Dans les longs entretiens qu’il accorda à François Truffaud entre 1962 et 1967, Alfred Hitchcock s’exprima sur les raisons pour lesquels il s’était refusé à adapter un grand livre au cinéma. Son respect pour la littérature classique lui interdisait de réduire la pensée d’un grand écrivain aux quelques deux heures que devait durer un film, et la liberté créatrice qu’il revendiquait dans son art se trouverait nécessairement briguée dans une telle adaptation. Il faudrait 10 heures pour adapter Crimes et Châtiments, disait-il. En annonçant que La Communauté de l’Anneau, le premier d’une série de trois film, aurait une durée de 2 heures 45, New Line rend possible le rêve d’une adaptation où la durée n’est pas un mot vide.

Car l’illusion d’une adaptation à la fois fidèle et réussie de longs romans en un seul film est vaine. Les trois heures du Guerre et Paix de King Vidor ne brillent qu’en la présence d’Audrey Hepburn, les nombreuses adaptations du Comte de Monte-Cristo se partagent entre pathétiques essais avortés et vastes farces qui ne rappellent que de loin la trame du chef-d’ouvre de Dumas. Kurosawa, malgré les furies d’une production qui fit passer la durée de son film de 4 heures à 2 heures 30, fut plus heureux avec son Idiot qui retrouvait, malgré un changement d’époque et de pays, l’atmosphère enfiévrée du roman de Dostoïevski.

Par ailleurs, ce sont les films qui ont l’idée du temps qui passe en leur sein même et font éprouver le sentiment de la durée, qui font les plus beaux films fleuves. Le Guépard et La Mort à Venise de Visconti, adaptations du roman de Lampedusa et de la nouvelle de Mann, sont de magnifiques réflexions sur l’inexorabilité du temps. Les Enfants du Paradis, avec ses deux époques, raconte le parcours de personnages dont l’avenir est déjà tracé. Dans un registre plus épique, Lawrence d’Arabie raconte presque une vie. Or justement, Le Seigneur des Anneaux est de ces récits que consume la nostalgie du temps passé. Il dit le crépuscule d’un âge où les Elfes dont le destin était écrit dans la musique des Ainur cèdent la place aux Hommes auxquels Eru a conféré le don du Libre Arbitre. Le film possède cette chance inouïe de pouvoir devenir une illustration du passage du temps, enchâssée dans un écrin de près de 10 heures. Peter Jackson a fait part de sa volonté de mettre en avant cette nostalgie qui traverse le récit et ce sentiment de l’écoulement inexorable du temps, que subissent Círdan, Galadriel et Elrond, las de vivre peut-être. Les images du film devraient être empreintes de cette tristesse avec le motif récurrent des ruines, au Mont Venteux (sur lequel le site officiel propose depuis le 19 septembre une vidéo (http://www.lordoftherings.net), à Amon Hen, dans la Moria et même ailleurs. Et le film devrait débuter par une phrase fameuse de Sylverbarbe dite par Cate Blanchett (Galadriel) en voix off : « Le monde est en mutation. Je le sens dans l’eau, je le sens dans la terre, et je le sens dans l’air. »

Le cinéma pour dire cette profondeur temporelle du champ narratif a souvent recours au flashback et La Communauté de l’Anneau ne va pas déroger à cette règle non écrite. Barrie Osborne, producteur du film, a précisé que la Bataille de la Dernière Alliance sera montrée par parties au cours de flashbacks successifs. Elrond que l’on verra dans ces séquences, fera le lien entre le Deuxième et le Troisième Âges, le visage toujours jeune à Fondcombe mais enclin cette fois à laisser l’avenir du monde dans d’autres mains. Les cavaliers noirs et même Sauron, que l’on verra affronter Elendil et Gil-Galad au Second Âge, tiendront, à des titres divers, un rôle similaire, tandis qu’Aragorn sera le garant de l’écoulement du temps et de la mortalité de l’homme, lui, l’héritier d’Isildur. Un des plus grands films jamais réalisés sur l’écoulement du temps est Le Colonel Blimp de Michael Powell, chef-d’ouvre du cinéma anglais si injustement méconnu, qui raconte l’amitié indéfectible d’un officier britannique et d’un officier allemand de la première à la deuxième guerre mondiale. Non content d’être construit sous la forme d’un long flashback, ce film comporte en outre de sublimes séquences où l’obsession d’un des officiers pour la femme qu’il a perdu le contraint à s’entourer, aux diverses périodes de sa vie, de jeunes femmes lui ressemblant traits pour traits, toutes jouées par Deborah Kerr, alors que lui-même et son ami subissent les outrages du temps et ne se retrouvent plus dans la jeunesse va-t-en guerre de la seconde guerre mondiale. Si la nostalgie que l’on éprouve durant ces scènes est quelque indication de ce que l’on ressentira en voyant Elrond reparaître tel qu’en lui-même à Fondcombe, après avoir manqué périr des millénaires plus tôt pendant la bataille de La Dernière Alliance, La Communauté de l’Anneau possédera, au moins un instant, cette indéfinissable qualité des films qui saisissent le spectateur d’émotion.

Il reste à espérer que ce thème du passage du temps s’accommodera de la manière très moderne dont Peter Jackson compose ses films (montage rapide pour accélérer le rythme et fréquents gros plans) et de sa propension, jusqu’à aujourd’hui, à ne guère user de plans séquences – qui renforcent toujours l’impression de durée dans un film. A tout le moins, cette durée de 2h45 de La Communauté de l’Anneau, celle d’un film épique plutôt que celle d’un film d’heroic fantasy, devrait éveiller la curiosité de ceux qui n’y voient qu’une suite améliorée de Donjons et Dragons.

 

Semprini,
le 20/09/2001.

 

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