinement païen.

Le même poème ? Sans doute pas. [...]

Ma formulation (« le même poème ») était sans doute maladroite : je pensais en fait à un poème païen qui aurait été de même importance, racontant une histoire nordique similaire, avec une évocation forte de la mort et du destin, ayant la même qualité littéraire.
Mais il est vrai que dans ce cas-là, celui de Beowulf, comme dans d'autres que tu mentionnes, il se trouve que nous sommes inévitablement tributaires d'une culture écrite chrétienne.

Elendil a écrit :
Hyarion a écrit :

Je repense ici à ce que Tolkien a écrit dans une version révisée et restée inachevée d'un essai consacré au Kalevala, un passage que j'ai déjà cité ailleurs où il affirme que « seuls les chrétiens ont rendu Aphrodite entièrement belle, une merveille pour l'âme ; les poètes chrétiens ou ceux qui, tout en renonçant à leur christianisme, lui doivent toute leur sensibilité et tout leur art, ont façonné des nymphes et des dryades dont même les Grecs n'ont jamais rêvé ; la vraie gloire de Latmos a été faite par Keats. » Tolkien allait-il donc jusqu'à considérer que les Grecs ne comprenaient pas vraiment leur propre mythologie ? Difficile de ne pas voir là, en tout cas, une sorte de « complexe de supériorité spirituel », appliqué en particulier ici à la créativité artistique.

Commentaire autrement plus discutable, je te l'accorde bien volontiers. Au demeurant, il faudrait tout de même souligner que cet essai a été rédigé par un jeune homme de 22 ou 23 ans, élevé par un prêtre catholique. Le contexte est important. Je n'ai pas souvenir que Tolkien se soit exprimé de manière aussi péremptoire plus tard. [...]

Le contexte est toujours important, mais c'est la variation des contextes qui peut parfois mettre en relief une certaine continuité dans les idées, malgré le temps qui passe.
Quand j'ai lu, pour la première fois, ce que Tolkien avait écrit sur les Grecs anciens et le paganisme méditerranéen dans la Lettre 254a étudiée ailleurs, j'avoue avoir tout de suite repensé à ce qu'il avait écrit des décennies plus tôt sur les mêmes Grecs et leur mythologie dans cet essai de jeunesse inachevé sur le Kalevala. Le ton n'est pas le même, le contexte diffère, l'homme qui écrit n'a pas le même âge ni la même expérience, et cependant il me semble que l'on retrouve la même tentation dépréciative de la culture païenne grecque vis-à-vis du christianisme. C'est évidemment un peu paradoxal pour quelqu'un qui, ainsi que cela est notamment rappelé par Isabelle Pantin et Sandra Provini dans leur livre Tolkien et la mémoire de l'Antiquité, a été très imprégné de culture classique gréco-latine dans le cadre de ses études, et n'a pas caché par exemple l'importance de la découverte (positive) d'Homère dans le développement de son goût. Mais d'un autre côté, c'est aussi cohérent avec la dimension très diffuse, « recouverte » pour reprendre un terme en conclusion de l'ouvrage de Pantin et Provini, de l'Antiquité gréco-latine dans son œuvre. Je ne crois pas qu'il y ait forcément de grande thèse à en tirer, mais cela me paraît tout de même être un point à ne pas négliger.

Amicalement,

B.

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#111 25-12-2025 01:49

sosryko
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Re : Mythopoeia

45    He sees no stars who does not see them first
46    of living silver made that sudden burst
47    to flame like flowers beneath an ancient song,
48    whose very echo after-music long
49    has since pursued. There is no firmament,
50    only a void, unless a jewelled tent
51    myth-woven and elf-patterned; and no earth,
52    unless the mother's womb whence all have birth.

Il ne voit pas d'étoiles qui ne les voit tout d’abord
créées d’argent vivant et qui ont soudain eclaté
pour briller telles des fleurs sous l’effet d’un ancien chant
dont le simple et long écho qui succède à la musique
perdure jusqu’à ce jour. Il n’y a nul firmament,
un vide uniquement, sans y voir la tente perlée
tissée de mythes, aux motifs elfes ; et nulle terre,
sans les entrailles de la mère desquelles tous naissent.

Mythopoeia, §4

Mythopoeia, §4

S.

PS : He sees no stars who does not see them first...
1766622000_stars_automobile.jpg

PS2 : a jewelled tent
1766622534_stars_tan_tent.jpg

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#112 25-12-2025 09:45

sosryko
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Re : Mythopoeia

Et voici la strophe 5, avec certaines traductions volées à Yyr, complètement (v. 63) ou presque (v. 53, 56, 58, 64, 65).

53    The heart of man is not compound of lies,
54    but draws some wisdom from the only Wise,
55    and still recalls him. Though now long estranged,
56    man is not wholly lost nor wholly changed.
57    Dis-graced he may be, yet is not dethroned,
58    and keeps the rags of lordship one he owned,
59    his world-dominion by creative act:
60    not his to worship the great Artefact.
61    man, sub-creator, the refracted light
62    through whom is splintered from a single White
63    to many hues, and endlessly combined
64    in living shapes that move from mind to mind.
65    Though all the crannies of the world we filled
66    with elves and goblins, though we dared to build
67    gods and their houses out of dark and light,
68    and sow the seed of dragons, 'twas our right
69    (used or misused). The right has not decayed.
70    We make still by the law in which we’re made.

Le cœur de l'homme n'est pas un composé de mensonges,
mais retire quelque sagesse de l’unique Sage,
dont il se souvient. Bien que depuis longtemps séparé,
l'homme n'est pas entièrement perdu ni transformé.
En dis-grâce il paraît, il n’est pourtant pas détrôné,
et garde les guenilles de sa seigneurie passée,
son empire sur le monde par l’acte créateur:
il ne lui revient pas d'adorer le grand Artefact,
l’homme est le sub-créateur, à travers qui la lumière
est réfractée et fragmentée depuis le Blanc unique
en de multiples couleurs qui se combinent sans cesse
en formes vivantes qui passent d'un esprit à l'autre.
Si nous avons comblé toutes les crevasses du monde
d'elfes, de gobelins, si nous avons édifié
des dieux et des temples de lumière et d’obscurité
ou semé les graines des dragons, c'était notre droit
(bien employé ou non). Le droit n’est pas affaibli.
Nous créons et sommes créés d'après la même loi.

Mythopoeia, §5

Mythopoeia, §5

Rq :
impossible ici de conserver toutes les subtilités, en particulier pour les dernier vers (67, 70), si condensés. Une autre proposition pour le tout dernier, si important pour Tolkien :

Nous créons et sommes créés selon la même loi.
Tels nous sommes créés, nous créons : dans/par une loi une.

S.

HS :
1766653905_christmas1.jpg
Bon et joyeux Noël,
à tous les Linus qui pensent n'avoir pas besoin de dragons, d'elfes et de gobelins, alors même qu'ils révèrent la Grande Citrouille comme d'autres « adorent le Grand Artefact »,
à tous les Charlie Brown qui, sagement, ne prennent aucune position tranchée mais goûtent l'écho de la vérité,
& à tous les autres que nous sommes, parfois, Linus, parfois Charlie Brown, bien souvent toute la cohorte des Peanuts réunie.

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#113 25-12-2025 18:28

Yyr
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Re : Mythopoeia

Bonjour à tous et Joyeux Noël,

Je suis malade depuis quelques jours et ça ne s'arrange pas :/. Je n'ai pas lu tout en détail depuis mon dernier passage, lequel ne prenait même pas en compte tous les posts de Sosryko du 23/12.
Je suis de garde ici pour quelques heures et c'est calme. J'ai traduits 4 vers en attendant les patients :

In Paradise perchance the eye may stray
from gazing upon everlasting Day
to see the day-illumined, and renew
from mirrored truth the likeness of the True

Mais au Paradis il se pourrait que notre œil enfin
passe de sa longue fixation du Jour éternel
à sa contemplation dans la lumière, et renouvèle
sa parenté — non plus seulement son reflet — au Vrai.

Mythopoeia, §13a

Du coup je me suis mis à compter les pieds ;).
Mais avant tout mon but est de comprendre : dites-moi si vous pensez que j'ai commis un faux-sens.

J'en profite pour répondre à un seul post, dans l'ordre — il vous faudra bien attendre, pour la suite.

sosryko a écrit :

Je coupe la poire en deux. Car tu as absolument raison, les vers étant libres, il ne faut pas qu'une rime ponctuelle passe devant le plaisir esthétique et la question du sens.
Donc, OK pour le roi lointain :

115    impure and scanty, yet they loyally bring
116    to mint in image blurred of distant king,

quand bien même insuffisant et vil, est loyalement
marqué de l’effigie indistincte d'un roi lointain.

Mythopoeia, §11

Mythopoeia, §11

C'est beau :).

OK aussi pour une alternative aux scissures (moi, j'aimais bien, mais bon ;-)), mais en modifiant un tout petit peu ta proposition pour respecter les 14 pieds :

28     the brain's contortions with a separate dint.

dans les circonvolutions du cerveau, séparément.

Mythopoeia, §2

Mythopoeia, §2

[Edit du 25/12 : En réalité, cette proposition de respecte pas le bon nombre de pieds. En voici une qui respecte la contrainte :

chacun de ces objets est dûment inscrit et gravé
au creux des replis de notre cerveau, séparément.

]

Ma proposition respectait les 14 pieds ;) (la virgule fait qu'on ne compte pas le e muet de cérébrales juste avant). Et j'allais te faire signe. D'ailleurs méfies-toi je pense que tu dois avoir quelques erreurs plus bas : je n'ai parcouru que rapidement mais, par exemple, un vers comme « tissée de mythes, aux motifs elfes ; et nulle terre, » compte 12 pieds, à cause de la ponctuation. Toujours est-il que maintenant, avec le recul, « dans les scissures de notre cerveau, séparément » ne me choque plus (j'ai peur de faire un peu comme Pépé qui finit par manger le sanglier, désolé). Mais parler de « replis » est aussi bien : à voir ce qui paraît le mieux entre les deux.

Par contre, ma proposition pour le v.130 (« ni n'abandonne mon petit sceptre doré à terre. ») me paraît toujours préférable. Mais je peux aussi proposer :

129    I bow not yet before the Iron Crown,
130    nor cast my own small golden sceptre down.

Je ne plie toujours pas devant la Couronne de Fer,
ni ne jette au sol ce petit sceptre d'or qui est mien.

Mythopoeia, §12

Mythopoeia, §12

... et je trouve ça aussi pas mal en fin de compte. Tu devrais préférer, car tu récupères le « sceptre d'or » ;-)

Carrément ! :)

Par contre, j'aime bien l'image de l'hécatombe des « destined atomes » et jusqu'à présent, je n'ai pas mieux pour traduire cette image qui mêle destin et tuerie programmée.

Je suis d'accord, pas mieux non plus.

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#114 25-12-2025 19:30

Yyr
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Re : Mythopoeia

Un retour aussi sur le post suivant : rien à redire sur la reprise du §3 !

Pour la suite et le ou les post d'hier, je vois une lettre de Misotollers to philotollers qui me demandera de nouvelles forces ;)

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#115 25-12-2025 20:49

Hyarion
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Re : Mythopoeia

Yyr a écrit :

J'ai traduits 4 vers en attendant les patients :

In Paradise perchance the eye may stray
from gazing upon everlasting Day
to see the day-illumined, and renew
from mirrored truth the likeness of the True

Mais au Paradis il se pourrait que notre œil enfin
passe de sa longue fixation du Jour éternel
à sa contemplation dans la lumière, et renouvèle
sa parenté — non plus seulement son reflet — au Vrai.

Mythopoeia, §13a

Du coup je me suis mis à compter les pieds ;).
Mais avant tout mon but est de comprendre : dites-moi si vous pensez que j'ai commis un faux-sens.

Pas de faux-sens a priori de mon point de vue, et tout cela me paraît plutôt bien tourné. Le “day-illumined” me « turlupine » éventuellement un petit peu, et pourrait peut-être être traduit par quelque-chose comme « ère de lumière », mais si j'en comprends le sens comme toi, ta tournure est habile.

Bon Noël (finissant) à toutes et à tous.

B.

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#116 25-12-2025 22:04

sosryko
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Re : Mythopoeia

Yyr a écrit :

Pour le dernier peut-être une alternative : « dans nos circonvolutions cérébrales, séparément. »*
[...]
Ma proposition respectait les 14 pieds wink (la virgule fait qu'on ne compte pas le e muet de cérébrales juste avant). Et j'allais te faire signe. D'ailleurs méfies-toi je pense que tu dois avoir quelques erreurs plus bas : je n'ai parcouru que rapidement mais, par exemple, un vers comme « tissée de mythes, aux motifs elfes ; et nulle terre, » compte 12 pieds, à cause de la ponctuation. Toujours est-il que maintenant, avec le recul, « dans les scissures de notre cerveau, séparément » ne me choque plus (j'ai peur de faire un peu comme Pépé qui finit par manger le sanglier, désolé). Mais parler de « replis » est aussi bien : à voir ce qui paraît le mieux entre les deux

J'utilise désormais systématiquement Syllaber.com, qui n'est pas d'accord avec toi, trouvant 16 pieds à « dans nos circonvolutions cérébrales, séparément » tandis qu'il trouve 14 pieds à « tissée de mythes, aux motifs elfes ; et nulle terre, »  -- tout comme  à « dans les scissures de notre cerveau, séparément » dont je suis heureux qu'il remonte dans ton estime ;-)

Yyr a écrit :

Par contre, j'aime bien l'image de l'hécatombe des « destined atomes » et jusqu'à présent, je n'ai pas mieux pour traduire cette image qui mêle destin et tuerie programmée.

Je suis d'accord, pas mieux non plus.

En fait, j'ai été forcé de trouver mieux ou différent car « où, chaque instant, des atomes sont voués à l'hécatombe » ne passe pas le test de Syllaber.com. Je suis donc parvenu à

où chaque instant voit des atomes voués au carnage.

Ce qui non seulement plaît à Syllaber mais me semble effectivement mieux.

S.

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#117 26-12-2025 01:34

sosryko
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Re : Mythopoeia

Et voici la strophe 6, avec de fortes variations parfois par rapport à la proposition de Yyr, pas seulement pour la métrique, mais ses trouvailles sont inclues quand je le pouvais.

71    Yes! ‘wish-fulfilment dreams’ we spin to cheat
72    our timid hearts and ugly Fact defeat!
73    Whence came the wish, and whence the power to dream,
74    or some things fair and others ugly deem?
75    All wishes are not idle, nor in vain
76    fulfilment we devise — for pain is pain,
77    not for itself to be desired, but ill;
78    or else to strive or to subdue the will
79    alike were graceless; and of Evil this
80    alone is dreadly certain: Evil is.

Oui! nos « rêves d'exaucement des souhaits » sont filés
pour tromper nos cœurs craintifs et vaincre le Fait hideux !
Mais d'où nous vint le souhait, ou le pouvoir de rêver,
d’estimer des choses belles et d’autres répugnantes ?
Tous les souhaits ne sont pas vains, ce n'est pas sans effet
que nous les formulons — car la douleur est la douleur,
qu'on ne saurait désirer en soi, puisqu’elle est mauvaise ;
autrement, faire tout son possible, ou tenir en bride
son vouloir, serait privé de la grâce ; quant au Mal,
voici l'unique et sinistre constat : le Mal existe.

Mythopoeia, §6

Mythopoeia, §6

Rq :
v.71 Il faut absolument conserver les guillemets de « ‘wish-fulfilment dreams’ », qui est une citation qui renvoie à L'interprétation des rêves (1900) dans laquelle Freud introduit le néologisme Wunscherfüllung (réalisation/accomplissement/exaucement des souhaits/vœux).
J'ai conservé l'image du filage en traduisant le verbe « spin » qu'il faut comprendre ici par « turn fibres into thread ». On garde ainsi le lien avec la tente « tissée de mythes / myth-woven » du v.51 du §4.

v.79-80 J'ai voulu conserver le redoublement de « Evil ».

S.

PS : bon rétablissement Yyr !
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#118 26-12-2025 03:15

sosryko
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Re : Mythopoeia

Et maintenant la strophe 7 :

81    Blessed are the timid hearts that evil hate,
82    that quail in its shadow, and yet shut the gate;
83    that seek no parley, and in guarded room,
84    though small and bare, upon a clumsy loom
85    weave tissues gilded by the far-off day
86    hoped and believed in under Shadow's sway.

Heureux sont les cœurs craintifs qui portent le mal en haine,
qui tremblent dans son ombre et pourtant lui ferment la porte ;
qui fuient tout pourparlers et, dans une chambre gardée,
quoique petite et nue, sur un métier mal agencé,
produisent des tissus éclairés du jour très lointain
auquel ils croient et espèrent, sous l'emprise de l'Ombre.

Mythopoeia, §7

Mythopoeia, §7

Rq :
v.81 Ici, comme dans les deux strophes suivantes, Tolkien réemploie l'anaphore des béatitudes. Il convient de traduire « Blessed » par « Heureux » plutôt que « Bénis » pour suivre la majorité des traductions françaises de Matthieu ou Luc (BJ, AELF, Segond, TOB...)
Comme l' ont fait Yyr et Elen Riot, je traduis « timid hearts » de la même manière que dans le vers 72 où l'expression était déjà présente ; seulement je n'ai pas pu conserver dans la première occurrence leur beau « cœurs timorés » et j'ai dû opter pour « cœurs craintifs » aux deux endroits.
Je note ici tout de même en remarque (au cas où l'on résoudrait plus tard la difficulté pour le v72) une autre version supérieure pour la traduction du v81 :

Heureux les cœurs timorés qui portent le mal en haine,


S.

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#119 26-12-2025 08:53

Hyarion
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Re : Mythopoeia

sosryko a écrit :

v.71 Il faut absolument conserver les guillemets de « ‘wish-fulfilment dreams’ », qui est une citation qui renvoie à L'interprétation des rêves (1900) dans laquelle Freud introduit le néologisme Wunscherfüllung (réalisation/accomplissement/exaucement des souhaits/vœux).
J'ai conservé l'image du filage en traduisant le verbe « spin » qu'il faut comprendre ici par « turn fibres into thread ». On garde ainsi le lien avec la tente « tissée de mythes / myth-woven » du v.51 du §4.

Bien vu, Sosryko !

sosryko a écrit :

PS : bon rétablissement Yyr !

Je joins mes vœux aux tiens.

Amicalement,

B.

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#120 26-12-2025 15:45

sosryko
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Re : Mythopoeia

La huitième strophe, reprenant « chimère » à Yyr pour traduire « wraith » :

87    Blessed are the men of Noah's race that build
88    their little arks, though frail and poorly filled,
89    and steer through winds contrary towards a wraith,
90    a rumour of a harbour guessed by faith.

Heureux les hommes de la race de Noé qui font
leurs petites arches, fragiles et très peu chargées,
et naviguent contre les vents en vue d'une chimère,
la rumeur d'un port de refuge saisie par la foi.

Mythopoeia, §8

Mythopoeia, §8

Rq :
v.87 Autre proposition :

Heureux sont ceux de la race de Noé qui construisent

Soit on conserve « men », soit on conserve « build », mais il m'est impossible d'avoir les deux dans un même vers.
Mais je préfère, au moment où j'écris ces lignes, « Heureux les hommes de la race de Noé qui font », qui a le double avantage de conserver le terme « hommes » et de renvoyer au texte de Genèse 6,14 :

Fais-toi une arche de bois de gopher ; tu disposeras cette arche en cellules, et tu l'enduiras de poix en dedans et en dehors.

Make thee an ark of timber planks: thou shalt make little rooms in the ark, and thou shalt pitch it within and without.

Gn 6,14 (Seg. ; id. BJ, TOB, etc.)

Gn 6,14 (Douay-Rheims, 1899)

On aura remarqué également les petits échos de ce verset avec deux images, l'une qui précède ce paragraphe (§7, v.83 avec guarded room / though smal and bare), l'autre qui lui succède (§11, v.110 avec planks).


S.

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#121 26-12-2025 18:21

sosryko
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Re : Mythopoeia

La neuvième strophe :

91    Blessed are the legend-makers with their rhyme
92    of things not found within recorded time.
93    It is not they that have forgot the Night,
94    or bid us flee to organized delight,
95    in lotus-isles of economic bliss
96    forswearing souls to gain a Circe-kiss
97    (and counterfeit at that, machine-produced,
98    bogus seduction of the twice-seduced).

Heureux les créateurs des légendes, avec leur hymne
aux formes introuvables dans les archives du temps.
Ils ne sont pas de ceux qui ont abandonné la Nuit,
nous incitant à fuir pour un plaisir organisé
dans les îles aux lotus de l'extase économique,
renonçant à notre âme pour un baiser de Circé
(de surcroît contrefaite, produite par la machine,
séduction factice pour les doublement séduits).

Mythopoeia, §9

Mythopoeia, §9

S.

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#122 26-12-2025 19:28

sosryko
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Re : Mythopoeia

Et pour finir aujourd'hui , en prenant telle quelle la traduction d'Yyr pour le vers 99, la neuvième strophe :


99    Such isles they saw afar, and ones more fair,
100    and those that hear them yet may yet beware.
101    They have seen Death and ultimate defeat,
102    and yet they would not in despair retreat,
103    but oft to victory have turned the lyre
104    and kindled hearts with legendary fire,
105    illuminating Now and dark Hath-been
106    with light of suns as yet by no man seen.

Ils virent de ces îles au loin, et d'autres plus belles,
et qui les écoute encor devrait encor prendre garde.
Car ils ont contemplé la Mort et l'ultime défaite,
et pourtant, ils ont refusé de fuir par désespoir,
et maintes fois, ils ont transformé la lyre en victoire
en enflammé les cœurs des hommes d'un feu légendaire
au point d'illuminer le Présent et l'obscur Passé
de la splendeur de soleils que nul n'a jamais pu voir.

Mythopoeia, §10

Mythopoeia, §10

Rq :
v.100 Je traduits littéralement, car pour moi ce vers a un sens différent que celui compris jusqu'alors, d'Elen Riot (contresens) à Yyr (incomplet).


Yyr a écrit :

J'ai quand même une critique à la versification : qui va repasser sur les 10 strophes précédentes ? wink
Et on a perdu la citadelle smile .

Alors ? alors ?...  ;-)


S.

HS :
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#123 Hier 02:18

sosryko
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Re : Mythopoeia

Yyr a écrit :

J'ai traduits 4 vers en attendant les patients :

In Paradise perchance the eye may stray
from gazing upon everlasting Day
to see the day-illumined, and renew
from mirrored truth the likeness of the True

Mais au Paradis il se pourrait que notre œil enfin
passe de sa longue fixation du Jour éternel
à sa contemplation dans la lumière, et renouvèle
sa parenté — non plus seulement son reflet — au Vrai.

Mythopoeia, §13a

Mythopoeia, §13a

Du coup je me suis mis à compter les pieds wink.
Mais avant tout mon but est de comprendre : dites-moi si vous pensez que j'ai commis un faux-sens.

Cher Yyr, je ne fais pas la même lecture que toi pour les deux derniers vers.
Voici ce que je comprends, en restant au plus près du texte :

131    In Paradise perchance the eye may stray
132    from gazing upon everlasting Day
133    to see the day-illumined, and renew
134    from mirrored truth the likeness of the True.

Au Paradis, l'œil pourra peut-être se détourner 
de la seule contemplation du Jour éternel
pour voir ce que le Jour illumine et renouveler
l'image du Vrai grâce à la vérité reflétée

Mythopoeia, §13a

Mythopoeia, §13a

Rq :
v.133 De même que daylight signifie la « lumière donnée par le jour », « day-illumined » est à comprendre par « (ce qui est) illuminé par le jour ».
Il n'y a pas de distinction ici entre le Jour, la lumière et le Vrai : les trois renvoient à Dieu. La distinction est par contre effectuée entre le Jour qui éclaire et ce qui est éclairé (illumined)...

v.134 ... mais aussi entre le Vrai, l'image du Vrai et la vérité reflétée.
Quelle est cette « image du Vrai » ? Il s'agit d'une autre référence au texte de la Genèse :

And he said: Let us make man to our image and likeness: and let him have dominion over the fishes of the sea, and the fowls of the air, and the beasts, and the whole earth, and every creeping creature that moveth upon the earth.

Puis Dieu dit: Faisons l'homme à notre image, selon notre ressemblance, et qu'il domine sur les poissons de la mer, sur les oiseaux du ciel, sur le bétail, sur toute la terre, et sur tous les reptiles qui rampent sur la terre.

Genèse 1,26 (Douay-Rheims, 1899)

Genèse 1,26 (Segond)

On a donc là (et c'est normal, pour une strophe qui se déroule au « Paradis » !) les retrouvailles de l'homme et de sa nature, telle que Dieu l'avait souhaitée dans le texte de la Genèse, c'est-à-dire « dans son image et à sa ressemblance ». L'homme racheté et dans la gloire du Jour éternel retrouve ce qu'il avait perdu, à savoir la domination sur le monde par l'acte créateur dont Tolkien regrettait la disparition dans le §5, avec une première allusion à ce même texte de la Genèse :

57    Dis-graced he may be, yet is not dethroned,
58    and keeps the rags of lordship one he owned,
59    his world-dominion by creative act:

En dis-grâce il paraît, il n’est pourtant pas détrôné,
et garde les guenilles de sa seigneurie passée,
son empire sur le monde par l’acte créateur:

Mythopoeia, §5

Mythopoeia, §5

Peut-être qu'il faudrait rendre plus évident l'allusion au texte biblique dans la traduction de ce dernier vers, qui pourrait être rendu ainsi (mais je suis obligé d'introduire l'allusion sous forme verbale) :

En dis-grâce il paraît, il n’est pourtant pas détrôné,
et garde les guenilles de sa seigneurie passée,

lui qui dominait le monde par l’acte créateur:

et à nouveau, je trouve cela pas mal du tout à dire vrai. Normal, puisqu'on se rapproche du texte original en conservant « dominion ».

v.134 Par ailleurs, la « vérité reflétée / mirrored truth », avec la métaphore du miroir associée à la fois à la relation entre Dieu et sa créature, à la notion d'image de Dieu, ainsi qu'au progrès de gloire en gloire (renouvellement?) de cette relation, est peut-être une allusion à la seconde épître aux Corinthiens (2 Co 3,18) :

Nous tous qui, le visage découvert, contemplons comme dans un miroir la gloire du Seigneur, nous sommes transformés en la même image, de gloire en gloire, comme par le Seigneur, l'Esprit.

But we all, with open face beholding as in a glass the glory of the Lord, are changed into the same image from glory to glory, even as by the Spirit of the Lord.

2 Co 3,18 (Segond)

2 Co 3,18 (KJV)

Il est possible de Tolkien use de métaphores bibliques dans ces vers pour soutenir un propos très personnel : Tolkien n'imagine pas les bienheureux sans activité et dépouillés des désirs profonds qui ont habité leurs cœurs pendant les temps qui ont précédé leur entrée dans l'éternité. Ce ne serait pas alors gratuitement que Tolkien ferait une allusion à 2 Co 3,18, car ce verset concerne la vie présente pour Paul & non la vie future ! Or, pour Tolkien, qui aime le monde pour ce qu'il est quand bien même il est blessé par la chute, la vie future ne va pas sans la restitution de la « gloire de ce monde », ainsi que certains ont déjà pu le faire remarquer en leur temps ;-).
Je pense en effet que, pour Tolkien, cette image et ressemblance du Vrai est la création tout entière, et pas seulement l'homme et la femme qui, eux, sont image et ressemblance de Dieu en tant que Créateur. Et si le Jour est éternel, il faudra bien l'éternité pour connaître et le Jour lui-même et les objets dont il révèle l'être dans leur infinie richesse.

S.

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#124 Hier 10:29

Elendil
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Re : Mythopoeia

Pour ma part, j'arrive tout juste à suivre la discussion sans avoir même le temps de lire la traduction. Nous sommes bien occupés avec les fêtes (et les enfants). smile Qui plus est, je me suis réveillé malade ce matin... Grippe ou rhume, on verra bien.

Juste une remarque générale pour la route :

Yyr a écrit :

Ma proposition respectait les 14 pieds wink (la virgule fait qu'on ne compte pas le e muet de cérébrales juste avant). Et j'allais te faire signe. D'ailleurs méfies-toi je pense que tu dois avoir quelques erreurs plus bas : je n'ai parcouru que rapidement mais, par exemple, un vers comme « tissée de mythes, aux motifs elfes ; et nulle terre, » compte 12 pieds, à cause de la ponctuation. Toujours est-il que maintenant, avec le recul, « dans les scissures de notre cerveau, séparément » ne me choque plus (j'ai peur de faire un peu comme Pépé qui finit par manger le sanglier, désolé). Mais parler de « replis » est aussi bien : à voir ce qui paraît le mieux entre les deux.

Virgule ou pas, la syllabe finale d'un mot se terminant par un « e » muet suivi d'une marque du pluriel se prononce toujours, sauf en fin de vers. La règle est immuable. Donc « my/thes, / aux », « el/fes ; / et » : trois pieds chacun ; « cé/ré/bra/les, » : quatre pieds.

La règle de la diérèse et de la synérèse est légèrement moins stricte. En versification classique, il convient de se reporter à l'étymologie latine et de vérifier si les deux voyelles qui se suivent appartiennent à des syllabes différentes en latin. Par exemple, « ac/ti/on », trois pieds, car dérivé du lat. actio. Il en va de même pour la quasi-totalité des mots en « -tion(s) ». Par contre, la synérèse s'applique pour « rien » (< rem), « bien » (< bene), tous deux en une syllabe. Le poètes modernes s'affranchissent occasionnellement de la règle, mais généralement pour mettre l'emphase sur le terme dérogeant à la règle, plutôt que pour se faciliter la vie.

Dans le cas de « circonvolution », cependant, on pourrait éventuellement admettre une synérèse, car le terme est forgé par analogie sur le lat. circumvolutus avec un dérivé analogique en « -ion » apparemment attesté uniquement à partir du XIIIe siècle (mais la logique voudrait que la diérèse se soit appliquée à cette époque, si ma compréhension de la phonologie de l'ancien français est correcte).

E.

P.S. : Syllaber est un site très fiable de ce point de vue-là, à ma connaissance.

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#125 Hier 12:01

Hyarion
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Re : Mythopoeia

sosryko a écrit :

Rq :
v.133 De même que daylight signifie la « lumière donnée par le jour », « day-illumined » est à comprendre par « (ce qui est) illuminé par le jour ».
Il n'y a pas de distinction ici entre le Jour, la lumière et le Vrai : les trois renvoient à Dieu. La distinction est par contre effectuée entre le Jour qui éclaire et ce qui est éclairé (illumined)...

Je comprends mieux pourquoi “day-illumined” me « turlupinait » un petit peu, comme écrit précédemment, car j'y avais d'abord bien vu un rapport avec la lumière diurne mais sans que le terme y corresponde vraiment, contrairement à daylight. Je m'étais donc tourné vers un sens davantage en rapport avec le « Jour » comme « ère » éternelle... mais la part de distinction que tu précises et la traduction que tu proposes des vers correspondants (132 à 134), en conséquence, rendent les choses bien plus claires.

Bon rétablissement à tous les malades !

Amicalement,

B.

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#126 Hier 20:06

sosryko
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Re : Mythopoeia

Suite de la strophe 13 :

136    Then looking on the Blessed Land ’twill see
137    that all is as it is, and yet made free:
138    Salvation changes not, nor yet destroys,
139    garden nor gardener, children nor their toys.
140    Evil it will not see, for evil lies
141    not in God’s picture but in crooked eyes,
142    not in the source but in malicious choice,
143    and not in sound but in the tuneless voice.

Alors, considérant la Terre Bénie, tous verront
que chacun est tel qu'il est, et toutefois rendu libre :
le salut ne transforme pas, non plus qu'il ne détruit,
le jardin, son jardinier, les enfants ou leurs jouets.
Personne plus ne verra le mal, car le mal réside
non pas dans le tableau de Dieu, mais dans l'œil vicieux,
non pas dans la source, mais dans le choix du malveillant,
et non pas dans le son, mais dans la voix sans harmonie.

Mythopoeia, §13b

Mythopoeia, §13b

Rq :
v.139 Nouvelle allusion au texte de la Genèse, avec la mention du « jardin » et du « jardinier ».
Si Genèse 2 mentionne explicitement le jardin, l'homme et la femme qui y sont placés le sont pour « le garder et le servir ». Le terme de jardinier n'apparaît pas explicitement dans le texte. En fait, il n'apparaît dans l'intégralité du texte biblique qu'à une seule occasion, en Jean 20,15 où Marie-Madeleine, venue au tombeau sans savoir que Jésus est ressuscité, le confond avec le jardinier du lieu. Ce n'est pas innocent, l'évangile de Jean associant symboliquement à plusieurs reprise les récits de la Passion à la Résurrection à Genèse 2-3.
En particulier, pour ce qui nous importe ici, Jean 19,41 précise qu'« il y avait un jardin dans le lieu où Jésus avait été crucifié, et dans le jardin un sépulcre neuf ». On comprend que les commentateurs relient les deux  livres. Voir Thomas d'Aquin, déjà, dans (III, q.51, a.2 ad4)  : « Le Christ est enseveli “dans un jardin” afin de symboliser que par sa mort et sa sépulture nous sommes libérés de la mort que nous avons encourue par le péché d'Adam commis dans le jardin du paradis. »
C'est bien la figure d'Adam, mais aussi celle de Jésus-Christ, second Adam, qui se devine derrière le « jardinier » du poème, d'autant que le terme apparaît en lien avec celui du « salut / salvation » des hommes. Et ceci, dans l'ultime strophe qui débute « Au Paradis / In Paradise » (§13a, v. 131). Or, là encore, il est possible qu'il ne soit pas anodin ni pour des raisons métriques que Tolkien choisit d'évoquer l'image du Paradis plutôt que celle du Royaume de Dieu (alors que c'est cette seconde image, au contraire, qu'il convoquera dans le dernier paragraphe de l'épilogue de sa conférence sur les contes de fées pour désigner la vie future, auprès de Dieu [FAT, p. 140]). En effet, ce simple mot fait, lui aussi, le lien entre Adam et Christ, selon la parole que ce dernier adresse au brigand repentant crucifié avec lui au Calvaire:
 

Je te le dis en vérité, aujourd'hui tu seras avec moi dans le paradis

And Jesus said unto him, Verily I say unto thee, To day shalt thou be with me in paradise.

Luc 23,43 (Segond)

Luc 23,43 (KJ, DR)

v.141
Notons que ce vers contient pour la troisième et dernière occasion la mention de « Dieu / God ». Pour un commentaire, voir §13c, v.144-149.


S.

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#127 Hier 23:02

sosryko
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Re : Mythopoeia

Suite & fin de la strophe 13 :

144    In Paradise they look no more awry;
145    and though they make anew, they make no lie.
146    Be sure they still will make, not being dead,
147    and poets shall have flames upon their head,
148    and harps whereon their faultless fingers fall:
149    there each shall choose for ever from the All.

Au Paradis, les rachetés ne sont plus déformés ;
Et même s'ils créent du neuf, ils ne créent aucun mensonge.
Sois assuré qu'ils créeront encore, n'étant pas morts,
Les poètes auront leur têtes surmontée de flammes,
et animeront des harpes de leurs doigts sans défauts :
là, chacun choisira pour toujours à partir du Tout.

Mythopoeia, §13c

Mythopoeia, §13c

Rq :
v. 146 « Be sure they still will make, not being dead, »
On se demande comment Elen Riot a pu traduire ce vers « Tout restera neuf, allant de l'avant » (FAT, p. 313)...

v. 147 « and poets shall have flames upon their head, »
Les flammes sur le front des poètes renvoie à l'action du Saint Esprit sur les apôtres réunis dans la chambre haute à Pentecôte :

Des langues, semblables à des langues de feu, leur apparurent, séparées les unes des autres, et se posèrent sur chacun d'eux.

And there appeared unto them cloven tongues like as of fire, and it sat upon each of them.

Actes 2,3 (Sgd)

Actes 2,3 (KJV)

v. 149 « there each shall choose for ever from the All. »
Vers terriblement difficile à traduire.
Gérard Joulié donne : « Là chacun pourra choisir à jamais au sein de la totalité ». Quant à Elen Riot, elle traduit par : « et dans le Tout, chacun fera son choix. »
Le plus simple pourtant aurait été de traduire :

là, chacun choisira pour toujours au milieu de tous.

Mais Joulié comme Riot sont pour moi sur la bonne voie. Avec Elen Riot, je suis persuadé qu'il faut conserver l'énigmatique Tout, car il s'agit rien moins que d'une image de Dieu en tant que Père.
Il y a ici, caché dans le poème, une référence à un texte attribuée à Hyppolyte de Rome (IIe-IIIe s. ap. JC) dans une traduction anglaise qui datait de 1886 qui contient l'expression « from the All » (litt. ἐκ τοῦ παντός, expression grecque qu'on retrouve aussi chez Plotin et que les hellénistes traduisent comme Joulié l'a fait, ce qui explique son choix mais ne permet pas d'interpréter Tolkien correctement selon moi) : 

And thus there appeared another beside Himself. But when I say another, I do not mean that there are two Gods, but that it is only as light of light, or as water from a fountain, or as a ray from the sun. For there is but one power, which is from the All; and the Father is the All, from whom comes this Power, the Word. And this is the mind which came forth into the world, and was manifested as the Son of God. All things, then, are by Him, and He alone is of the Father.

Et ainsi il eut un autre. Mais en disant un autre je ne dis pas deux dieux, mais à la manière dont la lumière vient de la lumière, l’eau d’une source, le rayon du soleil. Car il y a une seule Puissance, celle issue du Tout : or le Tout c’est le Père, et la Puissance issue du Tout, le Verbe ; celui-ci est Intelligence de Dieu, et entrant dans le monde il se montra son Serviteur. Toutes choses sont donc par son moyen, mais lui seul est issu du Père.

Hippolyte de Rome, Contre l’hérésie de Noët, §11

Hippolyte de Rome, Contre l’hérésie de Noët, §11

v. 145-146 « they make anew, they make no lie. / Be sure they still will make »
Le « Tout » dans le poème de Tolkien est lié à l'activité créatrice tout comme dans le texte d'Hyppolyte de Rome, dès la première identification de Dieu au Tout :

For us, then, it is sufficient simply to know that there was nothing contemporaneous with God. Beside Him there was nothing; but He, while existing alone, yet existed in plurality.
For He was neither without reason, nor wisdom, nor power, nor counsel And all things were in Him, and He was the All.
When He willed, and as He willed, He manifested His word in the times determined by Him, and by Him He made all things.

il nous suffit de savoir seulement qu’il n’y avait rien de contemporain à Dieu que lui-même.
Mais tout en étant seul, il était multiple, car il n’était pas sans Raison (Verbe) ni Sagesse, sans Puissance ni Décision, mais tout était en lui et il était le Tout.
Et quand il voulut, il engendra sa Parole (Verbe), par le moyen de qui il fit tout aux temps fixés par lui-même.

Hippolyte de Rome, Contre l’hérésie de Noët, §10

Hippolyte de Rome, Contre l’hérésie de Noët, §10

Notons par ailleurs que le point de départ de l'acte créateur est la Volonté divine, tout comme dans « Mythopoiea », §2 v9 : « At bidding of a Will / Au commandement d'un Vouloir »
Notons également que, dans ce même paragraphe de la traduction anglaise du texte d'Hyppolyte de Rome, Dieu est présenté comme l'Auteur de la Création, expression que l'on sait être chère à Tolkien pour qualifier Ilúvatar (« Père de tout ») :

And as the Author, and fellow-Counsellor, and Framer of the things that are in formation, He begot the Word.

Dieu, en effet, est un, mais comme chef des êtres, conseiller et ouvrier il engendra sa Parole (Verbe).

Hippolyte de Rome, Contre l’hérésie de Noët, §10

Hippolyte de Rome, Contre l’hérésie de Noët, §10


v. 144.149 « In Paradise [...] from the All »
Le texte d'Hyppolyte contre Noët est une défense du Verbe de Dieu identifié avec la seconde personne de la Trinité, alors que pour Noët, le Verbe créateur n'est qu'une qualité de Dieu.
Or, la figure de Jésus-Christ n'est pas absente des vers précdents puisqu'on a repéré deux allusions (§13a, v.131 & §13b, v.139). Si, par ailleurs, on la réunit à l'évocation du Saint Esprit ainsi que celle de la figure du Père, la dernière mention de Dieu dans cette ultime strophe (§13b, v.141) prend une dimension trinitaire qui convient parfaitement au mouvement du poème, qui est celui de la révélation biblique, depuis la Création jusqu'à l'Apocalypse.
De fait, l'Apocalypse est bien présente avec cette dernière strophe, avec un verset qui est le seul à mentionner le Paradis et qui est prononcé par le Christ lui-même :

Que celui qui a des oreilles entende ce que l'Esprit dit aux Églises: A celui qui vaincra je donnerai à manger de l'arbre de vie, qui est dans le paradis de Dieu

He that hath an ear, let him hear what the Spirit saith unto the churches; To him that overcometh will I give to eat of the tree of life, which is in the midst of the paradise of God.

Apocalypse 2,7

Apocalypse 2,7


S.

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