Le chant d’Alfirin
par Alcyoné
Note du webmaster
Avis aux lecteurs : sachez que cette Nouvelle est inachevée. Elle vous est pourtant proposée car sa lecture est très agréable et recèle de bonnes idées. Une Nouvelle qui mérite d’être lue donc, quand bien même la fin nous est inconnue.
Cela peut même être inspirant et vous permettre d’imaginer votre propre fin…
C’était une douce soirée d’été comme il y en a beaucoup en terre du milieu. L’air était calme et les bruits de la journée se calmaient un à un. Le repas du soir venait de prendre fin et le vieil Angus qui avait présidé la tablée se leva lentement en faisant craquer ses articulations. Les enfants, les jeunes gens et même, à vrai dire, tous les autres, le suivirent des yeux, attendant le signal. Il s’approcha lentement de la fenêtre, contempla quelques instants les collines à l’est qui passaient du rouge flamboyant au violet, au-delà le ciel commençait à se piqueter d’étoiles. Derrière lui les enfants s’excitaient les uns les autres et leurs parents leur demandaient avec maints chuchotements de se tenir tranquilles encore quelques instants. Le vieil Angus sourit, c’était un rituel tant de fois répété au cours des années, attendre le temps qu’il rassembla ses souvenirs, les vrais et les faux. Et quand la foule de sa famille et de ses amis n’y tenant plus commença à faire de plus en plus de bruit, enfin se retourner et déclarer :
« C’est une soirée pour raconter des histoires, n’est-ce pas. Sortons tous dans le jardin pour profiter de l’air du soir, et je vous conterais la vie d’Alfirin jeune elfe de la forêt de Mirkwood. »
A ces mots, toutes les personnes encore attablées se levèrent et passèrent dans le jardin où des sièges et des coussins furent vite installés. Le vieil Angus s’installa à sa place préférée sous un arbre, si vieux qu’il l’avait toujours connu et qu’il l’avait nommé secrètement et affectueusement Cornoueux. Autour de lui prirent place d’abord les enfants, tout près presque contre ses jambes. Après venaient les jeunes gens, les filles d’un côté et les garçons de l’autre pour pouvoir s’observer sans tourner la tête. Les femmes prirent place autour de la balancelle où quatre d’entre elles, les plus rapides, purent s’asseoir. Les hommes eux s’installèrent autour de la vieille table en bois, leur matériel pour fumer devant eux.
Le vieil Angus attendit que le silence se fit autour de lui, il prépara sa pipe l’alluma et après avoir tiré dessus une longue bouffée, sa voix s’éleva haute et claire dans le jardin.
« Alfirin en ce temps-là vivait dans la forêt de Mirkwood au-delà des montagnes brumeuses. Alfirin était connue de tous les elfes de la forêt de Mirkwood car elle était barde et par elle se transmettait l’histoire et la légende. Sa voix était plus pure que l’eau d’un ruisseau dévalant la montagne, son visage et son corps étaient la perfection et même parmi les elfes sa beauté était louée. Quand elle commençait un chant le temps s’arrêtait pour celui qui écoutait et il était immédiatement transporté dans le monde qu’elle lui façonnait pour lui. Mais elle était encore jeune et son impétuosité la poussait à faire certaines choses que les elfes, êtres sages et réservés, ne font pas naturellement. Elle était à la fois le désespoir et la fierté de son père qui était le plus grand des bardes elfes. Son désespoir car elle n’était pas patiente et de ce fait commettait souvent des impairs et sa fierté car il savait qu’elle était promise à un grand destin.
Pendant cent années, Alfirin avait étudié les chants et les contes, les sagas et les légendes. Cent ans à écouter son père. Cent ans à lire et relire les mêmes passages. Cent ans à apprendre les lignées des elfes, des hommes et des nains, et tout le monde sait comme les liens familiaux des nains sont compliqués. Cent ans à cataloguer les objets puissants qui étaient éparpillés sur la Terre du Milieu. Mais Alfirin n’avait pas perdu sa jeunesse ni la fougue de celle-ci, car cent ans peut paraître beaucoup pour certains mais pas pour les elfes pour qui ce n’est qu’un court instant.
Quand Alfirin n’étudiait pas elle marchait dans la forêt, et les autres elfes la suivait des yeux, c’était pour eux une telle joie de l’apercevoir entre les arbres que certains même la guettaient, attitude pour le moins singulière pour un elfe.
Mais Alfirin, elle ne les voyait pas. Ses pensées la portaient vers d’autres arbres, d’autres forêts, mais aussi des routes qui la menaient de ville en ville. Alfirin rêvait de voir toutes les merveilles qu’elles racontaient dans les chants. La douce forêt de Lothlórien, la maison d’Elrond à Rivendell, les grandes salles de la Moria et tant choses et de gens qui dans son esprit peuplaient ses endroits magnifiques. »
Le vieil Angus s’interrompit, posa sa pipe. Quelques enfants s’étaient endormis et un, même, le petit Pierre avait posé sa tête sur le pied droit de Angus. Il l’attrapa doucement et le prit dans ses bras et déclara : « Allons, c’est tout pour ce soir, il est tard et l’été ne fait que commencer. Nous aurons d’autres belles soirées pour continuer l’histoire de la vie d’Alfirin. »
Le départ de Canthalion
Le lendemain la famille et tous les amis d’Angus furent là très tôt dans la soirée. Il y avait même des nouveaux qui n’avaient pas pu être présents la veille, Luca le propre fils de Angus leur avait fait un résumé de l’histoire à l’ombre du pommier où ils étaient encore quand Angus sortit de la maison. Il s’arrêta sur le palier, huma l’air du soir et vint s’asseoir dans son fauteuil au pied de Cornoueux. La foule s’installa autour de lui, et l’histoire put continuer.
« Où en étais-je ? Ah, oui. Alfirin rêvait d’aventures à travers le monde mais son père Amloth ne voyait pas les choses de cette façon. Pour lui elle était encore une enfant, son enfant et sa place était près de lui à continuer l’histoire des elfes de la forêt de Mirkwood. Tous les pères veulent garder leur enfant avec eux et le lien qui s’était tissé entre Alfirin et le sien avait été renforcé par les heures qu’ils passaient à étudier ensemble. Mais Amloth avait déjà vécu longtemps et intensément avant de devenir un barde renommé, il avait lui-même fait une partie de l’Histoire, mais ceci sera peut-être le sujet d’une autre soirée. Son sang coulait dans les veines d’Alfirin, et elle, qui admirait son père plus que tout elfe au monde, brûlait de partir vivre sa propre histoire et ajouter un chapitre à celle des elfes de la terre du milieu.
Ne trouvant aucune réponse auprès de son père, Alfirin se tourna vers sa mère qui était une elfe douce et sage. Quand elle regardait Alfirin, elle revoyait toutes les qualités qui lui avait fait choisir Amloth comme compagnon. Et quand Alfirin lui confia son désir de partir à travers le monde, elle se réjouit de savoir que la vaillance et la curiosité de son père coulaient dans ses veines. Elle lui dit ces mots « Alfirin, je voudrais comme ton père te garder toute ma vie près de moi mais si tu dois partir, tu partiras et je ne te retiendrai pas. Le monde t’attend. Quand tu es née, j’ai choisi ton nom d’après un poème qui me faisait rêver depuis mon enfance :
D’argent coulent les rivières de Celos et Erui dans les champs verts de Lebennin !
Haute y pousse l’herbe.
Au vent de la mer se balancent les blancs lis ;
Et du mallos et de l’alfirin sont secouées les clochettes d’or.
Dans les champs de Lebennin, au vent de la mer.
Je n’ai jamais vu les rivières Celos et Erui mais toi, tu es faite pour fouler l’herbe verte de Lebennin, là-bas dans le sud. Quand viendra le jour où tu devras partir, je parlerai à ton père et nous ne te retiendrons pas. »
Alfirin fut rassurée par les paroles de sa mère et c’est le cœur léger qu’elle repartit vers ses études, sachant que l’heure de son départ ne serait plus retardée.
Vint un jour où de graves nouvelles parvinrent aux oreilles (qu’ils avaient fort longues) des seigneurs elfes de Mirkwood. Les humains qui habitaient cette même forêt étaient touchés par une maladie effrayante qui les décimaient. Beaucoup des elfes ne s’intéressèrent pas à ces bruits, car pour eux la clef de la tranquillité était de ne pas se mélanger avec les autres races. Mais bientôt les nouvelles devinrent de plus en plus alarmantes, la maladie prenait de l’ampleur et une rumeur courue que quelques elfes étaient tombés malades eux-aussi. Les incrédules dirent que c’était loin en bordure de forêt, que ce n’étaient sûrement même pas des elfes car ceux-ci étaient trop résistants pour attraper une maladie humaine.
Mais certains sages ne voyaient pas les choses de la même manière, certes les rumeurs sur cette maladie étaient faibles mais si elles s’avéraient, les choses risquaient d’empirer très vite. De plus, rajouta un très ancien, les hommes et les elfes s’étaient souvent entraidés par le passé et cette fois-ci les elfes ne devaient pas faillir.
Le conseil des anciens se réunit et il fut décidé, après moult débats, d’envoyer un jeune chasseur qui avait fait ses preuves de nombreuses fois. Il se nommait Canthalion et il était renommé sur des lieues à la ronde pour son habileté à l’arc, de plus il ne manquait ni de courage ni d’astuce. Canthalion brûlait d’envie de prouver à ses pairs qu’ils ne s’étaient pas trompés en le choisissant. Ses affaires furent vite prêtes car il avait besoin de peu pour vivre, le seul objet dont il ne se séparait jamais était son arc, et il partit vers la ville humaine la plus proche.
Je vois dans vos yeux que vous vous demandez ce que cette maladie et ce jeune héros peuvent bien avoir comme rapport avec Alfirin, la barde de Mirkwood. Attendez la suite de l’histoire et vous verrez que les liens entre ces deux affaires s’entremêlent étroitement. »
La clairière aux chênes
Canthalion était déjà parti de la forêt depuis plusieurs jours quand Alfirin l’apprit. C’était la première fois depuis de nombreuses décennies qu’un elfe était envoyé en mission hors de la forêt. Bien sûr le choix de Canthalion était judicieux et Alfirin savait qu’aucun sage n’aurait envoyé à sa place une jeune barde sur les chemins de la forêt de Mirkwood. Et encore moins la fille d’Amloth qui serait sûrement, si elle suivait les pas de son père, une grande historienne d’ici à peine quelques siècles.
Alfirin ne connaissait pas Canthalion car la partie de Mirkwood habitée par les elfes était vaste, et leurs deux familles étaient éloignées. Depuis son départ la renommée de Canthalion avait encore augmenté et partout où elle allait Alfirin entendait parler de ses exploits à l’arc. Les gens encensait son courage, il avait, paraît-il, tué à lui tout seul un orc égaré dans le nord de la forêt. Tous ne tarissaient pas d’éloge sur sa facilité à vivre dans les bois les plus hostiles sans autre aide que son astuce. Elle en vint à le détester à force de l’envier.
Vous vous rendez bien compte que Alfirin n’était pas vraiment dans le bon état d’esprit pour entendre des louanges à propos de sa beauté et de sa voix. Malheureusement, ce fut justement en ces jours-là que le conseil décida que pour distraire leurs pairs des mauvaises nouvelles de la maladie il fallait organiser des festivités.
La fête chez les elfes est très particulière, ils se retrouvent tous dans une clairière de la forêt où ils chantent et dansent ensemble vêtus de leurs plus beaux atours.
Bon, soit, vous allez me dire « Angus cela ressemble à n’importe quelle kermesse humaine ».
Détrompez-vous, les différences sont énormes, les fêtes elfes sont réservées aux seuls invités, si toi Rémi (qui hausse les épaules sans arrêt, oui, je t’ai vu) tu cherches à t’inviter à une fête elfe, tu peux toujours courir la forêt toute la nuit. Tu vas entendre quelques notes de musique et même quelques mots mais jamais tu ne trouveras la clairière où se retrouvent les elfes. Tu suivras les notes qui venaient du sud et elles disparaîtront, puis tu les entendras au nord et quand tu te mettras en route elles s’arrêteront de nouveau. Et ainsi de suite jusqu’à ce que tu t’endormes au pied d’un arbre et que seule l’aube te réveille, et la fête elfe sera finie depuis longtemps.
Donc une fête elfe fut préparée, c’étaient les elfes de la clairière aux chênes qui l’organisaient, justement ceux qui avaient eu l’honneur d’envoyer un des leurs « sauver le monde », le fameux Canthalion. Bien que vivant loin de cette partie de la forêt Alfirin et son père Amloth furent conviés ainsi que beaucoup d’autres de leur famille à se joindre aux réjouissances. Le départ se fit un matin lumineux. Imaginez ! les arbres immenses étendaient leurs branches au-dessus du chemin, des colonnes obliques de lumières pures apparaissaient et disparaissaient au gré du mouvement des feuilles. Sentez ! les mille parfums des fleurs et des herbes, la terre sur le chemin, humide et fraîche. Les elfes marchaient le cœur joyeux, l’esprit tendu vers leurs frères qui les attendaient à la clairière aux chênes. Une seule n’avait pas le cœur à la fête, elle pensait comme à son habitude au vaste monde et à ce chemin qui pourrait l’y mener.
Quand ils arrivèrent c’était déjà le soir, et les préparatifs étaient bien avancés. Tous les elfes se mêlèrent très vite et la fête devint rapidement l’une des plus réussies de la saison. Amloth et Alfirin étaient écoutés avec respect car leur renommée était grande. Les chants à deux voix étaient leur spécialité, et nombreux furent ceux, ce soir-là, qui rirent ou pleurèrent en entendant les grandes sagas elfiques. L’autre grande attraction de la soirée était les improvisations faites sur le thème de « Canthalion, le jeune héros ». Chaque fois qu’Alfirin ou son père finissait un chant classique, un ami de Canthalion reprenait de plus belle une de ces improvisations.
Vous voyez bien que la soirée ne se déroulait pas idéalement pour Alfirin. Mais le pire était à venir et il ne tarda pas. La soirée touchait à sa fin et l’ancien des elfes de la clairière aux chênes en était à remercier tous les participants. Quand il en vint à ceux de la famille d’Alfirin, ce qu’il dit ressemblait un peu à ça : « Et maintenant, je voudrais féliciter ceux de la colline aux herbes et particulièrement leur jeunesse. En effet, la clairière aux chênes a peut-être engendré l’elfe qui sauvera la forêt de Mirkwood de la maladie, mais la colline aux herbes, elle a donné naissance à la plus belle des bardes qui nous a enchantés de sa voix claire et douce toute cette nuit. Et c’est avec émotion que … »
Alfirin n’entendit jamais la fin de cette phrase. C’était celle de trop, elle rassembla ses affaires et s’éloigna de la clairière à travers les grands chênes.
Quand son père se retourna à la fin de l’éloge de l’ancien, il trouva la place d’Alfirin vide. Il la chercha du regard dans la foule et ne la trouvant pas il porta son regard au-delà du cercle des elfes. Enfin il la vit, déjà loin, marchant à grands pas. Ne comprenant pas ce qui lui arrivait, ou voulant se le cacher encore quelques instants, il courut après elle.
« Alfirin attend, où vas-tu ? » lui cria-t-il à travers les branches. Alfirin se retourna comme il arrivait tout près d’elle. Elle pleurait, car elle quittait son père et son enfance. Elle dit seulement ces mots « Il est temps ». Les yeux et l’esprit d’Amloth s’ouvrirent à ce moment-là, et il sut que le moment qu’il redoutait le plus était arrivé, le départ de son enfant. Il se maudit de s’être caché cette évidence pendant si longtemps, elle partait sans y être préparée. Il avait encore tant de choses à lui apprendre. Mais c’était trop tard, Alfirin avait disparu derrière les grands arbres.
Voilà, Alfirin est partie vers son destin, mais de grands dangers la guettent avant même d’arriver dans une ville humaine, la forêt de Mirkwood n’est pas un endroit sûr en dehors des territoires elfes. Mais heureusement pour la jeune barde un autre voyageur est en route vers la même destination et par le même chemin, et leur rencontre évitera beaucoup de problème à Alfirin.
Galadhil
Angus avait réfléchi toute la journée à comment continuer son récit sans lasser son auditoire, et quand le soir tomba amenant son lot de voisins et d’amis, ses idées étaient ordonnées et il put commencer sans attendre à narrer les débuts de Galadhil dans le chant d’Alfirin.
« Ce troisième voyageur, oui troisième car il ne faut pas oublier Canthalion qui était parti quelques jours plus tôt, se nommait Galadhil. Ce n’était pas un elfe comme les deux précédents, bien qu’il en soit plus proche qu’il ne le pensait. C’était un homme, un grand homme habitué à vivre seul par les chemins et les routes de la Terre du Milieu. Son foyer était non loin à l’est de la forêt de Mirkwood. Mais sa famille, depuis longtemps exilée à l’ombre du mont solitaire par une triste histoire que je vous raconterais peut-être plus tard, était originaire d’une contrée bien plus éloignée. Galadhil n’avait comme souvenir de ce pays que ceux échappés des contes que sa mère lui racontait quand il était enfant.
Cette nuit-là, la nuit de la fête des elfes de la clairière aux chênes, Galadhil avait établi son campement légèrement plus au sud, à l’abri d’un chemin creux. Peu après le lever de la Lune il avait entendu les chants des elfes mais il n’avait pas essayé de les trouver car son expérience lui disait que cela ne le mènerait qu’à une mauvaise nuit sans sommeil. Galadhil ménageait sa santé car c’était sa seule richesse, une mauvaise nuit engendrait une mauvaise journée qui pouvait elle-même mener à de mauvaises rencontres. Et cela Galadhil essayait de l’éviter par tous les moyens.
Son avancée à travers la forêt de Mirkwood avait été laborieuse, évitant les grands chemins il avait voyagé sous les arbres suivants des sentes tracés par les animaux, s’arrêtant souvent pour vérifier les traces laissées soit dans la boue au bord du chemin, soit sur le tronc d’un arbre. Ces nuits n’avaient pas été plus paisibles, il dormait entouré de nombreux pièges mais l’oreille aux aguets tout de même et l’arme à portée de main. Son voyage de retour vers son foyer durait depuis plusieurs semaines et il lui tardait de sortir de cette maudite forêt pour enfin relâcher un tant soit peu son attention. Il n’était donc pas du tout disposé à courir après les elfes qui chantaient au loin. Et c’est en les maudissant (mais pas trop fort, on ne sait jamais avec les elfes) qu’il se retourna sur sa couche et essaya de trouver le sommeil.
Les premières lueurs de l’aube le réveillèrent. La forêt était tranquille, plus aucune voix elfe ne venait troubler la quiétude de l’endroit. Galadhil reprit vite son chemin et il ne tarda pas à croiser une piste bien étrange. Elle était légère et disparaissait même par endroit mais Galadhil n’avait aucun mal à la suivre. Ce n’était pas un animal qui avait laissé ces traces, encore moins un de ces monstres qui vivent au cœur de la forêt de Mirkwood. Un humain aurait laissé beaucoup plus de preuves de son passage, à moins que ce soit un homme entraîné comme lui à n’en laisser aucune. Galadhil était piqué par la curiosité, la piste était fraîche et partait vers l’est, direction qu’il suivait depuis plusieurs jours. Sa décision fut vite prise il allait rejoindre cet inconnu qui marchait silencieusement dans la forêt. Peut-être pourrait-il être un agréable compagnon de voyage. Cependant Galadhil restait prudent, il partit au petit trot le long de la sente, sa grande silhouette courbée sous les branches basses.
La sente montait le flanc d’une colline boisée, et quand Galadhil eu dépassé le sommet il distingua le bruit d’un torrent un peu plus bas. La piste parlait à Galadhil et il savait qu’il était maintenant très proche de l’inconnu. Il descendit prudemment la colline, observant le ruisseau qu’il entrapercevait au milieu des arbres. Puis, alors qu’il n’était plus qu’à quelques mètres de la berge, il aperçut son inconnu. Une elfe, c’était une elfe, pâle dans la lumière, sans âge. Elle était assise tranquillement sur un rocher au milieu du ruisseau, insouciante du reste de la forêt. Galadhil comprit pourquoi la piste était si ténue, les elfes savent naturellement marcher sans laisser de trace, c’est un de leurs talents innés. Mais cette elfe n’avait pas dû développer ce don ou alors elle n’était pas très douée. C’était la première fois que Galadhil pistait un elfe, tous ses maîtres lui avaient enseigné que c’était impossible. Sa fierté était grande et il en oublia presque de rester caché. Il ne savait d’ailleurs pas trop quelle attitude adopter quand l’elfe se mit à chanter. Sa voix était plus douce que le vent dans les feuilles, mais Galadhil l’entendait comme si elle ne chantait que pour lui près de son oreille. Son chant mélancolique était dans une langue qui lui était inconnue, mais il le transportait dans des pays magnifiques et oubliés après lesquels pleurent les elfes. »
Rencontre en forêt
Alfirin termina son chant, car vous avez bien compris que c’était elle, assise au milieu des ondes. En relevant la tête elle découvrit sous les branches d’un châtaigner proche du ruisseau une grande silhouette sombre qui l’observait. Alfirin ne connaissait pas la peur, car elle n’avait jamais eu à subir aucune attaque. Elle se leva lentement, s’approcha du châtaigner et s’adressa à Galadhil, qui n’avait pas bougé pris dans les filets du chant d’Alfirin, en ces termes.
« Bonjour, étranger, qui es-tu pour me regarder et m’écouter sans te présenter à moi au préalable ? »
A ces mots Galadhil sortit de sa torpeur et commença à bégayer une vague explication, honteux comme s’il était un jeune enfant qu’on réprimandait. Alors qu’il était encore en train de s’emmêler dans ses explications, il entendit le rire clair d’Alfirin.
« Ce n’est pas grave si tu ne te rappelles pas ton nom, dis-moi seulement ce que tu es. Je ne crois pas avoir déjà vu de gens comme toi. Tu es un humain indéniablement mais tu es différent de ceux qui vivent dans la forêt. »
Galadhil commençait à reprendre ses esprit et l’étrangeté de la situation lui apparut soudain, il parlait avec l’elfe qu’il avait pisté toute la matinée (chose impossible d’après ses maîtres, je le rappelle). Gonflé de fierté, il fit une présentation de lui-même un peu pompeuse mais qui plut beaucoup à Alfirin qui comme tous les elfes aimait bien tout ce qui avait un côté un peu officiel.
« Je suis Galadhil, de la province perdue de Rhudaur, exilé dans l’est, premier pisteur de la compagnie grise, pour vous servir ma dame ».
Alfirin était ravie, elle qui voulait changer de vie, voir de nouveaux mondes et de nouvelles personnes, les choses commençaient fort. Sa première rencontre était avec un humain et pas des moindres, vous vous rendez-compte un membre de « la compagnie grise » !
Alfirin n’avait aucune idée de ce que cela pouvait être mais elle imaginait que Galadhil faisait partie d’un conseil de sage comme il y en avait chez les elfes. Elle ne connaissait pas plus la province de Rhudaur et ne savait vraiment pas pourquoi elle était perdue. Mais peu importait, c’était sa première rencontre d’aventure, et cet humain lui convenait très bien, ça serait son humain.
« Galadhil, accompagnes-moi jusqu’à la fin de cette forêt, j’aimerais voir ce qu’il y a après les arbres. » lui dit-elle en se levant et en sautant légèrement sur la berge. Galadhil fut d’abord surpris puis amusé par le ton employé par l’elfe.
« Ma dame, je veux bien faire la route avec toi mais auras-tu la grâce de me dire ton nom ? »
– Mon nom ? Mais je suis Alfirin, barde de la colline aux herbes, n’as-tu jamais entendu parler de moi ? ».
Et comme Galadhil gardait un silence prudent, elle repartit d’un pas léger sur le chemin.
Galadhil la rattrapa vite, il ne voulait pas se départir des précautions qu’il prenait depuis le début de ce voyage en forêt et lui demanda de bien vouloir lui laisser ouvrir la route. Alfirin qui ne connaissait ni le danger ni la peur, je vous le rappelle, le laissa quand même dépasser de bon gré car elle ne savait pas quelle route les mènerait hors de Mirkwood. Ils firent vite connaissance et la conversation qu’ils entretenaient rendait leur voyage moins monotone. Le plus souvent c’était Alfirin qui lançait la conversation sur un sujet ou un autre.
A ce moment-là, Angus se leva à la grande surprise de son auditoire, et se mit à jouer un dialogue entre Alfirin et Galadhil. Prenant tour à tour, une voix fluette pour représenter l’elfe et une voix grave et profonde pour Galadhil.
« Je vous vois bien attentif, le regard baissé sur le chemin, nous n’avançons pas vite de cette manière.
– Il vaut mieux être trop prudent que pas assez.
– Oui, bien sûr, mais que craignez-vous ?
– Je ne veux croiser aucun animal qui puisse vous blesser.
– Je ne crains pas les animaux, ça ne rime à rien d’avoir peur d’une mésange ou d’un écureuil…
– Ce ne sont pas les seuls animaux de la forêt, vous avez aussi des loups assoiffés de sang et des araignées.
– Des araignées ?? Mais vous n’allez pas me dire que vous avez peur des araignées, un grand garçon comme vous ?
– Les araignées dont je vous parle sont plus dangereuses que les faucheux qui dorment sur la poutre d’une chambre. Elles sont bien plus grosses.
– Plus grosses, plus grosses, ce ne sont pas des sangliers quand même ! »
Ce spectacle avait mis tous les enfants en joie. Et quand Angus déclama de sa voix la plus aiguë (au risque d’être aphone le lendemain) la dernière réplique d’Alfirin, son public éclata de rire.
Angus se rassit dans son fauteuil et les laissa s’amuser quelques instants. Le silence revint doucement dans l’assemblée et seuls quelques hoquets se firent encore entendre, les enfants et les autres étaient de nouveaux attentifs. Angus prit son air le plus sombre et dit :
« Ne riez pas tant ! Alfirin non plus n’aurait pas fait cette remarque moqueuse à Galadhil si elle avait su ce qui l’attendait au détour du chemin.
Mauvaise rencontre en forêt
Galadhil qui marchait toujours devant se redressa et stoppa, un doigt sur les lèvres il fit signe à Alfirin de se taire et de rester derrière lui. Il semblait humer l’air et écouter attentivement. Alfirin qui ne pouvait rien voir cachée derrière le grand dos de Galadhil décida d’adopter la même attitude. D’abord elle ne vit pas de différence avec l’instant d’avant, puis elle réalisa que la forêt était étrangement silencieuse, on n’entendait plus aucun oiseau comme s’ils avaient déserté cette partie de la forêt. Une odeur horrible s’infiltra dans ses narines, cela n’avait rien à voir avec le doux parfum des feuilles et elle tira le col de sa tunique devant son nez. Galadhil lui fit de nouveau signe de garder le silence et l’invita par geste à le suivre hors du chemin. Ils escaladèrent le terre-plein qui bordait le sentier et se laissèrent glisser lentement de l’autre côté.
Ils marchaient précautionneusement, profitant de l’ombre des larges troncs d’arbres pour se cacher. Le silence fit place à un crissement étrange et répétitif, à intervalles irréguliers ils entendaient un bruit ressemblant à un froissement à la fois d’étoffe et de métal. Cela mettait leurs nerfs à rude épreuve mais ils continuèrent néanmoins à avancer. Bientôt, ils aperçurent une petite clairière. Galadhil les fit s’accroupir à l’orée des arbres, l’herbe haute devant eux était aplatie et même arrachée par endroit laissant apparaître de grandes traînées dans la terre grasse. Le bruit maintenant était plus proche, il provenait sûrement de l’ombre des arbres de l’autre côté de la clairière.
Ils virent tous les deux en même temps la masse sombre sur leur droite et Galadhil fit signe à Alfirin de le suivre. Ils approchèrent doucement et découvrirent un cadavre de la taille d’un veau, l’odeur était insoutenable à cet endroit-là. Alfirin contourna le corps essayant de ne plus être sous le vent, elle était incapable de dire de quel animal il s’agissait et un regard vers Galadhil lui confirma que lui non plus. A l’odeur cela devait être là depuis assez longtemps, les deux amis s’approchaient de plus en plus et au moment où ils n’étaient plus qu’à trois mètres un nuage de mouches s’en envola les enveloppant dans un bruit étourdissant. Alfirin se couvrit rapidement de sa cape pour se protéger du contact dégoûtant des centaines de pattes et d’ailes. Quand elle se redressa après le passage de la nuée, ce fut pour découvrir la bête à qui appartenait le cadavre, ou du moins ce qu’il en restait.
C’était une araignée énorme (Galadhil n’avait pas exagéré). Son abdomen immonde et gonflé reposait sur le sol, plusieurs de ses pattes avaient été sectionnées et gisaient non loin de là, les autres étaient repliées sous le corps comme dans un ultime geste de défense. Galadhil s’était détourné du spectacle morbide, le bruit répétitif qui venait de sous les arbres avait recommencé.
« Il y en a une autre, sûrement blessée. »
Il empoigna l’épée qu’il portait à la ceinture et invita Alfirin à le suivre.
« Viens, il est temps que tu affrontes les dangers de Mirkwood, une araignée blessée est un bon début, j’espère que tu sais te servir de l’arc que tu portes. »
Alfirin savait s’en servir mais en fait ne l’avait jamais utilisé pour autre chose que la chasse. Mais, se dit-elle, une araignée blessée devait être plus facile à tuer qu’un lièvre en pleine course.
Plutôt que traverser la clairière, ils en firent le tour et arrivèrent près de l’endroit où ils pensaient trouver l’autre monstre. L’ombre sous les arbres était profonde après la lumière de la clairière. Mais indéniablement le bruit venait de cet endroit-là. Après quelques secondes d’adaptation ils aperçurent la deuxième araignée à dix mètres d’eux. Elle était tapie entre deux arbres, son corps se soulevait au rythme de sa respiration difficile. Il lui manquait aussi plusieurs pattes, mais une qui restait encore attachée au reste de la bête remuait d’un mouvement désordonné et, en frottant contre un tronc d’arbre proche, créait le bruit immonde. L’araignée les avait vu arriver et ses centaines d’yeux noirs et malsains les fixaient étrangement.
« Il est temps que tu lui tire une flèche entre les deux (centaines d’) yeux, Alfirin.
– Ah, non, non, non. Il n’est pas question que je fasse ça, c’est dégoûtant, elle est à terre.
– Justement, il faut l’achever. Veux-tu que j’aille la titiller avec mon épée pour qu’elle ait l’air plus vivante ?
– Mais tu es horrible, je ne peux pas tuer cette pauvre bête.
– Pauvre bête ! Mais sais-tu ce que cette pauvre bête te ferait si elle avait encore la force de se lever. Elle t’attraperait avec ses pattes, t’inoculerait son poison avec son dard, puis elle t’envelopperait soigneusement dans un cocon pour te garder à manger pour plus tard. Et toi tu serais impuissante à faire quoique ce soit. A moins qu’elle ait seulement envie de jouer et qu’elle t’arrache les membres un à un. »
Alfirin regardait Galadhil avec dégoût, mais ne se décidait pas à tirer sur l’araignée. Galadhil prit doucement l’arc et une flèche dans son carquois et lui tendit. Alfirin les prit en tremblant. Ses mains étaient sans force et Galadhil dut l’aider à encocher la flèche et bander l’arc.
« Allez, Alfirin, après ça ira mieux, le prochain monstre que tu rencontreras ne sera plus qu’une formalité. »
Alfirin lâcha la corde et comme dans un cauchemar vit la flèche partir et se ficher dans la tête de l’araignée avec une netteté incroyable. Galadhil s’approcha de la bête et après avoir constaté qu’elle était bien morte, donna le signal du départ à Alfirin.
« En route, tueuse d’araignée ! »
Angus se leva, lentement, la soirée avait été longue.
« Allez, les amis, laissons Alfirin se reposer après toutes ces émotions. On verra demain si la vie sur les routes de la Terre du Milieu la tente toujours autant.
Dernière étape en forêt ?
Les jours étaient passés depuis la rencontre avec l’araignée et Alfirin avait fini par accepter le fait qu’il fallait quelquefois tuer pour survivre. Chaque jour Galadhil lui avait répété, et encore répété les dangers de la forêt, ainsi que la nécessité de savoir se défendre. Il n’acceptait pas la présence d’Alfirin par pure générosité, cela faisait de nombreux mois qu’il voyageait seul et la compagnie de l’elfe le changeait agréablement. De plus dans la forêt de Mirkwood, la main sûre d’un archer à ses côtés pouvait être d’une aide non négligeable. C’est pour ça qu’il décida de faire l’éducation d’Alfirin. Après l’affaire de l’araignée, celle-ci s’était un peu affermie, mais cela ne suffisait pas à Galadhil. Il lui offrit une courte épée qui n’avait pas grande valeur mais qui ferait la différence lors de combats rapprochés. Certains diront qu’il était présomptueux de vouloir éduquer une elfe qui avait vécu à peu près quatre fois plus longtemps que lui, mais Galadhil avait été longtemps seul et c’est avec enthousiasme que chaque soir, il l’entraînait à frapper de taille, pointer d’estoc et parer.
Tout cela n’était pas vraiment du goût d’Alfirin qui languissait de passer ses soirées à manier les strophes et les vers plutôt que cette lourde épée inélégante. Mais elle se prêtait à cet apprentissage car elle savait que Galadhil avait besoin de ces exercices autant qu’elle, quoique pour des raisons différentes.
Un jour Galadhil annonça que la fin de la forêt était proche. Il pouvait sentir, porté par la brise du soir, l’odeur des foins dans les champs cultivés. Ils décidèrent de passer leur dernière nuit en forêt avant de la laisser définitivement. Alfirin annonça à Galadhil qu’elle désirait se promener seule dans la forêt pour les derniers moments passés en compagnie des arbres.
Malheureusement pour la paix de son esprit, elle ne profita pas longtemps de la douceur de la soirée. Elle avait à peine fait quelques dizaines de mètres sous les arbres qu’elle entendit des voix s’élever un peu plus loin. Elle se cacha dans l’ombre d’un arbre et attendit de voir qui approchait sur le chemin. Très vite elle vit arriver deux étranges personnages qui discutaillaient avec force. Il étaient tous les deux de petites tailles mais ils ne ressemblaient pas à des enfants, loin de là. Leurs torses étaient larges, leurs bras et leurs jambes étaient puissants, et sous leurs sourcils et leurs barbes fournies leurs visages étaient burinés. Alfirin reconnu des nains des monts de fer car son père lui avait enseigné leur histoire. Ces deux-là étaient habillés pour le voyage et sous leurs lourdes vestes de cuir on pouvait voir briller le métal des armes. La conversation qu’ils avaient était très animée. Alfirin l’entendit mais ne comprit pas toute sa signification.
« Je te dis qu’il nous suit toujours.
– Bien sûr, Bali, qu’il nous suit, il va au même endroit que nous !
– Moi, je ferais bien demi-tour, pour lui apprendre la politesse.
– Avec ta hache ?
– Pourquoi nous suit-il ? Il pourrait se joindre à nous, on n’est pas des sauvages quand même.
– Je pense qu’il vaut mieux qu’il reste où il est, je n’ai pas confiance en ces gens-là.
– Enfin, Dwalin, faisons demi-tour et allons lui parler. »
En disant cela, Bali, le plus grand des deux, avait empoigné sa hache. Le deuxième ne semblait pas convaincu du bien-fondé de cette proposition et se grattait la barbe en regardant alternativement vers son compagnon et vers le chemin d’où ils venaient.
« Je ne suis pas sûr qu’on puisse le retrouver dans cette forêt, il est chez lui.
– Essayons quand même Dwalin, et quand arrêteras-tu de réfléchir pendant des heures avant de te décider à agir ?
– Quand tu arrêteras de foncer tête baissée dans n’importe quelle histoire trouble. »
A ce moment-là les deux nains se retournèrent vers une lueur qui venait d’apparaître derrière les arbres. Ils se regardèrent et sans un mot, s’élancèrent vers l’endroit illuminé.
Alfirin bien plus silencieuse qu’eux, leur emboîta le pas. Elle ne remarqua pas l’ombre qui, sans un bruit, se laissa tomber d’un arbre derrière elle. Les nains s’arrêtèrent au bord de la lumière. Dwalin chuchota :
« Ce n’est pas celui que nous cherchons ! »
Bali chuchota de même :
« Qui est assez confiant ou fou pour faire un tel feu dans la forêt de Mirkwood ? »
Alfirin un peu plus loin savait bien qui était sûr de lui au point de ne plus se cacher, en suivant les nains elle était revenue au camp qu’elle avait monté avec Galadhil. Elle était en train de réfléchir à comment le prévenir discrètement, quand l’improbable se produisit. Le premier nain se leva dans un cri :
« Mais c’est Galadhil, notre ami Galadhil ! »
Galadhil se retourna la main sur son épée pour voir sortir de l’obscurité de la forêt deux nains hilares qui couraient vers lui.
« Bali, Dwalin, mes vieux amis que faites-vous ici ? »
Alfirin n’eut pas le temps de s’étonner de ces retrouvailles. Une main vint se plaquer sur sa bouche et un bras la ceintura alors qu’elle entendait une voix chuchoter à son oreille.
« Toi aussi, que fais-tu ici ? »
La flèche
Tous attendaient avec impatience la suite de l’histoire : qu’allait-il arriver à Alfirin ?
Le soir du retour d’Angus, il y avait donc foule chez lui pour entendre ce qu’allait répondre Alfirin, et d’ailleurs si elle allait pouvoir le faire.
« Installez-vous confortablement tous. Bon, où en étais-je ? Ah, oui. Une voix chuchotait à l’oreille d’Alfirin :
– Toi, aussi que fais-tu ici ?
Alfirin était en bien mauvaise posture, et elle ne voyait pas trop ce qu’elle pouvait répondre, bâillonnée et immobilisée comme elle l’était. Elle essaya de se dégager en se tortillant dans tous les sens et en donnant des coups de pieds, mais les prises sur sa taille et sa bouche ne lâchaient pas. Elle se sentit soulever du sol et son adversaire la lança avec force. Alfirin s’étala de tout son long au pied d’un chêne, elle essaya de se retourner le plus vite possible pour enfin voir son adversaire. Mais la manœuvre ne l’amena qu’à se retrouvée assise contre les racines de l’arbre avec une flèche pointée exactement entre ses deux yeux. Elle en eut le souffle coupé, la flèche ne bougeait absolument pas, Alfirin était si obsédée par la pointe à cinq centimètres de son front qu’elle ne voyait rien d’autre. Le monde se résumait à la pointe de cette flèche.
« Je répète ma question, que fais-tu ici ? »
La flèche ne déviait toujours pas de sa trajectoire mortelle, mais Alfirin put enfin distinguer derrière, la silhouette de l’archer. C’était un elfe, Alfirin ne pouvait pas se tromper même troublée comme elle l’était. Comment avait-il fait pour se mettre en position de tir aussi rapidement ? Alfirin n’avait pas la réponse. Elle cherchait dans sa mémoire s’il existait dans la région des elfes exilés pour une quelconque raison, mais rien ne lui revenait. Puis elle vit un détail sur l’habit de l’archer, une broche représentant trois chênes en cercle : c’était le signe de ceux de la clairière aux chênes. Elle regarda mieux l’elfe, mais son visage ne lui disait rien, elle était loin de connaître tous les elfes du nord de Mirkwood.
« Je suis Alfirin, Barde de…
– Je sais qui tu es, je t’ai demandé ce que tu faisais ici.
– Comment ça tu sais…
– Vas-tu me répondre, oui ou non ?
La voix était sèche et Alfirin se dit que l’archer n’allait peut-être pas garder son calme encore longtemps, elle se décida donc sagement à répondre à sa question (qu’il n’avait posé que trois fois) :
« Je voyage avec cet humain, Galadhil » dit-elle en désignant le groupe dans la clairière.
« Tu connais les deux nains ?
– Non, ils viennent d’arriver. Tu ne peux pas laisser tomber ton arc, ça m’empêche de me concentrer. »
L’elfe baissa son arme mais laissa la flèche encochée. Alfirin regardait alternativement son visage et sa broche. Une idée faisait son chemin dans son esprit apeuré, la clairière aux chênes, un elfe seul, manifestement un chasseur…
« Je sais ! Tu es Canthalion…
– Arrête de faire autant de bruit, tu vas alerter tout le voisinage. »
En disant cela son regard s’était porté vers la clairière pour vérifier ce qu’il s’y passait. Mais elle était maintenant vide, il n’eut pas le temps de se retourner qu’il se retrouva face à deux nains et un humain apparemment fort mécontent.
Un des nains s’adressa à lui :
« Alors on s’amuse à terroriser la petite dame, je vais te faire manger ton arc… »
Le deuxième tout en essayant de retenir son ami, ajouta : « Non, laisses le moi… »
Galadhil, après un regard inquiet vers Alfirin, s’avançait vers l’elfe.
« Si tu lui as fait mal, tu regretteras de m’avoir croisé… »
Les choses allaient trop vite, Alfirin voulut calmer le jeu et en se levant vint se placer entre l’humain et les deux nains d’un côté et l’elfe de l’autre.
« Je crois que tout ça est un malentendu. Je le connais, il vient de la même région que moi. Il ne voulait pas me faire de mal. »
Alfirin avait de sérieux doutes sur la véracité de ce qu’elle venait de dire, mais il n’était pas question qu’elle laisse Canthalion se faire molester par des non-elfes. Elle s’expliquerait avec lui plus tard.
Galadhil accepta à contre cœur les dires d’Alfirin, mais les deux nains furent plus difficiles à convaincre. Il finirent par accepter un statu quo par amitié pour Galadhil.
Celui-ci avait bien sentit qu’Alfirin n’avait pas tout dit mais il invita quand même Canthalion à se joindre à eux. Toute la troupe repartit vers la clairière et au moment où Alfirin passait devant Canthalion, il lui lança dans un souffle :
« Qu’avais-tu besoin de me défendre, je me débrouille très bien tout seul ».
Ce à quoi elle répondit aussi discrètement :
« Tu ne serais pas allé très loin avec une lame enfoncée entre les côtes. ».
Evocation
Quand ils furent tous réunis autour du feu dans la clairière, le temps des explications était venu. Seuls Alfirin et Galadhil étaient assis près des braises, les deux nains faisaient les cents pas derrière l’humain et Canthalion restait immobile debout derrière l’elfe. Les trois se lançaient des regards assassins par-dessus les flammes. L’atmosphère était chargée d’électricité, et Galadhil qui essayait d’être l’arbitre de cet affrontement avait toutes les peines du monde à démêler le vrai du faux et la bonne foi de la mauvaise.
Il finit par ressortir après plusieurs heures de discussion que les deux nains et l’elfe tendaient vers le même but.
Bali et Dwalin avaient été envoyés sur la route par leur roi car plusieurs de leurs compatriotes avaient été touchés par une redoutable maladie. Les nains étaient horrifiés et totalement impuissants devant ce nouveau fléau car leur résistance était grande et jamais ils n’avaient été confrontés à ce genre de problème. L’elfe qui était parti de chez lui pour des raisons similaires les avait rencontrés dans la première ville qu’il avait trouvé sur son chemin hors de la forêt. Là vivaient beaucoup d’humains et l’espoir de trouver un remède était grand mais même le guérisseur du village n’avait eu de solution à leur offrir. Après de nombreuses recherches on leur avait parlé de deux humains qu’ils pourraient trouver dans le village de Manor au cœur de la forêt et qui pourraient peut-être les aider. Cette piste était faite de rumeurs et de on-dit mais si ténue fusse-t-elle, ils avaient quand même décidé de la suivre. Mais à la suite de différends pas très clairs pour Galadhil, l’elfe était parti de son côté et les nains du leur.
Il faut dire que mettre d’accord des nains et des elfes n’est pas une chose facile à réaliser, les exemples d’entente parfaite entre des représentants de ces deux races sont rares, voir proches du légendaire.
Galadhil qui avait appris à tous les connaître et à les apprécier, pensa naïvement qu’il suffisait qu’il montre à chacun les qualités des autres pour que les difficultés s’aplanissent. L’affaire de la maladie sévissant dans sa ville l’avait alerté, Bali et Dwalin avaient eu le temps de lui donner des nouvelles de sa famille, assez pour le rassurer sur leur sort immédiat mais aussi pour lui donner l’envie de partir au plus vite à la recherche d’un remède. Et dans sa sagesse toute humaine, il pensait que l’union faisait la force et donc qu’ils avaient plus de chance de réussir une fois tous réunis.
Ne comprenant toujours pas le différend qui opposait les nains et Canthalion, il se tourna vers Alfirin afin de lui demander si elle avait compris. Mal lui en prit, Alfirin avait semble-t-il très bien compris et s’empressa de lui expliquer la sottise et la maladresse des nains qui s’ expliquait sûrement par le fait qu’ils n’étaient qu’à moitié (et sûrement moins) aussi sages et intelligents que les elfes.
Vous comprenez que ce n’était là que le point de vue d’Alfirin (amplement partagé, soit dit en passant, par Canthalion). Dwalin et Bali bouillaient de rage, et croyez-moi la température d’ébullition est très vite atteinte chez un nain. Juste avant l’explosion, Galadhil se leva et dans un geste d’apaisement les invita à se calmer et surtout Alfirin à se taire.
« Bon, j’ai bien compris que vous êtes différents, mais acceptez de faire la paix le temps de trouver le remède qui nous sauvera peut-être tous ».
Heureusement, ils l’écoutèrent et ne s’entretuèrent pas sur l’instant. Galadhil continua en ces termes :
« Vous vous connaissez mal, c’est un fait, apprenez les uns des autres afin de finir peut-être par vous apprécier. Alfirin vient de nous présenter son point de vue sur la supériorité des elfes, mais vous Bali et Dwalin, n’avez-vous que vos armes pour lui répondre, je suis curieux de connaître le point de vue des nains. »
Les deux nains rangèrent leurs armes, se détournèrent du reste du groupe le temps d’un bref conciliabule, et enfin Dwalin prit la parole :
« Galadhil, mon ami, tu as parlé sagement comme à ton habitude. Pour toi, nous allons faire quelque chose d’exceptionnel. Nous sommes cousins, comme tu le sais, et avons été élevés ensemble dès notre plus jeune âge, depuis nous partageons tout, nous pourrions parler longuement de notre ardeur au combat, de notre art à forger les armes les plus belles et les plus mortelles, de nos villes souterraines aux milles chambres. Mais nous avons un moyen plus efficace de vous montrer cela, ce que nous allons faire maintenant vient du plus profond de notre mémoire quand nous n’étions que des gamins avec à peine du poil au menton. »
Les deux nains se mirent épaule contre épaule, debout face au groupe, bien campés sur leurs jambes. Ils commencèrent doucement à taper avec leurs bagues et leurs bracelets sur leurs cuirasses. Leurs pieds frappaient le sol, et tout d’un coup de la gorge de Bali sortirent des sons gutturaux qu’il répéta plusieurs fois, Dwalin lui répondait plus doucement comme dans le lointain, et toujours leurs pieds tapaient et leurs mains frappaient leurs armures. Le rythme s’accélérait par instant, ralentissait à d’autres, les voix des deux nains s’accordaient remarquablement et s’enlaçaient dans un écho étonnant.
Les deux nains chantaient, Galadhil n’avait jamais entendu rien de pareil, il ne savait même pas que ses amis pouvaient faire une telle chose. Les deux elfes eux étaient pétrifiés, les yeux fermés comme hypnotisés, ils étaient pris dans le filet du chant nain. Il voyaient derrière leurs paupières closes de longues files de nains marchant sous terre, leurs voix se répercutant sur le rocher sombre, ils étaient assourdis par le bruit métallique des forges, les éclairs du marteau tombant sur l’enclume les aveuglaient. Galadhil moins sensible à l’évocation du peuple nain n’en n’était pas moins impressionné et ému par ce que leur dévoilaient Bali et Dwalin.
Tout à coup, les deux nains s’arrêtèrent abruptement et restèrent droits et sombres face à l’humain et aux elfes. Un silence de plomb s’était abattu sur la clairière et la forêt entière semblait retenir son souffle. Galadhil souriait béatement, regardant tour à tour les nains et les elfes. Alfirin et Canthalion clignaient des yeux comme s’ils se réveillaient d’un long rêve.
Alfirin s’approcha des deux nains et les deux mains croisées sur son cœur, elle leur dit :
« Merci, mes amis, merci d’avoir ouvert mon esprit aux beautés du monde nain. Plus jamais, je n’abaisserais la valeur des nains par mes dires. J’efface de ma mémoire tous les chants pouvant vous porter atteinte. Merci mes amis. »
Canthalion s’était approché d’elle et les mains croisées de la même manière sur son cœur, il répéta après elle :
« Merci ».
Toute l’assemblée autour d’Angus était sous le charme de l’amitié naissante entre les nains et les elfes. Les langues se déliaient sur les qualités et les défauts de ses deux grandes et vieilles races de la terre du milieu. Quelques enfants s’essayaient à reproduire les sons de la forge en tapant sur des objets divers. Et bien que le récit d’Angus soit fini pour la soirée, beaucoup restèrent pour prolonger l’instant magique.
Manor
Angus s’était quelques peu attendu à des remarques sur le chant nain, du genre :
« Personne n’a jamais entendu de nains chanter. »
Sa réponse était toute prête puisque personne autour de lui n’avait jamais entendu ou même vu un nain. Mais aucune personne de son public ne vint lui faire de remarques tant tous attendaient avec impatience la suite du récit. C’est donc dans le calme qu’il s’assit au pied de Cornoueux et continua son histoire.
« L’entente régnant enfin dans le groupe, ils purent partir vers le village de Manor. D’après Galadhil qui connaissait assez bien la région, quatre jours de marche les attendaient. Mais Galadhil comptait son temps en heures humaines, et les choses n’étaient pas les mêmes avec des elfes et des nains.
Les deux elfes étaient heureux d’être en forêt, marcher sous les arbres était pour eux tout ce qu’il y a de plus naturel, mais leurs pensées s’échappaient facilement vers le ciel entraperçu entre les feuilles ou vers l’oiseau qui les regardait du haut d’une branche. Alfirin ne comprenait pas que Galadhil la réprimanda quand elle s’arrêtait pour chanter les mains posées sur un arbre pour entendre son cœur. Canthalion, lui, se contentait de s’asseoir près d’elle pour l’écouter et rêver aux bois qui l’avaient vu naître et aux longues chasses avec ses frères. Dans ces moments-là le fossé entre les deux peuples était évident et tous les propos de Galadhil pour ramener les elfes à la raison (sa raison) ne pouvaient passer cet abîme.
Avec les nains le problème était différent. Ils étaient forts et résistants et les quatre jours de marche auraient pu être vite accomplis par eux. Mais la forêt ne leur plaisait pas, et ils ne se gênaient pas pour le dire, jusqu’à cent fois par jour. Et à chaque remarque de l’un ou de l’autre, ils s’arrêtaient pour débattre de ce point précis. Pourquoi les racines des arbres apparaissaient brusquement sous les pieds de Bali était un des sujets de discussion préféré de celui-ci. Dwalin était lui très énervé par les branches qui se faisaient un malin plaisir de lui revenir avec violence dans la figure.
Ce fut donc au bout de six laborieux jours que le groupe arriva en vue de Manor. Du haut d’une colline, ils pouvaient voir en contrebas une grande clairière artificielle où se logeait un village fortifié. Quelques maisons se serraient autour de la place principale et deux murailles de rondins de bois entouraient l’ensemble.
Bali fut le premier à prendre la parole : « Hum, des gens prévoyants que ces humains, leur village est bien protégé. »
Galadhil qui observait avec attention lui répondit : « Protégé depuis peu, les abords de la clairière portent encore les traces des coupes qui ont été faites pour réaliser les fortifications. »
Dans le village en contrebas ils ne voyaient aucun mouvement des villageois, le village semblait vide.
« Je n’aime pas cet endroit, intervint Alfirin, on dirait une cage.
– Ils ont peut-être leurs raisons de s’être fabriqué une cage » répondit Galadhil.
Dwalin prit la parole :
« Une cage empêche de sortir, est-ce le but de celle-ci ou bien interdit-elle d’entrer ? »
Les cinq compagnons étaient pensifs, ce village ne ressemblait en rien aux villes humaines bruyantes et animées que tous (sauf Alfirin) connaissaient.
« Quelque chose ne va pas, dit Bali, on dirait qu’il n’y a pas âme qui vive dans ce village.
– Je pense plutôt qu’ils se cachent, répondit Galadhil qui observait attentivement les barricades de bois, ils nous ont vu et attendent…
– Que faisons-nous, alors ?
– Nous sommes ici pour rencontrer deux personnes qui sont dans ce village, donc nous y allons. »
Le groupe reprit sa marche vers le village. Galadhil avait vu juste, quand ils approchèrent des fortifications une voix s’éleva de celles-ci :
« Passez votre chemin étranger, nous ne voulons pas de vous ici ! »
Galadhil qui avait été désigné implicitement comme le porte-parole du groupe répondit aux gardes invisibles derrière les murailles :
« Nous ne venons pas en ennemis, nous devons rencontrer des personnes qui habitent ce village.
– Vous ne pourrez pas entrer, nous n’acceptons plus rien qui vient de la forêt.
– Nous avons absolument besoin de voir ces personnes, notre survie en dépend…
– Hum, qui est-ce ?
– Nous ne connaissons pas leurs noms, mais on nous a assuré qu’ils pourraient nous venir en aide pour combattre une maladie qui décime nos peuples et nos familles.
– Ici aussi, les gens meurent d’une maladie affreuse, je ne connais personne capable de l’arrêter. Mais je vais parler à celui qui essaye d’aider les malades. Installez votre camp à au moins cent mètres derrière les arbres, vous verrez bien s’il vient vous voir. »
Bali et Dwalin bouillaient de rage de se voir interdire l’accès à un simple village mais Galadhil les calma en leur expliquant qu’ils avaient déjà obtenu beaucoup, et qu’ils ne gagneraient rien à se faire des ennemis des villageois. Le jour baissait et ils partirent tous préparer leur nuit.
Et moi aussi, ajouta Angus en se levant.
Une étrange personne
Angus s’était absenté pendant quelques jours laissant ses auditeurs sur des charbons ardents, car le dénouement de l’histoire leur semblait proche. Mais à son retour, il sut vite se faire pardonner.
Il était parti en fait à la pêche chez son cousin qui vivait près du lac et pour amadouer ses amis qui étaient restés au village, il avait ramené quelques beaux poissons. Ceux-ci furent préparés et servis pour le repas du soir de son retour. Leurs chairs parfumées, le fenouil et l’oignon qui farcissaient leurs ventres et le bon vin qui les accompagnaient eurent tôt fait de calmer à la fois les estomacs et les esprits de ceux qui attendaient la suite de l’histoire avec impatience. Ce fut donc dans le calme que Angus reprit son récit.
« Manor dormait, la nuit s’était installée, aucun bruit ne faisait vivre la forêt proche. Les cinq compagnons avaient installé un camp provisoire autour d’un feu un peu au-delà de la lisière de celle-ci. Le repas avait été silencieux, chacun perdu dans ses pensées.
La piste qu’ils avaient suivie jusqu’à ce village au milieu des bois n’était-elle pas une impasse ? Quel chemin prendre après cela si la solution n’était pas derrière ces murs de bois ? Plus le temps passait, à attendre un visiteur improbable, plus les questions se faisaient nombreuses.
Alfirin qui elle aussi s’interrogeait sur le devenir de leur quête, finit par entonner un chant apaisant pour aider ses amis à retrouver leur sérénité. Sa voix montait doucement vers les étoiles et semblait à la fois lointaine et proche à ses compagnons. Elle avait choisi de chanter dans la langue des humains que les elfes et les nains connaissaient aussi, afin que tous puissent profiter non seulement de la mélodie mais aussi du sens des paroles. Ce chant parlait d’un paradis perdu après lequel son cœur soupirait mais qui un jour appartiendrait à tous.
Ils se laissaient tous bercer par le son apaisant de la voix d’Alfirin, et ce ne fut qu’à la fin, quand la dernière note se fut enfuie sous les arbres qu’ils remarquèrent la présence de l’homme.
Il se tenait juste à la limite du cercle éclairé par le feu mais ses habits sombres ne renvoyaient aucun éclat. Il fit un pas en avant pour entrer dans la lumière et parla avant qu’aucun ne réagit :
« Votre chant était émouvant Dame Elfe, mais la maladie qui tue ma famille et mes amis nous laissera-t-elle à tout le temps d’attendre pour voir votre paradis ? »
Cela n’appelait aucune réponse et Alfirin qui regardait jusque-là l’homme avec curiosité, baissa les yeux pour ne pas avoir à affronter son regard fiévreux.
Bali s’était levé et approcha de l’homme, il l’interpella :
« Etes-vous celui que nous attendons, on nous a dit que vous saviez peut-être quelque chose sur les deux hommes qui guérissent la maladie ? Nous avons parcouru de nombreuses lieues afin de venir jusqu’à ce village, et maintenant vous nous dites que la maladie tue votre famille et vos amis… »
Le nain avait laissé sa phrase en suspens, sa voix laissait entendre l’abattement qu’il ressentait.
L’homme les regarda lentement l’un après l’autre :
« A quelque chose malheur est bon, dit-il, la maladie a réunie des races qui se haïssaient. »
Puis après une légère pause il reprit :
« Je me nomme Scutila, je suis peut-être celui que vous attendez, tout dépend de ce que vous entendez par là. Je suis celui qui est sorti du village pour venir vous parler, mais pas celui qui vous donnera un remède à la maladie. »
Sa façon de parler était étrange, comme si chacun de ses mots cachait un secret. Et sa façon de fixer du regard mettait mal à l’aise son interlocuteur. Bali continua malgré tout :
« Connaissez-vous les guérisseurs ?
– Je crois connaître celui que vous cherchez, mais il est parti de Manor depuis déjà une semaine.
– On nous a parlé de deux personnes…
– Je voyage souvent avec lui, les gens ont dû croire que j’avais aussi le don de guérir, malheureusement ce n’est pas le cas.
– Pourtant l’homme à la porte de la ville nous a dit que celui qui aide les malades viendrait nous voir.
– En effet j’aide les malades… avec les herbes que mon ami m’a laissées. Ses herbes soulageaient certains de la fièvre mais pas toujours, j’ai fini les dernières feuilles du dernier pot il y a une heure, je n’en ai plus et je n’ai pas les connaissances de Beralath pour les trouver et les préparer. Malheureusement mon ami a dû partir précipitamment, des gens de son village sont venu le chercher en urgence il y a huit jours, il n’a même pas eu le temps de m’expliquer ce qu’il se passait. J’imagine que la maladie est arrivée là-bas aussi. Maintenant le village de Manor n’a plus de moyen de guérison, j’espère que le plus gros de l’épidémie est passé. Nous n’avons plus de mouches depuis trois jours, c’est sûrement bon signe.
Les cinq compagnons se taisaient, ils attendaient tant de cet étranger que son récit fataliste les laissait sans voix. Après de longues minutes de silence, Galadhil se leva enfin, et pris la parole :
« Puisque vous n’avez pas le remède, puisque votre ami sait guérir les gens et puisqu’il est parti pour son village, il ne nous reste qu’une solution, partir le rejoindre… »
En disant cela, il s’était levé et avait regardé ses compagnons de route, tous lui donnèrent rapidement leur accord d’un signe de tête, n’importe quoi plutôt que rester là dans l’incertitude. Puis il ajouta après s’être tourné vers Scutila :
« Indiquez-nous le chemin, s’il vous plait… »
Le personnage étrange dirigea son regard vers le village, puis de nouveau vers la petite troupe.
« Certes, je n’ai plus rien à faire ici, laissez-moi jusqu’au matin pour régler mes affaires et je vous accompagnerai, afin que vous rencontriez Beralath. »
Sur ces mots, il fit demi-tour et disparu dans la nuit.
Au matin, la petite troupe augmentée d’un nouveau compagnon reprit la route, entrant encore plus profondément dans la sombre forêt de Mirkwood. »
Ciel étoilé
De nombreux jours de marche les attendaient, encore, dans la sombre forêt de Mirkwood. Les jours n’étaient guère moins sombres que les nuits tant la forêt était épaisse. Et les heures se suivaient sur un rythme monotone, la petite troupe était silencieuse.
Alfirin était de moins en moins réceptive à la voix des arbres et elle n’avait même plus le courage de chanter pour réchauffer le cœur de ses amis. Le nouveau venu la transperçait de son regard d’aigle, il l’étudiait comme on étudie un animal inconnu et Alfirin se sentait comme un papillon piqué sur une plaque de liège. Oui, les humains font ça parfois. Elle se flétrissait. Même Canthalion ne la rassurait plus car il ne marchait plus avec eux. Elle le voyait parfois dans les bois à la limite de la vision de ses compagnons, il faisait sa route solitaire. Il réapparaissait seulement parfois quand ils montaient le camp pour la nuit, mais repartait aussi vite pour passer les heures nocturnes, loin du groupe.
Une des nombreuses nuits qu’Alfirin passa seule à écouter la respiration de ses amis endormis, elle aperçut entre les branches des arbres une lueur diffuse. Alfirin aimait le ciel étoilé et les histoires qu’il lui contait, chaque groupe d’étoiles avait sa légende, toutes avaient un nom et une histoire. La Lune n’était pas encore levée et aucune étoile ou constellation de sa connaissance ne pouvait dégager une telle lumière, même la grande route dont chaque pavé était formé de milliers d’étoiles et qui traversait le ciel n’éclairait autant.
Alfirin se leva doucement pour ne pas réveiller ses compagnons et partit en quête d’un endroit dégagé où elle pourrait contempler le ciel. Elle trouva non loin de là une colline herbeuse, les arbres n’ y poussaient pas et elle pouvait voir le sommet désert et le ciel immense au-dessus. L’herbe y brillait doucement comme si la Lune l’éclairait. Menelmacar, la constellation du chasseur semblait posée sur la colline et Alfirin y vit un signe, elle s’élança vers le sommet.
Arrivée tout en haut elle se retourna dans la direction où elle avait vu la lueur. Un spectacle impossible s’offrait à ces yeux : une étoile plusieurs fois plus grosses qu’Eärendil suivi par un voile lumineux qui illuminait la moitié du ciel.
Alfirin s’assit dans l’herbe ne pouvant détacher son regard de cette image incroyable. Le ciel qui entourait l’apparition paraissait plus sombre et inquiétant que celui qui berçait Alfirin depuis des décennies, l’étoile étrange semblait vivante et très présente. Elle s’étendit dans l’herbe pour mieux contempler les détails de sa découverte puis ferma les yeux afin de se rappeler les étoiles cachées par sa présence et leur redonner vie.
« Je me demandais combien de temps tu mettrais à te rendre compte que le ciel avait changé »
Alfirin se redressa sur ces coudes, et regarda Canthalion qui s’asseyait à ses côtés.
« Le temps où tu es restée avec ces hommes et ces nains, enfermée dans tes pensées de maladie et de remèdes. Le temps où tu es restée à regarder la poussière du chemin et les ronces qui étouffent les arbres. Tu ne contemples plus les étoiles, Alfirin ? »
Alfirin restait sans voix. Que répondre à ça ? Oui, elle avait oublié de contempler le ciel, oui, elle avait accepté la manière de vivre d’autres peuples, oui, elle avait arrêté de chanter, et oui, elle avait survécu. Elle était toujours Alfirin, au plus profond d’elle-même et maintenant elle voyait.
« Cette chose parcourt le ciel, depuis déjà plusieurs semaines, ajouta Canthalion, voyant qu’elle ne répondrait pas.
– Qu’est-ce que cela peut être, penses-tu que ce soit un signe de mauvais augure.
– Un signe, oui, mais est-il mauvais ou bon, je ne saurais te répondre.
– Cela me fait penser à un œil qui nous regarde et nous juge, je me sens écrasé sous son poids. Notre quête n’aboutira pas sous ces cieux…
– Nous verrons quand nous trouverons ce guérisseur, en tout cas nous devons la suivre, cette étoile va dans la même direction que nous. »
Le silence fut plus profond après les derniers mots de Canthalion, et ils restèrent immobiles au sommet de la colline le reste de la nuit. »
Angus se tut, et contempla son auditoire. La plupart était bouche bée mais les plus anciens laissaient paraître un léger sourire. Ils reconnaissait bien là, Angus, tous ceux qui avaient connu plus de soixante-treize hivers, savaient bien que de tels miracles existaient.
Angus reprit la parole au bout de quelques instants :
« Ce n’est ni magie, ni invention, une étoile comme celle-là se nomme une comète, et quand elle traverse le ciel de grandes choses se préparent ».
Maintenant, allons-nous coucher tant que le ciel est calme…
Alcyoné,
mars – juin 2002.
