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#1 07-05-2002 00:11

Cedric
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La place du Destin dans 'Le Silmarillion'

La mise en ligne du texte de ma conférence donnée à Carcassonne a donné lieu a des interrogations quant à la place du Destin dans Le Silmarillion.
Il se trouve justement que je m'y suis intéressé lors de la rédaction de cet article. J'avais alors commencé une large synthèse que, pour ressembler à un certain personnage que nous connaissons, je n'ai pas achevé ;-)
Comme ce travail est susceptible de vous intéresser, je vous en livre ici la première partie (dont certains passages sont repris dans l'article dont je parlais plus haut) en espèrant que nous pourrons éventuellement la complèter ensemble.
Dans une seconde partie à venir, je prendrai le contrepied de celle-ci en mettant en évidence les incertitudes qui pèsent sur la connaissance voire l'existence du Destin. Plus tard, je m'intéresserai à des cas particuliers parmi les personnages qui animent Le Silmarillion.

Merci d'avance pour votre participation ;-)
Cédric.



La Place du Destin dans Le Silmarillion

Note Liminaire
Tout au long de ces pages, nous citerons abondamment le Silmarillion. Même  si nous tenterons d’en parler en des termes généraux, nous ne saurons trop vous  recommander de lire ce fabuleux ouvrage. Non seulement pour vous permettre de  mieux appréhender notre discours mais aussi pour le plaisir que vous éprouverez  à la lecture de l’un des sommets de la littérature de fiction du XXè  siècle.
De plus, faut-il le rappeler, le Silmarillion est un ouvrage posthume publié  quelques années après la mort de J.R.R. Tolkien par son fils Christopher. Tolkien  a travaillé sur la rédaction de ce qui deviendra le Silmarillion pendant  une grande partie de sa vie, de 1916 à 1973, date de sa mort. Autant dire que  nombre de versions (parfois contradictoires) d’un même texte existent, lesquelles  sont pour la plus grande partie publiées dans la collection The History of  Middle-earth [1]. Nous nous « restreindrons » à  la seule étude du Silmarillion sans nous préoccuper des autres versions  des textes que l’on y retrouve, au risque d’élargir considérablement la quantité  de textes à étudier et d’arriver à des conclusions contraires les unes par rapport  aux autres.

1.      Introduction
 
Tolkien a dépeint un monde, le sien. Son œuvre, et particulièrement Le  Silmarillion, décrit à travers une fibre mythologique la naissance d’Arda  (le Monde, notre Terre a un temps très reculé), siège des événements décrits dans  ce que l’on appelle le « Légendaire » de l’œuvre de Tolkien.
Une lecture inattentive du Silmarillion pourrait nous faire perdre de vue  que les différentes histoires qu’ont y lit ne sont pas simplistes, que les évolutions  des personnages ne sont pas toutes libres, qu’en fin de compte tous les événements  pourraient avoir un sens, une finalité commune. Le type de vocabulaire utilisé  est très révélateur de cet particularité. On trouve en effet de multiples occurrences  de mots comme « sort », « prophétie », « pressentiment »,  « malédiction » et surtout, et c’est l’objet de ces lignes, « destin »  et « destinée ».
Dans toute mythologie, le Destin prend une place importante, cela semble aussi  vrai chez Tolkien. Le but de ces pages est de faire l’étude du Silmarillion  pour tenter d’en dégager les grands enjeux qui s’orientent autour de la place  prépondérante qu’y prend le Destin. Elle est avant tout une synthèse mais tentera  également d’apporter une part d’interprétation que nous livrons et que vous estimerez  peut-être pertinente.[2]

2.      Cosmogonie et Théogonie
  Le Destin ne peut étudier sans un rappel de deux des aspects fondamentaux des  mythologies : la création du Monde, les Dieux qui le peuplent.
Ces aspects, nous les retrouvons inévitablement dans la trame mythologique de  Tolkien grâce aux deux premiers chapitres du Silmarillion. Le premier,  L’Ainulindalë (« la Musique des Ainur ») dépeint la création  du Monde alors que le second, intitulé Valaquenta (« Histoire des Valar »), s’intéresse aux Dieux en décrivant leurs pouvoirs  et attributs.
Succinctement, nous rappellerons que la création d’Arda est initiée par Eru Ilúvatar  qui donnera la Flamme Immortelle (la possibilité de Créer) à ses créatures les  plus puissantes, les Ainur (que l’on peut traduire par « Les Bénis »,  ce sont de véritables figures angéliques), lesquels seront inspirés par les visions  Ilúvatar. Ces Ainur sont constitués de deux « ordres » : les Valar  (« les Puissants ») et les Maiar, créatures « de moindre rang que  les Valar[3] ».
Dans le Silmarillion, nous lisons que les Valar (les plus puissantes créatures  parmi les Ainur) sont considérés par les hommes comme des Dieux[4],  pour plus de simplicité, nous ferons de même à certaines occasions sans pour autant  perdre de vue que le seul Véritable Dieu sur Arda est Eru Ilúvatar.
Chacun de ses Dieux, nous le disions plus haut, ont certains attributs et pouvoirs.  Il n’y a pas d’opposition (du moins dans un premier temps) entre ces Dieux, ni  classe, ni famille, et vivent en parfaite harmonie.
Parmi les Valar, deux retiennent particulièrement notre attention, il s’agit de  Námo et de son épouse Vairë et pourrait être qualifiés de « Valar  du Destin », nous en parlerons plus longuement ci-après.
Ce rappel étant fait, nous pouvons entrer plus précisément dans le sujet  et observer de quelle manière le Destin apparaît et joue un rôle dans la vie sur  Arda.


3.      Le Destin : Réalité et Incertitudes

3.1.  Une réalité
Le monde de Tolkien est-il vierge de toute prédétermination, est-ce que les êtres vivants vivent dans une sorte de chaos organisé, sans aucune notion de Destin ? Indiscutablement, la réponse est non car l’on trouve de multiples preuves qui corroborent sa réalité sur Arda. 

3.1.1.      Ilúvatar et les Thèmes

Nous le rappelions plus haut, le premier chapitre du Silmarillion conte la création du Monde au travers de l’Ainulindalë, la Musique des Ainur. Eru Ilúvatar créa les Ainur, créatures angéliques, et leur montra la vision d’un monde autour d’un Thème (une sorte de Symphonie Créatrice) que les Ainur jouèrent pour lui.
  Cette approche très poétique (au contraire d’autres récits s’appuyant par exemple  sur le sacrifice d’un être originel) doit d’abord être perçue comme un rêve durant  lequel on peut voir les événements se dérouler, loin de toute matérialité et d’une  présence tangible. Et en effet, les Ainur à la sortie de ce rêve (Tolkien parle  de vision, la « Vision d’Arda ») réalisèrent que ce qu’ils avaient  vu restait à faire, que le « Monde n'avait été qu'Annonce et Prophétie qu'ils  devaient désormais accomplir.[5] ».  Ilúvatar fera surgir Arda du Vide, les Ainur n’eurent « plus qu’à »  la modeler, la façonner sur la base de la Musique qui leur fut soumise.
Puisque Arda en découle, il paraît assuré que la Musique est synonyme, en tout  cas contient, le Destin des êtres et des choses. La preuve s’il en est de ce que  nous avançons est proposée par la citation suivante « elle [La Musique des  Ainur] […] fixe le destin de tous les autres êtres[6] », la Musique dévoile donc  le roman déjà écrit de la vie d’un monde. Qui plus est, parce que les Ainur sont  les témoins de cette Vision et ont entendu les paroles d’Ilúvatar, ils « connaissent  une grande part de ce qui fut, de ce qui est, de ce qui sera, et peu de choses  leur échappent.[7] ».

3.1.2.      Les Valar du Destin
Vairë
Deux des Valar (ils sont quinze au total[8]) ont a priori un regard privilégié de cette vision. L’exemple le plus frappant est celui de Vairë. Surnommée la Fileuse, telle Clotho[9], elle « tisse tous les événements de tous les temps dans ses toiles historiées qui tapissent le palais de Mandos, lesquels s'agrandissent avec le temps qui passe.[10] » Cet extrait est on peut plus clair sur cet ordonnancement du temps et des événements. Chaque fil de la tapisserie pouvant être assimilé à l’un des événements qui surgiront sur Arda mais aussi au fil de la vie des êtres qui l’occupent.
Malheureusement, nous ne pouvons nous appuyer sur Vairë pour notre étude car c’est à peu tout ce que nous connaissons d’elle. Cette Vala secrète car nous n’avons connaissance d’aucune action ou intervention de sa part. Sûrement est-elle trop occupée à son métier à tisser ou son action tout simplement inconnue du rédacteur du Silmarillion ?

Mandos
L’époux de Vairë est le Vala Námo (appelé habituellement Mandos, du nom de sa demeure) et nous apprendra davantage sur le devenir d’Arda. Appelé le Juge, l’Ordonnateur, il est celui qui « prononce ses jugements et condamnations[11] » (à la seule « demande de Manwë[12] ») dans Máhanaxar : le Cercle du Destin, endroit où sont installés les trônes des Valar et où ils réunissent en conseil. En outre, Mandos est « le gardien de la Maison des Morts[13], celui qui convoque les âmes de ceux qui sont tués.[14] ».
  Nous savons par ailleurs que Mandos « n'oublie rien et connaît toutes les  choses à venir, sauf ce qui est resté du domaine d'Ilúvatar[15] », preuve incontestable de son pouvoir  et des connaissances dont il est titulaire.
Mais Mandos, nous le verrons, semble souffrir d’une variation du syndrome de Cassandre[16]  car si ses prophéties sont prises pour vraies, rarement les intéressés en tiendront  compte. C’est là une marque d’orgueil qui causera bien souvent leur chute.
Nous ferons une dernière remarque pour dire que les Valar, acteurs omniprésents  du Destin, semblent n’y être aucunement soumis. Aucune prophétie ni pressentiment  d’aucune sorte ne les concernent si ce n’est leur appartenance à Arda. Leur destin  lui est intimement liée car « leurs pouvoirs seraient limités au Monde et  contenus par lui, et ils y resteraient éternellement, jusqu'à sa fin, de sorte  qu'ils en seraient la vie et qu'il serait leur vie même[17]. ».

3.1.3.      Le Destin, affaire de Techniques
  Cicéron distingue deux procédés divinatoires[18] : d’une part, ceux qui se rapportent  à la divination artificielle, « les pronostics tirés des intestins des animaux,  des prodiges ou des éclairs, les prédictions des augures, des astrologues, des  sorts » ; d’autre part, les procédés « qui nous viennent de la nature », « les  vaticinations et les songes », effets de la divination naturelle.
Nous énonçons cette classification reprise de Platon[19] pour faire une parenthèse et  préciser que chez Tolkien, la connaissance du Destin n’est aucunement affaire  de « technique ». Parmi ceux qui s'appliquent à l’énonciation de l’avenir,  qu’il soit Vala ou simple humain, nous ne trouvons ni voyant, interprète des songes  ou d’équivalent des sibylles ou pythies.
La tradition écrite n’est guère plus présente, on ne recense aucune annale ni  de manuscrit rendant compte des Temps Anciens[20]
Cicéron mentionne l’astrologie, si nous rejetons son acceptation moderne, nous  ne devons de mentionner Valarcirca (équivalent de la Grande Ourse) par Varda qu’elle  fit « comme un défi à Melkor[21] […], ronde de sept étoiles majeures, Valacirca,  la Faucille des Valar, comme l'annonce de sa ruine.[22] ». Beren y fera référence[23] lorsqu’il affrontera Morgoth[24]. Du reste, l’interprétation de la présence  de Valarcirca est difficile car nous ne trouvons pas de véritable réponse pour  dire en quoi cette Faucille est le signe du destin de Morgoth.


     
[1] Partiellement traduite  en France sous le nom L’Histoire de la Terre du Milieu dont les deux  premiers tomes ont été traduits sous le titre Le Livre des Contes Perdus  aux éditions Christian Bourgois.
[2] Toutes les citations  du Silmarillion données ci-après sont issues de la version publiée aux  éditions Pocket.
[3] cf. l’index du  Silmarillion.
[4] Le Silmarillion,  éditions Pocket, p. 36 « Les plus grands de ces esprits furent appelés  par les Elfes les Valar, les Puissances d'Arda, et les Humains souvent les appelèrent  des Dieux. »
[5] Ibid.,  p. 21
[6] Ibid.,  p. 48
[7] Ibid.,  p. 17 
[8] Avant qu’on « ne  compte plus Melkor parmi les Valar »
[9] Clotho (dont le  terme est dérivé du verbe grec « filer ») est l’une des Parques de  la mythologie romaine. Nous rappellerons que les Parques sont les trois Déesses  qui filaient, dévidaient et coupaient le fil de la vie des hommes. Les Parques  sont Clotho qui file, Lachésis qui dévide, et Atropos qui coupe le fil de la  vie (définition extraite du Littré, édition de 1872).
[10] Ibid.,  p. 29
[11] Ibid.,  p. 29
[12] Ibid.
[13] Mandos pourrait  être assimilé (avec toutes les réserves d’usage) au Hadès grec, le gardien des  enfers.
[14] Ibid.,  p. 29
[15] Ibid., p.  29
[16] Dans la mythologie  « classique », Cassandre est la fille de Priam et d'Hécube et avait  le don de la prophétie, mais ses prédictions étaient condamnées à n'être jamais  prises en considération. Elle avait reçu ce don d'Apollon à qui elle avait promis  son amour. Mais elle manqua à sa parole et Apollon la punit en décrétant que  personne ne croirait jamais à ses prophéties (extrait de l’Encyclopédie de  la Mythologie, éditions Celiv).
[17] Ibid.,  p. 21
[18] Renseignement  repris de l’EncyclopædiaUniversalis.
[19] Exposée dans  le Phèdre.
[20] Rappelons  que nous ne fions ici qu’au seul Silmarillion où Christopher Tolkien,  dans cette « compilation », ne rend pas compte d’une tradition d’élaboration  et de transmission des événements d’Arda. Mais d’autres textes de Tolkien disent  qu’elle existe bel et bien et constitue même un problème épineux pour assurer  la cohérence de l’équilibre interne des récits.
[21] Melkor est  l’équivalent chez Tolkien du Satan chrétien, l’ange déchu. Il est l’un des Valar  venus sur Arda et jouera un très grand rôle dans les événements contés dans  le Silmarillion.
[22] Le Silmarillion,  p. 58
[23] Ibid.,  p. 228 : « [Beren] entonna en réponse un chant de défi qu'il avait  fait en l'honneur des Sept Étoiles, la Faucille des Valar que Varda avait suspendue  au nord pour annoncer la chute de Morgoth »
[24] Morgoth est  l’autre nom de Melkor que lui donna le premier Fëanor  après le vol des Silmarils (cf. l’index du Silmarillion). Nous y reviendrons.
 

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#2 09-05-2002 14:52

Cedric
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Re : La place du Destin dans 'Le Silmarillion'

Poursuivons cet essai avec la mise en relief des premières incertitudes...


3.2.  Les Incertitudes

Les quelques éléments développés dans le précédent chapitre pourraient nous faire  croire que toute la Vie sur Arda est prédéterminée, que tous les événements qui  s’y dérouleront ne sont que l’accomplissement d’une volonté supérieure, celle  d’Ilúvatar.
Pourtant, derrière cette apparente certitude se cache bien des incertitudes et  à nos précédentes affirmations plutôt péremptoires, nous devons opposer des objections  qui viennent teinter de doutes notre propos. Si elles ne réfutent par l’existence  du destin, elles apportent une nuance non négligeable qui avancent sans doute  possible que le destin, certes existe, mais n’est pas connu dans son entier.
Le premier bémol vient de la perception imparfaite que les Valar ont eu de la  Musique. À cela, il y a plusieurs raisons. Les premières tiennent aux Valar eux-mêmes  alors que Ilúvatar a lui aussi une part de « responsabilité ».


3.2.1.      La perception de  la Musique

Pour avoir une connaissance parfaite de l’avenir d’Arda il faut avoir la pleine  perception et interprétation de la Musique. La Musique est la pensée d’Ilúvatar,  on ne peut la connaître qu’à une seule condition, être Ilúvatar. Chose évidemment  impossible car il ne peut y avoir qu’un seul Dieu. Notre première conclusion implique  donc que nul ne connaît la Musique dans son entier.
En effet, la nature même des Valar ne leur permet pas en effet d’avoir une pleine  compréhension de l’avenir « car chacun [des Ainur] ne comprenait que cette  part de l'esprit d'Ilúvatar[25] ». On peut alors supposer (sûrement à  juste titre) que chaque Vala n’a une vision claire de l’avenir que pour ce qui  le préoccupe directement. Ulmo, « Seigneur des Eaux et Roi de la Mer[26] » même s’il fut « plus  que tout autre pénétré de sa [à Ilúvatar] musique[27] »  s’est a priori surtout intéressé à la partie de la Musique qui montrait les rivières,  les mers et les océans, aux pluies et aux tempêtes. Nous avons un autre témoignage  qui montre que tous les Valar n’ont pas la même connaissance du Destin et de l’avenir  des choses grâce à Yavanna. C’est en effet d’Aulë que celle-ci apprendra que la  venue des Enfants d’Ilúvatar mettra en péril certaines de ses créations (on peut  citer notamment les arbres) du fait de leurs besoins, ce dont elle ne se doutait  aucunement[28].
Cette perception partielle a abouti à ce que les Ainur n’ont compris « qu'imparfaitement  le thème qui les avait introduits dans la Grande Musique[29] ».
Une autre des raisons vient des « fautes d’inattention » des Valar tel  Manwë qui « eut l'impression que la Musique […] chargée de significations  […] qu'il avait jusqu'alors entendues sans y prendre garde.[30] ». Ici, il nous plaît à croire que les  Valar étaient plus absorbés par la contemplation du Thème magnifique qu’ils entendaient  qu'à essayer de le décrypter mais cette « inattention » participe à  certaines lacunes des connaissances des Valar.
L’autre preuve de leur méconnaissance tient à ce que malgré la connaissance que  les Valar ont d’Arda, la réalisation des événements prédits leur apparaît toujours  comme un miracle et sauront toujours s’étonner de la beauté du monde, de leurs  habitants, mais aussi de leur propre création. Cela est particulièrement vrai  à propos de leur découverte des Elfes comme Oromë qui « resta émerveillé  en regardant les Elfes, comme s'ils étaient apparus de manière soudaine et inattendue[31] ».
Les Valar semblent ne pas réaliser la portée et la réalité de leur œuvre. Pour  eux « tout ce qui a pu être prédit avant le Monde par la Musique ou prévu  grâce à une vision, quand cela arrive véritablement sur Eä, paraît alors quelque  chose de nouveau et d'imprévu.[32] ». Ils paraissent, tout comme pour  la Musique, se délecter  de la beauté d’Arda.
Concluons pour dire que la somme des savoir de chacun des Valar ne leur confère  pas toute la sagesse possible et qu’il demeure certains événements « qu'ils  ne peuvent voir, pas même rassemblés en conseil[33] ».


[25] Ibid., p. 13
 
[26]   cf. l’index du Silmarillion
 
[27] Ibid., p. 19
 
[28] Ibid., p. 53-55
 
[29] Ibid., p. 48
 
[30]   Ibid., p. 54 
 
[31]   Ibid., p. 59
 
[32]   Ibid., p. 59
 
[33] Ibid., p. 17
 

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#3 11-05-2002 00:56

sosryko
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Re : La place du Destin dans 'Le Silmarillion'

juste une question sur le Silmarillion :
le Silmarillion, édition posthume, est-il donc vraiment une oeuvre cohérente au point qu'il faille se "restreindre" à une seule version?
Cette version a été retravaillée par le fils, non?
Ne risque-t-on pas de passer à côté de détails glanés dans les HoME qui pourraient affiner la recherche?
Comment aborder, par exemple, le cas de la Dernière Bataille (dont le destin est fixé) et qui est évoquée une seule fois dans le Silmarillion [QS,II;p.52] dans le cadre justement d'une prophétie de Mandos? (cette bataillee n'est décrite que dans les HoME, non?)

et puis, s'il y a effectivement des contradictions entre le Silmarillion et les textes de HoME à propos du rôle du Destin, ne faudra-til pas quand même les comparer pour voir s'il y a eu évolution du concept chez Tolkien?
Mais c'est sûr, la recherche, ne serait-ce que pour constituer une chronologie de l'apparition du concept de Destin, s'en trouverait grandement étendue et donc plus laborieuse.

chaque chose en son temps, diras-tu,
et d'autant plus que tu fais très bien les choses ;-)

Sosryko

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#4 11-05-2002 19:36

Cedric
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Re : La place du Destin dans 'Le Silmarillion'

Merci Sosryko pour ce premier commentaire.
Je ne puis qu'être en total accord avec toi : Le Silmarillion peut souffrir d'imperfections car il est, et il restera, une oeuvre posthume, compilation arbitraire de textes que son auteur aurait pu critiquer.

Cela dit, Le Silmarillion a été publié et demeure un ouvrage incontournable qui répond à quantité de questions et en pose bien d'autres.

Je suis conscient qu'étuidier "seulement" le Silmarillion n'est pas suffisant mais que HoME doit être utilisé davantage.
Cela dit, et je le regrette, je n'aurai pas le temps en ce moment pour élargir le champ de recherche à l'ensemble des textes pour en retirer les éléments qui intéressent le sujet. Donc, pour le moment, je me restreindrai au seul Silmarillion avec cependant, exception incontournable, la mise en évidence de texte comme ce que l'on peut appeler "La Seconde Prophétie de Mandos" (celle qui parle de la Dernière Bataille).

Malgré cette restriction, je crois tout de même qu'il y a de quoi apprendre diverses choses tout au long des messages que je vous proposerai ;-)


Cédric.

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#5 14-05-2002 03:43

Cedric
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Re : La place du Destin dans 'Le Silmarillion'

Tâchons de ne pas nous arrêter en si bon (?) chemin ;-)



4.2.2.      Les secrets d’Ilúvatar

      Plus que quiconque, c’est incontestable, c’est à Ilúvatar qu’incombe  la faute des insuffisances de la connaissance du Destin.
  Nous parlions de la mauvaise perception des Valar par leur seule faute mais nous  pouvons leur trouver des « circonstances atténuantes » car Ilúvatar  n’a pas permis que cela soit autrement : la vision qu’il leur a proposé « fut  brève et trop tôt disparue[34] ».
Vous l’aurez remarqué dans une précédente citation, même Mandos ne connaît pas  tout car il « connaît toutes les choses à venir sauf ce qui est resté  du domaine d'Ilúvatar. ». C’est un autre élément qui abonde dans notre sens,  il y en a de nombreux autres car on peut lire par ailleurs, même s’il est vrai  qu’il a révélé la Musique, que Ilúvatar garde par-devers lui un certain nombre  d’éléments car il « n'a révélé à personne ce qu'il garde en réserve[35] ». 
      Du moment où la Musique s’arrête, la seule indication que nous ayons  est celle qui précise « que la vision s'arrêta avec l'accomplissement de  la Domination des Humains et l'effacement des Premiers-Nés, et c'est pourquoi,  bien que la Musique enveloppe toutes choses, les Valar n'ont pas vu de leurs yeux  les Derniers Temps ni la fin du Monde.[36] ».
Ce dernier extrait soulève plusieurs inconnues importantes que nous allons observer  plus en détail.


      Les Enfants d’Ilúvatar

      Les Ainur ont vu dans la Musique la présence des Enfants d’Ilúvatar  et leur venue prochaine sur Arda. Même si « aucun des Ainur ne prit part  à leur création[37] » proprement  dite puisqu’ils « ne furent conçus que par Lui[38] »,  ce sont eux qui prirent la plus grande part à « la création de leur demeure[39] ».  Pourtant, ils ne purent « prédire au jour près le moment[40] »  qu’Ilúvatar a choisi pour leur arrivée sur Arda. Cette ignorance les fera partir  en guerre contre Melkor pour éviter qu’ils ne tombent sous sa domination.
  Les Enfants d’Ilúvatar sont, nous le savons, les Elfes et les Hommes. On le verra,  leur destin est différent en bien des points.

      Le Destin des Enfants d’Ilúvatar
      Le chapitre XII du Silmarillion, Les Humains, donne  quelques indications ce que sera le destin des « Nouveaux Venus ». Nous  apprenons par exemple que la « Musique des Ainur […] fixe le destin de tous  les autres êtres[41] », par  conséquent, au contraire des Elfes, les Humains n’y sont pas sujets, ou tout au  moins il est inconnu d’eux. Cette spécificité fait apparaître une caractéristique  majeure du genre humain : le Libre-Arbitre et la Mort.
       
     a) Le Libre-Arbitre
       L’absence des Humains de la Musique s’accompagne de qualités que les Elfes  a priori non pas, en tout cas non affirmées aussi nettement. Ilúvatar souhaita  en effet que les humains  « soient toujours en quête des limites du monde  et au-delà[42] » et surtout « qu'ils  aient le courage de façonner leur vie, parmi les hasards et les forces qui régissent  le monde[43] ».
      Bien évidemment, les Elfes ont eux-aussi leur libre-arbitre mais leurs gestes  seraient, dirait-on, davantage ancrés dans un ordre naturel des choses, que leurs  actions seraient pratiquement sans surprise. Impression qui sera confirmée plus  tard par la voix de Mandos, nous en reparlerons.
      Revenons maintenant sur une précédente citation à propos des  humains : « […] aient le courage de façonner leur vie, parmi  les hasards et les forces qui régissent le monde[44] ».  L’utilisation de termes comme « façonner » et « hasards »  évoquent incontestablement l’idée d’une évolution plus libre des hommes. Mais  que représente donc ces « forces » si ce n’est la Musique elle-même  et ce que les Valar y ont vu ?
  Peut-on alors se poser la question de savoir si nous ne devrions pas opposer « forces »  et « hasards » comme on le ferait pour « destin » et « libre-arbitre » ?
      Que ce soit parce que les humains n’ont jamais été au contact des  Valar, que le destin est effectivement tout à fait absent de leur vie ou qu’Ilúvatar  ne permet pas que l’on révèle ce qui les attend, toujours est-il que Mandos n’aura  pas de parole prophétique les concernant.
      Nous reviendrons plus en détail sur cet aspect fondamental de la vie des  Enfants d’Ilúvatar pour tenter de savoir dans quelle mesure le libre-arbitre guide  ou non leurs actions.

       b) La Mort
      Cette liberté d’évolution des Humains s’accompagne d’une « contrepartie »  que les Humains finiront par regretter. C’est le « Don d’Ilúvatar[45] »,  synonyme pour eux d’une présence limitée dans le temps sur Arda, autrement dit,  la Mort.
  Alors que les Elfes « restent et resteront jusqu'à la fin des Temps[46] »  et « ne meurent pas que ne meure le monde[47] », la mort des Humains  « est leur destin[48] ».
      Les Elfes ne se sentent pas concernés par la Mort mais elle deviendra  l’une des préoccupations majeures des hommes car Melkor a fait se « confondre  la mort avec les ténèbres[49] »  dans leur esprit. Elle est d’autant plus redoutée qu’ils ne savent quel est leur  sort une fois mort, au contraire des Elfes qui « se retrouvent à Valinor,  dans les Palais de Mandos, d'où ils peuvent sortir au bout d'un certain temps[50] ». 
       L’un des secrets d’Ilúvatar concerne donc le devenir des Humains après la  mort, ce que le chroniqueur du Silmarillion confirme :
Le Silmarillion, p. 132
« Peut-être que le sort des hommes après la mort n'est pas dans la main des  Valar, qu'il ne fut pas même prédit par la Musique des Ainur. »
Les humains n’ont qu’une seule certitude : qu’ils mourront. En réalité, le  Mort est le seul élément connu de leur destin. Pour les Elfes, c’est l’inverse,  ils ne connaissent pas leur fin ni quand elle interviendra, non plus que  le rôle qu’ils auront à tenir.


     Une Incertitude Annoncée : la Fin du Monde

Une autre réserve qui ne concerne qu’Ilúvatar concerne la fin du monde. Le  Silmarillion ne laisse entrevoir que de rares mentions de la fin d’Arda. Tout  au plus, nous trouvons ça et là quelques allusions avec des termes comme « Fin  des Temps[51] » qui attestent,  même si l’heure et les circonstances sont inconnues, qu’un Ragnarök[52]  Tolkienien aura finalement lieu. La fin du monde est chose certaine mais on ne  sait quand elle interviendra, ce qui en fait ce que nous avons appelé « une  incertitude annoncée ».
  La fin du monde est elle aussi du ressort d’Ilúvatar : « les Valar n'ont  pas vu de leurs yeux les Derniers Temps ni la fin du Monde[53] ».
Les rares indications que nous ayons parlent d’une « Dernière Bataille »  qui se déroulera sur Arda où d’ailleurs les Nains auront à jouer un rôle et « servir  Aulë[54] pour l'aider à reconstruire Arda après la Dernière  Bataille[55] ».
Une phrase qu’il est difficile d’interpréter donne confirmation de cette Dernière  Bataille. Elle concerne Varda qui créa « Menelmacar[56]  avec sa ceinture étincelante qui annonce l'ultime bataille de la fin des temps.[57] ».  En quoi cette constellation annonce l’ultime bataille, nous sommes bien incapables  de le dire à la seule lecture du Silmarillion.
Pour en apprendre plus sur le devenir d’Arda, nous devons examiner d’autres écrits  de Tolkien comme sa correspondance qui laisse entrevoir ce que sera cette apocalypse.  Une nouvelle fois, ce sont les paroles de Mandos qui nous donnerons une indication  des plus instructives. Si vous voulez satisfaire votre curiosité, nous vous renvoyons  à la lecture de The Shapping of Middle-Earth[58],  où vous pourrez (re)découvrir ce que nous pourrions appeler la « Seconde  Prophétie de Mandos »[59].
Pourtant, le monde renaîtra de la même manière qu’il a vu initialement le jour  car il est dit qu’« une musique encore plus grande, celle des chœurs des  Ainur et des Enfants d'Ilúvatar, doive s'élever devant Eru après la fin des temps[60] ».  A ce moment seulement, « tous […] comprendront pleinement la partie qu'il  leur a destinée, chacun atteindra à la compréhension des autres[61] ». 
Peut-être alors que les acteurs de ce monde nouveau atteindront la plénitude du  savoir et, contrairement à leur prédécesseurs, connaîtront leur Destin ?
Naturellement, c’est Ilúvatar qui conclura nos différentes questions en restituant  l’une de ses paroles à Manwë lorsqu’il lui dit : « Un seul des Valar  croirait-il que je n'ai pas entendu la Musique tout entière, jusqu'au moindre  soupir de la plus faible voix ? »[62].
Ce témoignage rapporté par Manwë est la preuve, difficilement contestable, que  le Destin existe bel et bien sur Arda, même si les Valar et encore moins les principaux  intéressés ne le connaissent pas.


[34] Ibid., p. 57 
[35] Ibid.,   p. 17
[36] Ibid., p. 20
[37] Ibid., p. 17
[38] Ibid., p. 17
[39] Ibid., p. 17
[40] Ibid.,   p. 57
[41] Ibid., p. 17
[42] Ibid., p. 48
[43] Ibid., p. 48
[44] Ibid., p. 48
[45] Ibid., p. 49
[46] Ibid.
[47] Ibid.
[48] Ibid.
[49] Ibid.
[50] Ibid.
[51] Ibid., pp. 14, 49, 52, 58, 82, 104 et 111
[52] On trouve   ce mot (que Régis Boyer traduit par « Consommation du Destin des Puissances »)   dans la correspondance de Tolkien : cf. The Letters of J.R.R. Tolkien,   la lettre 83 et la très intéressante lettre 131.
[53] Le Silmarillion,   p. 17
[54] Un autre des Valar qui conçut les Nains.
[55] Le Silmarillion,   p. 52
[56] Une constellation d’étoile, la constellation d'Orion   (cf. l’index du Silmarillion)
[57] Le Silmarillion, p. 58
[58] The Shapping of Middle-Earth, George Allen   & Unwin, 1986 (non traduit) : quatrième tome de The History of Middle-earth.
[59] The Shapping of Middle-Earth, pp. (40-1,   73), 165, 205, 253
[60] Le Silmarillion, p. 14
[61] Ibid., p. 14
[62] Ibid., p. 54-55

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#6 15-05-2002 19:43

Cedric
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Re : La place du Destin dans 'Le Silmarillion'

Un petit paragraphe, pour vous aider à attendre la suite ;-)


5. UN DESTIN ALTERE

Dans cette nouvelle partie de notre étude, nous devons considérer une autre définition du Destin et accepter que celui-ci peut ne pas être immuable, que son cours peut être dévié, que (pour reprendre l'analogie du métier à tisser de Vairë) de nouveaux fils peuvent être insérés dans la trame initiale du Destin.
À cette condition seulement, nous pourrons croire que les points que nous développerons ci-après ne sont pas l'œuvre consciente d'Ilúvatar. Mais adopter cette définition revient à dire qu'Ilúvatar n'est pas le Dieu omniscient et omnipotent, ce que l'on peut tout à fait contester.

Cette précaution prise, nous croyons que certains " parasites " viennent perturber le Destin, sauf bien sûr de ce qui relève des certitudes que nous avons développées plus tôt.


5.1. Melkor

Le premier élément qui viendra troubler la beauté et la sérénité de la Musique est la part dans sa composition que prendra Melkor, l'un des Valar, " le plus puissant d'entre eux  "63. Melkor a introduit ses propres notes et accords et a altéré la symphonie initiale quand  " il [lui] vint au cœur d'y mêler des thèmes venus de ses propres pensées et qui ne s'accordaient pas au thème d'Ilúvatar64. ".

Malgré l'intervention d'Ilúvatar pour corriger les imperfections de Melkor, la Musique en sortira troublée, irrémédiablement corrompue. Plus que cette intrusion dans cette harmonie, Melkor deviendra l'incarnation du Mal sur Arda, déclencheur des malheurs à venir. Par sa propre interprétation de la Musique il fera douter certains Ainur qui se rallieront à lui, concourrant eux-aussi à ne pas interpréter la Musique dans son originalité, amenant la corruption là où elle n'existait pas.
Par la suite, Melkor n'aura de cesse de défaire ce qui a été fait, de détruire ce qui a été construit, de s'opposer aux Valar et finalement de provoquer la ruine des Elfes.
    Si le Destin est contenu dans son entier dans la Musique originale, les discordances qu'y a apporté Melkor contribuent certainement à une modification de celle-ci, et par voie de conséquence, à une altération du Destin des Enfants d'Ilúvatar, ou plutôt comme nous le disions plus haut, de celui des Elfes en particulier.


Melkor, s'il trouble l'esprit et le destin des autres, est également victime d'une certaine inquiétude à son propre endroit car il connaît celui qui précipitera sa fin. De son combat avec Fingolfin, et même s'il en sorti victorieux, il garde le souvenir cuisant d'une lourde blessure65. Melkor n'aura plus de cesse de haïr ceux de la maison de Fingolfin " parce qu'elle avait l'amitié de son ennemi Ulmo66 " mais aussi et surtout parce que Turgon était celui qu'il craignait le plus " car il l'avait déjà remarqué à Valinor : chaque fois qu'il s'approchait de lui une ombre venait peser sur son esprit, annonçant que, dans un avenir encore inconnu, c'est de Turgon que viendrait sa ruine.67 ".
En tentant de modifier le destin de ceux de la maison de Fingolfin - c'est à dire précipiter leur mort - il espère pouvoir transformer le sien et contredire cet ombre qui annonce sa ruine. Cette appréhension, surprenante de la part d'une des créatures les plus puissantes d'Arda, montre bel et bien que le destin est une réalité, que l'on peut y croire et s'en préoccuper, que l'on peut essayer de le dévier.



[63] Ibid., p. 16
[64] Ibid., p. 14
[65] Ibid., p. 200 : " Fingolfin lui trancha le pied de son épée Ringil et un sang noir et fumant jaillit qui remplit tous les cratères creusés par Grond. "
[66] Ibid., p. 259
[67] Ibid.

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#7 16-05-2002 07:23

sosryko
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Re : La place du Destin dans 'Le Silmarillion'

Je reprends, pour compléter ce que tu viens de dire, une citation de Morgoth que tu nous as donnée aujourd'hui-même dans un autre fuseau (La pensée des humains):

Tu as osé te moquer de moi, défier la puissance de Melkor, le Maître du destin d'Arda.
[Le Silmarillion, QS, 20.La Cinquième Bataille, éd. Pocket, p.260]

Dans cette fausse auto-proclamation de toute puissance de la part de Morgoth pointe une vérité : aux deux thèmes musicaux, celui d'Eru et celui de Melkor, correspondent bien deux Destins qui s'opposent dans et pour Arda. L'un pour la bénir (Arda the Blessed, Arda Complete, Arda Unmarred, Second Arda, New Arda), l'autre pour la maudire (Arda Marred).
Le mensonge est dans le fait que Morgoth n'est pas le 'maître' du/des Destin(s) : son thème et le Destin qu'il a produit sont terribles de conséquences mais finalement ce sera le Destin d'Eru qui prévaudra ; il aura été simplement retardé.

>>Cédric:En tentant de modifier le destin de ceux de la maison de Fingolfin (...) il espère pouvoir transformer le sien (...). Cette appréhension, surprenante de la part d'une des créatures les plus puissantes d'Arda,montre bel et bien que le destin est une réalité, que l'on peut y croire et s'en préoccuper, que l'on peut essayer de le dévier.

Morgoth n'est-il pas la créature la plus puissante d'Arda?

Sinon, ce comportement n'est pas surprenant, je trouve; pas plus de la part de Morgoth que de Fëanor. Tous deux connaissent leur destin personnel, mais ils ont tellement endurci leur cœur (l'un corrompu par le désir de puissance, l'autre par le désir de vengeance) que rien ne pourrait les faire revenir en arrière. Ils sont devenus des êtres dont la seule raison de vivre est de lutter avec contre ce destin, parce que l'accepter serait accepter la justice contenue dans ce destin et donc reconnaîre l'égarement de leur coeur, ce qui est désormais impossible. On peut donc essayer de dévier son destin, mais certainement pas pouvoir le modifier en s'y opposant.

Remarquons aussi que nous parlons dans les deux cas de destin (doom) au sens de malédiction (curse; cf l'utilisation visiblement équivalente de 'Curse/Doom of Mandos').
Il ne s'agit pas d'un destin pour gratifier mais d'un destin pour punir, pour stopper un être ou un peuple qui s'égare.

Pour modifier un tel destin personnel, il faudrait nécessairement l'accepter, car le pardon serait la conséquence logique de cette acceptation (acte de contrition, repentance). C'est ce comportement qui sauve Finarfin et les siens :

Ils restèrent tous debout, immobiles, et les Noldor jusqu'à leurs derniers rangs entendirent la malédiction qu'on appelle la Prophétie du Nord ou le Destin des Noldor. Ces paroles funestes annoncèrent bien des malheurs que les Noldor ne comprirent qu'après qu'ils leur furent arrivés mais, tous, ils entendirent la malédiction qui suivrait ceux qui choisiraient de partir et refuseraient de demander le pardon des Valar. (...) Beaucoup furent frappés de terreur mais Fëanor endurcit son cœur [= 'F. hardened his heart'] (...) Finarfin (...) fit demi-tour et (...) beaucoup des siens le suivirent (...) Ils reçurent le pardon des Valar.
[Le Silmarillion, QS, 9.La Fuite des Noldors, éd. Pocket, p.110-111]

On ne peut pas obtenir le pardon (= l'effacement du destin personnel) par procuration ; cf. la vaine tentative d'Ulmo ci-dessous. Il faut que ce soit une démarche personnelle. C'est ainsi que tant que Fëanor puis ses fils de Fëanor ont voulu persévérer dans le chemin de l'orgueil, il était impossible de lever la malédiction, pas même à Manwë.

On dit qu'en ce temps-là Ulmo sortit des eaux profondes, pour aller à Valinor parler aux Valar des Elfes dans le besoin, les suppliant de leur pardonner, (...) Les sages ont dit que l'heure n'était pas encore venue et qu'un être seul, qui plaiderait en personne la cause des Elfes et des Humains, implorant le pardon pour leurs mauvaises actions et la pitié pour leurs malheurs, pourrait émouvoir le conseil des Puissants. Manwë lui-même ne pouvait peut-être pas lever le serment de Fëanor avant son terme, avant que les fils de Fëanor n'eussent abandonné les Silmarils qu'ils revendiquaient impitoyablement.
[Le Silmarillion, QS, 23. Tuor et la Chute de Gondolin, éd. Pocket, p.324]

Le seul intercesseur est celui qui consacre sa vie à la réconciliation entre les Enfants d'Íluvatar et les Valar, Eärendil :

Les Valar tinrent conseil et firent venir Ulmo des profondeurs marines. Eärendil parut devant eux et leur porta le message des deux races. Il demanda pardon pour les Noldor, pitié pour leurs souffrances, grâce pour les Elfes et les Humains et secours pour leur détresse. Sa prière fut entendue.[Le Silmarillion, QS, 24. Le voyage d'Eärendil, éd. Pocket, p.329]

Lorsque Mandos ajoute (p.329) " Mais les Noldor, qui ont volontairement choisi l'exil, ne peuvent retourner [en Valinor]", cela signifie qu'ils ne pourront être pardonnés qu'à la seule condition qu'ils abandonnent volontairement leur mauvaise voie.
On en a la preuve avec Manwë lui-même qui envoie son héraut (p.334) pour annoncer un message à tous les Elfes de Beleriand, les conviant à revenir à Valinor, les fils de Fëanor (Maedhros et Maglor) devant être jugés par les Valars.
On voit que Maglor est tenté de se repentir (il veut briser le serment, reconnaissant le mal qu'il ont fait ; p.335), mais sa faible lucidité disparaît devant l'obstination de Maedhros. En refusant à nouveau la possiblité de revenir en arrière, ils signent là leur condamnation ultime.
Quant aux autres qui ont accepté de revenir à valinor :

Ils trouvèrent à nouveau le pardon des Valar et l'amour de Manwë, les Teleri oublièrent leur ancienne rancune et la malédiction fut oubliée.
[Le Silmarillion, QS, 24. Le voyage d'Eärendil, éd. Pocket, p.336]

Tout ce langage (faire 'demi-tour', 'malédiction', 'malédiction oubliée', 'pardon', 'endurcit son cœur', 'pitié', 'souffrances', 'grâce', 'prière', 'amour') relève d'une thématique biblique à cheval entre l'Ancien Testament et le Nouveau (et plus particulièrement de l'épître aux Hébreux).
Mais il s'agit d'un autre sujet que celui de ce fuseau, son importance que je découvre, fait qu'il me faudra le temps de la réflexion pour le présenter correctement.

Sosryko

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#8 16-05-2002 07:30

sosryko
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Re : La place du Destin dans 'Le Silmarillion'

hum...à force de vérifier mes tags, j'en ai oublié  du coup ma conclusion.
Juste pour dire qu'au Destin du monde, irrévocable, le destin personnel (= 'la malédiction') peut être couvert (='oubliée') par le pardon (= la Grâce; c'est elle que j'opposerai au Destin plutôt que la Providence).
Et c'est la manière dont les Enfants d'iluvatar acceptent ou refusent leur destin personnel qui retarde ou précipite le Destin d'Arda.

S.

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#9 16-05-2002 19:01

Cedric
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Re : La place du Destin dans 'Le Silmarillion'

Merci beaucoup Sosryko pour ta participation à cette réflexion.

J'adhère à tes différentes remarques qui viennent complèter de belle manière (comme à chaque fois dans tes interventions) ce débat.
Je te ferai une première réponse pour revenir sur un point que tu évoques. Lorsque tu dis :
On ne peut pas obtenir le pardon (= l'effacement du destin personnel) par procuration ; cf. la vaine tentative d'Ulmo ci-dessous. Il faut que ce soit une démarche personnelle. C'est ainsi que tant que Fëanor puis ses fils de Fëanor ont voulu persévérer dans le chemin de l'orgueil, il était impossible de lever la malédiction, pas même à Manwë.

Je ne suis pas sûr en fait que cette demarche aurait suffi. J'ai l'impression que le serment prononcé par Fëanor et ses fils est en dehors de tout retour en arrière.
En effet, dans Le Silmarillion (éd. Pocket, p. 103-104), on trouve deux précisions que je crois importantes (bizarrement, elles semblent contredire d'autres points relevés par ailleurs). L'une précise qu'"ils prirent pour témoins Manwë et Varda", ce qui, je crois, tend à montrer que ces témoins ont une importance non négligeables, qu'ils sont en quelque sorte "garant" de cet engagement.

Le passage suivant me paraît quant à lui apporter une réponse nette et sans appel : "un serment que nul ne pourrait briser ni reprendre même au nom d'Ilúvatar, sans attirer sur sa tête les Ténèbres Eternelles".
Ainsi, on dirait bien que Fëanor et ses fils devront boire la coupe jusqu'à la lie, ce qu'ils ont effectivement du faire...


Cédric.



Sinon, pour le reste de cett étude, voici le plan (non définitif ;-) que j'ambitionne :

5.2.    ULMO   

6.    LA VENUE DES ELFES   
6.1.    UN NOUVEAU FIL   
6.2.    VALINOR   
6.3.    LES SILMARILS   
6.4.    LE SERMENT DE FËANOR

7.    LES HUMAINS   
7.1.    TÚRIN TURAMBAR   
7.2.    BEREN & LÚTHIEN   
7.2.1.    Huan   

8.    L'ATTITUDE FACE AU DESTIN   
8.1.    L'ACCEPTATION   
9.2.    LE REFUS   

9.    DES CRÉATURES CLAIRVOYANTES   

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#10 16-05-2002 19:13

sosryko
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Re : La place du Destin dans 'Le Silmarillion'

j'ai anticipé, c'est ça? ;-)

>>Cédric:Je ne suis pas sûr en fait que cette demarche aurait suffi. J'ai l'impression que le serment prononcé par Fëanor et ses fils est en dehors de tout retour en arrière.

Cette démarche à largement suffi pour tous les elfes de Beleriand.
Elle aurait suffi aussi aux fils de Feanor s'ils en avaient été capables, mais ce n'était plus le cas; et ce depuis leur serment.
Ne faut-il pas alors dissocier le Destin des Noldor et les conséquences du Serment de la maison de Feanor qui ajoute au destin personnel qu'on peut modifier une fatalité irrévocable?
c'est au moment du serment (qui utilise la/les divinités; lasphème et dans l'AT et dans le NT) que l'irréparable se produit. Il faudra y revenir. Je compte sur toi ;-))

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#11 16-05-2002 19:31

Cedric
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Re : La place du Destin dans 'Le Silmarillion'

Sosryko > "lasphème et dans l'AT et dans le NT"

Heu, qu'as-tu voulu dire, là ? ??? ;-)


Cédric.

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#12 16-05-2002 21:11

sosryko
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Re : La place du Destin dans 'Le Silmarillion'

voilà ce qui arrive quand tu es pressé et qu'une réunion entre collègues de travail t'attend ;-)
un 'b' a sauté : je voulais écrire "blasphème et dans l'A(ncien) T(estament) et dans le N(ouveau) T(estament)" [pour continuer de mettre en évidence un Tolkien qui ne contredit pas sa foi en mettant en scène un héros passionnant mais avant tout orgueilleux et et rebelle; là enocre, à developper ultérieurement]
Désolé :-(

S.

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#13 19-05-2002 16:30

Elenillor
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Re : La place du Destin dans 'Le Silmarillion'

Un article passionant Cédric. Il y a un ou deux points sur lesquels je suis en désacord avec toi cependant. J'y reviendrai.

Emeric
Well I'm back, he said.

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#14 27-08-2002 02:02

stonelas
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Re : La place du Destin dans 'Le Silmarillion'

Cedric >>

a) Le Libre-Arbitre
(...) Nous reviendrons plus en détail sur cet aspect fondamental de la vie des Enfants d’Ilúvatar pour tenter de savoir dans quelle mesure le libre-arbitre guide ou non leurs actions.

Où en es tu ?

stonelas, impatient :-)

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#15 27-08-2002 19:00

Cedric
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Re : La place du Destin dans 'Le Silmarillion'

> Où en es tu ?

Eh bien, je le regrette, mais je n'ai guère avancé sur ces points là. Merci de t'en inquiéter, cela me donnera certainement envie de m'y replonger ;-)

Elenillor, je suis à ta disposition pour discuter des différents points que tu aimerais nuancer.


Cédric.

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#16 28-08-2002 17:41

Elenillor
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Re : La place du Destin dans 'Le Silmarillion'

J avais oublie ce fuseau... Apres 4 mois, je vais juste te demander un peu de temps, celui de rassembler mes idees ;-)

Emeric

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#17 02-09-2019 12:45

Yyr
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Re : La place du Destin dans 'Le Silmarillion'

Alors je ne sais pas où en sont Elenillor et Cédric ;) mais, en attendant, voici un fuseau consacré à la question du libre arbitre.

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