Au-delà des frontières
par Daphné Mavoisi

Comment Daphné a-t-elle quitté sa France natale pour arriver à Fondcombe qu’elle croyait imaginaire ? Elle n’en a aucun souvenir. Commence alors une longue quête. Mais aura-t-elle envie de repartir ?
Il y eut la douleur. Puis le néant.
La trille d’un merle me réveilla. J’ouvris les yeux quelques secondes, juste le temps de voir les rais de lumière entre les frondaisons des hêtres, au-dessus de ma tête. Puis je sombrai à nouveau dans l’inconscience, trop vite pour réfléchir au fait que, là où j’habite, il n’y a pas de hêtres.
Quand j’ouvris les yeux pour la seconde fois, je vis cette fois un plafond blanc qui était traversé par des poutres gravées d’arabesques végétales.
J’avisai une présence au chevet du lit sur lequel j’étais couchée. C’était un jeune homme, et quand je me tournai vers lui, je fus frappée par sa perfection. Aucune irrégularité ne déparait son visage aux traits fins. Ses yeux en amandes étaient du même gris que la mer sous la pluie. Ses cheveux noirs, parfaitement lisses, étaient serrés par un bandeau blanc. Sur ses vêtements gris, brillaient des étoiles brodées au fil d’argent.
Il me sourit et dit :
« Mae govannen ned Imladris. Im Elrohir. * »
Je devinai plus que je ne compris et il me fallut quelques secondes pour réaliser. J’étais à … Fondcombe !
Mais je m’aperçois que j’ai oublié de vous donner quelques renseignements importants. Je m’appelle Daphné, j’avais 20 ans à l’époque et j’habite dans le sud-est de la France.
Vous comprendrez donc mon état d’esprit en voyant que je m’étais réveillée dans un lieu sensé n’exister que dans un livre !
Elrohir me dit autre chose, mais je n’en compris pas un mot. Je le lui dis et son air consterné me prouva que le français était pour lui aussi impénétrable que le sindarin l’était pour moi. Il essaya une autre langue, que je supposai être du westron, puis deux ou trois autres, que je n’identifiai pas. Mais il fallut se rendre à l’évidence. Nous étions incapables de communiquer.
Il me montra quelque chose de l’autre côté du lit. Sur une table étaient posés des vêtements. Il inclina la tête et, dans un dernier sourire, il sortit.
Il y avait un jean, un débardeur, des sandales et un blouson. En les voyant, j’eus une sorte de flash. Je me revoyais les mettre, le matin dans ma chambre. Je m’aperçus alors que je n’avais aucun souvenir de ce qui s’était passé juste avant mon réveil ici.
A côté, reposait une robe rouge et grise. Je la revêtis et, après une profonde inspiration, je sortis de la chambre.
Ainsi commença mon séjour à Foncombe.
* sindarin : « Bienvenue à Fondcombe. Je suis Elrohir. »
Théories
Gandalf avait dit à Frodon que l’on pouvait trouver dans la Salle du feu toute la paix nécessaire pour penser. J’y ai moi-même passé des heures à réfléchir, à la lumière des flammes. L’existence même de ce monde restait pour moi un mystère.
Se pouvait-il que chaque fois qu’un écrivain créait un livre, le monde qu’il avait créé avec prenait vie en même temps ? Est-ce que dans un coin de désert un aviateur et un petit prince discutaient ensemble, dans une ville du Maine un clown diabolique assassinait les petits garçons, dans une école de sorciers un orphelin apprenait la magie ? *
Je mettais pincer suffisamment de fois pour me convaincre que je ne rêvais pas. Quant à savoir comment j’étais arrivée ici, j’avais beau fouiller ma mémoire, je ne me souvenais pas.
Quand je n’étais pas en train de me creuser la cervelle, je participais à la vie de la maison. Les elfes passaient leur temps à se perfectionner dans tout ce qu’ils faisaient, même pour les tâches les plus humbles. Quoique considérant les millénaires qu’ils avaient eus pour cela, il ne restait plus grand chose à améliorer. Tout était fait dans la joie et le respect. Tout était partagé équitablement.
Je fus accueillie avec une gentillesse extrême, mais mes conversations, au début, furent particulièrement pauvres. Le vocabulaire est nécessairement limité quand on s’exprime par gestes. Mais lorsqu’on parle uniquement une langue étrangère autour de vous, on l’apprend beaucoup plus vite que sur le banc d’une école. Avec l’aide d’Elrohir, je réussis à parler le sindarin « honnêtement » au bout de trois mois.
Quand je maîtrisai les chiffres, j’appris que nous étions en l’an 145 du IVème âge, soit 147 ans après la Chute de Sauron et 25 ans après la mort d’Aragorn, laissant le trône à son fils Eldarion.
* Respectivement Le Petit Prince de St Exupéry, Ça de Stephen King, Harry Potter de JK Rowling, si quelqu’un n’avait pas reconnu.
Mavoisi
Elrohir voulut dire quelque chose, se ravisa et finalement se désigna en disant :
“Im Elrohir. ”
Je me désignai alors moi-même et dit :
“Im Daphné. ”
Il me présenta son bras et me fit ma première visite. Je vis la Grande Salle, la Salle du Feu, le jardin. Attirés par des rires, nous entrâmes dans une salle aux murs bleus où une dizaine de jeunes filles s’activaient autour d’une jolie blonde. A leur tête, il y avait une grande dame aux cheveux d’argent, mais dont le visage était jeune.
Toutes se tournèrent vers moi et Elrohir se lança dans un petit discours où il devait sûrement me présenter et expliquer ma méconnaissance du sindarin. Elles se présentèrent, mais je ne retins pas la moitié des noms. Puis certaines touchèrent mes cheveux qui visiblement les amusaient.
Les elfes ont des chevelures lisses ou ondulées, de couleur noire, argentée, blond lin ou dorée. J’étais pour ma part dotée d’une tignasse frisée couleur châtain.
Isilotë, la grande femme, posa ses aiguilles (elle était en train de faire une robe à Nimirwen, la jolie blonde), s’approcha et dit :
“Finderya nà ve i yavi mavoisio.*”
Une des jeunes filles s’écria alors :
“Daphné Mavoisi ! ”
C’est ainsi que je gagnai mon nom elfique : Daphné Châtaignier.
*quenya : Ses cheveux sont comme les fruits du châtaignier.
Mélancolie
Ma première leçon de sindarin débuta le lendemain. Elrohir m’emmena dans le jardin et me désigna un arbre :
” Galadh.
– Galadh, répétai-je.
– Gelaidh, dit-il en désignant un groupe d’arbres.
– Gelaidh. “
Elrohir ne fut pas mon seul professeur. Chaque elfe avec qui je passai un peu de temps m’appris quelques mots.
Je m’intégrai relativement vite à la vie de Fondcombe, mais j’eus aussi très vite le mal du pays. Un jour, j’éprouvai vivement le besoin de me retrouver seule avec moi-même et je ne connais pas mieux que la forêt pour ça.
Mes robes n’étant pas très pratiques pour une expédition dans la nature, je sortis de leur coffre mon jean et mon débardeur. Ils étaient tellement déplacés dans le décor d’Imladris que je me fis l’effet d’une tâche sur un carré de soie blanc. Je gardai par contre mes bottines elfiques qui réussissaient le tour de force d’être élégantes et résistantes à la fois.
Je sortis tôt le matin et, attirée par le chant de l’eau, je traversai les futaies de chênes pour descendre vers la Bruinen.
Les forêts entretenues par les elfes sont très particulières. Elles n’ont strictement rien d’artificielles, mais on y sent une sorte d’harmonie esthétique. Le souci de la beauté est naturel chez les elfes et se retrouve dans tout ce qui les entoure.
C’était l’été et le soleil faisait miroiter l’écume de la rivière. Sur les rives rocheuses, quelques saules se pencher au-dessus de l’eau. Mais c’est entre les racines d’un vénérable charme, à quelques mètres de la Sorononne, que je pleurai ceux que je n’allais peut-être jamais revoir.
Quand j’eus fini, Elrohir vint me rejoindre. Je le soupçonne d’avoir été là depuis longtemps, mais d’avoir respecté mon désir de solitude. Il essuya mes larmes avec son pouce.
“Mar nin*, dis-je. “
Le chagrin et un unique mois d’étude du sindarin ne me permirent pas d’en dire plus, mais il comprit et me serra dans ses bras.
En rentrant, il lança un regard faussement désapprobateur à mes vêtements. Le lendemain, je retrouvai sur ma table un pantalon et une tunique verts, brodés de feuilles de lierre.
*sindarin : Mon foyer.
Questions
” Nous aimerions savoir d’où tu viens et comment tu es arrivée ici, commença Elrohir. Tu as des vêtements étranges et tu ne parles aucune langue connue de nous. ”
Je pris quelques secondes pour réfléchir à la façon d’expliquer l’impossible clairement :
” Je viens d’un autre monde qu’Arda. Chez moi, tout ceci n’est qu’un livre, une histoire inventée. Et je n’ai pas la moindre idée de la façon dont je suis arrivée ici. ”
Leurs regards consternés me firent me demander si je n’aurais pas pu leur présenter la chose autrement.
” Parles-nous de ce livre, dit Isilotë. ”
Je leur racontai tout ce dont je me souvenais de John Ronald Reuel Tolkien et de son œuvre et leur parlai de mes théories. Quand j’eus fini, ils ne semblaient guère plus avancés, à part Elladan qui réfléchissait.
” Le nom de Tolkien m’est familier, dit-il, mais ce n’est pourtant pas un nom que l’on trouve par ici. C’était peut-être dans les archives. Je ferai une recherche.
– En attendant, je pense qu’il vaut mieux continuer cette discussion plus tard, dit Isilotë.
Ils commencèrent à partir, mais je retins Elrohir.
” Où est-ce que j’ai été trouvée ?
– Dans la forêt, au sud de la vallée.
– Tu peux m’y emmener ? ”
Sur le chemin, il me demanda :
” Tu ne sais vraiment pas comment tu es arrivée ici ?
– Non, je n’ai aucun souvenir. Il ne s’est rien passé d’étrange ce jour-là ?
– Non. Elladan et moi cherchions du bois pour les flèches quand nous sommes tombés sur toi. Tu étais allongée sur le sol. Ici. ”
Il me désigna un endroit sur le sol couvert de feuilles de hêtres. Je m’y couchai et reconnus au-dessus de moi le plafond de ramures que j’avais entrevu. Je fermai les yeux. Je me revis en train de m’habiller, de dire au revoir à mes parents, de monter dans ma voiture. J’allais chez une amie. Je passais les vitesses, allant de plus en plus vite.
C’était tout. J’ouvris les yeux.
” Alors ? demanda Elrohir.
– Pas grand-chose. ”
Il me tendit la main pour m’aider à me relever. Je butai contre une pierre et me retrouvai tout contre lui. Après quelques secondes, il dit :
” Rentrons. ”
Je repris le chemin de Fondcombe, vaguement troublée.
Leçons
Maîtrisant à peu près l’oral, je suppliai Elladan de m’apprendre à lire les tengwar. Les fils d’Elrond se ressemblaient à première vue comme deux gouttes d’eau. Les premiers temps, j’eus souvent l’impression de voir double, car en plus, ils ne pouvaient s’empêcher de s’habiller pareil. Je finis par discerner leurs quelques différences. Leurs voix n’étaient pas tout à fait les mêmes, ni leur façon de bouger. De plus Elrohir avait beaucoup étudié l’art de guérir avec son père, tandis qu’Elladan s’était surtout tourner vers les arts littéraires et l’Histoire.
C’était donc lui qui m’enseigna la lecture, ce qui n’était franchement pas une sinécure. Grande dévoreuse de livres devant l’Eternel, j’étais particulièrement impatiente de pouvoir me plonger dans la bibliothèque, ce qui me rendait assez insupportable. Mais heureusement Elladan avait une patience… d’elfe.
Un jour, j’allai jeter un coup d’œil à la forge et tombait en admiration devant les épées de Malimbor, le forgeron. J’en pris une, véritable petite merveille d’acier, et il leva les yeux de son ouvrage :
” Tu sais t’en servir ? demanda-t-il en souriant.
– Non, mais j’aimerai bien. ”
Il plongea son ébauche de lame dans l’eau, enleva son tablier, prit une épée et dit :
” Viens. ”
Ce jour-là, c’est moi qui souffris. Je finis complètement courbaturée, sans avoir réussi à le toucher. Mais à force, je ne devins pas trop mauvaise. Par contre, le jour où il voulut m’apprendre à tirer à l’arc, ce fut un magnifique fiasco. Savoir viser correctement doit être génétiquement impossible chez moi.
Visite
Avec Nimirwen et deux autres jeunes filles, Menelian et Linnen, je faisais la lessive dans le lavoir intérieur. Une partie de la Bruinen était détournée vers Fondcombe et se séparait en plusieurs bras dont un se déversait dans un petit bassin sculpté où on lavait les habits.
Tandis que nous frottions, les filles m’apprenaient des chansons elfiques, dont le chant à Elbereth, quand une cloche retentit, annonçant un visiteur. Nous nous entreregardâmes, puis, ne pouvant résister à la curiosité, nous nous précipitâmes vers l’entrée.
Je vis arriver sur un poney un petit personnage aux boucles blondes. Il devait tout juste m’arriver à la taille. C’était étrange de voir les elfes majestueux se pencher courtoisement devant lui.
” C’est Adal, dit Linnen.
– Adal ? répétais-je.
– Adalgrim Touque. Il vient régulièrement consulter les archives pour des recherches.
– Touque ? Comme Peregrin Touque ?
– Oui, dit Menelian, c’est son arrière-petit-fils. ”
Le hobbit suivit Elladan à la bibliothèque.
” Venez, dit Nimirwen. Nous n’avons pas fini. ”
Je m’apprêtai à les suivre quand, prise d’une intuition, je leur dis :
” Ne m’attendez pas, je reviens. ”
Je me précipitai à la bibliothèque où je trouvai Adal et Elladan penchés sur un manuscrit.
” Mavoisi ? s’étonna Elladan. Mais ce n’est pas l’heure de ta leçon.
– Je sais. J’aurai voulu parler à notre visiteur. ”
Je me tournai vers le hobbit.
” Bienvenue, hîr Adal*.
– Hannon le*, Mavoisi, répondit-il en souriant. Je ne vous ai encore jamais vu à Fondcombe.
– Je suis ici depuis peu. Mais vous parlez le sindarin de manière parfaite !
– J’ai, entre autres, une passion pour les langues. Ce n’est malheureusement guère répandu chez les miens, ce qui…
– Tu voulais lui demander quelque chose en particulier ? s’empressa de le couper Elladan, craignant un discours sur les mœurs hobbites.
– Maître Adal, avez-vous déjà rencontré un certain Tolkien ?
– Ce cher John ! Bien sûr que je le connais. Je vous ai parlé de lui, Elladan, non ?
– Bien sûr, cela me revient maintenant ! s’exclama Elladan. C’était quand déjà ?
– C’était il y a, quoi, 25 ans, j’ai une excellente mémoire. C’était un passionné d’histoire, les deux je veux dire, la grande et la petite. Il adorait toutes les anecdotes. Il pouvait entendre parler quelqu’un de ses histoires de famille pendant des heures. ”
J’échangeai un regard entendu avec Elladan.
” D’où venait-il ?
– Il est arrivé par le sud, il me semble.
– Et où est-il parti ?
– Il a dit qu’il voulait voir Fondcombe.
– Il n’est jamais arrivé ici, dit Elladan. ”
Le mystère restait entier.
*hîr (sindarin) : maître, seigneur.
Hannon le (sindarin) : merci.
Départ
” Il semble donc, dit Isilotë, que Tolkien, soit venu de votre monde sur Arda, il y a 25 ans. Et une fois revenu chez vous, il en a raconté l’histoire.
– Sauf que chez nous, il a commencé à l’écrire il y a plus de 80 ans. J’ai l’impression que le temps ne se déroule pas à la même vitesse ici et là-bas, dis-je. De plus je ne sais toujours pas comment nous sommes arrivés en Arda. Ni comment on repart.
– Personne n’a l’air de le savoir, dit Elrohir.
– Adal a dit que Tolkien se dirigeait vers Fondcombe en quittant la Comté. Mais il n’y est jamais parvenu. Il est donc reparti pendant le trajet entre les deux. Je veux y aller pour essayer de savoir.
– Si son départ a laissé autant de traces que ton arrivée, tu ne trouveras pas grand-chose, objecta Celeborn.
– Un témoin peut-être.
– Après 25 ans ? ”
Ils n’avaient pas l’air convaincu, mais Elladan dit néanmoins :
” Je viendrai avec toi.
– Moi aussi, ajouta Elrohir. ”
Nous nous mîmes en route deux jours plus tard. Juste avant de monter à cheval, Malimbor me donna l’épée avec laquelle je m’entraînai.
” Il reste encore des créatures maléfiques qui rôdent. Je serais plus rassuré si tu la prenais avec toi.
– A-t-elle un nom ?
– Turumacil.
– L’Epée de Bois ? !
– Quoi de mieux pour un châtaignier ? ”
Je le serrai dans mes bras, ainsi que Nimirwen, Menelian et Linnen. Quand nous eûmes passé le col, je me retournai pour voir Imladris une dernière fois.
Après concertation, nous avions décidé de suivre à rebours la route qu’avaient suivi Frodon et ses compagnons. Je pensai que Tolkien n’avait pas pu résister à la tentation de suivre les traces du Porteur de l’Anneau.
Les Jumeaux connaissaient la route jusqu’à Bree pour en avoir parlé avec Aragorn. Pour le reste nous en savions ce qui était écrit dans le Livre Rouge.
Le voyage commença de façon tout à fait agréable. Il faisait un temps magnifique et ma monture, une jument blanche appelée Marilla, c’est-à-dire Perle en quenya, était d’une docilité presque magique.
Nous passâmes le Gué de la Bruinen pour nous enfoncer dans le Rhudaur. Le chemin serpentait dans les collines, passant dans les prés, les landes à bruyère et les bois de pins.
Nous chevauchions en silence. J’étais moi-même occupée à examiner le paysage pour trouver un indice du passage de Tolkien, en vain.
Pendant la pause déjeuner, sous un grand pin sylvestre tordu, Elladan me demanda :
” Tu as une idée de ce que nous cherchons,
– Euh, pas vraiment. J’avoue que je compte beaucoup sur vous. Vous pouvez voir mieux que moi si quelque chose sort de l’ordinaire.
– Et si nous ne trouvons rien ?
– Alors je devrai rester ici.
– Est-ce que ce serait si terrible ? demanda Elrohir.
– Ma famille me manque. Oui, elle me manque, murmurai-je. “
Rhudaur
” Comment est-ce ton monde ? ”
En quelques secondes, je visualisai les différences entre la Terre et Arda. Comment lui expliquer ? Je choisis la fuite.
” C’est trop différent d’ici et je n’ai pas envie d’en parler. ”
Mais il était curieux.
” Vous avez bien des chansons, non ? Tu pourrais nous en chanter une.
– Elladan, pitié ! Je chante comme un troll enroué. ”
Il éclata de rire.
” D’accord, j’abandonne. ”
Elrohir, lui, ne rit pas. Il fixait le feu d’un air sombre. Je sentais que quelque chose n’allait pas, mais je n’osai pas l’interroger. Je m’enroulai dans ma couverture et me couchai.
Le lendemain, il semblait de bien meilleure humeur. Il entreprit de m’apprendre les noms de plantes ou d’animaux que je ne connaissais pas encore et se montra enjoué.
La journée se passa sans incident notable, jusqu’au soir.
Dans la lueur pâle du couchant, trois immenses silhouettes se découpaient au milieu des troncs. Pas très rassurée, je jetai un coup d’œil à mes guides qui semblaient, eux, parfaitement sereins. Puis, je me rappelai. C’était les trolls de Bilbon bien sûr !
Je descendis de Marilla et me faufilai entre les taillis de noisetiers pour me retrouver au milieu des statues. Ils faisaient bien trois mètres. Les intempéries et le temps les avaient érodés, mais on discernait encore leurs faciès grimaçants.
Pendant mes cinq mois à Foncombe, je m’étais surtout concentré à apprendre le sindarin et m’intégrer à la vie des elfes. En trouvant les trolls, je renouais avec l’émerveillement que m’avaient procuré les livres de Tolkien et pris conscience de ma chance d’être ici.
” Qu’est-ce qui te fait sourire ? demanda Elrohir.
– Rien, rien.
– Tu connais l’histoire des trolls de Bilbon ?
– Oui. Je l’ai lu. Est-ce qu’il reste beaucoup de trolls en Terre-du-Milieu ?
– Il y en a quelques-uns dans les landes d’Etten, mais très peu.
– Des orcs, des gobelins ?
– Dans le nord des Monts Brumeux ou dans les Montagnes d’Angmar. Pas beaucoup, là non plus. Ceux d’Isengard et du Mordor ont été décimés. ”
Nous passâmes les jours suivants à monter et descendre des crêtes où soufflait un vent glacial. Certaines étaient si abruptes que nous devions descendre de cheval pour les franchir.
Notre sentier rejoignit la route et je pus voir des ruines pratiquement effacées par la végétation.
” Personne n’est revenu vivre ici ? demandai-je.
– Il fut un temps où l’Angle était envahi par les forces d’Angmar, répondit Elladan. Il n’y a plus de créatures de ce temps-là qui s’aventurent ici, mais l’endroit a gardé une très mauvaise réputation.”
Puis nous arrivâmes enfin en vue de la Mitheithel. Je rêvais de prendre un bain car il n’était pas toujours facile de se laver en chemin (surtout quand il n’y a pas de cours d’eau à proximité). Je dis à mes guides :
« Attendez-moi au pont. J’en ai pour un moment. ”
Je partis sur les rives pour trouver un endroit adéquat. Je tombai sur une petite crique embroussaillée. Le temps était heureusement superbe, une des dernières belles journées avant l’automne. Par contre l’eau était assez fraîche, mais je m’y plongeai néanmoins avec délice. J’en profitai pour laver aussi mon habit vert que je mis à sécher sur une pierre. J’en revêtis un de rechange violet et gris, et entrepris de me démêler les cheveux. Une main me prit le peigne.
” Tu veux de l’aide ? demanda Elrohir. ”
Je me retournai brusquement.
” Tu es là depuis longtemps ?
– Je viens juste d’arriver, affirma-t-il.
– C’est bien vrai ce mensonge ?
– Je le jure, dit-il avec un sourire un peu trop innocent pour être honnête. ”
Je hochai néanmoins la tête et me retournai. Il commença à me coiffer avec délicatesse.
” Que feras-tu si tu ne trouves pas comment Tolkien est reparti ?
– Je trouverai. C’est impossible qu’il n’y ait pas de traces ou de souvenirs. ”
J’essayai surtout de me persuader moi-même, mais il ne releva pas.
” Si tu savais comme c’est étrange d’être ici, dis-je. J’ai lu et relu le Seigneur des anneaux et je me retrouve dans son monde. J’adorerais voir la Lórien.
– Il n’y a plus personne.”
Sa voix était mélancolique.
” Oh excuse-moi. Ta sœur est…morte là-bas.
– Elle a reçu le don des Hommes. Elle a fait un choix. Je n’ai pas encore fait le mien. Sois-je partirai pour Valinor et je disparaîtrai avec Arda, soit je mourrai en Terre-du-Milieu et mon esprit partira Eru seul sait où.
– Chez nous non plus, personne ne sait où nous allons après la mort. ”
Il avait fini de me peigner. Je rassemblai mes affaires et en me relevant, je vis qu’il m’observait.
” Qu’est-ce qu’il y a ? ”
Il resta silencieux quelques secondes.
” Rien. “
Amon Sûl
Nous essayâmes de trouver un endroit abrité, sans succès. Les Jumeaux construisirent un abri de fortune avec des branches et une couverture qui fut rapidement imbibée. Il était évidemment impossible de faire du feu et je me mis à claquer des dents. Elrohir me tendit une fiole :
” Prends en une gorgée, ça te réchauffera. Mais je te préviens, tu n’arriveras pas à dormir.
– Aucune importance. ”
Je lui pris la fiole. En une minute, je me sentis agréablement réchauffée et surtout réveillée comme jamais. J’en profitai pour réfléchir un peu. Ce voyage devenait pénible, je n’avais toujours pas trouvé de traces de Tolkien et de plus, si ma mémoire était bonne, notre chemin allait nous amener dans les marais de l’Eau-aux-Cousins, ce qui ne m’enchantait guère. Je mourrai d’envie de rejoindre Bree au galop pour prendre une chambre au Poney Fringant, de dormir dans un lit chaud et d’interroger les gens de l’auberge. Tolkien y était sûrement passé, s’il était arrivé jusque-là.
J’en fis part à Elladan et Elrohir qui furent moins enthousiastes. La pluie ne semblait pas les déranger et l’idée de passer une nuit dans une ville humaine ne semblait pas les ravir. C’était sans compter la panoplie infinie de l’argumentation féminine. Ne dit-on pas que ce que femme veut, Eru le veut (Euh pardon, Dieu le veut). En gros, je finis par les convaincre. Mais alors que je rassemblai mes affaires avec empressement, Elladan me dit :
” Ce n’est pas la peine de te dépêcher, nous n’y serons pas avant deux jours. “
Bree
Tolkien avait parlé d’une centaine de maisons, il me semblait en voir beaucoup plus. Quand j’en parlai à Elrohir, il me répondit :
” Aragorn a fait beaucoup pour Bree, en souvenir du passé. La ville s’est développée. Et chaque génération de Poiredebeurré raconte à ses clients la période où le roi, encore rôdeur, venait loger au Poney Fringant. ”
Dans les rues, la pluie et la faible lumière nous permirent de passer inaperçus. Mais dans la clarté de l’auberge, nos vêtements et le maintien des deux frères, malgré les capuchons baissés, nous firent l’objet de toutes les attentions.
Elladan parla avec l’aubergiste, un homme petit, gros, rouge et chauve (je soupçonnai l’arrière-petit-fils de Prosper Poiredebeurré). Je ne compris pratiquement rien de l’échange car il était en Parler Commun.
” Il reste une chambre à l’étage. Il ne se souvient d’aucun Tolkien. Mais il a dit qu’il demanderait à son père qui tenait l’auberge à cette époque. ”
Je pris le bain le plus long et le plus chaud de toute ma vie et j’avais entrepris de m’enrouler dans le plus de couvertures possibles, quand quelqu’un frappa à la porte.
Une jeune fille portant un plateau avec nos repas entra avec un sourire timide. Elle posa son fardeau sur la table et échangea quelques mots avec Elladan. Elle sortit en dévorant les deux frères des yeux.
” Notre passage à Bree va alimenter les conversations, dit Elrohir.
– C’est sûr, dit-je. Ils n’ont pas dû voir d’elfes depuis un moment.
– C’est pire que ça. Pour ceux du Nord, nous ne sommes plus que des légendes. ”
Je n’ai jamais été aussi contente de dormir dans un lit que cette nuit-là. Le lendemain, Elladan parla avec un homme qui ressemblait à l’aubergiste en plus vieux.
” Il ne se souvient pas d’avoir rencontré Tolkien.
– Alors, il n’est pas arrivé jusqu’ici, dis-je.
– Ou il est venu et Poiredebeurré ne s’en souvient pas, dit Elrohir.
– Tu ne pourrais pas être un peu plus positif.
– Où est-ce que nous allons maintenant ? demanda Elladan pour couper court à toute dispute.
– Chez Tom Bombadil. “
Bombadil
Une mer de brouillard s’étendait à perte de vue. Autour de nous, d’autres collines émergeaient, telles de petites îles. Et sur celle au nord, il y avait un Galgal.
Le tumulus de pierre se découpant dans le ciel gris dégageait une impression sinistre. Je voulus demander aux deux frères s’il existait encore des Êtres des Galgals, mais le silence était si étouffant que je n’osai le briser. Au moment où nous repartions, je vis luire deux yeux froids dans les ténèbres qu’entourait la porte de pierre. Je sursautai et détournai le regard. Jamais je n’ai pu revoir la brume sans frissonner.
Vers le soir, alors que la lumière déclinait et rendait ce qui nous entourait encore plus effrayant, je demandai à Elladan :
” Nous sommes encore loin ?
– En principe non, mais je ne suis plus très sûr du chemin.
– Génial, marmonnai-je pour moi en français. ”
J’essayai de me remémorer le poème que Frodon avait récité pour appeler Tom Bombadil. Seuls les trois premiers mots me revenaient. C’était peu, mais je me lançai en inventant le reste :
” Ohé, Tom Bombadil
Venez à nous
Car nous avons besoin de vous ! ”
Bon. Disons au moins que ça rimait.
Heureusement, Elladan comprit mon intention et avait une meilleure mémoire que moi. Il chanta :
” Ohé ! Tom Bombadil ! Tom Bombadillon !
Par l’eau, la forêt et la colline, par le roseau et le saule !
Par le feu, le soleil et la lune, écoutez maintenant et entendez-nous !
Accourrez, Tom Bombadil, car notre besoin et proche de nous ! ”
Nous attendîmes plusieurs minutes et enfin une voix nous parvint :
” Tom Bombadil est un gai luron,
Bleu vif est sa veste et ses bottes sont jaunes ! ”
La suite n’avait pas vraiment de sens et je l’ai oubliée.
Une lumière apparut à notre droite et quand elle fut assez près, nous vîmes une petite lanterne qui éclairait un visage semblable à une vieille pomme réjouie. Il était encadré, en haut, par un vieux chapeau et, en bas, par une barbe brune sur un manteau bleu.
Tout en Bombadil respirait le bonheur et l’insouciance et je me pris à sourire. Toute peur s’était envolée.
” Holà mes jeunes amis ! (Je pouffai de rire en pensant aux “jeunes ” Jumeaux de 3036 ans.) Que voilà un appel pressant, gai dol ! Qu’est-ce que Tom peut faire pour vous ?
– Nous implorons ton hospitalité, Iarwain, dit Elrohir en courbant la tête. Et nous souhaiterions te poser quelques questions.
– Tom et Baie d’Or sont toujours ravis d’accueillir des hôtes aussi courtois. Venez partager le pain blanc et la crème jaune avec nous ! ”
Il partit en sautillant et en chantant, nous entraînant à sa suite. En fait, nous n’étions pas très loin de la Maison sous la colline. Nous avions simplement un peu dévié au sud.
C’est avec soulagement que je vis enfin la lumière dorée qui s’échappait des fenêtres et de la porte entrouverte. A peine étions nous descendus des chevaux que ceux-ci filèrent à l’arrière de la maison où se trouvait l’écurie. Tom les suivit, toujours chantant, mais une voix claire venant de l’intérieur de la maison nous interpella.
” Entrez, mes amis. ”
La belle Baie d’Or vêtue de vif-argent nous accueillit.
Elle était d’une blondeur lumineuse, plus vive et plus fraîche qu’un vent de printemps, avec des yeux plus vieux que les étoiles. Je ressentis un merveilleux et inexplicable bonheur et faillis éclater de rire.
Elrohir et Elladan lui tournèrent un compliment en quenya et elle répondit dans la même langue. Quand elle se tourna vers moi, je lui pris les mains comme à une amie chère et je lui dis :
” Baie d’Or, comme je suis heureuse de vous rencontrer !
– Soyez le bienvenue, enfant d’ailleurs, répondit-elle en souriant. ”
Cette remarque me fit soudain me rappeler ce que j’étais venue faire ici.
” Baie d’Or, est-ce que…
– Plus tard les questions, me coupa Tom Bombadil qui revenait. Il est temps de manger, rire et chanter. ”
Ce fut un des repas les plus joyeux de ma vie. Nous rîmes beaucoup. Nous chantâmes aussi (En m’entendant Elladan dit que je chantais effectivement comme un troll enroué, ce qui, en fait, n’est pas tout à fait vrai, et pour la peine il prit une cuillère de crème dans la figure). Si je n’avais pas bu que de l’eau, j’aurais juré être ronde comme une queue de pelle.
Ce fut toujours en chantant que je gagnai la chambre sous le toit et que je m’écroulai sur un des matelas.
Décision
Le soleil était déjà haut dans le ciel quand je me réveillai. Attablés à leur petit-déjeuner, les Jumeaux m’accueillir avec des sourires en coin.
” Pour un châtaignier, tu dors vraiment comme une souche, dit Elrohir.
– Ha ha ha. Vraiment trop drôle. “
Mais je souris car j’étais dotée d’une bonne humeur inattaquable.
” Holà ! Derry del, jeune fille ! Enfin vous nous rejoigniez ! Le son de mille trompettes semblait incapable de vous réveiller, s’écria Tom Bombadil en entrant dans la pièce.
Tant que je l’avais sous la main, j’essayai d’éclaircir un mystère qui préoccupaient des milliers de Tolkiendili.
” Tom, qui êtes-vous ? “
Il éclata de rire.
” On m’a bien souvent posé la question. Je suis Tom Bombadil, je suis l’Aîné et le maître en mon pays. C’est tout ce qu’il y a à savoir. “
Je venais de comprendre pourquoi personne ne savait vraiment qui il était. Il n’y avait pas moyen de lui tirer les vers du nez.
” Était-ce la seule question que vous vouliez me poser ?
– Non, j’aurai voulu savoir si un certain John Tolkien était venu ici, il y a 25 ans.
– Oui, il est venu. Un jeune homme curieux, lui aussi, et qui venait… de loin, comme vous. “
Son regard était devenu sérieux. Loin était un doux euphémisme.
” Le jour de son départ, je l’ai entendu m’appeler des frontières de mon domaine. Quand je suis arrivé, il avait disparu. “
J’accusai le coup.
” Comment ça, disparu ?
– Il n’y a pas d’autres mots. Il n’y avait plus de traces de sa présence sur Arda. Je suppose qu’il est reparti chez lui, mais j’ignore comment. “
Je restai silencieuse un moment, complètement effondrée. Puis je tentai la question de la dernière chance.
” Vous savez comment il est arrivé ?
– Il ne m’a rien dit. “
Alors ça s’arrêtait là. A moins de retrouver la mémoire, je ne reverrai pas ma famille, mes amis, ma maison.
Elrohir se leva et, arrivant derrière moi, plaça ses mains sur mes épaules.
” Mavoisi, je suis désolé. “
Je ne répondis pas. J’avais l’impression d’être anesthésiée.
” Nous devrions rentrer à Fondcombe, ajouta-t-il.
– Non. “
Je sortis de mon apathie.
” Non, il faut aller en Comté. Adal a dit que Tolkien y était allé. Quelqu’un doit savoir quelque chose. Je dois rentrer chez moi. “
A ce moment, Elrohir me lâcha et sortit en trombe. Je fus tellement surprise que j’en oublié presque mon problème. Je me tournai vers Elladan.
” Mais qu’est-ce qu’il a ton frère ?
Il me lança un regard du genre “tu es sûre que tu ne le sais pas” et dit :
” Je crois que tu devrais aller le voir. “
Je courus après Elrohir qui marchait à grandes enjambées vers la forêt.
” Elrohir ! “
Je me plaçai devant lui pour l’arrêter.
” Qu’est-ce qui se passe ? “
Il ouvrit la bouche pour parler, puis la referma en faisant de grands gestes, essayant de dire quelque chose sans le pouvoir. Je ne l’avais jamais vu dans cet état. Soudain, il prit mon visage entre ses mains et m’embrassa.
Quand on côtoie un jeune homme beau, intelligent, prévenant, drôle et elfe, on conçoit naturellement certains sentiments à son égard. Mais ce n’est qu’à ce moment-là que j’en pris vraiment la mesure.
” Je ne veux pas que tu partes, parce que je t’aime. Si tu savais comme j’ai espéré que tu renonces à ce voyage, que tu finisses par te sentir chez toi ici et que tu décides de rester. Mais les tiens te manquent et c’est normal que tu veuilles les revoir. Même si cela me déchire le cœur. “
Mes larmes coulaient sans que je puisse les retenir. Je compris soudain le déchirement d’Arwen qui avait dû choisir entre celui qu’elle aimait et sa famille. Elle avait des centaines d’années d’existence et de sagesse derrière elle, quand elle avait pris sa décision. Moi, je n’avais que 20 ans.
” Si j’ai pu venir de mon monde au tien au moins une fois, c’est que je peux le refaire, lui dis-je sans en être sûre. Je reviendrai, je te le jure. Mais je dois rentrer chez moi. “
Il ferma les yeux quelques secondes, comme sous le coup d’une immense douleur, puis dit :
” Je t’aiderai. “
Comté
Nous repartîmes le lendemain. La loi interdisant aux Grandes Personnes d’entrer en Comté, les deux frères jugèrent préférable de rejoindre la Route de l’Est et de demander une autorisation exceptionnelle au Pont de la Brandevin.
Elrohir et moi avions décidé, sans nous consulter, de nous conduire comme si tout cela n’était qu’un voyage d’agrément, sans penser au lendemain. Et à partir de ce moment-là, malgré les intempéries et l’atmosphère parfois étouffante de la Vieille Forêt, le voyage ne sembla plus du tout pénible (à part peut-être pour Elladan qui tenait la chandelle).
Notre arrivée dans la Comté fit sensation. Visiblement, il y avait des années que des Grandes Gens n’avaient pas demandé à passer par le pays. On nous demanda une bonne dizaine de fois nos noms, notre lieu de résidence, la raison de notre venue, la durée de notre séjour. Mais ce fut le nom d’Adalgrim Touque qui visiblement nous permit d’obtenir l’autorisation écrite de passer (avec promesse de représailles, si nous troublions la tranquillité des habitants). Le document fut particulièrement utile, car je ne compte plus le nombre de fois où des hobbits offusqués par notre présence nous le demandèrent !
Adal habitait dans le Bourg de Touque, dans le Quartier Ouest. Il nous fallait traverser la moitié du pays, en passant par Stock et le Pays de la Colline Verte. La Comté est une très jolie région, tout de verdure avec ses bois verdoyants, ses cultures généreuses et ses petits jardins amoureusement entretenus. Le plus extraordinaire était ces petites maisons basses et ses trous aux portes et aux fenêtres rondes, et surtout tout ces hobbits aux pieds nus.
Après nous être renseignés auprès de quelques habitants serviables, nous retrouvâmes Adal à l’Auberge du Prince des Hobbits (baptisée ainsi en l’honneur de Pippin). L’après-midi était à peine entamée, mais notre ami était déjà bien joyeux. Quand il sut que nous voulions en savoir plus sur Tolkien, il rameuta tous ses concitoyens. Nous nous retrouvâmes assis (dans une position peu confortable, vu la petitesse des sièges) devant une bière, assourdis par des dizaines de voix de hobbits voulant à tout prix relater leur histoire.
Je laissai les Jumeaux se débrouiller en Langage commun avec les autres et entamai une conversation en Sindarin avec Adalgrim.
” C’était un homme de, quoi 30-35 ans, très poli, très curieux. Il s’intéressait à tout. Il passait son temps ici ou à la bibliothèque, à prendre des notes. Je me souviens, au début, il dormait dehors pour économiser ses pièces. Heureusement qu’il ne pleuvait pas ! Je l’ai invité à dormir chez moi, j’ai de la place. Il m’a beaucoup aidé à écrire mon livre sur les mouvements de population en Terre-du-Milieu. Non, je ne sais pas d’où il vient. Il m’a dit un jour : ” Ma demeure est bien plus loin que votre imagination pourrait le concevoir”. Sinon, je sais qu’il a séjourné en Rohan. “
Vers la fin de la journée, il nous proposa de venir chez lui et nous quittâmes enfin le Prince des Hobbits.
” Puissants Valar, gémit Elladan. Je n’ai jamais entendu autant de mots à la minute. Ils ont tous voulu me raconter leurs conversations avec Tolkien. Et encore, ils n’avaient pas fini ! Je ne rêve plus que de silence. “
Adal rit.
” Dommage, j’aurais voulu continuer à discuter avec vous. Mais, je vous vois bien éprouvés ! Je vous propose donc un repas silencieux et une nuit tranquille. “
Il possédait une jolie maison à flanc de colline, un peu basse de plafond (enfin pour nous). Le repas ne fut pas vraiment silencieux. Notre hôte se posait légitimement quelques questions sur mes recherches.
” Disons que je ne retrouve pas le chemin de chez moi, répondis-je. Tolkien venant du même endroit, j’espère trouver de indices de son passage qui m’aideront. “
Adal me regarda quelques secondes en silence et dit :
” Je suppose que je n’en saurai pas plus.
– Non, confirmai-je en souriant. Tolkien a jugé préférable de ne rien vous dire, je ferai de même.
– S’il n’a rien dit à personne, vous trouverez difficilement quelqu’un pour vous aider. “
Je restai interdite devant cette remarque de bon sens.
” Certes, mais tant qu’il y a de la vie, il y a de l’espoir.
– C’est ce qu’il faut se dire, acquiesça-t-il en se levant. Bon, je crains que vous ne deviez dormir sur des matelas à terre, car mes lits sont trop petits pour vous.
– Ce sera parfait. “
La nuit fut délicieusement tranquille.
Dùn
Quand je me réveillai, je trouvai Elrohir allongé à côté de moi, me regardant en souriant.
” Tu sais quoi ?
– Quoi ?
– Tu baves en dormant. “
Je tentai de le frapper avec mon oreiller, mais il l’évita en riant et m’embrassa avec tant de fougue que je lui pardonnai sur le champ.
Une heure plus tard, nous prenions congé de notre ami hobbit et repartions par la Vieille Route du Sud. Le Rohan était loin. Les Jumeaux estimaient le voyage à environ deux mois.
La route passait par des landes, des bois, des prairies à travers l’Eriador. Le froid était plus vif de semaine en semaine et je faisais une grande consommation de la potion réchauffante d’Elrohir. Mes guides profitèrent de tout ce temps à disposition pour m’apprendre le Westron, à écouter le sol, à connaître les plantes qui guérissent, à déchiffrer le vol des oiseaux, à vivre dehors. Nos vivres emportés de Fondcombe s’étant épuisées, Adal nous en avait gentiment procurées d’autres. Mais nous les agrémentâmes souvent avec le produit de la chasse des deux frères et de la cueillette de plantes comestibles.
Nous croisions parfois des caravanes de marchands ou des cavaliers. Depuis la restauration de l’Arnor, les échanges s’étaient considérablement développés entre le Nord et le Sud. On voyait aussi beaucoup de villages en construction. Les guerres, les inondations et la Grande Peste avaient dévastés ces terres, mais depuis la Chute de Sauron, les hommes se multipliaient et recolonisaient les anciens territoires.
Un soir, nous nous arrêtâmes dans une forêt particulièrement silencieuse en Pays de Dùn. Cela faisait deux mois jour pour jour que nous avions quitté Fondcombe. Les bois étaient sombres et humides. Elladan avait un mal fou à allumer le feu et les chevaux étaient nerveux.
” Quelque chose est à l’affût, dit Elrohir en tendant la main vers son arc. “
A ce moment, des dizaines d’yeux s’allumèrent dans les arbres et les fourrés alentours. Il y eut quelques secondes d’immobilité absolue. Puis ils attaquèrent.
” Des farfadets ! cria Elladan. “
Si vous vous imaginez les farfadets comme de gentils petits lutins farceurs, je vous arrête tout de suite. En Terre-du-Milieu, ils sont tout en dents, en griffes et en poils noirs. Et ils sont très agressifs.
Ils déferlèrent en poussant des piaillements stridents. Je dégainai Turumacil, mais la multitude d’assaillants m’obligeai à faire de grands moulinets pour les tenir à distance. Elrohir décochait des flèches à une vitesse hallucinante, mais son carquois n’était pas inépuisable.
” Il faut allumer le feu ! cria-t-il à son frère.
– Le bois est trop humide ! “
J’entendis les chevaux s’enfuirent en hennissant de terreur. Un farfadet profita de ce moment d’inattention pour me sauter à la gorge. Je hurlai un chapelet de mots en français que je ne retranscrirai pas ici pour cause d’autocensure. Je le saisis en serrant le plus fort possible. Le squelette était fragile et se brisa dans un craquement écœurant. Mais une dizaine de ses congénères me submergeait à présent et je tombai à terre. Elrohir essaya de m’aider, se faisant mordre à son tour.
” Elladan !
– Ça y est ! “
Une flamme jaillit. A sa vue, les farfadets hésitèrent et j’en profitai pour en écraser quelques-uns de plus. Elrohir saisit une branche enflammée et les fit fuir. Mais ils se rassemblèrent à quelques mètres, dans l’ombre. Mon ami m’aida à me relever, tandis que son frère alimentait le feu le plus possible. Nous étions tous couverts de morsures.
” Ils nous en veulent personnellement ou ils sont toujours comme ça ? demandai-je, choquée par la violence de l’attaque.
– Ils sont affamés, répondit Elrohir. Pas étonnant qu’il n’y ait aucun bruit dans cette forêt. Ils ont dû en dévorer toute la faune ! J’espère que les chevaux ont pu s’enfuir suffisamment vite.
– Je pensais qu’on ne les trouvait que dans le nord des Monts Brumeux, ajouta Elladan. Je me demande comment ils sont arrivés là. En tout cas, ils ne partiront pas avant que le jour se lève. La nuit va être longue. “
Elle le fut, en effet. Les farfadets ne relâchèrent pas leur vigilance hostile. Ils formaient une barrière noire, piquetée de regards phosphorescents. Parfois quelques téméraires s’avançaient, mais un brandon adroitement lancé les faisaient fuir dans un concert de cris aigus.
Tout alla bien tant que nous avions de quoi alimenter le feu. Mais vers le milieu de la nuit, nous avions utilisé tout le combustible autour de nous. Et la barrière affamée nous empêchait d’en prendre plus loin. Il fallut déplacer le feu, petit à petit, sans l’éteindre, fendant la masse grouillante derrière nous, tandis qu’elle se refermait derrière nous.
Je n’avais pas besoin d’aussi peu de sommeil que les elfes et je finis par m’endormir, la tête sur les genoux d’Elrohir. Je me réveillai plusieurs fois, à cause des cris des farfadets, mais à chaque fois il me dit :
” Tout va bien. Dors, melleth nín.* “
*melleth nín (sindarin) : mon amour.
Rencontres
” Le soleil se lève. Il faut s’éloigner d’ici. ”
Je gémis de désespoir. Je venais tout juste de trouver un sommeil paisible et une grasse matinée me tentait bien. J’ouvris néanmoins les yeux pour voir Elladan éteindre le feu, tandis que son frère récupérer les flèches tirées cette nuit.
” Et les chevaux ?
– Pas de nouvelles. ”
Nous continuâmes donc à pied. La forêt était toujours plus sombre et silencieuse, à mesure que nous avancions. Puis soudain, nous nous retrouvâmes à la lisière. Une immense prairie d’herbes folles s’étendait devant nous. Le nuage qui cachait le soleil passa et l’astre du jour nous inonda de ses rayons. Que c’était bon de revoir la lumière !
Un meuglement sur notre droite attira notre attention. Au milieu d’un troupeau de vaches brunes, un homme vêtu d’un manteau en patchwork de fourrures nous regardait d’un air effaré. Était-ce le fait que nous avions survécu une nuit dans la forêt ou celui que nous étions couvert de sang s’échappant des morsures ? En tout cas, il prit ses jambes à son coup quand il se vit repéré.
Elladan poussa un sifflement mélodieux, si puissant qu’un écho nous parvint des montagnes. Trois hennissements répondirent. Nos montures arrivèrent au galop. Elles aussi avaient la peau entaillée à de multiples endroits. Elrohir sortit de son sac un petit pot scellé.
” Je l’avais emporté à tout hasard. C’est du baume cicatrisant. ”
J’avais pour ma part ma plus grosse blessure à la gorge, là où le premier farfadet m’avait mordu. Je me donnai l’impression d’avoir croisé un vampire. Nous repartîmes, couverts de tâches vert clair du meilleur effet.
Le gardien de troupeau fut le seul homme du Pays de Dùn que nous vîmes. Pourtant, ils étaient là, nous épiant. Nous sentions parfois leur présence furtive, mais ils n’essayèrent jamais de s’en prendre à nous.
Une semaine plus tard, ce fut le tour d’un autre peuple de la Terre-du-Milieu de croiser notre chemin. La route s’était rapprochée des montagnes. Le paysage se faisait plus rocheux. Un jour de début Narbeleth (octobre), en fin de matinée, un chœur de voix graves qui chantaient nous parvint au détour d’un chemin. Enfin parvint aux deux frères, je dus attendre un peu plus longtemps pour les entendre.
” C’est du khuzdul, dit Elladan. ”
Effectivement, du virage surgit une cinquantaine de nains. Ils allaient à pied, quelques chevaux portaient des bagages.
” Salut et bonne rencontre, enfants d’Aulë. Mavoisi, Elrohir et Elladan de Fondcombe, pour vous servir. ”
Il avait utilisé la formulation naine des salutations en Langage commun que je comprenais maintenant assez bien.
” Noli, fils d’Oïn et ses compagnons d’Aglarond, à votre service, répondit le meneur.”
Elrohir me précisa à l’oreille que c’était un cousin germain de Gimli.
” Quelles nouvelles des gens des Cavernes Scintillantes ?
– Certains des miens et moi-même avons décidé de réoccuper la Moria. ”
La surprise nous rendit muets.
” Le Fléau de Durin a été détruit. Il y a bien longtemps que Khazad-Dûm devrait être rouverte.
– Des gobelins et des orcs la hantent peut-être encore, objecta Elrohir, et les portes ont été obstruées.
– Nous les déterrerons et les orcs, c’est notre affaire, Noli en haussant les épaules. D’ailleurs, depuis le temps, ils doivent plus être très nombreux. ”
Finalement, une pause déjeuner générale fut décider, tandis que les Jumeaux et Noli échangeaient des nouvelles. Ils nous apprirent que Doli, son frère et actuel Seigneur d’Aglarond, pensait envoyer des émissaires au Harad où se trouveraient de fabuleuses mines de diamants et qu’Eogel, roi du Rohan et petit-fils d’Eomer, avait fait une grave chute de cheval qui laissait craindre qu’il ne passerait pas l’hiver.
Elladan prévint Noli pour les farfadets et j’en profitai pour l’interroger sur Tolkien. Mais il n’avait aucun souvenir de l’avoir rencontrer.
” Mais moi, oui, intervint un nain à côté de nous. Thornin, pour vous servir. Ça doit faire 20-25 ans à Meduseld. Il était à la cour du roi Eogel. On a passé des heures à discuter autour d’une bière. Enfin, il posait des questions, je répondais. Il voulait tout savoir sur nous, notre histoire. Il prenait tout le temps des notes dans une écriture que je ne connaissais pas. ”
Edoras était donc notre prochaine destination.
Nous reprîmes la route, après nous être mutuellement souhaité bonne chance. A mesure que nous approchions du Rohan, les Montagnes Blanches grandissaient devant nous. Puis la route obliqua vers l’Est et les deux chaînes de montagnes s’arrêtèrent à une trentaine de milles l’une de l’autre, formant deux sentinelles gardant le passage :la Trouée du Rohan. L’Isen vint bouillonner à nos côtés et nous arrivâmes enfin en vue des Gués.
Une vingtaine d’hommes nous y attendaient. Celui qui semblait être le chef était planté au milieu du fleuve. Ses cheveux blonds flottaient dans le vent d’Est et un demi-sourire sardonique lui haussaient le coin des lèvres.
” Bienvenus dans le Riddermark, clama-t-il en écartant les bras. Pour des raisons de sécurité, il faut que vous me disiez vos noms et la raison de votre venue ici.
– Mavoisi, Elrohir et Elladan de Fondcombe, répondit Elladan en fronçant les sourcils, visiblement surpris par cet accueil. Nous avons à faire à Edoras.
– Certes, mais je dois savoir exactement quoi, dit notre interlocuteur d’un air faussement désolé.
– Ce n’est pas un secret, répondis-je d’une voix. Nous cherchons des personnes ayant connu un certain John Tolkien. Ce nom vous dit quelque chose ? ”
L’homme fit mine de réfléchir.
” Non, absolument pas.
– Bien, nous continuerons donc notre chemin, dit Elladan en faisant avancer son cheval. ”
Mais l’homme se plaça devant.
” Pour des raisons d’économie, je dois vous demander un droit de passage, dit-il d’une voix doucereuse.
– J’ignorais que les affaires du pays allaient si mal, répondit l’elfe dont les yeux se rétrécir d’une manière inquiétante.
– Vous avez l’air de gens pour qui l’argent n’ai pas un problème, objecta l’homme en flattant l’encolure du cheval de mon ami. A moins que la jeune fille ne veuille payer avec sa vertu ? ”
A ce moment, Elrohir, qui n’avait encore rien dit, banda son arc en un éclair et pointa sa flèche sur l’homme. Ses compagnons tirèrent leurs épées ou préparèrent leurs lances, mais Elladan pointa une flèche sur l’homme le plus proche, tandis que je dégainai Turumacil. Vous n’imaginez comme on peut se sentir courageuse quand on est encadrée par deux archers hors-pairs…
” Je pensais que la proximité de héros tombés au combat pour la liberté du Rohan vous inspirerait plus de dignité, dit Elrohir en désignant le Tertre des Gués de l’Isen. Peut-on connaître votre nom, cavalier sans honneur ?
– Nous sommes vingt-et-un contre trois, affirma l’homme en se renfrognant.
– Aucun de vos hommes ne sera assez rapide pour vous empêcher de mourir. Votre nom.
– Frélaf. ”
Visiblement, l’opération ne se passait pas comme prévu.
” J’ose espérer que vous nous laisserez passer. En tout cas, je l’espère pour vous. ”
Frélaf s’absorba dans un débat intérieur, puis ordonna de mauvaise grâce à ses hommes :
« Laissez-les passer. ”
Sans se presser, ils s’écartèrent. Nous passâmes au trot, les deux frères tenant toujours en joue leurs cibles. Quand nous fûmes hors de portée des lances, ils rangèrent leurs arcs.
” L’autorité du roi Eogel a l’air particulièrement contesté depuis son accident, fit Elrohir.
– Je n’imaginais pas les rohirrim en bandits de grands chemins, murmurai-je, un peu ébranlée.
– Aucun peuple n’est épargné par la tentation de prendre le mauvais chemin. ”
Je me rappelai alors que certains elfes n’avaient pas, eux non plus, pu résister.
Rohan
Il avait plu la veille. Le sol était marécageux autour du cours d’eau et nos chevaux pataugeaient sur la piste. L’herbe des prairies ondulait comme les vagues d’un océan de verdure. Au pied de la colline, je distinguai une foule sombre. Au milieu des pleurs, je perçu les paroles d’un chant.
” Bealocvealm hafad freone frecan forth onsended…”*
Les gens entouraient un tertre parmi d’autres couverts de fleurs blanches.
” Eogel est mort, dit Elrohir.
– Nai fëarya hiruva i tie**, psalmodia Elladan. ”
Nous descendîmes de cheval, mais restâmes à l’écart. Je ne comprenais pas les paroles prononcées, mais elles étaient lourdes d’émotion et je me sentis triste, comme si Eogel était un parent. Quand les funérailles prirent fin, deux hommes et une femme vinrent nous rejoindre. Elladan échangea des condoléances et des présentations en Rohirric, qu’Elrohir me traduisit. Nous étions en présence des enfants d’Eogel : Fengel, Fenheld et Fenhild. Ils étaient dans la force de l’âge, les cheveux blonds et les yeux gris, avec une sorte de grâce typiquement elfique. J’appris qu’Elfwyne, le père d’Eogel avait épousé Silmiel, une des filles d’Arwen et d’Aragorn.
” Nous sommes honorés de recevoir la visite de guerriers ayant combattu au côté de notre ancêtre Theoden, dit Fengel, l’aîné et donc l’héritier du trône. Venez partager le festin des funérailles avec nous. ”
Nous suivîmes la foule dans la cité, mais en jetant un coup d’œil en arrière, je vis, restant près de la tombe, une grande femme brune, encore digne dans la douleur. Je devinai que Silmiel rendait, seule, un dernier hommage à son fils.
Pendant le festin, je me retrouvai encore au milieu de gens dont je ne parlais pas la langue. On ne s’habitue pas à l’impression de mise à l’écart. Heureusement, après le toast en l’honneur, de la lignée des rois, d’Eogel, puis de Fengel, je réussis à engager la conversation en Westron avec Fenhelm, le cadet de la fratrie royale. Je l’interrogeai à propos de Tolkien.
Là encore, avec une extrême courtoisie, il s’était installé à Edoras et avait étudié le Rohan.
” Il devait être historien. Il a passé des heures dans la bibliothèque ou à interroger les anciens. ”
Il n’avait rien dit sur ses origines (évidemment), mais venait de Minas Tirith (jusqu’où m’emmènerait-il ?).
” Mais, un jour de fête, entre deux, euh, nombreuses bières, il a dit que chez lui, c’était la guerre. ”
Cette petite phrase me plongea dans un abîme de réflexion. Je savais que Tolkien avait fait la Première Guerre Mondiale. Ce serait donc pendant une bataille qu’il serait passé ici ? Adal avait parlé d’un homme de 30-35 ans, ce qui pouvait correspondre. Il me semblait me rappeler que les premiers textes sur la Terre-du-Milieu avait été écrits dans les tranchées de la bataille de la Somme. Ecrits ou rapportés ?
A la fin du festin, on nous accorda une chambre au palais. Malgré l’heure tardive, je n’arrivai pas à dormir. Je sortis sur le haut des marches conduisant au palais. La nuit était froide, mais claire. Contrairement à chez moi, où les lumières de la ville faisaient pâlir le ciel, ici les étoiles ressortaient avec une intensité magique sur le velours sombre de la nuit. Elrohir m’avait appris les noms de certaines. Près de l’horizon, brillait l’éclatante Earendil (Vénus), plus haut il y avait Le W du Wilwarin (Cassiopée), la lumière rougeoyante de Carnil (Mars) et la fameuse Valacirca (la Grande Ours). C’était les mêmes que chez nous. Je m’interrogeai à nouveau sur l’existence d’Arda. Tolkien disait qu’elle était notre passé. Fantaisie d’écrivain ou vérité ? Avions-nous vraiment fait un saut en arrière dans le temps ?
” Tu n’as pas froid ? demanda Elrohir en mettant une couverture sur les épaules.
– Si, un peu. ”
Il me prit dans ses bras et regarda lui aussi les étoiles.
” Fanuilos, Fanuilos, a nim hiril.
A ris athan gaer annui***, commença-t-il à chantonner. ”
Puis nous restâmes silencieux quelques minutes. Je le sentais préoccupé.
” J’ai vu que tu avais transporté les vêtements de ton monde pendant tout le voyage.
– Oui, il faudra bien que je les porte pour repartir. Les vêtements elfiques seraient trop étranges.
– Tu es toujours certaine de trouver le moyen ?
– Oui, répondis-je d’un air plus assuré que je ne l’étais vraiment.
– Et si tu ne pouvais pas revenir ici, tu partirais quand même ? ”
La conversation prenait un tour dont je craignais les conséquences. Je me retournai vers lui.
” C’est une façon de me demander de choisir entre toi et ma famille ? ”
Il détourna les yeux sans répondre.
” Je ne peux pas choisir, Elrohir.
– Ma sœur l’a fait.
– Tu n’as pas le droit de nous comparer. Elle a eu des dizaines d’années pour y réfléchir et elle était sûre de son amour. Moi, j’ai trop peu de temps et je ne suis pas encore au stade… où je peux affirmer que tu es… l’homme de ma vie.
– Tu ne m’aimes pas, affirma-t-il, le regard douloureux. ”
Je ne savais plus quoi faire. Je me sentais mal.
” Je n’ai pas dit ça. Je t’aime, mais je ne sais pas jusqu’à quel point.
– Mais il te faudra faire un choix ! Je suis prêt à abandonner l’immortalité des elfes si tu me le demandes. ”
J’étais désespérée.
” Je ne peux pas. ”
* Tiré de l’éloge funèbre d’Eowyn, dans TTT, retranscris et analysé dans le site des Forgeurs-de-mots.
** Nai fëarya hiruva i tie (quenya) : Puisse son esprit trouver le chemin.
*** Fanuilos, Fanuilos, a nim hiril. A ris athan gaer annui. (sindarin) : Blanche-neige, Blanche-neige, O claire dame. O reine d’au-delà des Mers Occidentales. (premières phrases du chant des elfes de Gildor)
Faiblesse
” Oh, vous êtes l’amie de mes oncles. Je ne vous ai pas encore souhaité la bienvenue. ”
Sur le coup, je ne compris pas, puis tout se mit en place. C’était Silmiel, la fille d’Arwen, sœur des Jumeaux.
” Ma dame…”
Nos voix étaient toutes deux lourdes de tristesse. Mais tandis que la sienne restait claire, la mienne chevrotait à la limite de l’inaudible.
” Venez avec moi. ”
Elle me fit entrer dans sa chambre. La lumière vacillante d’un feu de cheminée faisait flamboyer les murs rouges et or.
” Vous avez l’air désespéré. Que se passe-t-il ? ”
Je me sentis soudain très faible. Mes jambes se dérobèrent sous moi. Je m’évanouis.
J’étais tombée malade. Je passai trois jours dévorée par la fièvre, l’esprit perdu dans des rêves plus réels que la réalité. En y repensant, c’est un miracle que je ne me sois pas écrouler plus tôt, voyageant dans le froid et la pluie, passant la nuit sur le sol humide. Le liquide d’Elrohir m’avait aidé à tenir, mais j’avais fini par atteindre mes limites.
Ce furent trois jours sombres. J’avais l’impression de brûler, je me tordais pour échapper aux couvertures qui m’étouffaient, puis gémissais sous l’assaut du froid. Entre deux éclairs de lucidité floue, je rêvais de ma famille que je ne parvenais pas à rejoindre, malgré mes efforts éperdus.
Et enfin, au milieu de l’angoisse, une voix me parvint.
” Reviens vers nous, Mavoisi. ”
Je finis par ouvrir les yeux. J’étais dans le lit de Silmiel. La lumière blanche entourait la personne à mon chevet d’une aura éblouissante. Elle se rapprocha et je la distinguai.
” Tu nous a fait peur, dit Elrohir.
– Je ne suis pas aussi résistante que je le croyais. A quoi je pensais en venant jusqu’ici ? répondis-je en souriant faiblement.
– Au plus important, dit-il en m’embrassant la main. Repose-toi. La prochaine étape est Minas Tirith. Seize jours de voyage. ”
Je ris, autant que mon état pouvait me le permettre, et me rendormis, d’un vrai sommeil paisible. Quand je me réveillai à nouveau, Silmiel était à mes côtés. Elle s’occupa beaucoup de moi.
C’était une femme magnifique, âgée de 125 ans, mais qui grâce à son sang numénoréen et elfique, n’en paraissait que 50. Elle avait eu une vie douloureuse. A 20 ans, elle était tombée amoureuse d’Elfwyne, de 18 ans son aîné. Bien que sachant qu’elle vivrait plus longtemps que lui, elle l’avait épousé. 54 ans plus tard, il s’éteignait, alors qu’il restait à son épouse bien des années pour chérir son souvenir. Et voilà que, quelques jours plus tôt, leur unique enfant lui était aussi enlevé. Malgré la douleur, elle ne concevait aucune amertume, priant seulement pour ne pas assister à nouveau à la mort de quelqu’un qu’elle aimait.
Ma convalescence dura une semaine. J’appréciai particulièrement de ne pas chevaucher toute la journée et de rester à discuter avec Silmiel, car les conversations avec mes amies de Fondcombe me manquaient.
Nous reprîmes finalement la route. On m’avait offert des vêtements de cavalier du Rohan, beaucoup plus chauds que les vêtements elfiques. Ce fut heureux, car un vent d’Est frigorifiant se leva le lendemain de notre départ.
La route serpentait au pied des Montagnes Blanches. C’était le domaine de la forêt : les saulaies des bords de rivières, les chênaies des collines, les pineraies des rochers. Sur notre droite, nous pouvions apercevoir parfois les marais de l’Entalluve.
Mes rapports avec Elrohir s’étaient teintés d’une certaine réserve. Nous nous comportions comme deux bons amis, sans plus, et cette solution m’apaisait.
Nous entrâmes en Anorien en même temps que dans le mois Girithron (décembre). Puis ce fut le tour des Champs du Pelennor, par le Rammas Echor, et enfin, à l’ombre du Mindolluin, apparut Minas Tirith, la Cité aux sept remparts, aussi blanche que la neige qui commençait à tomber.
Minas Tirith
Cette joyeuse exclamation fut lancée par un homme grand et brun, une couronne de mithril sur la tête, assis sur un trône en haut d’une estrade. C’était le roi Eldarion. Il s’approcha et prit tour à tour les Jumeaux dans ses bras.
Nous avions laissé les chevaux aux écuries du sixième mur et rejoint le château, montant un à un les degrés. La Fontaine de l’Arbre Blanc était barbée de stalagmites de glace et nos capes s’étaient couvertes de flocons. Je n’étais pas mécontente de me retrouver à l’intérieur, surtout que l’accueil était chaleureux. Je ne pus m’empêcher de sourire en entendant le roi appeler les elfes “oncles”, alors qu’ils semblaient avoir 30 ans de moins que lui.
” Voici Mavoisi, dit Elrohir tandis que je m’inclinai. Elle cherche des renseignements sur un homme venu ici il y a environ 25 ans.
– C’était il y a un certain temps tout de même, répondit Eldarion en me souriant. ”
C’était quelqu’un que l’on appréciait dès qu’on le voyait, et comme sa sœur il faisait beaucoup moins que son âge (128 ans, tout de même !).
” Il semble pourtant avoir laissé un souvenir vivace, partout où il allait. Il s’appelait John Tolkien et était un passionné d’histoire et de langues.
– Effectivement, répondit pensivement Eldarion, cela me dit quelque chose. C’était l’année de la mort de mon père. Un homme étrange est venu. Il parlait le Sindarin, mais il a appris le Parler Commun très rapidement. Il a passé des jours dans la salle des archives. Je crois bien qu’il a traduit le Livre rouge dans sa langue.
– Vous savez d’où est-ce qu’il venait ?
– Ses origines m’ont toujours intrigué. C’est surtout grâce à la consonance étrangère de son nom que je me souviens de lui. Mais il a toujours éludé la question. Il a dit, un jour, que sa venue ici était trop inconcevable pour qu’on puisse en parler. Je n’ai pas compris. ”
Moi si. Parler de la Terre était impossible. Comment leur raconter les immeubles de béton, la télévision, les voitures, le téléphone (et j’en passe). Cela aurait été comme polluer Arda.
” Où a-t-il séjourné avant d’arriver ici ?
– Chez les Elfes Verts d’Ithilien. ”
Comme moi, il avait appris le Sindarin avant le Parler Commun. L’Ithilien devait être sa première étape. Mon voyage touchait bientôt à sa fin.
” Vous restez un peu, j’espère. Calàra est là, elle sera tellement heureuse de vous revoir. ”
Les Jumeaux me regardèrent, pour me signifier que la décision m’appartenait.
” Euh, bien sûr. ”
Les Jumeaux appartenant à la famille royale, nous fûmes logés au palais. Alors qu’on nous conduisait à nos chambres, Eldarion repris le cours de ses audiences que notre venue avait quelque peu perturbée.
Après avoir pris un bain, et alors qu’enroulée dans un drap je regardai mes vêtements de voyage sans avoir envie de les remettre, on frappa à la porte. Une femme entra, une robe verte dans les mains.
” Bonjour, je suis Calàra, la sœur d’Eldarion. ”
Elle avait la chevelure blonde la plus extraordinaire qu’il m’ait été donné de voir et que je devinai héritée de son arrière-grand-mère Galadriel. Je compris aussi pourquoi on l’avait appelée Lumière de l’Aube.
” J’ai parlé avec les Jumeaux et j’ai pensé qu’après des mois de voyage, vous voudriez reporter quelque chose de plus féminin. ”
Je la remerciai chaudement, surtout que la robe était une petite merveille.
” Avez-vous connu Tolkien ? lui demandai-je.
– Très peu. A l’époque j’étais déjà mariée et partie vivre aux Pinnath Gelin avec le seigneur Bein. Je l’ai juste aperçu lors d’une visite à ma famille. ”
Quand elle sortit, je m’habillai et me regardai dans un miroir, ce qui ne m’était pas arrivé depuis longtemps. Je vis (avec bonheur) que j’avais maigri. J’avais le teint un peu plus brun, comme les gens qui voyagent beaucoup. J’eus l’impression d’être plus grande, puis je réalisai que je me tenais très droite, habitude prise pour diminuer l’écart de taille entre les Jumeaux et moi, car ils étaient très grands. Pendant quelques secondes, j’eus du mal à me reconnaître. J’allai avoir à expliquer ça quand je rentrerai.
Je mis ma cape et me mit à errer au hasard dans les couloirs. J’ouvris une porte différente des autres et atterrit dans un jardin. Il y avait des statues au milieu des arbres, enfin c’est ce que je crus avant de voir que les statues étaient des arbres. Des troncs en forme d’hommes et de femmes partaient des branches dont certaines portaient des feuilles sèches. C’étaient des statues vivantes qui poussaient d’années en années. J’apprendrai plus tard que c’était un cadeau de Legolas.
La neige avait cessé de tomber et avait paré le jardin d’une couche étincelante. Il se trouvait sur une terrasse donnant au sud. On pouvait voir l’Anduin et son delta, ainsi qu’un peu du scintillement gris de la mer.
Alors que je savourai la paix de cet Eden, je reçu une boule de neige dans l’oreille.
” Hé ! protestai-je. ”
A ma droite avait surgi un petit garçon blond d’environ 8 ans, avec un sourire malicieux aux lèvres et une boule de neige dans chaque main. Sa ressemblance avec Calàra était frappante.
” Quand on est courtois, on se présente avant d’attaquer.
– Je suis Anoril, fils de Bein des Pinnath Gelin et de Calàra du Gondor, sœur du roi, s’écria-t-il avec une fierté enfantine. ”
Son petit discours m’avait permis de rassembler un peu de neige.
” Moi, c’est Mavoisi, répondis-je en lui lançant. ”
La guerre était déclarée. Le mince voile de neige fut dévasté jusqu’à ce qu’Elrohir surgisse et devienne notre cible commune. Mais alors que j’allai me réfugiai derrière une statue-arbre, Anoril fit l’erreur de vouloir faire front. Archer hors-pair, l’Elfe savait parfaitement viser et l’enfant cria bientôt grâce.
” Ta mère te cherche, Anoril, dit Elrohir. ”
Le petit garçon partit en courant, non sans lancer une dernière boule de neige que mon ami esquiva facilement.
” Qu’est-ce qui s’est passé ici ? demanda-t-il en jetant un coup d’œil circulaire.
– Nous avons fait connaissance. ”
Nous nous entreregardâmes avec un sourire gêné. Il me prit une main dans les siennes.
” Elle est gelée. ”
Il commençait à s’approcher, quand un cri sauvage éclata, accompagné par le martèlement des sabots d’un cheval. Un cavalier montait à toute vitesse vers le château. Trop heureuse d’avoir un motif pour m’éclipser, je franchis les couloirs en courant pour sortir dans la Cour de la fontaine. Une petite foule s’était déjà regroupée, dont Calàra, Anoril, Elladan et même Eldarion. Un cavalier encapuchonné de noir et monté sur un cheval noir déboula dans la cour et fit cabrer sa monture. Il rejeta son capuchon en riant, découvrant un visage aux traits fins et une longue chevelure d’ébène.
” Roqueniel ! s’écria Eldarion.
Je venais de faire connaissance avec la petite dernière de la famille.
*(sindarin) Salut ! Bienvenue les Jumeaux !
Ithilien
Son dernier voyage l’avait amenée dans le Khand où des bandes de voleurs semaient régulièrement le trouble. Après les avoir calmés, elle cherchait un autre endroit où exercer ses talents.
” Il y a une forêt infestée de farfadets en Pays de Dùn, lançais-je étourdiment. ”
Je fus aussitôt bombardée de questions par une Roqueniel apparemment intéressée. Quand elle eut fini, Calàra murmura attendrie :
” Demain, elle sera repartie. Un vrai courant d’air. ”
Je restai quelques jours à me prélasser au château. Difficile de ne pas prolonger le séjour quand on vous traite comme une princesse. Mais voir le bonheur de la famille royale m’incita très vite à reprendre la route, afin de retrouver la mienne.
Le 6 Girithron (Décembre), tôt le matin, nous partîmes pour l’Ithilien. Nous traversâmes l’Anduin au niveau d’Osgiliath. La cité n’avait jamais été reconstruite. Elle appartenait à un passé de guerre que le Gondor espérait révolu et on avait laissé le soin à la nature d’effacer les traces. La pierre taillée et la végétation se dressait en un impressionnant monument non dénué de beauté.
Nous passâmes la nuit à la Croisée des chemins, en compagnie d’Earnil, le fils d’Eldarion, et d’Adalmir, le fils d’Ingold l’intendant. Ils revenaient d’une partie de chasse, dans le sud de l’Ithilien. Nous échangeâmes des nouvelles et le jeune prince se désola d’arriver peut-être trop tard pour voir sa tante Roqueniel.
Le voyage se continua vers le nord. Les forêts avaient la même beauté particulière que celle de Fondcombe et vers le soir, nous atteignîmes la cité d’Henneth Annûn.
Quand Legolas avait emmené les siens dans la région, il avait demandé la permission d’occuper le refuge de la Fenêtre du Couchant, puisque plus aucune menace ne venait du Mordor. Il en avait fait son palais, à la même manière que son père à Vert-bois-le-Grand. Ses sujets avaient construit leurs maisons aux alentours, dans les arbres ou sur le sol.
Le chant de la cascade se mêlait à celui des Elfes dans un poème à la gloire d’Elbereth. Des centaines de petites lumières éclairaient les habitations. Certaines avaient été construites en intégrant les arbres, pour d’autres, on aurait dit que c’était l’arbre qui avait poussé de façon à accueillir la maison. La lumière de la lune et des torches sur la neige transformait la cité en une féerie d’or et d’argent. Un elfe aux cheveux blonds et vêtu de vert vint à notre rencontre.
” Mae govannen, yn Elrond*.
– Mellon le, Tordoron o Henneth Annûn**.
– Il y a bien longtemps que l’on ne vous avez vu en Ithilien, mes amis, dit l’elfe en souriant. Mais je vous vois accompagnés.
– Voici Mavoisi. Elle aurait besoin de ta mémoire, répondit Elladan.
– Suivez-moi. ”
Tandis que nous marchions à sa suite, je demandai à Elrohir :
” Tordoron fait partie de la famille de Legolas ?
– Oui, c’est son jeune frère. Il règne sur la communauté de l’Ithilien depuis son départ.
– Je ne savais pas que Legolas avait un frère. Je n’ai jamais rien lu sur lui.
– On dit pourtant que Tordoron a fait des exploits à la Bataille de Dale. ”
Il nous conduisit dans la caverne de la cascade. Les parois étaient gravées de bas-reliefs représentant des paysages ou des personnages. Des centaines de petites lampes d’argent pendaient au plafond. Des elfes blonds, vêtus de vert, de brun et de blanc déambulaient dans les galeries.
Tordoron nous invita à nous asseoir autour d’une table aux pieds branchus. Il nous servit une boisson sucrée au goût de miel dans des gobelets d’argent.
” Qu’est-ce que je peux faire pour vous ? me demanda-t-il.
– Il y a environ 25 ans, un homme appelé John Tolkien a séjourné ici. J’aimerais que vous me disiez tout ce que vous savez sur lui. ”
Il prit une inspiration, l’air un peu perplexe.
” Hé bien, cet homme est un véritable mystère. On l’a trouvé, un jour, un peu plus haut sur les rochers, inconscient. Il avait des habits étranges et il ne parlait aucune langue connue. Quand il eut appris le sindarin, très rapidement d’ailleurs, il n’a rien voulu dire de précis. Il a seulement dit qu’il venait de très loin et que chez lui, c‘était trop…
– …différent, murmurai-je, atterrée. ”
Il me regarda avec étonnement et curiosité.
” Oui, c’est cela.
– Personne ne sait comment il est arrivé ?
– Non. J’ai interrogé tout le monde. C’est comme s’il s’était matérialisé ici. Lui-même n’a jamais cédé à mes questions. Il disait qu’il ne voulait rien perturber. ”
Je me levai, titubante. Le chemin s’arrêtait là. Et il ne menait à rien.
” Mavoisi…, commença Elrohir.
– Je m’appelle Daphné, m’écriai-je.
– Vous, non plus, vous n’êtes pas d’ici, dit alors Tordoron. ”
J’eus un petit rire amer.
” Sans blague, murmurai-je en français avant d’ajouter en sindarin. Je viens du même endroit que Tolkien, mais moi, je ne me souviens pas comment je suis arrivé, ni comment on repart. ”
Je m’enfuis en courant. Je passai le reste de la journée à errer. Personne n’osa me déranger, ni Tordoron dévoré par la curiosité, ni Elrohir, fou d’inquiétude. Je fouillai ma mémoire jusqu’à être entourée par le trou noir qui remplaçait mes souvenirs. Je pleurai, beaucoup. Je criai contre, je ne sais plus, Dieu, Eru, le destin. Je me souviens aussi avoir chantonner doucement, me balançant d’avant en arrière, comme hypnotisée par ces chansons de chez moi, que je n’entendrai plus.
*(sindarin) Bienvenue, fils d’Elrond.
**(sindarin) Merci, Tordoron d’Henneth Annùn.
Colère
Elladan prit finalement les choses en main. Il nous réunit et dit :
” Nous repartons à Minas Tirith. Je ne veux pas vous voir vous adresser la parole avant d’être calmés C’est surtout valable pour toi, Daphné. ”
J’allai protester, indignée, mais il me foudroya du regard. Il était en colère et je le sentais presque physiquement. Le voyage fut particulièrement silencieux.
Au château, je m’enfermai dans ma chambre et ne parlai à personne. Je restai affalée sur mon lit, dans la pénombre, touchant à peine aux plateaux qu’on me portait, ne répondant pas quand on me parlait. Sept jours passèrent ainsi.
Mon état suscitait pas mal de commentaires, si j’en croyais les chuchotements qui me parvenaient de derrière la porte. Puis les chuchotements se turent et on toqua à la porte.
” Laissez-moi ! criai-je en tournant le dos à la porte. ”
On entra quand même.
” Mav… Daphné, commença Elrohir.
– Va-t’en.
– S’il t…
– VA T’EN ! ”
Il referma doucement la porte.
Sept autres jours passèrent. Si j’avais été chez moi, j’aurais été en train de fêter Noël. Mais ce jour-là, quelqu’un entra dans ma chambre sans frapper et ouvrit grand les rideaux.
« Ça suffit, s’écria Elladan. Tu vas me faire le plaisir de te rendre présentable, de faire tes excuses à la famille d’Eldarion à laquelle tu dois un minimum de respect et d’arrêter de torturer mon frère ! ”
Je lui hurlai littéralement dessus, moitié sindarin, moitié français (pour les expressions les plus… imagées) :
” M…. ! Je suis coincée ici et tu viens me faire ch… ! Je ne reverrai ni ma famille, ni ma maison, ni mes amis ! J’ai le droit à un minimum de compassion, b….. ! ! !
– Tu peux encore te souvenir. Tout n’est pas perdu. Et en attendant, tu as une vie à vivre, dans un monde qui ne t’es pas totalement étranger et avec des gens qui t’aiment !
– Tu m’em…… ! ! ”
Il ne comprit pas cette dernière phrase (encore heureux), mais prit mon habit vert qui traînait et me le lança :
” Habille-toi et viens avec moi. ”
Il était si furieux que ses yeux flamboyaient. Je n’osai pas désobéir, mais pour l’obliger à détourner le regard, j’enlevai ma chemise de nuit sous laquelle j’étais nue. Il ne cilla pas et je m’habillai rageusement.
” Prends ton épée. ”
Je saisis Turumacil sans poser de question et le suivit à la Cour de la Fontaine. Le temps était clair et froid, l’air sec et immobile. Il sortit son épée et dit :
” Je veux voir ce qu’il te reste des leçons de Malimbor. ”
Ça tombait bien, j’avais une furieuse envie de le découper en rondelles. Nous croisâmes le fer pendant deux heures. La fureur ne me rendit pas plus douée, au contraire, et il me désarma plusieurs fois. Je finis par tomber à genoux, épuisée.
” Tu es calmée ? ”
Je me relevai et le toisai avec dignité (enfin, autant qu’on peut en avoir, couverte de transpiration et les cheveux en bataille). Eldarion, son épouse Idril, son fils et Calàra étaient sortis sur le perron et nous regardaient avec un peu d’inquiétude. Je me tournai vers eux et dit :
” Je vous demande pardon pour ma conduite lamentable de ces derniers jours.
– Excuses acceptées, répondit Eldarion en souriant. Un grand désespoir semblait vous miner. Je suis heureux de voir que vous allez mieux.
– A toi aussi, je demande pardon, dis-je à Elladan.
– Ce n’est rien, assura-t-il en me prenant dans ses bras. ”
Il avait raison. Ma vie ne s’arrêtait pas là.
” Tu as des progrès à faire en escrime, murmura-t-il à mon oreille.
– Un de ses jours, je te battrai à plate couture. “
Celos
Nous avions lancé nos chevaux sur la plaine de l’Anorien pour une course effrénée. Earnil était un cavalier expérimenté, mais Marilla était plus rapide que sa monture.
J’éclatai de rire, l’air insouciant, mais au fond de moi reposait un noyau d’inquiétude. Je n’avais pas revu Elrohir depuis le jour où je l’avais sorti de ma chambre. Il avait disparu. Son frère disait qu’il avait besoin d’être seul. Je me sentais coupable de cet exil et Elladan ne m’avait pas détrompée.
Earnil finit par me rattraper petit à petit et, arrivé à ma hauteur, me sauta dessus. Je vidai les étriers et tombai sur lui. Nous percutâmes violemment le sol sans, miraculeusement, nous casser une côte. Nous roulâmes et je me retrouvai dessous. Les chevaux galopèrent encore quelques mètres avant de s’arrêter.
” Vous êtes fou, m’écriai-je. Nous aurions pu nous blesser. ”
Il éclata de rire. Malgré ses 52 ans, il en paraissait 25 et était vraiment l’insouciance incarnée. Son regard se fit soudain charmeur.
” Mavoisi, vous êtes si…
– Belle ? Sublime ? Merveilleuse ? ”
Il ne répondit pas, un peu désarçonné par mon ton ironique. Je le repoussai fermement et me relevai.
” Chaque fois que j’entends parler de vous, Prince, ce sont des plaintes à propos de votre prodigieuse tendance à papillonner autour des demoiselles.
– Les gens exagèrent toujours, protesta-t-il. ”
Je faillis éclatai de rire devant son air de dignité offensée. J’appelai Marilla et l’enfourchai.
” Vous devriez vous marier et perpétuer la lignée des rois.
– Rabat-joie, lança-t-il.
– Mais oui. Et si vous remontiez à cheval que je vous batte une fois pour toute à la course. ”
Quand je fus rentrée au château, Idril, la femme d’Eldarion vint me trouver.
” Il me semblait qu’Earnil était avec vous, dit-elle de sa voix douce. ”
Je m’aperçus alors qu’il n’était plus à mes côtés.
” Nous avons pourtant laissé les chevaux à l’écurie ensemble. Mais je crois me rappeler que nous avons croisé une fort jolie blonde au troisième niveau. ”
La reine n’était pas très grande, mais très fine avec une peau très pâle, des cheveux blond-roux et d’immenses yeux verts. Du fait de sa constitution délicate, elle n’avait pu avoir qu’un seul enfant, qu’elle avait, à mon avis, un peu trop choyé.
” Je lui parlerai donc plus tard, dit-elle avec un sourire plein d’indulgence. Oh ! J’allais oublier. Calàra vous cherche. ”
Je la remerciai et me dirigeai vers ma chambre. En chemin, je croisai Anoril qui jouait aux épées de bois avec des fils de courtisans. Après avoir revêtu une robe rouge (encore offerte par Calàra), j’allai la rejoindre dans ses appartements.
” Alors, dit-elle avec un sourire en coin, avez-vous résistez aux assauts de mon neveu ? ”
Calàra semblait souvent se moquer de tout, mais son ironie masquait, en fait, une perspicacité rare.
” Me croyez-vous si facile à séduire, répondis-je sur le même ton.
– Non certes. Surtout quand un demi-elfe occupe toutes vos pensées. ”
Je ne répondis pas, un peu soufflée.
” J’ai remarqué des regards entre Elrohir et vous. Et depuis qu’il a disparu, quelque chose vous ronge… en plus de vos autres problèmes. ”
Je me laissai tomber sur le lit.
” Il a toujours été près de moi. Je l’ai repoussé, accusé, insulté. Et maintenant qu’il est parti… (Je soupirai) Je ne sais même pas où il est. Elladan n’a rien voulu me dire. ”
Mon amie fouilla dans un coffre.
” Des marchands du Lebennin sont arrivés ce matin à Minas Tirith. Ils ont parlé d’un elfe aux cheveux noirs qui remontait le Celos. ”
Je relevai la tête.
” Je vous ai préparé une carte puisque vous ne connaissez pas la région. ”
Je partis le lendemain matin, dès le lever du soleil. Le Celos était un affluent de la Sirith, qui elle-même se jetait dans l’Anduin au niveau de Pelargir. Je pris la route principale qui suivait le Grand Fleuve, puis tournait à l’ouest. Le nord du Lebennin était une terre agricole vallonnée. Les champs et les pâturages étaient blancs de givre et les cours d’eau frangés de glace. C’était l’hiver, temps de repos de la terre, et je fis peu de rencontre.
J’atteins le Celos vers la fin de l’après-midi et le remontai par une petite route bordée de saules. La nuit me surprit loin de toute habitation et je dus me résoudre à la passer seule, en pleine nature, pour la première fois. Je restai la plupart du temps à écouter les bruits nocturnes, la main sur mon épée, l’autre alimentant le feu.
Le lendemain, je continuai jusqu’à un petit hameau où se terminait la route. Le Celos, lui, venait de bien plus haut, bondissant entre les rochers. Je négociai la garde de Marilla avec une famille de bergers et continuai à pied.
Les pins avaient remplacé les saules. La rivière se muait en torrent et je devais escalader des rochers parfois abrupts. Dans l’après-midi, le bruit d’une chute d’eau me parvint et j’arrivai sur les bords d’un petit lac dans lequel se jetait une cascade d’une dizaine de mètres. Il était entouré par une forêt de pins et de mélèzes.
Au pied de la falaise, sur le bord de l’eau, gisait un jeune homme brun, inerte. C’était Elrohir. Je me précipitai vers lui en criant son nom. Il était torse nu, les bras en croix, sur la roche humide. Je me laissai tomber à côté de lui en m’écorchant la main. Je touchai sa joue. Elle semblait si froide. Je le secouai par les épaules en l’appelant sans discontinuer. Je le giflai même, en lui criant de se réveiller. Mais il ne bougea pas. Plus rien ne semblait pouvoir le faire revenir.
Déclaration
” Quelque chose ne va pas ? ”
J’ouvris les yeux. Il me regardait, l’air d’un gamin qui a réussi sa blague. Je lui donnai des gifles en criant :
” Espèce de crétin ! Ça t’amuse ! J’ai cru que tu étais mort ! ”
J’étais furieuse et soulagée. Il me saisit les poignées.
” Doucement. On se calme. ”
Je me remis à pleurer. Devenant incapable de parler, je l’embrassai. Un peu surpris sur le coup, il me rendit mon baiser et me serra dans ses bras. Qu’est-ce qu’il m’avait manqué !
Nos lèvres se séparèrent et je lui dis :
” Ne me refais plus jamais ça.
– Tu es partie de Minas Tirith, toute seule, pour me retrouver ?
– A ton avis ? ”
Il eut un sourire si doux que je faillis me remettre à pleurer. Il allait m’embrasser à nouveau quand le grondement sourd du tonnerre attira notre attention. Sans préavis, une pluie glacée nous tomba dessus. Je fus trempée en quelques secondes.
” Viens, dit Elrohir. ”
Il m’entraîna dans la forêt où la falaise continuait. Il y avait une grotte dont l’entrée était si basse que je dus me courber en deux pour passer. A ma grande surprise, je vis un coffre et une réserve de bois.
” C’est un refuge de montagnard, dit mon compagnon. Il y a des couvertures dans le coffre. ”
Tandis que je m’emmitouflai, il alluma un feu. Les flammes crépitèrent rapidement, mais je restai transie, claquant des dents.
” Il faut enlever tes vêtements, ils sont trempés. Je vais t’aider. ”
Je laissai tomber la couverture. Il dégrafa ma cape, batailla avec la tunique que l’eau avait rendue lourde. Dessous, je n’avais plus qu’une chemise. Elle me collait comme une seconde peau et ne cachait pas grand-chose. Les gestes d’Elrohir se firent plus lents. Je ne sentais plus le froid.
Ce qui se passa ensuite est d’ordre privé.
Je me réveillai dans la chaleur de nos deux corps enlacés dans une couverture. La pluie avait cessé de tomber. Un pâle rayon de soleil éclairait l’entrée de la grotte. Je m’aperçus qu’Elrohir me regardait. Alors, je lui dit enfin, en étant sûre de mes sentiments :
” Je t’aime. ”
Il sourit.
” Moi aussi, je t’aime.
– Ça aura pris du temps, n’est-ce pas ?
– Un peu, oui. ”
Nous rîmes.
” Dis-moi, demandai-je en me pelotonnant un peu plus contre lui. Qu’est-ce que tu faisais sur la roche quand je suis arrivée ?
– Les elfes sont issus d’Arda. Plus nous en sommes proches, plus nous profitons de son énergie. C’est une façon de se ressourcer, tout simplement.
– Préviens-moi la prochaine, dis-je en me rappelant la peur que j’avais eu, que je ne me fasse pas du souci pour rien. ”
Il sourit en m’enlaçant plus étroitement.
” C’est un ordre ? ”
Je ne lui répondis pas, puisqu’il m’embrassa avec une fougue qui laissait présager qu’on ne repartirait pas tout de suite.
Quand nous rentrâmes à Minas Tirith, Calàra nous accueillit avec un sourire malicieux, Elladan un regard entendu et Earnil un haussement de sourcils stupéfait.
Bonheur
Elrohir et moi passions peu de temps loin l’un de l’autre, à part le début et la fin de la nuit pour sauvegarder des apparences auxquelles, d’ailleurs, personne ne croyait (après tout, nous n’étions pas mariés). Mais ils étaient bien peu à s’offusquer.
Je me souviens de l’instant où il me parla de mariage pour la première fois. C’était une conversation… sur l’oreiller.
” Préfères-tu te marier à Minas Tirith ou à Fondcombe ?”
Le mariage pour moi a toujours été synonyme d’enchaînement à vie au train-train quotidien. Je devais avoir changé de couleur à ce moment car il me demanda, un peu inquiet :
” Ça va ?
– Euh, oui, oui.
– Tu ne veux plus de moi ?
– Si, si, ce n’est pas ça. Disons que je n’avais jamais pensé à me marier. Chez moi, les couples vivent ensemble sans forcément en passer par là.
– Mais puisqu’ils vivent ensemble le reste de leur vie.
– Les couples ne sont pas forcément durables.”
Il digéra l’information avec peine et me demanda :
” Tu comptes me quitter un jour ?
– Non, bien sûr que non.”
Je réfléchis quelques secondes. Que ne ferait-on pas pour l’elfe qu’on aime !
” Je souhaite me marier à Fondcombe.”
Il m’embrassa.
” C’est à ce moment que je ferai mon choix de devenir mortel.
– Mais, nous pourrons toujours vivre à Fondcombe ?
– Bien sûr, les humains n’y sont pas interdits de séjour.
– Et Elladan ?
– Nous en avons parlé. Nous ne voulons pas être séparés. Il choisira la mortalité en même temps que moi.”
Je m’habituais, non sans mal, à l’idée de ne pas revoir ma famille. Ma mémoire m’était toujours inaccessible. Je passai néanmoins deux mois de bonheur sans nuage.
Puis vinrent les cauchemars.
Rêves
Puis leur fréquence augmenta. Je rêvais toutes les nuits. Je devins somnambule. Je reprenais conscience dans les couloirs du château, enroulée dans un drap ou habillée. Au début, je parvins à donner le change, prétextant un besoin de prendre l’air. Mais quand Elrohir me trouva à moitié vêtue sur le rempart de la Cour de la Fontaine, je dus tout lui dire. A partir de ce moment, il ferma ma porte à clé, la nuit et restait avec moi. Il me découvrit souvent en train de tirer vainement sur la poignée de la porte en gémissant. Puis, les crises s’espacèrent et disparurent. Tout redevint normal. Ma porte fut rouverte. Et vint cette nuit…
C’est le bruit de l’eau qui m’a réveillée. J’étais au bord de l’Aduin. J’avais franchi le Rammas Echor. Je me demande encore pourquoi les gardes m’ont laissé passer. Mais après tout, la paix était installée depuis longtemps et ils me connaissaient. Dans le noir, ma démarche de somnambule avait du passé inaperçu.
Quand je repris mes esprits, je me rendis compte que je portais ma cape à l’envers. Alors que je l’enlevais pour rectifier, je vis que je portais les vêtements de chez moi: le jean, le débardeur, les sandales, le blouson. Et à ma ceinture, pendait Turumacil. Je fus si surprise que la cape m’en tomba des mains.
Commençant à franchement douter de ma santé mentale, je m’apprêtais à prendre le chemin du retour, quand j’entendis :
” Non, vous arrêter.”
C’était du Parler Commun prononcé avec un accent guttural. Un homme sortit des fourrés sur ma droite. Je distinguai à la lumière de la lune ses cheveux tressés finis par des pointes de métal, la marque des voleurs du Khand, d’après Roqueniel. Plus les tresses étaient nombreuses et le métal précieux, plus la place était élevée dans leur hiérarchie. Des bruits de pas derrière moi me signalèrent que deux autres l’accompagnaient. Ils devaient être bien audacieux, ou bien désespérés, pour venir si près de Minas Tirith.
” Bijoux, argent. Vite, dit le premier.
– Je n’ai rien, répondis-je le plus calmement possible.
– Sûr que si je cherche, je trouve, répliqua un de ceux derrière moi.”
Je dégainai mon épée et fit un grand moulinet en me retournant. Il évita la lame de justesse. Tous sortirent leurs armes, plus courtes que la mienne, mais bien plus épaisses. Je n’en menais pas large. C’était la première fois que je me battais contre des humains, pour sauver ma vie.
L’homme que j’avais failli éborgner attaqua. Je m’aperçus avec soulagement que l’entrainement elfique avait imprimé en moi des automatismes et je parais et me fendais presque sans y penser. Mon adversaire avait un style plus désordonné, mais frappait plus fort que moi et mes poignets encaissaient de plus en plus mal les coups. Ma lame était cependant plus longue que la sienne, ce qui me donnait un léger avantage. Alors qu’il s’apprêtait à me frapper de taille, je parvins à lui entailler sévèrement la main. Il lâcha son épée avec un cri de douleur. J’avais appris à profiter de la moindre opportunité et c’est presque sans le vouloir que je plongeai ma lame dans son torse, à l’endroit exact de son cœur. Il tomba à genoux, une immense stupéfaction dans les yeux, un flot de sang jaillissant de sa blessure. Et je le regardai avec horreur. Je venais de tuer mon premier homme. Je le vis tomber au ralenti, son visage percutant la terre humide du bord du fleuve. Je ne pouvais plus bouger.
Ces quelques secondes d’immobilité me furent fatales. Ses compagnons, qui avaient visiblement prévu une victoire rapide de mon adversaire, se précipitèrent sur moi. L’un d’eux me transperça le ventre de son épée. Je me souviens encore du froid du métal dans mon corps et de la douleur atroce. Une voix cria mon nom tandis que mes agresseurs tombaient sous des flèches. Elrohir me prit dans ses bras en hurlant, mais je ne le voyais plus. Je voyais…
… la route défilant sous mes roues. J’avais ouvert ma fenêtre car il faisait chaud. Une guêpe entra en vrombissant et, affolée, j’essayais de la chasser. Je perdis le contrôle de ma voiture qui percuta un platane. J’avais oublié ma ceinture. Ma tête heurta violemment le pare-brise qui se fissura en un réseau de lumière.
Épilogue
Il y eut la douleur. Puis le néant.
Quand j’ouvris les yeux, je vis un plafond uniformément blanc. J’avisai une présence au chevet du lit sur lequel j’étais couchée. C’était ma mère. Ses traits étaient ravagés par l’inquiétude. Mais quand je tournai la tête, elle sourit et dit :
” Bonjour, ma chérie.
– Maman, où est-ce que je suis ?”
Son sourire se crispa. J’avais parlé en Sindarin. Elle appuya sur une sonnette, tandis que je cherchais mes mots en français. Un médecin accourut et je pris conscience que nous nous trouvions dans un hôpital.
” Elle parle bizarrement, dit ma mère affolée.
– Ce doit être le contre-coup, dit le médecin. Mademoiselle, vous savez pourquoi vous êtes ici ?
– Non. Quel jour sommes-nous ?”
Nous étions le 6 mai, soit cinq jours après mon accident. Ce jour-là, on ne m’a pas retrouvée. J’ai mystérieusement réapparu sur le site de l’accident deux jours après et fait trois jours de coma. La police est venue m’interroger. J’ai eu la tentation pendant quelques secondes de tout raconter à l’inspecteur au regard atone qui me faisait face, histoire de voir sa tête. Mais j’ai dit ne rien me souvenir. Le médecin a renchéri en précisant que les cas d’amnésie n’étaient pas rares. Je suis sensée prévenir la police dès que quelque chose me revient. Compte là-dessus.
Le médecin se pose néanmoins des questions lui aussi. Mon absence de séquelles corporelles après la violence de l’accident l’étonne. Je ne me l’explique pas moi-même. Ma famille, quand elle m’a revue, a éprouvé un léger malaise. Ils m’ont trouvé changée, mais ne savent pas trop comment. Et puis, il y a ces cicatrices dont ils ne se souviennent pas, comme celle à la gorge, souvenir de l’attaque des farfadets.
Je suis finalement sortie de l’hôpital. Je suis retournée chez moi. Mais c’est un retour au goût de larmes. Celui que j’aime n’est pas là, j’ai un mal fou à reparler en français, les paysages préservés de la Terre-du-Milieu me manque, toute la pollution, le béton et la technologie qui fait partie de la vie sur Terre me répugnent. Je ne comprends plus les petites préoccupations des gens qui me semblent maintenant égoïstes et geignards. Je rame complètement à l’école. Ici, j’ai manqué deux semaines de cours. Pour moi, je suis partie il y a un an.
Vous voulez peut-être savoir comment, au lieu de mourir, j’ai voyagé entre les mondes ? Je ne le sais pas moi-même, bien que j’aie une théorie. Du voyage de Tolkien à maintenant, il s’est passé 25 ans sur Arda et 87 ici. Mon séjour a duré presque un an sur Arda et 2 jours ici. Le temps entre les deux mondes n’obéit à aucune logique, sans loi de proportionnalité. Pourtant, le jour de mon accident et de mon apparition à Fondcombe correspond à la même date : le 1er mai. La concordance des dates a-t-elle affiné les barrières entre les mondes ? Fallait-il simplement être au bon endroit, au bon moment ? La mort fait-elle partie du processus ? Je suppose que Tolkien aussi est “passé” un jour concordant, pendant la bataille de la Somme. Et quand nous nous sommes fait tuer, nous sommes repartis à l’endroit de notre disparition, corrigeant ainsi le “déséquilibre”. Qui Tolkien a-t-il rencontré aux frontières du domaine de Tom Bombadil ? Mystère. Mais il devait avoir avec lui sa traduction du Livre Rouge et ses notes sur l’histoire d’Arda et les a publiés en les remaniant sûrement un peu.
Voilà, c’est mon histoire. J’ai voyagé au-delà des frontières même du possible et de l’imagination et en suis changée à jamais. Je ne suis pas de là-bas, je ne suis plus d’ici. Que vais-je faire maintenant de ma vie ?
Daphné Mavoisi,
août 2005 – décembre 2007.