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#1 02-01-2005 23:38

Moraldandil
Lieu : Paris 18e
Inscription : 2001
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Le Chant de l'Aigle — un psaume chez Tolkien

[Édit (Yyr) 2021 : ce fuseau est l'un des nombreux rejetons de l'arbre initial de la traduction des poèmes]

Pour inaugurer la nouvelle section de traduction et souhaiter par la même occasion aux JRRVFiens un joyeux Noël et une bonne année (quoique en retard), je propose une version du Chant de l’Aigle  (SdA livre VI ch. 5 « L’intendant et le roi »). Il s’agit en fait d’un de mes premiers et modestes essais, il y a de cela déjà quelque temps, légèrement revu.

Je dis « version » parce que je n’oserai ici parler de traduction ; cette fois ci, l’effort de Francis Ledoux transmet vraiment quelque chose de l’original, certainement grâce au style qui est très particulier et très reconnaissable : Tolkien prend modèle sur l’Ancien Testament et en particulier les Psaumes. L’emploi des formes archaïques ye, hath et l’emploi constant de la conjonction and comme introducteur de proposition évoquent immanquablement à un lecteur anglophone le style de la King James Authorised Version. Dans le chapitre 6 de The road to Middle-Earth (pp. 180-1), Tom Shippey  propose un rapprochement avec les psaumes 24 et 33 spécialement.

Nous autres francophones sommes assurément moins familiers d’un tel style ; il n’y a pas vraiment chez nous de traduction de la Bible qui ait eu le même impact que l’Authorised Version en anglais. Mais enfin l’effet se laisse au moins évoquer, il n’est que de regarder le texte de Francis Ledoux. Mon essai ne consiste qu’à tenter de l’améliorer en y ajoutant des rythmes plus marqués.

The Eagle’s Song

Sing now, ye people of the Tower of Anor,
for the realm of Sauron hath ended for ever,
and the Dark Tower is thrown down.

Sing and rejoice, ye people of the Tower of Guard,
for your watch hath not been in vain,
and the Black Gate is broken,
and your King hath passed through,
and he is victorious.

Sing and be glad, all ye children of the West,
for your King shall come again,
and he shall dwell among you
all the days of your life.

And the Tree that was withered shall be renewed,
and he shall plant it in the high places,
and the City shall be blessed.

Sing all ye people !

Chant de l’Aigle

Chantez, ô vous, gens de la Tour d’Anor,
car le royaume de Sauron est fini à jamais,
et la Tour Sombre est jetée bas.

Chantez, réjouissez-vous, gens de la Tour de Garde,
car votre guet n’est point demeuré vain,
et la Porte Noire est brisée,
et votre Roi y est passé,
et il est victorieux.

Chantez, soyez heureux, vous tous enfants de l’Ouest,
car votre Roi s’en reviendra
et habitera parmi vous
pour tous les jours de votre vie.

Et l’Arbre qui fut desséché sera renouvelé,
et il le plantera dans les hauts lieux,
et la Cité sera bénie.

Chantez, ô vous tous !

Bertrand

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#2 03-01-2005 00:21

Moraldandil
Lieu : Paris 18e
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Re : Le Chant de l'Aigle — un psaume chez Tolkien

Je n’oserai pas trop me lancer dans l’analyse du contenu de ce poème, parce mon petit doigt me dit qu’il rôde dans les parages des gens autrement plus solides que moi pour ce faire ;-)

Je remarquerai juste que ce style archaïsant et évoquant l’Authorised Version est très significativement associé aux Valar, et régulièrement employé lorsqu’on rapporte leurs paroles. On le retrouve bien entendu dans l’Ainulindalë, dans la Valaquenta, dans les premiers chapitres de la Quenta Silmarillion, ou dans le débat au sujet de Finwë et Míriel (HoME X p. 239 et suivantes).

Et précisément, l'aigle qui vient clamer ces nouvelles inespérées au-dessus de Minas Tirith est dit être envoyé par les "Seigneurs de l'Ouest" - autrement dit les Valar. On peut présumer qu'il s'agit d'abord de Manwë, l'aigle étant son oiseau symbole. Et l'on peut même se demander si les Valar sont vraiment l'origine ou s'ils ne sont eux-mêmes que messages ; il a déjà été discuté d'une possible intervention d'Eru à ce moment, qui est celui où l'Anneau est détruit, celui où Sauron tombe. La brusque explosion de lumière et de joie qui submerge Minas Tirith et ses habitants à l'écoute de ces nouvelles "inespérées" à cet égard laisse à penser : on peut la voir comme une reconnaissance de cette providence. En tout cas, dans une optique tout à fait interne à Arda, elle peut se voir comme ce la confirmation et la joie de ceux qui ont gardé l'espérance (estel) même lorsqu'il n'y avait plus d'espoir tangible (amdir) : au propre comme au figuré, on peut y voir le couronnement de l'Estel.

B.

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#3 04-01-2005 14:09

Silmo
Inscription : 2002
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Re : Le Chant de l'Aigle — un psaume chez Tolkien

Bravo Bertrand ... et merci pour cette belle traduction... tu commences l'année et inaugure cette section magnifiquement :-)

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#4 04-01-2005 16:43

Vinyamar
Inscription : 2001
Messages : 1 813

Re : Le Chant de l'Aigle — un psaume chez Tolkien

Sans bien savoir si c'est l'optique que tu souhaites voir prendre à cette discussion, je me permettrais seulement de noter que la version anglaise me fait rudement penser à quelques images catholiques très traditionnelles :

  • Le Roi victorieux qui passe sous la porte : « Portes, élevez vos linteaux; / Élevez-vous, portes éternelles ! / Que le roi de gloire fasse son entrée ! / - Qui est ce roi de gloire ? / - Yahvé fort et puissant, / Yahvé puissant dans les combats. / Portes, élevez vos linteaux ; / Élevez-les, portes éternelles ! / Que le roi de gloire fasse son entrée ! / - Qui donc est ce roi de gloire ? / - Yahvé des armées : Voilà le roi de gloire ! » (Ps 24)

  • On pourrait parler aussi des portes de la Mort (la Black Gate ?), que le Christ a réouvert (tradition), alors qu'elles étaient fermées (cf. Jonas).

  • Et surtout le Roi qui reviendra, et qui habitera parmi nous, tous les jours de notre vie. (c'est une phrase fréquente dans la liturgie catholique)

Je ne reviens pas sur l'utilisation de la "Cité", que j'ai déjà essayé d'étudier ailleurs.

Mais on va dire que je reprend le chemin d'un externalisme catholique, alors que Moraldandil cherchait manifestement à rester dans un point de vue internaliste, à savoir le couronnement de l'Estel.

Je trouve cependant osé d'attribuer la venue de l'aigle à Eru... Disons que rien ne nous permet d'aller dans ce sens, si ?

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#5 04-01-2005 20:35

sosryko
Inscription : 2002
Messages : 1 970

Re : Le Chant de l'Aigle — un psaume chez Tolkien

> Vin' ;-) quelques versets, en passant (sans pouvoir commenter, pas le temps, désolé), pour souligner l'enracinement littéraire et théologique du Chant de l'aigle :

10  Il l’a trouvé dans un pays désert, Dans un chaos hurlant et aride; Il l’entourait, il en prenait soin, Il le gardait comme la prunelle de son oeil, 
11  Pareil à l’aigle qui éveille sa nichée, Voltige sur ses petits, Déploie ses ailes, les prend, Les porte sur ses plumes. 
12  L’Éternel seul le conduisait.
Et il n’y avait avec lui aucun dieu étranger.

Dt 32, 10-12

3  Moïse monta vers Dieu; l’Éternel l’appela du haut de la montagne en disant: Voici ce que tu diras à la maison de Jacob et que tu annonceras aux Israélites: 
4  Vous avez vu vous-mêmes ce que j’ai fait à l’Égypte: je vous ai portés sur des ailes d’aigle et fait venir vers moi.

Ex 19, 3-4

and the Dark Tower is thrown down.

And a mighty angel took up a stone like a great millstone, and cast it into the sea, saying, Thus with violence shall that great city Babylon be thrown down, and shall be found no more at all.

Ap 18:21 (KJ)

and he shall dwell among you
all the days of your life.

18  And having come near, Jesus spake to them, saying, ‘Given to me was all authority in heaven and on earth;
20 (...) and lo, I am with you all the days — till the full end of the age.’

Mt 28, 18.20 (Young)

Sosryko

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#6 04-01-2005 21:22

Moraldandil
Lieu : Paris 18e
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Re : Le Chant de l'Aigle — un psaume chez Tolkien

Vinyamar : je n'attribuerais pas non plus la venue même de l'Aigle à Eru ; là où je me pose la question, c'est sur la teneur et l'origine de son message. Comme toi et Sosryko l'avez souligné, il est chargé de résonances théologiques qui ne sont évidemment pas là par hasard, et me semblent dépasser le cadre du SdA. Le message est dit venir des Seigneurs de l'Ouest ; mais je me demande si les éléments de la Révélation qu'ils contient viennent vraiment des Valar, ou s'ils ont une origine plus lointaine en une connaissance qu'Eru leur aurait dévoilée à ce moment ; ceci d'autant plus que le motif de l'Aigle vient de Manwë, celui des Valar qui est le plus proche d'Eru, et en communication privilégiée avec Lui (Ósanwe-kenta, VT39:30)

Cela me rappelle en un sens l'allusion manifeste à l'Incarnation que l'on trouve dans l'Athrabeth Finrod ah Andreth... J'y vois volontiers une illustration de la thèse de Tolkien selon laquelle « le mythe et le conte de fée doivent, comme tous les arts, refléter et contenir en solution des éléments de vérité (ou d'erreur) d'ordre moral et religieux, mais pas explicitement, pas sous la forme connue du monde "réel primaire" » (lettre 131, trad. Michaël Devaux dans la Feuille de la Compagnie n° 2). Le SdA se joue dans un monde préchrétien, mais où affleurent des éléments chrétiens nombreux, toujours sous forme d'allusions plus que de citations.

Sinon, je n'ai rien contre une approche externiste, rassure toi ! Si j'ai préféré rester à l'intérieur du cadre du SdA, ici, c'est surtout parce que je m'y sens raisonnablement à l'aise... Mon objectif, avec ce message, était d'une part de saluer la constitution de cette nouvelle section du forum par une contribution appropriée (et longtemps restée derrière les fagots), d'autre part d'attirer l'attention sur ce poème, qui ce me semble n'a pas encore vraiment été discuté. Apparemment ça marche et je m'en réjouis :-)

Toutefois, je me demande si pour discuter du fond il ne serait pas approprié d'ouvrir un nouveau fuseau dans la section légendaire, parce que nous sortons de la problématique de la traduction.

B.

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#7 05-01-2005 03:27

Vinyamar
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Re : Le Chant de l'Aigle — un psaume chez Tolkien

vi !

Pour le reste, s'il est toujours amusant de déceler les éventuelles inspirations bibliques que Tolkien a pu projeter dans ses écrits (celle de l'effondrement de Babylone (relevé par Sosryko), des portes et de la permanence du roi restant majeure selon moi par rapport au reste), parler de "Révélation" ou faire de ce passage un lien avec la vérité de foi que Tolkien veut évidemment conserver dans son oeuvre me semble plus hasardeux.
La chasse aux références n'est qu'un jeu (qui peut être très utile pour une traduction (d'où le "shall comme again" que je ne traduirai pas par "s'en reviendra" mais plutôt par "car votre Roi viendra de nouveau" ou "sera de retour"), mais je doute qu'elle puisse ici devenir la source d'une développement théologique au sein de l'oeuvre de Tolkien.

(ou alors on étudie tous les "psaumes" ou toutes les paroles des aigles chez Tolkien. Là ca peut devenir intéressant.
Pour les "psaumes", je suis carrément partant (depuis le temps que le cantique final à Frodon m'évoque lui aussi du vocabulaire biblique (que je ne retrouve pourtant nulle part)))

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#8 06-01-2005 10:47

Laegalad
Lieu : Strasbourg
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Re : Le Chant de l'Aigle — un psaume chez Tolkien

Je vais m’attacher là au strict niveau de la traduction, n’ayant pas les compétences requises  pour le reste.
Je remarque que le début de chaque strophe, mise à par la quatrième, est composé de manière identique : un ou des impératifs (Sing now, sing and rejoice, sing and be glad, sing), séparés par une virgule du sujet, ye etc.. Comme cela m’apparaît comme le seul élément récurrent dans le poème, avec le and qui ne pose pas de problème de traduction, je pense qu’il faudrait appuyer plus sur la ressemblance en français, en particulier en traduisant de la même manière ce ye. Comme c’est un archaïsme que nous ne possédons pas, le « ô vous » me semble très bien pour marquer le côté un peu ancien. Je garderais aussi la même structure de ponctuation. Ce qui donnerait pour les premiers vers des strophes 1, 2, 3 et 5 :

Chantez maintenant, ô vous gens de la Tour d’Anor,

Chantez et réjouissez vous, ô vous gens de la Tour de Garde,

Chantez et soyez heureux, ô vous tous enfant de l’Ouest,

Chantez, ô vous tous !

Pour le premier vers, il me semble important de traduire le « now », qui marque le moment où le peuple pourra passer de la crainte à la joie. « Chantez maintenant », ça fait un peu la Cigale et la Fourmi, on peut peut-être traduire pas « Lors », qui est plus ancien. « Lors chantez, etc ».
Voilà tout pour mes remarques ; pour le reste, le même refrain :)

S.

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#9 06-01-2005 23:36

Vinyamar
Inscription : 2001
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Re : Le Chant de l'Aigle — un psaume chez Tolkien

Je pense que le "ô vous" est trop pesant pour convenir.
En fait, je trouve que l'archaïsme est suffisant dans la répétition d'un sujet inutile "vous" :

Chantez maintenant, vous gens de la Tour d’Anor,

Chantez et réjouissez vous, vous gens de la Tour de Garde,

Chantez et soyez heureux, vous tous enfant de l’Ouest,

Chantez, vous tous !

Cela rend d'ailleurs le texte très proche des exhortation bibliques et des psaumes.

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#10 06-01-2005 23:38

Vinyamar
Inscription : 2001
Messages : 1 813

Re : Le Chant de l'Aigle — un psaume chez Tolkien

C'est vrai que je n'avais pas fait attention au rythme répétitif:

Sing...
for...
and...

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#11 11-01-2005 14:14

Moraldandil
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Re : Le Chant de l'Aigle — un psaume chez Tolkien

Je trouve aussi que répéter le "ô vous" alourdit notablement la traduction. Quand il s'agit de rendre un ton, ici archaïsant et solennel, je préfère jouer sur l'effet d'ensemble que sur une correspondance stricte "archaïsme anglais pour archaïsme français". (Je ne veux pas dire qu'il serait "mauvais" d'être plus littéral, juste que ce n'est pas l'optique que je recherche.)

J"ai inséré le "ô" avant tout pour une raison rythmique, et c'est aussi ce qui m'a fait ne pas rendre le "now" et un "and". "Now" est d'ailleurs un problème récurrent en traduction poétique, comme j'ai pu m'en rendre compte ; les trois syllabes de "maintenant" consomment beaucoup de syllabes, ce qui rend le mot plus visible et en renforce la présence par rapport à la version anglaise (surtout quand le "now" n'est pas accentué). Il m'est arrivé dans cet essai et d'autres de le couper purement et simplement, ou de le remplacer par une cheville — un cas aussi utile que tentant est l'usage de "donc" après un impératif... ;-.

Il est bien possible que l'importance différente que nous accordons aux divers éléments viennent de choix d'accentuations différents quand nous lisons le texte anglais... Ma traduction reflète l'accentuation suivante :

Sing now, ye people of the Tower of Anor

mais on pourrait aussi choisir

Sing NOW, ye people of the Tower of Anor

ou aussi

Sing now, YE people of the Tower of Anor

ou encore autrement, et cela influerait sur la traduction.

J'ai parlé de rythme, sans détailler ; à vrai dire, quand j'ai travaillé sur cet extrait pour la première fois, j'ai suivi mon oreille sans trop réfléchir. Il est cependant intéressant de remarquer que j'ai visiblement favorisé les groupes pairs de 4, 6, 8 syllabes... autrement dit j'ai essayé sans m'en rendre compte sur le moment de retrouver les mesures classiques des vers français.

B.

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#12 26-04-2022 09:39

Yyr
Lieu : Reims
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Re : Le Chant de l'Aigle — un psaume chez Tolkien

À noter, en passant, un exercice de traduction du poème en sindarin — rien que ça : Lind e-thoron.

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