FRAGMENTS D’HISTOIRE

par Cédric Fockeu

 

Celegorm tomba sous l’épée de Dior, et Curufin, et le sombre Caranthir, mais Dior aussi fut tué, avec sa femme Nimloth,
et les cruels serviteurs de Celegorm prirent ses jeunes fils et les abandonnèrent dans la forêt pour qu’ils meurent de faim.
Maedhros eut tout de même du remords de cette action, et il les chercha longtemps dans les bois de Doriath,
mais ses recherches furent vaines et nul chant ne nous apprend le sort d’Eluréd et d’Elurín.

 Le Silmarillion, éditions Pocket, p.314.

Nul chant ne raconte le sort d’Eluréd et d’Elurín car aucun des sages de la Terre du Milieu, même parmi les plus grands des Elfes et des Hommes, ne sait ce qu’il advint d’eux.En vérité, funeste fut leur destin et sur la Terre du Milieu, seules les créatures de Melkor le connaissent en partie et tremblent encore au souvenir de ces deux frères, petits-fils du plus courageux des Hommes et de la plus belle des Enfants d’Ilúvatar, Beren et Lúthien.

Sauron était de ces créatures et lui aussi garde le souvenir de sa Peur lors de leur rencontre.

Aucun Adan ni Elda de la Terre du Milieu n’a jamais entendu ce récit et on ne le connaît qu’en Valinor. Il est le symbole du combat des Premiers-Nés sur la Terre du Milieu et des souffrances qu’ils endurent. Les Vanyar pleurent quand ils chantent ce conte et les Valar ne sont pas moins tristes. Mais le serment de Fëanor ne pouvait être défait. Le temps de la Guerre de la Grande Colère n’était pas encore arrivé.

Maedhros, tourmenté par ses actions, chercha longtemps à réparer ses torts et tenta de retrouver ceux qu’il avait abandonnés dans la forêt. Le remords le hantait et cette action ainsi que tant d’autres eurent raison de son esprit et il se donna la mort comme il est conté dans « Le Voyage d’Eärendil et la Guerre de la Grande Colère ».

Les deux frères furent attachés et abandonnés dans la forêt. Celegorm n’avait pas donné l’ordre de les mettre à mort, car peut-être avait-il regretté ses actions passées. Il y avait déjà eu tant de sang versé…

Bien près de rejoindre les Cavernes de Mandos étaient Eluréd et Elurín mais il n’était pas écrit qu’ils dussent déjà quitter la Terre du Milieu. Eluréd et Elurín eurent tôt fait de se libérer de leurs liens. Même blessés au cours des combats et affligés par la mort de leurs parents, ils avaient survécu. Se nourrissant de plantes, de racines et de tout ce qui pouvait leur conférer quelque vigueur, ils n’avaient pas perdu toute leur force vitale car leur volonté toute entière était tournée vers la survie. La colère les animait et chacun trouvait, dans la présence de l’autre, un courage nouveau.

C’est à la mort de Beren et Lúthien que les Elfes de Tol Galen voulurent quitter ces lieux où l’absence de ceux qu’ils aimaient était trop forte. Ils décidèrent alors de partir pour Doriath. La joie était dans leur cour à l’idée de retrouver à Doriath ceux qu’ils connaissaient mieux que quiconque, les enfants de Beren et de Lúthien.

La tragédie et la ruine advenues du serment des enfants de Fëanor n’étaient pas encore connues d’eux. Alors leur étonnement fut grand lorsqu’ils rencontrèrent des patrouilles d’Orcs aux abords intérieurs du Royaume de Dior, maintenant défait. Les Elfes bataillèrent et mirent en déroute ces Orcs encore hésitants à pénétrer au cour même de Doriath. Mais l’inquiétude hâtait maintenant leurs pas. Le Royaume Béni de Dior et d’Elu Thingol et Melian la Maia avant lui, semblait éteint. Aucun rossignol ne faisait plus entendre ses trilles, les animaux rejoignaient leurs terriers et fuyaient au moindre bruit. L’hiver approchait doucement, bientôt froid et mordant, un vent glacial soufflerait du Nord sans discontinuer. La nourriture se ferait rare et entamerait les chances de survie des deux frères. Pour le moment les nuages noirs s’amoncelaient, sombre présage, aux frontières maintenant ouvertes de Doriath.

C’est avec prudence que Berendili, le chef de ce groupe, nommé ainsi en raison de sa grande amitié pour Beren, ordonna une halte pour la nuit après bien des lieues parcourues, sous une bonne garde.

Eluréd et Elurín étaient encore dans cette forêt, hagards, effondrés que des Elfes aient pu tuer des Elfes. Malgré leurs efforts, leur situation s’était dégradée. Leur santé vacillait en l’absence de soins efficaces et d’un repos qu’ils ne pouvaient s’accorder. De plus, ils étaient hors de tout espoir de rejoindre leur semblables, encerclés qu’ils étaient par les troupes de Melkor qui bientôt envahiraient Doriath. Et seuls, ils ne pourraient résister longtemps.

De stature semblable, ils pouvaient passer pour des jumeaux. Eluréd était l’aîné et éprouvait un amour plus que fraternel envers Elurín car il était maintenant sa seule famille. Tous deux étaient d’un caractère volontaire et d’un courage sans égal. Ils étaient prompts à la réflexion et plus encore à l’action.

Même s’ils ignoraient le sort de leur sour Elwing, ils espéraient qu’elle avait échappé à la bataille de Doriath et emporté le Silmaril loin de la malédiction qui accompagnait les fils de Fëanor.

Mais la fortune leur sourit à nouveau quand advint le moment où ils parvinrent au camp de ceux qu’ils avaient connus dans leur enfance. Leurs retrouvailles furent une véritable chance. La compagnie de Berendili ne s’attendait pas à rencontrer les fils de Dior en cet endroit. Eluréd et Elurín n’étaient plus que l’ombre d’eux-mêmes. Leurs visages étaient émaciés et leurs yeux reflétaient une grande lassitude, c’est pourquoi ils ne furent reconnus qu’à grand peine par leurs amis d’enfance. Les deux frères décrivirent l’attaque des fils de Fëanor, la bataille de Doriath et la mort de nombre de ses habitants, y compris leurs parents. Puis comment ils furent abandonnés dans cette forêt, dénués de tout, promis à souffrir du froid, de la faim et du chagrin devant tant de cruauté. La stupéfaction de Berendili fut grande mais il connaissait, comme tous les Eldar de la Terre du Milieu, les sombres actions passées de Maedhros et ses frères.

Tous leur demandèrent ce qu’il était advenu de leur sour Elwing et du Silmaril. Ceci, ils ne le surent jamais. Mais en leur cour, tout leur disait que jamais le Silmaril ne serait aux mains d’Êtres mauvais, ce en quoi ils avaient raison.

En cette compagnie, Eluréd et Elurín retrouvèrent l’envie de vivre et de faire payer à Melkor le malheur, qui par sa faute, les avait frappés, eux et leurs familles.

Berendili utilisa toute sa science à guérir les deux frères, mais Eluréd et Elurín étaient les descendants de Beren et de Lúthien, leur guérison fut rapide et de nouveaux projets naquirent en eux. De plus, tout comme leur père, Eluréd et Elurín avaient choisi le destin des Elfes et de demeurer sur Arda jusqu’à la Fin des Temps. Ils étaient donc comptés parmi les Premiers-Nés et étaient dotés d’une plus grande volonté et d’une faculté de guérison que n’ont pas les Hommes.

Leur première impulsion fut de retrouver les fils de Fëanor et de mettre fin à leur folie, car la discorde devait cesser entre les Elfes. Berendili n’était pas de cet avis car rien, à ses yeux, ne saurait rompre le serment auquel ils étaient liés si ce n’est l’intervention des Valar eux-mêmes. Il ne voulait pas une nouvelle bataille entre Elfes car elle ne ferait qu’accroître leur chagrin et réjouirait trop Melkor. Ils suivirent sa sagesse et ses conseils.

Cependant, rien ni personne n’aurait pu les empêcher de lutter et de frapper le royaume de Melkor, et d’ici peu, pendant qu’il en était encore temps, ils prendraient le chemin de Menegroth pour s’enquérir de quelques-unes des armes qui firent la gloire des Eldar sur les Champs de Bataille.

Avant leur départ, à la lumière d’un feu qu’ils voulurent discret, toute la compagnie se remémora les exploits de Beren et de Lúthien, la vie dans les Mille Cavernes, la beauté de l’amour entre Melian et Elu Thingol ainsi que leur grande noblesse.

Nul ne prit repos cette nuit-là, ils restèrent à méditer quelque temps à cet endroit, occupés à échafauder leurs plans pour les périodes à venir. Mais si leur intention était de porter un coup dur au règne sans partage de Melkor, ils n’en voyaient pas le moyen.

C’est d’un pas quelque peu résigné qu’ils partirent en une dernière étape vers la splendeur passée de Menegroth. Et leurs yeux leur montrèrent de bien tristes choses. Les arbres alentour étaient blessés et se mouraient, les fontaines souillées ne coulaient plus, les sculptures finement ouvragées étaient détruites, des corps sans vie gisaient encore çà et là. La folie avait fait son oeuvre, les échos de la Musique malfaisante de Melkor s’étaient fait entendre une nouvelle fois pour les plus beaux des Enfants d’Arda.

Mais il est des symboles qui ne peuvent être renversés, la salle du trône de Dior et d’Elu Thingol avant lui était intacte, les combats ne l’ayant pas atteinte. Là, on pouvait encore percevoir ce qu’était Menegroth au temps de sa magnificence. Melkor, au faîte de sa puissance, n’avait pu l’abattre, ce furent les Elfes qui tuèrent et détruisirent ce que d’autres Elfes avaient construit. D’autres salles connues seulement d’Elu et des membres de la lignée Royale avaient échappé au sac de Maedhros et ses frères. Dans une salle d’armes d’une beauté toute guerrière ils trouvèrent cottes de mailles, hauberts, épées, arcs et lances. Dans certaines de ces armes s’exprimait tout le savoir-faire des Elfes. Eluréd et Elurín se parèrent des plus belles d’entre elles car ils étaient les descendants des Rois de Menegroth. De fait, personne ne manqua d’armures pour se protéger le corps ni d’armes pour mener à bien leur périple futur.

Ce fut une troupe redoutable, farouche et d’une volonté vengeresse sans pareille qui ressortit au grand jour. Même si le combat devait être bref, la colère de Tulkas semblait les guider et ils se promirent que jamais plus ils ne vivraient cachés, à attendre une nouvelle trahison ou que les yeux des espions de Melkor ne les découvrent enfin. Ils voulaient apprendre à Melkor à les craindre et éveiller, au bruit de leurs exploits et de leur combat désespéré, l’orgueil des derniers Seigneurs des Eldar et la pitié des Puissants de Valinor.

Mais avant d’affronter la Mort, tous souhaitaient revoir une dernière fois l’endroit où ils avaient vécu heureux pendant bien des années. Ils prirent donc la route pour Tol Galen. Ce lieu Béni, nul serviteur de Melkor n’osait l’approcher, tant la beauté et le pouvoir de Beren et de Luthien étaient encore présents. Là-bas, ils trouvèrent la quiétude de l’âme et le bien-être que procure le souvenir de jours heureux. Ils oublièrent pour un temps leur deuil parmi les beautés des créations de Yavanna, Reine de la Terre. La Nature montrait encore toute sa fraîcheur, et leur douleur en fut adoucie. Ils profitèrent également de ce répit pour s’entraîner au combat et aux arts de la guerre. Ils parfaisaient leur stratégie et imaginaient une solution pour chaque situation difficile qu’ils pourraient rencontrer. Les jours passaient et ils décidèrent bientôt de prendre la route.

Ils partirent donc vers Angband. Berendili et les Elfes de Tol Galen suivirent les deux frères mais en son for intérieur Berendili doutait de la réussite des plans d’Eluréd et d’Elurín. Il combattait Melkor et ses serviteurs depuis de nombreux siècles et l’espoir l’avait quelque peu abandonné. Il était partagé entre l’idée de vivre caché et celle d’affronter ouvertement les cohortes de Melkor. Il était présent à Nirnaeth Arnoediad et avait vu nombre de ses amis mourir durant la bataille. Il avait vu les conspirations, les ruses et les trahisons d’Ulfang et de ses fils et le désastre qui avait suivi. C’est pourquoi, le doute le tenaillait.

Ils s’en allaient tous vers des endroits où la nuit était maîtresse, c’est pourquoi ils étaient tous vêtus de blanc. Le Blanc, symbole de la pureté de leur âme. Le Blanc pour combattre le Noir. Et lors des combats, les Orcs avaient la conviction de se battre contre les esprits des Elfes qui n’avaient pu rejoindre Mandos et réclamaient vengeance.

Si Fëanor avait causé la ruine des Noldor et la mort d’une multitude d’Elfes par le serment qu’il avait fait et attaché à ses fils, il avait également inventé, après Rúmil, les signes propres à conserver les histoires. Et pour ne pas que leur combat reste inconnu de leurs semblables, un des compagnons de la troupe, Tencaro consignait leurs aventures sur des parchemins. Son nom signifiait « Celui qui écrit », il était l’aîné et le plus sage du groupe. Il écrivait, au jour le jour, l’histoire qu’il vivait et prenait grand soin de ses parchemins. Il les roulait puis les cachait dans son carquois.

La rapidité et la discrétion étaient leur souci, leur détermination était froide et la pitié les avait désertés. Les monstres infâmes qui parcouraient la Terre du Milieu devaient mourir. Peu à peu, se répandit la rumeur de pertes nombreuses parmi les rangs des Orcs. On racontait comment des camps étaient attaqués durant la nuit et leurs membres exterminés. Mais à chaque fois, la troupe d’Eluréd et d’Elurín faisait un unique survivant qui était plus tard relâché, porteur d’un témoignage, terrorisé par l’aura de Justice qui émanait de ces Elfes. Les embuscades tendues de jour par les Elfes étaient nombreuses et on racontait que des nuées de flèches décimaient les rangs des Orcs sans que ceux-ci ne puissent jamais apercevoir l’ombre d’un archer. Seule une unique flèche porteuse d’un message pour Melkor les renseignait sur les auteurs de ces attaques meurtrières.

Les années passaient et ils demeuraient insaisissables. Mais tout ceci n’était que de piètres victoires. Les hordes d’Orcs étaient trop nombreuses, sans cesse les souterrains d’Angband vomissaient des légions de serviteurs de Melkor. Sauron lui-même, par jeu et par mépris, envoyait de petits groupes d’Orcs au devant de la Mort. A la fois pour harceler ces Elfes renégats mais aussi pour leur donner confiance et les pousser enfin à quelque imprudence qui causerait leur perte. Les rouages de l’esprit maléfique de Sauron ne s’arrêtaient jamais et concevaient un plan qui devait mettre fin aux agissements d’Eluréd et d’Elurín.

Berendili, quant à lui, doutait de plus en plus et en pensée s’interrogeait sur le véritable but de leur sauvage équipée en ce pays hostile. Et il augurait plus qu’il ne craignait que d’ici peu ils ne doivent tous quitter la Terre du Milieu pour les Cavernes de Mandos. Malgré tout l’Amour qu’il vouait à ses compagnons, il savait que l’Ombre de la Mort était sur eux.

En vérité, Ulmo s’inquiétait toujours du sort des Elfes et des Hommes et influait en secret sur le destin de certains des habitants de la Terre du Milieu. S’il devait non seulement parler par la bouche de Tuor pour empêcher la Chute de Gondolin, il usa encore de son pouvoir pour sauvegarder les derniers guerriers elfiques en territoire conquis par Melkor.

L’eau était son domaine, et par endroits, conservait-il quelque pouvoir. Arriva donc le jour où les ennemis jurés de Melkor cherchaient un endroit pour leur campement. Leur Nature Immortelle ne les dispensait pas du boire et du manger. C’est pourquoi ils étaient toujours à la recherche d’une source où coulerait une eau saine, qu’ils puissent utiliser pour se rafraîchir et se purifier de toute la saleté et la puanteur de ce pays de désolation. Ainsi, deux éclaireurs aperçurent un reflet scintillant au fond d’une crevasse au bord de laquelle ils marchaient. Leur vue d’Elfe leur permit de voir que l’eau était conservée dans une cavité naturelle dans la pierre et que cette eau était transparente, que le mal ne s’y était pas encore installé.

Le plus aguerri des deux éclaireurs remarqua, comme il s’apprêtait à s’en rejoindre le gros du groupe pour porter la nouvelle, une forme effilée posée sur le bord de l’anfractuosité. Les deux compagnons rebroussèrent chemin, ravis de cette découverte.

Eluréd et Elurín furent très intrigués par la forme devinée par les éclaireurs au fond de la crevasse. La nuit précédente, ils avaient tous deux rêvé de pluie, chose qui n’était jamais arrivée en ces régions, sauf au temps de la création d’Arda par les Valar. Le Feu et la Chaleur étaient ici la seule Loi, l’eau n’y avait pas sa place. Ils choisirent alors une corde et des récipients pour descendre voir cette étrangeté. La descente était difficile, la paroi était acérée et les pierres saillantes dangereuses, mais la magie et le savoir des Elfes subsistaient dans ces liens, aussi solides qu’ils le désiraient et doux à leurs mains.

Après quelques efforts, ils posèrent pied au bord du point d’eau. Elle était fraîche et limpide, Ulmo montrait là la mesure de son Pouvoir pourtant bien loin de la Mer. Ils en burent avidement mais s’arrêtèrent aussitôt car, dans le reflet troublé de l’eau, une image fugitive surgit devant eux, celle de Gothmog, Seigneur des Balrogs, le plus puissant des Maiar excepté Sauron lui-même. Et Gothmog faisait claquer ses fouets de feu et ses yeux étaient rouges du feu qui l’animait et du sang de ses victimes. Cette vision terrible disparut bientôt, mais par un curieux phénomène, elle leur donnait espoir même s’ils ignoraient pourquoi.

Une fois leur soif apaisée, ils s’intéressèrent à la forme qu’ils avaient soupçonnée du haut de la paroi, et que seul un Elfe aurait pu voir, à l’exception peut-être des messagers de Manwë, Thorondor et ceux de sa race. Ce qu’ils virent les surprit au plus haut point car rien ne pouvait laisser penser à la présence d’un tel objet en ce lieu. C’était une flèche. Une flèche Elfique dont la pointe baignait dans l’eau. Elle était sculptée dans le bois le plus précieux. Sa pointe était faite d’un alliage dont même les meilleurs forgerons d’Aulë devaient ignorer la fabrication et la substance. Cette flèche semblait d’une vélocité sans pareille et animée d’une volonté propre à percer toutes les protections, boucliers et autres cottes de mailles.

Et sous un renfoncement dans la pierre, dans une niche creusée dans la paroi à même la pierre, apparaissait un plein carquois de flèches semblables. Il était de nacre, de coquillages et autres ornements que l’on trouve dans les fonds marins. Caché, seul celui qui se tenait près du point d’eau pouvait le voir. La nature de ses matériaux et sa conception étaient inspirés des chars d’Ulmo, ses serviteurs l’avaient façonné avec le plus grand soin. Eluréd et Elurín eurent le plus grand mal à se défaire de cette vision, fascinés qu’ils demeuraient face au plus bel objet, après le Nauglamír, qu’ils eussent jamais vu. Ils s’approchèrent de la niche et en retirèrent le carquois avec onze flèches semblables à celle près du point d’eau. Un point attira leur attention car, fait étrange, le carquois portait une broderie représentant une goutte d’eau suspendue au-dessus d’une flamme. Ce motif devait avoir une signification quelconque mais elle n’apparut pas de façon évidente à leurs yeux.

Cependant, la nécessité de la prudence reprit le dessus sur leur intérêt et ils s’empressèrent de remplir leurs outres de cette eau divine. Ils remarquèrent, une fois cette tâche achevée, que rien ne subsistait de ce qui avait été un point d’eau et qu’il n’y en aurait jamais plus en cet endroit.

Eluréd se chargea de remonter avec le chargement d’eau pendant qu’Elurín passait sur son épaule ce si fantastique cadeau d’Ulmo. La joie était dans leur cour mais elle s’accompagnait d’interrogations sur la raison d’un tel présent. Arrivés au sommet, ce fut au tour de leurs compagnons impatients de s’émerveiller à la vue de ce carquois quelque peu extraordinaire. Et Berendili de s’exclamer :

« – Qu’est-ce donc que cela ?

– Les Dieux nous font signe de poursuivre notre destin, et ce présent, don d’Ulmo, devra nous servir un jour ou un autre.

– Espérons que ces flèches apporteront la victoire et non la Mort sur nos têtes ! »

Cette dernière réplique en étonna plus d’un. C’était la première fois que Berendili exprimait ses inquiétudes à haute voix. Mais les deux frères tentèrent d’apaiser ses craintes.

« – Les desseins des Valar sont parfois obscurs à nos yeux mais leur Amour pour nous, les Premiers-Nés, devra un jour se manifester à nouveau et ceci est peut-être le premier geste qu’ils font vers nous. Et nous ne pouvons le rejeter. »

Berendili approuva en silence et reprit le chemin. Tous lui emboîtèrent le pas tandis que les éclaireurs reprenaient un peu d’avance pour assurer la sécurité du groupe.

Ils marchaient d’un bon pas, l’attention en alerte mais tous s’interrogeaient sur l’usage de ces flèches. Après quelques heures, Berendili avait visiblement ressassé ses craintes et ses paroles passées. L’ennui et la honte se mêlaient sur son visage mais il était animé d’une nouvelle résolution. Il s’en venait maintenant vers Eluréd et Elurín, tous les Elfes stoppèrent et Berendili prononça ses paroles :

« – Fils de Dior, j’ai failli à la parole que je m’étais donnée et je le regrette. Sachez que le doute m’a désormais quitté. Je crois en Ulmo et en vous, ses messagers. Mais avant tout, c’est à mes parents et amis que je parle et quoique vous décidiez, toujours je vous suivrai et serai à vos côtés. »

Eluréd en fut ému et Elurín ne l’était pas moins. C’est presque d’une seule voix qu’ils répondirent que cela ils le savaient et que si le doute l’avait troublé, ils ne croyaient pas pour autant à son refus de voyager avec eux. Le destin voulait qu’ils demeurent ensemble, et ils l’assumeraient. Et tous trois étaient maintenant heureux de cette entente retrouvée. Ils en revinrent donc à leurs préoccupations et à l’observation des paysages alentour ; les Orcs étaient à leurs trousses et ils craignaient à tout moment une embuscade.

Les jours et les nuits se succédaient, la guerre était leur vie et les Orcs le savaient mieux que quiconque. Mais ils n’utilisèrent pas les douze flèches du carquois, trop précieuses, dont ils savaient qu’ils n’auraient pas de semblables.

Est-ce le hasard, est-ce une autre manifestation d’Ulmo qui leur fit découvrir les propriétés hors du commun de ces projectiles ? Nul ne le sait mais voici en vérité comment cela arriva.

C’était la nuit et pour une fois, aucune crainte ne les hantait. Ils étaient dans le creux d’un cratère, que l’on nomma par la suite Orod i Chired pour « Montagne de la Découverte ». A l’abri de regards hostiles, cette position leur conférait également de pouvoir détecter tout mouvement sur les pentes avoisinantes. La garde était nombreuse et vigilante, tout était tranquille. Pour cette occasion, un feu de bois mort flambait. Il était loin le temps du dernier feu qu’ils avaient osé allumer. Ils avaient pris garde à ne pas y adjoindre de combustible qui puisse provoquer une quelconque fumée ou odeur.

Tous ceux qui n’étaient pas de garde étaient assemblés en un cercle autour du feu. Il réchauffait les corps et les cours et à cette agréable sensation ils évoquèrent bien des souvenirs réconfortants. Plus tard dans la nuit revint la question du don qu’ils avaient reçu. Tous manipulaient à tour de rôle les flèches et le carquois mais la réponse demeurait inconnue. Or l’un deux, même si l’on n’a jamais qualifié un Elfe de maladroit, fit tomber l’une des flèches dans le feu. Tous alors furent saisis et scandalisés à l’idée de voir l’une de ses flèches se consumer et disparaître. C’est ce qu’elle fit en effet mais dans le même temps le foyer s’éteignit rapidement. La chaleur baissa instantanément jusqu’à devenir nulle puis la lumière des braises s’estompa pour disparaître. Alors, le sens de la broderie et la propriété magique de ces flèches apparurent dans toute leur évidence. Ces flèches avaient donc le même effet que l’eau, domaine d’Ulmo, et semblait pouvoir éteindre n’importe quel feu, domaine de Melkor.

Armés de ces atouts, Eluréd et Elurín savaient maintenant qu’ils pourraient porter un coup décisif au règne de Melkor et ébranler ses disciples maléfiques. Défier et éliminer le capitaine des Balrogs, Gothmog, devenait leur principal objectif. La fin de Gothmog devenait leur raison de vivre, ce pourquoi ils avaient été épargnés lors du massacre de Doriath.

Et à l’unisson s’éleva le cri de « Mort à Gothmog ! » et cela devint le message qu’ils laissèrent à chacune de leurs attaques. Inévitablement, Gothmog releva le défi…

La bataille qui devait les opposer n’était pas encore arrivée. Mais elle fut terrible pour les opposants des deux frères et de leurs compagnons mais aussi pour leurs adversaires et seul le récit de la Chute de Gondolin raconte le combat entre des Elfes et les Valaraukar, Maiar du Feu pervertis par Melkor.

Gothmog, quant à lui, ne restait pas inactif. Le cri de « Mort à Gothmog ! » et la provocation qu’il recelait avaient traversé l’espace pour être entendus de lui. Une sombre inquiétude lui pesa mais il était sûr de sa force et de son pouvoir. C’est pourquoi il allait s’avancer lui-même au combat. Cette prochaine bataille lui fit rassembler quantité de troupes. Des troupes d’Orcs, de Loups et de Trolls furent bientôt prêtes. Il s’entretint avant son départ avec Melkor pour lui assurer que bientôt cette histoire serait close.

Voilà de fait comment la bataille se déroula. Gothmog et cinq de ses lieutenants accompagnés de leurs troupes quittèrent Angband au lendemain d’une autre embuscade dans laquelle avaient péri nombre de serviteurs du mal. Le Feu les accompagnait et la Désolation les suivait. La tuerie était leur mission et ils ne rencontrèrent aucun être vivant car chacun fuyait, même s’il ne restait guère que quelques oiseaux à survoler encore ce triste pays. Les fouets des Balrogs fendaient les airs et certains Orcs peu prudents tombèrent sous leurs coups. La fureur animait Gothmog et il échafaudait mille tortures pour couper le fil de la vie d’Eluréd et d’Elurín.

Les Elfes eurent vent de cette sortie et décidèrent de mettre leur plan en action et d’aller à la rencontre de Gothmog. Ces derniers, de leur avis, avaient de bonnes chances de vaincre ceux qui n’avaient succombé jusqu’alors. Leur troupe s’était déployée en un large demi-cercle. Eluréd était à l’avant, Elurín à sa droite tandis que Berendili couvrait l’aile gauche. Chacun écoutait et scrutait l’horizon. Ils avaient soupçonné l’arrivée des troupes Orcs car ils avaient rencontré des vols d’oiseaux qui venaient dans leur direction. Et le soir venu, une ligne de feu, témoin des dévastations des troupes de Gothmog, éclairait le lointain. Eluréd s’était alors porté à l’avant. Son arc était tendu, une flèche prête à siffler à tout moment vers quelque ennemi. Leur dessein à tous était, comme à leur habitude, de frapper vite et fort et de s’évanouir ensuite dans les reliefs escarpés. A force de progression, ils arrivèrent à Neled Emyn, nom donné aux trois collines qui surplombaient la plaine et allaient être témoins de la bataille. C’était l’endroit idéal pour le plan qu’ils avaient dressé, ils attendirent là ce qui devait advenir.

Après une longue attente, se dessinèrent enfin les plus puissants des serviteurs de Sauron. Après les avoir laissé approcher quelque peu, les Elfes sonnèrent de leurs cors, un son puissant, grave mais clair traversa les airs et son écho se répercuta pendant longtemps entre les trois collines. Les Orcs s’arrêtèrent en pleine stupeur mais Gothmog ricanait. Mais son sourire se figea lorsque les Elfes se dressèrent devant eux, l’assurance et la certitude de vaincre se lisaient dans leurs yeux et les Balrogs eux-mêmes en furent ébranlés. Eluréd prit la parole :

« – Te voilà venu enfin Gothmog ! Ravi que tu viennes si vite vers ta perte. »

Les vêtements amples des Elfes claquaient dans le vent, rythmant les battements de leurs cours.

« – En voilà assez, pauvres créatures ! Mes fouets caresseront bientôt vos chairs, vous allez connaître ce qu’est la Souffrance. »

Sur son ordre, les premiers Orcs se ruèrent au combat. Ils hurlaient leur haine des Elfes et de la beauté d’Arda. Leurs épées courbes luisaient d’un éclat sinistre et tournoyaient dans le vent. Leurs armures s’entrechoquaient dans un bruit métallique sinistre, leurs chausses cloutées frappaient le sol avec démence, la terre gémissait sur leurs coups. Mais tous les cris n’auraient pu entamer la majesté des Elfes. Et à ces Orcs fous, ils répondaient par un silence inquiétant de menace. Ils étaient peu nombreux face aux rangées qui s’avançaient vers eux, Gothmog faisait bien peu de leur cas et en son for intérieur se demandait comment une troupe si mince avait pu tenir en échec toutes les missions destinées à les tuer.

C’est alors qu’une flèche s’éleva dans l’air, signe pour les deux autres groupes d’Elfes embusqués sur les hauts de faire leur apparition. Les Elfes dominaient les troupes de Gothmog, et dans un combat éloigné où les arcs et autres projectiles avaient leur place, cette position était fort avantageuse. Lorsque la flèche eut décrit sa parabole et se planta dans le sol rocailleux, ce furent des nuées de flèches qui sifflèrent vers les Orcs. Les Elfes étaient non seulement des archers incomparables mais leur vue portait loin. Et alors que viser en contrebas était chose aisée, les Orcs devaient viser les hauteurs. Les arcs puissants de Menegroth faisaient entendre le chant de leur corde et, rang après rang, les Orcs tombaient. A chaque Orc qui s’effondrait, les Elfes entonnait une prière silencieuse à la gloire d’Ulmo pour qu’ils les protègent. Puis lorsque les Orcs furent décimés, et avant que les survivants  n’arrivent sur eux, les Elfes tirèrent l’épée et dévalèrent la pente pour exterminer le reste de ce premier assaut.

Ce fut alors au tour des Balrogs de s’avancer.

Les Elfes firent alors demi-tour, feignant de fuir, remontèrent la pente qu’ils avaient dévalée l’épée au poing. Le feu ardent des Balrogs les poursuivait mais lorsque les derniers Elfes franchirent le sommet de la colline, Eluréd, Elurín, Berendili et trois des leurs étaient prêts. Les deux frères et Berendili avaient chacun une flèche du carquois magique d’Ulmo prête à tirer. Deux flèches pour chacun des six Balrogs, cela devait suffire.

La tension des arcs était maximale, les Balrogs basculaient de l’autre côté de la colline, les traits furent lâchés. Le silence tomba telle une chape de plomb sur le champ de bataille. Chaque flèche avait atteint sa cible et se consumait au contact du feu vivant que sont les Balrogs. Les six Balrogs furent stoppés dans leur course.

La chaleur qui les environnait diminua, l’ombre qui les entourait se réduit et le rouge de leurs flammes vira au bleu des vagues. L’effarement qu’ils éprouvaient était visible, de figures effrayantes d’une taille à l’image de leur pouvoir immense, ils furent réduits à un statut d’esprit évanescent, sans grand pouvoir. Toute l’épouvante qu’ils inspiraient avait disparu pour un temps, ils étaient devenus vulnérables. Les Orcs avaient perdu toute leur assurance, la volonté des Balrogs ne les soutenait plus et ils contraient à grand mal la nouvelle offensive des Elfes. La vengeance des fils de Dior et de leurs compagnons approchait, ils demandaient maintenant justice. Le piège se refermait sur Gothmog et privé de son pouvoir, il ne pouvait que périr. Dans sa perfidie, il se réfugia derrière deux de ses semblables qui moururent aussitôt percés par une deuxième flèche fatale. Le combat fut terrible, les Balrogs se saisirent chacun d’une épée et leur essence de Maiar se reflétait dans cette ultime passe d’armes, ils luttaient à armes égales avec les Elfes.

L’endurance et l’habilité des Elfes étaient grandes après tant de temps passé à guerroyer. Melkor guidait les coups des Balrogs mais Eluréd réussit à désarmer l’un deux, et celui-ci périt transpercé par sa lame.

Alors que les trois premiers Balrogs avaient péri, le reste des Elfes livrait leur plus grande bataille. Les Orcs hypnotisés par cette défaite imminente n’opposaient qu’une faible résistance, ils tombaient par centaines, transpercés par les épées de Menegroth. Les quelques coups que les Elfes recevaient étaient facilement amortis par leurs armures, ils étaient invincibles et majestueux.

Elurín faisait face à Gothmog. Il fut surpris par le bond du Balrog qui vint se placer derrière lui. Il n’eut le temps que de s’écarter quelque peu pour éviter que la hache noire ne s’abatte sur son heaume. Mais son mouvement ne fut pas assez rapide et perdit l’usage de son bras gauche après le coup assené par Gothmog qu’il reçut. Il fut bien prêt de mourir mais Berendili se jeta sur Elurín pour se faire bouclier et para le second coup qui devait le tuer.  Mais la force de Gothmog était trop puissante et l’épée de Berendili se cassa. Gothmog riait et soulevait une nouvelle fois son arme pour frapper et tuer. Toutefois, chaque compagnon de la troupe elfique veillait à la sauvegarde de ses semblables et deux d’entre eux lâchèrent une flèche sur Gothmog qui accusa le coup. Il pouvait maintenant mettre fin à la vie de ses ennemis mais aussi périr lui-même. Il choisit la fuite.

Les blessures d’Elurín et Berendili accrurent encore la Haine des Elfes. Fer contre fer, coup pour coup, les Elfes avançaient vers Gothmog et pour la première fois, il eut peur de devoir comparaître devant Mandos et d’être jeté hors d’Eä, dans le vide où nul ne sait ce qui y vit. Et pour la première fois, le désespoir était en son esprit alors que chaque fois, c’étaient les Enfants d’Ilúvatar qui connaissaient cette peur. Après le désespoir et l’énergie que l’on y trouve, la fuite devient le seul salut. Sa situation était désespérée, et les blessures additionnées l’affaiblissaient, il voulait vivre, vivre pour mieux s’en revenir, plus puissant et animé de la rage la plus grande qui soit. Il usa alors de toutes ses ressources pour transpercer le rempart des Elfes et rejoindre Angband alors que les Orcs faisaient retraite également. L’ennemi fuyait, la victoire des Elfes était totale.

L’Ennemi fuyait mais il n’était pas question pour les Elfes de rester sur ce champ de bataille à savourer leur victoire. Il fallait soigner les blessés et les serviteurs de Sauron allaient se ressaisir rapidement. Ils devaient impérativement trouver rapidement un endroit où se cacher et se reposer.

« – Où irons-nous maintenant que nous sommes poursuivis comme jamais ? » demanda Berendili.

Et Eluréd de répondre.

«  Retournons à cet endroit où le destin nous a montré comment vaincre ce jour. Escaladons à nouveau Orod i Chired et cachons-nous là pour panser les plaies de nos frères. »

Ils couraient, blessés mais fiers de leurs victoires. S’ils souffraient, ils n’en laissaient rien paraître et se disaient que le lendemain pourrait leur amener une nouvelle victoire. Gothmog n’était pas défait mais ils continueraient à le défier.

Eluréd prit quelques Elfes avec lui et resta en arrière afin de contrer toute poursuite d’Orcs intrépides pendant que son frère et les autres blessés regagnaient le cratère. Aucun ennemi ne prit leur poursuite. Tous parvinrent enfin au lieu dit.

La nuit passa, noire comme la plus profonde des grottes d’Angband. Aucune lumière de la Lune n’était visible, aucun bruit ne venait rompre l’inquiétude des Elfes si ce n’est leurs quelques murmures. Les gardes scrutaient de leurs yeux d’Elfes les contrebas mais pas même les yeux de Thorondor n’auraient pu percer la noirceur étrange de cette nuit. Les Elfes attendaient le jour, qui leur redonnerait espoir et effrayerait les Orcs. Les heures passaient, puis un vent fort se leva. Il souffla et éteignit le faible feu destiné à réchauffer les blessés. Des sifflements et hurlements se firent entendre, résultat du vent glissant sur les terres.

Après des heures interminables d’angoisse, le soleil se leva enfin, et à travers les nuages noirs, il réussit à donner quelque lumière aux Elfes. Ils pensaient pouvoir décider de la marche à suivre pour se mettre en sécurité dans des terres plus sûres. Mais au bas de la pente du cratère, une brume opaque persévérait.

C’est alors que le son des tambours et des cris s’éleva. Puis la brume se retira, Sauron était venu…

Les Elfes n’avaient vu leur approche car Sauron avait créé une brume opaque sur ses troupes. Tombé en disgrâce aux yeux de Melkor depuis qu’il avait laissé Beren et Lúthien s’emparer d’un de ses Silmarils. Depuis, il cherchait sans cesse à récupérer ce joyau, car il savait pouvoir revenir dans les faveurs de Melkor s’il le lui rapportait.

Des engins de mort étaient disposés pour les harceler. Catapultes chargées de pierres, de magma en feu et fumant. Arcs géants, cordes tendues, où des flèches enflammées attendaient d’être lancées.

Les Elfes étaient donc encerclés, sans abri pour se couvrir. Leurs armures seraient impuissantes à les protéger des blocs de pierre et autres projectiles. Sauron était impatient d’en finir et ordonna l’attaque. Une pluie de pierres s’abattit sur le sommet du cratère. Elles volaient de partout, s’abattaient avec des sifflements et touchaient le sol dans une déflagration assourdissante. La poussière se soulevait et l’on entendait à peine les cris des Elfes qui furent fauchés par ces projectiles. Berendili fut l’un des premiers. Il fut écrasé sous la masse, ses blessures trop graves pour qu’il puisse guérir. Le temps s’arrêta alors pour les Elfes. Plus rien ne les préoccupait, pas même le fait qu’ils pussent mourir eux-mêmes, si ce n’est la fin toute proche de leur plus ancien compagnon. Ils se rassemblèrent près de Berendili mourant.

« – Mes amis, il est temps pour moi de vous quitter. Mon destin est accompli et je n’y puis rien. Mais vous, vous devez rester sur ces terres, soyez les combattants des Peuples Libres et combattez encore et toujours les forces du Mal. »

Il était mort l’esprit heureux de cette victoire qu’ils avaient eue face à Gothmog et n’allait pas connaître la fin tragique de ces compagnons.

Eluréd dit alors :

« – Mes frères, la Mort est près de nous. Mais nous sommes une seule et même volonté, nous allons combattre, comme le voulait Berendili, et faire payer à Sauron le sang de nos amis répandu sur cette terre. »

Eluréd et Elurín, une épée dans sa main valide, se présentèrent alors au bord de la pente et une véritable Lumière émana d’eux. La couleur blanche de leur habit, la blondeur de leurs cheveux, le teint de leur peau et l’atmosphère sombre autour d’eux, tout contribuait à leur conférer une Aura de Dieu.

« – Où es-tu celui que nous nommons Gorthaur, le Détesté ? Montre-toi donc et affronte la colère des Premiers-Nés. Nos aïeux t’ont vaincu une fois, nous le ferons à nouveau. A moins que la Peur prenne le pas sur ton infamie et qu’à la place de comparaître devant nous, tu n’envoies tes complices ? »

Jamais, jusqu’alors, Sauron n’avait été défié ainsi. Mais en guise de réponse, il ne fit que lancer l’assaut de ses troupes. Les catapultes s’arrêtèrent et ce fut au tour des Orcs de s’avancer. Mais les armes de Sauron se retournèrent contre lui car les Elfes avaient fait rouler certaines d’entre elles sur le rebord du précipice pour ensuite les précipiter vers les troupes de Sauron. Les Pierres en arrachaient d’autres à la pente, lave refroidie depuis peu et c’est une véritable avalanche qui faucha quantité d’ennemis. Mais le moment de panique passé parmi les Orcs, ils reprirent leur ascension.

Puis les Elfes tirèrent leurs dernières flèches pour retarder l’échéance inévitable maintenant. Les Elfes pouvaient tirer à l’arc plus vite, plus fort et plus loin que les Orcs mais ils n’étaient pas en nombre suffisant pour repousser l’attaque.

Alors qu’ils retiraient leur épée de leur fourreau et que la bataille au corps à corps allait commencer, un formidable coup de tonnerre retentit. Et chose qui n’était jamais arrivée, la pluie se mit à tomber. Elle était froide, drue et violente car elle était en territoire maudit mais c’était là un signe du soutien d’Ulmo envers les Elfes qu’il avait déjà soutenus. Et ce, même s’il ne pouvait le faire plus ouvertement sans aller à l’encontre de la sentence des Valar.

Les Elfes ne se trompèrent pas devant cet encouragement, la panique saisit les Orcs qui n’avait jamais connu cet événement sur ces terres. Cela donna un avantage moral aux Elfes qui tuèrent bien des Orcs avant que ceux-ci ne songent à réagir. Mais la pluie cessa aussi soudainement qu’elle était venue car le pouvoir d’Ulmo était fort diminué si loin de la Mer, et avec son départ les épées commencèrent à s’entrechoquer. Des étincelles jaillissaient de la rencontre des lames Orcs et Elfiques. Ces lames Elfiques irradiaient une vive lumière bleue, réaction de ces lames magiques à proximité de ceux à qui elles devaient ôter la Vie.

Les Elfes coupaient et tailladaient, piquaient et plantaient mais rien n’y fit, tous marchaient dans le sang et les Elfes tombaient un à un. Eluréd et Elurín étaient les plus farouches des combattants et anéantissaient nombre d’Orcs qui étaient à leur portée. Elurín, un bras inerte le long du corps n’en était pas moins redoutable. Les haches noires des Orcs tombaient encore attachées aux mains qui les portaient. Malgré les pertes parmi les rangs des Orcs, ils continuaient de vouloir s’agripper aux deux frères. Il n’était pas question pour eux de les tuer, Sauron voulait qu’ils soient pris vivants.

De fait, tous les compagnons de longues et grandes batailles étaient déjà tombés sans avoir eu la possibilité de fuir ou de concevoir quelque plan. Aucun Elfe ne survécut, exceptés les fils de Dior. Ils furent pris dans des filets, ligotés et amenés devant Sauron lui-même. Tous deux s’étonnèrent d’être encore vivants car Sauron ne faisait de prisonniers que pour travailler dans ses forges et cela ne semblait pas être le sort qui attendait les deux frères.

Il tenait enfin sa vengeance. Se venger de la famille qui l’avait tenu en échec et vaincu il y a de ça bien des années. Mais avant cela, il voulait obtenir des deux frères l’endroit où il pourrait trouver le Silmaril qui avait été arraché à la Couronne de Fer de son Seigneur et Maître. Il était d’autant plus décidé à l’obtenir  que Gothmog avait échoué dans cette tâche et qu’il deviendrait de fait l’indiscutable lieutenant de Melkor. Car si Sauron et Gothmog étaient animés d’une même haine pour les Enfants de Lumière, leurs royaumes respectifs sur la Terre du Milieu leur paraissaient toujours trop étroits. Une lutte intestine existait donc dans les rangs des serviteurs de Melkor, chacun luttant pour s’attirer les faveurs de l’être le plus puissant d’Arda.

Et plus encore que l’attrait du Silmaril, il avait voulu voir de ses propres yeux ceux qui l’avaient pendant si longtemps défié. Eluréd et Elurín étaient les descendants de ceux qui l’avaient humilié. C’était Lúthien qui l’avait forcé à abandonner tout pouvoir sur son île et sa forteresse. Forcé à fuir, de peur d’errer à tout jamais, dénué de son enveloppe charnelle, et à encourir la colère et le mépris de Melkor.

Mais Sauron, qui abhorrait le sourire et la satisfaction du vainqueur, ne montra cependant pas sa malice et le Mal qu’il incarnait . Il essaya de se montrer, dans un premier temps, sous un aspect bienveillant. Il voulait ramener le Silmaril que Beren et Lúthien avaient volé à son maître. Il savait qu’il était à Doriath et imaginait que les deux frères l’avaient en leur possession ou tout au moins savaient où le trouver. Voici comment il essaya de troubler en paroles les deux frères.

« – La bataille fut longue mais je salue mes valeureux adversaires à leur juste valeur. Vous avez été braves mais le combat vous était perdu par avance et…

– Nous n’avons que faire de tes paroles Gorthaur. Tu as trahi Aulë ton premier maître qui t’a enseigné tant de choses, tu t’es allié à Morgoth et tu seras maudit pour ton infamie. Tu en répondras devant Manwë. Sache qu’un jour les Enfants d’Ilúvatar marcheront d’un même pas vers toi et alors ton règne sera fini. »

L’un des commandants des Orcs voulut frapper Elurín pour son discours insolent mais le regard flamboyant de celui-ci arrêta son bras. Ils s’affrontèrent tous deux du regard mais la l’Orc ne put soutenir la blancheur glaciale des yeux d’Elurín. Eluréd reprit :

« – En nous coule le sang mêlé des Eldar et des Hommes, nous formons l’alliance des Enfants d’Ilúvatar et rien ni personne, pas même toutes les ténèbres du Monde, ne pourra dominer la plus belle création d’Ilúvatar sur Eä.

– Vous dites que les Dieux vous aiment mais c’est pour eux que vous mourrez. Les Dieux vous ont protégés jusqu’à maintenant, mais vous êtes désormais entre mes mains », énonça froidement Sauron.

Mais ses paroles de menace voilaient sa peur. Si le danger n’était pas immédiat pour lui, la prophétie des frères énoncée en ce lieu devait longtemps le hanter. Elle éveilla ses doutes jamais formulés. Il n’obtiendrait jamais le pardon des Puissants. Il avait joué la même Musique que Melkor et avait usé de son libre-arbitre pour le suivre. Son chemin était depuis celui de la trahison, la destruction et la mort. Mais un jour tout s’achèverait, Melkor assoirait son emprise totale sur Arda ou ce serait leur perte à tous les deux. Et chaque jour qui passait, Sauron le passait à éliminer ses ennemis, ceux qui voulaient l’empêcher de régner sur le Monde.

Sauron ordonna qu’on ramassât les armes des Elfes et aperçut le carquois d’Ulmo dans l’ensemble des arcs, flèches et épées. Et à la vue de cet objet, la rage de Sauron ne connut plus de limites. L’aide d’Ulmo apparaissait dans sa réalité et Sauron comprit enfin que les actions hors du commun de ces deux frères était guidée en partie par le puissant Vala. La colère et la violence de Sauron éclatèrent comme jamais et il ordonna que les deux frères fussent mis à mort sans délai, ne se souciant même plus du Silmaril qu’il convoitait tant. Et pour précipiter leur fin, Sauron commanda que ce soient les armes d’Ulmo qui servent.

Maintenant est contée la fin d’Eluréd et Elurín, les derniers êtres du sang de Beren et de Lúthien encore vivants sur la Terre du Milieu, hormis Elwing.

Nulle action héroïque n’aurait pu les sauver et ils le savaient.

Sauron manipulait les armes des Elfes alors que les frères étaient ligotés à l’aide des cordes enlevées à ces mêmes arcs et par d’autres filins trouvés sur le champ de bataille.

Puis les Orcs attachèrent bout à bout cordes et filins pour pouvoir descendre ces ultimes survivants au fond d’une ravine en bas de laquelle stagnait une eau noire qui empuantissait l’air.

Les deux frères vivaient leurs derniers instants, ils dévalaient l’à-pic et voyaient se rapprocher le liquide perverti. Ce qui était initialement une part de l’élément et du Royaume d’Ulmo était devenu l’un des symboles du poison de Melkor. Dans cette eau autrefois claire vivaient et nageaient les poissons et les oiseaux s’y reposaient, maintenant aucun être vivant ne pouvait même y boire.

Des archers étaient visibles de l’autre côté du gouffre. Sauron était à leur côté, attendant que les frères commencent à s’enfoncer dans l’eau.

Centimètre par centimètre l’eau se rapprochait, le temps s’était arrêté et l’on n’entendait plus que les ricanements et les cris d’impatience de Sauron. La surface calme de l’eau s’irisa lorsque les Elfes la touchèrent , ce fut l’instant où Sauron donna l’ordre de tirer.

Deux Orcs empoignèrent les arcs d’Eluréd et d’Elurín et les deux dernières flèches du carquois d’Ulmo mais leurs mains furent brûlées lorsqu’ils voulurent empenner leur flèche.  Aucun d’eux ne pouvait empoigner la flèche sans une atroce douleur si bien que ce fut Sauron en personne qui lança ses traits de mort vers Eluréd et Elurín. Lui non plus ne fut pas épargné par la torture mais il était un Ainu et savait endurer la souffrance tout comme il savait la donner. Par un cri de pure horreur, il décocha les deux traits mortels. Les flèches fusèrent, sans que rien ne puisse les arrêter, et blessèrent gravement les deux fils de Dior alors qu’ils continuaient à s’enfoncer dans l’eau.

On ne sait s’ils moururent de la noyade ou de leurs blessures mais ce fut, comme Sauron l’avait prédit, par l’instrument des Valar. Et même la rougeur de leur sang ne put colorer l’eau noire.Toutes les armes et autres objets des Elfes furent jetés à l’eau. Certains se brisèrent sur les rochers, d’autres coulèrent mais quelques-uns flottèrent, pris dans le ressac des eaux.

La Vengeance de Sauron était accomplie, lui et ses armées quittèrent alors ce lieu de triste mémoire pour n’y jamais revenir.

Eluréd et Elurín furent laissés là, toujours attachés, dans cette eau empoisonnée, balancés par le vent alors que le jour se finissait. Cette eau noire aurait dû être leur sépulture mais au lendemain, alors que le Soleil éclairait à nouveau cette place, on put voir que les liens des deux frères avaient été sectionnés et les dépouilles emmenées. Avec les enveloppes charnelles des frères, disparut également le carquois d’Ulmo. Il en alla pareillement de celui de Tencaro et avec lui les parchemins que le sage avait pris tant de soin à écrire. Est-ce le fait d’Ulmo, nul ne le sut jamais mais ces écrits furent un jour retrouvés sur les côtes de Valinor et c’est grâce à eux quand l’on connaît le combat des fils de Dior sur la Terre du Milieu.

Ainsi se termine le conte d’Eluréd et d’Elurín, morts après avoir lutté de toute leur âme pour la survie des peuples libres de la Terre du Milieu. Et par ces gestes, l’on dit qu’ils furent tenus en grande estime par les Grands en Valinor…

 

Cédric Fockeu,
mai 2000.