Le mal, la peur, la violence et la souffrance
Comme nous l’avons déjà évoqué, les premiers instants du dessin animé dévoilent au spectateur un monde obscur et glauque où la guerre et les maléfices sont omniprésents.
L’interlude apaisant de l’anniversaire de Bilbo chez Elrond sert à réintroduire cet univers violent et tourmenté, mais en le présentant comme un monde révolu, ce qui rassure le spectateur. Ces ténèbres ne sont plus le présent, mais le passé, elles ne sont plus une actualité, mais un récit.
Dans ce contexte, et parce qu’ici ce sont les vainqueurs qui racontent leur histoire, la représentation du mal est sans équivoque. Ainsi, l’adaptation du roman de JRR Tolkien fait délibérément le choix d’un récit parfaitement manichéen.
Sauron, le Seigneur ténébreux, est cité à plusieurs reprises, mais tout comme dans le roman de Tolkien, il n’est pas visible. Symbolisé par un œil rouge globuleux et menaçant qui domine les événements depuis une masse nuageuse sombre difficilement identifiable (fumée ? nuage ?) et sans doute métaphorique, il n’est cependant pas aussi omniprésent et omnipotent que dans l’œuvre de Tolkien.
En effet, les personnages qui sont ses serviteurs ne traduisent pas sa toute-puissance et sa continuelle prépondérance.
Les Nazgûl sont très peu inquiétants, même si ils prennent la forme de spectres travestis en guerriers. Ils se déplacent sur des chevaux ailés en groupe (ils sont six) ou individuellement. Seul le Roi-Sorcier est réellement impressionnant, à condition qu’il ne prenne pas la parole. Mais son lien avec les autres Nazgûl n’est pas clair : est-il réellement l’un des leurs ? est-il le chef ? On ne les voie jamais ensembles et seul la monture ailée pourrait être un point commun.
Cette dissemblance entre les six Nazgûl et le Roi-Sorcier fait que la terreur dont ils auraient pu être les terrifiants ambassadeurs tombe à plat.
Le personnage de la Bouche de Sauron est assez sinistre. Le mal qu’il est censé symboliser est plus palpable que chez ses nombreux collègues. Sans doute cela tient-il au fait qu’il est un des très rares serviteurs humains de Sauron, car l’étroitesse de son lien avec le Seigneur ténébreux n’est pas dévoilée dans le dessin animé. Il n’est ici qu’un héraut maléfique et grimaçant chargé de provoquer l’armée d’Aragorn devant les Portes Noires du Mordor. Tant pis alors pour le message de désespoir qu’il était censé apporter. Du coup, bien que visuellement réussie, son apparition reste superflue.
De même, les guetteurs de la tour de Cirith Ungol forment par leur malice angoissante, des personnages à part entière. La grande fidélité de la scène au récit de JRR Tolkien n’est sans doute pas étrangère à la réussite de l’ambiance menaçante de ce passage. Mais les auteurs s’attardent trop longuement sur cette scène, finissant ainsi par désamorcer l’effet escompté au départ.
Les Orques du dessin animé sont quant à eux plus ridicules qu’effrayants. Ils ont des têtes énormes, des bouches déformées, des yeux exorbités, des crocs menaçants… Mais les artistes ont ici fait le choix de la caricature et ces orques grotesques ressemblent à des bouffons équipés pour une guerre perdue d’avance.
Même chose pour les trolls (s’il s’agit bien de trolls) qui sont représentés avec un nez aussi large et gros que leur visage, et avec une longue barbe grise.
Orques et trolls n’en sont pas moins des guerriers. Ils sont bêtes, brutes et bagarreurs quand ils ne sont pas simplement au combat. Ils peuvent alors être redoutables, comme en témoignent les scènes de combat dans lesquelles les soldats du Gondor apparaissent souvent en difficulté.
Ces personnages décevants au possible rappellent une fois de plus que The Return of the King est un dessin animé destiné à un jeune public. Difficile, donc, d’y dévoiler une image crue et explicite du mal. De même, ils ne font pas peur. Et c’est sans doute un échec de auteurs de cette adaptation. Aucun des représentants du mal, à part peut-être le Roi-Sorcier dans la scène de la chute de la porte de Minas Tirith, n’est véritablement effrayant pour ses adversaires.
L’Anneau, objet maléfique par excellence, laisse également très perplexe.
Cet objet, si important, est évoqué une première fois pendant l’introduction du dessin animé. Puis une seconde fois par Bilbo qui s’étonne, autour du gâteau d’anniversaire, de ne plus entendre parler de lui. On le voit enfin pendant le chant du ménestrel, découvert par Bilbo dans la caverne de Gollum.
Comprenant grâce aux nombreuse explications a posteriori de Frodo et de la voix du narrateur, que l’Anneau du destin est un objet maléfique ardemment désiré par Sauron pour mener à bien sa guerre contre les peuples libres et qu’il doit être détruit dans le cratère du Destin, on s’étonne alors de le retrouver au bout de 11 minutes et 25 secondes de film, égaré sur le sol. C’est ainsi que Sam tombe sur l’objet maléfique et le récupère au nom de Frodo qui a été capturé par les Orques.
On sent à travers le scénario de cette adaptation que l’Anneau est mal maîtrisé par Rankin et Bass. Il ne s’agit en effet plus ici de l’anneau magique de Bilbo, celui qui rend invisible quand on le glisse au doigt. Il s’agit de quelque chose de beaucoup plus puissant et dangereux.
Mais les auteurs ne s’en sortent pas et ils en font un usage assez curieux.
A aucun moment, sauf à la toute fin, les protagonistes (Sam et Frodo) ne glissent l’Anneau à leur doigt. Pourtant, en le serrant simplement dans son poing, Sam est victime d’une sorte de délire divinatoire où il entrevoit la puissance que lui apporterait la possession de l’anneau. Il devient alors pour un instant « Samwise the Storm », capitaine d’une puissante armée qui ferait tomber Sauron et permettrait au Mordor de devenir un immense jardin où les orques se métamorphoseraient en toutes sortes d’animaux pacifiques.
En rencontrant un orque dans le grand escalier de la tour de Cirith Ungol, Sam serre à nouveau l’Anneau dans son poing et provoque cette fois-ci la terreur de cet adversaire. L’épisode est loin d’être limpide et il faut s’accrocher pour le bien comprendre, même s’il fait écho à la scène précédente de la tentation de Sam.
Mais la scène ne s’arrête pas là : Sam poursuit son orque dans les escaliers et nous offre une véritable conversation avec ce personnage qui lui avoue, effrayé, où se trouve Frodo. Puis il se reprend et Sam, à nouveau en brandissant l’anneau, provoque la chute du gobelin du haut des escaliers. Cette scène, destinée une fois de plus et de toute évidence à un public d’enfants, marque par sa maladresse et démystifie totalement les personnages des orques, déjà lourdement handicapés par une allure fort peu effrayante. Elle ne permet pas, en outre, de comprendre où réside la véritable dangerosité et le véritable maléfice de l’Anneau.
Même chose pour une scène plus tardive entre Frodo et Gollum. La maladresse est identique et les interrogations au sujet de l’Anneau ne trouvent pas de réponses claires.
Pourtant, on le sait depuis le début du film, le pouvoir de l’Anneau réside dans quelque chose de beaucoup plus sinistre que cette simple aura guerrière apportée à son utilisateur.
Dans la scène suivante, assez conforme à celle décrite par Tolkien dans son roman, Sam vient délivrer courageusement Frodo tandis que celui-ci subissait le supplice du fouet. Frodo est présenté meurtri dans sa chair comme dans son âme. Lorsque Sam lui dévoile l’Anneau alors que tout espoir semblait perdu, Frodo change brutalement de comportement et traite Sam avec une suspicion malsaine et une grande dureté, allant jusqu’à le prendre pour un de ses tortionnaires.
Vers la fin du dessin animé, debout devant le cratère du Destin, Frodo renonce à sa quête, déclare l’Anneau sien et se décide à le glisser à son doigt devenant subitement invisible, comme autrefois Bilbo devant Gollum. Là aussi, à travers l’excellent dessin du regard de Frodo, le spectateur entrevoit l’espace d’un instant toute la malice et toute la puissance maléfique qui résident dans l’Anneau de Sauron.
Il aura cependant fallu attendre très longtemps pour avoir une ébauche d’explication. Mais dans l’ensemble, le rôle de l’Anneau reste confus, le mal n’est qu’imparfaitement et superficiellement représenté à travers lui et son usage curieux par Sam comme par Frodo démontre que cet aspect du Légendaire tolkienien, la malice de l’Anneau, n’est que sommairement maîtrisé par Rankin et Bass.
Mais si l’aspect décevant, ridicule ou caricatural de la plupart des serviteurs de Sauron atténue considérablement la terreur et aseptise leur violence, celle-ci est malgré tout omniprésente et, continuellement, elle les accompagne dans chacune des scènes où ils apparaissent. Parfois, cette férocité peut aller très loin, comme lorsque Sam traverse la cour de la tour de Cirith Ungol et découvre les cadavres d’une dizaine d’orques qui se sont massacrés mutuellement.
La violence est également constamment présente dans le camp « du bien ». C’est la guerre, tous les personnages, Hommes ou Hobbits, à Minas Tirith ou dans les solitudes de Gorgoroth, sont en équipement de combat. Les visages sont sévères, inquiets, résignés ou déterminés. La violence est pour eux un pénible ordinaire.
Quelques rares personnages ne portent pas d’armures, de casques ou d’armes : Denethor, Gollum. La violence, voire l’inhumanité, est cependant indissociable de ces caractères particuliers et leur instabilité psychologique en font des êtres dangereux.
Gandalf, énigmatique et inquiétant, ne porte pas d’équipement guerrier non plus. Pourtant, sous sa mante grise, le spectateur perçoit une forme de ferme opiniâtreté. Sur son grand cheval blanc, son bâton de sorcier à la main, il est lui aussi, à sa façon, un combattant qui ira jusqu’au bout de sa lutte contre les forces « du mal », quel qu’en soit le prix à payer. Gandalf le Blanc, le puissant et rassurant magicien du livre de JRR Tolkien, n’existe pas dans l’adaptation de Rankin et Bass.
Les scènes de bataille, paroxysme de la violence, sont très nombreuses.
L’épisode de l’assaut au bélier contre les portes de Minas Tirith est à cet égard le passage le plus fort de tout le dessin animé. En plein combat sous les murailles de la Cité, l’énorme bélier Grond, tiré par deux Oliphants aux allures de Mammouths et escorté par des grands trolls barbus et d’orques équipés de fouets, arrive devant la grande porte de Minas Tirith.
Lenteur et de pesanteur, accentuées par une voix off plus solennelle et sinistre que jamais, marquent cette scène véritablement angoissante. Le dessin enfantin et grotesque des orques et des trolls (nez énorme, barbes pendantes) reste comme une sorte d’incongruité comique au cœur de l’horreur et de la tourmente. Mais les personnages ne s’y trompent pas, et lorsque Gandalf sert la main de Pippin au sommet d’une tour de Minas Tirith et lui fait ses adieux, on comprend que quelque chose de terrible va se passer.
Le Roi-Sorcier arrive alors lentement sur place, chevauchant un effrayant destrier volant aux allures de pégase infernal. Le mouvement s’accélère, cadencé par les trois agressives charges du monstrueux bélier contre les portes de la Cité. Après la destruction des grandes portes, une musique martiale rythme la défaite annoncée : les hommes fuient, le Grand Nazgûl tel un diabolique Bellérophon s’avance en chevauchant son ahurissant pégase aux yeux rouges. L’image est terrible. Face à cette vision sortie tout droit des pires cauchemars de l’Humanité se dresse Gandalf…
Outre les ailes de la monture du Nazgûl, la scène suit rigoureusement la narration et les dialogues du livre de JRR Tolkien, et ce jusque dans l’intervention du chant du coq :
“You cannot enter here. Go back to the abyss prepared for you! Go back! Fall into the nothingness that awaits you and your Master. Go!”
“Old fool! Old fool! This is my hour. Do you not know Death when you see it?
Die now and curse in vain!”
C’est assez inédit dans ce dessin animé pour être souligné.
Pourtant, malgré l’angoisse générale de la scène, la terreur mainte fois décrite par JRR Tolkien autour des personnages des Nazgûl n’est pas au rendez-vous. Les hommes de Minas Tirith courent en tous sens devant le Roi-Sorcier, mais Pippin reste impassible aux côtés de Gandalf. On retrouve cette impassibilité face à la terreur au moment du défi d’Eowyn au Roi-Sorcier. Merry se précipite, ignorant la peur, pour prêter main-forte à la belle sous le regard de guerriers badauds parfaitement insensibles à l’aura de frayeur du Nazgûl. Même chose pour Frodo et Sam qui filent de cachette en cachette pour échapper à l’arrivée d’un Nazgûl sur la tour de Cirith Ungol ou pour échapper au regard de Sauron. Mais on a du mal à se laisser convaincre.
Parmi les êtres maléfiques apportant une touche de violence dans le déroulement du dessin animé, Gollum apparaît comme un être à part. Et complètement malfaisant. Il n’y a pas d’ambiguïté possible : c’est une créature maudite, difforme, obsédée par l’Anneau jusqu’à la folie meurtrière. On ne retrouve pas ici la double personnalité Sméagol/Gollum qui rendait le Hobbit déchu si captivant au yeux du lecteur du Seigneur des Anneaux.
Dans The Return of the King, Gollum agit en toute indépendance. L’esprit obsédé par l’attrait de l’Anneau, il est la Violence personnifiée.
Ainsi, dans une des dernières scènes, au Sammath Naur, Frodo revendique l’Anneau pour sien malgré les supplications de Sam. Gollum réapparaît alors après avoir été repoussé curieusement par Sam, comme nous le verrons plus loin, et se bat contre Frodo l’invisible. Un chœur de voix grave martèle une question : Pourquoi Frodo a-t-il neuf doigt ? La réponse arrive brutalement, alors que Gollum arrache le doigt porteur de l’Anneau de la main de l’infortuné Frodo.
Celui-ci se tord de douleurs. La scène est d’une violence terrible. Notons toutefois qu’il n’y a pas une seule goutte de sang versé : c’est un dessin animé pour les enfants.
Cependant, la violence de la scène et plus particulièrement la violence de Gollum dans cette scène est assez emblématique de l’Univers très sombre et très glauque qui constitue la majeure partie du décors de l’action de ce dessin animé.
La souffrance du personnage de Frodo, et dans une moindre mesure celle de Sam et de Gollum, est également un reflet très fort de l’omniprésence de la violence.
La souffrance de Frodo est permanente dans The Return of the King. C’est d’ailleurs par la découverte par Bilbo de la mutilation de la main de son jeune cousin, trace physique des souffrances endurées, que le récit démarre.
Puisqu’elles ne sont jamais évoquées, on imagine que Frodo a échappé aux blessures du poignard du Nazgûl et du chélicère de Shelob. En revanche, il n’échappe pas aux supplices infligés par ses tortionnaires orques dans la tour de Cirith Ungol.
Les scènes de torture ne sont jamais explicites, mais on voit à plusieurs reprises les orques sautiller autour du corps inerte et couvert de marques de fouet de l’infortuné Hobbit.
La souffrance devient réellement palpable lorsque Sam retrouve Frodo. Les marques brûlantes des coups de fouet sont clairement visibles. Quelques hématomes parsèment le corps et le visage de Frodo. Celui-ci, complètement épuisé par l’épreuve n’a plus de forces et délire sur un futur voyage à bord d’un bateau elfique en compagnie d’Elrond et Gandalf. La Souffrance est sincèrement partagée par Sam, et la densité de la scène atteint son paroxysme lorsque des larmes montent aux yeux du serviteur de Frodo.
Par la suite, pendant un nouveau délire, Frodo revoie à plusieurs reprises au cours d’un demi-rêve un gros orque donner un violent coup de fouet et tenter de le mordre. Cette scène donne toute la mesure de ce qu’a pu subir le Hobbit et montre à quel point il est marqué, non seulement dans sa chair, mais aussi dans son âme.
Le spectateur constate ailleurs la souffrance des deux personnages, en particulier pendant la difficile et interminable traversée de Gorgoroth. Les obstacles, les chutes le long de talus rocailleux ou dans des chausse-trappes se multiplient, la soif (évoquée notamment par un coup de pied malheureux de Frodo qui renverse la dernière gourde de Sam) et la terreur (présence d’un Nazgûl) taraudent les deux héros. Frodo en vient même à délirer – une fois encore – sur un accomplissement facile et heureux de sa quête, dans un Mordor verdoyant et champêtre, peuplé d’orques amicaux et souriants… image qui, par opposition, accentue la tension continue subie par le Hobbit. La voix triste et l’air mélancolique de Glenn Yarbrough ajoute une touche de désespoir à cette scène du délire de Frodo.
Curieusement, la souffrance due à l’Anneau, élément pourtant moteur dans l’œuvre de Tolkien, n’est pas du tout développée dans le dessin animé de Rankin et Bass. Cette liberté et ce détachement des deux auteurs à l’égard de l’œuvre de Tolkien se retrouvent en permanence dans The Return of the King. A de nombreuses reprises, elle amène le scénario vers des choix assez maladroits, malheureux ou plutôt étranges…