Moins de 10 ans après les faits, le journaliste et auteur Nicholas Schaffner (mort en 1991), spécialiste des Beatles, est un des premier à associer le nom des Beatles et de Tolkien et à rapporter ce qui relevait, déjà, de la légende.
Dans son livre The Beatles Forever (Stackpole Company, 1977), Schaffner rappelle à juste titre que l’engouement pour l’oeuvre de Tolkien était si fort à la fin des années 60 que Le Hobbit (1937) et Le Seigneur des Anneaux (1954-55) faisaient l’objet, de la part de la jeunesse américaine puis anglaise, d’un culte presque comparable à celui dont bénéficiaient les « Fab Four », avec des magazines de fans, des affiches et des badges de toutes sortes.
Forts d’un succès qui ne s’était jusqu’alors jamais démenti, les Beatles étaient, à l’aube de l’année 1968, le plus grand groupe du rock de la planète et un des symboles majeurs de la « contre-culture », ce vaste mouvement contestataire aux contours flous, qui, dès les années 60, a touché durablement la jeunesse occidentale éprise de liberté, de musique et de nouveautés.
Parmi ces nouveautés se trouvait Le Seigneur des Anneaux. Le célèbre roman de Tolkien était paru en 1954-1955, mais il a connu un deuxième succès sur les campus américains, à la faveur, en 1965, d’une édition pirate diffusée par Ace Books, puis par une réédition officielle en format poche chez Ballantine’s Books. Des campus américains, le succès a gagné toute la jeunesse anglo-saxonne, revenant en force en Angleterre où le succès des trois tomes du roman avait connu un essoufflement au début des années 60.
Pour Schaffner, ce succès aurait également touché les Beatles. Au point qu’il leur serait venue l’idée « de s’attaquer à la tâche quasi-impossible » d’adapter Le Seigneur des Anneaux dans un film. Sans donner plus de détails dans The Beatles Forever, il cite l’hebdomadaire musical anglais Disc[1], qui a spéculé, en juin 1969, sur une distribution des rôles entre les Beatles, sans doute à partir d’une déclaration de Derek Taylor, leur attaché de presse : « Paul aurait été vraisemblablement l’interprète de Frodo, le héros hobbit du livre, aux allures de saint, avec Ringo jouant Sam, le serviteur simple et fidèle de Frodo. Le rôle de Gandalf, le sage magicien, aurait été dévolu à George, et John aurait joué une créature rampante nommée Gollum ». Schaffner précise que ce projet de film n’aurait toutefois pas passé le stade de la discussion.
Même s’il récidive quelques années plus tard, dans The British Invasion: From the First Wave to the New Wave (McGraw-Hill, 1982), Schaffner n’apporte pas plus d’information et se borne, à nouveau, à citer la répartition spéculative d’hypothétiques rôles, tirée du magazine Disc, et le fait qu’une telle adaptation, parmi d’autres projets des Beatles, se serait révélée « prématurée ».
Quoiqu’il en soit, les bases de la légende sont posées, agrémentées de la réputation de “roman infilmable” que porte Le Seigneur des Anneaux. La rumeur circule chez les rôlistes et les fans de fantasy dans les années 80 et 90. Sans doute aussi dans les milieux du cinéma. Mais personne ne semble se préoccuper, pour l’heure, de vérifier la véracité de telles informations. Il faut attendre un regain d’intérêt pour le groupe des Beatles (avec le lancement de la grande opération The Beatles Anthology à partir de mai 1995) pour entendre à nouveau parler de ce vague projet cinématographique et avoir quelques détails supplémentaires.
Ainsi, en 1996, le journaliste musical anglais Roy Carr publie Beatles at the Movies : Scenes from a Career (chez UFO Music Limited). Dans ce livre, il précise, en citant Paul McCartney, que « John [Lennon] voulait que [le groupe] achète les droits cinématographiques du Seigneur des Anneaux. […] C’était vraiment son idée. [Le groupe] en a parlé un moment puis ça a commencé à péricliter parce qu’immédiatement, John voulait être Bilbo (sic). Il voulait être le chef et avait tendance à se la jouer ».
Un an plus tard, un autre journaliste musical, Bob Neaverson, publie The Beatles Movies (Cassel, 1997), un ouvrage sur le même thème que celui de Roy Carr. A son tour, il revient avec plus de détails sur ce projet d’adaptation et en attribue la paternité à Denis O’Dell, un producteur anglais, directeur de 1967 à 1969 de la « branche cinéma » de Apple Corps, la célèbre compagnie des Beatles. Ayant visiblement eu des informations de la part de cet ancien proche des célèbres musiciens, il précise dans son livre que les Beatles ont rencontré le fameux réalisateur Stanley Kubrick en 1968. Celui-ci, qui avait préalablement lu le livre, préféra renoncer à un projet qu’il trouvait fort complexe, et l’affaire en resta visiblement là.
En 1998, c’est au tour de Peter Doggett – encore un journaliste musical – d’avancer sa propre vision de l’affaire, en s’appuyant notamment sur le légendaire article du magazine Disc de juin 1969. Dans son livre Abbey Road/Let it be (chez Schirmer Books), Doggett avance qu’au début de l’année 1968, un “scénario ambitieux” aurait été envoyé aux Beatles pour l’adaptation de ce roman « qui avait capté l’esprit de l’époque ». S’il indique que « les problèmes contractuels sur les droits cinématographiques des livres [auraient saboté] toute chance de voir les Beatles commencer à travailler sur Le Seigneur des Anneaux en 1968 », il précise cependant qu’au « printemps suivant [1969 ?], les barrières [auraient] été supprimées ». Il cite alors pêle-mêle Derek Taylor, l’attaché de presse des Beatles, et George Harrison qui s’étaient exprimés à une date indéterminée, pour un article de la fameuse revue Disc. Mais cet article a été publié bien plus tard, dans le numéro du 21 juin 1969, peut-être à la faveur d’une obscure annonce de l’achat de droits d’adaptation du roman par Apple Corps, faite quelques semaines plus tôt. Derek Taylor, souligne Doggett, exprimait dans cet article l’enthousiasme des Beatles pour le projet, les quatre musiciens ayant lu et apprécié le roman de Tolkien. Cet enthousiasme était renforcé par la déclaration de George Harrison à la revue Disc qui aurait vu le futur film « au moins aussi grand que 2001 : l’Odyssée de l’Espace, visuellement ».
Bien que le réalisateur ne soit pas expressément cité, l’extrait d’interview retranscrit par Doggett renvoie directement à Stanley Kubrick, que Bob Neaverson avait convoqué dans son propre livre en 1997.
A cette époque, les différents auteurs ne se penchent sur le sujet que par le prisme de la carrière des Beatles, car les rumeurs sur la préparation d’une adaptation cinématographique d’ampleur du Seigneur des Anneaux par le réalisateur Peter Jackson ne commencent à circuler qu’à partir de 1999.
Arrive alors 2002, année à partir de laquelle la diffusion de la légende du projet des Beatles va connaître une plus large audience. C’est à Peter Jackson lui-même, que l’on doit ce renouveau d’intérêt, qui ne s’est, dès lors, et grâce au relais d’Internet, plus démenti.
L’immense succès de La Communauté de l’Anneau (2001), le premier volet de sa trilogie cinématographique, a ouvert au réalisateur néo-zélandais les portes de la cérémonie des Oscars. Le 24 mars 2002, le film est récompensé de 4 statuettes. Dans les coulisses, Peter Jackson fait la connaissance de Paul McCartney, lui-même nominé pour la chanson titre de la bande originale du film Vanilla Sky de Cameron Crowe. En le félicitant au sujet de son adaptation du roman de Tolkien, l’ancien Beatle lui fait quelques révélations sur le projet de 1968.
Ces révélations sont aussitôt confiées à un journaliste du Wellington Evening Post, dans lequel Peter Jackson explique, le 29 mars 2002, que le projet d’adaptation par les Beatles était une idée conduite par John Lennon. Mais, précise-t-il pour le journal néo-zélandais, « J. R. R. Tolkien avait encore les droits du film à ce stade, et il n’aimait pas l’idée que les Beatles le fassent. Alors il a tué [le projet] ». La répartition des rôles, selon Jackson, semblait être identique à celle imaginée une trentaine d’années plus tôt par le magazine Disc : à Lennon le rôle de Gollum, à McCartney celui de Frodo ; Ringo Starr aurait joué Sam et George Harrison aurait été Gandalf.
« Il y aurait probablement eu de bonnes chansons à venir de l’album » de conclure l’heureux réalisateur oscarisé au Wellington Evening Post, qui conforte au passage, sans le savoir, une partie des propos prêtés à Paul McCartney par Roy Carr en 1996.
Cette interview, et les informations qu’elle comporte, a été reprise, d’une part, dans plusieurs livres dédiés à l’œuvre de Peter Jackson ou dans des interviews ultérieures de celui-ci[2], et, d’autre part, sur de multiples sites et blogs sur Internet, développant le sujet en y intégrant Stanley Kubrick par ici, ou John Boorman par là, créant une vaste iconographie de circonstance, et déformant parfois les propos de Peter Jackson.
Elle a, quoiqu’il en soit, assis définitivement le mythe d’une adaptation avortée, en raison de problèmes de droits et de la défiance d’un Tolkien n’appréciant guère les Beatles (comme lui-même semblait déjà le laisser entendre dans une fameuse lettre de 1964, sortie de son contexte pour l’occasion). Une adaptation, portée par un John Lennon fan de Tolkien, qui aurait pu être l’occasion d’offrir au public un extraordinaire Gollum, et un Frodo idéal, le tout sur un fond musical, évidemment de qualité supérieure.