Le syndrome de Frodo

par Sylvie Butet

Une pathologie inédite, mais pas tant que ça…

Le premier souvenir qui me soit revenu de ce jour-là, avant même que je reprenne réellement conscience, c’est la vision des enfants riant au milieu des buissons de cistes.
Images surexposées, comme éclairées trop brutalement par le flash du soleil, aux couleurs éclatantes, aux contrastes trop violents…
Mouvements au ralenti, cheveux bruns ou blonds qui volent doucement, parabole d’un ballon s’élevant trop lentement dans l’air vibrant de chaleur et de poussière, visages réjouis qui se tournent soudain vers moi avec stupeur…
Film qui passe et repasse sans cesse sur l’écran de mes paupières closes. Film muet… Je me souviens de n’avoir entendu que leurs rires trop aigus et le gémissement du vent par ma fenêtre ouverte, rien d’autre, alors que je devais être assourdi par le rugissement du moteur : je me rappelle très nettement avoir rétrogradé plusieurs fois dans les secondes précédentes, pour obtenir un frein-moteur qui me ralentirait un peu.
Pourquoi s’était-il arrêté là, cet autocar rempli d’enfants ? Quelle folie ! J’ai su plus tard qu’un des gamins avait vomi sur les sièges et le chauffeur, pour s’éviter un nettoyage approfondi, avait immédiatement stoppé au premier espace dégagé : sur la voie d’accès à cette piste d’arrêt d’urgence, où les véhicules privés de freins peuvent venir s’enliser… où j’avais espéré mettre un terme à la course folle de mon camion, dont le circuit d’air comprimé venait de lâcher dans la descente.
Je n’ai vu l’obstacle qu’au dernier moment, après avoir donné le coup de volant qui me précipitait, brinquebalant, sur la piste caillouteuse menant à la tranchée remplie de sable… Trop tard pour continuer sur l’autoroute.

J’ai vu les enfants jouant dans le soleil.
Je me suis acharné sur la pédale de frein en sachant que je n’avais aucune chance de m’arrêter.
J’ai réalisé en un éclair que j’allais les faucher, et heurter le car de plein fouet…
Que ma citerne contenait encore plusieurs milliers de litres d’essence.

J’ai compris que j’allais enfin mourir, mais surtout que j’allais tuer tous ces enfants.
Comme j’avais tué Claire et Pascal.

En un instant, dans le silence qui résonnait encore des rires enfantins, j’ai su ce qu’il me fallait faire.
Ma vie, je la traînais depuis deux ans… fardeau trop lourd.
Rien ne m’importait davantage, en cette seconde, que de préserver celle de ces gamins qui regardaient sans bouger le monstre de métal rugir en fonçant vers eux.
Je n’ai pas hésité. Le cœur soudain léger de pouvoir enfin mettre un terme aux remords qui me rongent, racheter ma faute, je me suis arc-bouté sur le volant pour détourner mon poids-lourd vers la garrigue.
Vers la falaise toute proche.
J’ai senti la cabine basculer…
J’ai sans doute crié, mais pas de peur.

Plutôt une clameur de délivrance.

Réanimation Polytraumatisés, Hôpital Nord, Marseille

La douleur me tient compagnie. Douleur physique qui me fait gémir malgré moi, quand l’effet de la morphine s’atténue et que mes os brisés se rappellent à mon souvenir, mais surtout douleur morale : je n’ai pas encore réussi à savoir si des enfants sont morts…
Et moi, je suis toujours vivant.
J’oscille entre souffrance et inconscience, entre désespoir et renoncement ; il faut dire que les calmants dont on m’assomme ne favorisent pas la lucidité ! Je flotte le plus souvent dans un demi-coma où l’image des enfants jouant dans le soleil me revient inlassablement.
Des souvenirs plus anciens aussi– du premier accident– remontent à ma mémoire. Je mélange les deux et ma souffrance est double.
Régulièrement, quelqu’un s’approche de moi pour des soins. Parfois, je les entends me parler, des phrases bêtes : « Tout va bien, monsieur Castellotti… Vous sentez-vous mieux ce matin ? ». Mais la plupart du temps, ils viennent à deux et parlent entre eux, du boulot, des enfants…
Des enfants…
Je veux me réveiller, savoir combien sont morts par la faute de mon camion fou… Savoir pourquoi je vis encore…
A d’autres moment, quand la souffrance sape les derniers remparts de ma volonté, je préfèrerais dormir, oublier… Ne jamais me réveiller.

* * * *

A la question de savoir si j’allais mieux ce matin, j’ai répondu « non », ce qui a eu l’air de les réjouir beaucoup. Alors ils n’arrêtent pas de venir me parler, me harcèlent pour que je leur réponde, comme si le fait d’aligner des mots me tirait vers la surface, vers la vie !
Peut-être… Je suis de plus en plus conscient… Conscient de la douleur.

* * * *

J’ai enfin pu mettre des visages sur les voix.
Celle qui vient le plus souvent, c’est Estelle, l’infirmière de jour. Elle est très jeune, presque encore une gamine, mais elle a l’air de savoir ce qu’elle fait. Elle tourne autour de moi en parlant continuellement et en souriant, s’occupe avec concentration de tous les tuyaux qui entrent et sortent de mon corps, des écrans qui entourent la tête de lit.
Parfois, elle vient avec une femme plus âgée– Lise ou Lisa…– qui l’aide à me laver, à refaire le lit. Elle a des soucis avec son fils, qui est au chômage et traîne dans la cité. Elle ne parle que de ça.
Le soir, c’est Paul qui prend le relais. Il n’est pas très causant et cela me convient bien. Je le vois rôder derrière les parois vitrées de ma chambre, attentif aux écrans des autres box qu’il tourne comme les miens vers le couloir.
Les médecins, eux, passent rapidement. Visiblement, depuis que je suis sorti du coma, je les intéresse moins. Non pas qu’ils soient désagréables ou négligents, non ! Surmenés, sans doute…

* * * *

J’ai réussi à stopper la ronde d’Estelle autour de mon lit en agrippant sa main avec un doigt que je peux bouger ; mes gestes sont lents et maladroits, et ces deux plâtres n’arrangent pas les choses. Elle me sourit et arrange mon oreiller de sa main libre. Elle ne dit rien, attend que je parle, mais les mots ont du mal à sortir. Est-ce que je veux vraiment savoir ?
– Les enfants… Beaucoup sont morts ?
– Non ! dit-elle en souriant encore plus largement. Vous avez réussi à éviter le groupe et vous seul êtes blessé.
Je lâche sa main et ferme les yeux. Dieu merci, je n’ai pas d’autres morts sur la conscience ! Je sens le poids qui m’oppresse depuis mon réveil s’envoler et je soupire profondément.
Je m’endors…

Soins Continus, chambre 7

J’ai découvert que ma jambe gauche ne répond pas, et le bras à peine. J’ai beau m’efforcer de plier le genou, essayer de remuer les orteils, rien à faire ; ça ne veut pas bouger. Le bras, je ne m’en étais pas aperçu avant, vu qu’ils sont tous les deux plâtrés et que les bouger me fait vraiment mal. C’est en voulant remuer les doigts que j’ai réalisé l’inertie de ma main gauche.
J’en ai parlé au médecin qui est passé ce matin, il a dit que c’était normal. « C’est à cause de l’hématome dans le cerveau. Ça récupèrera ». Puis il est parti en vitesse.
Et il croit que je le crois ?
Tous des menteurs !
Ils m’avaient dit « Votre femme, elle récupèrera ! ». Elle est morte un mois après ; la paralysie l’empêchait même de respirer seule…

* * * *

Maman est venue en début d’après-midi. Elle était là les deux premiers jours, mais comme j’étais à moitié dans le coma, je ne l’ai pas reconnue. C’est un voisin qui l’a amenée. C’est pas facile, pour elle, de venir ; elle habite Mazaugues et ne conduit pas.
Elle a pleuré. Bien sûr. Maman pleure toujours dès que quelque chose ne va pas. En plus, je suppose que je dois être impressionnant ! Les plâtres, le gros pansement autour de la tête– et j’ai sans doute un œil au beurre noir car j’ai du mal à l’ouvrir– les tuyaux, les écrans et les bip-bip… Tout ça doit lui rappeler des souvenirs… Comme à moi…
Elle m’a transmis les souhaits de rétablissement de Gisèle et son mari « Tu sais, mon petit Benoît, c’est pas facile pour ta sœur de venir d’aussi loin… Ils ont le travail, les enfants… ». Tu parles ! Ils n’étaient même pas venus à l’enterrement de Pascal… Claire non plus n’y était pas, mais elle, elle l’a rejoint très vite… Pour Pascal, j’étais dans une chaise roulante ; pour Claire, j’avais tenu à marcher derrière le type des Pompes Funèbres qui portait l’urne, mais les copains avaient dû me soutenir.
Maman m’a apporté quelques vêtements, dont je n’ai pas besoin pour l’instant, et des affaires de toilette. On a parlé un peu, mais je fatigue vite. Elle est partie au bout d’une heure « Monsieur Vidal m’attend en bas, je ne veux pas trop le retarder ! Il m’a dit qu’il me ramènerait samedi… ».
Je lui ai assuré que ça irait pour moi, que je serais en meilleure forme quand elle reviendrait… Elle a pleuré. Elle m’a embrassé sur un bout de joue libre, ces petits baisers qui m’énervaient quand j’étais gamin, rapides et bulleux comme un poisson hors de l’eau…
Elle m’a chuchoté dans l’oreille « Je suis fière de toi, mon grand ! » Je n’ai pas compris pourquoi et je l’ai regardée d’un air idiot quand elle a quitté la chambre.

* * * *

J’ai eu une autre visite, cet après-midi là : un couple est entré timidement. Leur tête ne me disait rien et j’ai cru qu’ils se trompaient de chambre.
– Monsieur Castellotti ? a demandé l’homme. La trentaine, visiblement embarrassé de se trouver là. Sa femme s’accroche à son bras comme si elle avait peur de moi.
– Oui… On se connaît ?
– Non, je suis Doran Satouri. Et il s’avance vers moi en tendant la main avant de réaliser que j’ai les deux bras dans le plâtre. Il rougit et bafouille des excuses.
– Nous sommes les parents d’un enfant qui se trouvait dans le car, explique sa femme. Nous venions… vous remercier.
– Ah !… Ils vont tous bien ?
– Oui, aucun n’a été blessé… grâce à votre courage ! Les pompiers nous ont dit que si vous n’aviez pas réussi à éviter le car, tout aurait explosé et ils seraient tous morts… Elle a les larmes aux yeux et les tamponne avec un mouchoir en papier. « Ils ont dit, continue-t-elle, que vous les aviez sauvés par votre acte courageux ».
Je ne sais pas quoi répondre. Je n’avais pas vu les choses comme ça… Acte courageux… Ce n’était pas du courage ! Seulement… de l’expiation ! J’étais prêt à tout pour sauver la vie de ces enfants, et jeter mon camion du haut de la falaise n’était pas de l’héroïsme, juste… une évidence !
Mais comment leur expliquer ça ? Je n’ai pas envie de leur raconter ma vie, de leur parler de Claire et Pascal… Alors, s’ils veulent voir du courage dans le renoncement à vivre…
– Je suis content qu’ils soient tous saufs. Mais vous savez, tout le monde en aurait fait autant !
Je sais bien que je sors des banalités, mais c’est un bon refuge.
La femme fouille dans son sac et en sort une grande enveloppe. Elle l’ouvre et étale sur le lit des dessins d’enfant. Une trentaine au moins.
Tous représentent la même chose : le soleil, la garrigue fleurie et un gros camion rouge. Sur certains, le camion est de face et emplit presque toute la feuille ; quelques-uns ont même représenté le visage d’un homme hurlant derrière le volant. Sur d’autres, le camion est renversé au bord de la falaise et on voit la mer bleue au loin. D’autres encore ont dessiné les voitures de pompier, une grue, un hélicoptère.
Elle continue d’étaler en silence les dessins très colorés sur le drap blanc. Je ne dis rien non plus ; j’ai l’impression affreuse qu’elle m’impose de voir un film que j’avais jusque-là refusé d’imaginer. Les larmes montent, coulent sur mes joues et je ne peux pas les essuyer ; je ne peux rien faire, que fermer les yeux très fort.
Elle termine son étalage par une grande feuille couverte d’écritures enfantines. « Ils ont tous mis un mot pour vous remercier ! » dit-elle.
Me remercier !?! Les sanglots m’étouffent. J’ai honte de pleurer comme ça devant ces inconnus, sans pouvoir même me détourner pour cacher les larmes, mais la peine est trop forte. Je suffoque d’un chagrin qu’ils ne comprennent pas, qui les effraie, une souffrance vieille de deux ans que j’avais réussi à cacher au plus profond de moi, que j’avais enterrée en même temps que ma femme et mon fils…
Le concert d’alarmes qui s’est déclenché rameute le médecin et l’infirmière. Ils font sortir le couple hébété. La femme pleure elle aussi, de voir ma peine, de peur rétrospective. Elle bafouille des excuses que je n’écoute pas.
L’infirmière ramasse les dessins et les remet dans l’enveloppe.
Je ne veux pas les voir… Je ne peux pas…
J’aurais été si heureux… J’aurais tant voulu que Pascal me fasse un dessin… Le soleil, les fleurs et le beau camion rouge de Papa…

Service Ortho-Traumato, début mai

Ça fait presque deux semaines maintenant que ma vie a basculé avec le camion. Treize jours exactement. Cela devrait me porter chance aujourd’hui…
Les médecins ont dit que j’allais mieux ; je suis maintenant dans une chambre claire donnant sur le ciel ; je ne sais pas à quel étage, mais suffisamment haut pour que le bruit de la circulation me parvienne assourdi. Je suis seul et cela me convient très bien ; la visite d’un toubib le matin et le passage régulier des infirmières pour les soins suffisent à combler ma piètre envie de parler. Je préfère rester seul avec mes pensées.
Les copains sont passés me voir plusieurs fois ; d’abord Fred et Nico quand j’étais encore en réa, puis ils sont revenus la semaine suivante avec une bonne partie des chauffeurs. C’était sympa de leur part, mais cette demi-douzaine de types dans la chambre m’a saoulé très vite. Ils avaient découpé tous les articles parlant de moi et voulaient me les lire à tour de rôle ; heureusement, Nico leur a dit que j’étais encore fatigué et que je les regarderais plus tard. Ils sont partis en rigolant parce qu’ils auraient voulu me serrer la main pour me féliciter d’avoir évité une catastrophe, mais ils ne pouvaient pas à cause des plâtres. « On va quand même pas te faire la bise, hein, Benoît ! Bravo quand même, mec ! »

Monsieur Abensur est venu également, accompagné de sa femme qui m’a amené des gâteaux dégoulinants de miel. Elle a absolument voulu que je goûte et n’en a mis trois dans la bouche, comme un bébé ; j’étais gêné et j’avais des haut-le-cœur car ils étaient trop sucrés, mais je n’ai pas osé refuser : elle semblait si certaine de me faire plaisir !
Lui m’a appris que l’assurance n’avait pas fait de difficultés pour le camion, surtout à cause des journaux et de la télé ; Il y a même eu des journalistes de TF1 qui sont venus l’interviewer ! Il paraît que je suis un héros… et les assurances, visiblement, remboursent presto les patrons des héros !
Il m’a dit de bien me reposer, que je reprendrais le boulot seulement quand je serais bien remis… Je ne sais pas si quelqu’un l’a mis au courant qu’un chauffeur-routier à moitié paralysé, ça risquait de poser quelques problèmes…

Hier, j’ai eu la visite d’un employé de la Préfecture. Lui aussi s’est trouvé bête en voulant me serrer la main pour me féliciter de mon « acte de courage et d’abnégation ». Maman, qui était là, buvait du petit lait ! Le type, un jeune en costard-cravate, m’a expliqué que le Préfet voulait me remettre une médaille en présence de la presse et de la télé… « Monsieur Castellotti, votre action héroïque a permis de sauver la vie de nombreux enfants et Monsieur le Préfet tient à en porter témoignage devant la société entière… De nos jours, les actes d’abnégation sont trop rares pour ne pas être applaudis publiquement… etc, etc… ». Il avait dû réviser son discours et l’a débité sans s’arrêter.
Ça m’a fait tout drôle de l’entendre. Je trouvais l’histoire bien exagérée, mais… quand même… J’étais quelque part flatté que tant de monde me traite en héros. S’ils continuent tous à le dire, je vais finir par le croire !
Le Chef de Service s’est pointé sur ces entrefaites ; ce n’était pourtant ni le jour ni l’heure de sa Grand Visite, comme disent les infirmières. La surveillante suivait, tout essoufflée et tremblotante. Ils ont fixé ensemble le jour et l’heure de la petite cérémonie, pour que tout le monde puisse être là. Ils ne m’ont pas demandé mon avis ; à priori, je suis celui qui est le plus disponible…

Aujourd’hui, je m’ennuie un peu ; c’est la première fois, depuis que j’ai repris conscience, que me viennent des envies de bouger, d’ouvrir cette fenêtre sur les nuages qui s’effilochent très haut dans le bleu du ciel, poussés par le mistral. Je ne peux rien faire avec mes deux bras plâtrés ; même pas manger seul ! Il vient bien quelqu’un pour m’aider, mais j’ai intérêt à manger vite ! Quant à la toilette et l’hygiène… Elles ont beau dire qu’elles ont l’habitude, moi, je suis rouge de honte à chaque fois que je dois faire appel à elles.
Maman m’a amené mon baladeur, mais je suis là aussi obligé de demander qu’on me mette les CD. Je suis simplement capable d’appuyer sur les touches du bout des doigts de ma main droite, la seule qui puisse me rendre quelques petits services comme presser la sonnette quand j’ai besoin de quelque chose, ou allumer l’éclairage au-dessus du lit quand l’insomnie me torture, quand les images de garrigue et d’enfants me réveillent haletant.
La télé, je ne l’allume jamais ; je me sens si éloigné du monde, dans cette chambre ! Je suis un peu honteux de mon indifférence pour l’actualité, pour la vie qui grouille loin au-dessous de ma fenêtre, mais rien n’arrive capter mon intérêt, même pas les films ou les matchs que je regardais avant, vautré pendant des heures.
Avant…
Alors je passe mes journées à penser, à sommeiller. Dans la matinée et souvent l’après-midi, je voyage dans les bras d’un brancardier à la carrure impressionnante, du lit au fauteuil et du fauteuil au lit.
Mais aujourd’hui, je me sens un peu plus vivant ; j’ai envie de respirer l’air extérieur, de voir des gens ; pas de leur parler, simplement de les voir vivre, marcher, d’assister de loin à l’animation qui continue dehors, dont je me sens exclu et que je commence à regretter un peu.
J’ai soupiré en regardant le ciel quand l’infirmière est passée dans l’après-midi. Elle m’a demandé pourquoi et je le lui ai dit. Elle est gentille, celle-là ; elle s’appelle Nadia, elle est très jeune, timide, très effacée ; une petite souris, ou plutôt un hamster car elle est petite et toute ronde, mais très vive. Elle est revenue quelques minutes après avec un fauteuil roulant et le brancardier, et m’a demandé si je voulais aller faire un tour. Je m’y attendais tellement peu que je n’ai rien trouvé à dire et elle a pris ça pour une approbation. Je me suis retrouvé assis dans le fauteuil, calé par une couverture, et elle a franchi la porte de la chambre.

Le couloir est large, un peu sombre, pas très gai. Quand on est passé devant le bureau médical et la tisanerie, plusieurs infirmières et aides-soignantes m’ont fait un petit bonjour de la main et m’ont souhaité bonne promenade. J’ai souri mais en fait j’avais presque le trac de quitter le cocon de ma chambre.
On a pris l’ascenseur. Nadia m’a demandé plusieurs fois si ça allait. Mes premiers « oui » ne devaient pas être très convaincants mais quand on est arrivés dans le hall, j’ai ressenti comme un pincement au cœur ; tous ces gens qui marchaient, parlaient… Toute cette vie ! J’en étais oppressé.
Elle a dû sentir mon malaise car elle a pris un couloir moins fréquenté et nous sommes arrivés dans un petit patio. Une fontaine au centre, avec le bruit de l’eau qui cascade. De l’herbe verte, un peu pelée par endroit mais dont l’odeur m’a sauté au nez. Deux ou trois rosiers aux boutons à peine éclos. Des piafs. Et loin au-dessus, dans la trouée encadrée de vitres miroirs qui reflètent la lumière du jour, le ciel.
Nadia a installé mon fauteuil dans un angle, au soleil, m’a demandé si j’étais bien ici. Mon « oui » a dû être éloquent car elle a souri d’un air sincèrement ravi et m’a demandé si je voulais qu’elle reste ou si je préférais être seul. A ma demande, elle m’a laissé là. « Je reviens dans un petit quart d’heure. Ça ira ? »
Oui, ça va. Je respire à fond et relâche l’air doucement. Ce n’est pas franchement l’air parfumé des pinèdes derrière chez Maman– ça sent le béton chauffé et la poussière– mais c’est mieux que l’odeur d’antiseptique de ma chambre ! Je lève la tête, ferme les yeux et laisse le soleil réchauffer ma peau.
C’est la première fois depuis treize jours que je ressens du plaisir à être vivant, la première fois où je ne pense à rien d’autre qu’au léger souffle de vent sur mon visage, au pépiement des oiseaux, au clapotis du bassin. Quand je rouvre les yeux, ma vision est assombrie par la trop forte luminosité qui est passée à travers mes paupières.
Je remarque un couple de petits vieux assis sur un banc non loin de moi. Elle est en robe de chambre et regarde d’un air hébété le miroitement de l’eau. Ses mains ridées tremblent continuellement. Lui la regarde affectueusement, lui dit quelques mots qu’elle ne semble pas entendre. Il soupire et lève les yeux vers moi. Il me sourit. Il a le regard triste et résigné.
Mon bien-être tout neuf disparaît. On aurait sans doute vieilli ensemble, Claire et moi, tendrement assis sur un banc au soleil, si ma bêtise et mon orgueil ne l’avaient pas tuée…
J’ai été soulagé quand Nadia est revenue me chercher. Je suis retourné avec empressement dans le cocon de mon lit.

La médaille

Quand je maîtrisai suffisamment la langue, Elrohir, Elladan (les maîtres des lieux), Celeborn et Isilotë (les seuls Grands-Elfes restants à Fondcombe) vinrent m’interroger :
” Nous aimerions savoir d’où tu viens et comment tu es arrivée ici, commença Elrohir. Tu as des vêtements étranges et tu ne parles aucune langue connue de nous. “
Je pris quelques secondes pour réfléchir à la façon d’expliquer l’impossible clairement :
” Je viens d’un autre monde qu’Arda. Chez moi, tout ceci n’est qu’un livre, une histoire inventée. Et je n’ai pas la moindre idée de la façon dont je suis arrivée ici. “
Leurs regards consternés me firent me demander si je n’aurais pas pu leur présenter la chose autrement.
” Parles-nous de ce livre, dit Isilotë. “
Je leur racontai tout ce dont je me souvenais de John Ronald Reuel Tolkien et de son œuvre et leur parlai de mes théories. Quand j’eus fini, ils ne semblaient guère plus avancés, à part Elladan qui réfléchissait.
” Le nom de Tolkien m’est familier, dit-il, mais ce n’est pourtant pas un nom que l’on trouve par ici. C’était peut-être dans les archives. Je ferai une recherche.
– En attendant, je pense qu’il vaut mieux continuer cette discussion plus tard, dit Isilotë.
Ils commencèrent à partir, mais je retins Elrohir.
” Où est-ce que j’ai été trouvée ?
– Dans la forêt, au sud de la vallée.
– Tu peux m’y emmener ? “
Sur le chemin, il me demanda :
” Tu ne sais vraiment pas comment tu es arrivée ici ?
– Non, je n’ai aucun souvenir. Il ne s’est rien passé d’étrange ce jour-là ?
– Non. Elladan et moi cherchions du bois pour les flèches quand nous sommes tombés sur toi. Tu étais allongée sur le sol. Ici. “
Il me désigna un endroit sur le sol couvert de feuilles de hêtres. Je m’y couchai et reconnus au-dessus de moi le plafond de ramures que j’avais entrevu. Je fermai les yeux. Je me revis en train de m’habiller, de dire au revoir à mes parents, de monter dans ma voiture. J’allais chez une amie. Je passais les vitesses, allant de plus en plus vite.
C’était tout. J’ouvris les yeux.
” Alors ? demanda Elrohir.
– Pas grand-chose. “
Il me tendit la main pour m’aider à me relever. Je butai contre une pierre et me retrouvai tout contre lui. Après quelques secondes, il dit :
” Rentrons. “
Je repris le chemin de Fondcombe, vaguement troublée.

Dixit Dominus

J’aurai des centaines de choses à vous dire sur ma vie à Fondcombe parmi les elfes. Je vous ferai grâce de tous les détails et me contenterai de quelques anecdotes.
Maîtrisant à peu près l’oral, je suppliai Elladan de m’apprendre à lire les tengwar. Les fils d’Elrond se ressemblaient à première vue comme deux gouttes d’eau. Les premiers temps, j’eus souvent l’impression de voir double, car en plus, ils ne pouvaient s’empêcher de s’habiller pareil. Je finis par discerner leurs quelques différences. Leurs voix n’étaient pas tout à fait les mêmes, ni leur façon de bouger. De plus Elrohir avait beaucoup étudié l’art de guérir avec son père, tandis qu’Elladan s’était surtout tourner vers les arts littéraires et l’Histoire.
C’était donc lui qui m’enseigna la lecture, ce qui n’était franchement pas une sinécure. Grande dévoreuse de livres devant l’Eternel, j’étais particulièrement impatiente de pouvoir me plonger dans la bibliothèque, ce qui me rendait assez insupportable. Mais heureusement Elladan avait une patience… d’elfe.
Un jour, j’allai jeter un coup d’œil à la forge et tombait en admiration devant les épées de Malimbor, le forgeron. J’en pris une, véritable petite merveille d’acier, et il leva les yeux de son ouvrage :
” Tu sais t’en servir ? demanda-t-il en souriant.
– Non, mais j’aimerai bien. “
Il plongea son ébauche de lame dans l’eau, enleva son tablier, prit une épée et dit :
” Viens. “
Ce jour-là, c’est moi qui souffris. Je finis complètement courbaturée, sans avoir réussi à le toucher. Mais à force, je ne devins pas trop mauvaise. Par contre, le jour où il voulut m’apprendre à tirer à l’arc, ce fut un magnifique fiasco. Savoir viser correctement doit être génétiquement impossible chez moi.

Mélancolie

C’est à peu près cinq mois après mon arrivée que je vis mon premier hobbit. Ivanneth (septembre) était entamé, le temps se rafraîchissait un peu.
Avec Nimirwen et deux autres jeunes filles, Menelian et Linnen, je faisais la lessive dans le lavoir intérieur. Une partie de la Bruinen était détournée vers Fondcombe et se séparait en plusieurs bras dont un se déversait dans un petit bassin sculpté où on lavait les habits.
Tandis que nous frottions, les filles m’apprenaient des chansons elfiques, dont le chant à Elbereth, quand une cloche retentit, annonçant un visiteur. Nous nous entreregardâmes, puis, ne pouvant résister à la curiosité, nous nous précipitâmes vers l’entrée.
Je vis arriver sur un poney un petit personnage aux boucles blondes. Il devait tout juste m’arriver à la taille. C’était étrange de voir les elfes majestueux se pencher courtoisement devant lui.
” C’est Adal, dit Linnen.
– Adal ? répétais-je.
– Adalgrim Touque. Il vient régulièrement consulter les archives pour des recherches.
– Touque ? Comme Peregrin Touque ?
– Oui, dit Menelian, c’est son arrière-petit-fils. “
Le hobbit suivit Elladan à la bibliothèque.
” Venez, dit Nimirwen. Nous n’avons pas fini. “
Je m’apprêtai à les suivre quand, prise d’une intuition, je leur dis :
” Ne m’attendez pas, je reviens. “
Je me précipitai à la bibliothèque où je trouvai Adal et Elladan penchés sur un manuscrit.
” Mavoisi ? s’étonna Elladan. Mais ce n’est pas l’heure de ta leçon.
– Je sais. J’aurai voulu parler à notre visiteur. “
Je me tournai vers le hobbit.
” Bienvenue, hîr Adal*.
– Hannon le*, Mavoisi, répondit-il en souriant. Je ne vous ai encore jamais vu à Fondcombe.
– Je suis ici depuis peu. Mais vous parlez le sindarin de manière parfaite !
– J’ai, entre autres, une passion pour les langues. Ce n’est malheureusement guère répandu chez les miens, ce qui…
– Tu voulais lui demander quelque chose en particulier ? s’empressa de le couper Elladan, craignant un discours sur les mœurs hobbites.
– Maître Adal, avez-vous déjà rencontré un certain Tolkien ?
– Ce cher John ! Bien sûr que je le connais. Je vous ai parlé de lui, Elladan, non ?
– Bien sûr, cela me revient maintenant ! s’exclama Elladan. C’était quand déjà ?
– C’était il y a, quoi, 25 ans, j’ai une excellente mémoire. C’était un passionné d’histoire, les deux je veux dire, la grande et la petite. Il adorait toutes les anecdotes. Il pouvait entendre parler quelqu’un de ses histoires de famille pendant des heures. “
J’échangeai un regard entendu avec Elladan.
” D’où venait-il ?
– Il est arrivé par le sud, il me semble.
– Et où est-il parti ?
– Il a dit qu’il voulait voir Fondcombe.
– Il n’est jamais arrivé ici, dit Elladan. “
Le mystère restait entier.

*hîr (sindarin) : maître, seigneur.
Hannon le (sindarin) : merci.

Thérapie

Le soir même, nous nous réunîmes dans la Salle du Feu.
” Il semble donc, dit Isilotë, que Tolkien, soit venu de votre monde sur Arda, il y a 25 ans. Et une fois revenu chez vous, il en a raconté l’histoire.
– Sauf que chez nous, il a commencé à l’écrire il y a plus de 80 ans. J’ai l’impression que le temps ne se déroule pas à la même vitesse ici et là-bas, dis-je. De plus je ne sais toujours pas comment nous sommes arrivés en Arda. Ni comment on repart.
– Personne n’a l’air de le savoir, dit Elrohir.
– Adal a dit que Tolkien se dirigeait vers Fondcombe en quittant la Comté. Mais il n’y est jamais parvenu. Il est donc reparti pendant le trajet entre les deux. Je veux y aller pour essayer de savoir.
– Si son départ a laissé autant de traces que ton arrivée, tu ne trouveras pas grand-chose, objecta Celeborn.
– Un témoin peut-être.
– Après 25 ans ? “
Ils n’avaient pas l’air convaincu, mais Elladan dit néanmoins :
” Je viendrai avec toi.
– Moi aussi, ajouta Elrohir. “
Nous nous mîmes en route deux jours plus tard. Juste avant de monter à cheval, Malimbor me donna l’épée avec laquelle je m’entraînai.
” Il reste encore des créatures maléfiques qui rôdent. Je serais plus rassuré si tu la prenais avec toi.
– A-t-elle un nom ?
– Turumacil.
– L’Epée de Bois ? !
– Quoi de mieux pour un châtaignier ? “
Je le serrai dans mes bras, ainsi que Nimirwen, Menelian et Linnen. Quand nous eûmes passé le col, je me retournai pour voir Imladris une dernière fois.
Après concertation, nous avions décidé de suivre à rebours la route qu’avaient suivi Frodon et ses compagnons. Je pensai que Tolkien n’avait pas pu résister à la tentation de suivre les traces du Porteur de l’Anneau.
Les Jumeaux connaissaient la route jusqu’à Bree pour en avoir parlé avec Aragorn. Pour le reste nous en savions ce qui était écrit dans le Livre Rouge.
Le voyage commença de façon tout à fait agréable. Il faisait un temps magnifique et ma monture, une jument blanche appelée Marilla, c’est-à-dire Perle en quenya, était d’une docilité presque magique.
Nous passâmes le Gué de la Bruinen pour nous enfoncer dans le Rhudaur. Le chemin serpentait dans les collines, passant dans les prés, les landes à bruyère et les bois de pins.
Nous chevauchions en silence. J’étais moi-même occupée à examiner le paysage pour trouver un indice du passage de Tolkien, en vain.
Pendant la pause déjeuner, sous un grand pin sylvestre tordu, Elladan me demanda :
” Tu as une idée de ce que nous cherchons,
– Euh, pas vraiment. J’avoue que je compte beaucoup sur vous. Vous pouvez voir mieux que moi si quelque chose sort de l’ordinaire.
– Et si nous ne trouvons rien ?
– Alors je devrai rester ici.
– Est-ce que ce serait si terrible ? demanda Elrohir.
– Ma famille me manque. Oui, elle me manque, murmurai-je. “

Premières pages…

Le soir nous nous arrêtâmes dans une combe abritée. Après avoir partagé du pain, du porc salé et des fruits autour du feu, Elladan me demanda :
” Comment est-ce ton monde ? “
En quelques secondes, je visualisai les différences entre la Terre et Arda. Comment lui expliquer ? Je choisis la fuite.
” C’est trop différent d’ici et je n’ai pas envie d’en parler. “
Mais il était curieux.
” Vous avez bien des chansons, non ? Tu pourrais nous en chanter une.
– Elladan, pitié ! Je chante comme un troll enroué. “
Il éclata de rire.
” D’accord, j’abandonne. “
Elrohir, lui, ne rit pas. Il fixait le feu d’un air sombre. Je sentais que quelque chose n’allait pas, mais je n’osai pas l’interroger. Je m’enroulai dans ma couverture et me couchai.
Le lendemain, il semblait de bien meilleure humeur. Il entreprit de m’apprendre les noms de plantes ou d’animaux que je ne connaissais pas encore et se montra enjoué.
La journée se passa sans incident notable, jusqu’au soir.
Dans la lueur pâle du couchant, trois immenses silhouettes se découpaient au milieu des troncs. Pas très rassurée, je jetai un coup d’œil à mes guides qui semblaient, eux, parfaitement sereins. Puis, je me rappelai. C’était les trolls de Bilbon bien sûr !
Je descendis de Marilla et me faufilai entre les taillis de noisetiers pour me retrouver au milieu des statues. Ils faisaient bien trois mètres. Les intempéries et le temps les avaient érodés, mais on discernait encore leurs faciès grimaçants.
Pendant mes cinq mois à Foncombe, je m’étais surtout concentré à apprendre le sindarin et m’intégrer à la vie des elfes. En trouvant les trolls, je renouais avec l’émerveillement que m’avaient procuré les livres de Tolkien et pris conscience de ma chance d’être ici.
” Qu’est-ce qui te fait sourire ? demanda Elrohir.
– Rien, rien.
– Tu connais l’histoire des trolls de Bilbon ?
– Oui. Je l’ai lu. Est-ce qu’il reste beaucoup de trolls en Terre-du-Milieu ?
– Il y en a quelques-uns dans les landes d’Etten, mais très peu.
– Des orcs, des gobelins ?
– Dans le nord des Monts Brumeux ou dans les Montagnes d’Angmar. Pas beaucoup, là non plus. Ceux d’Isengard et du Mordor ont été décimés. “
Nous passâmes les jours suivants à monter et descendre des crêtes où soufflait un vent glacial. Certaines étaient si abruptes que nous devions descendre de cheval pour les franchir.
Notre sentier rejoignit la route et je pus voir des ruines pratiquement effacées par la végétation.
” Personne n’est revenu vivre ici ? demandai-je.
– Il fut un temps où l’Angle était envahi par les forces d’Angmar, répondit Elladan. Il n’y a plus de créatures de ce temps-là qui s’aventurent ici, mais l’endroit a gardé une très mauvaise réputation.”
Puis nous arrivâmes enfin en vue de la Mitheithel. Je rêvais de prendre un bain car il n’était pas toujours facile de se laver en chemin (surtout quand il n’y a pas de cours d’eau à proximité). Je dis à mes guides :
« Attendez-moi au pont. J’en ai pour un moment. “
Je partis sur les rives pour trouver un endroit adéquat. Je tombai sur une petite crique embroussaillée. Le temps était heureusement superbe, une des dernières belles journées avant l’automne. Par contre l’eau était assez fraîche, mais je m’y plongeai néanmoins avec délice. J’en profitai pour laver aussi mon habit vert que je mis à sécher sur une pierre. J’en revêtis un de rechange violet et gris, et entrepris de me démêler les cheveux. Une main me prit le peigne.
” Tu veux de l’aide ? demanda Elrohir. “
Je me retournai brusquement.
” Tu es là depuis longtemps ?
– Je viens juste d’arriver, affirma-t-il.
– C’est bien vrai ce mensonge ?
– Je le jure, dit-il avec un sourire un peu trop innocent pour être honnête. “
Je hochai néanmoins la tête et me retournai. Il commença à me coiffer avec délicatesse.
” Que feras-tu si tu ne trouves pas comment Tolkien est reparti ?
– Je trouverai. C’est impossible qu’il n’y ait pas de traces ou de souvenirs. “
J’essayai surtout de me persuader moi-même, mais il ne releva pas.
” Si tu savais comme c’est étrange d’être ici, dis-je. J’ai lu et relu le Seigneur des anneaux et je me retrouve dans son monde. J’adorerais voir la Lórien.
– Il n’y a plus personne.”
Sa voix était mélancolique.
” Oh excuse-moi. Ta sœur est…morte là-bas.
– Elle a reçu le don des Hommes. Elle a fait un choix. Je n’ai pas encore fait le mien. Sois-je partirai pour Valinor et je disparaîtrai avec Arda, soit je mourrai en Terre-du-Milieu et mon esprit partira Eru seul sait où.
– Chez nous non plus, personne ne sait où nous allons après la mort. “
Il avait fini de me peigner. Je rassemblai mes affaires et en me relevant, je vis qu’il m’observait.
” Qu’est-ce qu’il y a ? “
Il resta silencieux quelques secondes.
” Rien. “

Souvenirs

Que dire des jours suivants ? Pas grand-chose. Nous avions quitté la route et pris un petit chemin à travers bois. Le temps avait fini par se rafraîchir et quand nous atteignîmes les contreforts des Collines du Temps, une pluie fine tombait depuis deux jours. Nos épaisses mantes à capuchons de laine grise avaient pompé toute l’eau et pesaient lourd sur nos épaules trempées. Je commençai un peu à regretter ce voyage.
Nous essayâmes de trouver un endroit abrité, sans succès. Les Jumeaux construisirent un abri de fortune avec des branches et une couverture qui fut rapidement imbibée. Il était évidemment impossible de faire du feu et je me mis à claquer des dents. Elrohir me tendit une fiole :
” Prends en une gorgée, ça te réchauffera. Mais je te préviens, tu n’arriveras pas à dormir.
– Aucune importance. “
Je lui pris la fiole. En une minute, je me sentis agréablement réchauffée et surtout réveillée comme jamais. J’en profitai pour réfléchir un peu. Ce voyage devenait pénible, je n’avais toujours pas trouvé de traces de Tolkien et de plus, si ma mémoire était bonne, notre chemin allait nous amener dans les marais de l’Eau-aux-Cousins, ce qui ne m’enchantait guère. Je mourrai d’envie de rejoindre Bree au galop pour prendre une chambre au Poney Fringant, de dormir dans un lit chaud et d’interroger les gens de l’auberge. Tolkien y était sûrement passé, s’il était arrivé jusque-là.
J’en fis part à Elladan et Elrohir qui furent moins enthousiastes. La pluie ne semblait pas les déranger et l’idée de passer une nuit dans une ville humaine ne semblait pas les ravir. C’était sans compter la panoplie infinie de l’argumentation féminine. Ne dit-on pas que ce que femme veut, Eru le veut (Euh pardon, Dieu le veut). En gros, je finis par les convaincre. Mais alors que je rassemblai mes affaires avec empressement, Elladan me dit :
” Ce n’est pas la peine de te dépêcher, nous n’y serons pas avant deux jours. “

Rééducation

Deux jours, effectivement. Deux longs, humides, pénibles jours. Nous rejoignîmes la route et galopâmes jusqu’à être en vue de la ville.
Tolkien avait parlé d’une centaine de maisons, il me semblait en voir beaucoup plus. Quand j’en parlai à Elrohir, il me répondit :
” Aragorn a fait beaucoup pour Bree, en souvenir du passé. La ville s’est développée. Et chaque génération de Poiredebeurré raconte à ses clients la période où le roi, encore rôdeur, venait loger au Poney Fringant. “
Dans les rues, la pluie et la faible lumière nous permirent de passer inaperçus. Mais dans la clarté de l’auberge, nos vêtements et le maintien des deux frères, malgré les capuchons baissés, nous firent l’objet de toutes les attentions.
Elladan parla avec l’aubergiste, un homme petit, gros, rouge et chauve (je soupçonnai l’arrière-petit-fils de Prosper Poiredebeurré). Je ne compris pratiquement rien de l’échange car il était en Parler Commun.
” Il reste une chambre à l’étage. Il ne se souvient d’aucun Tolkien. Mais il a dit qu’il demanderait à son père qui tenait l’auberge à cette époque. “
Je pris le bain le plus long et le plus chaud de toute ma vie et j’avais entrepris de m’enrouler dans le plus de couvertures possibles, quand quelqu’un frappa à la porte.
Une jeune fille portant un plateau avec nos repas entra avec un sourire timide. Elle posa son fardeau sur la table et échangea quelques mots avec Elladan. Elle sortit en dévorant les deux frères des yeux.
” Notre passage à Bree va alimenter les conversations, dit Elrohir.
– C’est sûr, dit-je. Ils n’ont pas dû voir d’elfes depuis un moment.
– C’est pire que ça. Pour ceux du Nord, nous ne sommes plus que des légendes. “
Je n’ai jamais été aussi contente de dormir dans un lit que cette nuit-là. Le lendemain, Elladan parla avec un homme qui ressemblait à l’aubergiste en plus vieux.
” Il ne se souvient pas d’avoir rencontré Tolkien.
– Alors, il n’est pas arrivé jusqu’ici, dis-je.
– Ou il est venu et Poiredebeurré ne s’en souvient pas, dit Elrohir.
– Tu ne pourrais pas être un peu plus positif.
– Où est-ce que nous allons maintenant ? demanda Elladan pour couper court à toute dispute.
– Chez Tom Bombadil. “

Gisèle

Pour aller chez Tom Bombadil en venant de Bree, nous devions passer par les Hauts des Galgals. Il ne pleuvait plus, mais une brume cotonneuse avait pris le relais et emplissait les vallées. Elle était si épaisse qu’il me semblait parfois que nous seuls existions, ainsi que le sol herbeux que les chevaux foulaient. Puis nous arrivâmes au sommet d’une colline.
Une mer de brouillard s’étendait à perte de vue. Autour de nous, d’autres collines émergeaient, telles de petites îles. Et sur celle au nord, il y avait un Galgal.
Le tumulus de pierre se découpant dans le ciel gris dégageait une impression sinistre. Je voulus demander aux deux frères s’il existait encore des Êtres des Galgals, mais le silence était si étouffant que je n’osai le briser. Au moment où nous repartions, je vis luire deux yeux froids dans les ténèbres qu’entourait la porte de pierre. Je sursautai et détournai le regard. Jamais je n’ai pu revoir la brume sans frissonner.
Vers le soir, alors que la lumière déclinait et rendait ce qui nous entourait encore plus effrayant, je demandai à Elladan :
” Nous sommes encore loin ?
– En principe non, mais je ne suis plus très sûr du chemin.
– Génial, marmonnai-je pour moi en français. “
J’essayai de me remémorer le poème que Frodon avait récité pour appeler Tom Bombadil. Seuls les trois premiers mots me revenaient. C’était peu, mais je me lançai en inventant le reste :
” Ohé, Tom Bombadil
Venez à nous
Car nous avons besoin de vous ! “
Bon. Disons au moins que ça rimait.
Heureusement, Elladan comprit mon intention et avait une meilleure mémoire que moi. Il chanta :
” Ohé ! Tom Bombadil ! Tom Bombadillon !
Par l’eau, la forêt et la colline, par le roseau et le saule !
Par le feu, le soleil et la lune, écoutez maintenant et entendez-nous !
Accourrez, Tom Bombadil, car notre besoin et proche de nous ! “
Nous attendîmes plusieurs minutes et enfin une voix nous parvint :
” Tom Bombadil est un gai luron,
Bleu vif est sa veste et ses bottes sont jaunes ! “
La suite n’avait pas vraiment de sens et je l’ai oubliée.
Une lumière apparut à notre droite et quand elle fut assez près, nous vîmes une petite lanterne qui éclairait un visage semblable à une vieille pomme réjouie. Il était encadré, en haut, par un vieux chapeau et, en bas, par une barbe brune sur un manteau bleu.
Tout en Bombadil respirait le bonheur et l’insouciance et je me pris à sourire. Toute peur s’était envolée.
” Holà mes jeunes amis ! (Je pouffai de rire en pensant aux “jeunes ” Jumeaux de 3036 ans.) Que voilà un appel pressant, gai dol ! Qu’est-ce que Tom peut faire pour vous ?
– Nous implorons ton hospitalité, Iarwain, dit Elrohir en courbant la tête. Et nous souhaiterions te poser quelques questions.
– Tom et Baie d’Or sont toujours ravis d’accueillir des hôtes aussi courtois. Venez partager le pain blanc et la crème jaune avec nous ! “
Il partit en sautillant et en chantant, nous entraînant à sa suite. En fait, nous n’étions pas très loin de la Maison sous la colline. Nous avions simplement un peu dévié au sud.
C’est avec soulagement que je vis enfin la lumière dorée qui s’échappait des fenêtres et de la porte entrouverte. A peine étions nous descendus des chevaux que ceux-ci filèrent à l’arrière de la maison où se trouvait l’écurie. Tom les suivit, toujours chantant, mais une voix claire venant de l’intérieur de la maison nous interpella.
” Entrez, mes amis. “
La belle Baie d’Or vêtue de vif-argent nous accueillit.
Elle était d’une blondeur lumineuse, plus vive et plus fraîche qu’un vent de printemps, avec des yeux plus vieux que les étoiles. Je ressentis un merveilleux et inexplicable bonheur et faillis éclater de rire.
Elrohir et Elladan lui tournèrent un compliment en quenya et elle répondit dans la même langue. Quand elle se tourna vers moi, je lui pris les mains comme à une amie chère et je lui dis :
” Baie d’Or, comme je suis heureuse de vous rencontrer !
– Soyez le bienvenue, enfant d’ailleurs, répondit-elle en souriant. “
Cette remarque me fit soudain me rappeler ce que j’étais venue faire ici.
” Baie d’Or, est-ce que…
– Plus tard les questions, me coupa Tom Bombadil qui revenait. Il est temps de manger, rire et chanter. “
Ce fut un des repas les plus joyeux de ma vie. Nous rîmes beaucoup. Nous chantâmes aussi (En m’entendant Elladan dit que je chantais effectivement comme un troll enroué, ce qui, en fait, n’est pas tout à fait vrai, et pour la peine il prit une cuillère de crème dans la figure). Si je n’avais pas bu que de l’eau, j’aurais juré être ronde comme une queue de pelle.
Ce fut toujours en chantant que je gagnai la chambre sous le toit et que je m’écroulai sur un des matelas.