L’attaque est certaine (…).
Surtout je ne dois pas penser… Que pourrais-je envisager ? Mourir ? Je ne veux pas l’envisager. Tuer ? C’est l’inconnu, et je n’ai aucune envie de tuer. La gloire ? On n’acquiert pas de gloire ici, il faut être plus en arrière. Avancer de cent, deux cent, trois cent mètres dans les positions allemandes ? J’ai trop vu que cela ne changeait rien aux événements. Je n’ai aucune haine, aucune ambition, aucun mobile. Pourtant je dois attaquer.
Ma seule idée : passer à travers les tirs de balles, de grenades et d’obus, en réchapper, vainqueur ou vaincu. D’ailleurs : être vainqueur, c’est vivre. C’est aussi la seule idée de tous les hommes qui m’entourent (…)
Nous voudrions suspendre la marche du temps. Pourtant le crépuscule envahit le champ de bataille, nous sépare les uns des autres, nous pénètre de froid… le froid de la mort…
Nous attendons.
Rien ne se précise.
Je m’accroupis dans un trou pour dormir. Autant ne pas savoir à l’avance !
Je me souviens que j’ai vingt ans, l’âge que chantent les poètes…
Gabriel Chevallier, La Peur, chap. V. “la barricade”,
Le Dilettante, 2008 (Stock, 1930).