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#1 16-07-2016 23:17

Hyarion
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Albert Camus (1913 - 1960)

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J'ai eu l'occasion, ces derniers temps, dans le cadre de mes recherches, de "revenir" à Albert Camus, après avoir notamment constaté un peu par hasard que la Chute avait fait partie des lecture de jeunesse de Michael Moorcock dans les années 1950, au même titre que le roman l'Heure du Dragon de Robert E. Howard - auteur qu'il avait apprécié au même titre que Camus - ou que le Seigneur des Anneaux de J. R. R. Tolkien - roman que Moorcock n'aima pas dès le début et sans que cela change par la suite comme on le sait. Il pourra bien sûr être question ici de vos impressions personnelles concernant Albert Camus et son œuvre, en allant éventuellement un peu plus loin que les quelques allusions ou évocations succinctes que l'on peut trouver ici ou là dans les échanges passés sur JRRVF, mais j'avoue que l'ouverture aujourd'hui du présent fuseau est d'abord l'occasion pour moi d'évoquer un texte de Camus que j'ai lu récemment, et qui résonne en moi à la lumière - sinistre - de toutes ces guerres dont j'entends parler depuis le début de ce siècle, qu'il s'agisse de la "guerre contre la terreur" - source de terreur mondiale elle-même - et de toutes ces attaques terroristes de fanatiques/ratés censées la justifier, ou qu'il s'agisse de cette "guerre métaphysique totale" dont il a été question il y a quelque temps dans un autre fuseau et vis-à-vis de laquelle il faudrait, parait-il, choisir son "camp" en voyant, là encore, le monde en noir et blanc au nom d'idées absolues...

En cette époque difficile, où le monde va si mal, je me permets donc de partager ici le début d'un texte de Camus, « Le siècle de la peur », premier article de la série Ni victimes ni bourreaux, republié dans le recueil d'écrits politiques Actuelles I en 1950 et initialement paru dans Combat en novembre 1946 (et non 1948, comme cela est curieusement indiqué dans Actuelles). Comme dirait JR, l'emphase (en italique et colorée) dans le texte est mienne. Le contexte géopolitique et idéologique de l'époque où Camus a écrit ce texte, vers le milieu du siècle dernier, a évidemment son importance, d'autant plus si on prend la peine de le lire en entier, mais cependant, il n'échappera à personne, je pense, à quel point notre sensibilité actuelle peut être réceptive à la réflexion de l'auteur vis-à-vis du monde comme il va.

« Le XVIIe siècle a été le siècle des mathématiques, le XVIIIe celui des sciences physiques, et le XIXe celui de la biologie. Notre XXe siècle est le siècle de la peur. On me dira que ce n'est pas là une science. Mais d'abord la science y est pour quelque chose, puisque ses derniers progrès théoriques l'ont amenée à se nier elle-même et puisque ses perfectionnements techniques menacent la terre entière de destruction. De plus, si la peur en elle-même ne peut être considérée comme une science, il n'y a pas de doute qu'elle soit cependant une technique.         
Ce qui frappe le plus, en effet, dans le monde où nous vivons, c'est d'abord, et en général, que la plupart des hommes (sauf les croyants de toutes espèces) sont privés d'avenir. Il n'y a pas de vie valable sans projection sur l'avenir, sans promesse de mûrissement et de progrès. Vivre contre un mur, c'est la vie des chiens. Eh bien! Les hommes de ma génération et de celle qui entre aujourd'hui dans les ateliers et les facultés ont vécu et vivent de plus en plus comme des chiens. 
Naturellement, ce n'est pas la première fois que des hommes se trouvent devant un avenir matériellement bouché. Mais ils en triomphaient ordinairement par la parole et par le cri. Ils en appelaient à d'autres valeurs, qui faisaient leur espérance. Aujourd'hui personne ne parle plus (sauf ceux qui se répètent), parce que le monde nous paraît mené par des forces aveugles et sourdes qui n'entendront pas les cris d'avertissements, ni les conseils, ni les supplications. Quelque chose en nous a été détruit par le spectacle des années que nous venons de passer. Et ce quelque chose est cette éternelle confiance de l'homme, qui lui a toujours fait croire qu'on pouvait tirer d'un autre homme des réactions humaines en lui parlant le langage de l'humanité. Nous avons vu mentir, avilir, tuer, déporter, torturer, et à chaque fois il n'était pas possible de persuader ceux qui le faisaient de ne pas le faire, parce qu'ils étaient sûrs d'eux, et parce qu'on ne persuade pas une abstraction, c'est-à-dire le représentant d'une idéologie. 
Le long dialogue des hommes vient de s'arrêter. Et, bien entendu, un homme qu'on ne peut pas persuader est un homme qui fait peur. C'est ainsi qu'à côté des gens qui ne parlaient pas parce qu'ils le jugeaient inutile, s'étalait et s'étale toujours une immense conspiration du silence, acceptée par ceux qui tremblent et qui se donnent de bonnes raisons pour se cacher à eux-mêmes ce tremblement, et suscitée par ceux qui ont intérêt à le faire. "Vous ne devez pas parler de l'épuration des artistes en Russie, parce que cela profiterait à la réaction". "Vous devez vous taire sur le maintien de Franco par les Anglo-Saxons, parce que cela profiterait au communisme." Je disais bien que la peur est une technique. 
Entre la peur très générale d'une guerre, que tout le monde prépare et la peur toute particulière des idéologies meurtrières, il est donc bien vrai que nous vivons dans la terreur. Nous vivons dans la terreur parce que la persuasion n'est plus possible, parce que l'homme a été livré tout entier à l'histoire et qu'il ne peut plus se tourner vers cette part de lui-même, aussi vraie que la part historique, et qu'il retrouve devant la beauté du monde et des visages; parce que nous vivons dans le monde de l'abstraction, celui des bureaux et des machines, des idées absolues et du messianisme sans nuances. Nous étouffons parmi les gens qui croient avoir absolument raison, que ce soit dans leurs machines ou dans leurs idées. Et pour tous ceux qui ne peuvent vivre que dans le dialogue et dans l'amitié des hommes, ce silence est la fin du monde. 
Pour sortir de cette terreur, il faudrait pouvoir réfléchir et agir suivant la réflexion. Mais la terreur, justement, n'est pas un climat favorable à la réflexion. Je suis d'avis, cependant, au lieu de blâmer cette peur, de la considérer comme l'un des premiers éléments de la situation, et d'essayer d'y remédier. Il n'est rien de plus important. Car cela concerne le sort d'un grand nombre d'Européens qui, rassasiés de violences et de mensonges, déçus dans leurs plus grands espoirs, répugnant à l'idée de tuer leurs semblables, fût-ce pour les convaincre, répugnent également à l'idée d'être convaincus de la même manière. [...] »
(Albert Camus, « Le siècle de la peur », in Actuelles I. Chroniques 1944-1948, Gallimard, 1950, rééd. "Folio essais" 1997-2009, p. 117-119)

Lorsque j'ai écrit ce que j'ai écrit dans l'autre fuseau, je n'avais même pas en tête Camus, mais ces mots, ma foi, expriment assez bien ce que je ressens à l'heure actuelle : une pénible sensation d'étouffement face aux guerres que l'on vous met sous le nez, avec force images chocs ou force citations érudites, et vis-à-vis desquelles on vous oblige à prendre je-ne-sais quel parti, alors que vous ressentez instinctivement, au fond de vous-même, que tout cela est avant tout, et peut-être même seulement, l'affaire de gens pour lesquels seules comptent leurs certitudes, idéologiques, religieuses, toutes sans nuances, et qui sont voués donc ni plus ni moins à se planter contre le mur du réel en croyant « avoir absolument raison, que ce soit dans leurs machines ou dans leurs idées », comme le dit Camus. Je ne prétend pas faire parler Camus à ma place, et me cacher derrière un "maître à penser" quel qu'il soit n'est pas, du reste, ma tasse de thé, qui plus est en des lieux où, trop souvent, nous avons tendance à nous regarder, derrière nos écrans, en espérant ne pas nous retrouver dans le rôle du "non-initié" soudain pris en faute. Mais les mots de Camus que je viens de citer m'apparaissent aujourd'hui d'une si singulière résonance, toutes proportions gardées vis-à-vis de la distance historique (mais l'époque où Camus a écrit n'est pas si lointaine toutefois : si je compte à l'envers l'âge que j'aurai cette année, j'arrive à l'année... 1946) que les partager m'a paru a minima intéressant, même si je ne sais pas si cela intéressera quelqu'un d'autre (j'ai remarqué depuis longtemps que dès que l'on s'éloigne de Tolkien, ici ou ailleurs sur la planète dédiée, les gens ont tendance à devenir, hélas, de plus en plus muets... et on se demande d'ailleurs pourquoi : ne me dites pas que vous n'êtes pas "qualifiés pour"... etc. Ce n'est pas ce que l'on vous demande, et encore heureux. Chacun devrait d'ailleurs savoir combien une "expertise" est par essence limitée).

Dans le même recueil Actuelles figure également d'autres textes d'Albert Camus qui peut-être intéresserons aussi quelqu'un ici, tels ces fragments d'un exposé fait au couvent des dominicains de Latour-Maubourg en 1948, intitulé « L'incroyant et les chrétiens », dans lesquels Camus évoque notamment l'espérance chrétienne censée se distinguer de l'incroyance - voire de l'agnosticisme, pourrait-on éventuellement ajouter - par son optimisme :

« [...] Et maintenant que peuvent faire les chrétiens pour nous ?
D'abord en finir avec les vaines querelles dont la première est celle du pessimisme. Je crois par exemple que M. Gabriel Marcel aurait avantage à laisser la paix à des formes de pensée qui le passionnent en l'égarant. M. Marcel ne peut pas se dire démocrate et demander en même temps l'interdiction de la pièce de Sartre (*). C'est une position fatigante pour tout le monde. C'est que M. Marcel veut défendre des valeurs absolues, comme la pudeur et la vérité divine de l'homme, alors qu'il s'agit de défendre les quelques valeurs provisoires qui permettront à M. Marcel de continuer à lutter un jour, et à son aise, pour ces valeurs absolues...
De quel droit d'ailleurs un chrétien ou un marxiste m'accuserait-il par exemple de pessimisme ? Ce n'est pas moi qui ai inventé la misère de la créature, ni les terribles formules de la malédiction divine. Ce n'est pas moi qui ai crié ce Nemo bonus, ni la damnation des enfants sans baptême. Ce n'est pas moi qui ai dit que l'homme était incapable de se sauver tout seul et que du fond de son abaissement il n'avait d'espérance que dans la grâce de Dieu. Quant au fameux optimisme marxiste ! Personne n'a poussé plus loin la méfiance à l'égard de l'homme et finalement les fatalités économiques de cet univers apparaissent plus terribles que les caprices divins.
Les chrétiens et les communistes me diront que leur optimisme est à plus longue portée, qu'il est supérieur à tout le reste et que Dieu ou l'histoire, selon les cas, sont les aboutissants satisfaisants de leur dialectique. J'ai le même raisonnement à faire. Si le christianisme est pessimiste quant à l'homme, il est optimiste, quant à la destinée humaine. Eh bien ! je dirai que pessimiste quant à la destinée humaine, je suis optimiste quant à l'homme. Et non pas au nom d'un humanisme qui m'a toujours paru court, mais au nom d'une ignorance qui essaie de ne rien nier.
Cela signifie donc que les mots pessimisme et optimisme ont besoin d'être précisés et qu'en attendant de pouvoir le faire, nous devons reconnaître ce qui nous rassemble plutôt que ce qui nous sépare. [...] »
(Albert Camus, « L'incroyant et les chrétiens », in Actuelles I., op. cit., p. 174-175)

(*) : Il s'agit de la pièce Huis clos, dans laquelle Gabriel Marcel prétendait avoir vu un « principe luciférien ».

Le recueil contient également des entretiens, dont un initialement publié par Émile Simon dans la Reine du Caire en 1948, entretien dans lequel Camus évoque notamment l'esprit des anciens Grecs vis-à-vis de l'idée de bonheur, et au sujet de la doctrine et de la foi chrétiennes, cette dernière étant décrite par Émile Simon comme une démission et un acte de fuite face à une réalité faite de souffrance et d'injustice (l'emphase est de l'auteur) :

« L'erreur vient toujours d'une exclusion, dit Pascal. Si on ne recherche que le bonheur, on aboutit à la facilité. Si on ne cultive que le malheur, on débouche dans la complaisance. Dans les deux cas, une dévaluation. Les Grecs savaient qu'il y a une part d'ombre et une part de lumière. Aujourd'hui, nous ne voyons plus que l'ombre et le travail de ceux qui ne veulent pas désespérer est de rappeler la lumière, les midis de la vie. Mais c'est une question de stratégie. Dans tous les cas, ce à quoi il faut tendre, ce n'est pas à l'achèvement, mais à l'équilibre et à la maîtrise.
[...] Ma position personnelle, pour autant qu'elle puisse être défendue, est d'estimer que si les hommes ne sont pas innocents, ils ne sont coupables que d'ignorance. Ceci serait à développer.
Mais je réfléchirais avant de dire comme vous que la foi chrétienne est une démission. Peut-on écrire ce mot pour un saint Augustin ou un Pascal ? L'honnêteté consiste à juger une doctrine par ses sommets, non par ses sous-produits. Et du reste, bien que je sache peu sur ces choses, j'ai l'impression que la foi est moins une paix qu'une espérance tragique.
Ceci dit, je ne suis pas chrétien. Je suis né pauvre, sous un ciel heureux, dans une nature avec laquelle on sent un accord, non une hostilité. Je n'ai donc pas commencé par le déchirement, mais par la plénitude. Ensuite... Mais je me sens un cœur grec. Et qu'y a-t-il donc dans l'esprit grec que le christianisme ne puisse admettre ? Beaucoup de choses, mais ceci en particulier : les Grecs ne niaient pas les dieux, mais ils leur mesuraient leur part. Le christianisme qui est une religion totale, pour employer un mot à la mode, ne peut admettre cet esprit où l'on fait seulement la part de ce qui doit, à son sens, avoir toute la place. Mais cet esprit-là peut très bien admettre, au contraire, l'existence du christianisme. N'importe quel chrétien intelligent vous dira qu'à ce compte, il préfèrerait le marxisme, si seulement le marxisme le voulait bien.
Ceci pour la doctrine. Reste l'Église. Mais je prendrai l'Église au sérieux quand ses chefs spirituels parleront le langage de tout le monde et vivront eux-mêmes la vie dangereuse et misérable qui est celle du plus grand nombre. »
(Albert Camus, « Trois Interviews », I (entretien avec Émile Simon), in Actuelles I., op. cit., p. 181-183)

Bien entendu, même si j'avoue reconnaitre - très modestement - ma propre opinion en lisant que dans tous les cas « il faut tendre à l'équilibre », et que le passage évoquant « une religion totale, pour employer un mot à la mode » a, quand même, quelque-chose de piquant quand j'entends par ailleurs parler de "guerre métaphysique totale", il serait dommage de tirer des conclusions hâtives sur ce que je pense après avoir lu ces extraits, y compris bien entendu en matière de spiritualité. Je ne me sers pas de Camus comme d'autres peuvent se servir d'autres écrivains, y compris de Tolkien, pour une cause quelconque, ou pour donner je-ne-sais quelle leçon à je-ne-sais qui. J'ai relu dernièrement de vieilles discussions où chacun avait tendance, sous des dehors cordiaux, à se pointer avec ses petites convictions toutes faites comme si elles étaient une évidence et devaient naturellement refléter l'objet de leurs partages en ces lieux. La plupart des participants étaient encore jeunes, certes, et je me compte volontiers dans le lot d'ailleurs, mais, tout de même, on sent encore aujourd'hui, à relire les uns et les autres, toute la difficulté pour chacun à appréhender autrui le plus justement possible, que ce soit dans l'image que l'on donne de soi et dans celle que peuvent en retenir les autres. Mais toujours est-il que la pensée de Camus est décidément stimulante, et que si mon message vous pousse à lire ou relire ce grand auteur, et que vous y trouviez, vous aussi, si ce n'est déjà fait, matière (et invitation) à réflexion (et méditation), peut-être n'aurai-je pas perdu mon temps à écrire ce que j'ai écrit ce soir.

Amicalement,

Hyarion.

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#2 11-08-2016 20:51

Elendil
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Re : Albert Camus (1913 - 1960)

Puisque personne n'a encore répondu ici et qu'il serait bien dommage d'accréditer le mythe selon lequel les lecteurs de Tolkien n'oseraient parler que de leur idole, autant que je me lance. wink Mais brièvement, car j'ai encore quelques tâches ménagères.

Déjà, Camus fait partie du nombre restreint d'écrivains qui m'a profondément marqué, bien que ce ne soit assurément pas le plus simple, ou le plus joyeux à lire... Cela dit, je n'ai fait qu'aborder son œuvre par les chemins les plus connus : l'Étranger, la Peste, le Mythe de Sisyphe (et peut-être Caligula aussi, ou juste des extraits de cette pièce). Mais ses œuvres complètes m'attendent patiemment sur l'un des rayons de ma bibliothèque, alors...

Sur le premier texte, je crois certain qu'en l'absence d'espérance (au sens théologique du terme), l'époque actuelle est fort propice à la désespérance ou à l'escapisme, quelles que soient les formes que l'une ou l'autre prennent. En cela, il y a sans doute des points communs avec la période que décrit Camus. Et parfois on est en droit de se demander si l'adoption de certitudes toutes faites ne constitue pas aussi une forme d'escapisme... une idôlatrie de l'idée, si l'on veut. Le communisme soviétique en était un excellent exemple, au demeurant.

Sur le deuxième, cela donne envie de lire l'intégralité du texte dont il est extrait. La pensée de Camus est effectivement stimulante, et à plus forte raison sur un sujet aussi vaste, je me garderai bien de croire que j'ai pu la saisir pleinement au travers d'un aussi court extrait.

Quant au troisième extrait, je partage pleinement l'impression de Camus à propos du christianisme : espérance tragique, c'est pour moi un bon résumé. Je soupçonne que St Jean de la Croix — entre autres — n'aurait pas désapprouvé. Toutefois, s'il y a bien des différences profondes entre le christianisme et la religion grecque, je crois que Camus a tout de même méconnu une bonne part de cette dernière : bien que les Grecs aient considéré que des dieux comme Poseïdon ou Athéna eussent leurs limites naturelles, qu'ils ne devaient pas plus franchir que les hommes, il n'en allait pas de même du principe supérieur agissant. Qu'il ait été nommé Zeus par certains ou Destin (Ananké) par d'autres, cela reste une force universelle, auquel tous et tout étaient soumis, qu'ils y consentent ou non. C'était une conception fermement ancrée dans la mentalité grecque, et qui est d'ailleurs à l'origine de cette admiration des Grecs pour l'équilibre qu'appréciait tant Camus. En cela tout au moins, la religion des Grecs était totale, comme l'est d'ailleurs toute religion tant qu'elle reste prise au sérieux par ceux qui s'en réclament.

Amicalement,
E.

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#3 13-08-2016 04:07

Hyarion
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Re : Albert Camus (1913 - 1960)

Elendil a écrit :

Puisque personne n'a encore répondu ici et qu'il serait bien dommage d'accréditer le mythe selon lequel les lecteurs de Tolkien n'oseraient parler que de leur idole...

Oh, mais j'aimerai avoir davantage tort quant au fait qu'il s'agirait d'un mythe... Et aussi bien on pourra me dire ou me répéter que je me fais des idées, mais c'est un fait : dès que l'on s'éloigne de Tolkien, il n'y a bien souvent plus grand monde pour s'exprimer ou, dans le meilleur des cas, ne serait-ce que pour essayer de dépasser un peu l'habituelle dichotomie "j'aime / j'aime pas" que l'on trouve un peu partout dans le cyber-espace... J'ai déjà, par exemple, proposé par le passé de parler de Jorge Luis Borges dans un fuseau dédié, sans beaucoup de succès jusqu'ici... Mais bon, on ne va pas forcer les gens à s'exprimer s'ils n'ont pas envie de le faire ou, pire, s'ils n'ont "pas le temps" (c'est l'excuse "officielle" habituelle... mais pour mémoire, le temps, ça se prend, alors en fait le problème n'est probablement pas là, tout du moins à moyen ou long terme)... Merci à toi, en tout cas, d'avoir pris le temps de répondre.

Elendil a écrit :

Sur le premier texte, je crois certain qu'en l'absence d'espérance (au sens théologique du terme), l'époque actuelle est fort propice à la désespérance ou à l'escapisme, quelles que soient les formes que l'une ou l'autre prennent. En cela, il y a sans doute des points communs avec la période que décrit Camus. Et parfois on est en droit de se demander si l'adoption de certitudes toutes faites ne constitue pas aussi une forme d'escapisme... une idôlatrie de l'idée, si l'on veut. Le communisme soviétique en était un excellent exemple, au demeurant.

Un autre excellent exemple me parait être, à cette aune, le dogmatisme catholique actuellement à l'œuvre par exemple en Pologne, tel que cela est évoqué dans l'article du Monde que je m'étais permis de discrètement signaler dans un de mes messages de cet autre fuseau dont j'ai précédemment parlé en ouvrant la discussion ici. Là encore, on pourrait peut-être parler d'une forme d'escapisme, puisqu'en voulant soumettre le réel à l'idéal, au nom d'idées absolues, on en arrive finalement, quelque part, à fuir le réel (fusse pour mieux le voir vous exploser in fine à la figure, comme de juste). Mais ainsi que Camus le dit lui-même dans le deuxième extrait, "l'honnêteté consiste à juger une doctrine par ses sommets, non par ses sous-produits", et de même que je ne crois pas que les errements, passés et actuels, de certains se disant "vrais chrétiens" valent condamnation du christianisme, je ne crois pas que le bilan négatif du communisme soviétique puisse valoir condamnation ni de la pensée marxienne (plutôt que marxiste), ni du socialisme.

Elendil a écrit :

Sur le deuxième, cela donne envie de lire l'intégralité du texte dont il est extrait. La pensée de Camus est effectivement stimulante, et à plus forte raison sur un sujet aussi vaste, je me garderai bien de croire que j'ai pu la saisir pleinement au travers d'un aussi court extrait.

L'ensemble du texte mérite effectivement d'être lu. Camus l'a prononcé dans le contexte difficile de l'après-guerre, en tant que personnalité invitée, parmi d'autres, à s'exprimer sur le thème "Ce que les incroyants attendent des chrétiens", par les dominicains du couvent Saint-Dominique du boulevard de La Tour-Maubourg, aujourd'hui supprimé, qui était à l'époque et est longtemps resté le siège parisien des Éditions du Cerf.

Elendil a écrit :

Quant au troisième extrait, je partage pleinement l'impression de Camus à propos du christianisme : espérance tragique, c'est pour moi un bon résumé. Je soupçonne que St Jean de la Croix — entre autres — n'aurait pas désapprouvé. Toutefois, s'il y a bien des différences profondes entre le christianisme et la religion grecque, je crois que Camus a tout de même méconnu une bonne part de cette dernière : bien que les Grecs aient considéré que des dieux comme Poseïdon ou Athéna eussent leurs limites naturelles, qu'ils ne devaient pas plus franchir que les hommes, il n'en allait pas de même du principe supérieur agissant. Qu'il ait été nommé Zeus par certains ou Destin (Ananké) par d'autres, cela reste une force universelle, auquel tous et tout étaient soumis, qu'ils y consentent ou non. C'était une conception fermement ancrée dans la mentalité grecque, et qui est d'ailleurs à l'origine de cette admiration des Grecs pour l'équilibre qu'appréciait tant Camus. En cela tout au moins, la religion des Grecs était totale, comme l'est d'ailleurs toute religion tant qu'elle reste prise au sérieux par ceux qui s'en réclament.

Mais qu'est-ce qu'au juste prendre une religion "au sérieux par ceux qui s'en réclament" ? La réponse est loin d'être évidente, et cela me fait naturellement penser à l'ouvrage de Paul Veyne, Les Grecs ont-ils cru à leurs mythes ?, dans lequel l'historien s'interroge sur l'évolution des rapports qu'ont entretenus les anciens Grecs avec leurs mythes dès lors que se posaient à eux la question de la vérité historique et des explications rationnelles des phénomènes naturels. Quand les Grecs en venaient in fine à considérer les mythes comme ni vrais ni faux, ce qui nous invite à nous interroger d'ailleurs sur la notion de vérité, si chère à tous les dogmes, on peut se demander comment en fait parler ici de religion, et a fortiori de "religion totale" au sens où l'entend Albert Camus. Là encore, je crois que nous nous heurtons à un problème de définition, cette fois-ci donc vis-à-vis du mot "religion". Quand Camus parle de "religion totale" à propos du christianisme, il met naturellement le doigt sur le problème central qu'est la pensée dogmatique et sa visée pour le moins totalisante au nom d'idées absolues. Le Destin des anciens Grecs, mal défini et inquiétant, devant lequel leurs dieux eux-mêmes devaient s'incliner, n'est pas exactement la même chose que le Dieu auquel croient les chrétiens ou les musulmans et auquel tout le monde devrait absolument croire selon les plus rigoristes d'entre eux. On peut certes parler de religion grecque, mais toujours en précisant dès lors qu'elle ne comprend ni croyance obligatoire bien définie, ni livre fondamental comme la Bible ou le Coran, ni organisation générale et hiérarchisée comme l'Église des chrétiens. En fait, on se heurte ici à un postulat récurrent : le fait que la notion de religion, telle qu'on l'entend généralement en Occident, a été défini en se référant au seul christianisme, soit la "vraie religion" d'Augustin d'Hippone, qui se trouve s'être d'abord définie en opposition aux diverses formes de spiritualité dites païennes existantes au début de notre ère dans ce que Paul Veyne a appelé l'Empire gréco-romain. Est-il bien opportun dès lors de parler de religion à propos des anciens Grecs, si c'est dans un sens chrétiennement orienté ? Il est permis d'en douter, et j'approuve globalement ce qu'a écrit à ce propos Philippe Borgeaud (cité par Henri Atlan dans son livre Croyances) :

Dans "Aux origines de l'histoire des religions", Philippe Borgeaud a écrit :

Du côté des historiens des religions, un consensus semble en train de s'établir, depuis quelque temps, sur le fait que la religion comme catégorie désignant un ensemble de phénomènes homogènes et spécifiques est une invention occidentale, chrétienne, et relativement récente. C'est ainsi que les sociétés polythéistes impliquent une pluralité de relations qui compromettent notre sens de la classification. Les rites et les croyances, la politique, l'économie s'y trouvent confondus dans un seul ensemble complexe et touffu, inextricable. Parler de religion dans le domaine de l'Antiquité reviendrait à projeter sur celle-ci un concept inopportun. Mais cela ne concerne pas seulement l'Antiquité. Les pratiques et les croyances que nous avons qualifiées et qualifions parfois encore de "primitives", de "naturelles', d'"animistes", ou que sais-je, sont aussi concernées. L'histoire des religions ne commencerait-elle qu'à partir du moment où des religions apparaissent, sous le regard du christianisme, puis de l'islam, comme des objets distincts, bien séparés les uns des autres, suggérant la possibilité d'un choix, d'une hérésie ? Le christianisme est devenu la vera religio en s'opposant à l'ensemble polymorphe des cultes, des magies et des croyances de l'Empire ; en s'opposant tout autant au judaïsme qui est devenu lui aussi, du même coup, une religion. [...] Dans ces conditions, on peut se demander si l'on n'aurait pas dû préférer, et c'eût été peut-être plus sage, garder pour l'histoire des religions non pas le sens chrétien, dont semblent malheureusement se satisfaire les organisations internationales, les journalistes et les pouvoirs publics, mais bien le sens plus ancien : histoire des relectures et des choix (élections), histoire des scrupules, des hésitations ; histoire des rites et des discours tâtonnants qui les accompagnent. Ce genre d'objet, qui ne présuppose aucune élection, est assurément aussi répandu que la lumière naturelle.

Au moins tout le monde pourra-t-il éventuellement tomber d'accord pour ce qui est de qualifier de plus ou moins totale la diffusion de la lumière naturelle sur l'ensemble de notre planète. ;-)

Amicalement,

Hyarion... devant retourner à la table d'écriture (après avoir un peu dormi, quand même)...

Hors ligne

#4 16-08-2016 09:17

Elendil
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Re : Albert Camus (1913 - 1960)

Hyarion a écrit :

Mais bon, on ne va pas forcer les gens à s'exprimer s'ils n'ont pas envie de le faire ou, pire, s'ils n'ont "pas le temps" (c'est l'excuse "officielle" habituelle... mais pour mémoire, le temps, ça se prend, alors en fait le problème n'est probablement pas là, tout du moins à moyen ou long terme)...

Le temps, ça se prend dans l'ordre des priorités. wink Et si pour quelqu'un lire et répondre sur les forums ne constitue pas la plus haute des priorités, alors encore bien moins quand un fuseau ne touche que de façon tangentielle son sujet de prédilection ou quand répondre nécessiterait une réflexion et une structuration de la réponse qui demanderait trop de temps. Du moins est-ce ainsi que je le vois... Et c'est pour cela que je ne vais pas sur les forums consacrés à Camus (je suis sûr qu'il en existe), car bien que je sois prêt à parier que cela soit intéressant, il faut bien établir un ordre de priorité...

Elendil a écrit :

Sur le premier texte, je crois certain qu'en l'absence d'espérance (au sens théologique du terme), l'époque actuelle est fort propice à la désespérance ou à l'escapisme, quelles que soient les formes que l'une ou l'autre prennent. En cela, il y a sans doute des points communs avec la période que décrit Camus. Et parfois on est en droit de se demander si l'adoption de certitudes toutes faites ne constitue pas aussi une forme d'escapisme... une idôlatrie de l'idée, si l'on veut. Le communisme soviétique en était un excellent exemple, au demeurant.

Hyarion a écrit :

Un autre excellent exemple me parait être, à cette aune, le dogmatisme catholique actuellement à l'œuvre par exemple en Pologne, tel que cela est évoqué dans l'article du Monde que je m'étais permis de discrètement signaler dans un de mes messages de cet autre fuseau dont j'ai précédemment parlé en ouvrant la discussion ici. Là encore, on pourrait peut-être parler d'une forme d'escapisme, puisqu'en voulant soumettre le réel à l'idéal, au nom d'idées absolues, on en arrive finalement, quelque part, à fuir le réel (fusse pour mieux le voir vous exploser in fine à la figure, comme de juste). Mais ainsi que Camus le dit lui-même dans le deuxième extrait, "l'honnêteté consiste à juger une doctrine par ses sommets, non par ses sous-produits", et de même que je ne crois pas que les errements, passés et actuels, de certains se disant "vrais chrétiens" valent condamnation du christianisme, je ne crois pas que le bilan négatif du communisme soviétique puisse valoir condamnation ni de la pensée marxienne (plutôt que marxiste), ni du socialisme.

Sur cette affaire polonaise, je me garderais bien de juger, ne connaissant pas le contexte. Et le Monde est tout sauf objectif en la matière. Mais de fait, en supposant que tout soit exact, c'est désolant, particulièrement si la grossesse met en danger la vie de la mère : c'est un cas où le Catéchisme de l'Église catholique précise explicitement que l'avortement peut être légitime, puisqu'il s'agit de protéger la vie de la mère. Quant au communisme, j'utilise évidemment le terme en connaissance de cause : la pensée spécifiquement marxiste-léniniste ne me paraît comporter aucun sommet susceptible de la légitimer. Cela ne vaut pas nécessairement pour toutes les philosophies marxiennes (encore que la dictature du prolétariat soit un concept particulièrement douteux...) ou socialistes.

Hyarion a écrit :

Quand les Grecs en venaient in fine à considérer les mythes comme ni vrais ni faux, ce qui nous invite à nous interroger d'ailleurs sur la notion de vérité, si chère à tous les dogmes, on peut se demander comment en fait parler ici de religion, et a fortiori de "religion totale" au sens où l'entend Albert Camus. Là encore, je crois que nous nous heurtons à un problème de définition, cette fois-ci donc vis-à-vis du mot "religion". Quand Camus parle de "religion totale" à propos du christianisme, il met naturellement le doigt sur le problème central qu'est la pensée dogmatique et sa visée pour le moins totalisante au nom d'idées absolues.

Je te suis, mais jusqu'à un certain point seulement : certes, les religions monothéistes ont innové en établissant un dogme précis auquel tous les croyants sont supposés souscrire (en pratique, ont observe toujours des variations). Toutefois, ce n'est certes pas une innovation chrétienne. Borgeaud (j'ignore ses qualifications) se plante dans les grandes longueurs en la matière : certes la liste des ouvrages canoniques juifs s'est figée en réaction au christianisme au tout début de notre ère, mais le Pentateuque formait déjà un ensemble dogmatique plusieurs siècles auparavant. Par ailleurs, la même notion de croyance et de dogme se retrouve chez les mazdéens d'obédience zoroastrienne encore longtemps avant — pas étonnant, puisqu'il s'agit du premier monothéisme attesté. Et pour les bouddhistes, je pense qu'il conviendrait d'investiguer ce qui constitue un dogme ou non.

Enfin, il ne faut pas oublier que la religion chrétienne (notamment dans ses composantes orthodoxe ou catholique) comporte tout autant une part qu'on peut considérer au même titre que les mythes de la religion grecque sur le plan anthropologique. Bien des éléments de la Bible peuvent être considérés et interprétés sur le plan mythique, dans la mesure où ils ne sont pas articles de foi. Quid de l'existence du diable ? du passage du Jourdain à pied sec ? de la destruction de Jéricho au son des trompettes ? du combat de David et d'un géant nommé Goliath faisant environ 3 mètres de haut ? Est-ce vrai ? est-ce faux ? À ce titre, on observe des convergences notables entre la notion de religion au sens chrétien et celles des croyances polythéistes. Et ce n'est pas un hasard si on trouve des éléments empruntés au mythe akkadien d'Ut-napishtim dans le récit du Déluge, pour citer un exemple bien connu.

Amicalement,
Elendil

Hors ligne

#5 18-08-2016 23:47

Hyarion
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Re : Albert Camus (1913 - 1960)

Elendil a écrit :
Hyarion a écrit :

Mais bon, on ne va pas forcer les gens à s'exprimer s'ils n'ont pas envie de le faire ou, pire, s'ils n'ont "pas le temps" (c'est l'excuse "officielle" habituelle... mais pour mémoire, le temps, ça se prend, alors en fait le problème n'est probablement pas là, tout du moins à moyen ou long terme)...

Le temps, ça se prend dans l'ordre des priorités. wink Et si pour quelqu'un lire et répondre sur les forums ne constitue pas la plus haute des priorités, alors encore bien moins quand un fuseau ne touche que de façon tangentielle son sujet de prédilection ou quand répondre nécessiterait une réflexion et une structuration de la réponse qui demanderait trop de temps. Du moins est-ce ainsi que je le vois... Et c'est pour cela que je ne vais pas sur les forums consacrés à Camus (je suis sûr qu'il en existe), car bien que je sois prêt à parier que cela soit intéressant, il faut bien établir un ordre de priorité...

Oui... je pense que c'est pareil pour tout le monde, Elendil, et lire ainsi que répondre sur les forums ne constitue pas, pour moi non plus, la plus haute des priorités, ce pourquoi d'ailleurs je ne réponds que maintenant, et non hier ou avant-hier. :-)
J'ajouterais cependant qu'ici, comme ailleurs, quelles que soient les priorités en matière d'emploi du temps des uns et des autres, le fait est tout le monde est plus ou moins planqué derrière son écran, en ayant trop souvent tout simplement peur de "se mouiller" pendant que les autres peuvent regarder, en silence et bien cachés, tandis que d'autres viendront éventuellement distribuer bons et mauvais points, tout cela conditionnant beaucoup de choses quant à la qualité des échanges et à l'envie d'y participer. Nihil novi sub sole, ceci dit.

Elendil a écrit :

Sur cette affaire polonaise, je me garderais bien de juger, ne connaissant pas le contexte. Et le Monde est tout sauf objectif en la matière.

Je ne suis sans doute pas très objectif moi-même pour avoir ainsi mis en avant, fusse discrètement, cet article écrit par un parent que je crois cependant substantiellement renseigné sur la vie politique et culturelle d'un pays qu'il connait bien, ce pourquoi l'article me parait pertinent sur le fond comme sur la forme, sans prétention à l'exhaustivité évidemment. J'ai signalé cette affaire parce qu'elle me parait tristement exemplaire des errements de certains prétendus "vrais chrétiens", mais on pourrait évidemment citer d'autres cas récents, plus près de nous, mais qui nous amènerait sans doute trop près d'une vie politique franco-française qu'il ne vaut mieux pas, on le sait, aborder sur le présent forum, tant les "sujets qui fâchent" à ce propos ne manquent pas.

Précisons tout de même le contexte dans lequel j'en suis venu à aborder en ces lieux cette affaire polonaise : dans l'autre fuseau du présent forum, je n'en aurai probablement pas parlé, de même que de la question plus générale de l'avortement qui y est directement associée, si je n'en étais pas arrivé à un point de débordement de vase, au bout de toutes ces années, en voyant en particulier l'attachement réaffirmé de Yyr à une pensée globale (ou totale) au nom d'idées absolues le pousser jusqu'à notamment qualifier ma modeste pensée de "circulaire", chose qui sonna sur le moment comme une forme de mépris assez insultante tout en produisant un ironique effet de miroir compte tenu de ce qu'il écrit, lui, ici et ailleurs, et que j'ai longtemps pris la peine de lire (voire de relire) sans pour autant le critiquer publiquement comme il le mériterait sans doute ("mais cela lui serait-il utile ?" me suis-je souvent dit). Yyr et moi-même avons tenté de discuter de tout ça de vive voix depuis, quoique ce fut en une occasion privée qui ne m'a pas paru idéale pour cela et sans que j'en retienne pour ma part de véritable clarification dans un sens positif, s'il devait y en avoir une un jour. Je n'ai pas été amené à finalement remettre en cause le bien fondé de ce que j'ai écrit dans l'autre fuseau, même si Yyr m'a signifié sa désapprobation, les idées absolues restant pour moi un problème central, toujours à discuter pour qui voudra, et sachant qu'il est aussi heureusement possible de parler d'autres choses, ce que nous avons fait (encore heureux). Ceci étant dit simplement pour préciser que les portes ne sont pas fermées et que c'est dans cet esprit que nous avons conclu la rencontre.

Pour en revenir au fait d'être objectif, je me permets d'ajouter que je ne crois pas que tu le sois davantage que moi, de toute façon : est-il possible en fait d'être bien objectif sur de tels sujets, en particulier pour qui croit "que la vérité existe bel et bien, qu'il convient de la rechercher et de mettre en pratique ce que nous en comprenons, aussi bien que nous en sommes capable", comme tu me l'as écrit un jour sur le forum de Tolkiendil pour définir ta foi ? Cela n'interdit pas de discuter, de chercher, d'essayer de comprendre, voire de tendre éventuellement à "l'amélioration" - souhaitée par Sosryko quand il cite Joseph Joubert dans le fuseau déjà mentionné -, mais il faut quand même rester conscient, je pense, des limites de nos conceptions en matière de vérité, quelles que soient nos convictions. Sans quoi, il ne peut y avoir de discussion, mais juste des querelles à base d'ego, que nous devons éviter. La spiritualité nous concerne tous, et nous pouvons tous, qui que nous soyons, et quoi que nous pensions, être confrontés à une expérience de l'immanence, sur ce qu'il m'arrive d'appeler le chemin vers la Conscience. Mais cela doit-il conduire vers ce que tu appelles "la vérité" ou que d'autres appellent la Vérité avec un grand "V" ? Qu'en sais-tu ? Qu'en savons-nous ? Si cela se trouve, c'est l'intuition de Lovecraft qui est la bonne, avec sa vision non-anthropocentrique du cosmos dont l'immensité et la nature ne peuvent que dépasser l'entendement des êtres humains, leur savoir et leurs croyances, notamment religieuses. Mais encore une fois, qu'en savons-nous ? Ma vision des choses est que les certitudes sont mauvaises conseillères, que ce soient pour ceux qui se disent "croyants" (mais qu'est-ce qu'être croyant au juste ? Est-ce forcément "croire en Dieu" ?) ou pour ceux qui se disent athées (sont-ils si sûrs qu'il n'y a rien au-dessus de nous et/ou au-delà de notre mort ?).

Elendil a écrit :

Je te suis, mais jusqu'à un certain point seulement : certes, les religions monothéistes ont innové en établissant un dogme précis auquel tous les croyants sont supposés souscrire (en pratique, ont observe toujours des variations). Toutefois, ce n'est certes pas une innovation chrétienne. Borgeaud (j'ignore ses qualifications) se plante dans les grandes longueurs en la matière : certes la liste des ouvrages canoniques juifs s'est figée en réaction au christianisme au tout début de notre ère, mais le Pentateuque formait déjà un ensemble dogmatique plusieurs siècles auparavant. Par ailleurs, la même notion de croyance et de dogme se retrouve chez les mazdéens d'obédience zoroastrienne encore longtemps avant — pas étonnant, puisqu'il s'agit du premier monothéisme attesté. Et pour les bouddhistes, je pense qu'il conviendrait d'investiguer ce qui constitue un dogme ou non.

Ainsi, pour toi, dis-tu, Philippe Borgeaud "se plante dans les grandes longueurs" ? Vraiment ? Ne le prend pas mal, mais il me semble que dans ta hâte à vouloir justifier ta vision des choses, un brin orientée quoi que tu en dises, tu te montres bien sûr de toi quant à tes affirmations, qui plus est en revendiquant ignorer les qualifications de Borgeaud, toi qui, d'ordinaire, accorde pourtant bien plus d'importance que moi au degré d'expertise et de savoir spécialisé des gens, sachant bien que, comme je l'ai déjà dit et répété ailleurs, la compétition intellectuelle ne m'intéresse pas. Il se trouve que j'ai eu assez récemment l'occasion d'évoquer Philippe Borgeaud en ces lieux, dans un autre fuseau, en signalant alors le fait qu'il s'agit d'un helléniste et d'un historien des religions suisse, auteur notamment de Recherches sur le dieu Pan (1979), qui est en fait sa thèse de doctorat. Une consultation de ce que Didier le Dragon appelle "l'ami Google" t'apprendrait également que les travaux de Borgeaud concerne les religions de l'Antiquité et leur réception, l'historiographie de l'histoire des religions et ainsi que le comparatisme dans ce domaine, et qu'il a notamment étudié auprès de Mircea Eliade à l'université de Chicago avant de devenir plus tard professeur d'histoire des religions antiques à l'Université de Genève. Tu conviendras ainsi, je pense, que dans son domaine, ce n'est pas un perdreau de l'année. Et comme il parle d'histoire des religions, je ne crois pas, non, qu'il "se plante dans les grandes longueurs en la matière" comme tu l'écris : il parle de la notion de religion telle qu'elle s'est constituée en Occident, dès lors qu'il s'est agi de faire d'une "science" des religions un objet d'étude et d'enseignement, dans une perspective évolutionniste chrétiennement orientée qui, depuis quelque temps, se trouve être remise en cause, à juste titre selon moi compte tenu notamment des arguments avancés par Borgeaud. Tu peux ne pas être d'accord avec cette remise en cause, mais j'avoue qu'en l'état, il m'est difficile de voir, derrière ton argumentation aussi érudite qu'hélas péremptoire, autre chose qu'une volonté de justifier a posteriori une vision de l'histoire des religions définie par référence à ce qui se trouve être ta vision de la foi. Ce n'est pas un drame, et encore une fois, avoir raison et/ou a fortiori avoir raison de l'autre dans une discussion ne m'intéresse pas, mais je crois que ce que tu dis est tout de même un peu léger pour prétendre pouvoir balayer les propos de Borgeaud d'un revers de la main comme tu as apparemment voulu le faire. :-)

Elendil a écrit :

Enfin, il ne faut pas oublier que la religion chrétienne (notamment dans ses composantes orthodoxe ou catholique) comporte tout autant une part qu'on peut considérer au même titre que les mythes de la religion grecque sur le plan anthropologique. Bien des éléments de la Bible peuvent être considérés et interprétés sur le plan mythique, dans la mesure où ils ne sont pas articles de foi. Quid de l'existence du diable ? du passage du Jourdain à pied sec ? de la destruction de Jéricho au son des trompettes ? du combat de David et d'un géant nommé Goliath faisant environ 3 mètres de haut ? Est-ce vrai ? est-ce faux ? À ce titre, on observe des convergences notables entre la notion de religion au sens chrétien et celles des croyances polythéistes. Et ce n'est pas un hasard si on trouve des éléments empruntés au mythe akkadien d'Ut-napishtim dans le récit du Déluge, pour citer un exemple bien connu.

Tu oublie le premier exemple qui pourrait venir à l'esprit à ce propos : le récit des premiers chapitres du livre de la Genèse, celui de la Création, de l'Éden, d'Adam et Ève et de la Chute de l'Homme. J. R. R. Tolkien considérait l'histoire du Christ comme un "mythe vrai", mais il en était en fait de même pour l'histoire de l'Éden et de la Chute, l'intéressé répétant volontiers à l'un de ses fils combien selon lui, fervent catholique, nous vivrions dans un "monde déchu" (Lettre 43, mars 1941 : “[...] « l'âpre esprit de concupiscence » erre dans toutes les rues et est resté à lorgner dans chaque maison depuis la chute d'Adam”). C'est un exemple intéressant d'un élément mythique de la Bible hébraïque que les Judéens ou Juifs d'avant notre ère n'étaient pas obligés de tenir absolument pour "vrai" en "y croyant", et pouvant donc être mis par exemple sur le même plan que le mythe grec de Pandore transmis par Hésiode, mais qui pourtant plus tard, dans un contexte chrétien catholique, fut considéré comme "vrai", à la différence d'autres mythes, par quelqu'un comme Tolkien, au point même que ce dernier mette à son propos le mot "mythe" entre guillemets : “je ne ressens aujourd'hui ni honte ni doute à propos du « mythe » de l'Éden. Il ne possède bien sûr pas une historicité du même type que le N[ouveau] T[estament], constitué de documents quasiment contemporains, tandis que la Genèse est séparée de la Chute par on ne sait combien de tristes générations d'exilés ; mais il est certain qu'il y a eu un Éden sur cette pauvre terre” (Lettre 96, janvier 1945). Et que dire de ce que pensent les créationnistes à ce sujet, même si c'est là encore toute une autre question ? Dans ces cas-là, il est quand même bien question de foi, d'une croyance affirmée et exclusive, propre à une religion au sens chrétien du terme. Ce pourquoi il me parait pertinent de s'efforcer de faire la part des choses, comme y invite, entre autres, Philippe Borgeaud à travers ce qu'il dit de l'histoire des religions.

En ce qui concerne la question de la part du vrai et du faux dans les récits de la Bible hébraïque, je me permets de recommander ici la lecture des ouvrages d'Israël Finkelstein et Neil Asher Silberman, que tu connais peut-être : La Bible dévoilée, les nouvelles révélations de l'archéologie (2001), et Les Rois sacrés de la Bible, à la recherche de David et Salomon (2006), tous deux parus initialement en anglais avant d'être rapidement traduits en français par Patrice Ghirardi (ces deux livres ont notamment été publiés en poche dans la collection "Folio Histoire" chez Gallimard). Je n'irais naturellement pas jusqu'à dire que l'archéologie biblique, dont parle les auteurs de ces livres, a vocation à définir tout ce qui serait vrai et tout ce qui serait faux par rapport aux représentations et lectures traditionnelles des récits bibliques, mais je constate qu'elle apporte heureusement sa part, dans un contexte de découvertes régulières, à ce nécessaire effort de savoir faire la part des choses, pourvu qu'il s'agisse de ne pas chercher à tirer la couverture (consciemment ou non) dans le sens supposé de ce que l'on croirait être "la vérité".

J'aime bien ce passage du livre de Paul Veyne Les Grecs ont-ils cru à leurs mythes ? (1983), dont j'ai déjà parlé précédemment : « Ce ne sont pas seulement les "vérités" (ou idées) qui ont une histoire, mais le critère même du vrai et du faux. Ainsi chez les Grecs, il fut une époque où, pour connaître le passé, il suffisait de l'inventer : on n'était pas pour autant un faussaire ; plus tard, la vérité consista à recopier ce qui "se savait" : et Bossuet tiendra encore la Fable pour une vulgate. Ce livre raconte l'histoire - pardon : l'herméneutique - de six ou sept tels "événements de vérité". Chez ces mêmes Grecs en qui les modernes ont la bonté de saluer la naissance de l'Histoire, de la Raison, de la Science. Ces événements, on ne les "expliquera" pas : car ils sont innovation. La causalité historique ou sociologique n'est qu'une illusion rétrospective ; il y a toujours du neuf, et ce neuf n'est ni vrai ni faux. Si non, cinq millénaires de culture universelle seraient faux et nous seuls, en la présente année, aurions le privilège d'être dans le vrai. Mais l'an prochain ? »

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J'aimerai, pour finir, en revenir à Albert Camus, et partager ici deux extraits de son célèbre essai l'Homme révolté, où transparait une fois encore son attachement et son admiration pour la Grèce ancienne, cette fois dans le cadre de sa réflexion sur la révolte. Les passages qui suivent peuvent permettre d'appréhender davantage la pensée de Camus vis-à-vis de l'esprit des anciens Grecs, pensée dont on a déjà eu un aperçu avec l'extrait de l'entretien de l'écrivain avec Émile Simon que j'ai cité dans mon premier message. L'Homme révolté ayant été publié en 1951, le contexte géopolitique et idéologique de l'époque est évidemment le même que celui des textes du recueil Actuelles I, paru l'année précédente et dont il a été question précédemment.

« C'est que les Anciens, s'ils croyaient au destin, croyaient d'abord à la nature, à laquelle ils participaient. Se révolter contre la nature revient à se révolter contre soi-même. C'est la tête contre les murs. La seule révolte cohérente est alors le suicide. Le destin grec lui-même est une puissance aveugle qui se subit comme on subit les forces naturelles. Le sommet de la démesure pour un Grec est de faire battre de verges la mer, folie de barbare. Le Grec peint sans doute la démesure, puisqu'elle existe, mais il lui donne sa place, et par là une limite. Le défi d'Achille après la mort de Patrocle, les imprécations des héros tragiques maudissant leur destin n'entraînent pas la condamnation totale. Œdipe sait qu'il n'est pas innocent. Il est coupable malgré lui, il fait aussi partie du destin. Il se plaint, mais ne prononce pas les paroles irréparables. Antigone elle-même, si elle se révolte, c'est au nom de la tradition, pour que ses frères trouvent le repos dans la tombe, et que les rites soient observés. En un certain sens, il s'agit avec elle d'une révolte réactionnaire. La réflexion grecque, cette pensée aux deux visages, laisse presque toujours courir en contre-chant, derrière ses mélodies les plus désespérées, la parole éternelle d'Œdipe qui, aveugle et misérable, reconnaîtra que tout est bien. Le oui s'équilibre au non. Même lorsque Platon préfigure avec Calliclès le type vulgaire du nietzschéen, même lorsque celui-ci s'écrie : « Mais que vienne à paraître un homme ayant le naturel qu'il faut... il s'échappe, il foule aux pieds nos formules, nos sorcelleries, nos incantations et ces lois qui, toutes, sans exception, sont contraires à la nature. Notre esclave s'est insurgé et s'est révélé maître », même alors, il prononce le mot de nature, s'il refuse la loi.
C'est que la révolte métaphysique suppose une vue simplifiée de la création, que les Grecs ne pouvaient avoir. Il n'y avait pas pour eux les dieux, d'un côté et, de l'autre, les hommes, mais des degrés qui menaient des derniers aux premiers. L'idée de l'innocence opposée à la culpabilité, la vision d'une histoire tout entière résumée à la lutte du bien et du mal leur était étrangère. Dans leur univers, il y a plus de fautes que de crimes, le seul crime définitif étant la démesure. Dans le monde totalement historique qui menace d'être le nôtre, il n'y a plus de fautes, au contraire, il n'y a que des crimes dont le premier est la mesure. On s'explique ainsi le curieux mélange de férocité et d'indulgence qu'on respire dans le mythe grec. Les Grecs n'ont jamais fait de la pensée, et ceci nous dégrade par rapport à eux, un camp retranché. La révolte, après tout, ne s'imagine que contre quelqu'un. La notion du dieu personnel, créateur et donc responsable de toutes choses, donne seule son sens à la protestation humaine. On peut dire ainsi et, sans paradoxe, que l'histoire de la révolte est, dans le monde occidental, inséparable de celle du christianisme. Il faut attendre en effet les derniers moments de la pensée antique pour voir la révolte commencer à trouver son langage, chez des penseurs de transition, et chez personne plus profondément que chez Épicure et Lucrèce. »
(Albert Camus, L'Homme révolté, Gallimard, 1951, rééd. "Folio essais" 1985-2012, II. "La révolte métaphysique", p. 46-48)

« En opposition au monde antique, l'unité du monde chrétien et du monde marxiste est frappante. Les deux doctrines ont, en commun, une vision du monde qui le sépare de l'attitude grecque. Jaspers la définit très bien : « C'est une pensée chrétienne que de considérer l'histoire des hommes comme strictement unique. » Les chrétiens ont, les premiers, considéré la vie humaine, et la suite des événements, comme une histoire qui se déroule à partir d'une origine vers une fin, au cours de laquelle l'homme gagne son salut ou mérite son châtiment. La philosophie de l'histoire est née d'une représentation chrétienne, surprenante pour un esprit grec. La notion grecque du devenir n'a rien de commun avec notre idée de l'évolution historique. La différence entre les deux est celle qui sépare un cercle d'une ligne droite. Les Grecs se représentaient le monde comme cyclique. Aristote, pour donner un exemple précis, ne se croyait pas postérieur à la guerre de Troie. Le christianisme a été obligé, pour s'étendre dans le monde méditerranéen, de s'helléniser et sa doctrine s'est du même coup assouplie. Mais son originalité est d'introduire dans le monde antique deux notions jamais liées jusque-là, celles d'histoire et de châtiment. Par l'idée de médiation, le christianisme est grec. Par la notion d'historicité, il est judaïque et se retrouvera dans l'idéologie allemande.
On aperçoit mieux cette coupure en soulignant l'hostilité des pensées historiques à l'égard de la nature, considérée par elles comme un objet, non de contemplation, mais de transformation. Pour les chrétiens comme pour les marxistes, il faut maîtriser la nature. Les Grecs sont d'avis qu'il vaut mieux lui obéir. L'amour antique du cosmos est ignoré des premiers chrétiens qui, du reste, attendaient avec impatience une fin du monde imminente. L'hellénisme, associé au christianisme, donnera ensuite l'admirable floraison albigeoise d'une part, saint François de l'autre. Mais avec l'Inquisition et le destruction de l'hérésie cathare, l'Église se sépara à nouveau du monde et de la beauté, et redonna à l'histoire sa primauté sur la nature. Jaspers a encore raison de dire : « C'est l'attitude chrétienne qui peu à peu vide le monde de sa substance... puisque la substance reposait sur un ensemble de symboles. » Ces symboles sont ceux du drame divin qui se déroule à travers les temps. La nature n'est plus que le décor de ce drame. Le bel équilibre de l'humain et de la nature, le consentement de l'homme au monde, qui soulève et fait resplendir toute la pensée antique, a été brisé, au profit de l'histoire, par le christianisme d'abord. L'entrée, dans cette histoire, des peuples nordiques qui n'ont pas une tradition d'amitié avec le monde, a précipité ce mouvement. À partir du moment où la divinité du Christ est niée, où, par les soins de l'idéologie allemande, il ne symbolise plus que l'homme-dieu, la notion de médiation disparaît, un monde judaïque ressuscite. Le dieu implacable des armées règne à nouveau, toute beauté est insultée comme source de jouissances oisives, la nature elle-même est asservie. [...]
Maistre haïssait la Grèce (qui gênait Marx, étranger à toute beauté solaire) dont il disait qu'elle avait pourri l'Europe en lui léguant son esprit de division. Il eût été plus juste de dire que la pensée grecque était celle de l'unité, justement parce qu'elle ne pouvait se passer d'intermédiaires, et qu'elle ignorait au contraire l'esprit historique de totalité que le christianisme a inventé et qui, coupé de ses origines religieuses, risque aujourd'hui de tuer l'Europe. [...] »
(Albert Camus, L'Homme révolté, op. cit., III. "La révolte historique", p. 241-245)

Pour des admirateurs du rapport conjoint à la nature et au christianisme que privilégiait Tolkien face à ce qu'il appelait la "Machine", il y aurait sans doute beaucoup à dire sur ce passage occidental de la pensée grecque au christianisme dont parle Camus et qu'il juge décisif, avec ce remplacement d'un cycle de la nature sur lequel s'appuyait l'esprit des anciens Grecs par la linéarité historique des chrétiens allant de la création au royaume de Dieu, entrainant une domination de la nature par l'histoire... tendance par la suite accentuée par la philosophie allemande et le marxisme, avec une volonté de soumission de la nature à l'histoire dès lors poursuivie par les totalitarismes et l'industrialisme, mais initiée d'abord par le christianisme selon Camus. Le partage que je me permets de faire ici ne devrait cependant pas, selon moi, servir de prétexte à un étalage de connaissances et/ou à un plaidoyer pro domo qui auraient pour simple but de relativiser la vision de Camus afin de mieux valoriser celle de Tolkien, quand bien même la nature d'un forum comme celui-ci serait censée pousser à cela (on se demande bien pourquoi) à en croire les propos de certains : à tout le moins, de mon point de vue, nous ne serions pas, dans ce cas-là, dans "l'amélioration". Mais j'espère en tout cas in fine qu'il y a dans tous les textes ici cités de la matière pour une réflexion intéressante, sans a priori, et si possible sans fixation à des certitudes. :-)

Amicalement,

Hyarion.

Hors ligne

#6 19-08-2016 09:22

Elendil
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Re : Albert Camus (1913 - 1960)

Hyarion a écrit :

Pour en revenir au fait d'être objectif, je me permets d'ajouter que je ne crois pas que tu le sois davantage que moi, de toute façon : est-il possible en fait d'être bien objectif sur de tels sujets, en particulier pour qui croit "que la vérité existe bel et bien, qu'il convient de la rechercher et de mettre en pratique ce que nous en comprenons, aussi bien que nous en sommes capable", comme tu me l'as écrit un jour sur le forum de Tolkiendil pour définir ta foi ?

Sur de tels sujets, il est en effet déjà bien difficile, à l'occasion, de mettre suffisamment entre parenthèses ses présupposés propres pour tenter de comprendre le point de vue de l'autre. Quant à être objectif... je ne prétendrais pas l'être, même si je m'y essaie. Incidemment, ce n'était pas ton objectivité en la matière que je remettais en question, mais bien celle de la ligne éditoriale du Monde. wink Heureusement, tant que les opinions personnelles sont tempérées par un respect mutuel, cela n'empêche pas la discussion entre gens de bonne compagnie.

Hyarion a écrit :

Ainsi, pour toi, dis-tu, Philippe Borgeaud "se plante dans les grandes longueurs" ? Vraiment ? Ne le prend pas mal, mais il me semble que dans ta hâte à vouloir justifier ta vision des choses, un brin orientée quoi que tu en dises, tu te montres bien sûr de toi quant à tes affirmations, qui plus est en revendiquant ignorer les qualifications de Borgeaud, toi qui, d'ordinaire, accorde pourtant bien plus d'importance que moi au degré d'expertise et de savoir spécialisé des gens, sachant bien que, comme je l'ai déjà dit et répété ailleurs, la compétition intellectuelle ne m'intéresse pas.

Si hâte il y a, elle tient surtout à l'urgence de poster avant de patir au travail. Cette question étant intéressante à mes yeux, je suis bien au contraire disposé à prendre le temps d'en discuter. Si j'ai précisé mon ignorance à propos des qualifications de Borgeaud, c'est justement que je n'avais plus en tête l'occasion où tu l'as cité et que le nom ne me disait rien. Je supposais néanmoins qu'il devait en avoir, vu que tu cites rarement les gens par hasard.

Hyarion a écrit :

Tu conviendras ainsi, je pense, que dans son domaine, ce n'est pas un perdreau de l'année. Et comme il parle d'histoire des religions, je ne crois pas, non, qu'il "se plante dans les grandes longueurs en la matière" comme tu l'écris : il parle de la notion de religion telle qu'elle s'est constituée en Occident, dès lors qu'il s'est agi de faire d'une "science" des religions un objet d'étude et d'enseignement, dans une perspective évolutionniste chrétiennement orientée qui, depuis quelque temps, se trouve être remise en cause, à juste titre selon moi compte tenu notamment des arguments avancés par Borgeaud. Tu peux ne pas être d'accord avec cette remise en cause, mais j'avoue qu'en l'état, il m'est difficile de voir, derrière ton argumentation aussi érudite qu'hélas péremptoire, autre chose qu'une volonté de justifier a posteriori une vision de l'histoire des religions définie par référence à ce qui se trouve être ta vision de la foi.

Pas un perdreau de l'année certainement, mais ce que j'en ai lu dans ton message n'est absolument pas convainquant. J'ai eu l'impression de relire un scientifique du XIXe siècle pour qui la notion de philosophie et d'histoire se limitait à l'Occident de tradition méditerranéenne. Le problème tient peut-être au fait que le mazdéisme est suffisamment méconnu pour n'avoir guère eu d'influence sur la compréhension de l'histoire des religions, en-dehors d'un petit cercle de spécialistes. Au demeurant, je ne nie pas tous les arguments que Borgeaud avance : à l'époque de son apparition, le mazdéisme était visiblement révolutionnaire en concevant l'histoire comme une lutte du bien et du mal, dans une perspective historique linaire. Mais on ne peut pas considérer ces éléments comme une innovation chrétienne, ni même juive, surtout quand on considère que Babylone a été un point de rencontre entre les anciens Juifs en exil et la religion zoroastrienne. Et si Borgeaud ignore cet aspect de la question, ses conclusions seront forcément tronquées, voire gravement inexactes.

En revanche, voir dans l'avis que j'ai énoncé une volonté de justifier après coup une vision historique influencée par ma vision de la foi, j'en suis navré, mais c'est me méconnaître de manière significative. Pour moi, l'histoire et la foi sont deux domaines indépendants. L'histoire se construit sur des hypothèses et correspond à une réalité tangible et univoque : c'est de la science. Quiconque cherche à la manipuler n'est rien d'autre qu'un imposteur. La foi ressort du domaine intérieur et constitue un domaine où plusieurs visions apparemment opposées peuvent peut-être correspondre à une même réalité transcendantale. Bref, l'une appartient à la raison, l'autre, comme le soulignait Pascal avec à-propos, appartient à l'irrationnel (et c'est un grand tort d'une certaine attitude « moderne » que de déprécier l'irrationnel).

Hyarion a écrit :

Tu oublie le premier exemple qui pourrait venir à l'esprit à ce propos : le récit des premiers chapitres du livre de la Genèse, celui de la Création, de l'Éden, d'Adam et Ève et de la Chute de l'Homme. [...] . C'est un exemple intéressant d'un élément mythique de la Bible hébraïque que les Judéens ou Juifs d'avant notre ère n'étaient pas obligés de tenir absolument pour "vrai" en "y croyant", et pouvant donc être mis par exemple sur le même plan que le mythe grec de Pandore transmis par Hésiode, mais qui pourtant plus tard, dans un contexte chrétien catholique, fut considéré comme "vrai", à la différence d'autres mythes, par quelqu'un comme Tolkien, au point même que ce dernier mette à son propos le mot "mythe" entre guillemets : “je ne ressens aujourd'hui ni honte ni doute à propos du « mythe » de l'Éden. Il ne possède bien sûr pas une historicité du même type que le N[ouveau] T[estament], constitué de documents quasiment contemporains, tandis que la Genèse est séparée de la Chute par on ne sait combien de tristes générations d'exilés ; mais il est certain qu'il y a eu un Éden sur cette pauvre terre” (Lettre 96, janvier 1945). Et que dire de ce que pensent les créationnistes à ce sujet, même si c'est là encore toute une autre question ?

J'ai justement évité cet exemple, car particulièrement complexe. On peut certes s'interroger sur la façon dont les anciens Juifs considéraient ce texte. En tout cas, il semblait être considéré comme parfaitement historique au Ier-IIe siècle avant notre ère et c'est tout naturellement que les premiers chrétiens ont hérité de cette vision, même si par la suite l'Église a tranché pour affirmer que ce texte devait être considéré de manière allégorique (j'ignore là aussi la date à laquelle le sujet a été réglé, ce serait intéressant de le savoir). Quant aux créationnistes et autres hurluberlus, je sais qu'on en trouve autant chez les Juifs que dans certaines obédiences chrétiennes.

Hyarion a écrit :

J'aime bien ce passage du livre de Paul Veyne Les Grecs ont-ils cru à leurs mythes ? (1983), dont j'ai déjà parlé précédemment

Celui-là, je l'avais déjà noté et espère avoir un jour le temps de le lire.

Camus a écrit :

Antigone elle-même, si elle se révolte, c'est au nom de la tradition, pour que ses frères trouvent le repos dans la tombe, et que les rites soient observés. En un certain sens, il s'agit avec elle d'une révolte réactionnaire.

Pour le coup, c'est très bien vu, au même titre que toute l'interprétation de la conception classique du destin en Grèce.

Camus a écrit :

Il faut attendre en effet les derniers moments de la pensée antique pour voir la révolte commencer à trouver son langage, chez des penseurs de transition, et chez personne plus profondément que chez Épicure et Lucrèce.

Les derniers moments de la pensée antique pour un philosophe du IVe siècle avant notre ère, c'est par contre un peu gros. Lucrèce, à la rigueur, mais Épicure ? La datation va à l'encontre de la thèse de Camus. Pour moi, la révolte est bien plutôt liée à l'avènement de la position philosophique sceptique en Grèce.

Camus a écrit :

Les chrétiens ont, les premiers, considéré la vie humaine, et la suite des événements, comme une histoire qui se déroule à partir d'une origine vers une fin, au cours de laquelle l'homme gagne son salut ou mérite son châtiment. [...] Mais son originalité est d'introduire dans le monde antique deux notions jamais liées jusque-là, celles d'histoire et de châtiment.

Même erreur chez Camus que chez Borgeaud, mais à la décharge du premier, il n'était pas historien des religions. Pour citer rapidement une partie du Yasna 45 (J. Duchesne-Guillemin, Zoroastre, Maisonneuve & Larose, 1948) :

Zoroastre a écrit :

2.
Je vais discourir des deux esprits,
Dont le plus saint, au commencement de l'existence, a dit au destructeur :
« Ni nos pensées, ni nos doctrines, ni nos forces mentales ;
« Ni nos choix, ni nos paroles, ni nos actes ;
« Ni nos consciences, ni nos âmes ne sont d'accord. »

[...]

7.
Lui [le Seigneur Sage, Ahura Mazdâ] qui, à ceux qui sont vivants, l'ont été ou le seront,
Donne le salut ou la perte :
L'âme du juste gratifiée de l'Immortalité,
Les tortures à jamais pour le méchant.
(De celles-ci aussi le Seigneur Sage est créateur, par son Empire.)

D'autres passages évoquent mieux encore la notion de genèse et d'apocalypse chez Zoroastre, mais le temps me manque pour les rechercher et les citer ici.

Amicalement,
Elendil

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#7 21-08-2016 01:37

Hyarion
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Re : Albert Camus (1913 - 1960)

Elendil a écrit :

Sur de tels sujets, il est en effet déjà bien difficile, à l'occasion, de mettre suffisamment entre parenthèses ses présupposés propres pour tenter de comprendre le point de vue de l'autre. [...] Heureusement, tant que les opinions personnelles sont tempérées par un respect mutuel, cela n'empêche pas la discussion entre gens de bonne compagnie.

Oui, heureusement.
Pour ce qui est "de mettre suffisamment entre parenthèses ses présupposés propres pour tenter de comprendre le point de vue de l'autre", c'est un effort qu'il nous faut tous faire, en gardant à l'esprit que, qui que nous soyons et d'où que nous venions, cela reste un effort, pour soi comme pour autrui, même si nous préfèrerions tous, sans doute, que les choses soient plus simples ou évidentes a priori.

Elendil a écrit :

Pas un perdreau de l'année certainement, mais ce que j'en ai lu [de Borgeaud] dans ton message n'est absolument pas convainquant. J'ai eu l'impression de relire un scientifique du XIXe siècle pour qui la notion de philosophie et d'histoire se limitait à l'Occident de tradition méditerranéenne. Le problème tient peut-être au fait que le mazdéisme est suffisamment méconnu pour n'avoir guère eu d'influence sur la compréhension de l'histoire des religions, en-dehors d'un petit cercle de spécialistes. Au demeurant, je ne nie pas tous les arguments que Borgeaud avance : à l'époque de son apparition, le mazdéisme était visiblement révolutionnaire en concevant l'histoire comme une lutte du bien et du mal, dans une perspective historique linaire. Mais on ne peut pas considérer ces éléments comme une innovation chrétienne, ni même juive, surtout quand on considère que Babylone a été un point de rencontre entre les anciens Juifs en exil et la religion zoroastrienne. Et si Borgeaud ignore cet aspect de la question, ses conclusions seront forcément tronquées, voire gravement inexactes.

Je ne suis pas là pour défendre Borgeaud, qui me parait du reste surtout s'intéresser aux religions antiques du bassin méditerranéen, mais je peux simplement dire ce que je comprends de ce qu'il dit, sans qu'une convocation systématique dans la discussion du mazdéisme, ou du zoroastrisme qui en découle, ne me paraisse changer fondamentalement la donne.
Le propos de Borgeaud me parait être de précisément partir d'une conception traditionnelle de l'histoire des religions, de facto limitée à l'Occident de tradition méditerranéenne (et chrétienne), pour constater que celle-ci est dépassée. Mais est-ce de la faute de Borgeaud si le christianisme a été pour le moins très influant dans la pensée occidentale de l'Antiquité tardive à nos jours, au point notamment que l'importance du mazdéisme et du zoroastrisme ait été largement éclipsée par une autre religion d'origine orientale devenue et restée longtemps dominante dans la façon de penser, même des plus érudits ? On peut considérer qu'Ahura Mazdâ fut une divinité connue assez tôt en Occident, notamment par le biais des contacts réguliers entre Perses et Grecs, mais quelle influence directe a eu le mazdéisme en Europe et sur la pensée occidentale en général, comparé au christianisme ? Zoroastre faisait-il autant partie du paysage intellectuel occidental qu'Augustin d'Hippone ou Thomas d'Aquin, ou a fortiori Jésus de Nazareth lui-même, avant par exemple que Nietzsche n'écrive Also sprach Zarathustra ? Je n'en suis pas sûr... Il ne s'agit pas d'affirmer que le christianisme a forcément innové sur un plan conceptuel, il s'agit seulement de constater que c'est son point de vue qui s'est progressivement imposé et a été directement influent en Occident pendant des siècles, quand bien même le mazdéisme lui aurait servi de marche-pied ou l'aurait simplement précédé... ce qui est effectivement attesté historiquement, mais ne me parait pas avoir de rapport direct avec ce que dit Borgeaud sur la perception occidentale traditionnelle de l'histoire des religions dans le passage que j'ai cité.

Quant à notre compréhension de l'histoire des religions en général, je crois que nous sommes encore loin d'avoir fait le tour de la question, quelle que soit la place que l'on accorde au mazdéisme, mais remettre en cause un paradigme occidental, de facto chrétiennement orienté, pour simplement "voir plus large" me parait à tout le moins un bon début.

Elendil a écrit :

En revanche, voir dans l'avis que j'ai énoncé une volonté de justifier après coup une vision historique influencée par ma vision de la foi, j'en suis navré, mais c'est me méconnaître de manière significative. Pour moi, l'histoire et la foi sont deux domaines indépendants.

Pour moi également, mais...
Je sais ce que je dis et à qui je le dis... sans pour autant prétendre savoir, dans un sens ou un autre, ce qui se passe exactement dans ta tête, "de manière significative". Connait-on jamais vraiment les gens ? Et la part de conscient et d'inconscient derrière les actions de chacun d'entre nous ? :-) Certains, comme Yyr, n'aiment pas ma tendance au scepticisme, cependant même que mes doutes ne m'empêchent pas d'avoir des opinions et des convictions. La vie entière est faite de paradoxes, de contradictions, et si j'ose dire, d'"angles morts" dans la pensée, dans les domaines extérieur comme intérieur. À cette aune, prétendre tenir un discours scientifique sur le "religieux" en se disant par ailleurs chrétien, ou de toute autre appartenance religieuse au sens chrétien du terme, reste à mes yeux une gageure, même si je prend acte de ta volonté (partagée bien sûr par d'autres, d'ailleurs) de ne pas tout mélanger... sans certitude toutefois, car la croyance en des idées absolues me semble rendre a priori difficile la recherche d'un équilibre dans le développement et l'expression d'un savoir censé se distinguer de la foi, et je t'avoue que je ne suis pas sûr qu'une compartimentation théorique entre domaines intérieur et extérieur puisse forcément suffire dans la pratique. Ne m'avais-tu pas dit également, sur le forum de Tolkiendil, que la foi "ne peut pas véritablement relever de la seule intimité dès lors qu'elle infuse l'être et l'attitude de chacun envers la vie et la compréhension qu'on en a, ou qu'on cherche à en avoir" ?

Elendil a écrit :

[...] c'est un grand tort d'une certaine attitude « moderne » que de déprécier l'irrationnel

Oui, et plus généralement encore, c'est un grand tort d'une certaine attitude « moderne » que de déprécier l'imaginaire, ce que Blaise Pascal appelait la "folle du logis". Mais c'est un vaste sujet...

Elendil a écrit :

J'ai justement évité cet exemple [de la Genèse], car particulièrement complexe. On peut certes s'interroger sur la façon dont les anciens Juifs considéraient ce texte. En tout cas, il semblait être considéré comme parfaitement historique au Ier-IIe siècle avant notre ère et c'est tout naturellement que les premiers chrétiens ont hérité de cette vision, même si par la suite l'Église a tranché pour affirmer que ce texte devait être considéré de manière allégorique (j'ignore là aussi la date à laquelle le sujet a été réglé, ce serait intéressant de le savoir).

La situation concernant le récit des premiers chapitres du livre de la Genèse est complexe, en effet. D'une part, les arguments avancés par ceux qui considèrent que les Judéens ou Juifs d'avant notre ère comme un groupe ethnique avec leurs croyances mais sans que cela fasse d'eux les adeptes d'une religion structurée théologiquement par un dogme, me paraissent convaincants, auquel cas on a plutôt raison de parler de judaïsme pré-religieux dans les temps qui précèdent l'apparition du christianisme. Dans ce contexte, le critère du "vrai" et du "faux" appliqué aux mythes peut sans doute se poser en mêmes termes pour les Judéens que pour les autres peuples de l'Antiquité, même s'il y a évidemment des spécificités. Que le récit de la Genèse ait été considéré comme parfaitement historique aux Ier-IIe siècles avant notre ère, comme tu l'écris, c'est bien possible (une référence sur ce point serait toutefois bienvenue, si tu en as une en tête), mais dès lors, je suppose, en tenant compte de toute la relativité d'un savoir historique qui n'est pas censé, fut-il support d'un récit mythique, se retrouver tel quel dans la foi religieuse, où le fait de croire ou de ne pas croire est un objet de commandement, sans place pour l'hypothèse. Ce pourquoi je suis notamment interpellé par l'expression "mythe vrai" d'un Tolkien, ou le fait que celui-ci parle de "« mythe » de l'Éden" en mettant des guillemets au mot "mythe".

Elendil a écrit :
Camus a écrit :

Antigone elle-même, si elle se révolte, c'est au nom de la tradition, pour que ses frères trouvent le repos dans la tombe, et que les rites soient observés. En un certain sens, il s'agit avec elle d'une révolte réactionnaire.

Pour le coup, c'est très bien vu, au même titre que toute l'interprétation de la conception classique du destin en Grèce.

Merci pour lui. ;-)

Elendil a écrit :
Camus a écrit :

Il faut attendre en effet les derniers moments de la pensée antique pour voir la révolte commencer à trouver son langage, chez des penseurs de transition, et chez personne plus profondément que chez Épicure et Lucrèce.

Les derniers moments de la pensée antique pour un philosophe du IVe siècle avant notre ère, c'est par contre un peu gros. Lucrèce, à la rigueur, mais Épicure ? La datation va à l'encontre de la thèse de Camus. Pour moi, la révolte est bien plutôt liée à l'avènement de la position philosophique sceptique en Grèce.

Oui, le IVe siècle avant notre ère ne peut sans doute pas, en tout rigueur, être historiquement considéré comme un moment de la fin de la pensée antique si l'on situe ce moment dans ce que l'on appelle aujourd'hui l'Antiquité tardive, mais à l'évidence Camus (pour qui l'apogée de la pensée grecque semble a priori plutôt se situer avant les siècles d'Épicure et de Lucrèce) raisonnait moins en historien des idées qu'en moraliste, ce qui peut au moins pour partie expliquer certaines approximations, observables d'ailleurs à d'autres endroits de l'ouvrage.
Te connaissant finalement assez bien, je m'attendais en tout cas à cette remarque, sachant que tout ce que je soumets au regard ici est susceptible d'être passé au crible, avec distribution de bons et mauvais points... J'attends évidemment avec impatience ton édition critique de l'Homme révolté, ainsi que ton propre ouvrage sur la question de la révolte en Occident de l'Antiquité à nos jours. ;-)

Elendil a écrit :

Même erreur chez Camus que chez Borgeaud, mais à la décharge du premier, il n'était pas historien des religions.

J'avoue que tu me fais souvent sourire, Elendil, quand je te vois juger et corriger ce que d'autres ont écrit avant toi, car j'ai parfois l'impression, à te lire, que cela relève chez toi quasiment d'une forme de jouissance... ;-) Mais il ne faudrait quand même pas que cela devienne une drogue, car dans ce cas-là, attention : le piège de l'hybris n'est pas loin... ;-)

Le regard de Camus sur la pensée occidentale était celui d'un écrivain s'étant exprimé à l'époque où Tolkien terminait son Seigneur des Anneaux. À ce titre, son Homme révolté, inscrit dans une époque donnée, n'a rien de "définitif", puisqu'il ne s'agit pas d'une œuvre de fiction (même si, après tout, on pourrait la considérer ainsi, comme Georges Dumézil considérait que ces propres livres pourraient éventuellement un jour être lus comme des romans). Il me parait intéressant d'appréhender la pensée de Camus, ou de tout autre auteur, en allant au-delà des erreurs factuelles que lui comme d'autres ont pu naturellement commettre à nos yeux : pour autant que nous puissions juger, aujourd'hui, de ce qui relève du "vrai" et du "faux" (ce qui, on l'a vu avec Paul Veyne, peut se discuter), relever ces erreurs factuelles fait évidemment partie de la démarche de réflexion... mais cependant ne la résume pas, ce pourquoi il serait d'autant plus regrettable de limiter la discussion à cela, quelle que puisse être la gestion des priorités dans le temps qui nous est imparti. :-)

Amicalement,

Hyarion.

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#8 21-08-2016 11:02

Elendil
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Re : Albert Camus (1913 - 1960)

Hyarion a écrit :

Le propos de Borgeaud me parait être de précisément partir d'une conception traditionnelle de l'histoire des religions, de facto limitée à l'Occident de tradition méditerranéenne (et chrétienne), pour constater que celle-ci est dépassée. [...] Il ne s'agit pas d'affirmer que le christianisme a forcément innové sur un plan conceptuel, il s'agit seulement de constater que c'est son point de vue qui s'est progressivement imposé et a été directement influent en Occident pendant des siècles, quand bien même le mazdéisme lui aurait servi de marche-pied ou l'aurait simplement précédé... ce qui est effectivement attesté historiquement, mais ne me parait pas avoir de rapport direct avec ce que dit Borgeaud sur la perception occidentale traditionnelle de l'histoire des religions dans le passage que j'ai cité.

Une conception dépassée, certes, mais alors dépassée depuis longtemps, au moins chez les spécialistes du domaine, quand bien même ce ne serait pas le cas pour le grand public ou juste le public raisonnablement cultivé. Et de fait, mes interventions portaient plus sur l'innovation conceptuelle apportée par telle ou telle religion, dans une optique comparatiste entre les différents modes de pensée religieuse, que sur leur influence respective. Car à ce jeu, une fois éclipsés les cultes d'Isis et de Mithra, le christianisme a eu une influence sans commune mesure sur la pensée occidentale, c'est incontestable.

Hyarion a écrit :

sans certitude toutefois, car la croyance en des idées absolues me semble rendre a priori difficile la recherche d'un équilibre dans le développement et l'expression d'un savoir censé se distinguer de la foi, et je t'avoue que je ne suis pas sûr qu'une compartimentation théorique entre domaines intérieur et extérieur puisse forcément suffire dans la pratique. Ne m'avais-tu pas dit également, sur le forum de Tolkiendil, que la foi "ne peut pas véritablement relever de la seule intimité dès lors qu'elle infuse l'être et l'attitude de chacun envers la vie et la compréhension qu'on en a, ou qu'on cherche à en avoir" ?

Et pourtant, ce n'est pas un problème particulièrement prégnant. Jung a écrit quelques pages très intéressantes à ce sujet, mais hélas les livres sont pour l'instant chez mes parents. Je pourrais revenir avec quelques citations plus tard si nécessaire. wink Quand à mes deux affirmations, elles sont simultanément vraies, mais sur des plans différents : la science et la morale sont deux domaines bien distincts. Il n'ont guère de raison de rentrer en conflit, à moins justement que l'on fasse preuve d'hybris.

Hyarion a écrit :

Te connaissant finalement assez bien, je m'attendais en tout cas à cette remarque, sachant que tout ce que je soumets au regard ici est susceptible d'être passé au crible, avec distribution de bons et mauvais points... J'attends évidemment avec impatience ton édition critique de l'Homme révolté, ainsi que ton propre ouvrage sur la question de la révolte en Occident de l'Antiquité à nos jours. ;-)

Sur l'Homme révolté, c'est sûr que ce serait intéressant. Mais tu surestimes mes compétences et mon temps libre. wink

Hyarion a écrit :

Le regard de Camus sur la pensée occidentale était celui d'un écrivain s'étant exprimé à l'époque où Tolkien terminait son Seigneur des Anneaux. À ce titre, son Homme révolté, inscrit dans une époque donnée, n'a rien de "définitif", puisqu'il ne s'agit pas d'une œuvre de fiction

Certes, je suis bien d'accord avec toi. Et de menues approximations comme celles que j'ai relevées ne remettent pas en cause l'intérêt d'un tel livre, puisqu'elles ne semblent pas centrales dans le propos. J'aurai peut-être l'occasion d'en dire plus le jour où je l'aurai lu. Tant que nous y sommes et pour revenir au point d'origine du fuseau, quels sont les éléments de la Chute qui te paraissent avoir eu une influence notable chez Moorcock ?

Amicalement,
Elendil

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#9 22-08-2016 01:57

Hyarion
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Re : Albert Camus (1913 - 1960)

Elendil a écrit :
Hyarion a écrit :

sans certitude toutefois, car la croyance en des idées absolues me semble rendre a priori difficile la recherche d'un équilibre dans le développement et l'expression d'un savoir censé se distinguer de la foi, et je t'avoue que je ne suis pas sûr qu'une compartimentation théorique entre domaines intérieur et extérieur puisse forcément suffire dans la pratique. Ne m'avais-tu pas dit également, sur le forum de Tolkiendil, que la foi "ne peut pas véritablement relever de la seule intimité dès lors qu'elle infuse l'être et l'attitude de chacun envers la vie et la compréhension qu'on en a, ou qu'on cherche à en avoir" ?

Et pourtant, ce n'est pas un problème particulièrement prégnant. Jung a écrit quelques pages très intéressantes à ce sujet, mais hélas les livres sont pour l'instant chez mes parents. Je pourrais revenir avec quelques citations plus tard si nécessaire. wink Quand à mes deux affirmations, elles sont simultanément vraies, mais sur des plans différents : la science et la morale sont deux domaines bien distincts. Il n'ont guère de raison de rentrer en conflit, à moins justement que l'on fasse preuve d'hybris.

Distinguer des modèles est possible en théorie, mais je ne crois pas que notre esprit soit a priori docile vis-à-vis de ce genre de distinction. Il faut faire un certain effort pour le "cadrer", quelle que soit notre prétention à être raisonnables et raisonnants. Gaston Bachelard, influencé par Jung, disait, je crois (je n'ai pas la référence sous la main), qu'il fallait effectuer ce qu'il appelait une "psychanalyse", c'est à dire détecter des valeurs inconscientes de nature à entraver le savoir scientifique, soit donc un inconscient de l'esprit scientifique avec lequel il faudrait prendre du recul. Cet inconscient est traditionnellement associé à la libido, à la pulsion sexuelle, mais il serait intéressant de voir quelle place peut occuper au juste la foi religieuse dans tout cela... Encore un vaste sujet, en tout cas. En dehors de généralités sur les concepts de psychologie analytique qui y sont associés, je ne connais pas l'œuvre de Carl Gustav Jung de manière très approfondie : c'est une œuvre riche, mais pas forcément très facile d'accès. Je ne doute pas que tu aies pu trouver dans son œuvre des choses intéressantes pour ce qui est de faire la part des choses entre notre ego, l'image sociale que nous entendons donner de nous (ce que Jung appelait la "persona"), ce que l'on est vraiment sans que nous en soyons conscient de prime abord, et tout ce qui relève de "l'ombre" pour Jung et que le plus souvent nous ignorons. Mais voila bien encore un domaine dont nous ne sommes pas prêts d'avoir fait le tour...
J'ai revu ce dimanche soir Eyes Wide Shut de Stanley Kubrick sur ARTE, un film que d'ailleurs je me souviens être allé voir en première séance le jour de sa sortie en salles, en 1999 : le titre du long métrage, "les yeux grands fermés" me parait en fait assez bien résumer l'impression que j'ai quant à notre prétention à véritablement percevoir la réalité censée nous entourer... J'en profite pour recommander La Nouvelle rêvée (Traumnovelle) d'Arthur Schnitzler, récit dont s'est inspiré Kubrick pour son film, et que j'ai justement eu l'occasion de relire dernièrement cet été.

Elendil a écrit :

Tant que nous y sommes et pour revenir au point d'origine du fuseau, quels sont les éléments de la Chute qui te paraissent avoir eu une influence notable chez Moorcock ?

Le sujet est arrivé de façon périphérique dans mon champ de recherche, et je n'ai donc pas eu l'occasion de beaucoup approfondir, même si j'en parle un petit peu dans mon étude. Moorcock a raconté avoir trouvé dans la Chute de Camus (paru en français en 1956 et traduit rapidement en anglais), alors qu'il était adolescent et s'intéressait notamment à l'existentialisme français, une même sensation de stimulation de son imaginaire qu'il a également trouvé à la même époque en lisant L'Heure du Dragon de Howard, chose qu'il ne retrouva pas un peu plus tard avec sa découverte du Seigneur des Anneaux, qui fut une déception pour lui en comparaison. Moorcock semble assimiler pleinement Albert Camus à l'existentialisme, auquel celui-ci peut certes être apparenté dans une certaine mesure, mais alors même que la genèse de la Chute se trouve dans la querelle intellectuelle qui opposa précisément ledit Camus à la revue Les Temps modernes dirigée par Jean-Paul Sartre et aux existentialistes en France, dans les années 1950. Cette "confusion" relative, vue de France, s'explique peut-être par le contenu du roman, notoirement pessimiste, dans lequel on peut considérer que Camus exprime à travers le monologue du personnage principal le point de vue d'un existentialiste, mais avec une forme de distance ironique dont on ne sait pas forcément au juste si c'est ou non celle de l'auteur.
Sans être un grand connaisseur de l'œuvre de Moorcock, il me semble que cet écrivain a été réceptif à des thèmes que l'on retrouve aussi bien chez Camus que chez Howard, à savoir le caractère apparemment dérisoire et absurde de la vie humaine, confrontée à l'indifférence de l'univers, mais aussi l'importance de l'engagement en faveur d'une cause juste déterminé par la liberté et le choix individuels, toutes choses que l'on retrouve plus généralement dans la philosophie existentialiste. Sans doute peut-on notamment voir quelque-chose de camusien dans le personnage et l'univers d'Elric de Melniboné, ce qu'ont d'ailleurs fait un certain nombre de lecteurs du Cycle d'Elric, plutôt encouragés en ce sens par l'auteur lui-même d'ailleurs. Cela transparait dans certaines critiques mises en ligne, où Camus fait souvent partie des références citées, par exemple ici : http://salon-litteraire.linternaute.com … eur-arioch
Il y a là, à mon avis, naturellement matière pour des travaux de recherche sur Camus et Moorcock dans une perspective comparatiste... s'il n'en existe pas déjà.

Amicalement,

Hyarion.

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