À la recherche de Gollum
par Kévin Vinet

Le récit des périples d’Aragorn et de Mithrandir afin de retrouver Gollum sur la Terre du Milieu, recherches qui durèrent plus de huit ans…
Table des matières
Introduction
Après m’être difficilement relevé, je me dirigeai vers la pente escarpée. Les rochers étaient aiguisés comme des couteaux. La fatigue prenait le dessus sur moi. Jusqu’à ce que, une vingtaine de mètres plus haut, j’arrivasse au sommet de cette colline raide. Et, pour la première fois, je la vis : immense, noire, une haute tour à chaque extrémité, surmontée de pics d’acier acérés. La Porte Noire de Mordor, dans toute sa splendeur – ou son horreur –, gardait la plaine d’Udûn, la gorge de Cirith Gorgor. Son souvenir m’en est encore vivace ; à chaque fois que je le ranime, des frissons me parcourent le corps entier. Pourtant, c’était il y a si longtemps…
Séjour à la Dernière Maison Simple à l’Ouest
Les Númenoréens étaient doués de sagesse et de longue vie. Mes ancêtres appartenaient à ce peuple, et lorsque Númenor sombra dans les eaux profondes de la Haute Mer, ce fut l’un d’eux qui amena les rescapés sur la Terre du Milieu. Elendil était son nom, et il devint roi de l’Arnor. Ce fut son fils, Isildur, qui, pendant la Guerre de l’Anneau, fit disparaître Sauron le Seigneur Ténébreux. Cependant, je refusais net le fait que je sois lié au destin de mes ancêtres ; mais je voulais rectifier les erreurs qu’ils avaient commises par le passé : Isildur avait conservé l’Anneau Unique, et, de par ce geste n’avait pas véritablement détruit Sauron. Ce fut ce qui causa sa perte. Il fut tué dans une embuscade dans les Champs aux Iris et l’Anneau fut perdu. Depuis, nous ignorons où il se trouve.
Je restais allongé sur le lit confortable de ma chambre encore quelques minutes. Quelques rayons de soleil parvenaient à passer à travers les volets et les rideaux de soie et à m’éclairer le visage. Je distinguais le grondement des chutes d’eau de la rivière avoisinante, qui n’était pas comme les autres : celui-ci était apaisant et donnait un fond sonore agréable à cette ambiance calme et réparatrice. La maison d’Elrond est d’ailleurs un endroit où il fait bon vivre et où l’on peut se reposer et reprendre des forces. J’entendis un chant elfique, une mélodie joyeuse qui me mit du baume au cœur. Je sortis allègrement du lit, me dirigeai vers la salle de bains et me lavai. L’eau de la rivière était rafraîchissante et tonifiante, et elle me mit en forme. Je m’habillai et sortis de la chambre. Sur la route de la salle principale, je rencontrai plusieurs Elfes, tous étant de grands amis d’enfance :
– Maë Govannen, Dúnadan !
– Maë Govannen, Estel! Merenillë i mára aurë!
Les deux Elfes qui venaient de me saluer étaient Elladan et Elrohir, les deux fils d’Elrond, et frères d’Arwen Úndomiel.
Je traversai des couloirs inondés de lumière, avec à ma droite, une vue splendide sur le paysage environnant Imladris : au premier plan se dressaient des arbres jaunis par le déclin de l’été, les feuilles desséchées tombant les unes après les autres. Cependant, elles pouvaient bien tomber, elles étaient toujours aussitôt remplacées par d’autres : les arbres d’Imladris ont la réputation de ne jamais être dénudés. Ils sont toujours habillés de feuilles correspondant à la saison. Derrière, blanche et tumultueuse, la rivière arpentait un chemin sinueux entre quelques rochers érodés par son passage. Elle émergeait de la source à quelques milles de là et descendait lentement dans l’enceinte de la maison d’Elrond, jusqu’au gué de Bruinen, avant de rejoindre la Sonoronne et le Flot Gris et de se jeter dans la Haute Mer. Un unique pont permettait de franchir la rivière. Il était mince et l’on ne pouvait pas traverser à plus de deux de front. Sa base formait une arcade en pierre grise. Enfin, au fond et aussi loin que l’on pouvait voir, les Monts Brumeux se dressaient, hauts et fiers, tels des flèches essayant de percer la toile bleutée du firmament. Ce paysage féerique baignait dans les rayons réchauffant du soleil, et je me serais cru dans un rêve si je n’avais pas vécu mon enfance entière ici. Je finis par arriver devant une grande porte aux sculptures dorées et symétriques, l’entrée de la Salle Principale. Elle était entrouverte, et de cet espace se dégageaient une très agréable odeur de petit déjeuner et quelques mélodies elfiques. Je poussai légèrement la porte qui s’ouvrit sans aucune difficulté. Une voix accueillante m’interpella alors :
– Bonjour, Aragorn. Avez-vous passé une bonne nuit ?
– J’ai dormi d’un sommeil réparateur, maître Elrond. J’ai pu constater que ma chambre se trouve toujours en très bon état et je ne peux que vous en être reconnaissant.
– Sachez que vous serez toujours le bienvenu, ici.
Le maître de ces lieux était assis dans un grand fauteuil au bout d’une longue table de bois. Quelques autres Elfes étaient assis à discuter. La vue de la Grande Salle était encore plus belle que celle du couloir. Aucune chandelle n’éclairait la salle, la lumière de l’astre lumineux suffisait amplement. Je vins m’asseoir aux côtés d’Elrond et commençai à me servir.
– Je ne vais pas pouvoir profiter de votre hospitalité bien longtemps, maître Elrond. Je devrai partir d’ici une semaine. On m’a fait quérir au royaume de Thranduil.
– En effet, il paraît que la menace de Dol Guldur est grandissante. La Forêt Noire devient de plus en plus dangereuse, et il très imprudent de s’y aventurer seul.
– J’ignore l’objet de sa demande, mais elle doit avoir un rapport avec cette menace. Quoiqu’il en soit, je ne pourrai pas rester plus d’une semaine.
– Oui, mais avant que vous ne partiez, je dois vous prévenir d’un danger. Les Orques prolifèrent dans la Moria et le passage par le Col de Rubicorne en fin de yavië s’avèrera sans doute délicat.
– Ne vous en faites pas. J’ai surmonté des épreuves bien plus difficiles. Et de plus, j’ai encore de longues années devant moi.
Je me mis à rire, mais au fond de moi, je savais que les conseils d’Elrond n’étaient jamais des paroles en l’air. Ils finissaient toujours par se vérifier. Je n’avais pas fini de rire qu’un Elfe apporta à Elrond une nouvelle :
– I Istari Mithrandir meryë quetasellë, heru Elrond.
Il annonçait à Elrond la venue de l’Istari Mithrandir. Je m’étonnai :
– Mithrandir ? Quelle heureuse nouvelle ! Cela fait plusieurs années que nous ne nous sommes pas revus. J’ai hâte de lui parler…
Je fus interrompu par des claquements réguliers qui résonnaient sur le dallage du couloir. Ces claquements couvraient un pas claudicant à peine audible. Les pas se rapprochèrent, jusqu’à ce que l’on distinguât à travers l’entrebâillement de la porte une ombre grandissante. Au sommet de cette ombre, on apercevait une forme pointue et penchée. L’ombre s’arrêta, et poussa la porte. Il m’apparut alors, comme pour la première fois, vieillard vêtu de gris, chapeau pointu et rapiécé, barbe en broussaille, et cape pendant jusqu’à ses pieds et touchant le sol. Mithrandir, ou Gandalf, avait un visage rayonnant, toujours joyeux, malgré son âge avancé. Il s’appuyait sur un bâton de bois sculpté formant de longues branches enchevêtrées les unes aux autres qui s’écartaient au sommet. Ce bâton le dépassait d’au moins une tête et son possesseur le maniait avec une facilité déconcertante. A ma vue, il esquissa un large sourire :
– Aragorn ! Quelle bonne surprise ! Il faut croire que la chance m’a conduit directement jusqu’à vous, car je souhaitais justement vous informer d’un fait extrêmement important. Mais nous en parlerons tout à l’heure.
Il se tourna alors vers Elrond :
– Je vous souhaite bien le bonjour, maître Elrond.
– Bonjour, Mithrandir. Le voyage vous a-t-il été favorable ?
– J’arrive tout droit de la Comté, où j’ai fait une très importante découverte. C’est la raison même pour laquelle j’étais jusqu’à cet instant à votre recherche, Aragorn. D’ailleurs, comment se fait-t-il que vous soyez à Imladris, Aragorn ?
– Je reviens d’une quête que j’avais accomplie au service du Gondor et de Denethor l’Intendant. Et dans une semaine, je devrai partir pour le royaume de Thranduil…
Maître Elrond m’interrompit :
– Nous verrons cela dans quelques instants ; en attendant, Mithrandir, venez vous asseoir à mes côtés et détendez-vous.
Mithrandir s’exécuta et vint se placer en face de moi. Il posa son bâton contre le mur proche et s’assit.
– Alors, maître Elrond, quelles sont les nouvelles à Imladris ?
– Pas grand chose, si ce n’est que nos arbres sont plus feuillus que l’année précédente et que les récoltes vont bon train…
Elrond et Gandalf se mirent à rire, mais le maître de ces lieux reprit rapidement son calme habituel et continua :
– Cependant, certains de nos congénères quittent le rivage pour Valinor. Le déclin de la Terre du Milieu a débuté voilà bien longtemps et tous les Elfes vont se retirer dans les années qui vont suivre…
Elrond se tut pendant un instant. Son visage était serein, mais la ligne de ses sourcils soulignait une certaine sévérité. Ses cheveux étaient lisses et tenus par un bandeau d’argent. Ses yeux étaient brillants et exprimaient très visiblement une grande sagesse. Il reprit :
– Mais vous, Mithrandir, qu’est-ce qui vous amène dans ma maison, si vous n’étiez pas venu pour Aragorn ?
– Comme je le disais tout à l’heure, je viens tout juste d’arriver de la Comté, où a été organisé le festin de l’undécante et unième anniversaire de notre ami Bilbon Sacquet…
Elrond acquiesça légèrement et, – de mon point de vue – tendit une oreille plus attentive. Mithrandir continua :
– Afin de terminer paisiblement sa vie, il avait préparé en quelque sorte une… une « évasion ». Comme j’ai déjà dû vous le signaler, lors de son aventure avec Thorin Ecu-de-Chêne, Bilbon avait trouvé un Anneau magique lui permettant de disparaître à chaque fois qu’il le mettait au doigt. Cet Anneau avait jadis appartenu à Gollum, alias le Hobbit Sméagol. C’est ici que vous intervenez, Maître Elrond, et vous, Aragorn : d’une part, je suis à Imladris à la recherche d’informations sur les Grands Anneaux qui furent autrefois forgés, car je soupçonne celui que détient désormais Frodon, neveu et héritier de Bilbon, d’être l’Anneau Unique, forgé par le Seigneur des Ténèbres, et qui a été perdu lors du désastre des Champs aux Iris.
L’occasion que j’attendais de pouvoir réparer les erreurs de mes aïeux commençait à se dessiner. Mais Mithrandir interrompit mes pensées en se tournant vers moi :
– Et vous, Aragorn, la raison pour laquelle je vous cherchais est très simple. Vous souvenez-vous de la recherche que nous avions entrepris avec les Elfes de la Forêt Noire pour capturer Gollum ?
Je n’y avais pas participé, mais j’en avais entendu quelques rumeurs, de la Forêt Noire à la Lothlorien :
– Oui, aussi loin que remontent mes souvenirs, c’était il y a quelques années de cela.
– En effet. Et après maintes recherches, nous l’avons abandonnée. Il parvenait toujours à nous glisser entre les doigts. La piste s’est depuis très longtemps refroidie. Le service que je vous demande est, si vous en avez l’occasion, de prendre des nouvelles de notre ami Gollum. Essayez de savoir dans quels environs il se trouve, et, lorsque vous l’aurez découvert, faites-le moi savoir. Un témoin aussi important ne doit pas nous glisser entre les doigts et ne doit absolument pas passer aux mains de l’ennemi. N’en faites pas attendre mon ami Thranduil, mais demandez-lui au passage.
– Très bien, je ferai ce que je pourrai.
Je repensai à ce Bilbon, dont je n’avais réellement entendu parler de lui qu’une seule fois : Mithrandir m’avait décrit les Hobbits comme étant un peuple de petites gens bons vivants, amoureux de la bonne chère et de leur jardin.
– Je tâcherai de vous donner des informations sur les Grands Anneaux, annonça Maître Elrond, se levant.
Mithrandir ajouta :
– Je souhaiterais aussi vous informer que le lieu où Monsieur Sacquet a choisi de s’exiler n’est autre qu’ici, à Imladris. Il arrivera dans quelques mois.
– Ah, quelle bonne nouvelle ! Je suis heureux de l’apprendre.
Maître Elrond sourit alors, se tourna vers la porte de la Grande Salle et sortit. Mithrandir prit un peu de Lembas, et me demanda :
– Alors, mon ami. Qu’avez-vous fait depuis notre dernière rencontre ? Avez-vous exploré plus en détail les pays lointains et sauvages de Rhûn et de Harad ?
– En effet, Mithrandir. J’ai découvert de nouvelles régions toutes aussi peu inhospitalières que leurs régions frontalières. La faune y est dangereuse et la flore très peu abondante. Ces endroits sont maléfiques, et un quelconque mal y règne. J’ai aussi servi des gouvernements comme celui du Gondor avec l’Intendant Denethor et le Rohan avec le Roi Théoden. Ils me chargent de missions de reconnaissance comme de missions d’ambassadeur. Mais revenons à Monsieur Sacquet. Ainsi, vous pensez avoir trouvé l’Unique, le fléau d’Isildur ?
– Oui. Mes hypothèses sont toutes fondées, et il ne me reste plus qu’à prouver leur véracité. Malheureusement, je n’ai pas encore trouvé le moyen de lui faire avouer ses secrets. C’est pourquoi je suis venu voir Maître Elrond.
– Je comprends. J’aimerais que vous me teniez au courant si vous trouvez quoi que ce soit au sujet de l’Anneau de Frodon.
– Ne vous inquiétez pas pour cela, mon ami. Je le ferai.
Nous restâmes encore quelques minutes assis dans la Grande Salle. Puis nous nous levâmes et nous dirigeâmes vers la terrasse de la Salle. Le soleil avait la moitié de sa course jusqu’au zénith et éclairait encore plus le paysage d’Imladris. Une pensée me vint à l’esprit en voyant cet environnement merveilleux :
– Que croyez-vous qu’il arrivera si Sauron retrouve ce qu’il convoite tant ?
– Il se mettra sans aucun doute à reconquérir « sa » Terre du Milieu. Il la désire depuis tant de millénaires… Mais même sans l’Anneau, Sauron est fort, pourra attaquer le pays ennemi le plus proche…
– …Le Gondor. Le Gondor est en danger. La menace du Seigneur des Ténèbres est grandissante, même sans l’objet qui pourra lui faire contrôler la Terre du Milieu entière.
– Barad-Dûr est en reconstruction depuis plusieurs années, et Sauron fortifie de nouveau ses armées. Le nombre d’Orques augment de jour en jour. Il se prépare à attaquer le monde des Hommes, mais il ne le fera pas à moins d’avoir eu des nouvelles de l’Unique et de savoir dans quelle région il se trouve. Il n’a pas les forces nécessaires pour faire face à une nouvelle Alliance des Elfes et des Hommes. C’est pour cela qu’il ne doit pas trouver Gollum. Cet être misérable connaît beaucoup trop de choses qui pourraient tous nous mettre en difficulté. Sachez, Aragorn, que je pourrai faire appel à vous dans quelques années pour que nous le recherchions ensemble.
– Je serai prêt lorsque vous me le demanderez, Mithrandir. Vous pouvez compter sur moi.
La conversation cessa brusquement à mon goût. Je vis Mithrandir fermer les yeux et se laisser bercer par le grondement réconfortant des chutes de la rivière. Un sourire esquissé, je n’avais jamais vu mon ami aussi paisible qu’en cette heure, quand je repense aux difficultés qu’il a endurées par la suite. Une mélodie elfique parvint à nos oreilles, un chant que je connaissais bien pour l’avoir un grand nombre de fois chanté : un annthennath, la chanson de Beren et Lúthien. Alors, à la fin de la chanson, toujours les yeux fermés, Mithrandir m’annonça :
– J’ai récemment conversé avec Arwen Úndomiel, fille de Maître Elrond et de Galadriel. Elle m’a dit que vous l’aviez rencontrée dans la Lothlorien. Est-ce vrai ? dit-il en ouvrant les yeux.
– Arwen, l’Etoile du Soir, n’a pas menti. Je l’ai effectivement rencontrée ; à deux reprises, pour être précis. Lors de notre première rencontre, j’ai cru qu’elle était Lúthien Tinúviel ! En tout cas, elle est pour moi sa réincarnation vivante. Dès lors, je l’ai aimée. Cependant, Maître Elrond m’avait fait part de son désaccord et nous en sommes restés là pendant de longues années. De très longues années où je me suis exilé, loin de la présence et du regard d’Úndomiel. Ces années ont été les plus longues de mon existence. Puis, de retour dans le royaume de Galadriel et de Celeborn, afin de me reposer, je la rencontrai de nouveau. Et cette fois-ci, au sommet du Cerin Amroth, elle me fit serment de son amour.
Je déboutonnai alors le col de la chemise, sortis le collier d’argent d’Arwen et le montrai à Mithrandir. Ce collier représente beaucoup pour moi ; depuis que ma bien-aimée me l’a offert, je ne l’ai jamais quitté.
– Voici Eärendil, l’Etoile du Soir. Arwen Úndomiel me l’a offert le soir où nous nous sommes promis l’un à l’autre. Lorsque je le porte, je sens la grâce d’Arwen et je sais qu’elle veille sur moi.
Mithrandir regarda longuement le pendentif, puis me fixa en souriant :
– L’Etoile du Soir vous a offert l’Etoile du Soir. Arwen vous a offert son amour et par-là même son Eternité. Elle a abandonné sa vie dans le Crépuscule pour vous vous, Estel. Son destin et le Vôtre commencent à s’accomplir…
– Mais mon destin évoque aussi que je revendique le trône du Gondor, et cela, je ne le souhaite pas.
– Cependant, Maître Elrond avait annoncé que sa fille ne serait l’épouse d’aucun Homme moindre que le Roi de Gondor et de l’Arnor réunis. Et je pense qu’il se tiendra à cette parole. Vous commencez à remarquer que les griffes du Destin se resserrent.
Je me tus alors, ne sachant quoi répondre à la remarque pertinente de Mithrandir. Il était évident que l’on ne pouvait échapper à son Destin, mais je voulais à tout prix éviter sa rencontre, ou du moins, la ralentir. Et à présent, je souhaitais changer de conversation. Mais Mithrandir ne m’en laissa pas le temps. Il leva ses mains et les posa sur mes épaules en me fixant d’un regard pénétrant :
– Vous devez vous rendre à l’évidence. Un jour, vous réclamerez le trône vacant du Gondor. Que vous le vouliez ou non, vous serez irrésistiblement amené à revendiquer le trône, Elessar.
Mithrandir venait de prononcer pour la première fois devant moi mon nom véritable. Je tressaillis ; il ôta ses mains de mes épaules. Puis il se tourna et se dirigea vers la porte de sortie. Juste avant de quitter la Salle, il me lança :
– Nous en reparlerons plus tard, Aragorn. En ce qui me concerne, je m’en vais trouver Maître Elrond et me renseigner sur ce que je cherche. A tout à l’heure…
Il sortit alors, et je restai seul à la terrasse, perdu dans mes pensées. Trois Elfes étaient encore installés à la table de la Grande Salle et discutaient dans leur langue natale. Le grondement des eaux s’était soudain fait plus silencieux, comme si mes oreilles s’étaient peu à peu bouchées. Je repensai à ce dont nous avions discuté. Mon amour pour Arwen n’était-il qu’un prétexte pour accomplir ma destinée, ou n’existait-il absolument aucun lien entre les deux ?
Je restai debout, me tenant à la rambarde de la terrasse. Sans m’en rendre compte, je fixai des yeux l’unique pont traversant la rivière. Mais dans mon esprit, je réfléchissais à toutes les causes et les conséquences de mes actes. Ma tête s’engourdit alors, et mes sens me trahirent : mon ouïe disparut, je ne vis plus rien, et perdis le sens de l’équilibre. Je vacillai, prêt à tomber, mais une main soudaine me rattrapa.
– Oh, Dúnadan ! Coivallë !
Tout s’évanouit alors et je repris conscience de mes actes. Je me retournai et vit Elrohir, l’un des fils d’Elrond qui m’avait salué le matin même. Il me demanda :
– Vous allez bien ? Vous avez une mine affreuse !
Je tournai alors mon regard vers la voûte bleu clair du firmament et constatai que le soleil avait bien avancé dans son ascension. J’avais dû rester seul à réfléchir environ une heure, et je ne m’en étais même pas aperçu.
– Oui, je vais très bien, répondis-je à Elrohir. Je me suis juste assoupi quelques instants. Pourriez-vous me rendre un service, mon ami ?
– Bien sûr, Dúnadan. Que puis-je faire pour vous ?
– Savez-vous où se trouve Maître Elrond ? J’aimerais lui parler.
– Mon père se trouve dans la Salle des Archives, en compagnie de Mithrandir. Je peux vous y conduire, si vous le souhaitez.
– Bien que je sache où se trouve la Salle des Archives, j’apprécie votre compagnie, et si cela ne vous dérange pas, j’accepte votre proposition.
Je me laissai alors guider par Elrohir, qui sortit de la Grande Salle et longea le couloir. Nous le parcourûmes entièrement, puis tournèrent dans un autre couloir à droite. Je vis alors à ma droite les jardins d’Imladris. Jardins magnifiques qui baignaient dans la lumière vive du soleil, et très fleuris malgré la saison hivernale qui se préparait. Les jardins laissèrent place aux fresques des murs, qui étaient une représentation de la Guerre de l’Anneau, et plus précisément la scène où mon ancêtre Isildur ôta l’Anneau du doigt de Sauron. Tout à coup, Elrohir tourna à gauche et passa par une porte dérobée dans le coin du couloir. Le passage était beaucoup plus sombre et j’écarquillai mes yeux afin de voir où je me déplaçai. Nous descendîmes quelques longs escaliers. La clarté diminua encore plus et je me dirigeai grâce au son quoique faible des pas d’Elrohir. Puis des voix montèrent devant moi. Des voix sourdes, mais familières. Je vis une faible lumière vaciller au loin, une flamme de bougie. Les escaliers s’arrêtèrent et nous arrivâmes sur un sol pierreux. Les voix se rapprochèrent et je distinguai celles de Maître Elrond et de Mithrandir. Je vis une porte se dessiner par la lueur des bougies de la Salle des Archives, et, au fond, quelques livres. Enfin, j’arrivai à l’intérieur.
La Salle des Archives ressemblait à une immense bibliothèque. Des centaines de livres étaient empilés sur des tables autour de moi, et quelques parchemins traînaient çà et là. J’entendais Mithrandir et Maître Elrond, mais ne les voyais pas. La poussière me fit éternuer. Les voix cessèrent brusquement de parler, et deux têtes se penchèrent de derrière un amas de gros livres.
– Aragorn ! Elrohir ! dit Elrond. Venez par ici !
Nous nous dirigeâmes vers Maître Elrond. Elrohir annonça :
– Atar, Aragorn merë cenyë. Sië tulyavienyes en.
– Tu as bien fait, mon fils. Nous étions justement en train de parler de choses importantes, Mithrandir et moi. Tu peux te retirer, Elrohir.
– Bien, père.
Elrohir se tourna et disparut dans le passage obscur. Ses pas résonnèrent au loin, puis s’évanouirent. Le silence retomba, ne laissant entendre que le crépitement des torches enflammées. Puis Mithrandir m’annonça :
– Nos recherches sur l’Unique ont été vaines, ou du moins, nous n’avons pas trouvé d’informations importantes que je ne connaisse déjà. Je n’ai pas confirmé mes hypothèses mais je n’en doute toujours pas.
– Mais tant que nous n’avons pas trouvé de preuves, nous ne devons pas agir, annonça Elrond.
– Nous avons une preuve, reprit Mithrandir, encore nous reste-t-il à la chercher et à la trouver…
Mithrandir se tut et se tourna vers moi ; un air grave se dessinait visiblement sur son visage.
– Gollum est en cavale depuis trop longtemps. S’il se risque dans le territoire de l’ennemi, notre seule preuve s’envolera.
– Mais en quoi Gollum peut-il prouver que l’Anneau que possède Frodon est bien l’Unique ? demandai-je, dubitatif.
– J’allais y venir. Bilbon, comme je l’ai dit il y a quelques heures, a trouvé son Anneau dans les cavernes de Gollum. Si cet Anneau est l’Unique, la logique nous dicte que Gollum a dû le trouver quelque part. Si nous arrivons à l’attraper et à le faire parler, nous pourrons vérifier mes hypothèses. S’il annonce qu’il a trouvé son Anneau dans les Champs aux Iris, nous saurons qu’il s’agit de l’Unique. Sinon, il nous faudra continuer à chercher.
Mithrandir continua sans me laisser le temps de prendre la parole :
– C’est pour cela que je vous réitère ma proposition. Un jour prochain, j’aurais sûrement besoin de vous afin de chercher Gollum. Mais entre-temps et afin de vous faciliter la tâche, je vous demande de quérir de ses nouvelles.
– Je m’en chargerai dès que possible.
– En ce qui me concerne, reprit Mithrandir, je vais m’absenter de nouveau. Je dois absolument trouver un autre moyen de prouver mes suppositions. A notre prochaine rencontre !
Mithrandir se détourna vivement, faisant virevolter sa longue cape grise dans l’atmosphère poussiéreuse qui régnait aux alentours. Il se dirigea vers la porte et s’enfonça dans l’obscurité.
– Namarië, Mithrandir !
– Au revoir, Mithrandir !
Les claquements réguliers de son bâton se firent de plus en plus lointains, puis s’estompèrent. Et il disparut alors, me laissant seul avec Elrond, dans l’obscure Salle des Archives d’Imladris…
Arrivée à la Cité Blanche
Valanya, 17 Lótessë T.A. 3005
ou vendredi 19 mai de l’an 3005 du Troisième Âge
Le chemin boueux se révélait beaucoup plus difficile que je l’avais prévu. La pluie constante et la brume matinale n’arrangeaient pas les choses. La nuit que j’avais passée avait été cauchemardesque, essayant de me reposer parmi les moustiques et l’eau omniprésente. Les nuages épais ne permettaient pas au soleil de baigner la forêt étouffante, dans laquelle je me trouvais, de ses rayons. Le seul élément qui réussissait à passer entre les feuilles innombrables de la Forêt Grise était l’eau. J’avais l’impression de recevoir à chaque instant des trombes d’eau sur la tête. Mes vêtements inondés étaient trois fois plus lourds qu’à l’accoutumée et je commençai à ne plus sentir mes pieds. Je résolus de m’asseoir sur un arbre proche et déraciné, repris mon souffle, m’essuyai la figure et les cheveux. Je saisis mon bagage et en sortis un peu de cram. Le cram est un pain de route elfique, moins revitalisant que le lembas mais plus savoureux. Cependant, la pluie incessante lui avait retiré tout son goût. Le pain n’était plus sec et croustillant, mais humide et mou. Il me redonna néanmoins assez de force et de courage pour me relever et continuer mon chemin.
La matinée avança très lentement et la pluie diminuait à vue d’œil. Les nuages se dissipèrent peu à peu, et permirent à quelques rayons de soleil de passer au travers des mailles du manteau vert de la forêt. Le chemin se révéla alors peu à peu à moi. Je m’étais déjà aventuré dans cette forêt. Mais par un temps pareil, je ne la reconnaissais plus du tout. Toutefois, après une demi-heure de marche, j’aperçus vers le sud une faible lueur, l’orée du bois. Je pressai le pas, et quelques minutes plus tard, je fus sorti de ce lieu infernal. Alors, devant moi, s’offrit un superbe spectacle que je n’avais pu voir qu’une seule fois dans ma vie.
Plein sud, et en contrebas, elle s’élevait telle une montagne dans la brume humide, paraissant être elle-même le pied de la montagne proche, le Mont Mindolluin. Elle était blanche et dominait une vaste étendue plane et herbeuse délimitée au loin par un mur et un fleuve. Le soleil lui donnait une légère teinte argentée qui m’aveugla pendant un court instant. En son enceinte s’élevait une falaise qui la coupait quasiment en deux parties. Plusieurs niveaux la formaient, des cercles de plus en plus petits au fur et à mesure que l’on allait vers le sommet. En haut, étaient érigés la Citadelle, la blanche et resplendissante Tour d’Echtelion, ainsi que l’Arbre Blanc, symbole du Gondor. Minas Tirith, capitale du Gondor, dominait les Champs du Pelennor d’une extrême élégance. Il n’existe à mon avis sur la Terre du Milieu aucun édifice qui égale ou dépasse cette cité en beauté.
Pendant quelques instants, je restais debout à contempler cette merveille. Puis, ma tâche me ramena à la réalité. Je choisis alors une grosse pierre afin de me reposer un court moment, pris du cram et un peu d’eau de ma gourde. En levant la tête, je m’aperçus que le ciel était devenu d’un bleu limpide et me résolus alors à prendre des vêtements secs. Je repartis alors, et descendis la colline douce, profitant au maximum de chaque rayon de soleil. Au loin, je vis un groupe de cavaliers pénétrer dans l’enceinte de la forteresse, et qui devait sûrement venir de Harlond, port au sud des Champs du Pelennor. Son allure rapide signifiait clairement qu’il apportait à l’Intendant d’importantes nouvelles. Il franchit les portes de Minas Tirith au galop et disparut de ma vue. Je continuai ma descente, mais cette fois-ci, d’un pas un peu plus franc. Le mur se rapprochait de plus en plus, et se révéla en fait être un rempart de défense, que les Gondoriens appelaient le Rammas Echor. Cependant il avait subi les dégâts que subissent tous les remparts lors de maintes guerres : il était ruiné de part et d’autre de toute sa longueur, et paraissait abandonné. Néanmoins, quelques chantiers pouvaient être aperçus au loin, au niveau de la porte gardée permettant de se rendre à Osgiliath. J’eus quelques difficultés à traverser les décombres et les pierres éparpillées un peu partout autour du rempart, qui ressemblaient à des corps qui jonchaient le sol, les uns sur les autres, après une bataille titanesque. A une distance d’environ trente mètres autour du rempart, le terrain était morne et désolé, et tirait plus des plaines vides, arides et sans vie de Rhûn que d’une banale terre sans végétation. Mais mon regard finit par se porter plus loin : la cité blanche grandissait au fur et à mesure que j’avançais, au point que je fus obligé, à son approche, de lever la tête pour apercevoir le sommet du premier niveau. Je vis alors vers ma gauche la porte d’entrée de la forteresse. C’était une immense porte de fer et d’acier, surmontée de mâchicoulis et de meurtrières, gardée par d’irrédutibles bastions de pierre, et conçue pour ne pas céder sous les féroces attaques d’un bélier ennemi. Sur toute la surface étaient sculptés les divers emblèmes du Gondor : l’Arbre Blanc, des chevaux, ainsi que d’anciens Rois, dont mes ancêtres, Isildur et Elendil. A peine m’étais-je arrêté devant ce portail à la fois magnifique et terrifiant que le son de trompettes d’argent résonna de l’autre côté. Je sentis de l’agitation, et une puissante voix lança :
– Le Capitaine Baranor, Garde de la Cité de Minas Tirith, exige que vous vous présentiez sur-le-champ.
Capitaine Baranor ? Cet homme avait dû être nouvellement nommé : je n’avais jamais entendu son nom. Qu’était-il arrivé son prédécesseur ? Je ne le saurai pour ainsi dire jamais. Toutefois, il était très agressif envers ses soldats, et ce comportement aura dû le mener à sa perte. Je criai assez distinctement vers la Porte :
– Je me nomme Grands-Pas. Je suis Rôdeur, en mission pour Denethor l’Intendant. Cela vous suffit-il ?
– Certes, Rôdeur. Vous êtes attendu. Vous pouvez entrer.
On déverrouilla la Porte et on désenclencha ses protections. Un bruit sourd se produisit et l’immense masse de fer pivota sur ses puissants gonds. Dans un faible grincement, minime pour la taille de l’engin, le battant gauche s’ouvrit lentement et révéla l’entrée de la Cité Blanche. Je m’avançai vers l’ouverture quand deux gardes en armure en sortirent, puis s’arrêtèrent. L’un d’eux me dévisagea longuement, puis porta la main à la garde de son épée, en guise de prévention. Il ouvrit la bouche et se présenta :
– Je suis le Capitaine Baranor, Garde du Portail de la Cité Blanche. Vous entrez ici dans la capitale du Gondor, aussi vous demanderai-je de respecter les lois de Denethor l’Intendant. Je n’accepterai aucun fauteur de troubles. L’Intendant vous attend dans la Citadelle, au septième et dernier niveau de Minas Tirith. Cependant, vous vous y rendrez par vos propres moyens et cela sans l’aide d’aucun garde de cette Cité.
Les lois du Gondor n’indiquaient en rien la façon d’accueillir les Rôdeurs. Mais ce mauvais traitement était pratiquement devenu une coutume à la Cité Blanche. Les Rôdeurs étaient rabaissés et humiliés, sans le moindre sentiment de culpabilité de la part des gardes. Denethor ne se souciait guère de ces problèmes secondaires qui ne l’importunaient pas au plus haut point. Mes premières venues à Minas Tirith avaient été difficiles, surpris par le comportement des gardes à mon égard. Mais depuis, je me suis mis à l’ignorer.
– Très bien, Capitaine. Je me rends à la Citadelle sans attendre.
J’entrepris de passer entre les deux gardes postés devant moi afin d’entrer dans la Cité. Toutefois, le Capitaine Baranor se mit en travers de mon chemin, sa main toujours prête à dégainer. De son ton ferme, il m’annonça :
– Si vous portez une arme, je tiens à vous signaler que vous en serez désisté à l’entrée de la Cour de la Fontaine. Il y a assez de soldats dans Minas Tirith pour que vous vous gardiez de commettre quelque “maladresse” avec votre épée.
– Ne vous inquiétez pas, Capitaine. J’essaierai de me contenir. Je pense savoir me contrôler, voyez-vous…
Le silence tomba. Le Capitaine Baranor n’appréciait pas l’ironie de ma réplique, je le voyais sur son visage, qui avait abandonné son expression de dégoût et de mépris pour laisser place à la colère. Il ne devait pas aimer le fait que je le ridiculise devant ses soldats. Il marcha vers moi, furieux, m’empoigna le bras et me rapprocha de lui à tel point que je sentais son souffle brûlant et saccadé sur ma nuque.
– Sachez qu’à la moindre incartade, je me ferai un plaisir de vous enfermer dans les geôles de Minas Tirith.
Il avait murmuré ces quelques mots cinglants entre ses dents serrées. Et après un court moment de silence et de tension, il me lâcha violemment le bras et reprit à voix haute :
– C’est pourquoi je vous conseille de vous tenir à carreau, Rôdeur.
Il s’écarta, me laissant l’accès libre pour entrer dans la Cité Blanche. Je m’avançai alors et passai entre les deux soldats au garde-à-vous, qui rompirent, aussitôt mon passage, et me suivirent jusqu’à la Porte du Mur. Une fois entré, les trompettes sonnèrent de nouveau. Le bruit sourd résonna une seconde fois, suivi du faible grincement, et du son que produisaient les fermetures et autres protections de la Porte. Je découvris alors une fois de plus le spectacle grandiose qu’offrait le premier niveau.
Autour de moi s’élevaient différents bâtiments, de même style et de même couleur blanche, allant de la simple habitation à l’écurie et aux armureries. L’ambiance à l’entrée de la ville était très agitée. Un bon nombre de Gondoriens habitaient sur ce premier niveau et je voyais défiler devant moi chevaux, charrettes, cavaliers et personnes assises à discuter. Quelques soldats me croisaient de temps en temps, alors que je me dirigeai vers la Sud afin de franchir le passage entre le premier et le deuxième niveau : la grande place d’entrée de Minas Tirith se divisait en deux bras semi-circulaires moins larges entourant les niveaux supérieurs de la Cité. Le bras se dirigeant vers le Sud menait à la porte d’entrée du deuxième niveau ; niveau que l’on devait contourner dans toute sa longueur pour accéder au troisième. De plus, à partir du deuxième, un long tunnel voûté permettait de traverser l’immense falaise que j’avais observée un peu plus tôt dans la journée. Cela continuait jusqu’au sommet de la Cité Blanche. La journée était déjà bien avancée lorsque j’arrivai au septième et dernier niveau : le crépuscule commençait tout juste et le soleil se préparait à disparaitre derrière les Montagnes Blanches et le Mont Mindolluin. Je n’étais tout du moins pas encore arrivé à mon but.
Devant moi, en haut de quelques marches, se dressait un nouveau portail, plus petit et moins imposant que le premier, mais tout de même capable de contenir un flot important d’ennemis. Il était blanc, mais n’était en aucun endroit sculpté, excepté sur la clé de voûte, qui représentait une tête couronnée. De chaque côté de la porte se tenait un garde debout, immobile, qui ressemblait plus à une statue de pierre qu’à un être vivant. Ceux-ci étaient vêtus différemment des gardes du Mur : habillés de noir, ils arboraient fièrement un casque de mithril ainsi qu’un écusson représentant l’Arbre Blanc, une couronne et sept étoiles. Cette insigne était celle des héritiers d’Elendil, et seuls les gardes de la Citadelle la portaient. Le soldat de droite, gardien de la Porte de la Citadelle, un certain Methanor, vint vers moi, et sans me saluer ni m’adresser la parole, ôta l’épée de mon fourreau, prit mon arc et mon carquois, et tendit la main. Tout en soutenant le soldat d’un regard ferme, je sortis ma dague et la lui présentai. Il la prit sèchement, puis se retourna et passa mes armes à un autre garde, qui les amena dans une petite réserve de pierre proche.
– Le Seigneur et Intendant Denethor t’attend dans la Salle de la Citadelle, Rôdeur, finit-il par m’annoncer.
Il leva le bras, puis des trompettes se firent entendre, d’une sonorité plus claire et plus mélodieuse que celles de la Porte du Mur, et les deux battants s’ouvrirent devant moi, découvrant la Cour Haute.
De l’entrebâillement de la porte jaillit une vive et éblouissante lumière blanche, réfléchie par les rayons du soleil qui entamait le crépuscule. Cet excès soudain de brillance perça l’obscurité que la porte projetait sur moi, et il me fallut un certain temps pour m’y adapter. Puis, après quelques instants, j’aperçus enfin la Place de la Fontaine : recouvrant quasiment toute la Cour, un dallage régulier blanc cédait au milieu sa place à un gazon touffu, puis à un petit lac et une fontaine de pierre sculptée. Le résonnement de l’eau qui se répercutait sur le lac tapissait ce lieu magnifique d’une ambiance agréable, presque solennelle. Puis, placé au bord du lac, se dressait un arbre mort, aux branches dénudées et au tronc desséché. C’était l’Arbre Blanc, issu d’une graine que mon ancêtre Isildur avait planté trois mille ans plus tôt. Cependant, après maints problèmes – guerres et pestes -, il a été remplacé par une autre graine. Mais après sa mort, survenue il y a quelques cent cinquante ans, aucune nouvelle graine n’a pu être trouvée et on l’a laissé là attendant qu’on en découvre une nouvelle. Puis mes yeux se portèrent derrière lui.
La base de la Tour d’Echtelion était taillée d’après un style purement gothique : elle était totalement faite de pierre, était large, puissante, et paraissait indestructible. La Tour Blanche était soutenue par de puissants piliers accolés, aux arêtes rectilignes et tranchantes. Elle eût paru tenter atteindre le ciel, circulaire jusqu’au sommet et coiffée d’un haut chapeau lisse et pointu ; sommet que l’on ne pouvait quasiment pas distinguer, le soleil étant en alignement avec la Tour et m’empêchant de le voir sans m’éblouir inutilement. A sa droite, grande et imposante, et pourtant petite par rapport à la Tour voisine, était érigée la Citadelle, dont la Porte blanche en métal surélevée de trois marches creusées par le temps était veillée par deux gardes de la Cour de la Fontaine. Je contournai le lac de la Fontaine afin de rejoindre l’entrée de la Citadelle. Aussi immobiles que ceux du portail d’entrée de la Cour, les gardes mirent toutefois leurs longues lances en travers de mon chemin alors que j’approchai de la Porte. Ils me demandèrent avec froideur mon nom et l’objet de ma visite à Denethor. De plus, malgré le fait que mes armes aient été déposées à l’entrée de la Haute Cour, ils me contraignirent à une fouille longue et minutieuse. Et après maintes vérifications, ils me laissèrent enfin entrer dans la Salle de l’Intendant. Les deux battants de fer s’ouvrirent dans un grincement plaintif, et la lumière pénétra progressivement dans la salle sombre. De quelques pas lents, mais appuyés, j’entrai dans la Citadelle en retenant mon souffle. La porte se referma dans un grand bruit sourd.
La Salle de la Citadelle paraissait froide, et son ambiance l’était réellement, paradoxalement à celle de la Cour Extérieure. Elle était toute en longueur, sol de marbre, piliers de marbre noir supportant une charpente sculptée et un plafond mélangeant harmonieusement dorures et arabesques multicolores. Entre les piliers se dressaient différentes statues de pierre à l’effigie des anciens Rois de Gondor, et je jetai un regard tout particulier aux statues d’Elendil et d’Isildur, qui ressemblaient étrangement aux Piliers des Rois, statues de l’Argonath, droites et fières, qui s’élevaient en amont du Nen Hithoel et des chutes de Rauros. Le silence était pesant ; le son de mes pas se répercutait sur tous les murs, et étaient grandement amplifiés. Tout au fond de la Salle, à une cinquantaine de pas devant moi, placé au sommet d’une estrade de marches de pierre, se trouvait le trône, vide. Ce trône était destiné aux Rois du Gondor, et il est resté vacant depuis environ mille ans, comme le dernier descendant d’Isildur, Eärnur, mourait sous la puissante et ténébreuse main du Seigneur de Morgul. Depuis, ce fut la lignée des Intendants qui régna sur le Gondor, et ces Intendants n’avaient pas autorité de s’asseoir sur le trône ; un siège de pierre banal et sans ornements leur était réservé, au pied de l’estrade. Ce fut donc sans surprise que je trouvais l’Intendant Denethor assis là, entouré de quelques serviteurs silencieux et de deux Capitaines plutôt calmes – vu les nouvelles qu’ils apportaient, et que j’allais découvrir. L’Intendant était en pleine conversation avec l’un d’eux, mais m’apercevant, il se tut et leva les yeux au ciel. Je ne saurai jamais s’il honorait ma venue ou s’il haïssait le hasard qui m’eût amené à lui en ce moment. Il chassa ses serviteurs d’un revers indifférent de sa main ; ils sortirent de la Citadelle par une petite porte de bois à ma droite, cachée discrètement par deux poteaux de marbre noir. Je me présentai alors respectueusement à Denethor :
– Grands-Pas, Rôdeur à votre service, vous adresse ses plus sincères salutations, Intendant Denethor.
– Mmhh…. Oui, oui, bonjour, me fit-il d’un air distrait.
Il s’entretenait toujours avec ses capitaines, qui parlaient maintenant à voix basse, afin que je ne découvre pas l’objet de leur discussion. Il se passa ainsi une bonne dizaine de minutes durant lesquelles je me remémorai les raisons de mon arrivée à Minas Tirith.
Le Château d’Or de Meduseld, placé sur la butte d’Edoras, capitale du Rohan, était et demeure toujours la Salle du Trône, où siège Théoden, Roi du Rohan. Théoden, fils de Thengel, est un homme âgé mais brave, qui sait conduire et redonner du courage à ses soldats, même dans les moments les plus amers de la bataille. Il a du respect pour tout homme, qu’il soit Capitaine, villageois ou bien Rôdeur, et je l’apprécie tout particulièrement.
Je m’y étais rendu afin de donner mon rapport sur la mission de reconnaissance que Théoden m’avait confié. Il m’avait demandé d’explorer le Plateau du Nord-Est du Rohan, de lui rapporter tous les récents évènements importants, et d’amener des nouvelles d’Edoras aux villageois de cette région.
J’arrivai à la Porte de Meduseld, totalement faite d’or, et gardée par deux soldats de la Marche, qui me laissèrent entrer après avoir vérifié l’objet de ma venue. La grande et lourde porte s’ouvrit dans un grincement strident, et j’entrai dans une longue salle sombre uniquement éclairée par quelques rayons de soleil fugitifs ou réfléchis.
La décoration intérieure du Château était riche, mais assez pesante et étouffante : la charpente en bois était soutenue par d’imposants piliers sculptés et dorés, et sur les murs étaient accrochées différentes tapisseries représentant les heures de gloire des Rohirrim. A l’extrémité se trouvait le trône, un grand fauteuil doré, dans lequel était assis Théoden.
Les salutations passées, je lui présentai mon rapport : il n’y avait aucun problème majeur à signaler, si ce n’est qu’un étrange individu avait été aperçu dans les plaines de l’Est Emnet, aux abords de l’Anduin et des rapides de Sarn Gebir. Théoden m’annonça qu’une patrouille l’avait remarqué et pisté quelques jours plus tard, se dirigeant vers le Sud, apparemment vers le delta de l’Entalluve, au sud des chutes de Rauros. Il m’en donna une description succincte : c’était un petit être misérable, se déplaçant à quatre pattes et marmonnant des paroles inintelligibles. Il était apparemment très agile, et à la vue de ses soldats, disparut sans qu’on ne puisse en retrouver aucune trace.
Cette personne, au premier abord et tel que les villageois me l’avaient annoncé sur le Plateau, ne me disait pas grand chose. Mais les informations que m’avaient fournies Théoden m’éclairèrent subitement et me rappelèrent alors quelques mots lointains : “Gollum est en cavale depuis trop longtemps. Cet être misérable connaît beaucoup trop de choses. Un jour, j’aurai besoin de vous afin de le chercher. Mais en attendant, je vous demande d’aller quérir de ses nouvelles…”.
Après deux années sans aucune nouvelle de Gollum – qui avait disparu à l’ouest des Monts Brumeux comme des traces de pas dans le sable balayées par le vent sec de Harad -, il réapparaissait au beau milieu du Rohan et se dirigeait apparemment vers le Sud. C’était une occasion sans précédent de rendre service à mon vieil ami Mithrandir, que je n’avais pas vu depuis environ cinquante lunes.
Et, par chance, Théoden me donna une nouvelle mission : je devais me rendre à Minas Tirith afin d’entretenir quelques liens entre le Rohan et le Gondor, et demander quelques informations au sujet de la frontière dans les environs de la montagne hantée du Dwimorberg. J’avais donc l’opportunité de me rapprocher de Gollum à son insu et – si la chance me souriait – de lui mettre la main dessus.
Théoden me remercia et je m’esquivai de la salle du trône de Meduseld, réjoui de la nouvelle que je venais d’apprendre. Après m’être correctement rassasié et avoir fait le plein de vivres, je partis sans plus attendre en direction de l’est, sur la route menant à la Cité Blanche. Cependant, après plusieurs jours de voyage, la quantité de vivres et l’espoir que j’avais de retrouver Gollum diminuaient à vue d’oeil. Et ce fut par un matin pluvieux – que dis-je, orageux -, que j’arrivasse éreinté dans la Forêt Grise, à proximité des Champs du Pelennor. J’avais pensé trouver Gollum, mais j’avais été trop confiant ; c’eût été comme chercher une aiguille dans une botte de foin…
Les Capitaines saluèrent leur Seigneur, puis sortirent de la Salle. Toujours plongé dans mes pensées, le claquement sourd et bruyant de la Porte de fer me ramena soudain à la réalité. J’étais seul, avec face à moi l’Intendant, assis tranquillement, l’air évasif. Je réitérai mes salutations :
– Grands-Pas, Rôdeur à votre service, vous adresse ses pl…
– Oui, merci, Grands-Pas, m’interrompit-il. Venons-en au fait : êtes-vous ici pour m’offrir vos services, ou venez-vous m’annoncer quelconque nouvelle qui serait plus agréable que celle que je viens de recevoir ?
– Tout d’abord, je suis devant vous en ce jour pour vous apporter un message du Roi Théoden de Rohan. Il souhaiterait s’entretenir avec vous à propos d’un problème de frontière aux environs d’Erech et du Dwimorberg. Il vous demande d’envoyer un de vos coursiers à Edoras afin de régler ces petits désagréments.
– Je m’en charge dès aujourd’hui. Je vous remercie, Grands-Pas. Vouliez-vous autre chose ?
– Oui, Seigneur Denethor. Je tiens tout simplement à vous signaler qu’à partir de maintenant, je suis libéré de mes fonctions auprès de Théoden, et je suis tout à fait enclin à vous proposer mes services. Je suis désormais à vos ordres, Seigneur et Intendant Denethor.
Denethor se tut, détourna le regard à sa droite et fixa le pied de l’estrade. Puis il se frotta le menton tout en réfléchissant. L’Intendant du Gondor était un homme âgé, mais sage, et qui pouvait deviner beaucoup plus de choses que ce que l’on voulait bien lui divulguer. Il était – après Mithrandir, bien sûr -, l’homme le plus perspicace que j’aie jamais connu. Ses yeux pénétrants d’un gris profond, et le trait épais de ses sourcils indiquaient une nette sévérité. Il se passa quelques instants où je n’entendis plus rien, ni même le souffle de l’Intendant. Puis, il reprit brusquement la parole :
– J’ai une mission pour vous, Grands-Pas. D’après les rumeurs, vous aimez les grands voyages, n’est-ce pas ?
– En effet…
– Très bien, continua-t-il sans me laisser le temps de prendre la parole. Vous avez remarqué tout à l’heure que des Capitaines me rendaient leur rapport.
J’aquiescai en silence.
– Eh bien, ils m’annonçaient des nouvelles importantes. Leurs soldats ont chevauché des centaines de lieues pour m’informer que le pays suderon de Harad était sur le pied de guerre et s’armait rapidement et puissamment.
Les Capitaines étaient donc les commandants du groupe de cavaliers qui étaient arrivé le matin même du port de Harlond. Denethor continua :
– J’ignore la raison de leur comportement, et j’aimerais que vous vous renseigniez au plus vite à ce sujet. Il en va peut-être de la survie du Gondor. Peut-être le Harad se prépare à fortifier les armées du Mordor en vue d’une prochaine attaque. Je veux que vous alliez sur le terrain afin de recueillir toutes les informations qui pourraient nous servir et revenir me les communiquer le plus rapidement possible.
– Je suis à vos ordres, Seigneur Denethor. Toutefois, si vous souhaitez avoir ces informations au plus vite, vous devrez me fournir un cheval, car le voyage à pied serait d’une extrême lenteur.
– Bien sûr. Je vous fais préparer une monture. Vous n’aurez qu’à descendre aux écuries du premier niveau.
– Je en vous remercie, Intendant Denethor.
Je me retournai afin de prendre congé du seigneur de Minas Tirith, mais il me rappela :
– Grands-Pas ! Il serait préférable que vous partiez dès ce soir, avant la fermeture de la Porte du Mur. Il se fait tard, et le soleil a pratiquement disparu.
Je regardai par une des hautes fenêtres creusées dans le profond mur de la Citadelle. La lumière ne parvenait même plus à l’intérieur de la Salle, qui était petit à petit devenue obscure. Je saluai Denethor et sortis par la Porte de fer.
On me laissa sortir sans aucune formalité. Je parvins alors dans la Cour de la Fontaine, désormais déserte et sombre, excepté les quelques soldats de garde la nuit et les torches enflammées aux entrées du septième niveau, de la Citadelle et de la Tour d’Echtelion. Le silence régnait sur la place vide, et seule la fontaine continuait de jaillir, à présent invisible mais repérable grâce au son qu’elle produisait. Je contournai l’Arbre et le lac, pour me diriger vers la sortie de la Cour Haute. Le seul point commun entre les gardes qui m’avaient admis dans la Cour et ceux qui me permirent d’en sortir était leur comportement à mon égard : la nuit n’atténuait pas leur humeur, au contraire, elle l’attisait. Ils me rendirent sans un mot mes armes, puis retournèrent à leur poste, me laissant seul devant la porte d’entrée de la Cour, désormais fermée. Je me rendis alors vers le premier niveau, où m’attendait mon cheval. La descente fut longue et pénible : seules les quelques torches me permettaient de me diriger à travers les dédales de la Cité Blanche. J’arrivai alors au premier niveau de la Cité, juste devant la Porte du Mur, et me tournai vers les écuries, gardées par deux soldats. Ils me laissèrent entrer après des vérifications maintenant lassantes, et un écuyer m’amena à mon cheval. Il avait un pelage lisse, gris, la crinière proprement taillée et peignée. A ma vue, il hennit joyeusement et frappa le sol de son sabot droit. Je m’approchai de lui et me mis à le caresser, tout en lui murmurant quelques paroles elfiques rassurantes. L’écuyer me laissa le “privilège” de seller le cheval, chose qu’ils auraient accomplie pour n’importe quelle autre personne que moi. On me fournit à contrecoeur quelques sacs de vivres, puis on me laissa sortir de l’écurie. Je me dirigeai vers la Porte du Mur, le cheval à mes côtés. Le bruit de ses sabots brisa le silence qui régnait sur la place d’entrée de Minas Tirith, et le cheval se laissa facilement guider à travers la place. L’unique moyen de reconnaître la Porte dans cette obscurité profonde était de repérer les torches et le nombre important de gardes postés à cet endroit, et je n’eus aucun mal à la trouver. On me fit sortir plutôt rapidement.
La Porte du Mur se referma derrière nous, nous laissant seul, dans la légère brise et l’obscurité environnantes des Champs du Pelennor.
Je grimpai alors sur cet élégant destrier, et nous nous mîmes en route, à travers les plaines de Pelennor, dans la jeune et douce nuit de Lótessë, en direction du sud et de la Porte du port de Harlond…
Le commencement
Menelya, 9 Nárië T.A. 3009
ou mercredi 11 juin de l’an 3009 du Troisième Âge
Je terminai mon repas frugal : quelques fruits des bois frais, accompagnés d’un peu de pain et d’eau fraîche pour me désaltérer. Puis je pris quelques instants afin de me reposer. L’air était frais et humide, et le soleil était à son zénith. Aucun nuage, aussi faible soit-il, ne venait déranger la course frénétique des rayons du soleil, envahissant de lumière le paysage montagneux qui m’entourait. De hauts et grands monts encapuchonnés par un manteau blanc s’élevaient de la carapace de la terre et offraient un relief splendide à ce merveilleux paysage. Au loin, au nord, émergeaient de la mer de pics le Celebdil et le Fanuidhol, qui paraissaient dominer tous les autres. Je décidai alors de ranger mes affaires, repris ma route, et empruntai à nouveau l’Escalier des Rigoles Sombres. C’était un escalier raide, glissant et qui paraissait interminable. Il suivait la pente de la montagne le long d’un chemin sinueux, parsemé d’embûches et de lacets, et permettait de traverser les Monts Brumeux dans toute leur largeur, en évitant ainsi de passer outre la chaîne de montagnes, longue d’environ six cents milles, ou de passer en dessous. Tout le long de cet escalier pouvait se faire entendre le doux et paisible son de l’écoulement du Cours d’Argent, rivière qui alimentait le profond lac du Kheled-Zâram, avant de se jeter dans le Grand Fleuve de l’Anduin. Je mis deux heures à atteindre le Lac du Miroir, dont les eaux sombres m’empêchaient d’en voir le fond, en dépit de sa surface étonnamment calme. Néanmoins, le vent frais descendait des cols recouverts de neige éternelle et venait chatouiller le gazon touffu, encore humide de la rosée du matin. Au loin, à une trentaine de milles environ devant moi, après une petite série de courbes régulières, le Cours d’Argent disparaissait dans une épaisse forêt, au-dessus de laquelle s’élevait une étrange et brillante lumière, telle un deuxième astre lumineux. La faune et la flore aux environs de la Nimrodel et du Cours d’Argent était on ne peut plus accueillante : le gazouillis des merles et des criquets, superposé à celui de la rivière qui coulait aux abords du sentier irrégulier, était d’une harmonie qu’aucun autre lieu de la Terre du Milieu ne pouvait rivaliser. Puis, ce sentier disparut subitement, et laissa place à une vaste étendue d’herbe. Je me tournai alors vers la lointaine forêt et continuai ma route, en suivant la petite vallée creusée par le Cours d’Argent. A ma gauche, une formation rocheuse s’élevait, telle une île abandonnée au beau milieu de la Haute Mer, et un petit lac s’y était formé suite aux nombreuses pluies diluviennes de Víressë.
Le jour faiblissait au fur et à mesure, et le soleil se préparait à disparaître à l’horizon, derrière l’Anduin et la Forêt Noire. Quelques faibles nuages, à peine visibles, venaient troubler la toile bleu claire du ciel, et l’on pouvait apercevoir vers le nord un orage menaçant. En effet, en direction du col de Caradhras, voisin de Fanuidhol et de Celebdil, la couleur bleue du firmament était petit à petit dévorée par une teinte un peu plus sombre, de couleur grise. Je décidai alors de trouver un endroit pour me reposer avant d’arriver à ma prochaine destination, la forêt à l’est. Je choisis un petit bosquet isolé qui me permettrait de passer la nuit à l’abri, vu les intempéries qui se préparaient. Le soleil finit sa longue descente deux courtes heures plus tard, après que je me fus restauré et désaltéré, et l’obscurité tomba. Les nuages chargés avaient fini par me rattraper, et quelques gouttes solitaires tombaient ça et là. Soudain, au-dessus des lointains Monts Brumeux, plus loin même que le Caradhras, un vif éclair jaillit de la couche épaisse de nuages et fendit l’air tel un fouet. La lumière produite se répandit dans les nuages alentour, qui s’éclairèrent un très court instant, puis s’assombrirent de nouveau. Quelques secondes s’écoulèrent, dans le noir et le silence total, quand un faible grondement se fit entendre, ressemblant à un roulement de tambour. Il se fit de plus en plus bruyant, puis s’estompa aussi rapidement qu’il était apparu. Les gouttes vinrent de plus en plus nombreuses, et bientôt, le petit abri que formaient les feuilles du bosquet retint de moins en moins d’eau. Un nouvel éclair apparut, beaucoup plus proche de moi cette fois-ci, comme le montrait le temps que mit le grondement du tonnerre pour venir à mes oreilles, plus bruyant que le précédent, mais moins que ceux qui allaient suivre. En effet, lorsqu’une vingtaine de minutes plus tard, l’orage passa juste au-dessus de ma tête pour atteindre son apogée, un éclair apparut, aussitôt suivi, non pas d’un roulement, mais d’un claquement sec et aigu, qui faillit me percer les tympans. Puis, l’orage s’éloigna, les grondements et la pluie se dissipèrent, et le silence retomba. Les gros nuages disparurent lentement, dégageant le ciel et permettant aux rayons blancs de la lune d’éclairer faiblement les collines. A un stade avancé de la nuit, le temps s’éclaircit, les nuages s’écartèrent et quelques points lumineux apparurent sur la voûte noire du ciel. Quelques éclairs désormais silencieux pouvaient encore être aperçus sur la lointaine ligne d’horizon du sud, mais ne venaient plus déranger le calme qui était tombé sur la vaste plaine sombre. Je restais assis encore quelques minutes, avant de me résoudre à me coucher et à reprendre des forces pour le dernier jour de voyage.
Il faisait nuit, et pourtant, je savais que le soleil était levé.
L’obscurité régnait, imperturbable, souveraine, et semblait demeurer ici pour toujours.
Le silence était pesant, et j’avais l’impression qu’il n’y aurait plus aucun être vivant sur la Terre du Milieu.
Puis, soudain, un ronflement presque imperceptible, comme un grognement intérieur, brisa ce silence.
Je me levai pour tâcher de voir où il se trouvait.
Je sortis du buisson, sec comme un arbre mort, et me dirigeai vers le son.
Plusieurs dizaines de mètres passèrent et pourtant, ce bruit gardait la même intensité, comme s’il devait rester à une certaine distance de moi.
Puis, j’arrivai à la limite d’un marais : un marais désolé, silencieux, et lugubre.
– Sacquet ! Sacquet ! Sale petit voleur ! Il nous a volé mon Précieux !
La voix de l’individu en question était rauque, presque desséchée, et sans aucune bienveillance.
Tout en continuant à chercher, j’essayai de me remémorer où j’avais entendu le nom de Sacquet, qui ne m’était pas inconnu.
Et au détour de hautes fougères placées là, je le trouvai, agenouillé au bord du marais, en train de contempler son reflet et de lui parler.
De temps à autre, il émettait de petits sons, comme des crachats, tout en disant :
– Gollum ! Gollum !
Puis, au moment où je me préparais à l’attraper, il se transforma brusquement en un immense oeil sans paupières, et rouge de flammes.
Cet oeil me fixait, durement, et me fit plier du regard.
Au moment où je baissai les yeux, il prononça quelques mots dans la langue du Mordor :
– Ash nazg durbatuluk, ash nazg gimbatul, ash nazg thrakatuluk agh bruzum-ishi krimpatul…
J’avais l’impression que ces mots avaient erré pendant des milliers d’années avant de parvenir à mes oreilles.
Effrayé, j’essayai en vain de me boucher les oreilles, car mes mains ne m’étaient d’aucun secours face à ce puissant Maiar.
La seule aide qui me vint fut un aveuglant éclair blanc, suivi d’un voile de même couleur, qui enveloppa l’oeil de feu.
Bientôt, il devint totalement blanc, puis se rétrécit, jusqu’à devenir une boule éblouissante de la largeur la paume de ma main, et disparut.
Et à sa place se tenait debout un vieil homme, tout de blanc…
…mais non…
…ce ne pouvait pas être…
…Olorín !
Puis un nouvel éclair m’aveugla, et tout disparut …
Le jour s’était de nouveau levé. Toute trace des intempéries de la veille avait disparu. Je venais de me réveiller, et me trouvais assis, essoufflé, comme si je venais de courir une distance de dix milles d’un trait. Qu’était ce rêve ? A quoi correspondait-il ? Je passai un long moment à me poser des questions à propos de ce rêve.
Puis je repris mes esprits et commençai à m’organiser : la journée était bien chargée et je devais partir dès maintenant. Je changeai mes habits, à présent trempés de la veille, pris des vêtements secs et rassemblai mes affaires. Après un petit-déjeuner revitalisant, je me remis en route. Je commençai tout d’abord par chercher le ruisseau du Cours d’Argent, que j’avais quitté la veille, et qui devait me mener directement à mon but. Je le trouvai sans grande difficulté, puis le suivis. A une dizaine de milles de la forêt, ce ruisseau accomplissait une brusque courbe vers le nord, pour ensuite reprendre sa course normale et rattraper le sud et la Nimrodel. Une heure plus tard environ, j’arrivai à la lisière de la forêt, silencieuse et déserte d’apparence, mais en fait gardée par d’innombrables patrouilles elfiques : je me trouvais dans le Naith, bois immense entourant le coeur de la Lothlórien, Caras Galadhon. Je pénétrai alors dans la forêt, marchant désormais d’un pas un peu plus lent, afin d’essayer de trouver un sentier praticable. Ce fut rapidement chose faite, et je fus obligé d’abandonner le ruisseau qui m’avait guidé jusqu’ici à partir des Escaliers des Rigoles Sombres. Le son de l’écoulement se faisait moins fort au fur et à mesure que je m’enfonçai dans les bois. Je finis par ne plus l’entendre du tout, et le seul bruit qui m’environnait était celui du vent naissant dans les Monts Brumeux et venant secouer harmonieusement les feuilles et les branches du Naith. Tout à coup, j’eus le pressentiment que l’on m’observait. Je m’arrêtai alors, tranquille, à côté d’un chêne millénaire, au tronc sculpté d’une multitude de fissures et de rainures, sifflai un air que j’avais appris lors de mon enfance dans la Maison d’Elrond et attendis. Quelques secondes passèrent, quand le même air fut sifflé par un elfe perché au sommet de l’arbre. Silence de nouveau. Puis une voix m’interpella dans son langage originel :
– Maë Govannen, Dúnadan !
Je regardai les branches hautes de l’arbre, toujours vides ; mais je reconnaissais tout de même la personne qui m’avait adressé la parole. Je souris alors, puis parlai dans le vide à mon interlocuteur invisible :
– Bonjour, Haldir ! J’ignorais que vous connaissiez le chant d’Elrond par ici ! Je pensais que vous m’auriez répondu autrement, mais je me trompais.
La voix dans les airs me répondit. Mais cette fois-ci, elle se déplaçait. Je restai debout à côté du chêne, attendant un signe éventuel de Haldir :
– L’un de mes amis a récemment eu l’occasion de se rendre dans la Dernière Maison Elfique à l’Ouest et d’apprendre ce chant, qui me l’a à son tour inculqué. Je trouve cette chanson magnifiquement harmonieuse et paisible…
La voix se trouvait à présent derrière moi, toujours dans les airs. Elle continua :
– …et si j’ai un jour l’occasion de me rendre à Imladris, je ne tarderai pas à apprendre de nouveaux chants.
Je feignis de ne pas me rendre compte que la voix se trouvait maintenant juste dans mon dos, bien que Haldir le devinât sans aucun problème.
Je pris la parole :
– Vous ne serez pas déçu, mon ami ; ce chant n’est pas le meilleur de ceux d’Imladris, ou du moins, j’ose le croire.
A ce moment, Haldir me toucha l’épaule gauche, et je me retournai. Il était debout, une longue échelle de corde derrière lui. Il était souriant et apparemment heureux de me revoir.
– Aragorn ! me dit-il le sourire toujours aux lèvres.
Nous nous étreignîmes longuement, puis reprîmes la conversation :
– Depuis combien de temps ne vous ai-je pas vu, mon ami ? me demanda-t-il.
– Cela fait… pas moins de vingt-… vingt-huit années du monde extérieur, ou trois cent cinquante pleines lunes environ, si vous préférez. Pour vous, cela ne représente quasiment rien, mais pour moi et pour beaucoup d’autres, cela fait une éternité.
– Cessons les bavardages sur la terre ferme. Voulez-vous que je vous amène au coeur de la Lothlórien ?
– Avec grand plaisir, Haldir.
Il frappa alors trois fois des mains, et quelqu’un perché en haut du chêne lui répondit de deux coups nettement espacés. Haldir me fit signe de monter. Je m’exécutai, et grimpai alors à l’échelle de corde grise, qui m’amena sur une petite plate-forme en bois, épousant parfaitement la forme du chêne. Un elfe m’y accueillit. Ce n’était pas la première fois que je me trouvais ici, mais j’étais toujours surpris par la manière dont étaient accrochées ces plates-formes. Les Elfes mettaient un point d’honneur à ne pas détériorer le milieu dans lequel ils vivaient, et la nature le leur rendait bien. Ce fut donc sur ces longues plates-formes, passant d’arbre en arbre, que Haldir me mena à travers le Naith jusqu’à Caras Galadhon. Haldir était l’un de mes grands amis d’enfance et nous discutâmes pendant toute la durée du trajet, ce qui me donna l’impression que le trajet était beaucoup plus court qu’il ne l’était réellement. Je n’avais pas vu passer les premiers quarante milles, lorsque nous fûmes contraints de nous arrêter pour passer la nuit. Le soleil était à présent couché, mais son absence ne m’empêchait pas de voir la forêt environnante : elle était teinte d’un léger bleu clair qui tapissait tous les arbres aux alentours. De plus, le son mélodieux de chants elfiques parvenait à mes oreilles. Il n’existe aucune comparaison entre les chants d’Imladris et ceux de Caras Galadhon, si ce n’est qu’ils sont tous d’une incroyable et agréable volupté. Leurs notes glissent avec douceur sur l’air, elles expriment et renvoient très facilement le sentiment que l’on souhaite nous faire ressentir. Le Naith en était en permanence empli, manifestant ainsi l’évolution actuelle de la Lothlórien. Nous dormîmes jusqu’à l’aube dans une petite cabane de bois, toujours suspendue dans les arbres.
Le lendemain, nous repartîmes en empruntant une nouvelle fois les plates-formes. L’intérêt de nos sujets de conversation ne diminuait pas au fur et à mesure que nous avancions : le puits d’informations de Haldir se révélait au final très utile, pour ne pas s’apercevoir de la distance de vingt milles qu’il nous restait encore à parcourir. La fin de matinée approchait, lorsque Haldir me fit descendre le long d’une échelle afin de rejoindre de nouveau la terre ferme. Il me guida à travers quelques arbres sur une trentaine de mètres, puis s’arrêta :
– Nous voici arrivés, Dúnadan. Voyez !
J’avançai un peu, puis débouchai subitement sur une immense vallée baignée d’une lumière étonnamment blanche : aux rayons du soleil s’ajoutait la lumière naturelle qu’émettait le coeur de la Lothlórien, Caras Galadhon. Caras Galadhon qui paraissait de loin être un immense arbre, mais était en fait composé d’une multitude de petits côte à côte et formant ainsi une vaste coupole de feuilles. Ici était la demeure de la dame Galadriel et de Celeborn, Seigneur de ce lieu. En jetant un regard au nord, j’aperçus une haute colline, le Cerin Amroth, l’endroit même où Arwen Úndomiel m’offrit son amour. Je passai un certain temps à contempler le sommet de cette colline, et à me rappeler ma bien-aimée. Puis Haldir avança et commença à descendre le long de la vallée pour rejoindre le sentier menant à l’entrée de Caras Galadhon. Quelques minutes plus tard, nous arrivâmes sur une route de pavés blancs. Nous étions entourés d’une végétation luxuriante et abondante, qui ne nous dépassait cependant pas. Le sentier était étonnamment sec, même après la pluie diluvienne qui était tombée l’avant-veille au soir. Mon ami continua tranquillement jusqu’à la porte d’entrée de Caras Galadhon, précédée d’un grand pont blanc, puis s’arrêta à la hauteur de l’elfe qui y était posté.
Il expliqua que j’étais attendu par la dame Galadriel, et l’elfe nous laissa passer outre sans poser d’autres questions. Toutefois, juste avant de disparaître de sa vue, il m’annonça qu’une autre personne attendait ma venue, personne dont il n’avait pas entendu le nom. Je me demandai de qui il pouvait bien s’agir, lorsque nous entrâmes dans la partie principale de la ville : devant et au-dessus de moi, s’élevait un nombre incalculable d’arbres, tous magnifiquement bien préservés, et autour desquels s’entrelaçaient des escaliers sculptés paraissant tenir debout seuls. Le soleil eût été absent, cela n’aurait rien changé à la luminosité qui existait ici : les rayons de l’astre étaient quasiment tous arrêtés par l’épaisse couche de feuilles au sommet, et la ville entière était éclairée par une couleur bleu marine paisible, générée par de nombreuses petites lanternes, et nécessitant cependant un certain temps d’adaptation. Une ambiance apaisante régnait en ce lieu, et enveloppait chaque personne, habitant ou étranger. Haldir m’amena tout droit, jusqu’à un immense tilleul ayant un tronc d’une circonférence d’environ vingt mètres et dont les racines se propageaient un peu partout. Il monta quelques marches et me fit signe de le suivre. Je m’exécutai et montai un escalier délimité par une barrière de fer sculptée de formes symétriques, gracieuses, couvert par un toit de même nature et éclairé par de nouvelles lanternes. Cet escalier s’enroulait en colimaçon autour du tilleul, tel des treilles tentant désespérément de s’accrocher à une clôture.
La journée était pratiquement terminée, et le soleil venait caresser la ligne diffuse et lointaine de l’horizon, quand nous arrivâmes devant une immense maison, décorée d’innombrables colonnes s’entrelaçant les unes aux autres, et d’une pâle lumière blanche tendant vers le bleu. En son milieu se trouvait une estrade de plusieurs marches menant à la Salle où siégeaient Galadriel et Celeborn. Haldir me fit passer une avant-garde de deux elfes et nous montâmes les quelques marches qui nous séparaient des Seigneurs de la Cité des Arbres. J’arrivai sur une plate-forme blanche harmonieusement délimitée par les troncs de plusieurs arbres et offrant un point de vue unique de la ville. Elle me mena automatiquement à une nouvelle série de marches, en haut desquelles émanait une puissante et brillante lumière.
Je vis alors, une fois monté, une salle immense aux murs d’argent et au toit d’or, et au fond, dans deux grands fauteuils blancs, la dame Galadriel et le Seigneur Celeborn, en pleine discussion avec une personne que je connaissais bien. Cette personne n’était pas un elfe, mais était tout de même aussi sage et âgée qu’eux. Il avait des cheveux longs, tout comme eux, mais gris et en broussaille, et non blonds et lisses. Il avait une voix grave et profonde, contrairement à celles de ses interlocuteurs. Les trois personnes ne nous avaient toutefois pas remarqué, et lorsque Haldir interrompit leur conversation, l’invité se retourna et dessina un large sourire :
– Bonjour, Aragorn ! J’attendais justement votre arrivée.
– Maë Govannen, Dúnadan ! m’annonça Celeborn.
Une sorte d’aura miraculeuse flottait autour de la Dame Blanche, et j’avais l’impression qu’un soleil avait été créé uniquement dans le but d’éclairer la Reine des Galadhrim. Paisible, elle me fixa des yeux et me salua du regard. Je m’inclinai profondément devant elle, puis me tournai vers Celeborn et le saluai :
– Bonjour, Seigneur de Caras Galadhon, le coeur du royaume elfique sur Terre.
Il inclina légèrement et sereinement la tête, puis regarda la personne assise à sa droite. Je fis de même, et saluai enfin celui que je n’avais pas revu depuis un peu moins de huit ans :
– Bien le bonjour, Mithrandir, mon vieil ami !!
Il se leva, puis vint à moi, les bras ouverts ; il m’enserra un long moment, et ajouta quelques petites tapes dans le dos, puis recula d’un pas et me saisit par les épaules. Tout en scrutant mon visage, il m’annonça, ses sourcils formant une joyeuse arcade :
– Vous n’avez pas pris une ride !
Il enleva ses mains, puis retourna s’asseoir. Haldir s’absenta après les remerciements des Seigneurs de la Lórien, et Celeborn dit alors d’un air solennel :
– Nous vous attendions, Dúnadan. Nous avons à parler de faits importants dont vous devez déjà avoir idée.
Mes yeux tombèrent sur Mithrandir, qui me regardait, tranquille, quoiqu’il fût plongé dans un de ses songes habituels. Il hocha la tête, comme s’il était en train de fumer paisiblement sa pipe. Alors, la Dame Blanche prit la parole :
– Vingt-huit années se sont écoulées depuis votre dernière venue. Cependant, celle-ci n’est pas annonciatrice que de bonnes nouvelles. Votre arrivée déclenche aussi une succession d’évènements d’importante nature, pouvant plonger la Terre du Milieu dans l’Ombre à laquelle elle a échappé à la fin du Deuxième Âge.
La Dame des Galadhrim ne parlait jamais sans nécessité, et elle avait un certain don pour plonger son interlocuteur dans un profond doute, parsemé de questions intérieures plus complexes les unes que les autres. A sa parole s’ajoutait aussi le fait qu’elle était capable de parler à notre esprit, complétant ainsi l’idée qu’elle avait prononcée tout haut. Jamais elfe n’a été plus sage.
– La Dame Galadriel n’a pas tort, annonça Celeborn, après quelques secondes de silence. L’Obscurité grandit de nouveau et le temps de répit qui a été donné à la Terre du Milieu ne va pas tarder à s’épuiser. Sauron renforce ses armées dans la perspective d’une attaque prochaine des Mondes Libres. Il n’attend plus que le déclencheur de cette réaction…
Les différents morceaux d’un puzzle que j’avais commencé à assembler il y a huit années environ, et qui s’étaient éparpillés au fil du temps, commençaient à refaire surface et à se regrouper. Mithrandir confirma mes lointaines idées :
– … Le déclencheur, Aragorn, vous vous en doutez, n’est autre que…
– … Gollum, répondis-je d’un air grave. Je crains le pire ; la dernière fois que j’ai entendu parler de lui, c’était il y a quelques quarante pleines lunes. Mais depuis, j’ai complètement perdu sa trace. Ne me dites pas que l’ennemi l’a pris…
– Non, non, me rassura Gandalf. Sauron ne l’a pas encore trouvé. Et nous non plus.
Le trait des sourcils de Mithrandir s’était soudain fait moins joyeux, et il paraissait ainsi chargé d’un lourd fardeau, qu’il avait peine à supporter. Il continua, imperturbable :
– Non, ce qui m’inquiète, c’est qu’il y a moins de trois pleines lunes, j’ai entendu des rumeurs parlant d’un étrange personnage à la lisière des Marais des Morts, juste à la frontière de l’immense plaine de Dagorlad. Je trouve que Gollum se risque dangereusement à proximité du territoire de l’ennemi. Avez-vous eu des renseignements sur son emplacement, aussi vieux soient-ils ?
– Bien sûr, mais je doute quand même que des informations datant de l’an 3005 nous soient d’une grande utilité. La dernière fois que j’ai entendu parler de Gollum, c’était il y a donc quatre ans. Il se trouvait… – attendez, ça me revient – … dans l’Est du Rohan, … très exactement dans les plaines de l’Est Emnet, et se dirigeait vers le Sud, et le Gondor. J’ai cru avoir une chance de l’attraper, mais je ne l’ai pas vu ni même entendu, et j’ai presque aussitôt perdu sa trace.
Mithrandir semblait réfléchir à toute vitesse, et posait le regard un peu partout dans la pièce. Puis après un court instant, il marmonna quelques mots à voix basse :
– S’il était passé par… mais non, quelqu’un l’aurait forcément aperçu… Et l’Emyn Muyl… il aurait pu y rester… oui ce doit être ça…
Il s’éclaircit la gorge d’un raclement à peine audible, puis émit son hypothèse :
– Je pense que vos informations ne sont pas erronées, et en rassemblant les différents indices que nous avons récupérés, j’en tire une conclusion qui pourrait être la bonne. Je pense que Gollum, après être passé par le delta de l’Entalluve, n’aura pu traverser le fleuve à gué, et aurait donc continué à longer l’Anduin. Il aurait ainsi atteint le Nindalf et l’île de Cair Andros et aura eu la possibilité de passer sur la rive est. Il aurait alors pénétré dans l’Ithilien, puis serait remonté vers le nord, en direction des Marais des Morts. Quelques semaines plus tard, il serait rentré dans les collines tranchantes d’Emyn Muyl et se serait perdu. Les indices que j’ai collectés concordent parfaitement, jusqu’à ce moment précis. A partir de maintenant, je ne fais que des suppositions, car je suis dans le noir total : Gollum aurait pu se perdre un bon moment dans l’Emyn Muyl, peut-être même un voire deux ans. Il aurait ensuite débouché vers le sud-est, et se serait trouvé, il y a seulement trois lunes, entre les Marais des Morts et la plaine de Dagorlad…
Le silence tomba. Mithrandir venait de sortir toutes ces informations en un temps record, et il me fallut un petit moment pour recoller les morceaux. De plus, alors que je n’avais entendu parler que deux fois de notre piste, lui n’avait pas cessé de la suivre. J’ignorais s’il avait été plusieurs fois sur le point de l’attraper, mais en tout cas, ces informations révélées me donnaient l’impression que ma tâche était quasiment terminée. Mais – je ne sus si Galadriel avait lu dans mes pensées – la Dame Blanche contredit aussitôt mes idées en prenant de nouveau la parole en s’adressant à Mithrandir et moi :
– Cette importante nouvelle n’est pas à écarter, et vous devez dès que possible vous lancer à la recherche de Gollum, aussi loin et caché soit-il, dussiez-vous explorer les fin fonds de Rhûn et du Rhovanion. Votre quête a pour seul but de retarder l’attaque prochaine de Sauron, mais est vitale pour la survie de la Terre du Milieu. C’est pour cette raison que vous partirez le plus tôt possible à la recherche de cet étrange individu. Si vous ne réussissez pas à le trouver, ne désespérez pas, car c’est dans la confiance que vous placerez tout votre espoir.
– Quoiqu’il en soit, chaque minute est précieuse, continua Celeborn. La rapidité et la discrétion seront vos meilleurs atouts pour capturer Gollum, et il risque vous glisser plusieurs fois entre les doigts. Il pourrait vous poser beaucoup plus de difficultés que vous ne le pensez, et vous ne devriez pas le sous-estimer, car il a plus d’une fois échappé à nos troupes.
Mithrandir était apparemment au courant de toutes ces précautions et ne semblait pas y prêter grande attention. Il paraissait absorbé par quelque songe lointain. Néanmoins, quand Celeborn termina sa phrase, il remua dans un léger sursaut, cligna des yeux, puis se remit en place dans son fauteuil.
– Excusez-moi, fit-il doucement. J’étais en train de réfléchir à une quelconque aide que l’on pourrait nous apporter. Je pense que nous aurons beaucoup à faire tous deux, et que nous aurons sûrement besoin d’une aide extérieure.
L’Istari me fixa, et de son regard bienveillant, m’invita à l’aider dans cette mission.
Je repris profondément mon souffle. Huit années venaient de s’écouler depuis la première proposition de Mithrandir pour cette mission de recherche, et l’on venait enfin me réclamer. Je posai les yeux sur le sol de bois blanc ; puis je me levai, droit et fier, et annonçai :
– Eh bien, mon ami, nous revoici de nouveau ensemble. J’accepte avec joie votre demande, et m’engage à vous aider dans cette recherche jusqu’à avoir atteint notre objectif.
– Je vous remercie, Aragorn, me dit Mithrandir, le sourire aux lèvres.
Il se leva à son tour, puis Galadriel et Celeborn suivirent. La Dame Blanche annonça :
– Vous partirez demain, dès l’aube, en direction des plaines de Dagorlad. Mais en attendant, reposez-vous et reprenez des forces. Ce soir, vous dormirez en paix.
Mithrandir et moi reculâmes et sortîmes du palais. Une fois à l’extérieur, il laissa exprimer ses sentiments :
– Je suis vraiment heureux de vous avoir une nouvelle fois comme partenaire, sachez-le, Aragorn. Mais notre quête ne sera pas de tout repos et nous devrons peut-être pister Gollum de longs mois voire de longues années. Mais je sens que nous finirons par le trouver, que ce soit avant ou après l’ennemi. Mais nous n’en sommes pas encore là, et nous devons prendre du repos. Allons tout d’abord nous restaurer.
Nous descendîmes les marches infinies de Caras Galadhon, et après plusieurs dizaines de minutes, nous arrivâmes enfin aux cuisines de la Lórien. Nous prîmes un repas plus qu’agréable, qui nous revigora rapidement, puis repartîmes en direction des chambres. En chemin, et entre les claquements réguliers de son bâton, Mithrandir me raconta comment il avait accumulé les différents indices de la position de Gollum, des Monts Brumeux jusqu’à la plaine de Dagorlad. Et c’est ainsi qu’il me parut n’être passé qu’une dizaine de minutes, lorsque nous débouchâmes sur la porte des chambres, alors que la nuit était pratiquement tombée. Mithrandir et moi continuâmes un long moment à discuter, quand la fatigue apparut subitement.
– Reposez-vous, Aragorn, me fit-il. Demain sera une dure journée et nous partirons dès le lever du soleil. Passez une bonne nuit.
– Bonne nuit à vous aussi, Mithrandir.
Et nous nous dirigeâmes vers nos chambres respectives, fermant la porte de chêne massif sculptée derrière nous. La chambre était très légèrement éclairée de bleu, mais cela me permit tout de même à me diriger. Au fond de la chambre, à travers une baie, s’élançait un balcon donnant une vue superbe sur un groupe d’immenses arbres. Ce balcon était protégé par une longue barrière de bois blanc formant des courbes harmonieuses et surplombait la cour extérieure. Dans la chambre flottait un chant elfique qui tentait désespérément de nous endormir. Je me préparai, puis m’allongeai. Il ne fallut pas longtemps à la fatigue et au sommeil pour me submerger, et je m’endormis alors. Les ténèbres m’envahirent, et je plongeai dans un sommeil réparateur et sans rêves, filtré par le pouvoir protecteur de la Dame des Galadhrim.
Pam Pam Pam Pam Pam !
Quelques légers coups furent frappés à la porte, et me tirèrent peu à peu de mon sommeil.
PAM ! PAM ! PAM !
On insista, et les coups se firent de plus en plus forts. Puis une voix profonde m’appela :
– Aragorn ! Réveillez-vous ! Nous devons partir le plus tôt possible ! Dépêchez-vous !
Je me levai et me dirigeai vers la porte que j’ouvris, et découvris Mithrandir sur le pied de guerre. Il ne paraissait pas s’être couché de la nuit, et n’attendait plus que moi.
– Cela fait déjà plus de vingt minutes que je tente de vous réveiller. Dépêchez-vous et préparez-vous !
Mes paupières étaient lourdes, et je ne sentais pas mes pieds. Le plancher grinça légèrement comme je me dirigeai vers la salle de bains, l’air hagard et étourdi. Toutefois, quelques instants plus tard, je fus sur pied, en forme et prêt à entamer cette belle journée. J’ouvris alors à Mithrandir, qui m’attendait toujours dans le couloir voisin, et qui s’engouffra tel le vent dans une pièce où l’on venait d’ouvrir une fenêtre. Il parcourut alors la chambre de long en large, et paraissait impatient de partir.
– Nous devons monter voir au plus vite la Dame Galadriel et le Seigneur Celeborn, afin de leur faire part de notre départ, me fit-il précipitamment.
– Mais nous devons aussi prendre des vivres et des vêtements ; nous en aurons besoin pour notre quête !
– Voyons, cela est prêt depuis un bon moment déjà. J’ai tout préparé depuis deux heures. Il ne reste plus que vous.
Je me hâtai alors, enfilai ma veste et empaquetai mon sac. Puis nous nous mîmes en route du palais. Le soleil n’était pas encore levé, et la Cité des Arbres n’était éclairée que par quelques lanternes disséminées ça et là sur des escaliers en colimaçon, donnant ainsi l’impression d’une ville en pleine expansion aérienne. Nous empruntâmes le grand escalier menant au palais, et les gardes nous laissèrent passer sans plus de questions. Ce fut au bout de deux centaines de marches que nous arrivâmes sur la plate-forme blanche précédant l’entrée du palais. Plusieurs elfes se promenaient autour de nous, occupés par quelque tâche. Nous traversâmes la plate-forme, et arrivâmes à l’escalier. Mithrandir déposa son bâton au bas des marches, puis monta, alors que je le suivais de près.
Les Seigneurs de la Cité des Arbres nous attendaient, assis tranquillement dans leurs fauteuils. Galadriel désigna de la main deux sièges blancs, et nous invita à nous asseoir. Nous discutâmes rapidement sur nos différentes destinations et la Dame Blanche nous accorda sa grâce. Nous saluâmes alors Celeborn et Galadriel et sortîmes. Mithrandir m’amena à la porte de sortie du sud-est de Caras Galadhon. Des immenses arbres centenaires du milieu de la Cité, nous arrivâmes à de plus jeunes et plus bas. Les escaliers en colimaçon se firent de moins en moins nombreux, et la lumière environnante devint plus claire. Une demi-heure passa, lorsque la porte se dressa devant nous. Nous prîmes alors les sacs que l’on nous avait apporté des chambres, et sortîmes de la Cité. Alors, au détour d’un virage, nous émergeâmes de l’ombre, et les rayons lumineux nous agressèrent vivement. Je plissai les yeux et mit ma main en visière, mais Mithrandir, à côté de moi, semblait s’être déjà accoutumé à cette éblouissante luminosité. Il continua rapidement et s’enfonça dans la basse végétation alentour, baignant dans le son apaisant des criquets.
La colline se présenta à nous, grandissante au fur et à mesure que nous avancions. La pente se fit de plus en plus forte, et nous suivions tant bien que mal le sentier blanc qui nous guidait, lorsque nous arrivâmes au sommet de cette colline. Je me retournai alors une dernière fois vers l’endroit que je ne devais voir que d’ici une dizaine d’années : le sommet de Cerin Amroth dépassait de cinquante pieds les arbres environnants. Mon coeur y restera pour toujours, accompagné de la grâce et de l’amour éternels d’Arwen. Quelques instants plus tard, je repartis derrière Mithrandir, qui m’avait attendu. Il engagea alors la conversation :
– Avez-vous eu l’occasion d’aller sur la colline de Cerin Amroth durant votre séjour ?
– Non, je n’en ai pas eu le temps, bien que j’aie aimé en trouver. La perspective d’être passé par la Lothlórien sans m’être arrêté sur le sommet de Cerin Amroth me fait une blessure une coeur que je ne pourrais peut-être refermer qu’à la vue de ma bien-aimée ou de cette colline.
– Mais n’avez-vous pas récemment vu Úndomiel ?
– Non, je ne l’ai vue depuis maintes lunes.
C’est ainsi que, l’air absent, j’arrivasse en compagnie de Mithrandir dans la Forêt du Bois d’Or. Des elfes nous firent monter sur les habituelles plates-formes permettant le passage de la Forêt en toute sécurité, et nous continuâmes notre chemin, parsemé des récits de Mithrandir et des caprices des rayons du soleil qui peinaient à traverser les nuages et les feuilles innombrables. Nous passâmes ainsi les collines de l’Egladil et avançâmes rapidement. L’écoulement du Cours d’Argent flottait dans l’air lorsque la nuit tomba. Mithrandir décida de continuer jusqu’à l’orée du Bois, puis de nous reposer à l’abri du pouvoir de la Lórien. Nous arrivâmes alors au-dessus du Cours d’Argent, qui descendait, tranquille, maintenant enrichi de l’eau de la Nimrodel. Puis, juste après avoir franchi le Cours d’Argent, la plate-forme s’arrêta, et nous descendîmes par une longue échelle de corde. Mithrandir eut du mal à se tenir à l’équilibre et mit un long moment à mettre le pied sur la terre ferme. Je proposai de passer la nuit ici, tant que nous étions encore protégés par les elfes sillonnant sans relâche les plates-formes supérieures. Mithrandir aquiesca et nous nous allongeâmes sur l’herbe verte et touffue.
La nuit passa rapidement, et nous ne dormîmes que très peu de temps. Mithrandir se leva avant même les premières lueurs de l’aube, et tâcha de me réveiller, chose qui fut beaucoup plus aisée que la veille. Nous partîmes silencieusement, seules personnes se mouvant dans l’ombre fragile que tentait de préserver la Forêt d’Or. Le Cours d’Argent fut notre guide pendant une grande partie de la matinée, puis nous fûmes contraints de le quitter et de suivre l’Anduin, dans lequel il se jetait. Ce fut quelques mètres plus loin que nous arrivâmes à l’orée du Bois, que nous ne perçûmes pas du premier coup vu le manque de clarté. La Forêt se termina brusquement, comme si nous avions franchi une frontière au-delà de laquelle les arbres ne devaient plus s’étendre.
Nous débouchâmes sur une vaste plaine, délimitée à l’ouest par les Monts Brumeux, au sud par l’étrange Forêt de Fangorn et à l’est par l’Anduin et la lointaine Forêt Noire. Le ciel décrivait un magnifique dégradé qui s’étalait du noir au bleu très léger, signe du proche lever du soleil. Cette plaine était très proche du Rohan et du plateau de l’Est Emnet, où Théoden m’avait demandé de me rendre quatre ans plus tôt, et où l’on découvrit les premiers signes de Gollum. Une légère brise venait caresser les étendues herbeuses autour de nous, quelquefois déformées par de petites proéminences rocheuses. Mithrandir s’arrêta, prit un grand bol d’air frais et respira profondément :
– Eh bien, allons-y, mon ami…
Et nous partîmes ensemble, tels deux grands enfants profitant de l’absence du soleil pour se déplacer rapidement et furtivement. Bientôt, les hauts Bois de la Lothlórien ne furent qu’une petite ombre lointaine, qui se détachait paisiblement du paysage alentour à l’aide du soleil naissant…
Route vers le Sud
Anarya, 13 Nárië T.A. 3009
ou dimanche 15 juin de l’an 3009 du Troisième Âge
La Lothlórien avait complètement disparu, et le soleil était sur le point de disparaître à l’horizon, quand nous sortîmes des Champs du Celebrant. En face de nous, et sur une distance de plusieurs dizaines de kilomètres, se déroulait une immense plaine herbeuse, qui se terminait brusquement par la traversée du petit ruisseau du Limeclair. Nous marchâmes encore un peu plus d’une heure, avant de nous décider à nous arrêter. Mithrandir choisit un petit bosquet d’arbres pour passer la nuit, et nous nous couchâmes rapidement.
La nuit fut courte et je me réveillai dès les premiers rayons du soleil. Mithrandir n’était plus à côté de moi. Je me levai, et sortis du bosquet. Je le vis alors, assis sur une petite pierre proche, fumant sa pipe et chantonnant un petit air. Présentant son balluchon ouvert, il m’invita à manger un peu avant de repartir. Les paquets de la Dame Blanche avaient été très soigneusement préparés, et contenaient de quoi survivre vingt longs mois au moins : elle avait fait emballer maints et maints lots de pain elfique, cram ou lembas, des fruits, plusieurs gourdes remplies à ras bord d’une eau rafraîchissante et revigorante, ainsi que plusieurs cordes et des vêtements de laine, bien que des habits chauds ne nous soient pas d’une très grande utilité en Nárië. Mais Galadriel n’avait pas placé ces vêtements sans une raison valable, et ils devraient sûrement nous servir un jour. Nous prîmes tous deux une bouchée de lembas, un fruit et un peu d’eau, et fûmes prêts à repartir. En remettant son sac sur son dos, Mithrandir me demanda :
– Pensez-vous que le temps restera clément pendant longtemps ?
Je regardai en plissant les yeux vers le sud : une vague ligne se perdait à l’horizon et supportait un ciel quelque peu chargé de nuages gris. Ils s’avançaient vers nous et gardaient une allure modérée, mais n’étaient cependant pas suivis d’un immense fond sombre. Derrière, le ciel bleu reprenait l’avantage, et aucun nuage n’y était en vue. Je me tournais vers Mithrandir :
– J’ai l’impression que le mauvais temps ne sera pas de la partie aujourd’hui et demain. Du moins nous n’aurons pas à passer à travers des pluies torrentielles.
– Bien, car demain, nous devrons traverser l’Anduin à gué dans un endroit caché où Gollum n’aurait jamais songé aller, et cette traversée ne peut se faire sous la pluie.
C’était la première fois que Mithrandir me parlait de ce gué, et j’ignorais totalement la présence d’un tel endroit entre le Champ du Celebrant et les chutes de Rauros. La matinée s’achevait lentement, et nous commencions à quitter l’herbe pour pratiquer un terrain pierreux, lorsque Mithrandir et moi vîmes au loin les eaux douces et limpides du Limeclair. Nous nous arrêtâmes alors un court instant afin de nous restaurer. Nous repartîmes peu de temps après, et marchâmes deux longues heures.
Quelques collines se dessinaient à l’horizon, annonçant le Plateau du Nord du Rohan. Cependant, pour les atteindre nous devions passer le ruisseau du Limeclair, qui se présentait maintenant à nous. A son approche, Mithrandir s’arrêta et chercha un buisson ; une fois trouvé, il en tira rapidement une longue et solide branche. Il fit quelques pas dans l’eau et commença à plonger doucement la branche au loin. Celle-ci s’enfonça totalement, et Mithrandir se dit à lui-même :
– Non, ce n’est pas ici. Non…
Il continua l’étrange mais néanmoins efficace rituel pour trouver le gué trente longues minutes durant, quand quelques minuscules gouttes tombèrent. Celles qui atterrirent dans le ruisseau dans un petit “floc !”alertèrent soudain Mithrandir, qui stoppa net son occupation. De dessous son chapeau penché sortirent quelques mots de réprimandes, mais avec toutefois un léger ton joyeux :
– Aragorn, n’étiez-vous pas sûr qu’il ne pleuvrait pas ?
Il leva la tête : sa barbe apparut, puis ses yeux pétillants, qui me contemplèrent d’un air malicieux. Je pris un ton d’excuse, puis regardai au-dessus de moi. Les petits nuages s’étaient rapidement approchés et lâchaient des gouttes fugitives qui émettaient un petit son en percutant le sol. Néanmoins, cette légère perturbation n’allait pas durer très longtemps : l’étendue grise touchait bientôt à sa fin, et les gouttes s’espaçaient de plus en plus. Mithrandir n’attendit cependant pas la fin de la pluie pour reprendre sa recherche du gué. Il trouva même le passage avant la disparition totale des gouttes : la branche ne s’enfonça pas plus de cinquante centimètres dans l’eau, et après l’avoir remuée, ne bougea plus. Mithrandir souffla en s’essuyant le front, puis me lança :
– Ca y est, je l’ai trouvé ! Venez, suivez-moi !
Il lâcha la branche, qui resta debout, puis avança dans ce qui paraissait être une eau profonde. Je le suivis tranquillement, m’aidant quelquefois de mes bras lorsque l’avancée devenait pénible. Le faible courant tentait de nous emporter dans son sillage, mais ne réussissait même pas à nous faire vaciller. Mithrandir commença alors à remonter lentement, tenant son bâton hors de l’eau. Nous n’entendions que le son de l’écoulement de l’eau et des gouttes qui tombaient de nos vêtements trempés. Enfin, nous arrivâmes sur l’autre rive, et nous nous assîmes un court moment. Après nous être séchés, nous repartîmes en direction du sud. L’astre lumineux était déjà très haut placé dans le ciel, lorsque quelques longues étendues de rochers aiguisés se dressèrent en travers de notre chemin. A cet endroit, le Grand Fleuve décrivait une brusque courbe vers l’est et remontait vers le nord, pour ensuite redescendre vers le sud, et former ainsi une vaste avancée de terre. Mithrandir suivit tout de même l’Anduin et se dirigea, résolu, vers les rochers, que nous traversâmes non sans difficulté, évitant de se tordre une cheville, mais trébuchant toutefois. Nous sortîmes de cet endroit en quelques minutes, avec plusieurs égratignures aux genoux et aux coudes. Je vis alors au loin au nord-est un petit bois, à plusieurs kilomètres de distance. Il était isolé, et paraissait cependant abondant et touffu. Mithrandir s’arrêta en contemplant l’étendue qui nous séparait de la forêt, puis se tourna vers moi :
– Voyez-vous, Aragorn, me fit-il, le gué que nous recherchons se trouve dans ce petit bois situé dans le renfoncement de terre que crée la courbe du Grand Fleuve. Nous passerons la nuit à proximité du gué, puis nous le traverserons demain à l’aube, pour nous retrouver sur la rive est du Fleuve.
Nous arrivâmes au petit bois à la tombée de la nuit, et le soleil se préparait à disparaître derrière la Forêt de Fangorn et les Monts Brumeux, formant ainsi un magnifique ciel rouge orangé, avec au loin vers le nord une teinte rose foncé colorant les nuages de l’après-midi. A l’est, les Terres Brunes étaient plongées dans la pénombre. Mithrandir s’enfonça dans l’obscurité que les arbres projetaient sur le sol et suivit un petit sentier de terre, que j’avais du mal à percevoir. Nous marchâmes un long moment, pendant lequel le soleil disparut complètement. Je me laissai alors guider par les claquements à peine audibles du bâton de Mithrandir sur le sol. Puis, au détour d’un virage, surgit brusquement une petite clairière, éclairée par les rayons blancs de la lune. En face, dans un ronflement irrégulier annonçant un fort courant, coulait le Fleuve de l’Anduin, qui, en traversant la forêt, s’était fait moins large – une quarantaine de mètres environ. Mithrandir posa son bâton, puis s’assit sur l’herbe humide en respirant, et me dit :
– Eh bien, mon ami, après le deuxième jour de voyage, nous voilà enfin près du gué de l’Anduin, l’un des seuls qui puissent exister sur ce Fleuve impétueux. Comme je l’avais prévu, nous serons dès demain en vue des Terres Brunes et des lointaines collines de l’Emyn Muyl, et nous pourrons faire route vers les plaines de Dagorlad, en se méfiant maintenant des éventuels ennemis que nous pourrions croiser sur notre chemin. Car nous nous rapprochons désormais du territoire de l’ennemi, et nous devons accroître notre vigilance.
J’aquiescai en silence, et scrutai d’un air inquiet la lisière obscure de la forêt, noire comme de l’encre, craignant de voir surgir une patrouille d’Orques en mission. Mais cette alerte fut de courte durée, et après m’être restauré, je m’endormis rapidement.
Le lendemain, nous nous réveillâmes aisément, et après nous être lavés et restaurés, nous nous préparâmes à traverser le Fleuve. Dans la faible lueur de l’aube, Mithrandir se mit à chercher quelque chose le long de la rive. Je le regardai faire, ne sachant ce qu’il tentait de trouver. Puis, après plusieurs minutes d’une vaine recherche, il me demanda de l’aider.
– Cherchez une corde ! me fit-il, essoufflé. Et si nous ne réussissons pas à la trouver, il nous faudra creuser, car cette corde s’avèrera indispensable pour la traversée du fleuve.
Une corde ? En quoi une corde pouvait-elle nous aider à traverser un fleuve à gué ? Je me mis cependant à exécuter les ordres de Mithrandir. Ces conseils avaient toujours été utiles, et ce n’était pas aujourd’hui qu’il allait déroger à la règle. Ce fut après une demi-heure de fouilles, que je trouvai sous le sable une corde desséchée et accrochée à un petit piton. J’appelai Mithrandir, qui arriva aussitôt.
– Très bien, dit-il en s’approchant. Cette corde se révèlera très utile, mais nous serons néanmoins contraints de nous mettre à l’eau pour traverser le fleuve : la corde nous servira uniquement à ne pas être emportés par le courant. Nous allons nous y accrocher grâce à celles que Dame Galadriel nous a fournies.
Il s’agenouilla, se saisit de la corde, et le noeud fixé au piton se défit automatiquement. Il la tira alors, et elle émergea soudainement du fleuve en traçant un sillage droit sur la surface de l’eau. Je m’aperçus très rapidement, qu’elle était aussi accrochée à l’autre rive. Le sillon disparut presque instantanément, emporté par le fort courant de l’Anduin. Il la tendit, et l’attacha solidement, puis la tira d’un coup sec pour vérifier son noeud. Il m’expliqua alors ce qu’il comptait faire :
– Encordez-vous avec celle de la Dame Blanche, nouez-la, puis accrochez-la à celle qui traverse le fleuve, sans toutefois trop la serrer. Vous serez alors protégé du courant.
Je m’exécutai, et il fit de même, tout en continuant à me donner des conseils et des avertissements :
– Le gué de ce fleuve est beaucoup plus profond que celui du Limeclair, que nous avons emprunté hier. L’eau nous arrivera sûrement jusqu’aux épaules, et nous devrons aussi essayer de garder nos bagages au sec. Ne vous laissez pas surprendre par le courant, assurez chacun de vos pas, car si vous trébuchez, la corde qui traverse le fleuve lâchera.
Je m’engageai alors doucement dans l’eau fraîche qui me vivifia et me fit frissonner. Le courant m’emporta alors automatiquement en aval de la corde, qui se tendit rapidement. Je sentis néanmoins une surface solide, rocheuse, et reprit pied en essayant de contrer le courant et de protéger les sacs. Je m’enfonçai progressivement dans le fleuve, et eus soudain l’impression qu’une force invisible m’obligeait à céder au fort courant : je penchai dangereusement, et faillis perdre l’équilibre.
– Faites attention ! me cria une voix pratiquement couverte par le bruit de l’eau. Ne tombez surtout pas !
Je jetai un regard rapide en arrière et entrevis Mithrandir, aux prises avec le même courant, luttant pour garder l’équilibre, les bras en l’air tenant son bâton et son sac. Le lit du fleuve s’enfonçait à chaque pas, et l’eau – qui ne m’était pour l’instant arrivée qu’au-dessus de la taille – m’arriva au niveau des épaules. Ce fut alors comme si le sol se dérobait sous mes pieds : je glissai sur la surface rocheuse, qui était devenue lisse, puis n’eus plus pied. La corde se tendit à l’extrême, et, préférant mettre les sacs à l’eau plutôt que de voir la corde céder je baissai les bras, réussissant in extremis à me rattraper, et me remis debout au prix de maints efforts. Réfléchissant rapidement à la façon de traverser le fleuve sans perdre l’équilibre ni disparaître dans les eaux tumultueuses, je me rapprochai et passai les coudes par-dessus la corde. Je me déplaçai alors en pas chassés vers la rive opposée, évitant de mouiller davantage les sacs de vivres, que je tenais fermement contre moi. Je criai à Mithrandir de m’imiter, ce qu’il fit aussitôt. Ce fut ainsi que, quelques instants plus tard, me rapprochant de la berge opposée, l’eau devint de moins en moins profonde, et j’en émergeai progressivement. Je remontai alors sur la berge, espérant que Mithrandir me rejoigne sans incidents.
Cependant – les Valar ne m’avaient sûrement pas entendu -, après avoir franchi les trois quarts de la rivière, Mithrandir bascula soudainement en arrière, et fut emporté par le courant. Les deux sacs qu’il tenait glissèrent et sombrèrent dans les eaux profondes du fleuve, puis il disparut. La corde se tendit alors, puis s’effilocha rapidement en son milieu, avant de casser. Ses extrémités toujours accrochées aux rives, elle décrivit alors un mouvement circulaire, qui la ramena vers le bord du fleuve. Mithrandir, que j’avais cru noyé, refit soudain surface, agrippé fortement à la corde, son bâton toujours en main. Mon ami fut ramené à la rive par le courant, et je courus l’aider à en sortir.
Je le tirai vers un endroit convenable, pour qu’il reprenne ses forces. Sa respiration était saccadée. Il jeta son bâton à terre, puis s’effondra sur le sol, et ferma les yeux. J’ouvris mon sac, et aperçus au fond les vêtements secs de la Lórien. Je remerciai alors Dame Galadriel de les y avoir placés. Je les saisis rapidement, puis en couvris Mithrandir, qui tourna légèrement la tête, et ouvrit les yeux.
– J’ai… Je ne sais pas ce qu’il m’est arrivé… balbutia-t-il. J’ai été surpris par un fort courant, et j’ai lâché prise… et l’eau glacée…
Il était vrai que l’eau du fleuve n’était pas très chaude. Je pris mon sac, et en sortis une part de lembas. A la vue du balluchon, Mithrandir leva ses mains, et les regarda. Tout en lui donnant le pain elfique, je le rassurai :
– Vous avez bien fait de lâcher les sacs. Peut-être vous seriez-vous noyé si vous ne l’aviez pas fait.
– Ne vous inquiétez pas, me dit-il, reprenant peu à peu sa couleur et sa voix. J’ai prévu toute éventualité avant de franchir ce passage. Nous devrions normalement retrouver les sacs échoués sur la rive un peu plus loin en aval.
– Dites-moi, Mithrandir, comment avez-vous connu l’emplacement de ce gué ? Est-ce vous qui avez installé cette corde ?
– Oh non, fit-il en s’asseyant, mastiquant lentement le pain, ce n’est pas moi. Cette corde a été installée par des elfes qui souhaitaient traverser rapidement le fleuve. Je vous avoue que les elfes ont plus de facilité à se déplacer que tout autre être vivant sur Terre, et ils n’avaient conçu cet endroit que pour leur propre intérêt. Ils ont trouvé cette forêt appropriée, puisque la rivière s’y rétrécissait grandement. Cependant, en diminuant de largeur, les eaux se sont faites plus profondes, et le courant plus fort. Les elfes ont depuis cessé de l’utiliser, et ont laissé la corde à l’abandon. Mais il n’est plus la peine d’en parler, puisque notre seul moyen de traverser cet endroit vient de disparaître.
Il se tut un court moment, puis reprit :
– Vous avez trouvé une excellente manière de passer sans perdre l’équilibre, mais elle ne m’aura pas suffi.
– Tout ceci est maintenant terminé, et nous devons penser au chemin qui se présente désormais devant nous.
– Vous avez raison, Aragorn. Il nous faut cependant nous sécher, et nous reposer, après les forces que nous avons épuisées ici.
Après nous être essuyés et changés, nous nous allongeâmes, exténués, encore enveloppés du grondement tumultueux de l’Anduin, et nous nous endormîmes. Deux heures passèrent, et le ciel se couvrit de nuages, cachant le soleil maintenant haut placé, lorsque Mithrandir, de nouveau en forme, me réveilla. Nous préparâmes nos balluchons et partîmes à la recherche des deux autres sacs perdus. Nous nous dirigeâmes vers le nord afin de sortir du petit bois, puis prîmes à l’est. Au loin, au sud de la Forêt Noire, de grandes collines se dessinaient, hautes, et paraissaient former une mer de dunes gigantesque. Le fleuve commença lentement à virer vers le sud, dans une vaste courbe évasée. Mithrandir suivit le fleuve, qui était à présent redevenu deux fois plus large que dans la forêt. Il se frayait un chemin entre plusieurs collines, et créait ainsi de grandes vallées profondes et sinueuses. Lorsque l’Anduin fit face au sud, Mithrandir se rapprocha de la berge, parsemée d’immenses pierres, de galets et de quelques arbres.
– Nous devrions commencer à chercher à partir d’ici, me dit-il. Nous trouverons – je pense – assez facilement l’emplacement des sacs. Ils auront dû s’échouer, de par le tournant qu’accomplit le fleuve.
Il leva alors sa main, et la passa autour de la partie supérieure de son bâton, sur laquelle se trouvait une sorte de petit cristal transparent; Il murmura une petite incantation, et le cristal s’illumina faiblement, avant d’émettre une puissante lumière blanche. Mithrandir parla alors à voix basse au cristal, dans une langue qui m’était inconnue. Une sphère lumineuse aveuglante apparut alors au sommet du bâton, et enveloppa le cristal entier d’un nuage blanc. Soudain, un peu plus loin vers le sud, jaillit à côté de la rivière une haute colonne blanche qui transperça les nuages couvrant le ciel, et un mince filin relia les deux sources lumineuses. Mithrandir esquissa un sourire, qui s’effaça presque aussitôt. Il se demanda :
– Comment se fait-il que je ne puisse en trouver qu’un seul ?
Il parla à nouveau au cristal, qui s’illumina encore plus. La colonne et le filin se firent plus blancs encore, mais ne rivalisaient tout de même pas avec la lumière du jour. Je plissai les yeux devant l’excès de luminosité, et détournai le regard vers le sud, lorsque je vis, très loin vers l’horizon, une deuxième colonne apparaître faiblement. Mithrandir baissa la tête et poussa un long soupir :
– Nous avons perdu un sac. Le premier s’est échoué au pied de la colonne que vous voyez ici, mais le second a continué sa route et doit désormais se trouver après les Bas-Fonds du Sud. Nous pouvons donc avancer vers le premier, mais nous n’avons plus aucune chance de retrouver le second.
Il murmura encore quelques mots au cristal, qui diminua d’intensité ; la colonne du second sac disparut, et il ne resta plus qu’une haute colonne blanche rivalisant avec le ciel. Mithrandir se mit alors en route, suivant le fil argenté à travers les plaines des Terres Brunes en direction des Bas-Fonds du Sud. Le soleil avait pratiquement terminé sa longue descente derrière les nuages et jusqu’à l’horizon, et le fleuve décrivait une nouvelle courbe pour le rejoindre, lorsque nous arrivâmes à proximité de la colonne lumineuse. Mithrandir passa alors une nouvelle fois sa main au-dessus du cristal, et toutes les lumières blanches générées par le bâton disparurent, ne laissant aucune trace derrière elles. L’environnement se fit soudain plus sombre, comme si un voile foncé s’était installé devant mes yeux. Alors, au pied de la colonne qui venait de disparaître, à moins d’un mètre de la surface liquide de l’Anduin, apparut l’un des deux sacs qui avaient échappé à Mithrandir. Il était inondé, et son contenu eût été inutilisable si chaque objet n’avait pas été enroulé dans un tissu elfique, spécialement préparé par Galadriel. Je m’approchai du balluchon, me penchai et le saisis par la corde. Mithrandir, derrière moi, m’annonça :
– Avant de traverser le fleuve, j’ai équipé chacun de nos sacs d’une petite fiole,…
Il prit le sac que je tenais en main, l’ouvris, et après l’avoir fouillé, en sortis une fiole transparente, aux bordures gravées d’un blanc cristallin.
– …fioles, me continua-t-il, qui m’ont été offertes par la Dame de la Cité des Arbres en personne, et qui peuvent être repérées par mon bâton, comme vous avez pu le constater précédemment.
Il replaça la fiole dans le sac, puis le referma. Puis, il se tourna vers le sud, et regarda au loin en plissant les yeux.
– Que comptez-vous faire maintenant, Mithrandir ? lui demandai-je.
Il recula à ma hauteur, puis toujours regardant au loin, me parla :
– Voyez-vous ces collines lointaines ? me fit-il en les montrant du doigt. Derrière elles, se trouve une forêt s’étendant jusqu’aux rapides de Sarn Gebir. Cependant, nous en sommes trop loin pour y arriver avant la tombée de la nuit. C’est donc à vous que je m’adresse pour savoir si vous souhaitez continuer, ou vous arrêter avant pour passer la nuit.
Je regardai le ciel couvert qui s’assombrissait petit à petit, puis les collines délimitant l’horizon suderon. Même en pressant le pas, nous n’aurions aucune chance d’arriver à l’abri des arbres avant la nuit totale. Je proposai alors à Mithrandir d’avancer jusqu’à ce que la nuit ne nous le permette plus. Nous nous mîmes en route et nous éloignâmes du fleuve, mais l’épaisse couche de nuages empêcha très rapidement la faible lumière de parvenir jusqu’à nous. Nous dûmes nous arrêter sur un terrain herbeux pour passer la nuit, avant même d’être arrivés aux collines. Après avoir posé les sacs et mangé une ration de nourriture, nous nous allongeâmes sur l’herbe humide et touffue. Le silence s’installa rapidement, brisé par les coassements de quelques corbeaux et par le faible vent parcourant les plaines vides. Les nuages formaient un barrage opaque, ne laissant passer aucun rayon lumineux. Je m’endormis paisiblement, mais ne m’attendait pas à ce que la nuit fût de courte durée…
Deux heures passèrent, peut-être plus, lorsque je fus réveillé par un faible chuchotement à côté de moi. Je ressentis un mouvement presque imperceptible, et une lueur vacillante, semblable à celle d’une bougie sur le point de s’éteindre, perça l’obscurité qui régnait. Je m’aperçus rapidement qu’il s’agissait du cristal positionné au sommet du bâton de Mithrandir. Mais cette fois-ci, il ne l’utilisait pas pour repérer un sac. Le visage ridé de Mithrandir se dessina progressivement à la lumière du bâton. Quelques subtiles ombres lui donnaient un aspect terne et fatigué, mais il n’en était rien. Il me regarda dans les yeux, puis plaça son index sur ses lèvres, me faisant signe de me taire. Il passa sa main au dessus du cristal, qui s’assombrit et disparut automatiquement. Il se plaça alors juste derrière moi, et me murmura alors quelques mots :
– Je faisais mon tour de garde, lorsque j’ai aperçu vers le nord-est la faible lumière de torches. Puis des voix rauques se sont mises à crier, typiques de celles des Orques. Ils ont dû se perdre en route, car ils se sont beaucoup éloignés du chemin de la plaine d’Udûn. En tout cas, nous devons repartir au plus vite, car ils se dirigent droit sur nous.
– Peut-être les colonnes de lumière de la veille les ont-ils alertés, lui chuchotai-je.
– Il se peut qu’on les ait effectivement envoyés pour inspecter les environs, mais nous en parlerons une fois à l’abri. J’ai déjà tout préparé, et nous n’avons plus qu’à nous mettre en route.
Ce que nous fîmes immédiatement, nous dirigeant grâce à la très faible lueur du cristal, de nouveau illuminé. Tout en nous déplaçant, je jetai furtivement un regard en arrière, et vit effectivement une légère lueur orangée. Les nuages s’étaient lentement dissipés et révélaient une toile d’un bleu argenté profond, parsemée de petits points lumineux. La lune ne s’était pas levée cette nuit-là, et nous dûmes nous contenter de nos yeux écarquillés. Quelques rochers placés sournoisement sur notre chemin nous faisaient trébucher, et il nous fallut redoubler d’attention. Mithrandir abaissa notamment le haut de sa canne pour pouvoir apercevoir plus facilement les embûches du chemin. Après plusieurs dizaines de minutes de marche rapide, nous arrivâmes dans les larges collines que nous avions aperçues la veille. Mithrandir diminua alors le rythme de la marche, se déplaçant alors tranquillement. Il s’adressa alors à moi :
– Nous nous sommes éloignés de la patrouille d’Orques, mais nous devrions encore continuer jusqu’à l’orée du bois dont je vous ai parlé hier. Il ne se trouve qu’à une heure de marche, et avec un peu de chance, nous y arriverons aux premières lueurs de l’aube.
– Je suis partant pour cette solution, mon ami.
Nous pressâmes alors de nouveau la marche, mais à peine avions-nous parcouru vingt mètres que je m’arrêtai subitement, et regardai derrière moi. Une profonde couleur bleu nuit s’étendait devant mes yeux, mais j’avais cependant la très désagréable impression d’être épié ou d’être passé à côté de quelqu’un, tapi dans l’ombre. Je mis préventivement la main à la garde de mon épée. Mithrandir s’aperçut de mon brusque arrêt, et éteignit rapidement le cristal de son bâton. Je vis alors, grâce à la faible lumière qu’offraient les étoiles, l’Istari se diriger subrepticement vers un assez grand bosquet. Il se rapprocha doucement, sans aucun bruit, lorsqu’un ronflement brisa le silence. Mithrandir souleva alors son bâton, et le planta dans le bosquet. Un petit bruit se fit entendre, comme une longue plainte. Puis une forme sombre, aussi noire qu’un ciel nocturne couvert, surgit du bosquet, et courut à pleine vitesse droit sur moi. Elle me percuta de plein fouet, et poussa de petits jurons incompréhensibles. Je me ressaisis rapidement, et l’attrapai par la taille. L’individu se tortilla alors furieusement, tel une anguille, et parvint à me glisser des mains. Mithrandir marmonna à toute vitesse quelques mots, et un rai de lumière rouge jaillit du bâton, ratant de peu l’individu en fuite. Il disparut finalement dans l’obscurité environnante, et ses pas devinrent de plus en plus lointains, avant de s’évanouir.
Mithrandir soupira, puis ralluma faiblement le cristal, et vint vers moi.
– J’ai moi aussi senti quelque chose dans le buisson. Vous voyez maintenant de quoi notre cible est capable. Nous aurons beaucoup de mal à l’attraper, soyez-en sûr, et il ne se présentera pas beaucoup d’occasions comme celle que nous venons d’avoir. Car il est désormais averti de notre but, et il sait que nous voulons, en quelque sorte, l’attraper.
J’aquiescai silencieusement de la tête, tout en regardant l’endroit vers lequel il s’était enfui, et en réfléchissant à tout vitesse. Un détail m’échappait, un détail très important. Mithrandir s’essuya le front, tout en se disant :
– Je ne comprendrai décidément pas ce qu’il a dans la tête ! La route qu’il a prise depuis plusieurs années n’a aucun sens. Il n’a aucune destination précise, et erre ça et là, à l’est de l’Anduin. C’est en voyageant ainsi qu’il se fera prendre par l’ennem…
– L’ennemi ! l’interrompis-je, affolé, venant de comprendre ce qui me tracassait. Il s’est enfui précisément vers l’endroit d’où nous venons !…
– La patrouille des Orques ! continua-t-il, pris par la même panique que moi. Nous devons absolument le suivre, ou il tombera directement dans leurs mains ! Dépêchons-nous !!
Et nous repartîmes, dans la nuit étoilée qui commençait à ternir et à se teindre en un léger bleu clair vers l’est, annonçant le proche lever du soleil. Le jour se préparait, lentement mais sûrement, tandis que Mithrandir, tout en courant, éteignait d’un geste rapide le cristal. Nous avions désormais assez de lumière pour nous déplacer sans l’aide du bâton, et courions à travers les collines, les sacs s’entrechoquant derrière nous. Ce fut ainsi que nous vîmes de nouveau, quelques dix minutes plus tard, la lueur orangée des torches de la patrouille Orque. Elle était encore loin, mais Mithrandir, sans s’arrêter, prononça une incantation rapide. Un mince nuage blanc jaillit alors du bâton, et nous enveloppa lentement, avant de disparaître, emporté par la légère brise.
– Nous sommes maintenant camouflés, me fit-il, respirant profondément entre chaque fin de phrase. Malheureusement, cette incantation ne fonctionne que pour certains Orques, et je ne sais encore si ceux-ci nous démasqueront ou ne nous remarqueront pas. Cependant, ce camouflage est uniquement visuel, et le moindre bruit suspect pourrait les alerter. Restez donc près de moi, et ne dites plus un mot.
– D’accord, Mithrandir.
Et nous continuâmes à courir, ralentissant toutefois à l’approche du groupe. Nous nous aperçûmes alors qu’il n’était composé que d’une quinzaine d’Orques. Ils venaient de s’arrêter, afin de se reposer. Malgré le camouflage, nous nous cachâmes derrière un petit buisson de hauteur moyenne. Quelques voix retentissaient ça et là, des voix rauques, glacées et qui sortaient des profondeurs infernales des demeures de Sauron. Cependant, l’une d’elles surpassait toutes les autres, et paraissait donner des ordres :
– Gârhnashûk ! Pars avec Kromâkh chercher du bois ! On va faire un joli petit feu de joie. Shubrack ! Prépare le feu !
Les trois Orques s’exécutèrent, malgré quelques grimaces et des regards méprisants. Les coupeurs de bois se dirigèrent vers le buisson derrière lequel nous étions cachés, le seul qui s’élevait à des mètres alentour. L’un d’eux, apparemment Gârhnashûk, prit alors la parole, en prenant bien soin de ne pas se faire entendre par son capitaine :
– Si il croit qu’on va lui obéir jusqu’à Dol Guldur, il se trompe. Dès qu’on aura trouvé ce pourquoi on est venus, je me chargerai personnellement de le noyer dans le Fleuve.
Kromâkh frissonna lorsque son compagnon mentionna l’Anduin. Les Orques avaient un dégoût tout particulier envers l’eau, et essayaient d’en rester le plus loin possible. Puis il reprit ses esprits, en lançant :
– Au fait, où est-ce qu’on doit aller, maintenant ? On était tranquillement en train de rentrer de mission, quand…
Il désigna de la tête son Capitaine, puis se repencha aussitôt pour ramasser quelques branches, et reprit à voix basse :
– …quand il a vu cette espèce de colonne blanche.
Mithrandir, silencieux, se tourna vers moi. Je lui adressai un petit signe de la tête.
– Il essaie de bien se faire voir des supérieurs, dit Gârhnashûk, mais il ira pas très loin. La colonne, ça fait un bon moment qu’on l’a dépassée, mais il a pas voulu m’écouter, et il a continué à marcher. Et en plus, ça fait plus d’une journée qu’on marche sans s’arrêter. L’Oeil n’a pas que ça à faire, de s’occuper de petites colonnes blanches sans importance.
Je laissai échapper un petit rire intérieur. Les deux voix s’arrêtèrent soudain de parler. Mithrandir me regarda, apparemment déçu de mon comportement. Je me retins alors mon souffle, et un profond silence s’installa pendant quelques instants. Puis Gârhnashûk lança :
– C’est toi, Gùbronâgh ? Petite vermine, sale mouchard, fit-il en se levant, furieux, et en se dirigeant vers nous.
Je me préparai à reculer, mais Mithrandir me retint du bras. Soudain, de l’autre côté du buisson, une voix hurla :
– Gârhnashûk ! Kromâkh ! Qu’est-ce que vous foutez ? Revenez tout de suite !
– Kromâkh se retourna vers son Capitaine, et fit mine de s’excuser :
– On s’est trompés, on croyait que vous étiez par là-bas ! fit-il en montrant du doigt l’horizon maintenant clair.
Il donna un coup de coude à Gârhnashûk, qui, avant de se retourner, lança un regard furieux derrière le buisson. Ses yeux se posèrent sur nous et nous traversèrent, mais il ne nous remarqua cependant pas. Il suivit alors Kromâkh, et se dirigèrent ensemble vers le petit camp.
– Qu’est-ce que vous faisiez là-bas, hein ? Maintenant, on n’a plus le temps de s’arrêter, on doit repartir ! Allez, levez votre arrière-train, remuez-vous !
Ils se levèrent péniblement en un concerto de plaintes et de gémissements, quand Gârhnashûk, qui tenait toujours les branches dans ses mains, les jeta furieusement en criant :
– Oh, maintenant, y’en a marre ! Tu vas finir par nous rendre malades avec le chemin que tu nous fais faire !
Un petit murmure d’approbation s’éleva du groupe ; un autre Orque prit la parole et lança au Capitaine maintenant seul :
– Ouais, tu nous traites comme de la vermine depuis le début ! On est quoi pour toi ? De simples pions ?
– Et si on changeait pour voir ? lança un autre qui s’était tu depuis.
Un autre murmure se fit entendre, cette fois-ci plus fort. Le Capitaine reculait lentement, cherchant désespérément un moyen de sortir de l’issue dont il avait tragiquement idée. Il essaya en vain de sympathiser avec les Orques, mais le groupe mutin ne fléchit pas, resta à une certaine distance de son supérieur, et se rapprocha lentement du buisson où nous étions postés. Mithrandir mit sa main sur mon épaule en murmurant :
– Je pense que l’on devrait partir maintenant. Il n’y a plus rien à tirer d’eux, et ils n’attraperont sûrement pas Gollum. Partons vite, avant qu’ils ne nous remarquent accidentellement !
Le groupe en furie n’était maintenant plus qu’à cinq mètres de nous lorsque nous partîmes sur la pointe des pieds. L’échappée fut difficile, et nous essayions tant bien que mal de ne pas nous faire remarquer. Nous étions suffisamment éloignés des Orques, quand nous entendîmes derrière nous des hurlements, suivis d’un effroyable cri, perçant et déchirant. Puis des cris de joie s’échappèrent, signifiant que le Capitaine n’avait pas survécu à la mutinerie. A ce moment précis, le soleil émergea de derrière l’horizon, et baigna de lumière la vaste plaine des Terres Brunes. Les cris de joie se transformèrent alors en cris d’horreur, et, en jetant un regard en arrière, je vis le groupe d’Orques se disperser, essayant en vain de se cacher des rayons aveuglants et pénétrants. Nous marchâmes jusqu’à ne plus entendre les cris des Orques, puis nous arrêtâmes un court instant. La nuit avait été de courte durée, et nous devions à tout prix reprendre des forces. Nous organisâmes alors un rapide repas composé de lembas et de fruits, puis restâmes quelques instants à planifier cette nouvelle journée. Mithrandir sortit sa pipe et se mit à en avaler quelques bouffées, en contemplant le soleil matinal qui courtisait quelques nuages épars et dispersés ça et là.
– Nous avons désormais un problème sur les bras, commença Mithrandir. Nous savons que Gollum se dirige vers le nord et la Forêt Noire, mais pour combien de temps ? Qui nous dit s’il gardera sa route ou s’il changera brusquement de direction ? Nous devons tout de même tenter de le retrouver et, si la chance est avec nous comme elle l’a été cette nuit, nous pourrons peut-être tomber à nouveau sur lui.
– Et il nous faudra être prêt à ce moment. En tout cas, notre projet d’aller jusqu’aux plaines de Dagorlad tombe à l’eau.
Mithrandir aquiesca lentement de la tête, le regard perdu dans ses pensées. Il resta silencieux et immobile quelques secondes, et je craignis qu’il ne s’étouffe avec la fumée de sa pipe. Soudain, il lâcha une grande bouffée qui se répandit autour de lui en un mince voile, et se dissipa rapidement. Je sortis mon épée, puis commençai à la lustrer avec un chiffon. Lorsque Mithrandir eut fini sa pipe, nous rangeâmes nos affaires, mîmes les balluchons sur nos dos, puis repartîmes. Il décida alors de se diriger vers le nord et de suivre un chemin parallèle à celui qui longe la Forêt Noire. Le soleil guida facilement nos pas, et nous arrivâmes à un petit sentier de terre lorsqu’il atteignit le zénith. Nous marchâmes alors ensemble vers ce qui, sans le savoir, ne serait qu’une vaine course, où Gollum ne croiserait de nouveau notre chemin qu’une année et demie plus tard…
La rive ouest de l’Anduin
Isílya, 25 Néminë T.A. 3011
ou lundi 27 février de l’an 3011 du Troisième Âge
Courir… Il nous fallait absolument courir…
De hautes collines se dessinaient au loin vers le nord-ouest, et cachaient le fleuve fougueux de l’Anduin, qui réapparaissait à nous vers l’ouest, et décrivait une courbe pour nous rejoindre.
Nous étions sortis il y a seulement une heure, Mithrandir et moi, d’un petit bois, alimenté par un ruisseau maudit descendant des Monts de l’Ombre, et venions de passer une nuit cauchemardesque à tenter d’éviter différentes patrouilles d’Orques et de Suderons. Et ce cauchemar continuait péniblement : derrière nous, à une distance d’environ un demi mille, nous poursuivait un groupe de nombreux Haradrim qui nous avaient repéré la nuit durant. Mithrandir avait appliqué tout son art à nous camoufler, mais ce fut inutile contre ces ennemis attentifs, qui eurent vite fait de nous démasquer et de nous pister.
Le sentier de terre se faisait de plus en plus humide en avançant vers les collines : nous étions en plein undómë, et le soleil passa sous un grand nombre de nuages, pour offrir encore un court moment ses précieux rayons de lumière orangée. Le paysage situé à notre gauche était par conséquent impossible à admirer. De plus, une masse épaisse de nuages gris sombre était postée au-dessus de l’Emyn Arnen, qui était pourtant notre destination.
Nous arrivâmes à une bifurcation, la route de Harlond se détachant de celle de Harad. La route de droite se perdait au loin entre quelques arbres malveillants, et celle de gauche se dirigeait droit sur les collines de l’Emyn Arnen. Elles délimitaient l’Ithilien du Sud de l’Ithilien du Nord, et elles se dressèrent devant nous dès que nous prîmes le sentier de gauche. Nos poursuivants soulevaient autour d’eux un épais nuage de poussière, et nous ne pouvions les distinguer. Nous parcourûmes rapidement une trentaine de milles sur une plaine herbeuse et cependant aride, avant d’arriver de nouveau sous les arbres, maintenant ceux de l’Emyn Arnen. Ils étaient aussi dénudés que ceux de la forêt que nous avions traversé ce matin, mais paraissaient plus accueillants. Mithrandir regarda alors furtivement autour de lui. La lumière se fit plus sombre, stoppée par les nuages et les ombres de quelques branches au-dessus de nous, et le silence s’installa. Mais il fut rapidement balayé par les lointains cris des Suderons à notre poursuite. Soudain, Mithrandir s’écarta vivement du chemin, et s’enfonça dans la forêt peu profonde. Il me fit signe de le suivre silencieusement en camouflant nos pas. Il trouva un arbre aux branches basses, et décida de grimper dessus. Nous nous livrâmes alors à un petit numéro d’équilibriste, montant sur des branches de plus en plus hautes, petites et fragiles. Puis Mithrandir s’arrêta, et s’assit sur l’une d’elles, assez solide pour supporter son poids. Il reprit son souffle, et écouta attentivement.
Les cris se rapprochaient petit à petit de nous, puis s’arrêtèrent subitement. Le silence le plus total s’installa alors, aiguisant fortement notre ouïe. Notre vue fit de même, modifiée à cause du soleil sur le point de disparaître au-delà des nuages. Je regardai Mithrandir, qui paraissait nerveux et tendu, après la journée de fuite que nous avions vécu. Il mit la main sur la garde de son épée, et je compris que la bataille était désormais inévitable. Nous n’avions pas réussi à semer les Suderons, qui avaient maintenant compris notre supercherie et se rapprochaient dangereusement de nous. Je saisis mon arc, et sortis deux flèches de mon carquois. Après en avoir placé une, je tendis doucement la corde, prêt à toute attaque surprise. Le chemin se dessinait et était séparé de nous par quelques troncs de taille variable. Surgirent alors de l’ombre un groupe de vingt hommes, richement vêtus et lourdement armés, portant fièrement la bannière de Harad. Ils marchaient, et regardaient dans toutes les directions, attentifs au moindre mouvement. Les premiers du groupe ne remarquèrent pas l’endroit où nous étions sortis du chemin. Cependant, une dizaine de Haradrim furent passés, lorsque l’un d’eux regarda à terre, et s’arrêta. Il se pencha, et remarqua quelques branches cassées et ainsi que des brindilles affaissées. Il tapota alors l’épaule de son camarade, et lui demanda d’examiner les traces au sol. Puis, il leva la tête au loin, et regarda attentivement entre les troncs qui s’élevaient devant lui. Il balaya lentement les environs, et posa les yeux sur nous. Il resta un long moment à nous observer, plissant les yeux et vérifiant à deux fois. Il sortit alors doucement du chemin et avança vers nous. Il n’était plus qu’à dix mètres de l’arbre où nous étions perchés, lorsque je tendis fortement la corde de mon arc, et visai le Suderon, avant qu’il n’alerte le reste du groupe. Je lâchai la corde, qui vibra silencieusement, et la flèche fendit l’air pour atteindre sa cible en pleine poitrine.
Tout se passa alors en un éclair : le Haradrim tomba à terre en un bruit sourd et en poussant un petit gémissement. Ses camarades se détournèrent alors vers nous, et pénétrèrent au milieu des arbres en poussant des cris de guerre et en dégainant leurs épées. La chance fut avec nous, car ils n’avaient aucun archer, et je réussis ainsi à tuer plus de la moitié d’entre eux avant qu’ils ne trouvent notre cachette. Entre-temps, Mithrandir était discrètement descendu de l’arbre et attendait que j’épuise mes flèches pour lancer son attaque. Ce fut vite le cas, et il ne resta plus que cinq Suderons quand l’Istari chargea pour me laisser le temps de descendre à mon tour. Je dégainai mon épée et vint rapidement aux côtés de mon ami. Ce n’était pas la première fois que je le voyais combattre, mais j’étais toujours étonné de sa dextérité et de son agilité à manier en même temps son bâton et son épée. Par ailleurs, Glamdring luisait d’un faible éclat au combat. Les cinq survivants s’avérèrent plus difficiles à tuer que les précédents, peut-être fut-ce le fait que nous combattions au corps à corps. Nous nous livrions à une lutte acharnée entre les arbres, nous en servant autant de mur de défense que d’élément de surprise. Ce fut après maints coups d’épée et quelques égratignures, que nous fûmes enfin débarrassés du groupe de Suderons. Je m’essuyai le front, puis remis l’épée dans mon fourreau. Mithrandir rentra aussi Glamdring, et s’appuya contre un hêtre massif. Il respira profondément, puis prit la parole :
– Je deviens trop âgé pour ce genre de choses ! fit-il.
Un ton moqueur pouvait facilement se déceler dans le ton de sa voix, et il commençait à reprendre des couleurs, après le long moment de tension que nous avions traversé durant toute la journée. Nous prîmes une grande part de lembas, et décidâmes de nous reposer dans les environs. Je choisis de nous éloigner du lieu du combat, et Mithrandir aquiesca aussitôt. Nous nous levâmes, et fîmes route jusqu’à ce que la nuit nous environne totalement. Nous trouvâmes alors une petite clairière, parfaite pour nous reposer convenablement. Alors, une fois allongés, Mithrandir m’énonça à nouveau où nous étions sensés nous rendre le lendemain :
– Demain, nous sortirons de la vaste étendue de collines de l’Emyn Arnen, pour nous diriger vers le port de Harlond. Cela fait plus de douze lunes que nous n’avons cherché sur la rive ouest de l’Anduin, et Gollum pourrait peut-être s’y trouver…
J’écoutai tout en dodelinant légèrement de la tête. Mithrandir aperçut mon comportement bizarre, et termina au plus vite son discours. En effet, le dernier signe de notre cible nous avait été donné il y a plus d’un an auparavant. Et depuis, nous avons complètement perdu sa trace, cherchant en vain de la Forêt Noire aux lointaines frontières de Harad, en passant par les vastes plaines de Dagorlad, et en se risquant même à l’entrée du territoire de l’ennemi. Nous avons même failli à plusieurs reprises nous faire surprendre par des hordes hostiles, comme tel était le cas aujourd’hui. Mais notre espoir ne s’estompait pas, car nous avions maintenant la très nette impression de nous rapprocher sensiblement de lui, et cela nous redonnait du courage.
– Aragorn ??
Je m’étais brièvement assoupi, et je me rendis compte que Mithrandir tentait de me réveiller. Il frappait des mains et claquait des doigts devant mon visage, essayant de me sortir de mes songes.
– J’étais en train de vous expliquer le chemin que nous prendrions après-demain – ou Menelya, si vous préférez. Mais si vous êtes à ce point fatigué, je vous l’expliquerai au petit déjeuner demain matin.
Je restais perdu dans un songe, mi-conscient, mi-rêveur, et mit un certain moment à m’apercevoir que Mithrandir s’adressait à moi. Je clignai alors des yeux, puis revins à la réalité.
– Mmhh… Oui, oui, nous verrons cela demain, Mithrandir…, fis-je d’un ton nonchalant.
Je m’allongeai alors sur l’herbe douce. La température diminua considérablement, et nous nous couvrîmes des vêtements chauds de Lórien. La fatigue augmenta sa prise sur moi, et je finis par sombrer dans un profond sommeil réparateur. Les ténèbres m’entourèrent, et je ne vis bientôt plus rien…
– Il est temps de se réveiller, Aragorn ! me dit une voix qui se fit de plus en plus précise et bienveillante.
J’arrivai à distinguer la lumière du jour à travers mes paupières fermées. J’ouvris lentement les yeux, puis les refermai aussitôt, en plaçant ma main en visière. Les rayons matinaux du soleil traversaient – ou plutôt transperçaient – la forêt comme si elle était uniquement faite d’eau. Mes yeux toujours fermés, je remarquai alors une petite ombre se placer devant moi. Je soulevai de nouveau mes paupières, et vit un visage caché par le faux jour aveuglant derrière lui. Je mis un petit moment à m’adapter, et aperçus alors le sourire habituel de Mithrandir. Ses yeux étaient obscurcis par l’ombre de son chapeau gris et penché. Il me regarda longuement, puis me tendit la main afin de m’aider à me relever. Une fois debout, je regardai autour de moi, tel un nouveau-né découvrant pour la première fois le monde qui l’entoure. Toute trace des sombres nuages de la veille avait disparu, et malgré les branches nues qui nous entouraient, nous parvenions à distinguer au-dessus de nous un superbe ciel bleu clair. L’absence des nuages avait quelque peu rafraîchi l’atmosphère, et je gardai mes vêtements chauds. Un magnifique jeu d’ombres formés par les rayons lumineux, les arbres dénudés et la poussière environnante pouvait être aperçu dans l’ensemble de la forêt. Mithrandir et moi organisâmes alors un petit repas complet, pour nous permettre d’affronter avec sérénité la journée qui se présentait à nous. Mithrandir m’en fit une brève description, qu’il n’avait pu achever la veille :
– Si vous êtes moins enclin à vous endormir en ce moment, je peux vous expliquer le chemin que nous allons prendre. Nous traverserons le Grand Fleuve par le biais de la ville de Harlond, puis longerons les Champs du Pelennor et explorerons les environs, du Rempart à l’Anduin. Nous monterons demain, jusqu’aux premiers arbres de l’Ithilien du Nord, puis descendrons retraverser l’Anduin par Osgiliath. Il faudra cependant emprunter les souterrains, car la ville grouille d’Orques répugnants, et y pénétrer serait du suicide, tenant de la folie pure. Nous explorerons ensuite le val de Morgul, et nous dirigerons vers Minas Ithil et les escaliers de Cirith Ungol, sans toutefois les pratiquer. Mais nous verrons cela le moment venu…
Mithrandir et moi avions déjà exploré les environs de la demeure du Seigneur des Nazgûls, mais j’avais l’impression qu’il voulait y trouver autre chose – ou peut-être voulait-il tout simplement vérifier que Gollum ne se jetait pas bêtement dans la gueule du loup. Quoiqu’il en fut, il avait un autre projet en tête, mais il ne voulait pour l’instant pas le dévoiler. Nous partîmes rapidement, et adoptâmes une marche soutenue. Les premières pentes se firent sentir une petite heure plus tard, augmentant légèrement la difficulté de la marche. Le terrain devint plus raide, et nous émergeâmes subitement de la mer d’arbres dénudés. L’endroit où nous étions semblait être une île perdue au beau milieu d’un immense océan, une île vide, sans végétation, et baignée des rayons obliques de l’astre lumineux. Mithrandir s’arrêta un court instant afin de se repérer, fit un tour d’horizon, et remarqua vers l’ouest une ville lointaine que traversait le Fleuve de l’Anduin. Mithrandir s’exclama alors, furieux contre lui-même :
– Nous avons dévié de notre chemin ! Nous sommes approximativement en train de nous diriger vers Osgiliath. Il faut retrouver le sentier qui nous mènera à Harlond, nous perdons un temps précieux !
Il pressa le pas et descendit presque en courant la haute colline. Nous plongeâmes alors à nouveau dans la forêt, suivant une route invisible, et essayant tant bien que mal de garder une direction fixe. Mithrandir et moi parcourûmes vingt milles, à passer entre de grands arbres millénaires, avant d’arriver un petit sentier disposé là.
– Ca y est, nous avons retrouvé notre route, fit-il, le ton joyeux de retour dans sa voix. Nous arriverons à Harlond dans un peu plus de deux heures.
Ce fut effectivement le cas, et nous vîmes quelques maisons gondoriennes se dresser devant nous quand le soleil passa au zénith. Les arbres et les collines de l’Emyn Arnen étaient loin à l’horizon lorsque nous arrivâmes à l’entrée de la ville. Cinq années s’étaient écoulées depuis mon dernier passage au port de Harlond, et la ville s’était largement dépeuplée depuis. La menace des Pirates d’Umbar s’était faite de plus en plus grandissante, et certains Gondoriens craignaient de les voir débarquer ici. Les portes d’entrée étaient surveillées par deux gardes en armure, qui nous laissèrent passer sans discuter après avoir reconnu Mithrandir.
– C’est incroyable comme les gardes sont bienveillants avec vous ! lui fis-je, étonné.
– Je connais le traitement qu’ils réservent aux Rôdeurs, et je vous en plains, même si je n’ai jamais pu le constater. Cependant, ils ne m’ont laissé passer qu’à contrecoeur, perdant ainsi l’occasion de vous maltraiter. Il m’a fallu user de ma persuasion naturelle, pour qu’ils nous laissent passer sans anicroche.
Nous pénétrâmes ainsi dans Harlond, et nous rapprochâmes du port et du Fleuve. La ville devenait de plus en plus agitée en se dirigeant vers le port, et je vis plusieurs bateaux marchands amarrés décharger leurs précieuses cargaisons. Mithrandir se dirigea alors instinctivement vers un pont proche. Il faisait toute la largeur du Fleuve, et était entièrement fait de pierre blanche et de pavés lisses. Nous le traversâmes, avant de nous retrouver sur la rive opposée. Les bâtiments de la rive est avaient un teint différent, peut-être plus clair. De plus, les bateaux n’accostaient pas de ce côté du Fleuve, ce qui offrait un large panorama sur la ville d’en face et sur les lointaines et noires Montagnes de l’Ombre. Les maisons se firent de moins en moins grandes et nombreuses au fur et à mesure que nous nous rapprochions de la sortie. Une nouvelle fois, nous arrivâmes à une porte gardée, et les gardes ne nous laissèrent sortir qu’à contrecoeur. Enfin, nous arrivâmes sur une route très pratiquée, qui traversait le Gondor et le Rohan dans toute leur largeur, et pouvant nous amener de l’Isengard à Pelargir. Nous tournâmes alors au nord-est, et vîmes au loin d’une immense plaine une autre ville, cette fois-ci en ruine. C’était Osgiliath, ancienne capitale du Gondor, déchue suite à de nombreuses guerres qui la décimèrent autrefois.
Nous commençâmes à inspecter les environs, en explorant les plaines situées à droite de la route. Les recherches s’avérèrent rapidement infructueuses, et les rayons du soleil passèrent lentement du jaune brillant à l’orange agressif, tandis que l’astre glissait doucement sur la toile du firmament. Quelques nuages résistaient ça et là, et offraient à présent un magnifique relief empreint de blanc, de rose et de bleu. Nous avançâmes vers Osgiliath, mais traversâmes soudain la route et décidâmes de la contourner : une forme sombre enveloppait la ville frontière, presque comme un voile empêchant toute lumière de pénétrer dans l’enceinte de l’ancienne capitale. Une ambiance désagréable flottait au-dessus et autour de cette ville, et elle paraissait détenir quelque maléfice ou malédiction qui s’abattrait sur quiconque tenterait de la traverser. Nous vérifiâmes jusqu’au coucher du soleil la partie gauche de la route, et les recherches furent aussi riches en découvertes que celles que nous venions de faire. Nous choisîmes de dormir à l’abri d’un petit bosquet feuillu, même pendant l’hiver, et isolé, siégeant sur l’accotement du sentier menant au territoire du Rohan.
La nuit passa tranquillement, et nous fûmes uniquement dérangés par les sabots de quelques cavaliers passant de temps en temps dans la nuit. Un vent frais se leva, et rasa par petites houles la vaste plaine voisine des Champs du Pelennor, amenant de lointains nuages sombres qui couvrirent le ciel étoilé. Puis, sans prévenir, quelques gouttes se firent entendre dans le feuillage du buisson. Elles devinrent de plus en plus grosses, avant de se transformer en petits grêlons, qui fouettèrent sauvagement le bosquet. Ce dernier finit par perdre son rôle d’abri, et laissa filtrer des grêlons gros comme mon pouce. Mithrandir et moi prîmes tous les vêtements et couvertures chaudes qui étaient placés dans nos sacs pour nous protéger du froid et de la pluie. La nuit finit péniblement, les deux dernières heures étant les pires, et les grêlons devenant encore plus gros. Puis, aussi soudainement qu’elle était apparue, la grêle s’arrêta de tomber et les nuages se dissipèrent, laissant de nouveau place à un ciel qui s’éclaircissait progressivement. Le soleil préparait son approche, imperturbable, teintant le ciel oriental d’une faible couleur bleutée et de quelques touches orangées. Nous nous levâmes avant son apparition, et nous préparâmes à partir. Le soleil perça alors subitement l’obscurité qui régnait sur la plaine, et ses rayons commencèrent à inonder de lumière la Terre du Milieu. Les nuages de cette nuit maintenant allégés de leur charge s’étaient dirigés vers l’est, et ils furent colorés d’une joyeuse couleur jaune orangée. L’astre s’élevait lentement au-dessus de la ville frontière d’Osgiliath, qui paraissait toujours aussi peu enthousiasmante, malgré le ton clair qui émanait des bâtiments encore debout.
Nous nous mîmes en route, après avoir pris un petit déjeuner, composé de lembas, toujours aussi comestible que le jour où Dame Galadriel nous l’avait donné. Cependant, les vivres se faisaient de moins en moins nombreuses, et nous commencions à en manquer. Le réflexe nous vint de rationner les parts. Nous prîmes alors deux fois moins de pain elfique qu’à l’accoutumée. En agissant ainsi, nous pouvions encore espérer nous nourrir durant deux, voire trois mois. Cette journée était assez chargée, et nous devions explorer le nord d’Osgiliath, pour redescendre à la ville frontière, et la franchir par les souterrains. Ces souterrains allaient être un calvaire, je le sentais dans mon coeur, mais nous n’avions pour l’instant pas le temps d’en discuter. Nous prîmes la direction du Nord, et suivîmes le chemin qui passait juste à côté du bosquet jusqu’à la hauteur de la Forêt Grise à notre gauche et d’un autre petit bois à notre droite. Nous tournâmes alors et mîmes cap à l’est, vers le soleil qui se hissait péniblement sur le fond bleu uni. La forêt se dressait lentement devant nous, au fur et à mesure que nous avancions, mais le terrain était quasiment impossible à pratiquer, après la quantité de pluie qui était tombée la nuit même. Nos pieds s’enfonçaient un peu plus à chaque mouvement, et nos vêtements commençaient à baigner dans la boue qui s’était formée. Même Mithrandir traînait difficilement sa cape grise, qui avait obtenu une légère couleur marron. Nous avions beaucoup de peine à parcourir les dix milles qui nous séparaient de la forêt, et nous y arrivâmes seulement lorsque le soleil atteignit son apogée. La recherche dans la forêt fut de toute évidence encore moins fructueuse qu’à l’habitude : nous ne couvrîmes qu’une petite superficie de l’étendue de végétation de vingt-cinq milles sur quinze, et fûmes contraints de rebrousser chemin avant la tombée de la nuit, pour ne pas nous embourber. Nous sortîmes avec plus de peur que de mal de la forêt, et aperçûmes vers l’ouest le soleil sur le point de coucher, passant derrière de petits nuages blancs – ou plutôt rose orangés vu les rayons qui les traversaient. Nous nous mîmes en direction de la ville ruinée d’Osgiliath, qui dessinait dans le soir blême une frêle forme prête à s’effondrer. Etrangement, la ville était beaucoup plus près qu’elle en avait l’air, et nous traversâmes les dix milles de distance avant même la disparition complète de la lumière à l’horizon. Mithrandir s’arrêta à quelques encablures des premiers bâtiments de la ville silencieuse, et se tourna vers moi :
– Pour éviter à nouveau de nous faire repérer pendant la nuit, je souhaiterais traverser les souterrains d’Osgiliath cette nuit même. Je crains que nous reposer ici ne nous pose plus d’ennuis que nous n’en voudrions.
J’aquiescai en silence, et, tirant sur les bretelles de mon sac pour le remonter, je suivis Mithrandir dans l’obscurité qui s’installait progressivement. Je connaissais l’existence de ces souterrains, mais ne les avait emprunté qu’une seule fois. J’étais par conséquent incapable d’en trouver l’entrée, et encore moins de nuit. Cependant, Mithrandir, lui, semblait se diriger les yeux fermés vers l’enceinte de la ville et vers une petite bâtisse de pierre blanche, construite entre trois maisons plus grandes. Cette bâtisse n’était pas protégée, n’étant bloquée par aucune porte. En son entrée, nous trouvâmes un long et raide escalier de pierre, dont les marches étaient voûtées par le temps et le passage des hommes. Cet escalier conduisait dans un endroit obscur, et Mithrandir alluma faiblement son cristal pour se repérer. Nous commençâmes à descendre les marches, et nos pas résonnaient faiblement, se répercutant sur les murs qui nous entouraient. L’obscurité nous entoura, et le cristal s’assombrit soudainement. Mithrandir souffla, agacé, et prononça quelques paroles complexes, puis le cristal reprit son illumination normale.
– Osgiliath est réellement entourée d’une aura sombre, et Sauron exerce ici un poids important, me disait-il à voix basse. Sur le sort réservé à cette ville, la balance penche petit à petit du côté du Seigneur des Ténèbres. Cependant et à mon grand étonnement, Denethor ne s’aperçoit pas que cette ville est une charnière pouvant ouvrir à l’ennemi la porte de la victoire. Si Osgiliath tombe, le sort de la Terre du Milieu ne tiendra plus qu’à un fil, car Minas Tirith sera condamnée.
Nous marchâmes un petit moment sur un dallage dur et régulier, avant d’arriver à un sol déformé et humide.
– Nous voici arrivés dans les souterrains d’Osgiliath, annonça Mithrandir. Désormais, nous ne nous arrêterons que lorsque nous serons sortis des profondeurs immondes de cette ville.
Il s’engagea alors dans les tunnels obscurs, qui révélèrent péniblement, grâce au faible halo de lumière qu’émettait le cristal, des murs sales et poussiéreux, ainsi qu’un passage empli d’eau d’égout, de déchets, et même de cadavres. Maintes batailles s’étaient déroulées à la ville frontière, et une petite partie avait eu lieu dans les égouts. Des Orques et des Gondoriens, mais aussi des Orientaux étaient morts ici. Je regardai autour de moi, et contemplait cet horrible spectacle, qui tirait facilement des insipides Marais des Morts. Le terrain était en pente douce, et nous descendions petit à petit, entourés par le faible son de gouttes tombant dans la mare d’eau sale environnante. Une bifurcation se présenta à nous, et nous prîmes le chemin de droite. Puis, sans prévenir, la lueur qui jaillissait faiblement du cristal se mit à vaciller, telle une bougie n’ayant pratiquement plus de cire, puis s’éteignit. L’obscurité nous envahit, et je n’arrivai même pas à voir Mithrandir situé juste devant moi. Ce fut alors comme si tout s’était stoppé autour de nous : les gouttes s’arrêtèrent de tomber, et la très faible brise qui parcourait les tunnels souterrains disparut. Seul notre souffle brûlant brisait le silence en créant de la buée devant nous. Un froid pénétrant s’installa et renforça l’humidité déjà omniprésente.
– J’ignorais que le pouvoir qu’étend Sauron sur cette ville était aussi grand, lâcha Mithrandir, étonné. L’Ombre parvient même à annuler certains de mes pouvoirs. Nous sommes forcés de marcher les bras levés et à tâtons. Quand nous commencerons à remonter, je tenterai de rallumer le crist…
“floc ! floc ! floc ! floc ! floc !”
Mithrandir fut interrompu par le bruit de pas dans l’eau derrière lui. Nous nous tûmes, et écoutâmes attentivement. Les pas s’arrêtèrent, et un lourd silence tomba. Puis, ils recommencèrent, cette fois à une allure plus modérée. Qui pouvait bien-être cet individu ? Un Orque ? Leur déplacement se faisait majoritairement la nuit, et les tunnels leur étaient propices. Mais nous fûmes rapidement fixés sur l’identité de la personne, lorsque nous entendîmes un faible grognement, qui nous était étrangement familier. Les pas se rapprochèrent lentement, et nous sentions un certain doute dans le comportement de Gollum. Dans un “floc” de plus en plus fort, nous l’entendîmes avancer vers nous, puis accélérer soudainement et s’éloigner. Je me retournai vivement et courus vers le son. Je me souvins alors de la bifurcation que nous avions emprunté un instant plus tôt, et m’aperçus qu’il avait pris l’autre chemin qui se présentait à lui. Je me lançai à sa poursuite, et entendis ses pas clapotants s’éloigner, puis disparaître dans l’obscurité.
– Arrêtez, Aragorn ! cria Mithrandir derrière moi. Il est trop loin, et vous ne pourrez le rattraper dans cette obscurité. La seule chose que nous pourrons gagner sera de nous séparer sans plus pouvoir se retrouver, et nous perdrons sa trace encore plus rapidement. Hâtons-nous, si nous voulons le retrouver ! Prenons le chemin qu’il a emprunté, nous arriverons ainsi plus près de lui.
Je sentis Mithrandir passer à côté de moi, les mains posées sur le mur pour se guider. Il reprit le flambeau et se dirigea dans le sombre couloir. Une heure passa, alors que nous étions encore dans le souterrain, à tenter de pister Gollum. Il devait avoir, comme les Orques, une nette préférence pour l’obscurité, et ses yeux devaient y être habitués. Nous aperçûmes tout à coup une faible lueur au loin – peut-être était-ce le clair de lune. Puis le tunnel se mit à remonter doucement, et l’eau se fit de moins en moins profonde. Mithrandir essaya alors de rallumer le cristal, qui émit un petit clignotement avant d’illuminer le couloir d’une petite lumière blanche. Le déplacement se fit alors plus rapide, pataugeant dans les flaques à présent moins gênantes. Puis nous débouchâmes sur un petit buisson épineux, dont les branches avaient déjà été écartées par notre individu. Nous sortîmes, et aperçûmes en contrebas la ville d’Osgiliath. Ce souterrain nous avait menés en dehors de la ville, et nous n’en attendions pas mieux. Mais un autre problème fit rapidement surface : où était passé Gollum ? De vastes étendues d’herbe et de collines s’offraient à nous, éclairées par les rayons de la lune. Au loin, se dessinaient dans un faible relief les Monts de l’Ombre, et derrière eux émanait une puissante lumière rouge flamme, originaire de la Montagne du Destin. Mithrandir éteignit le cristal, et fit un tour d’horizon en plissant les yeux, mais l’obscurité qui régnait nous empêchait de voir à plus de cinquante mètres.
– Nous avons perdu la trace de Gollum, tout du moins jusqu’à demain matin, me dit Mithrandir. Nous essaierons alors de repérer le chemin qu’il a suivi. Il faut maintenant trouver un endroit pour nous reposer.
Nous continuâmes vers l’est et nous éloignâmes ainsi de la ville frontière, qui disparaissait lentement sur la toile noire du firmament. Bientôt, les eaux malsaines du Morgulduin apparurent, embaumant de son petit grondement l’endroit où nous nous trouvions. Ce ruisseau serpentait entre quelques petites collines et formations rocheuses. Nous décidâmes de nous reposer à proximité d’un petit groupe d’arbres solitaires, s’élevant silencieusement au-dessus de la plaine vallonnée. Mithrandir, apparemment vexé d’avoir échappé de si peu à Gollum, ôta son chapeau et le laissa tomber au sol. Il posa son bâton, et s’allongea sans dire un mot sur l’herbe humide. Je fis de même, et fermai rapidement les yeux, éreinté par la journée de marche que nous avions accompli, alors que le jour recommençait déjà à prendre le dessus sur le tapis noir étoilé.
Le soleil était déjà bien haut situé dans le ciel, quand j’ouvris les yeux. Cependant, un détail désagréable me réveilla instantanément, comme si l’on avait vidé un tonneau entier d’eau glacée sur ma tête : je ne m’étais pas réveillé de moi-même, ni Mithrandir. Nous n’étions pas seuls, et un groupe d’une trentaine d’Orques nous avait entouré, nous menaçant de leurs armes. Ils avaient subtilisé les nôtres, nous laissant à leur merci. Je me levai rapidement, et aperçus Mithrandir, les poignets liés, tenu par un Orque de forte corpulence. Il me regarda, puis se tourna vers son gardien, qui le fixait d’un oeil méprisant. Trois ennemis me saisirent, deux par la taille, et le troisième essayant de me lier les mains. Ce fut rapidement chose faite, et l’on me rapprocha de mon ami. Un Orque se détacha du groupe, puis s’avança vers nous. Il stoppa à vingt centimètres de mon visage, puis se mit à soutenir longuement mon regard. Son haleine formait dès la sortie de sa bouche un énorme nuage de buée qui m’atteignit en pleine face. Je fronçai les sourcils, mais me persuadai à le fixer fermement. Ce petit jeu dura un peu moins d’une minute, avant qu’il n’abandonne et ne recule. Il prit alors la parole :
– A croire que cette nuit se sera vraiment bien terminée ! On s’apprêtait à rentrer lorsqu’on vous a croisé, endormis. Je ne te donnerai pas l’occasion de te laisser filer, Tharkûn. Le Seigneur de Luzburg sera vraiment ravi de voir que je… qu’on t’a attrapé. On va t’emmener dans les geôles de Minas Morgul en attendant que la nouvelle arrive à Sauron.
Mithrandir regarda d’un air mauvais le supérieur des Orques, qui prit un air hautain en le regardant avec dégoût.
– J’aurais dû vous envoyer dans les profondeurs du Monde le jour où nos chemins se sont croisés, Shagrat.
– Oui, mais tu ne l’as pas fait, vieillard, répliqua l’Orque, d’un ton ironique. Ton orgueil t’oblige à faire certaines choses qu’aucun autre ne ferait. Tu es fier, Tharkûn, et c’est ce qui vient de causer ta perte. Allez les gars, on s’en va !
Le val de Morgul
Eärenya, 28 Néminë T.A. 3011
ou jeudi 1er mars de l’an 3011 du Troisième Âge
– Il est là, fit-il à voix basse.
Il me regarda et m’adressa un signe de tête. Puis il fixa le ciel et émit un long sifflement aigu, qui dépassa presque notre champ d’audition. Les Orques se retournèrent vivement en hurlant de douleur et en se bouchant les oreilles. Ce sifflement était harmonieux, et paraissait répondre au cri qui était survenu quelques instants auparavant. Puis des nuages blancs sortit une forme grise, pratiquement impossible à distinguer, l’astre lumineux étant juste derrière lui. Elle descendait en larges cercles, et poussait de temps à temps son cri. La forme se révéla être un aigle, immense, d’une envergure de plus de cinq mètres. Le groupe l’aperçut et commença à se disperser. L’aigle glatit une nouvelle fois, et ce fut la débandade chez les Orques, qui, affolés, abandonnèrent nos armes et s’enfuirent le dos courbé, craignant qu’il ne les attaque. Mithrandir et moi restâmes debout, et regardâmes les Orques disparaître au-delà des collines qui nous entouraient. L’aigle se rapprocha et se prépara à atterrir ; dans un rapide battement d’ailes, il se posa majestueusement sur le sol. Il replia ses ailes et vint vers Mithrandir.
– Aragorn, voici Gwaihir, le Seigneur des Vents. Il nous attendait afin d’apporter son aide dans notre mission. Mais je ne m’attendais pas à ce qu’il vienne nous délivrer, et je vous en remercie, Gwaihir.
L’aigle s’inclina gracieusement, puis se mit à couper nos liens avec son bec acéré. Il énonça ensuite quelques mots dans le Parler Commun :
– Vous débarrasser de ces êtres répugnants ne fut pas une gageure. Je dirais même que c’eût été un jeu d’enfant. Mais que vois-je là ? fit-il en se tournant vers moi. N’est-ce pas…
– Aragorn, fils d’Arathorn, fis-je en m’inclinant devant l’aigle.
– Le descendant d’Isildur lui-même, compléta Mithrandir. Il m’aide dans ma tâche depuis voilà un peu plus de quinze lunes.
Le nom de Gwaihir ne m’était pas inconnu, mais c’était la première fois que je le voyais en chair et en os. Le simple fait de l’avoir comme aide me donnait une étrange impression de facilité. Mithrandir passa un long moment à prendre des nouvelles du clan des aigles, dont Gwaihir était le chef. Puis après avoir mangé, nous repartîmes en direction du renfoncement rocheux et de la cité de Minas Morgul.
– J’ai fait appel à notre ami Gwaihir pour nous faciliter la tâche. Il nous aidera tant que nous serons dans les parages afin d’éviter les patrouilles ennemies – dont une nous a surpris ce matin même – et de repérer Gollum. Gwaihir survolera le terrain que nous pratiquerons, et nous avertira au moindre problème ou signe de notre cible.
J’aquiescai, et regardai l’aigle battre légèrement des ailes, puis s’envoler après avoir pris de l’élan. Il ne devint bientôt qu’une ombre grise sur les nuages, qui disparut et se noya dans la masse blanche. Un petit cri parvint encore à nos oreilles, avant de s’évanouir. Mithrandir se leva, prit son chapeau et son bâton, et commença à marcher d’un pas franc et résolu vers les proéminences rocheuses des Monts de l’Ombre, qui se dressaient maintenant devant nous. En un peu moins d’une heure, nous arrivâmes au renfoncement menant à la cité maudite de Minas Morgul, toujours surveillés par Gwaihir.
– Gwaihir ne descendra que pour des faits extrêmement importants, annonça Mithrandir, aussi devons-nous dégainer nos épées. Il nous préviendra par un cri aigu si un groupe s’approche. Nous devrons alors être très prudents, et les éviter si possible, afin qu’ils n’alertent pas leurs camarades. Toute imprudence de notre part pourrait s’avérer fatale pour la mission. Nous devons donc surveiller à la fois les alentours mais aussi nous-même.
Je sentais le regard du Seigneur des Vents posé sur nous, à plusieurs centaines de mètres de hauteur.
– Votre camouflage ne peut marcher, ici, n’est-ce pas ? demandai-je à mon ami.
– En effet, Aragorn. Le pouvoir de l’ennemi est trop puissant pour que mes pouvoirs puissent nous cacher des yeux malfaisants. Maintenant, taisons-nous, pour ne pas nous faire repérer.
Nous continuâmes alors notre chemin, entourés par d’immenses falaises noires à pic. Un unique chemin de terre brûlée se présenta à nous, et nous fûmes contraints de l’emprunter. Il se rapprocha de la falaise sud et commença à monter légèrement. Il se détacha progressivement du sol, avant d’être uniquement racolé au flanc de la montagne, et de continuer à grimper, comme s’il tentait d’atteindre le sommet d’un pic inaccessible. Le sol fut rapidement loin en contrebas, et n’importe quelle personne qui aurait regardé par-delà la petite route aurait eu le vertige. Au détour d’un virage, Mithrandir s’arrêta et me montra l’effrayante cité de Minas Morgul, dans l’obscurité environnante.
Au loin se dressait une haute tour noire, moins haute toutefois que la cité de Minas Tirith, qui venait rivaliser avec les falaises proches. Ses arêtes étaient pointues et tranchantes, et sur toute la surface se dessinaient maintes rainures larges et profondes, alimentant le sentiment de hauteur et de supériorité. Les nuages noirs disposés là éternellement lui donnaient un aspect encore plus terrifiant, et elle n’était éclairée que par une étrange lumière verte, à la fois faible et malveillante. Elle offrait un relief à cette tour, qui se détachait sans peine de la montagne paraissant pourtant la submerger.
– Voyez Minas Morgul, me fit Mithrandir d’un air grave, gardienne de la seule entrée du Mordor – après la Porte Noire, bien entendu -, et demeure du Seigneur des Nazgûls, le terrible Roi-Sorcier d’Angmar. Ici règne un mal que seule dépasse la Tour Noire de Mordor, Barad-Dûr. C’est pourtant notre chemin, et nous passerons juste à côté de son entrée, pour emprunter les Escaliers raides de Cirith Ungol, que nous n’utiliserons pas jusqu’au bout. Puis Gwaihir nous prendra sur son dos et nous amènera au-dehors de ce lieu maléfique.
Nous continuâmes notre route, et la tour de Minas Morgul se fit de plus en plus proche. Cependant, après un petit virage à droite, elle disparut derrière une épaisse falaise, et nous nous écartâmes d’elle.
– Nous devons aussi vérifier les environs de la cité, pour voir si Gollum ne s’y est pas réfugié pendant la nuit. Ce tour ne sera pas long, et nous devrions avoir vérifié la totalité du val de Morgul dès ce soir, si nous n’avons pas de problèmes.
Le chemin se mit alors à redescendre lentement, entre deux proches falaises. L’espace dans lequel se glissait le sentier ne faisait pas plus d’un mètre de large, et nous eûmes vite fait de le vérifier. Soudain, après une longue série de virages, les deux falaises s’écartèrent, et nous débouchâmes une nouvelle fois sur la Cité de Minas Morgul. Nous étions cependant arrivés à sa portée, et vîmes un large pont qui traversait une vallée profonde, et permettant de relier la tour à la terre ferme. A notre gauche s’ouvrit une immense route, prévue pour le passage d’une armée innombrable, et amenant directement hors des Monts de l’Ombre, droit devant la ville frontière d’Osgiliath. Devant nous, le pont était délimité par un simple muret de cinquante centimètres de hauteur. A son extrémité, deux immenses portes de fer s’élevaient, sur lesquelles pouvaient être aperçues des formes longues et droites, sculptées dans la porte. L’entrée du pont était caractérisée par deux statues de gargouilles froides et pénétrantes. J’avais l’impression de les voir vivantes, et de les entendre pousser leur grognement, qui se répercutait sur toutes les falaises sombres de Morgul – ou peut-être était-ce un vrai grognement ?
Je repris soudain conscience de l’importance de ma remarque, et m’aperçus que le grognement provenait d’un autre endroit que la gargouille. Mithrandir venait aussi de s’apercevoir de la présence de Gollum, et était en train de regarder autour de lui pour essayer de le repérer. Mais l’obscurité n’arrangeait pas les choses, et nous avions l’impression que le grognement se trouvait partout à la fois, se répercutant sur toutes les falaises proches, et nous brouillant sans cesse. Puis, loin au-dessus de nous, résonna le faible cri de Gwaihir. Les évènements se déclenchèrent alors à la chaîne :
Gollum sursauta, effrayé par le cri soudain de l’aigle, et je le repérai facilement, caché en hauteur dans un recoin des Escaliers de Cirith Ungol. Mais des cris rauques d’Orques sortirent en même temps de la route large à notre gauche, et nous obligèrent à revenir en arrière sans que l’on nous aperçoive. Au même moment, de l’autre côté du pont, résonna un puissant et terrifiant cor, qui fit vibrer la terre entière. Mon corps ressentait toutes les vibrations qui émanaient de ce cor, et je m’appuyai contre la falaise proche pour ne pas perdre l’équilibre. Un bruit sourd se fit entendre, et le battant droit de la porte de fer de Minas Morgul s’ouvrit lentement, préparant l’entrée de la patrouille d’Orques qui arrivait. De la porte se dégagea une aveuglante lumière verte, identique à celle qui éclairait la tour. Alors, devant nous, au coin de la falaise, dans la faible luminosité qui régnait, surgit un groupe de deux cents Orques environ, qui marchaient d’un pas désordonné. Leurs bannières flottaient au-dessus d’eux, et arboraient l’oeil du Seigneur Ténébreux. Puis, après les Orques suivirent une petite garnison d’Orientaux, richement armés et habillés. Eux marchaient au pas, néanmoins à la même vitesse que ceux qui les précédaient. L’arrière-garde pointa le nez, et y étaient postés une dizaine de cavaliers de Rhûn, qui portaient chacun une bannière. Ils empruntèrent le pont, avant de s’éloigner et de passer l’immense porte, pour disparaître dans l’enceinte de la Cité de Minas Morgul, gardée par deux statues lugubres d’une vingtaine de mètres de haut. Ces statues étaient celles d’Elendil et Isildur, mais l’environnement néfaste de la demeure du Seigneur des Nazgûls les avait terni, elles qui avaient pourtant rayonné le jour de leur construction. Puis la porte amorça sa fermeture, et coulissa lentement sur ses puissants gonds. Elle se referma dans un bruit sourd, plus fort que le précédent.
Je n’attendis pas un instant de plus pour sortir de ma cachette. Je me dirigeai automatiquement vers les Escaliers et la corniche où j’avais aperçu Gollum. Nous avions laissé filer l’occasion de l’attraper. Cette occasion avait été unique, car l’environnement naturel le coinçait, avec deux seules issues possibles : soit descendre et tomber dans nos mains, soit monter et se diriger vers Gwaihir. Je m’apprêtai à gravir les premières marches lorsque je sentis Mithrandir couper mon élan en m’empoignant le bras. Je me retournai, et le vis mimer un sifflement. Il était, en fait, réellement en train de siffler, mais utilisait une fréquence si élevée que je ne pouvais l’entendre. Des airs répondit un cri, celui de Gwaihir, qui glatit trois fois de suite, marqua un temps d’arrêt, puis cria deux nouvelles fois. Mithrandir s’engagea alors, rapide comme l’éclair, sur les marches, en me disant d’un ton affolé :
– Il a aperçu Gollum ! Dépêchons-nous de le rattraper, avant qu’il ne le perde de vue !
Gollum avait dû se servir de l’intervention miraculeuse des Orques comme d’une diversion pour continuer à grimper pendant que nous ne l’apercevions pas. Nous nous mîmes à monter à une vitesse folle les marches raides, hautes de cinquante voire soixante centimètres chacune. Nous arrivâmes quelques instants plus tard à une bifurcation : un petit sentier s’éloignait du chemin principal, pour se perdre dans les montagnes à notre gauche. Mithrandir siffla à nouveau, et Gwaihir lui répondit de deux cris espacés. L’inquiétude de Mithrandir disparut aussi vite qu’elle était apparue, et laissa place à un souffle rassurant :
– Il a pris par la gauche. Ce chemin nous ramène dans le renfoncement de Minas Morgul. Je craignais un court moment qu’il ne se dirige vers la tour de Cirith Ungol. C’eût été la fin de tout espoir, car il aurait été pris par l’ennemi. Maintenant, il nous faut le coincer, sans quoi il nous échappera encore une fois.
– Nous devrions nous séparer pour l’empêcher de revenir du côté du territoire ennemi et lui bloquer l’accès…
– En effet, Aragorn. Suivez le chemin qu’a pris Gollum jusqu’au renfoncement. Vous arriverez sur la route large qu’ont empruntée les Orques tout à l’heure. Vous m’y trouverez normalement, car je vais reprendre notre route en marche arrière et revenir sur nos pas, et je sais à peu près où débouche ce sentier.
– Qu’en est-il de Gwaihir ? demandai-je à mon ami, l’adrénaline commençant à monter en moi.
– Il va de ce pas pister Gollum, et nous indiquer où il se trouve. Partons vite, où nous n’aurons aucune chance de le retrouver !
Mithrandir siffla rapidement la tête renversée, se détourna vivement, sa cape grise flottant dans l’air, et descendit à reculons les Escaliers, pour plus de sûreté. Quant à moi, je regardai le chemin vers lequel je devais me diriger. L’après-midi était déjà bien avancé, mais les nuages noirs de Mordor empêchaient la lumière du soleil de parvenir jusqu’ici. Le sentier était par conséquent sombre, aussi sombre que si nous étions aux premières lueurs de l’aube et non entourés de nuages. Je pris une profonde inspiration, et m’enfonçai dans le sentier bordé par deux falaises. Il était peu large, et dessinait une légère pente, parsemée de très nombreux virages et de rochers. Soudain, après une dizaine de minutes d’une course effrénée, je débouchai sur une corniche, avec loin en contrebas la route large de Minas Morgul. Je faillis perdre l’équilibre, et balançai des bras pour revenir en arrière et ne pas tomber. Après avoir repris mon souffle quelques instants, je repartis. Un petit virage se présenta au bout de la corniche, et, une fois franchi, la vue de la large route disparut. Néanmoins, avant de m’enfoncer, je vis derrière moi, en bas, une ombre furtive courant le long de la route. Cette forme n’était pas plus grande qu’un bouton de chemise, mais je distinguai derrière elle une cape virevoltante. Je me pressai alors et parcourus rapidement le sentier, qui s’était de nouveau glissé entre deux imposants rochers. Cette fois-ci, la pente se fit plus raide, et je me penchai en arrière pour ne pas tomber. Quelques instants plus tard, j’entendis le faible cri de Gwaihir dans les airs. Je me mis à courir encore plus rapidement, craignant qu’il y ait un quelconque problème, et je débouchai soudain sur la large route, qui par un virage prononcé, me paraissait moins large. Je regardai attentivement autour de moi, lorsque j’entendis le son de pas précipités à ma gauche. Mithrandir surgit alors à toute vitesse de l’ombre, et je vins à ses côtés, m’adaptant à son allure rapide. Tout en courant, il me dit entre deux reprises de souffle :
– Gollum se dirige…sortie du Val de Morgul… Gwaihir…aperçu dans l’ombre… Mais il est loin…et…devons le rattraper…rapidement,… avant qu’il disparaisse…définitivement…
Il pressa alors le pas et courut à toutes jambes, dans l’obscurité et la poussière environnante. Un petit nuage s’élevait à notre passage, avant de retomber, silencieux, sur la large route de terre. Nous vîmes une légère teinte claire se dessiner, loin devant nous et sûmes qu’il s’agissait de la sortie du Val de Morgul ; Mithrandir accéléra alors une nouvelle fois, mais notre élan fut rapidement coupé par un cri lointain, celui de Gwaihir. Je levai la tête, et vis l’aigle descendre en larges cercles, et se diriger vers nous. Mithrandir s’arrêta, essoufflé, et regarda en l’air, ses mains posées sur ses genoux pour reprendre sa respiration. Gwaihir atterrit avec la même grâce que la fois précédente, et nous apporta une nouvelle importante :
– Je suivais Gollum des yeux, qui était sorti du val de Morgul, lorsque j’ai aperçu à un mille de distance à peine de vous un groupe de nombreux Orques. Ils se dirigent, courant, vers Minas Morgul, et ne vont pas tarder à tomber sur nous.
Il se tut quelques instants, et nous entendîmes distinctement au loin le bruit d’une armée en train de courir. Puis Gwaihir reprit :
– Le choix a été difficile à faire, et j’étais conscient des risques que présentait chacune des solutions.
– Vous avez bien fait, Gwaihir, annonçai-je à l’aigle. Mieux vaut laisser filer Gollum au risque de le perdre une nouvelle fois de vue, que de nous laisser attraper par les patrouilles de Sauron.
– En effet, et avant de partir vous rejoindre, j’ai vu Gollum se diriger vers le nord et les bois de l’Ithilien. Nous aurons peut-être une chance de le rattraper avant la tombée de la nuit.
La notion de temps nous avait totalement échappé dans cette région, car les nuages de Mordor maintenaient une obscurité constante, quelle que soit l’heure. Mais je m’aperçus que la fin de l’après-midi approchait rapidement, et que le crépuscule arrivait à grandes enjambées. Ce fut d’ailleurs quelques enjambées que nous dûmes faire afin de grimper sur le dos de l’aigle, avant qu’il ne s’envole. Son plumage était lisse, doux et gris, et nous étions confortablement installés, lorsqu’il prit un départ quelque peu saccadé, par rapport au voyage qui suivit, beaucoup plus agréable. Je vis le sol s’élever doucement, et une brise légère vint me fouetter le visage. Mithrandir était assis devant moi, et criait quelques mots à l’oreille de Gwaihir, lui disant de nous amener à l’endroit où il avait quitté Gollum. Nous arrivâmes bientôt à la hauteur des nuages noirs, que nous rasâmes par dessous. Nous avions ainsi une vue unique sur le paysage terrifiant de Mordor, quoique nous ne puissions apercevoir les plaines arides de ce pays maléfique. Nous survolions rapidement les sentiers que nous avions empruntés plus tôt dans l’après-midi, et finîmes par arriver à la hauteur du groupe d’Orques. Gwaihir ne s’était pas trompé en nous disant que les Orques étaient très nombreux : ils étaient trois fois plus que le groupe que nous avions évité tout à l’heure, et nous n’aurions pu les éviter. Le groupe paraissait encore plus désordonné vu de haut, et quelques hurlements rauques parvinrent à nos oreilles, coupés de temps en temps par le battement d’ailes du Seigneur des Vents. Puis nous nous éloignâmes silencieusement du groupe, et nous rapprochâmes de la sortie du Val de Morgul. Les nuages formaient une nette limite, qui indiquaient clairement l’étendue du pouvoir du Seigneur Ténébreux.
Nous arrivâmes à l’extrémité des Monts de l’Ombre, et les vîmes rapetisser au fur et à mesure que nous avancions. Soudain, nous quittâmes l’étendue de nuages noirs, et arrivâmes sous un ciel magnifiquement bleu, parsemé néanmoins de quelques petits nuages. Une rafale de vent vint nous rafraîchir, et Mithrandir et moi prîmes avidement une grande bouffée d’air. La lumière orangée du soleil, placé loin devant nous sur la ligne d’horizon, nous aveugla intensément. Gwaihir tourna vers le nord, et dessina une légère pente, tout en formant de larges cercles. Loin au-dessous de nous, se dessinait une vaste forêt qui s’étendait jusqu’à l’horizon. Gwaihir descendait encore, et nous vîmes le sol se rapprocher lentement. L’atterrissage se fit en douceur, à l’orée du bois, et Gwaihir se courba pour nous laisser descendre facilement.
– Vous avez été d’agréable compagnie durant ce vol, Mithrandir, et vous aussi, Aragorn. Etant donné le retard que nous avons pris dans la recherche de Gollum, je vous aiderai à nouveau demain. Mais je dois aller quérir quelques nouvelles, et je suis contraint de vous laisser cette nuit. Je reviendrai demain matin au lever du soleil.
– Allez, Gwaihir, Seigneur des Vents, annonça agréablement Mithrandir. Partez, et revenez-nous demain matin. Nous serons à l’abri des arbres, aussi ne vous inquiétez pas si vous ne parvenez pas à nous trouver. Il vous suffira de nous appeler, et nous sortirons immédiatement.
L’aigle s’inclina majestueusement, puis prit son élan, et s’envola vers le nord-ouest, en direction du Cair Andros et des Monts Brumeux. Nous le suivîmes silencieusement du regard, jusqu’à ce qu’il ne fût qu’un lointain point gris dans le ciel mourant ; il disparut alors, nous laissant seul, aux abords du bois, qui paraissait sombre par ce coucher de soleil.
Mithrandir posa son bâton, ôta son chapeau, et s’essuya le front.
– Alors, Aragorn, que pensez-vous de ce petit tour dans les hauteurs ?
– Magnifique ! Dommage que ce fût en de telles circonstances. Je n’hésiterai cependant pas à le monter, la prochaine fois – s’il y en a une.
– Nous avons évité le pire en procédant ainsi, fit Mithrandir, la mine de nouveau sérieuse.
– Oui, nous avons empêché Gollum de pénétrer dans le territoire ennemi. Mais qui sait où il se dirige en ce moment ? Personne ne le sait.
– Nous verrons cela demain. Je pense que cette journée a été bien remplie concernant les événements importants. Allons maintenant à l’abri des arbres, pour reprendre des forces. Demain, nous aurons à nouveau une journée bien chargée.
J’aquiescai et nous nous dirigeâmes vers les arbres proches. Nous nous enfonçâmes suffisamment pour ne pas nous faire repérer par d’éventuelles patrouilles ennemies, et nous arrêtâmes dans une petite clairière. Le soleil avait maintenant disparu, et seule la lune faisait office de guide et d’éclaireur. Nous nous assîmes et prîmes un bon repas : il s’était passé un après-midi très chargé et nos estomacs criaient famine. Nous dépassâmes exceptionnellement la ration que nous nous étions imposés et mangeâmes à notre gré. La nuit tombait progressivement, et nous finîmes par nous allonger, et nous endormir rapidement.
Quelques heures s’étaient écoulées, lorsque Mithrandir me réveilla. Le ciel était faiblement éclairé, mais la lune avait cependant disparu. Je m’aperçus que l’aube était déjà sur le point de naître, colorant le firmament d’un léger bleu clair. Mithrandir était affairé à ranger nos sacs, et parcourait la clairière de long en large. Lorsque je fus levé, nous prîmes un léger repas, et nous dirigeâmes vers l’orée du bois. A peine étions-nous partis de la clairière, que nous entendîmes Gwaihir glatir. Mithrandir pressa le pas, et nous nous frayâmes un chemin entre les arbres, avant d’apercevoir une claire lueur devant nous. La sortie du bois se rapprochait, et nous vîmes entre les troncs centenaires une grande ombre se mouvoir. Elle s’avéra être celle de Gwaihir, impatient de repartir. Il n’avait pas dormi de la nuit, mais paraissait néanmoins en pleine forme. Il lança un cri bienveillant, puis nous parla :
– Alors, êtes-vous prêt à continuer cette recherche ?
– En pleine forme ! répondis-je d’un ton jovial.
Gwaihir me regarda longuement. Ses yeux profonds étaient aussi gris que son pelage, et décrivaient une visible sagesse, qui n’était cependant pas cachée. Les membres de part et d’autre de son long bec crochu se fendirent en un large sourire bienveillant, et il releva ses yeux derrière moi. Mithrandir, appuyé sur son bâton, était en train de réajuster son chapeau gris et rapiécé. Une fois en place, il s’essuya machinalement la manche gauche avec sa main droite, dans l’espoir d’en enlever quelque poussière invisible. Puis il leva la tête et annonça :
– Si nous sommes tous prêts, nous pouvons repartir. Direction les forêts de l’Ithilien !
Gwaihir s’envola et disparut loin au-dessus de la forêt dans laquelle nous avions dormi, avant même que nous ne partions. Mithrandir commença à se diriger vers la forêt, et je lui emboîtai le pas. Nous nous enfonçâmes dans les bois serrés, les troncs desséchés par l’hiver, et dont les feuilles ne les habillaient plus. Rien n’aurait indiqué que cette forêt était vivante et habitée, si ce n’est trois écureuils qui gambadaient joyeusement devant nous, se disputant une noisette rescapée des estomacs affamés, et quelques merles qui gazouillaient dans la timide matinée de Sulimë, né à l’apparition cette aube : le mois de Neminë venait de se terminer et laissai approcher le fragile tuilë, signe du renouveau de la nature désormais en éveil. Nos pieds bruissaient en écrasant les feuilles tombées quelques mois auparavant, et notre marche se fit dans cette ambiance agréable.
Nous fouillâmes les environs de l’Ithilien jusqu’à ce que le soleil atteigne le zénith, en vain. Gollum s’était dissimulé autre part, ou avait une fois encore disparu. Nous émergeâmes du bois, et aperçûmes une étendue de collines, menant au loin à une petite rivière, qui prenait sa source dans les Monts de l’Ombre, et qui traversait un nouveau bois avant de rejoindre le Grand Fleuve. Je pouvais nettement distinguer le relief de l’Ithilien s’affaisser en allant vers l’ouest ; il formait une pente visible, entre les Monts de l’Ombre et la vallée de l’Anduin. De notre gauche partait un petit sentier de terre, qui se dessinaient progressivement entre les collines de l’Ithilien, et se dirigeait imperturbablement vers une nouvelle forêt. Là s’étendait sur plus de quatre vingt milles une large bande d’arbres et de végétation. Nous devions nous diriger vers cette forêt, afin de la vérifier. La marche fut longue, et nous voyions se rapprocher l’orée du bois. Nous n’en étions qu’à trois ou quatre milles, lorsque nous perçûmes le faible cri de Gwaihir dans les airs. Je levai instinctivement la tête, mais fut automatiquement aveuglé par le soleil, dont les rayons m’agressèrent vivement. Je fermai rapidement les yeux, mis ma main en visière, puis levai à nouveau la tête. Cette fois-ci, je distinguai dans la lumière blanche une ombre qui se mettait en travers des rayons. Elle disparaissait et réapparaissait régulièrement, au passage de l’aigle devant le soleil. Il glatit une nouvelle fois, et je baissai la tête en regardant au loin. Malheureusement, mes yeux s’étaient difficilement accommodés à la lumière aveuglante, et j’avais maintenant encore plus de mal à distinguer le paysage environnant. Mais Mithrandir, qui n’avait pas perdu de temps à tenter d’apercevoir Gwaihir, s’était déjà élancé vers la forêt.
– Qu’y a t-il ? lui criai-je, le rattrapant avec peine.
– Gwaihir a aperçu Gollum ! me fit-il en reprenant son souffle. Il s’apprête à pénétrer dans la forêt devant nous ! Il apparemment pris le chemin qui la traverse, mais n’y restera pas très longtemps…
Nous continuâmes à courir une dizaine de minutes, avant d’arriver à l’orée du bois. Pendant la course, j’avais aperçu Gwaihir un bref moment, se dirigeant vers la forêt ; mais j’avais l’impression qu’il dépassait de beaucoup l’endroit où devait approximativement se trouver Gollum. Mithrandir ne s’inquiéta pourtant pas de son éloignement qui aurait pu nous être fatal. Il rétrécissait sur la toile bleu claire, et disparut à l’horizon. Cependant, juste avant de pénétrer dans la forêt, se fit entendre un cri indistinct et éloigné. Nous nous arrêtâmes, puis revînmes sur nos pas. Après avoir grimpé une petite colline proche, nous nous tournâmes pour apercevoir le spectacle qui s’offrait à nous : Gwaihir se fondait parmi une dizaine de ses frères aigles, qu’il avait ramené à la rescousse. Nous les laissâmes s’approcher, ce qui nous permit de reprendre notre souffle. Avant de fondre sur nous, ils poussèrent en même temps leur cri, qui s’accordait parfaitement. Ils descendirent alors en larges cercles, se suivant les uns après les autres, Gwaihir en tête. Soudain, il descendit vers nous, laissant les autres dessiner le cercle, et vint nous expliquer le but de sa manœuvre :
– Voici une petite aide qui pourra nous être grandement utile, dit-il en se posant gracieusement sur le sol. Mes amis et frères vont scruter la forêt du ciel, pour tenter d’apercevoir Gollum. Ils vous signaleront sa présence dès qu’ils le trouveront.
– Merci, Gwaihir, répondit Mithrandir.
– Malheureusement, ils ne pourront pas se poser pour l’attraper, ce sera donc à vous de le saisir.
– La Forêt d’Ithilien est immense, et vous nous apportez là une grande aide, Gwaihir, annonçai-je son encontre.
Il me regarda, se courba légèrement, puis s’envola à nouveau en direction du cercle d’aigles. Gwaihir émit quelques cris à ses amis, qui se dispersèrent aussitôt et s’éloignèrent en plusieurs points de la forêt. Mithrandir tira les bretelles de son sac, croisa les bras et attendit. Quelques minutes passèrent, lorsqu’un faible cri se fit entendre au loin vers le nord. Ce cri n’était pas celui de Gwaihir, mais nous indiquait toutefois que l’un d’entre eux avait localisé Gollum. Mithrandir et moi nous élançâmes alors vers la source du cri, nous enfonçant dans la forêt à grandes enjambées, sans deviner que Gollum, malgré la précieuse aide que nous avait apporté Gwaihir, allait de nouveau nous échapper et nous semer…
Le labyrinthe de roc
Isílya, 17 Narquelië T.A. 3014
ou lundi 19 octobre de l’an 3014 du Troisième Âge
Il faut signaler que cette traversée ne fut pas des plus simples depuis le début de notre mission, commencée il y a déjà plus de cinq ans : le mauvais temps avait décidé de nous traquer dans la moindre parcelle de cette région. Le barrage opaque que formaient les épais nuages gris empêchait le moindre rayon d’atteindre le sol. Cependant, tout autour de nous, à l’horizon, cette forme massive était coupée par une nette couronne dorée aveuglante. J’avais ainsi l’impression que les nuages s’acharnaient sur nous tels des corbeaux sur un cadavre, et s’obstinaient à nous suivre. La pluie avait été remplacée par la grêle, cinglante et puissante, et rendait notre traversée – ponctuée de plus d’une dizaine de passages à gué – pratiquement impossible : la terre ferme était ainsi devenue boueuse, et l’on pouvait désormais penser que ce lieu désolé était un véritable marais. Quatre journées sous la pluie, fatigantes, à patauger sans relâche dans une épaisse et lourde boue… Et la pluie diluvienne, qui s’obstinait à nous tremper jusqu’aux os… Ce furent les ingrédients de cette immonde traversée à laquelle nous fûmes contraints, après avoir capté des rumeurs sur un étrange personnage qui se faufilait à travers le paysage de Rohan.
Trois ans sans aucun signe de Gollum, cet être qui nous avait échappé et semé à plus d’une reprise. Aucune aide n’y put rien faire, il parvenait toujours à nous glisser entre les doigts. Finalement, la lointaine phrase de Celeborn, prononcée juste avant notre départ de la Lórien, prenait tout son sens : “Il pourrait vous poser beaucoup plus de difficultés que vous ne le pensez, et vous ne devriez pas le sous-estimer, car il a plus d’une fois échappé à nos troupes…”. Nos troupes aussi n’avaient pas suffi, mêmes composées de nombreux aigles attentifs et vifs comme l’éclair. Il y a deux ans, Mithrandir avait aussi fait appel à l’un de ses confrères, un Istari du nom de Radagast, ami des animaux. Ce vieil homme nous avait proposé son aide pendant plusieurs semaines, se servant de tous types d’êtres vivants : oiseaux, serpents, etc. Malheureusement, notre cible n’avait pu être repérée – peut-être s’était-elle éloignée pendant un certain temps. Quoiqu’il en fût, Radagast est reparti après avoir en vain tenté de nous aider. Ces cinq ans de recherche auraient pu être considérés comme inutiles, mais nous avions plus d’une fois empêché Gollum de se faire capturer par l’ennemi, ce qui ne pouvait être négligeable. Il était vrai que notre espoir de le retrouver diminuait à mesure que les semaines passaient, mais nous n’abandonnerions pas, du moins jusqu’à ce que nous le trouvions ou que l’ennemi le prenne. C’est ce dont nous avions justement peur, mais nous devions d’abord nous en assurer avant de perdre tout espoir.
Durant notre traversée du Delta de l’Entalluve, nous avions cherché d’éventuelles traces de pas, mais ce fût inutile, et nous nous étions rapidement aperçus que la pluie abondante balayait les nôtres, à peine quelques secondes après notre passage. Nous ne pouvions pas même voir à cinq mètres devant nous, et avancions à l’aveuglette et à vitesse réduite. La grêle mêlée au vent glacial nous avait frigorifié, et nos membres s’engourdissaient de plus en plus. Notre avancée se faisait de plus en plus lente, et ce fut avec une joie sans précédent que nous voyions arriver la limite des Bouches de l’Entalluve, clairement annoncée par de vagues collines à l’horizon et la fin de l’épaisse couche de nuages.
La pluie ininterrompue durant notre traversée commençait petit à petit à diminuer, et lorsque nous nous éloignâmes de quelques mètres de la lisière de la région du Delta, pour nous trouver sur une surface rocheuse, elle disparut complètement. En se retournant, nous pouvions apercevoir au-dessus de l’étendue des Bouches de larges traînées obliques, montrant que la pluie n’avait de cesse de rendre le terrain impraticable.
Nous nous mîmes donc en tête de nous éloigner le plus vite possible de cet endroit, ce que nous fîmes sans plus tarder. Une large sphère rouge orangée baignait les Plaines du Rohan dans une atmosphère typique d’undómë, prête à abandonner la Terre du Milieu pendant une nuit. Loin vers le nord, se dressait la grande colline d’Amon Hen, seule dans le ciel rosé. Vers le nord-est, après l’île de Tol Brandir, s’élevaient les collines tranchantes et inextricables de l’Emyn Muyl. Après un peu moins d’une heure de marche, nous arrivâmes à un sentier pratiqué, joignant Edoras aux Chutes de Rauros. Nous le suivîmes, jusqu’à arriver à la tombée de la nuit à quelque courte distance du Nen Hithoel. A notre gauche, habillé d’une multitude d’arbres qui commençaient toutefois à perdre leur feuillage, se dressait, silencieux, l’Amon Hen, Siège de la Vue. Une légère brise parcourait le lac, et était superposée au son qui émanait des Chutes, à quelques kilomètres de là. Nous entreprîmes de passer la nuit ici, au clair de lune, et de partir le lendemain, en direction des collines occidentales de l’Emyn Muyl.
Une fois levés, habillés et restaurés, nous repartîmes vers le nord. Le soleil faisait ses premiers pas dans le ciel d’un bleu limpide et clair, évidé de tout nuage. Il avait bien entamé sa progression lorsque nous nous mîmes en route, et il ne fut pas très difficile de nous guider dans la légère brume matinale. La rosée du matin recouvrait la quasi-totalité de la végétation et lui donnait un petit aspect brillant et humide. Quelques oiseaux solitaires sifflaient leur chant, d’un air joyeux. Nous nous approchâmes de la berge, pour pouvoir se diriger vers les premières collines de l’Emyn Muyl. Apparemment, les pluies diluviennes qui noyaient les Bouches de l’Entalluve n’étaient pas venues troubler le lac du Nen Hithoel, et le sable déposé sur les rives n’était en aucun endroit mouillé.
Après plusieurs kilomètres de marche le long de la rive du lac, Mithrandir se dirigea subitement vers les collines qui se présentaient sur notre gauche. Y étaient placés quelques arbres et bosquets solitaires, qui ponctuaient l’idée de collines rocailleuses et arides. Un sentier se dessinait, forcé, entre les collines, et nous fûmes contraints de l’emprunter, pour ne pas risquer de se tordre une cheville : le terrain était très irrégulier, avec d’immenses trous dissimulés un peu partout, et il était très aisé de se blesser. L’après-midi passa lentement, sans aucune trace de Gollum. Nous avions vérifié la moitié des collines occidentales lorsque nous décidâmes de nous arrêter pour nous reposer.
Le jour suivant, nous continuâmes à vérifier les collines, espérant vivement que Gollum s’y trouverait. Mais nous avions beau chercher dans chaque recoin de l’Emyn Muyl, nous étions incapable de déceler la moindre trace de lui. Ce fut ainsi qu’au crépuscule, nous arrivâmes dans une forêt, à proximité des rapides de Sarn Gebir. Nous nous rapprochâmes alors à nouveau de la rivière. Après avoir marché une bonne heure, le bruit de l’écoulement se fit de plus en plus proche et distinct. Entre quelques arbres encore habillés de quelques feuilles jaunies, j’aperçus une lueur claire en face de moi. Nous débouchâmes ainsi sur une petite clairière, placée là, au bord du Grand Fleuve de l’Anduin. Devant moi, dans l’obscurité qui grandissait, les eaux coulaient, tumultueuses, entre d’innombrables rochers disposés sur toute la largeur du Fleuve. J’imaginai déjà ce que nous allions faire dès l’aube.
– Voyez-vous ces rochers ?
Mithrandir venait de me couper dans ma réflexion.
– Il y a de grandes chances pour qu’ils nous servent à traverser le Fleuve à gué demain, répondis-je d’un air qui laissait entrevoir une touche d’ironie. N’est-ce pas ?
– Vous avez tout à fait raison, fit Mithrandir en me regardant de ses yeux pétillants. Ils nous seront d’une grande aide. Cependant, nous aurons besoin de toute notre énergie pour ne pas tomber à l’eau. Il vaudrait donc mieux que nous dormions…
Mithrandir s’allongea et s’endormit après m’avoir souhaité une bonne nuit. Cependant, je n’étais pas d’humeur à me coucher pour le moment. Je repensai à un certain passage à gué, qui avait failli coûter la vie à mon ami. Il était situé un peu plus haut en amont, et était beaucoup plus difficile à pratiquer. Cependant, nous avions raté ce passage, et la corde qui devait nous aider à traverser a été rompue. Il n’est désormais plus la peine de songer à repasser par là. Tout en songeant à cet ancien passage à gué, mes yeux se portèrent vaguement sur un détail étrange au sol. Dans l’obscurité qui régnait, je dus me lever pour confirmer mes hypothèses : je pouvais distinguer dans le sable sec quelques subtiles traces de pas humides, se dirigeant vers les rochers qui permettaient le passage du Fleuve. Ces traces s’enfonçaient à peine dans le sable, et n’auraient pu être aperçues par une autre personne qu’un Rôdeur attentif.
– Mithrandir ! MITHRANDIR !! Réveillez-vous !
– Qu’y a-t-il ? fit-il, aussitôt sur le qui-vive.
– Je viens de trouver des traces dans le sable…
– Des traces ?
– …et j’ai de grandes raisons de penser qu’il s’agit de celles de Gollum.
– Gollum ?
Il se leva automatiquement, mit son chapeau en place, et se saisit de son bâton. Il se mit alors à chercher frénétiquement.
– Arrêtez ! Vous allez les effacer !
Mithrandir stoppa net, et se tourna vers moi. Il s’excusa et me demanda de lui expliquer succinctement ce que j’avais observé :
– J’ai – par un très grand hasard – aperçu de très légères traces sur le sol. En les examinant attentivement, je me suis rendu compte qu’il s’agissait d’un être à quatre pattes. Le déclic s’est alors fait automatiquement. Gollum est passé par ici, il y a moins de vingt-quatre heures, et se trouve maintenant de l’autre côté de l’Anduin.
Mithrandir réfléchit rapidement ; je le voyais dans ses yeux, qui brillaient d’un faible éclat dans le noir. En quelques secondes, il échafauda un plan.
– Nous allons traverser le fleuve maintenant, bien que cela représente un danger non négligeable. Lorsque nous serons sur l’autre rive, vous tenterez de trouver de nouvelles traces, afin que nous puissions le poursuivre.
J’aquiescai vivement et me tournai vers la rivière, qui me paraissait désormais plus impressionnante.
– Nous allons marcher sur ces rochers, en prenant bien soin de ne pas glisser… fit Mithrandir, prêt à s’avancer.
Je me lançai en premier, et mis un pied dans l’eau, avant de poser le deuxième sur le rocher le plus proche. J’utilisai alors mes bras pour rester dans un équilibre convenable, et avançai par petits pas. La traversée parut durer des heures, alors que je me plaçai sur le rocher du milieu. Je m’arrêtai un peu, afin de reprendre mon souffle et de me repositionner. Mon regard se porta vers la berge opposée, puis vers la rivière. Placé en son milieu, elle me paraissait encore plus large et impossible à franchir. J’eus alors l’impression qu’elle m’attirait à elle, et penchai irrésistiblement vers la surface, lorsque je sentis la main subite de Mithrandir sur mon épaule. Je sursautai, et me retournai, pour voir que mon ami m’avait rattrapé. Il m’invita à continuer ma traversée. Cependant, la seconde moitié se fit étrangement plus difficile – ou était-ce un effet de mon imagination ? Les rochers devinrent plus petits et lisses, et l’eau venait éclabousser allègrement mes pieds. L’obscurité se fit plus profonde : la lune venait de disparaître derrière d’épais nuages et assombrissait ce milieu déjà difficilement perceptible. Soudain, alors que je posai un pied sur un nouveau rocher, il glissa et tomba à l’eau. Je commençai à perdre l’équilibre, en agitant inutilement les bras, sentis mon corps basculer en arrière, et vis Mithrandir se précipiter vers moi pour essayer de me rattraper – en vain. Je tombai dans le Fleuve, et crus être emporté par le courant. Cependant, une surface solide apparut sous moi, et j’y atterris sur le dos. Un immense élancement de douleur me traversa la colonne vertébrale, et je me retins pour ne pas crier. L’eau glacée eut rapidement raison de moi, et je tombai évanoui, la tête à présent sous l’eau.
L’Obscurité la plus totale m’entoura et je sombrai dans un rêve sans fin…
– Aragorn ! Aragorn ! Réveillez-vous ! Vous n’avez rien… Ne vous inquiétez pas, vous êtes tiré d’affaire.
Un nouvel élancement de douleur apparut, et je bombai le torse pour essayer de le calmer.
J’ouvris les yeux…
J’étais allongé sur le ventre, le menton dans l’herbe. La lune était réapparue et me montrai le visage bienveillant de Mithrandir. Il était penché au-dessus de moi, et essayai de me…
Douleur à nouveau…
Cette fois, je ne pus retenir un effroyable cri de douleur, que je fus toutefois incapable d’entendre. J’avais l’impression que l’on m’avait transpercé le dos.
– Calmez-vous. Je viens de vous soigner… Vous ne sentirez plus rien désormais, si ce n’est une quasi-imperceptible douleur au niveau des cervicales.
Je tournai la tête et fermai à nouveau les yeux…
J’ouvris les yeux, et me redressai lentement. La douleur au dos avait disparu, et avait laissé place à un engourdissement très gênant. Je ressentais comme un torticolis au niveau du bassin. L’eau imprégnée à mes vêtements me faisait frissonner, et je dus accomplir un effort extrême pour me lever. Autour de moi s’étendait une vaste plaine, qui était délimitée au sud par l’Emyn Muyl et au nord par une nouvelle forêt. J’aperçus alors Mithrandir assis, en train de fumer tranquillement sa pipe. Il m’aperçut, lâcha une bouffée de fumée, puis me sourit.
– Vous avez eu de la chance que j’aie pu vous rattraper. Quelques secondes de plus, et vous vous serez noyé. Vous êtes resté évanoui pendant plus de deux heures…
Je mis mes mains autour de ma taille, en bombant le torse, puis annonçai :
– Je vous remercie, Mithrandir.
– Ce n’est rien, fit-il en remettant sa pipe à la bouche. Voujavéfélamême chojepourmoi…
– A croire que les gués de l’Anduin nous portent malheur, dis-je en lâchant un petit rire, que mon ami reprit.
Je m’avançai lentement vers Mithrandir, puis sortis à mon tour ma pipe, que je bourrai de tabac et allumai. Nous passâmes un petit moment à nous changer les idées. Puis au bout d’une dizaine de minutes, Mithrandir m’annonça :
– Vous ressentirez un petit engourdissement aujourd’hui seulement ; il disparaîtra très rapidement, et vous pourrez ensuite penser à autre chose. Pendant votre sommeil, j’ai recherché les traces éventuelles de Gollum.
– Et ? fis-je, désormais remis de mes émotions.
– Gollum était sorti de l’eau, ces traces furent donc plus faciles à repérer… Je les ai suivies sur une courte distance, et j’en ai conclu qu’il se dirigeait inévitablement vers les collines de l’Emyn Muyl.
Le silence tomba. Les collines de l’Emyn Muyl ? Si nous nous risquions à le suivre là-bas, nous pourrions nous perdre, sans plus pouvoir en ressortir. D’un autre côté, nous ne pouvions pas perdre une nouvelle fois l’occasion de l’attraper. Le choix s’imposa rapidement dans nos deux esprits, qui réagirent en même temps :
– Il faut le suivre, annonçâmes-nous en chœur.
Mithrandir me regarda, avant de lâcher un petit rire intérieur bienveillant. Nous terminâmes nos pipes, et nous mîmes en route après nous être restaurés.
Les premières lueurs de l’aube se dessinaient à l’horizon lorsque nous atteignîmes le sol rocailleux de l’Emyn Muyl : tranchant comme des rasoirs, émergeaient du sol maints pics, rochers et autres embûches. Les sommets acérés s’élevaient dans les airs, silencieux, lugubres et peu accueillants. Je m’arrêtai, repris mon souffle et m’engageai à la suite de Mithrandir dans le dédale de roc. Une épaisse brume nous envahit aussitôt, et nous perdîmes rapidement le nord, effectuant des tours et détours innombrables. La journée atteignit son apogée, et nous étions toujours sans aucun indice de Gollum. La brume se dissipa, laissant découvrir un environnement morne, désolé, gris et tranchant. Tout était silencieux, si ce n’était le bruit de nos pas sur le sol. Des paysages identiques défilaient sous nos yeux, et nous avions la désagréable impression de tourner en rond. A la fin de la journée, Mithrandir s’arrêta, courbé, jeta son bâton à terre en s’asseyant, et dit d’un air plaintif :
– Rien à faire, nous sommes perdus…
– Ne désespérez pas, Mithrandir. Nous finirons forcément par retrouver notre chemin.
Il soupira longuement, ferma les yeux, tandis que je jetai un regard alentour. La nuit tombait lentement, assombrissant cet endroit déjà sinistre. La brume apparut à nouveau, épaisse et opaque, et vint alimenter l’esprit d’inquiétude qui régnait. Je vis à travers elle quelques rochers se détacher, formant de petits sommets pointus. Peu de végétation subsistait dans les collines orientales de l’Emyn Muyl, et cela expliquait l’absence totale d’animaux en ce lieu. Le vent souffla entre les hautes collines, en émettant un long gémissement. Je me rappelai alors une lointaine région, qui ressemblait étrangement à celle-ci : les Hauts des Galgals, enserrés entre la Vieille Forêt et la petite ville de Bree renfermaient en leur sein une terrible malédiction. Le Roi-Sorcier d’Angmar avait envoyé au cours du Troisième Âge des esprits maléfiques, pour mener quiconque traversait cette chaîne de collines vers sa perte. Ces collines étaient elles aussi labyrinthiques, et il était aussi facile de s’y perdre que dans l’Emyn Muyl, d’autant plus que des pierres tombales y étaient disposées, et qu’elles pouvaient être facilement confondues.
La luminosité diminua à mesure que les secondes s’écoulaient, jusqu’à ce que le ciel se trouvât totalement noir. La lune elle même peinait pour éclairer ne serait-ce qu’une infime partie de ce lieu. Quelques nuages apparurent, sombres, épais, portés par la brise constante qui régnait. Ils devinrent plus nombreux et chargés, et annonçaient la venue prochaine d’une averse. Averse qui ne tarda pas d’ailleurs à faire son apparition : quelques gouttes espacées tombèrent, alors que je venais de me coucher. Elles se firent rapidement plus nombreuses et grosses, et devinrent bientôt de vraies poches d’eau. Malheureusement, il n’existait aucun endroit aux alentours pour nous abriter, aussi dûmes-nous nous couvrir avec les vêtements chauds que nous conservions précieusement dans notre sac depuis notre départ de la Lórien, cinq ans auparavant. La nuit avança péniblement, et nous eûmes du mal à nous reposer.
Tout espoir de suivre Gollum en repérant ses traces au sol avait désormais disparu : la pluie de cette nuit avait entièrement inondé le terrain, qui en plus d’être tranchant comme des lames de rasoir, s’avérait maintenant être glissant tel un lac gelé. Nous devions assurer chacun de nos pas, encore plus que lorsque nous avions traversé le Fleuve de l’Anduin l’avant-veille. Nous continuâmes à chercher Gollum, tout en essayant de retrouver notre chemin parmi ce dédale de pierre. Gollum ne manifesta pas le moindre signe durant la matinée, et encore moins l’après-midi. Nous avions toutefois réussi à trouver un terrain sec et praticable au crépuscule, et nous avancions plus rapidement. Nous voyions un paysage quelque peu différent défiler sous nos yeux, signe que nous n’étions pas restés au même endroit toute la journée. En remarquant que les collines devenaient plus imposantes et malveillantes, nous sentions que nous nous dirigions vers le cœur de l’Emyn Muyl, ce qui n’était pas pour nous arranger. La nuit tomba plutôt rapidement, accompagnée d’une épaisse et habituelle brume grisâtre. Nous choisîmes un endroit lisse pour nous reposer, et espérâmes que cette nuit se passerai mieux que la précédente…
Pas un seul instant, nous ne nous étions sentis incapables de sortir de ce que nous pensions désormais être notre tombeau, jusqu’à ce que nous vîmes pour la cinquième fois et en une seule journée, un sommet reconnaissable par son arbre desséché posé là. Nous commencions à désespérer de ne plus pouvoir sortir de cet immonde labyrinthe de pierre, qui paraissait de loin n’être qu’inhospitalier. Mais l’on s’apercevait rapidement qu’il cachait avec habileté d’innombrables dédales qui serpentaient entre les collines. La journée entière était passée, dans une épaisse brume humide, sans que l’on ne puisse, ni avancer, ni trouver un indice trahissant la présence de Gollum.
La quatrième journée que nous avions passé dans les collines de l’Emyn Muyl n’avait apporté aucune nouvelle réjouissante, et nous continuions sans cesse à tenter de trouver une sortie à ce méli-mélo de sentiers en majorité impraticables. Aucun élément ne nous était favorable… Une fine bruine compliquait relativement notre tâche, combinant à la fois pluie, humidité et brouillard épais, et un vent glacial parcourait chaque vallée de la région. Les rochers mouillés devenaient glissants et il nous était difficile de garder l’équilibre. Le crépuscule tomba de nouveau sur les hautes et tranchantes collines de l’Emyn Muyl, et nous laissa seuls, perdus entre de hautes collines impossibles à franchir, et que nous ne pouvions que contempler, impuissants.
Rien de ce que nous avions vécu jusque là ne nous avait préparé à ce que nous étions en train de subir dans ces collines. Nous étions complètement perdus, avec l’impression d’avoir inutilement pénétré dans l’Emyn Muyl. Nous ne savions même pas si nous préférions plus sortir de cet endroit infernal que de retrouver Gollum. L’idée désagréable de Gollum, déjà sorti de ce labyrinthe, et gambadant dans les plaines de Dagorlad, nous trottait dans la tête, et rendait encore plus difficile notre avancée.
Nous cherchâmes toute la matinée, qui passa beaucoup plus rapidement que nous ne l’avions pensé : le soleil avait déjà largement dépassé le zénith, lorsque nous songeâmes à nous arrêter pour reprendre quelque peu notre souffle. Puis, après être repartis vers un chemin que nous pensions déjà avoir foulé, de profonds gouffres apparurent devant nous, barrant notre chemin. Je risquai un regard vers le bas, mais ne réussit pas à distinguer le fond, qui se perdait dans l’obscurité déjà bien développée. Ils ne s’étaient jamais présentés à nous, et nous n’hésitâmes pas une seule seconde. Nous avions l’impression de nous rapprocher du but, mais nous trompions de tout point de vue. Je me mis à choisir une pierre solide, qui pourrait soutenir notre poids, enroulai la corde de Dame Galadriel autour, et fit un nœud solide. Puis je pris le reste et la descendit lentement dans l’ombre du gouffre. Le bout disparut de ma vue et je craignis qu’il ne nous en reste plus assez pour atteindre le fond. Cependant je sentis au bout d’un moment la corde se relâcher, signifiant qu’elle avait trouvé une surface solide. Je lâchai le reste qui tomba dans l’obscurité. La corde se tendit, et je l’attrapai pour faire un tour de taille. Je m’engageai alors dans le gouffre, descendant en rappel, m’aidant de mes pieds pour me rattraper. De temps à autre, une petite formation émergeait de la surface lisse et me permettait de reprendre un appui convenable. La descente dura plusieurs longues minutes, dans la brume et l’obscurité, et je ne pouvais distinguer le fond du gouffre. Soudain, le sol apparut brusquement sous mes pieds, et je me rétablis rapidement, regardant en l’air pour tenter d’apercevoir Mithrandir.
J’arrivai à entendre sa respiration saccadée, mais il m’était impossible de voir sa cape grise, qui se fondait parfaitement dans la brume. Il était vrai que sa descente était plus périlleuse, car il transportait en même temps son bâton. Cependant, sa respiration fut subitement couverte par un fort bruissement d’ailes derrière moi. Je me retournai vivement, et aperçus une dizaine de corbeaux, qui venaient de s’envoler, et qui disparaissaient dans le brouillard en poussant leurs coassements rauques et stridents. Je m’avançai lentement vers l’endroit où ils s’étaient cachés, un petit renfoncement dans le roc, profond d’un mètre environ, et scrutai l’obscurité. Un lourd silence pénétrant – trop imposant peut-être – tomba, et me mit en garde. Le vent lui-même semblait s’être arrêté, pour me laisser deviner un probable danger à venir. Alors que je m’apprêtai à dégainer mon épée, une forme sombre surgit du renfoncement et me bouscula puissamment, avant de s’évanouir dans la brume. J’eus à peine le temps de me relever, qu’une voix cria derrière moi :
– Vite ! Il ne faut pas le laisser s’échapper une fois de plus !
C’était Mithrandir, qui venait de sauter à terre, et qui s’était aperçu de la présence de l’individu. Gollum s’était réfugié là, et me voyant approcher de lui, avait pris ses jambes à son cou, et risqué une sortie dangereuse. Ce fut comme si les trois années qui s’étaient écoulées depuis notre dernière rencontre venaient de disparaître, comme si toutes nos vaines tentatives pour le retrouver avaient été balayées d’un seul coup. La force et la volonté d’attraper Gollum nous revinrent automatiquement, et nous nous lançâmes à sa poursuite, paraissant être nous mêmes pourchassés par quelque ennemi repoussant. Mithrandir prit la tête des opérations, et abandonnant là la corde elfique, s’engagea dans un petit sentier entre deux hauts rochers. Tout en courant, il prononça quelques paroles, et une puissante lumière bleue surgit du sommet du bâton, allant à l’encontre du brouillard épais qui se dressait en travers de notre chemin. La brume devint alors moins dense, et nous parvînmes à apercevoir, à une dizaine de mètres devant nous, une ombre fugitive tourner brusquement à gauche. Il détalait, tel un lapin en pleine course, et le bruit de ses pas nous guidait aisément. La poursuite continua ainsi deux heures, à travers les collines filantes de l’Emyn Muyl, qui rapetissaient à vue d’œil. La même idée germa dans mon esprit et celui de mon ami : Gollum connaissait les chemins de l’Emyn Muyl et se dirigeait instinctivement vers la sortie. Cette pensée nous renforça, et nous accélérâmes le pas, entendant les pas précipités de Gollum se rapprocher. L’obscurité tomba lentement, alors que nous suivions toujours notre cible sur maints sentiers rocailleux. Nos tempes étaient bouillantes, et de minces nuages de vapeur sortaient de nos bouches. La température diminuait, mais l’effort que nous délivrions ne nous le faisait pas ressentir.
Les collines devinrent encore moins imposantes, et le sentier, au lieu de se faufiler entre elles, commençait désormais à passer dessus. La difficulté augmenta alors nettement, et le poids de nos sacs commençait à nous désavantager sérieusement. Les pas précipités s’éloignèrent, mais nous n’avions pas la moindre envie de le laisser s’échapper une fois de plus. Nous redoublâmes d’effort, sachant toutefois que Gollum nous distançait. Nous voulions au moins sortir de ce dédale de collines tranchantes avant qu’il ne disparaisse complètement. Une immense pente se présenta à nous, et nous commençâmes à la gravir péniblement. Les pas devinrent quasiment imperceptibles, puis s’évanouirent au-delà de la colline…
Nous mîmes un long moment à arriver en son sommet, mais fûmes tout de même heureux d’apercevoir devant nous une immense plaine bordée par l’Anduin et l’Amon Lhaw. Gollum nous avait sorti de l’Emyn Muyl, et par chance, nous pouvions encore apercevoir son ombre lointaine courir vers les marais voisins à l’Anduin. En observant la position du soleil à présent prêt à disparaître, nous nous rendîmes compte que nous faisions face au sud. Nous étions en train de revenir sur nos pas, mais à présent débordant de joie d’être sortis de ces collines infernales et d’avoir de nouveau retrouvé la piste de Gollum.
Mithrandir ne nous accorda pas un seul moment de repos, et descendit précipitamment la pente douce, évitant quelques petits rochers disposés ça et là. Nous nous lançâmes alors à la poursuite d’un individu qui devait désormais se trouver à plus de deux milles de distance de nous. Cependant, la flamme vacillante de l’espoir, qui avait à plusieurs reprises failli s’éteindre, s’était à nouveau ranimée, et brûlait maintenant d’un feu ardent, tandis que nous espérions vivement attraper une fois pour toutes l’être que nous avions recherché cinq longues années durant…
Bourbiers à perte de vue…
C’est ce dans quoi nous nous étions à nouveau engagés, à la poursuite de Gollum. Cependant, nous avions désormais une nette préférence pour les marais que pour les collines tranchantes de l’Emyn Muyl, dans lesquelles nous avions passé plus de cinq jours à tourner, sans cesse perdus et tourmentés. Mais la chance nous avait souri, et avait amené Gollum à quelques mètres seulement de nous, et il nous aida malgré lui à sortir de ce labyrinthe.
Et ce fut ainsi que, le lendemain, à l’aube, nous nous trouvâmes encore à sa poursuite, après déjà plus de huit heures de course sans se reposer et se nourrir. La forme fugitive courait à travers champs, nous à ses talons, nous rapprochant petit à petit d’elle. Il ne restait plus que quelques centaines de mètres entre lui et nous, et l’écart diminuait à vue d’œil. L’Anduin se rapprochait, maintenant crû des multiples petits ruisseaux du Delta de l’Entalluve. A notre hauteur, une petite île se dressait au beau milieu du Fleuve, défiant les eaux tumultueuses et le fort courant, issu des chutes de Rauros en amont.
Le ciel s’assombrit peu à peu, et se couvrit de gros nuages lourds qui obstruèrent le passage aux premiers rayons du soleil. Le terrain devint de plus en plus humide et boueux, avant de se transformer en un véritable marais, dans lequel nous commencions à être ralentis. Ce ne fut pourtant pas le cas de Gollum, qui repérait et évitait lestement les grandes étendues boueuses. Il finit par nous distancer, et disparaître derrière une colline. Nous essayâmes tant bien que mal de continuer à le poursuivre, mais la fatigue prenait lentement le dessus sur nous, et nos membres inférieurs commençaient à s’engourdir. De sérieux points de côté firent leur apparition quelques minutes plus tard, et nous fûmes contraints d’abandonner la poursuite, avec grand désarroi.
Je me penchai et plaçai mes mains sur mes genoux, pour reprendre mon souffle brûlant et saccadé. Mithrandir fit de même, et nous nous assîmes à un endroit sec, afin de manger un peu. Le repas fut court, mais réconfortant, et nous profitions au maximum des bouchées de pain elfique et des fruits que nous avions dans notre sac.
Puis nous repartîmes, en direction du sud, avec maintenant un espoir amoindri de retrouver Gollum dans les jours qui suivraient.
Nous étions cependant incapables de deviner qu’il se dirigeait en ce moment droit vers l’est, avant de remonter par la Route de la Plaine de Dagorlad, incapables de deviner qu’il arriverait devant la Porte Noire et se ferait prendre sans que l’on ne puisse s’en apercevoir. Pendant qu’il était amené, captif, dans les geôles de la Tour Noire, Barad Dûr, pour y être torturé, nous nous dirigions inconsciemment vers les forêts de l’Ithilien et la ville frontière d’Osgiliath. Nous menâmes alors une recherche vaine de trois longues années, pendant lesquelles il ne nous fut donné aucun signe de vie de Gollum… Trois longues années, à espérer vainement que nous le trouverions. Mais il n’en fut pas ainsi…
De nouveau seul
Eärenya, 14 Víressë T.A. 3017
ou jeudi 16 avril de l’an 3017 du Troisième Âge
Nous étions partis vers le sud et le pays des Haradrim, vérifier si Gollum ne s’y était pas dissimulé, mais ce ne fut qu’une tentative vaine parmi tant d’autres. La lueur d’espoir qu’il nous restait était sur le point de s’éteindre, et nous profitions de nos dernières réserves de force pour retourner en une terre plus hospitalière.
Devant nous, le Lossarnach s’étendait entre le Sirith à notre gauche, et l’Erui à notre droite. Au sud, l’Anduin coupait son avancée fulgurante par une puissante courbe, qui marquait à son autre rive le départ des terres désolées et des déserts de Harad. Nous nous dirigions plutôt rapidement vers le nord, tandis que la luminosité diminuait à n’y plus rien voir. Nous décidâmes alors de nous arrêter dans un petit bosquet, situé entre deux collines, afin d’y passer la nuit.
Le jour s’était levé lorsque nous repartîmes, en direction du nord-ouest, pour reprendre la route qui nous mènerait jusqu’à la Cité Blanche de Minas Tirith. Quelques basses montagnes s’élevaient, silencieuses et solitaires, dans la matinée fraîche de Víressë. Nous marchions sur un sol herbeux, où poussaient de nombreuses fleurs, signe du printemps déjà bien installé : les arbres que nous croisions étaient tous habillés d’un même manteau vert sombre, touffu et épais. Nous arrivâmes à un carrefour, où la route de Pelargir rejoignait celle d’Arnach pour n’en former plus qu’une. Puis quelques kilomètres plus loin, le gué de l’Erui se présenta à nous, petit ruisseau fougueux, qu’il ne nous fût cependant pas difficile de traverser. Nous quittâmes alors les immenses plaines de Lossarnach, pour nous trouver désormais à proximité du port de Harlond et des Champs du Pelennor. Nous n’arrivâmes toutefois pas aux portes du port avant la tombée de la nuit, et fûmes contraint de nous arrêter de nouveau dans un petit bois. Cependant, Mithrandir, qui m’avait paru tourmenté durant ce dernier mois, prit la parole, alors qu’il n’avait curieusement pas dit un mot de toute la journée :
– Je vais me rendre à Minas Tirith.
– Pardon ? fis-je, déconcerté.
– Je crois avoir trouvé un moyen beaucoup plus simple de le prouver…
– Pouvez-vous m’expliquer ? demandai-je, alors que je ne comprenais pas un seul mot de ce qu’il venait de me dire.
– L’Anneau de Bilbon ; s’il a jadis appartenu à Isildur, il doit en avoir gardé une trace écrite dans les archives de la Cité Blanche…
– En êtes-vous sûr ? dis-je, toujours empli de scepticisme.
Mithrandir paraissait plongé dans ses pensées comme jamais il ne l’avait été auparavant. J’avais l’impression que son cerveau fonctionnait à toute vitesse, qu’il était en ébullition. Il jetait des regards frénétiques partout autour de lui, cherchant comme un endroit où s’appuyer. Il resta silencieux à ma question quelques minutes. Puis il recommença à parler à voix basse en se frottant le menton :
– Oui, c’est ça. Il ne peut y avoir d’autre moyen…
– Quel moyen ? Pensez-vous que les huit ans que nous avons passés ne nous auront servi à rien ?
– En effet, je le pense fortement, reprit-il à voix haute. Laissez-moi vous expliquer ma théorie : Isildur, votre ancêtre, avait – tout le monde le sait – toujours adoré l’Unique, autant qu’il le haïssait, car il était la cause de la mort de son père. Durant son règne, il aurait pu écrire quelques textes, décrivant l’Anneau, et nous donnant ainsi d’éventuels indices pour tenter de reconnaître celui de Bilbon. Je vais me rendre dès ce soir à Minas Tirith, et – avant d’entamer mes recherches qui devront sûrement être longues – je vous rapporterai des sacs de vivres. Vous allez continuer quelques temps cette recherche, tout du moins jusqu’à la fin du printemps. Ensuite, vous rentrerez en Lórien annoncer l’échec de notre mission.
Je hochai silencieusement la tête, dans l’obscurité grandissante, et vit Mithrandir se lever et prendre son bâton.
– Restez ici, Aragorn. Je reviendrai pour vous apporter des vivres et des vêtements. Si je n’arrive pas aux premières lueurs de l’aube, commencez à avancer vers Harlond. Nous nous retrouverons tout à l’heure.
Je le vis alors s’éloigner doucement vers le nord-est, s’assombrissant lentement, puis disparaissant de ma vue. Je ressentis alors une profonde solitude : Mithrandir était resté en ma compagnie pendant de longues années, durant lesquelles nous ne nous étions quittés. Et le voilà qui partait subitement, à travers les collines du sud des Champs du Pelennor, en quête de ce pour quoi nous avions cherché vainement durant huit ans. Une nuit noire tomba, silencieuse, fraîche, et je me couchai rapidement, à l’abri du petit bosquet. Plus un son ne se fit entendre, si ce n’est celui du vent qui remuait les feuilles au-dessus de moi, et je finis par fermer les yeux…
Je fus réveillé par un bruit de sabots au loin. En m’asseyant, je m’aperçus que le soleil s’apprêtait à se lever. L’aube était sur le point de naître, et quelques nuages se dessinaient sur la toile bleue sombre du ciel. Les sabots se firent de plus en plus proches. Je me retournai pour réveiller Mithrandir, mais me rappelai soudain qu’il était parti la veille. Le cheval se rapprochait à toute vitesse de moi, et je me levai afin de l’attendre. Soudain, dans la luminosité grandissante, apparut un cheval gris au triple galop, se dirigeant vers le petit bosquet dans lequel je m’étais reposé. Arrivé à quelques mètres de moi, le cavalier tira d’un coup sec les rennes : le cheval hennit puis se cabra violemment, avant de revenir à terre. L’homme qui était dessus en sauta lestement, puis se dirigea vers moi.
– Vous êtes encore là, Aragorn ? me fit une voix familière. Je pensais que vous seriez déjà parti…
Le visage de Mithrandir se dessina peu à peu, avant de m’apparaître entièrement, longs cheveux et barbe hirsute, cape grise flottant en l’air, et bâton de bois sur lequel il s’appuyait lourdement, tel une troisième jambe. Il portait sous son bras deux gros sacs de laine, apparemment bien remplis.
– Les gardes ont été réticents à me laisser entrer en pleine nuit, voyageur errant à pied enveloppé dans une cape grise. Ils avaient tout à fait raison de penser que j’étais un serviteur de l’ennemi ; ils m’ont laissé entrer après maintes discussions à la lueur de leurs torches, et après que je leur aie montré l’étendue de mes pouvoirs. Ce fut aussi une gageure d’obtenir à une heure pareille un cheval et des vivres pour pouvoir ensuite ressortir et leur faire croire que je reviendrais le matin même.
Je regardai, admiratif, mon ami. Quelques heures plus tôt, il s’était éloigné dans une obscurité étouffante, et revenait maintenant en cheval me donner ses dernières instructions.
– Je vous ai amené de quoi survivre pendant deux longs mois, pendant lesquels vous retournerez vers le royaume de la Dame Blanche, afin d’achever notre recherche inespérée de cet individu. J’avoue qu’après notre ancienne expédition, menée avec les Elfes de la Forêt Noire, je ne pensais pas que celle-ci resterait vaine durant huit années.
– Nous ne pouvons toutefois qualifier notre mission de vaine, car nous avons plus d’une fois empêché Gollum de se faire prendre par l’ennemi, et à plusieurs reprises nous sommes tombés sur lui. Nous avons été assistés par de nombreuses personnes, qui ont grandement facilité notre tâche. De plus, il reste encore quelques mois avant que je n’abandonne la mission…
– …et mon cœur me dit que Gollum risque fort de faire à nouveau son apparition, avant que vous n’arrivassiez dans le Bois d’Or.
Mithrandir pratiqua un long silence, pendant lequel je pouvais distinguer l’aube naître gracieusement derrière lui. Sa silhouette se dessinait fébrilement devant le soleil, et projetait sur moi une ombre fragile, qui ne me protégeait toutefois pas d’une luminosité accrue.
– J’ignore si les parchemins que je vais consulter dès aujourd’hui m’éclaireront sur la nature véritable de l’Anneau de Bilbon, reprit Mithrandir, mais je vais tout tenter pour le prouver. Je vais vous accompagner jusqu’à la sortie du port de Harlond, et vous laisserai poursuivre votre chemin.
– Il y aurait peut-être plus d’utilité à vérifier l’Ithilien, à proximité du Mordor, car il m’étonnerait que Gollum se cache sur les plaines du Rohan.
– En effet.
– Je traverserai à nouveau les souterrains d’Osgiliath, et me retrouverai ainsi sur la rive est de l’Anduin. Je longerai ensuite le fleuve jusqu’à la hauteur de la Lothlórien, pour annoncer l’échec de notre mission.
Je remarquai sans surprise un très léger ton d’amertume dans ma voix : il était vrai qu’avoir consacré huit ans à une vaine recherche paraissait aberrant, mais je m’apercevais que déclarer notre échec l’était encore plus. Mais il nous était apparu que Gollum, aussi agile fût-il, se faufilait à chaque fois entre nos mains, et nous n’allions pas continuer à le chercher pendant un nombre incalculable d’années. Je hochai lentement la tête, pensant à la façon dont j’expliquerai à Galadriel et Celeborn que nous avions échoué…
Nous restâmes encore quelques minutes là, le temps de préparer mes affaires, et partîmes dans la jeune matinée, qui offrait à notre droite un magnifique dégradé alliant harmonieusement des teintes bleues, jaunes, oranges et roses, et qui se fondait parmi un soleil particulièrement orangé. Une heure passa, lorsque nous aperçûmes à trois ou quatre milles au nord une vague ligne incurvée : c’était le rempart des Champs du Pelennor, qui se dressait devant nous, haut et épais mur de pierre, cependant en ruine depuis la dernière bataille en date, lancée par le Mordor pour reprendre Osgiliath. Nous continuâmes notre chemin, avant d’arriver au carrefour où la route de Nimraïs venait agrandir celle que nous foulions. Puis, à peine quelques minutes, nous vîmes apparaître au-delà d’une colline la ville de Harlond, qui s’étendait du rempart des Champs du Pelennor jusqu’à la rive est de l’Anduin : un unique pont traversait le Fleuve, et alimentait l’est de la ville. Nous fûmes contraints de traverser entièrement Harlond, pour nous retrouver du côté d’Osgiliath. Mithrandir, que les gardes avaient vu passer à deux reprises ce jour-ci, nous laissèrent pénétrer dans l’enceinte de la ville, avec toutefois une légère animosité en me reconnaissant. Il était vrai que les gardes Gondoriens avaient une nette tendance à rendre aux Rôdeurs la vie difficile. Nous n’eûmes cependant pas de problème, et ce fut avec un léger pincement au cœur que nous arrivâmes à la porte de sortie de Harlond, d’où l’on pouvait apercevoir vers le nord-est la ville frontière d’Osgiliath.
Là, je me retournai vers Mithrandir, qui avait eu la délicatesse de marcher avec moi depuis ce matin, à bas de son cheval. Il me fixait de son regard bienveillant, ses yeux pétillants et brillants, légèrement masqués par l’ombre de son chapeau pointu et rapiécé. Un sourire large se dessinait sur son visage ridé, qui reflétait pourtant une jeunesse et une sagesse éternelles. Il s’appuyait à deux mains sur son bâton, que sa cape grise camouflait à moitié, le recouvrant d’un fin voile de soie.
– Eh bien, mon cher ami, me fit-il de sa voix grave et pourtant mélodieuse, voici la fin d’une longue collaboration.
– J’espère vous revoir bientôt, Mithrandir. Souhaitons que vous trouviez rapidement ce pourquoi nous avons fait cette si longue recherche. Prenez bien soin de vous, mon ami.
– Vous aussi, Aragorn.
Il se rapprocha de moi, et dans un long silence, m’étreignit fortement, puis nous nous séparâmes. Mithrandir grimpa sur son cheval, prononça quelques mots à son oreille, puis partit au triple galop à travers le portail. Il disparut au détour d’un virage vers le nord, en laissant toutefois un épais nuage de poussière derrière lui, qui mit un long moment à retomber. Le bruit de ses sabots disparut au bout de quelques secondes, et laissa place au son caractéristique de la brise fraîche de Víressë, qui parcourait les immenses plaines séparant la Cité Blanche de la ville frontière.
Je tirai les bretelles de mon sac, à présent de nouveau rempli, prit une profonde inspiration, et me mit en route de la forme lointaine et sombre que représentait la ville d’Osgiliath. Une ombre noire flottait au-dessus des bâtisses de pierre blanche, qui avaient été autrefois le flambeau et la fierté du royaume du Gondor. La nuit fit son apparition, alors même que je m’apprêtais à emprunter les souterrains de la ville : je m’étais approché sans aucune difficulté du bosquet significatif de l’entrée. Cette entrée n’était pas la même que nous avions empruntée six ans plus tôt, lorsque Mithrandir avait pénétré dans les faubourgs d’Osgiliath, pour descendre dans une petite maison de pierre. Du côté du sud, l’entrée des souterrains se faisait par un escalier de pierre, dissimulé derrière un bosquet touffu, composé de plusieurs petits arbustes et de ronces épineuses.
Je m’approchai du bosquet, qui ressemblait plus à une forme sombre dans cette nuit calme et noire. Après avoir écarté quelques branches précautionneusement, je découvris un escalier raide et très peu large qui s’enfonçait dans l’obscurité. Je scrutai longuement cette entrée. J’avais déjà utilisé ce tunnel, et en gardai un assez mauvais souvenir : une vingtaine d’années plus tôt, d’innombrables détours et virages, cumulés à une fatigue éprouvante, m’avaient déboussolé, et je m’étais égaré durant plusieurs heures. De plus, des Orques étaient venus agrémenter cette traversée déjà très peu commode, et j’étais sorti in extremis du souterrain, poursuivis par une horde d’ennemis, que j’avais ensuite réussi à semer au carrefour du val de Morgul.
Ce fut avec une certaine appréhension que je m’engageai dans l’obscurité profonde des souterrains, adoptant rapidement une marche lente mais sûre. Je scrutai sans cesse les murs et les passages autour de moi, et sursautai lorsque mon pied se posa subitement dans une eau usagée et visqueuse, profonde d’une vingtaine de centimètres. Je n’entendais que mes pas dans l’eau, mêlé au tintement de mes armes et de mes sacs. Après plusieurs minutes de marche, quand mes yeux se furent habitués aux ténèbres, je débouchai soudain sur une bifurcation, et reconnus à ma gauche le chemin que j’avais emprunté six années plus tôt avec Mithrandir. Je continuai tout droit, en devinant que je me trouvais à présent sous la ville : de petites bouches d’égout étaient placées régulièrement au-dessus de moi, et quelques faibles rayons de lune éclairaient d’une lumière blanche pâle et tremblotante, presque transparente, le tunnel, que je pouvais maintenant mieux observer. Le chemin, à partir de là, se fit plus facile ; néanmoins, l’eau se faisait de plus en plus profonde, et j’entendais à travers les grilles de fer des voix rauques se parler entre elles. De nombreux Orques étaient postés là, par simple précaution du Seigneur Ténébreux, une dizaine, peut-être plus. Je redoublai alors de vigilance pour ne pas me faire remarquer, longeant avec précaution les murs, seuls endroits qui n’étaient pas inondés, mais ne pus empêcher soudain mon pied de glisser et de tomber dans l’eau en produisant un “floc”, qui fit se taire les Orques. Le silence tomba, uniquement brisé par un faible vent qui parcourait dans un souffle les innombrables tunnels de la ville frontière. Je retins même ma respiration, pour éviter d’attirer l’attention des Orques, au point de placer ma main sur ma bouche. Le rai de lumière qui jaillissait de la bouche d’égout fut soudain masqué par une ombre qui se penchait, afin de voir l’intérieur du tunnel. Sa silhouette se dessinait, noire en son milieu, entourée d’un faible halo blanc, et elle bougeait la tête. Son souffle bruyant résonnait et se répercutait sur tous les murs qui nous entouraient. Puis après une longue minute de silence, l’Orque se releva, et disparut du cercle de lumière blanche, qui vint à nouveau éclairer le mur et une petite partie du tunnel alentour. Les voix reprirent de plus belle, et je m’éloignai lentement du groupe d’Orques situé au-dessus de moi. Elles s’évanouirent rapidement, et le son de mes pas fut de nouveau le seul élément qui rompait le silence dominant. Maints carrefours se présentèrent à moi, et je faisais toujours en sorte de conserver la direction approximative de l’est.
Un peu plus d’une heure plus tard, et sans nouvel incident, je sentis le terrain remonter légèrement, et j’aperçus au loin d’une longue ligne droite une très faible lueur chevrotante, caractéristique des rayons de la lune se reflétant à la surface de l’eau, après s’être faufilés entre les épais nuages sombres de la région du Mordor. Tout au bout se trouvait la sortie des souterrains, qui n’était cette fois-ci pas placée à l’extérieur de la ville. Je m’en rendis compte lorsque, tout en haut de l’escalier de pierre, je sortis d’une petite bâtisse blanche, et débouchai subitement sur un groupe de cinq Orques. Ils furent tout aussi surpris que moi, et, grâce à l’obscurité, mirent quelques instants à s’apercevoir que je n’étais pas des leurs.
Je n’avais pas le choix ; je profitai de cet infime instant pour dégainer mon épée, et asséner un coup mortel à celui qui était le plus proche de moi. Les quatre autres réagirent aussitôt : ils se ruèrent sur moi en brandissant leurs armes et en poussant des hurlements rauques, qui devaient retentir dans toute la partie est de la ville. J’eus tout juste le temps d’enjamber le corps inerte et de me rétablir, avant que ses camarades ne me tombent dessus. Le combat dura plusieurs minutes, et j’essayai d’isoler un Orque parmi les autres afin de l’achever. Il était par ailleurs difficile de viser dans la noirceur qui régnait à l’est d’Osgiliath. Il ne restait plus qu’un Orque, lorsque j’entendis derrière moi des cris lointains : les hurlements qu’avaient provoqué la bataille avaient vite fait d’attirer l’attention d’autres patrouilles proches, qui se rapprochaient à une allure dangereusement rapide. Je parai une attaque, pour planter puissamment la lame de mon épée dans la chair répugnante de mon ennemi. Dans un dernier souffle, il laissa tomber son arme, et me saisit par le cou, se cramponnant solidement à moi. Je tentai de me dégager, mais l’Orque se tenait fermement, et je dus lui asséner plusieurs coups d’épée pour qu’il lâche prise. Il tomba dans un bruit mat à terre, et ne bougea plus. Je jetai alors rapidement un coup d’œil autour de moi pour me repérer. Devant moi, se dressaient dans une fine brume les formes sombres et indéfinies des bâtiments, et je finis par m’apercevoir que je faisais face aux imposants bâtiments du centre d’Osgiliath. A grandes et rapides enjambées, je me détournai et courus entre maintes bâtisses, me faufilant dans de petites ruelles, pour tenter à tout prix d’éviter une nouvelle confrontation avec une bande d’Orques. Les cris s’évanouirent subitement, et le silence retomba. Caché par un haut mur de chaque côté, je vérifiai l’allée qui se dessinait devant moi, et qui amenait directement au portail de sortie. Après m’être assuré qu’il n’y avait personne, je me précipitai vers l’issue, avant d’entendre derrière moi une voix rauque hurler :
– IL EST LÀ !!
Un groupe d’une quinzaine d’Orques venait de me croiser, et courait maintenant à toute vitesse pour me rattraper et essayer de me barrer le chemin.
– ARRÊTEZ-LE !
Cette fois-ci, la voix n’était plus la même, et se situait sur une tourelle du portail. Je distinguai à la lueur des torches enflammées, fixées sur les piliers du portail, trois Orques qui se ruaient droit sur moi, en sens inverse, en poussant de grands hurlements et d’incompréhensibles jurons. J’eus à peine le temps d’élever mon arme que le petit groupe était arrivé à ma hauteur. D’un puissant coup transversal, je tuai et dégageai l’Orque qui se dressait devant moi. Il s’effondra, et me laissa le chemin libre jusqu’à la sortie. Les deux autres Orques freinèrent brusquement, se retournèrent, et furent rattrapés par les quinze qui me pourchassaient déjà. Je franchis précipitamment le portail qui se trouvait par miracle ouvert, et m’enfonçai vers le nord, dans une profonde obscurité. Derrière moi, ajoutées aux pas hâtifs des Orques qui me poursuivaient, fusaient du rempart quelques flèches grises.
Un terrain entièrement recouvert de buissons se présenta à moi, sous la lueur tremblotante de la lune, et j’en profitai pour tenter de semer les Orques qui me poursuivaient, dont j’étais toutefois incapable de déceler le nombre. Seule la puissance des hurlements m’indiquaient qu’ils ne pouvaient être moins d’une trentaine. A la faible lueur de la lune, cachée par d’épais nuages noirs, je distinguai un bosquet plus gros que les autres, et essayai de m’y cacher. Je fonçai tête la première à l’intérieur, et sentis plusieurs branches et ronces m’érafler le visage. Une fois à l’abri des branches et camouflé, j’attendis que les Orques s’éloignent de moi. Les cris se rapprochèrent dangereusement, et passèrent à côté du buisson sans me remarquer. Puis ils s’éteignirent au loin, laissant place au silence habituel qui régnait sur l’étendue plane du début de l’Ithilien. Ce silence dura plusieurs minutes, durant lesquelles je préférais rester dissimulé. Cette méfiance me donna rapidement raison, quand j’entendis les Orques se rapprocher à nouveau, pour rentrer à Osgiliath. Ils passèrent une nouvelle fois à côté de moi, et se dirigèrent vers le portail, que j’entendis se refermer derrière eux dans un long grincement et un bruit sourd.
Un nouveau silence retomba sur la plaine. Le vent remuait légèrement les branches du bosquet. La fatigue commença à me submerger, et je décidai de passer la nuit ici.
Le jour s’était levé derrière les épais nuages sombres de Mordor, et les colorait d’une légère teinte pastel beige grise. Je sortis du buisson, brillant de la rosée du matin, et après m’être rassasié, repartis en direction du nord. Une multitude de collines se perdaient jusqu’à l’horizon, et je les gravissais sans relâche, pour atteindre plusieurs heures plus tard une épaisse forêt qui longeait le Grand Fleuve, et qui s’étendait jusqu’au Delta de l’Entalluve. La journée passa, sans le moindre signe de Gollum, et je cherchais frénétiquement notre cible, bien que je sache au fond de moi qu’il ne pouvait être ici. La nuit tomba, annonciatrice de mauvais temps, car je pouvais distinguer à travers les feuillages de la forêt de l’Ithilien, plusieurs éclairs vifs qui entaillaient les nuages au-dessus des Monts de l’Ombre, suivis de près par un terrible grondement, comme un roulement de tambour. Je tentai en vain de passer la nuit sous les arbres, les gouttes commençant à tomber et devenant de plus en plus nombreuses. Ce fut bientôt un véritable déluge qui s’abattit sur moi et qui me trempa jusqu’aux os, accompagné des innombrables coups de tonnerre du violent orage qui se déplaçait à vive allure. Je pris les vêtements elfiques de la Lórien et m’en couvris, afin de me protéger de la pluie. Chaque seconde, chaque minute, chaque heure paraissait durer une éternité sous ces pluies diluviennes, et j’attendais avec impatience la fin de ces intempéries.
Mais l’aube n’avait pas arrangé les choses, et l’orage continuait de plus belle, paraissant déverser jusqu’à la toute dernière et infime goutte d’eau que contenaient les nuages noirs qui s’étendaient maintenant à perte de vue. Le soleil eut beaucoup de difficultés à les percer de ses rayons lumineux, et l’on pouvait croire que ce temps régnait dans la majeure partie des terres de l’Ithilien. La deuxième journée dans les bois fut aussi infructueuse que la première, et je m’appliquai à chercher malgré la faible lumière qui régnait : à travers les nuages qui lâchaient leurs immenses réserves d’eau, quasiment aucun rayon ne pouvait passer pour éclairer mon chemin, et j’avais tendance à me croire en plein début de matinée qu’en un après-midi radieux. Le Fleuve décrivait une longue courbe vers l’ouest pour rejoindre l’île de Cairn Andros, lorsque le crépuscule, quoique très peu visible, arriva, et je décidai de m’arrêter à proximité d’un épais groupement d’arbres. Je choisis sous la pluie toujours battante une petite futaie où m’abriter, et m’endormis rapidement.
Une semaine entière s’était écoulée depuis que j’avais pénétré dans l’orée de la forêt d’Ithilien, et le temps qui régnait me ralentissait grandement : la pluie, restée ininterrompue pendant toute la semaine, et continuant toujours aujourd’hui, avait transformé les terres facilement praticables d’Ithilien en véritable bourbier. Un choix se fit inévitablement lorsque je repartis. Allais-je me diriger vers le nord et suivre le fleuve, pour risquer à nouveau de me perdre dans les collines tranchantes de l’Emyn Muyl, ou allais-je rejoindre la route de l’Ithilien, pour me rapprocher de la Porte Noire et du territoire de l’ennemi, et ainsi contourner le labyrinthe de roc ? Le deuxième choix se porta rapidement à mon esprit, car cela m’éviterait de traverser d’immenses marais situés à la hauteur du Delta de l’Entalluve, après le terrible orage et la quantité énorme d’eau qui s’est déversée sur la rive est du Fleuve – je peux maintenant remercier cette pluie diluvienne de s’être tant acharné sur moi, car sans cela, rien de tout ce que j’ai vécu ensuite ne se serait passé.
L’après-midi amorçait son déclin, lorsque, après quelques milles de forêt dense le long du petit ruisseau que j’avais aperçu la veille, je débouchai sur la route de la Porte Noire. Je pus alors franchir le ruisseau, que la route traversait à gué. J’eus cependant quelques petites difficultés, car les pluies torrentielles de la semaine passée avaient inondé le passage, et le ruisseau paraissait en pleine période de crue. Une fois le ruisseau derrière moi, je suivis le chemin jusqu’à ce que la lumière soit insuffisante pour avancer plus.
Rien en ce monde ne paraissait capable de stopper cette pluie, qui n’avait d’autre occupation que de rendre encore plus difficile ma traversée de ces bois. Je fus donc contraint de ne plus quitter la route et de scruter les zones à partir de l’endroit où je me trouvais. Ma recherche dans cette zone se fit nettement plus rapidement, avec néanmoins une certaine difficulté à percevoir un mouvement hostile entre les gouttes qui se faisaient de plus en plus grosses. Le soir, alors que la pluie battait sans arrêt, je sortis soudain des hauts bois de l’Ithilien, pour apercevoir devant moi quelques collines jusqu’à l’horizon – ou tout du moins jusqu’à la limite de ma vue sous cette pluie, qui ne devait pas dépasser les vingt mètres. Je décidai alors de revenir dans la forêt, pour passer une dernière nuit à l’abri des arbres de l’Ithilien.
Bizarrement, la pluie avait cessé net de tomber, et plus aucun nuage ne se dessinait sur le ciel. Cette nuit, alors que le mauvais temps battait son plein, un unique coup de tonnerre avait résonné dans le ciel, déchirant, perçant, comme pour annoncer la fin de plus d’une dizaine de jours de calvaire. Je n’en fus que très reconnaissant en ouvrant les yeux, lorsque je découvris au-dessus de moi un ciel aussi bleu que la Grande Mer. Je repartis donc, plein d’entrain et d’espoir, vers l’embranchement de la route des Marais de Nindalf, qui se trouvait à quelques milles de là. J’y arrivai au milieu de la matinée, et je pris alors la direction de la Porte Noire, vers l’est. Le chemin devenait de plus en plus praticable à mesure que j’avançais vers mon objectif, et le crépuscule arriva – peut-être un peu trop rapidement à mon goût. Autour de moi, s’étendaient à perte de vue des collines arides, subissant l’influence néfaste du Seigneur Ténébreux et de son pouvoir, et je dus m’écarter de la route pour dormir à la belle étoile à l’abri des regards indiscrets et hostiles. La nuit passa sans incident, et je repris des forces pour ce qui, sans le savoir, allait être l’une des journées les plus importantes et les plus éprouvantes de ma vie.
La capture de Gollum
Eärenya, 29 Víressë T.A. 3017
ou jeudi 1er mai de l’an 3017 du Troisième Âge
Au moment où j’ouvris les yeux, une aveuglante lumière me les fit plisser. Je mis ma main en visière, avant de me lever et de préparer mes affaires. Je me restaurai, puis repartis en direction de la route. Il était facile d’observer une grande partie de l’environnement à partir du sentier, puisque d’immenses collines et vallées s’étendaient autour de moi. Au sud-est, s’élevaient dans une épaisse couche de nuages noirs les Monts de l’Ombre, qui paraissaient dominer la région toute entière de leurs pans acérés. Au nord, au-dessous d’une brume transparente impénétrable, s’étendaient les Marais des Morts jusqu’aux collines de l’Emyn Muyl. La route se déroulait devant moi, disparaissant au sommet d’une colline, après avoir serpenté sur plus de deux milles. Je continuai mon chemin, à travers les plaines dépourvues de végétation, pendant toute la matinée.
Cependant, la journée ne se passa pas comme prévu : en plein milieu de l’après-midi, alors que j’arrivai au sommet d’une colline particulièrement haute et escarpée, qui offrait un panorama sur le paysage encerclé par les Marais des Morts, les plaines de Dagorlad, le Mordor et l’Ithilien, j’aperçus loin devant moi un épais nuage de poussière. Je m’arrêtai brusquement, et observai méticuleusement l’horizon. Il ne me fallut pas longtemps pour me rendre compte qu’une immense armée ennemie au pas élevait derrière elle ce nuage. Je ne pouvais en connaître le nombre, mais je savais toutefois que ce ne pouvait être des Orques : le simple fait que cette armée marche au pas annulait d’office qu’elle en soit composée, les Orques faisant fi de tous les styles d’une bonne armée. Cet immense groupe se révéla en fait être composé d’Orientaux, qui venaient apparemment agrandir les rangs de la cité de Minas Morgul. Le bruit qu’ils produisaient s’élevait et résonnait dans les airs, dans un vacarme qui se faisait de plus en plus assourdissant.
Mon cœur fit un bond dans ma poitrine, et je me mis à chercher un endroit où me cacher. A ma droite comme à ma gauche, se déployait une terre aride, sans végétation, où il n’existait aucun moyen de se dissimuler. Où que je me place, ils finiraient par me trouver ; je décidai alors de partir au plus vite vers le nord-ouest. Mais à peine eus-je levé le pied, qu’un grondement lointain et puissant se fit entendre. Je sursautai, et m’aperçus qu’il provenait de l’armée, qui se rapprochait maintenant dangereusement. Des Orientaux m’avaient aperçu, frêle silhouette isolée au sommet d’une haute colline, et avaient sonné l’alerte. Le nuage devint plus dense, et je compris qu’ils s’étaient mis à me pourchasser : leurs hurlements parvenaient clairement à mes oreilles, ainsi que le martèlement de leurs pas. Je descendis alors la colline vers le nord-ouest, faisant tout pour garder mon équilibre et ne pas tomber à terre. L’armée continua à me pister pendant un peu plus d’une heure, à travers des collines de plus en plus vallonnées. Je m’essoufflais rapidement, mais m’éloignais petit à petit d’eux, à en juger par l’intensité des cris, qui devenaient de plus en plus faibles. Ils finirent par s’évanouir, et je continuai à courir pendant plusieurs minutes. Alors, brusquement, comme je descendais d’une nouvelle colline, le terrain vallonné se transforma en une immense étendue plane : la lisière des Marais des Morts se présentait à moi.
Le crépuscule tombait, derrière quelques petits nuages roses orangés, et un silence de mort s’installa. Seule une brise malveillante rôdait sur la vaste étendue de boue, d’herbe et de brume, et animait les quelques touffes de végétation qui poussaient à la surface de l’eau, elle-même ridée par le léger souffle. Les Marais des Morts avaient été autrefois le terrain d’une bataille titanesque, à la fin du Second Âge, lors de la Guerre de l’Anneau. Ici gisaient maints corps déchus, elfes, hommes et Orques, qui hantaient ce lieu maléfique et désolé. Pour seul paysage, les Montagnes de l’Ombre et les Monts Cendrés s’élevaient au loin, éclairés faiblement par les rayons persistants du soleil. Je fixai vaguement l’étendue des marais, qui se déroulait jusqu’à l’horizon, puis décidai de les contourner par l’est.
Après une longue marche qui me parut être une éternité, la nuit commença à envahir la Terre du Milieu. Je décidai de m’arrêter pour passer la nuit, lorsque cette pensée fut balayée par une voix aiguë. Elle était lointaine, et semblait triste, presque désespérée :
– Laisse-nous tranquilles ! Nous ne voulons plus te voir ! Nous ne voulons plus t’entendre !
L’individu était en train de pleurer, mais au bout de quelques secondes, ses pleurs cessèrent brusquement. A cet instant, j’aurais juré que les paroles qui suivaient provenaient de la même bouche. Elles n’étaient toutefois plus empreintes de douleur et de peur, mais d’une certaines colère et méchanceté. Pourtant le timbre de la voix était identique :
– Mais tu ne peux pas te débarrasser de moi. Je suis toi.
Je m’étais arrêté sans m‘en rendre compte, raide comme un piquet, et m’étais surpris en train d’écouter la conversation. Cette voix me rappelait quelqu’un, mais je ne pouvais lui donner un nom. Cependant, lorsqu’il émit de petits crachats tels de bruyants toussotements en prononçant « Gollum ! Gollum ! », le nom me revint comme une flèche en plein cœur. Bizarrement, je me mis à écouter la conversation avec plus de ferveur :
– Non, laisse-nous ! C’est à cause de toi si nous avons été pris par Lui !…
– Mais on nous a relâchés, et nous sommes libres !
– On a été torturés, mon Précieux, oui, torturés…
Il se fondit dans de longs gémissements, qui furent coupés par la deuxième voix en colère :
– OUI ! Torturés nous avons été, mais on a dit qui nous a volé le Précieux !
– Non, c’est pas tes affaires ! Laisse-nous tranquilles !
– Sale petit voleur !!
– Non, tais-toi ! Va-t-en !
– Il nous l’a volé ! Mais les sales Orques vont s’occuper de lui, maintenant. Nous leur avons dit où il était, le voleur ! Gollum ! Gollum !!!
– Mais ils vont garder le Précieux, et on sera encore plus malheureux ! Oui ! Malheureux nous sommes, très malheureux !
De nouveaux sanglots jaillirent, et la voix renifla avec dédain. Quelques secondes s’écoulèrent, dans des plaintes de plus en plus étouffées. Puis, un clapotement se fit entendre, suivi d’un cri de grande colère :
– SALE PETIT VOLEUR ! IL NOUS L’A VOLÉ ! SALE PETIT HOBBIT !
Je tressaillis légèrement. J’étais certain que Mithrandir ne se trompait pas sur ses hypothèses, mais entendre dire de la bouche de Gollum que M. Sacquet lui avait bel et bien volé l’Anneau était une toute autre chose. La voix triste commença à se plier aux injonctions de la voix colérique et autoritaire. Un léger ton courroucé apparut dans sa voix, qui devenait moins tourmentée :
– Le Hobbit joufflu nous a volé notre Précieux !
– Et les sales Orques vont le lui prendre ! Gollum ! Gollum !
Le silence retomba, uniquement brisé par de faibles clapotements et le ronflement de Gollum.
– Mais qu’est-ce qu’on va faire ? fit la voix redevenue triste.
– On va aller voir Sacquet – il siffla avec mépris, puis continua – dans sa… Comté – nouveau sifflement – pour lui reprendre Notre Précieux.
La voix s’abaissa en un murmure quasiment inaudible, et continua en adoptant un ton antipathique mêlé d’une étrange satisfaction :
– Oui, on va le faire payer, et NOUS redeviendrons le Maître !
Il éclata d’un rire mauvais, perfide, sous les timides « Oui ! Oui ! » de la première voix, qui ne savait pas trop s’il devait en rire ou s’en méfier. Abasourdi, j’écoutais avec la même attention cette discussion, qui tournait en un plan fourbe pour récupérer l’Anneau de M. Sacquet. Mais une phrase me revenait régulièrement en tête, comme si je ne l’avais compris en tout point : « On a dit qui nous a volé le Précieux ! ». S’il avait été réellement pris par l’ennemi, comme il l’a annoncé, il leur aura donné la position exacte de l’Anneau et de son actuel détenteur. Mon sang ne fit qu’un tour lorsque je compris enfin la chose ; il ne fallait désormais plus le laisser s’échapper, et l’empêcher de commettre une nouvelle erreur. Je devais agir au plus vite, et mettre tout en œuvre pour l’attraper.
A pas feutrés, je m’avançai, vers la voix qui s’élevait derrière un petit bosquet, situé à une vingtaine de mètres de moi, et qui poussait au-dessus de l’eau des marécages. Il m’était très difficile de ne pas me faire remarquer, chaque pas émettant un son lorsqu’il entrait en contact avec l’eau, et je mis plusieurs minutes à arriver silencieusement à proximité du petit bosquet. Cependant, alors que je faisais un nouveau pas, la discussion et les ronflements habituels de Gollum s’interrompirent. Le silence tomba, et je tentai même de retenir mon souffle. Les secondes s’écoulèrent lentement, pendant lesquelles je savais que Gollum essayait de trouver ce qui avait suscité son attention. Puis, après un moment qui m’avait paru une éternité, il toussa à nouveau « Gollum ! Gollum ! », et reprit la discussion avec la première voix. Je restai encore quelques instants immobile, afin de ne pas éveiller à nouveau ses soupçons, puis me dirigeai de plus en plus furtivement vers le bosquet. Toutefois, un pas – que j’avais mal assuré, probablement – tomba dans une flaque profonde en émettant un long clapotement. Cette fois-ci, Gollum, après s’être une nouvelle fois tu, commença à remuer ; il allait s’enfuir, et j’allais encore perdre une superbe occasion de le capturer…
Puis un fait bizarre se produisit dans mon esprit…
Un étrange rêve que j’avais fait, huit ans plus tôt, me revint en tête – et je m’étonne encore moi-même de m’en souvenir : je me trouvais à la lisière d’un marais, dans une profonde obscurité, et m’était aperçu que Gollum se trouvait tout près de moi. Mais alors que je me préparais à l’attraper, il s’était transformé en un œil de flammes, l’Œil de Sauron, qui prononçait les phrases maléfiques gravées sur l’Unique.
Peut-être y avait-il un lien entre ces deux choses ? Ou n’était-ce dû qu’au hasard ? En tout cas, il semblait si réel, et j’avais l’impression de me trouver à nouveau dans ce rêve…
La même situation, le même endroit, la même heure…
Ce ne pouvait être dû à une heureuse fortune…
Puis des bribes de phrases me revinrent en tête, accompagnées de la voix grave de Mithrandir : “Prenez des nouvelles de Gollum… Essayez de savoir où il se trouve… Il est en cavale depuis trop longtemps… Il pourrait à lui seul prouver que l’Anneau de Bilbon est l’Unique… Je trouve qu’il se risque dangereusement à proximité du territoire ennemi… Il pourrait nous poser plus de difficultés que nous ne le pensons…”.
Alors, toutes nos tentatives vaines pour capturer Gollum sortirent subitement de l’ombre, et se placèrent devant mes yeux, qui n’y comprenaient plus grand-chose :
La première fois qu’il avait croisé notre route, c’était dans les Bas-fonds du sud, et il nous avait échappé en se ruant droit sur un groupe d’Orques que nous avions semé peu avant dans la nuit…
La seconde fois, c’était dans les tunnels, sous la ville frontière d’Osgiliath. Là, nous avions eu beaucoup de chance de ne pas tomber sur des Orques, et avions pu le poursuivre jusque dans le val de Morgul. Nous y avions trouvé une aide précieuse, Gwaihir, qui avait repéré Gollum, et nous avait aidé à le poursuivre jusque dans les forêts de l’Ithilien. Mais ici encore, il nous échappait de justesse, et filait entre nos doigts comme si nous avions essayé de contenir une poignée de sable sec dans la paume de notre main…
La troisième fois, il nous avait conduit à son insu dans les collines tranchantes et labyrinthiques de l’Emyn Muyl, et nous avions pu le repérer grâce à quelques corbeaux qu’il avait effrayés. Là encore, après plusieurs heures d’une course effrénée, il nous avait sorti malgré lui de cet enfer de pierre, tout en s’échappant…
Et ce fut le noir total dans mon esprit…
Plus aucun souvenir de notre recherche ne me revint…
Soudain, une autre vision apparut…
Mais elle ne pouvait être vraie – en tout cas, je ne m’en souvenais pas : je me trouvais entouré d’Orques, qui s’affairaient autour d’une frêle silhouette, positionnée et attachée solidement sur une immense machine de torture, qui remuait dans un bruit de succion, tel deux barres d’acier que l’on cognait l’une contre l’autre. Cette scène horrible dura plusieurs instants, pendant lesquels j’entendais des hurlements de douleur, longs et stridents, mêlés aux rires et railleries des Orques, dont certains ne se gênaient pas de compléter le rôle de la machine de torture. Je pouvais distinguer les doigts de la victime, qui se crispaient et se tordaient de douleur, au point d’en être démantibulés. Toutefois, au bout de quelques minutes, entre les cris et paroles incompréhensibles de l’individu torturé, jaillirent deux mots. Deux uniques mots, peu importants sur le moment, mais qui se révélèrent capitaux pour les sbires du Seigneur Ténébreux, comme je me le fis remarquer quelques lunes plus tard. Deux mots mêlés de souffrance et de résignation, qui mirent fin aux tourments du supplicié : « LA COMTÉ ! SACQUET !! »…
Puis cet effrayant décor s’évanouit. Les hurlements s’éteignirent, les couleurs se noircirent, la salle de torture devint de plus en plus sombre, et enfin, la vue normale me revint…
L’obscurité réapparut. Et devant moi se dressait le bosquet sombre. De l’autre côté, je percevais des mouvements furtifs. Je revins soudain à la réalité, et réalisai que Gollum s’apprêtait à s’enfuir. Bien que les souvenirs que j’avais eus précédemment m’avaient paru durer une dizaine de minutes, il était évident qu’il ne s’était pas écoulé une seule seconde du temps réel, car je n’entendrais déjà plus les ronflements de Gollum.
Je tentai le tout pour le tout : je rassemblai toutes mes forces, et sautai par-dessus le bosquet, qui ne devait pas faire plus d’un mètre de hauteur. Tel un plongeur, je le vis passer sous moi. Puis Gollum apparut, accroupi, ou plutôt recroquevillé sur lui-même. Il me tournait le dos, et s’apprêtait à s’éloigner du bosquet. Alors que je commençais à retomber, je poussai un hurlement sonore, qui le fit sursauter. Mais il n’eut pas le temps de s’écarter, et j’atterris sur lui. Dans un cri de souffrance, il se débattit comme un fou, pour tenter de sortir de mon emprise, mais je m’obstinais à l’attraper et à ne pas lui lâcher les bras. Il se mit à me cogner violemment de ses talons visqueux, qui atteignirent bientôt mon buste, et ma tête. Je poussai un grognement douloureux, et fermai les yeux. Il réussit à sortir son bras droit de mon emprise, et commença à me tirer les cheveux, m’obligeant à renverser la tête en arrière. J’ouvris à nouveau les yeux, et vis à travers l’obscurité dominante un visage horriblement déformé, dont les deux yeux globuleux aux pupilles dilatées me fixaient avec une haine telle que je n’en avais jamais vue. Il respirait à une telle vitesse que ses joues gonflaient et paraissaient sur le point d’éclater, et sa tête était soumise à une multitude de mouvements convulsifs. Il commença à se glisser à travers mes doigts crispés, qui commençaient maintenant à s’engourdir. La situation se renversa petit à petit, et ce fut bientôt Gollum qui me tint, dans une position certes étrange, mais néanmoins efficace. Il essaya de m’étrangler, mais je me débattais suffisamment pour ne pas lui laisser prise trop longtemps. Il passa ses jambes maigres autour de ma taille, et m’asséna un nombre incalculable de coups de poings. Je commençai à perdre toute force et volonté de le combattre, lorsqu’une faible flamme s’alluma dans mon cœur. Je n’allais pas abandonner ce pour quoi nous nous étions investis pendant huit ans ; j’essayai alors de trouver en moi la volonté de reprendre le dessus dans cette bataille, qui tournait dangereusement à la faveur de Gollum. En poussant un ultime cri, qui alla puiser au plus profond de moi mes toutes dernières réserves d’énergie, je saisis Gollum à bras-le-corps. Toujours devant moi, à me labourer de puissants coups, il s’arrêta soudain, terrifié, ne comprenant pas mon geste brusque. Je me soulevai, tout en le tenant contre moi, et me jetai puissamment dans le bosquet, à travers les branches qui m’éraflaient le visage. Ce que j’attendais tant se produisit : dans un bruit mat, le dos de Gollum heurta de plein fouet le tronc principal du bosquet, et des craquements se firent entendre, presque aussitôt couverts par les hurlements de douleur de mon ennemi. Il cria juste à côté de mes oreilles, et faillit me percer les tympans. Cependant, je sentis son étreinte se relâcher nettement, et j’en profitai pour me dégager de ses longs doigts qui m’enserraient le corps. Alors, presque dans un réflexe, je me retournai, portai la main à la garde de mon épée, et la dégainai, en la pointant à la gorge de Gollum. Il arrêta immédiatement de se débattre, et regarda la lame d’un air faussement effrayé.
– Tenez-vous tranquille, Gollum, lui dis-je d’un voix rauque, sans souffle, alors que je tentais de retrouver une respiration normale. Je ne vous ferais aucun mal si vous ne vous débattez pas.
Tout en le gardant en joue de ma main droite, je pris le sac que Mithrandir m’avait apporté, l’ouvris et le fouillai. Au fond du sac, mes doigts entrèrent au contact d’une corde. Je la sortis du sac, et – merci, Mithrandir ! – vis que mon ami avait déjà préparé un nœud coulissant, au cas où une telle occasion se présenterait. Je la passai autour du cou de Gollum, et la serrai, sans toutefois trop l’étouffer, puis le sortis du bosquet à reculons. Sous les rayons fugitifs de la lune qui éclairaient son visage, je le vis me regarder fixement avec une certaine haine. Puis il changea soudain de comportement, et commença à pleurer, derrière ses mains maintenant dressées entre lui et moi.
– S’il vous plaît, ne nous faites pas de mal ! fit-il entre deux sanglots.
– Je vous ai dit que je ne vous ferais rien si vous ne vous débattiez pas…
Il m’avait toujours inspiré la plus grande méfiance, mais il se montrait désormais sous un autre jour, et aucune personne vivante en ce monde n’aurait pas éprouvé de pitié en le voyant ainsi. Je m’agenouillai à côté de lui, et me mis à lui parler :
– Je suppose que vous savez qui je suis ?
– Oui. Vous nous suivez avec une autre personne depuis longtemps. Vous nous voulez du mal, à tous les deux !
Je réfléchissais à ce qu’il venait de me dire. En prononçant le à, il paraissait parler de lui-même. Ce fut alors que je compris que l’Anneau avait agi sur lui comme une deuxième conscience, une conscience malfaisante, souhaitant à tout prix retrouver « son Précieux », et que les deux voix que j’avais entendues avant la bataille provenaient donc bien de la même personne.
– Nous ne voulions pas vous faire de mal, mais simplement vous poser quelques questions…
– Les méchants Orques nous en ont aussi posé, des questions, mais ils nous ont torturés… Oui, torturés. Et maintenant, nous les détestons. Ils voulaient savoir qui nous avait volé le Précieux, et nous le leur avons dit, oui, nous leur avons dit. Ils vont maintenant s’occuper de lui… SALE PETIT VOLEUR ! SALE HOBBIT ! Gollum ! Gollum !
Sa voix résonna un petit moment, avant de s’évanouir en de petits sanglots. Pendant qu’il parlait, j’avais remarqué un subtil changement dans le ton de sa voix : elle devenait de plus en plus malveillante, comme la deuxième voix que j’avais entendue peu avant de me battre contre lui.
– Je ne veux pas vous torturer, ni voler votre Précieux, je veux simplement…
Mais il m’interrompit en poussant un reniflement de dédain, et à partir de ce moment, ne me parla plus, ni ne répondit à aucune de mes questions. Son visage était redevenu celui de la bataille, exprimant envers moi un profond sentiment de dégoût et de haine. Il regarda la corde avec méfiance, et essaya de l’enlever, mais je la tirai d’un coup sec. Gollum perdit l’équilibre et tomba face contre terre. Il se releva péniblement.
– Laissez cette corde ! fis-je d’un ton un peu plus autoritaire, sachant qu’il ne me répondrait plus.
La fatigue faisait lentement son apparition, mais je devinai que Gollum ne m’accorderait de repos, sans jamais tenter de s’échapper, et j’essayai donc de résister au sommeil. Pour plus de sûreté, j’enroulai la corde autour de mon poignet et l’attachai. Je pus ainsi balancer le sac de Mithrandir sur mon dos sans me méfier de Gollum. Je réfléchis alors à ce que je devais faire : devais-je amener Gollum à Mithrandir, pour qu’il lui pose les questions nécessaires, ou fallait l’amener captif dans une demeure elfique ? Un dilemme se présenta à moi. Si Mithrandir l’interrogeait, que ferait-on de Gollum ? Le relâcherait-on ou le garderions-nous ? La deuxième idée était finalement plus envisageable, mais il restait un problème : où l’amener pour qu’il y soit en sécurité et que Mithrandir l’interroge à tout loisir ?
Je décidai de sortir de ces marais, et de reprendre la route de la Porte Noire, tout en réfléchissant à l’endroit où l’amener. Je m’éloignai dans la nuit à peine née, guidé par la lune dont les rayons réussissaient à traverser quelques nuages, et me dirigeai vers les collines d’où j’étais arrivé. Mais alors que j’arrivai au sommet, et que je voyais les Montagnes de l’Ombre se dessiner à la faible lueur de la lune, Gollum fit un mouvement soudain de recul, et tira sur la corde. Je me retournai pour voir ce qu’il tentait de faire, et vis une expression apeurée – que dis-je, de terreur – sur son visage.
– Non ! Non ! Ne nous envoyez pas là-bas ! Ils vont nous faire du mal ! Les méchants Orques !
Il vint à mes pieds, et se cramponna à mes genoux, comme pour se cacher des montagnes gardiennes de la Terre du Seigneur Ténébreux.
– Je ne suis pas un Orque, et nous n’allons pas en Mordor…
Lorsque je prononçai ce dernier mot, sur un ton de réconfort, Gollum siffla puis s’écarta subitement de moi. J’ignore toujours s’il détestait entendre le nom du Noir Pays, ou si son « côté Gollum » avait repris le dessus.
Nous continuâmes alors, dans la fraîche nuit, pour rejoindre la route de la Porte Noire, ce qui fut rapidement le cas, car, plusieurs minutes plus tard, je vis se dessiner à une cinquantaine de mètres devant moi, un petite bande blanche sur le sol. Le sentier de pierre sortait de l’obscurité par le reflet de la lune, et sinuait tranquillement à travers la région de l’Ithilien. Nous empruntâmes le chemin, et sans nous arrêter, nous nous dirigeâmes vers le nord-est, vers l’entrée du territoire de Sauron…
L’aube se dessinait autour des Monts de l’Ombre, qui leur donnait l’impression d’être entourés d’une aura lumineuse aveuglante. Nous avions avancé toute la nuit durant, et la fatigue commençait à se faire réellement pesante. Je décidai alors de m’arrêter pour reprendre des forces, ouvris le sac et mangeai un peu. Il me restait encore trois pains elfiques, mais je préférais les garder pour des jours plus difficiles, car je sentais au fond de moi que ce périple ne faisait que commencer.
– Tenez, Gollum ! Mangez un peu !
Je lui lançai un peu de pain de Minas Tirith, que Mithrandir avait enveloppé dans du tissu elfique pour le préserver du temps. Gollum regarda avec scepticisme la miche de pain rebondir sur le sol, avant de s’arrêter à côté de lui. Il la prit, et la porta lentement à sa bouche. Il mastiqua le pain, et pendant quelques centièmes de secondes, je crus qu’il lui plairait. Mais à peine l’avais-je pensé, que Gollum se mit à le recracher violemment, comme s’il venait de s’étouffer, et tenta en vain d’enlever les miettes qui restaient collées sur son palais.
– On ne peut manger ceci ! Vous essayez de nous empoisonner !
– Mais non !…
Mais je me tus, car je savais qu’il ne me donnerait jamais raison. Je terminai en silence mon repas, alors que Gollum s’appliquait à fourrer les doigts dans sa bouche pour enlever ce qui restait du pain. Je retrouvais peu à peu mes forces, et la fatigue se dissipa lentement. Puis nous repartîmes rapidement, alors que le soleil sortait de derrière les Monts de l’Ombre et perçait l’obscurité qui régnait. Gollum eut un mouvement convulsif et essaya de se cacher du soleil, en se plaçant dans mon ombre. La matinée avança plutôt rapidement, et je vis les montagnes décrire une courbe vers l’est ; je savais que j’étais proche de la Porte Noire, et nous eûmes, Gollum et moi, la même angoisse. Je décidai alors de quitter la route et de gravir quelques collines, afin de garder une certaine distance de sécurité avec l’entrée du territoire ennemi.
Une heure passa, peut-être plus, lorsque je distinguai au-dessus des collines les montagnes sombres s’éloigner et devenir plus petites. Alors une certaine curiosité s’empara de moi. A ma grande surprise, je voulus revoir la Porte Noire, et changeai brusquement de direction pour revenir vers le sud. La respiration de Gollum se fit de plus en plus bruyante, et il commença à forcer sur la corde pour essayer de me retenir. Les collines devinrent escarpées et arides, et un silence de mort s’installa autour de nous. Puis, au sommet d’une colline particulièrement raide et dangereuse, après m’être dissimulé derrière un gros rocher, elle m’apparut comme la première fois : située dans un renfoncement rocheux qui ouvrait sur les plaines d’Udûn et de Gorgoroth, s’élevait une massive porte de fer et d’acier, taillée sur toute sa longueur de larges rainures verticales, qui, tout comme la porte de Minas Morgul, accentuait l’effet de domination et de puissance. De chaque côté s’élevait une haute et inébranlable tour noire, semblant taillée dans le roc, qui venait percer une épaisse couche de gros nuages sombres. Un lourd silence habitait ce lieu, mais je n’étais pas sans ignorer qu’il régnait beaucoup d’agitation de l’autre côté de ces deux battants de fer. Je restais quelques minutes ici à admirer cette effrayante porte – et pourtant admirable, il faut le dire –, pendant que Gollum, lui, tournait le dos et se cachait les yeux.
Enfin, je parvins à arracher mon regard de la Porte de Gorgoroth, redescendis la colline et m’éloignai de ce lieu maléfique. Je m’aperçus que Gollum se détendait de plus en plus, tout en éprouvant une certaine animosité envers moi. Nous sortîmes des collines une heure pus tard, et reprîmes la route. Le temps s’éclaircissait visiblement, et les nuages sombres de Mordor disparaissaient petit à petit, tandis que se déroulaient à l’est les immenses plaines de Dagorlad.
Nous continuâmes jusqu’à la tombée de la nuit, et nous arrêtâmes aux abords de la route pour nous rassasier – ou plutôt me rassasier, car Gollum éprouvait toujours les mêmes doutes concernant la nourriture que je prenais.
– Nous mourons de faim ! faisait-il dans un long gémissement de peine.
Nous reprîmes la route, qui devenait de plus en plus sombre, et nous nous guidions grâce à la lune, qui achevait son dernier quartier. Mais de petits nuages s’infiltrèrent sur la toile du firmament, parsemée ça et là des points lumineux des étoiles, et furent bientôt suivis de plus gros, menaçants. Cependant ils ne couvraient pas la totalité du ciel, et quelques rayons fugitifs parvenaient encore à éclairer notre chemin. Ils ne lâchaient pas non plus leur contenu, qui semblait se retenir de tomber sur le sol sec que nous foulions. La fatigue semblait avoir complètement disparu de mon esprit, et j’en profitai au maximum, car je savais que cela ne durerait pas, et que Gollum tenterait sûrement de s’enfuir pendant mon sommeil.
Pendant notre marche, la question de décider où emmener Gollum refit surface, et j’essayai d’y répondre. Il existe trois refuges elfiques majeurs sur la Terre du Milieu : la Lothlórien, demeure de la Dame Galadriel et du Seigneur Celeborn, Imladris, refuge de Maître Elrond, et enfin Esgaroth, Royaume de Thranduil. J’écartai rapidement l’hypothèse d’amener Gollum à Imladris, car il me faudrait pour cela passer soit par l’Escalier des Rigoles Sombres, soit par la trouée du Rohan, et le chemin serait trop long et difficile. Il ne me restait donc plus que deux solutions : Esgaroth ou Caras Galadhon. Il allait sans dire que j’apportais dans chacun des cas un grand danger avec moi, mais la Lothlórien serait plus facilement menacée – étant proche de Dol Guldur. Esgaroth se trouvait aussi à proximité de l’ennemi, puisque ce royaume était situé en plein cœur de la Forêt Noire. Mais, alors que je réfléchissais à tous ces inconvénients, une phrase lointaine de Mithrandir – ou plutôt une question prononcée il y a un peu moins de seize ans – me traversa l’esprit et me donna la solution : “Vous souvenez-vous de la recherche que nous avions entrepris avec les Elfes de la Forêt Noire pour capturer Gollum ? “.
Les elfes d’Esgaroth avaient déjà participé à une recherche pour tenter de retrouver Gollum, et, selon moi, il était évident que Mithrandir s’attendait à ce que je l’amène dans la Forêt Noire. Ma décision fut donc prise. J’amènerai Gollum et le livrerai aux elfes de Thranduil…
Remonter le Grand Fleuve
Elenya, 1 Lótessë T.A. 3017
ou samedi 3 mai de l’an 3017 du Troisième Âge
Esgaroth… C’était ma destination. Mais pour le moment, je n’étais pas encore arrivé à la hauteur de Dol Guldur ; il me restait donc un long chemin à accomplir…
L’aube se leva sur ce qu’il semblait être la deuxième journée en compagnie de Gollum. Cela faisait plus de vingt-quatre heures que je n’avais pas fermé l’œil, et je ne ressentais pourtant pas la moindre fatigue. A l’ouest, s’étendaient toujours jusqu’à l’horizon les Marais des Morts, silencieux et lugubres. Gollum, resté silencieux depuis ma réflexion sur le lieu où je devais l’amener, me suivait sans outre difficulté, et, une nouvelle fois, se cacha du soleil grâce à l’ombre que je projetais sur le sol. Nous avancions à une allure convenable, et la journée passa sans inconvénients. Lorsque la nuit tomba, je vis les Marais des Morts laisser place aux collines acérées de l’Emyn Muyl, derrière lesquelles le soleil se camoufla, puis disparut. Mais l’arrivée de la nuit et de l’obscurité apporta aussi son lot de fatigue, qui commença à engourdir mes membres. Je pus cependant tenir jusqu’à l’aube.
Une nouvelle journée se leva, mais le sommeil devint tellement important qu’il commença à me submerger. Je choisis alors de m’écarter de la route pour prendre un peu de repos jusqu’à la mi-journée. Un petit regroupement d’arbres desséchés se présenta à moi, à proximité de l’Emyn Muyl ; je trouvais d’ailleurs étrange que l’on trouve ici une trace de végétation, telle une oasis en plein désert. Une fois à l’abri des arbres, que Gollum apprécia grandement, je tâchai de trouver un endroit confortable où je pouvais à la fois me reposer et le surveiller. Ce fut chose faite quelques minutes plus tard, et je pris un soin tout particulier à attacher Gollum. Je fis un nœud solide autour de son cou, sans trop le serrer, ni lui laisser assez de place pour en sortir sa tête. Ses deux yeux globuleux me regardèrent l’attacher avec férocité, et il me suivit du regard lorsque j’allai fixer fermement l’autre extrémité à un gros tronc. Puis je me rapprochai de lui, et dégainai mon épée, pour prendre – à ma propre surprise – un ton autoritaire, presque menaçant.
– Ne nous faites pas de mal ! dit-il en reculant d’un pas.
– Je vous ai déjà dit que je ne vous blesserai pas si vous ne vous débattiez pas. Je vais élargir les règles, en vous prévenant que si vous tentez de vous échapper, je serais contraint de vous faire du mal. Alors ne m’y obligez pas, Gollum.
– Sale, méchant homme qui veut nous faire du mal ! Gollum ! Gollum ! Mais nous ne lui voulons pas de mal ! C’est lui qui nous a attaqué, c’est lui qui nous a attaché à elle, fit-il en prenant la corde et en me la montrant. Gollum !
– Nous avons beaucoup marché, et j’ai pensé que vous auriez besoin de repos. Nous allons donc rester ici jusqu’à la fin de la matinée, et nous repartirons…
– Et où est-ce qu’il va nous emmener, dis, mon Précieux, où est-ce qu’il nous emmène ??
Je redoutais depuis bien longtemps cette question, et avais déjà préparé ma riposte :
– Nous allons vers les Monts Brumeux, et nous emprunterons les Escaliers des Rigoles Sombres. J’ai l’intention de me rendre aux Havres Gris, et je ne vous lâcherai pas tant que vous n’aurez pas répondu à mes questions.
Ma réponse eut l’effet escompté : l’air peureux de Gollum – que j’appellerais le Bon – disparut pour laisser place au malveillant – que je nommerai le Mauvais. Le plan que j’avais prévu trottait dans sa tête. Il s’obstina donc à ne pas me donner de réponse pour le moment ; il pensait peut-être que je le relâcherais à proximité de la Comté. Mais je savais qu’il me faudrait trouver une autre excuse lorsqu’il s’apercevrait que nous ne passerions pas du côté occidental des Monts Brumeux.
Je m’éloignai de lui, et allai m’asseoir contre un tronc proche, à la vue de Gollum. Intentionnellement, je gardai mon épée à la main, que Gollum regardait d’un air mauvais et apeuré. Je le fixai pendant quelques minutes, avant de pencher ma tête contre le tronc, et de fermer les yeux. Presque aussitôt, j’entendis Gollum – le Mauvais sûrement – remuer, et essayer de tirer la corde ; je le laissai faire quelques instants, pendant lesquels il émettait quelques petits grognements, et des bribes de phrases :
– Sale homme… Vilain… veut nous faire mal…
Alors que je sentais derrière mes paupières closes la situation s’aggraver, je résolus de me lever et d’interrompre son action infructueuse :
– Calmez-vous, Gollum ! lui fis-je en m’avançant vers lui et en le menaçant de mon épée. Ou voulez-vous que je vous torture comme les Orques vous ont torturé ?
– Vilain homme ! Il ne se soucie pas que nous puissions avoir mal !
– Si vous continuez comme ceci, je ne vous relâcherai pas du tout… Alors calmez-vous !
Je retournai contre l’arbre et m’assis, mon épée toujours à la main. Cette fois-ci, le Mauvais ne tenta plus de s’échapper, et je pus me reposer quelques heures, jusqu’à ce que le soleil atteignit le zénith.
Lorsque j’ouvris les yeux, j’aperçus Gollum allongé, les yeux fermés, son ventre se gonflant et se dégonflant au rythme lent de sa respiration. Une légère brise soufflait entre les arbres et vint me fouetter le visage. Je restais assis encore quelques minutes, avant de me lever et de repartir.
– Allez, Gollum ! Réveillez-vous, nous repartons !
– Quoi, mon Précieux ? fit-il en ouvrant les yeux. Nous partons ? Où ça nous partons ?
– Je vous l’ai déjà dit. Nous allons à… aux Havres.
J’avais failli prononcer Esgaroth, ce qui aurait été fatal, car Gollum aurait réalisé que j’avais depuis le début tissé un mensonge. Pour l’instant, il ignorait tout de cela, et pensait que je le gardais uniquement dans l’optique de lui soutirer quelques informations. Il reprit soudain conscience, et redevint aussi désagréable qu’à l’ordinaire.
– Le vilain, le méchant homme qui veut nous faire du mal est toujours là, fit-il dans un grognement en me tournant le dos.
Je mis un long moment à détacher la corde de l’arbre, que j’avais bien nouée et serrée, pris mon sac, remis mon épée dans son fourreau, puis repartis, Gollum derrière moi. Nous sortîmes du groupement d’arbres morts, et nous redirigeâmes vers la route de la Forêt Noire, ce qui ne sut tarder. Les collines d’Emyn Muyl et les plaines de Dagorlad défilaient autour de nous, et nous avancions doucement vers les Terres Brunes, qui s’étalaient à l’horizon. Le crépuscule tomba, mais nous continuions sans relâche notre chemin, dans l’obscurité qui devenait de plus en plus étouffante : la lune était entièrement cachée par de gros nuages, qui ne laissaient passer aucun rayon. J’eus du mal à me diriger, et Gollum devenait de plus en plus nerveux. Mais la nuit passa sans trop de problèmes de sa part, et nous traversâmes silencieusement mais assez lentement une partie des plaines de Dagorlad.
Tout le ciel était couvert d’une épaisse couche de nuages blancs mêlés de gris, lorsque l’aube l’éclaira assez pour que je puisse le distinguer. Nous avions parcouru une vingtaine de milles pendant la nuit, et je savais que la limite des collines tranchantes de l’Emyn Muyl ne tarderait pas à apparaître à l’horizon. Mais il nous fallut encore marcher la journée entière pour l’apercevoir. Entre temps, le temps ne s’était guère amélioré, et devenait même de plus en plus menaçant ; mais les nuages retenaient encore leur contenu, et offraient une teinte gris sombre, çà et là colorée d’un mélange beige et pourpre. Ce fut avec l’arrivée de la nuit que les premières gouttes d’eau tombèrent. Mais ce ne fut pas un déluge comme je l’attendais : il s’agissait plutôt d’une fine bruine qui rafraîchit l’atmosphère, et humidifia le sol sec, et elle facilita notre avancée…
Quatre jours passèrent, et lorsque l’aube se leva, un terrain immense de collines arides et pierreuses s’étendait à nos pieds. Les nuages se dissipaient lentement autour de nous. Mais la fatigue fit de nouveau son apparition au milieu de la journée, cette fois-ci plus intense. J’essayai donc de tenir le coup jusqu’au crépuscule, où j’essaierais de me reposer. La journée avança lentement, et le rythme de la marche diminuait de plus en plus d’autant plus que les collines des Terres Brunes devenaient raides et arides. Alors que le soleil s’abaissait lentement à l’horizon, aucun refuge ou abri ne m’apparut, et je commençai à croire que je ne pourrais avoir de repos. Je continuai donc, les yeux mi-clos. Lorsque la nuit tomba, la fatigue me submergea tellement que je tombai au sol. Je décidai alors de m’arrêter à cet endroit, et d’attacher l’extrémité de la corde qui retenait Gollum autour de ma taille. Le Mauvais me regarda faire avec une haine féroce envers moi, mais laissa aussitôt place au Bon, qui se mit à nouveau à pleurer sans cesse. Puis après l’avoir prévenu, je m’allongeai sur le sol, et m’endormit presque aussitôt. A en juger par les seules secondes où je fus éveillé, Gollum resta tranquille, et ne tenta pas de s’échapper.
Exceptionnellement, je restai ici toute la nuit, et ce fut l’aube qui me réveilla. Le soleil inonda les Terres Brunes d’une intense lumière dorée, et m’aveugla pendant les quelques longues minutes où je pris un repas plutôt copieux. Gollum s’était réveillé avant même que je n’ouvre les yeux, et me regarda manger avec envie. Puis nous repartîmes vers le nord, parcourant sans relâche les innombrables collines desséchées des Terres Brunes. Le paysage défilait autour de nous, et la journée avança plutôt rapidement. Une vingtaine de milles plus tard et les pieds engourdis, le crépuscule tomba, et nous continuâmes notre route sous un ciel étoilé et nettoyé de tout nuage. Gollum me suivait sans dire un mot, courant derrière moi à quatre pattes sur le terrain aride et pierreux des Terres Brunes, ancien territoire des femmes Ents, avant que Sauron ne les repousse ou ne les tue. Les heures défilèrent rapidement, et l’aube arriva avant même que je ne m’en sois rendu compte.
Nous avions dépassé les Bas-fonds du sud deux jours plus tard, et voyions à l’aube le Fleuve se dessiner à l’horizon : il décrivait l’une de ses courbes les plus prononcées, lui donnant la position la plus orientale de tout son parcours. Plus aucun abri n’apparaissait autour de nous, et d’immenses collines rocheuses s’étalaient à perte de vue. A la fin de la journée, le Fleuve s’était de nouveau éloigné, et la route tentait désespérément de s’en rapprocher, ce qu’elle n’arriverait à faire que bien des milles plus tard. Entre temps nous avions parcouru une bonne trentaine de milles, et d’après mes calculs, nous n’allions pas tarder à apercevoir la Forêt Noire à l’horizon. Or la Forêt Noire du sud était un endroit maléfique, peuplé des immondes créatures de Sauron, et m’arrêter à proximité constituait un danger non négligeable. Je décidai alors de me reposer ici même, pour ne pas avoir à m’arrêter plus loin. Aucun abri ne se présentait à nous, j’eus donc recours à une méthode identique à celle de l’avant-veille, et je m’endormis sans trop de difficultés, Gollum attaché à ma taille.
La treizième journée n’amena aucune mésaventure particulière, et, comme je l’avais prévu, vers la tombée de la nuit, je vis au sommet d’une colline particulièrement haute et escarpée, une tache sombre et lointaine s’étaler sur tout l’horizon devant moi. La Forêt Noire semblait entourée d’une épaisse brume sombre, qui l’obscurcissait grandement, et elle paraissait ainsi terriblement maléfique. Lorsqu’il l’aperçut, Gollum eut un haut-le-cœur, et recula instinctivement.
– Nous n’allons pas là-bas, dis, mon Précieux ? me fit-il en me montrant d’un signe de tête affolé la ligne qui représentait la Forêt Noire
– Non, nous traverserons le Fleuve un peu plus loin pour prendre les Escaliers des Rigoles Sombres. Et arrêtez de vous tenir à ma jambe, je ne peux plus me déplacer !
Gollum venait de se pelotonner contre moi et serrait avec une telle force ma jambe droite que je faillis tomber sous la douleur. Je dus le menacer pour qu’il me lâche, en me lançant toutefois des regards méprisants, et en ne m’adressant plus la parole de la nuit.
La tache obscure de la Forêt disparut par le manque de luminosité, et nous continuâmes à marcher, silhouettes silencieuses se dessinant fébrilement à la lumière de la lune.
Une nouvelle journée se leva, et je fus surpris de me trouver aussi près de la Forêt Noire. Quelques milles seulement nous séparaient de la lisière du bois, et nous subissions déjà les caprices du temps qui régnait aux alentours de Dol Guldur : de gros nuages gris flottaient dans les airs, et se superposaient les uns aux autres pour former un épais barrage opaque. Le sentier se dirigeait petit à petit vers le nord-ouest, pour rejoindre un passage étroit entre le Fleuve de l’Anduin et la Forêt Noire, qui s’étendait à la vue de la Lothlórien. Le soleil décrivait lentement sa courbe dans le ciel, et nous avancions à un rythme normal, voyant la Forêt s’approcher, puis défiler à notre droite. Au crépuscule, je me forçai à me restaurer convenablement, et peut-être même un peu trop, pour ne pas céder à la fatigue qui surgissait à nouveau. Je pris même une bouchée de lembas, qui m’ôta automatiquement toute sensation de sommeil et me redonna un peu de force. Nous continuâmes à marcher durant toute la nuit, et voyions défiler l’ombre des arbres qui se propageait sur le sol. Le silence régnait, parfois brisé par les ronflements sonores de Gollum, ou des oiseaux s’élevant brusquement de l’étendue d’arbres à notre droite.
L’Anduin fit son apparition à l’aube : le sentier que nous suivions s’était rapproché du Grand Fleuve, forcé de longer la lisière de la Forêt Noire qui s’était dressée en travers de notre chemin durant la nuit. Maintenant, le chemin se dirigeait tout droit vers le nord, et montait jusqu’au carrefour du Haut Col, à la hauteur d’Imladris, qui se trouvait sur le versant occidental des Monts Brumeux. Je sortis du sentier, et me dirigeai vers le Fleuve, afin de remplir mes gourdes d’eau, qui s’étaient petit à petit vidées lors de notre trajet. Puis je repris la route et continuai à marcher pendant toute la journée. Mais la nourriture n’y fit rien, et la fatigue réapparut rapidement, me forçant à m’arrêter au crépuscule. Ici non plus, il n’existait pas d’abri autre que la Forêt Noire, et y pénétrer la nuit aurait été pure folie. J’optai donc pour la nuit à la belle étoile, bien que je ne pus voir aucune étoile dans le ciel lorsque je fus allongé sur le dos, après avoir de nouveau attaché Gollum à ma taille et l’avoir menacé : les épais nuages sombres transformèrent cette nuit au clair de lune en pleine nuit noire, et je ne pouvais pas voir plus loin que les yeux de Gollum, qui brillaient faiblement dans l’obscurité. Je le voyais et l’entendais marcher tranquillement autour de moi, décrivant des cercles aussi larges que le lui permettait la longueur de la corde. Je finis par m’endormir au bout de plusieurs minutes, alors que Gollum achevait son énième tour…
– Allez ! Réveillez-vous ! Vite ! Oh oui, mon Précieux ! Il faut vous réveiller, ou les vilains Orques vont nous capturer !
J’ouvris les yeux, et sursautai en voyant Gollum, affolé, à quelques centimètres de ma tête, en train de me secouer fortement pour me réveiller.
– Dépêchez-vous, mon Précieux !
Je mis quelques secondes à réaliser ce qu’il venait de me dire. Puis cette nouvelle m’alarma subitement. Je me levai en le regardant d’un air étonné.
– Des Orques, dites-vous ?
– Oh oui, des Orques, beaucoup d’Orques, oh oui, mon Précieux.
– Comment le savez-vous ? fis-je avec un certain doute.
– On les a entendus tout à l’heure. Les sales Orques criaient et hurlaient, n’est-ce pas ? Oui, et on a vu du feu au loin. Et ils se rapprochent, regardez, mon Précieux.
Sceptique envers le probable élan de générosité qu’aurait soudain eu Gollum pour moi, je regardai vers la direction qu’il me désignait du doigt – en l’occurrence la lisière de la Forêt Noire. Effectivement, quelques flammes tremblotantes de torches étaient en mouvement ; elles ne se dirigeaient pas tout à fait sur nous, mais je compris que les Orques – ou toute créature qui s’approchait de nous – allaient tôt ou tard nous apercevoir.
– Vite ! Vite ! Nous ne voulons pas qu’ils nous voient !
Je ne saurais jamais s’il parlait uniquement de lui ou de nous deux. Je rassemblai toutefois à la va-vite mes affaires, que je mis sur mon dos, et repartis dans l’obscurité, Gollum toujours accroché à ma taille. Il courait presque plus vite que moi, qui assurait chacun de mes pas ; Gollum avait apparemment une vue très fine et précise, et se dirigeait sans rencontrer le moindre obstacle. Il tremblait néanmoins de tous ses membres, et je commençais à penser que s’il n’avait pas été accroché à moi, ou s’il avait pu trouver le moyen de s’échapper, il ne m’aurait certainement pas réveillé.
Nous prîmes la direction du nord, et nous éloignâmes ainsi du groupe d’Orques, qui se dirige ait vers les Terres Brunes. Les cris, qui se faisaient à peine entendre, s’évanouirent dans l’obscurité, que ne venaient plus déranger la faible lueur orangée des torches enflammées. Lorsque nous fûmes suffisamment éloignés de la menace, nous ralentîmes la cadence, avant de nous arrêter.
– Pourrais-je savoir pourquoi vous m’avez averti que les Orques arrivaient ? fis-je, maintenant soucieux du comportement de Gollum.
– Nous ne voulions pas que les sales Orques nous prennent ; ils nous ont torturés, oui, mon Précieux, et on ne voulait pas que ça recommence… Oh non…
Je savais que c’était le Bon qui me parlait, mais je ressentais un très léger ton d’amertume dans sa voix, comme s’il regrettait maintenant ce qu’il avait fait. Il se renfrogna, poussa un grognement et me tourna le dos. J’estimai avoir pris assez de repos, et décidai alors de pousser la marche. Nous filâmes donc le long du sentier, en pleine nuit noire, qui ternissait toutefois, et offrait désormais aux nuages une vague teinte gris claire, annonçant l’arrivée imminente de l’aube. Lorsque le soleil émergea au-dessus de la Forêt Noire, qui se dessinait à notre droite, à l’est, le sentier de pierre blanche se dessina plus clairement.
Ce fut avec un certain réconfort qu’au sommet d’une colline, en plein milieu de la matinée, apparut au nord-ouest à l’horizon, un immense halo lumineux. Nous approchions du Royaume de la Dame Blanche et du Seigneur Celeborn, la Lothlórien, qui brillait d’une lumière aveuglante, inondée par les rayons du soleil qui perçaient ici l’épaisse couche de nuages pour entourer la région de Caras Galadhon d’un cercle doré, laissant entrevoir le ciel d’un bleu roi éclatant. A sa vue, Gollum eut un geste de dégoût, détournant la tête en crachant et en s’obligeant à ne pas regarder l’éclat brillant de la Lothlórien. J’eus un pincement au cœur en voyant le cœur du monde elfique, sans pouvoir m’y arrêter, car je ne devais pas y amener Gollum, qui aurait alors représenté un danger potentiel. A la tombée de la nuit, nous arrivâmes à un petit gué, permettant de traverser un ruisseau qui se jetait dans le Grand Fleuve de l’Anduin, à la hauteur de l’Egladil. Nous continuâmes notre route dans la nuit environnante, qui était aussi noire que la précédente ; Gollum me suivait en silence à quatre pattes, gambadant dans l’herbe qui s’étalait maintenant à nos pieds jusqu’aux Champs aux Iris, un peu plus haut, à environ quinze jours de marche diurne. La nuit passa tranquillement, sous les nuages toujours aussi denses, et aux premières lueurs de l’aube, nous arrivâmes à la hauteur de l’Amon Lanc, que l’on distinguait faiblement dans la fine brume matinale.
Une nouvelle journée arriva donc, qui annonça un changement dans notre route : cette nuit ou le lendemain, je devrais passer sur la rive ouest de Grand Fleuve – que je n’avais foulée depuis ma traversée d’Osgiliath, il y a plus de quinze jours – pour éviter de passer trop près de la Forêt Noire, l’exemple de la veille au petit matin renforça mon idée. C’était aussi aujourd’hui que j’allais révéler à Gollum que nous passerions en fait pas par les Escaliers des Rigoles Sombres. Je ne savais encore quelle nouvelle explication j’allais lui donner, et m’obligeai à y réfléchir, alors que se présentait à nous le carrefour où la route du col de Caradhras rejoignait celle de Lossarnach, après que le sentier s’est éloigné des abords du Fleuve et de la Lothlórien. Je pris la direction de la vallée des Rigoles Sombres, et fut rapidement rattrapé par la nuit, me suggérant de m’arrêter ici avant la traversée.
A peine l’aube dessina ses contours roses orangés sur la lointaine cime des arbres de la Forêt Noire, que nous reprîmes notre chemin. Le soleil fut au zénith, quand, au sommet d’une colline, je vis la ligne argentée du Grand Fleuve découper les larges bandes d’herbe d’une immense plaine. Je traversai le Fleuve sans difficultés aucunes, par un petit gué facilement praticable et peu profond, contrairement à ce que l’on pourrait croire de loin. Je continuai quelque peu vers l’ouest, avant de tourner subitement au nord, au crépuscule. Gollum, qui s’aperçut de mon brusque changement, décida de m’en demander la raison :
– Dis, pourquoi est-ce qu’il ne s’en va par là-bas, hein, mon Précieux ? Pourquoi il ne va pas vers les montagnes blanches et froides ?
J’avais trouvé une réponse adéquate et logique à cette question qui se faisait inévitable. Je pris la parole, plutôt content de la réflexion que m’avait occasionné cette réponse :
– J’ai décidé de passer les Monts Brumeux un peu plus loin au nord, pour déboucher pile à la hauteur des Havres Gris. Nous franchirons le Haut Col, par la route de Bree et d’Esgaroth.
Je n’étais en vérité jamais passé par ce col, pour en avoir entendu des rumeurs persistantes de mort et de froid glacial, et je m’étonnai même d’y avoir pensé pour formuler ma réplique. Mais Gollum – comme je le pensais – ne fut pas très content de mon changement de direction, et de la raison que je lui avais donné :
– Sale homme qui ne tient pas ses promesses… Veut nous faire passer par un endroit dangereux, oui, mon Précieux… Dangereux ! Gollum ! Gollum !
Après plusieurs journées d’absence du Mauvais Gollum, celui-ci refit soudain surface, et prit possession de Gollum. Il me fixa, rempli de haine, et m’aurait sûrement sauté à la gorge, si je n’avais pas eu le réflexe de dégainer mon épée, comme j’entendais un bruit suspect derrière moi, vers le sud. Je me retournai vivement pour scruter l’obscurité, qui devenait de plus en plus pesante, et vis en sortir une silhouette sombre. Elle marchait avec agilité sur le sol, comme si elle n’éraflait pas l’herbe verte sous ses pieds. Je dus la laisser s’approcher pour distinguer son visage à la faible lumière qui régnait. Alors que je m’apprêtai à me mettre en joue, j’entendis Gollum siffler derrière moi, et une voix s’éleva de la silhouette :
– Na quildë, Dúnadan! I cotumo eä ráva pella.
Je me détendis, et abaissai mon épée. Un elfe me parlait, dans sa langue natale, que seul Gollum ne pouvait comprendre. Il se bouchait même les oreilles, pour ne pas l’entendre. Je connaissais cette voix, pour l’avoir de nombreuses fois entendue. Puis de l’obscurité m’apparut le visage de Oräphin, le frère de Haldir ; il paraissait plus âgé que lui, qui était pourtant l’aîné. Il me regarda en souriant, puis reprit dans sa langue natale – que je traduis ici pour plus de compréhension :
– Bien le bonjour, Aragorn. Je pensais vous faire une surprise en arrivant en cachette, mais je m’aperçois que j’ai bien fait de marcher dans cette flaque d’eau. J’ignore quelle aurait été votre réaction si je vous avais surpris en pleine nuit !
– Excusez-moi, Oräphin, lui fis-je en souriant.
Nous nous étreignîmes puis reprîmes de plus belle la conversation :
– Je suis sur des charbons ardents depuis que j’ai évité une patrouille d’Orques il y a trois nuits, lui dis-je soulagé. Je crains maintenant de voir surgir de l’obscurité les serviteurs de Sauron, hurlant à la mort, et se jetant sur moi.
– Je vous comprends. Des gardes de la Cité des Arbres en faction dans l’Egladil vous ont aperçu de l’autre côté de la rivière, au crépuscule de l’avant-veille, et se sont étonnés de ne pas vous voir arriver par la route du nord. Je suis donc venu prendre de vos nouvelles.
Il marqua un temps de silence, avant de reprendre :
– Pourquoi ne vous êtes-vous pas arrêté à Caras Galadhon, afin de prendre du repos et du réconfort auprès de la Dame Blanche ?
– Disons que j’ai eu… quelques circonstances atténuantes, lui fis-je en montrant d’un léger signe de tête Gollum.
Gollum était recroquevillé, et regardait d’un air à la fois horrifié et colérique Oräphin, tout en plaquant solidement ses mains contre ses oreilles. Oräphin eut un geste de recul, et prit une expression de dégoût mêlé à une violente haine, en voyant le visage blafard de mon captif. Il se tourna vers moi et me perça du regard, tout en prononçant l’un des mots les plus détestés des elfes : « Yrch ?!? ». Ce mot signifie orque dans le langage des elfes, un juron qui ne pouvait rabaisser les créatures de Sauron plus bas aux yeux des elfes.
– Non, fis-je de nouveau dans le langage des elfes, non, ce n’est pas un Orque, Oräphin. C’est un ancien Hobbit, ou Semi-Homme si vous préférez. Vous avez dû avoir des échos concernant mon départ de Caras Galadhon il y a environ une centaine de lunes, avec l’Istari Mithrandir…
– Oui, et vous partiez à la recherche d’un étrange individu ; mais je n’ai eu plus d’informations…
– Et bien, Oräphin, figurez-vous que cet individu se trouve sous vos yeux…
Oräphin se tut et regarda longuement Gollum, qui se trouvait toujours dans la même position. Puis il leva à nouveau la tête, et reprit le fil de la conversation :
– Vous avez réussi à le trouver ?
– Oh oui, et nous l’avions déjà croisé à plusieurs reprises. Il nous avait depuis lors toujours échappé, et nous avons consacré huit années à le retrouver.
– Vous avez donc bien fait de ne pas vous arrêter en Lothlórien. Mais qu’en est-il de Mithrandir ? Car il n’est pas avec vous…
– Mithrandir m’a quitté peu avant que je ne retrouve Gollum – Oräphin siffla comme pour couvrir ma voix lorsque je prononçai son nom –, j’ai dû ainsi l’affronter seul et l’amener jusqu’ici.
– Vous deviez être sous une bonne étoile ce jour-ci. Je suis venu par la même occasion vous apporter quelques vivres qui pourront vous être précieuses, quel que soit le chemin qui vous attend… D’ailleurs, si vous ne trouvez pas cela trop indiscret, puis-je savoir où vous allez ?
– Je me rends à Esgaroth, fis-je sans oublier que Gollum, derrière moi, se bouchait les oreilles au point de s’en couper la circulation du sang. D’après moi, c’est là-bas que Mithrandir voudrait que je l’amène, annonçai-je en désignant discrètement de mon pouce Gollum, situé derrière moi, car les elfes de Thranduil avaient déjà mené auparavant maintes et maintes vaines tentatives pour le retrouver.
– Je comprends… fit-il d’un air songeur. Si je puis vous être utile, je pourrais vous accompagner jusqu’aux Champs aux Iris.
– Je ne pense pas qu’Il soit enclin à vous voir marcher avec nous, car Il me supporte déjà difficilement. Non, je vous remercie de votre proposition, mais je pense que je devrais rester seul avec Lui. Merci encore Oräphin.
– Dans ce cas, je ne vais pas rester plus longtemps. Vous avez la bénédiction de la Dame Blanche et du Seigneur Celeborn.
– Je vous remercie d’être venu me voir, Oräphin.
Je le pris dans mes bras et le serrai longuement, avant qu’il ne me donne les deux sacs qu’avait fait préparer la Dame Blanche, et qu’il ne s’éloigne dans l’obscurité profonde qui régnait désormais. Je me retournai alors vers Gollum, et lui fit signe de se lever.
– Sale homme qui sait parler avec eux. Nous ne les aimons pas, nous les détestons, et lui aussi nous le détestons. Gollum ! Gollum !
J’ouvris l’un des sacs, pris une bouchée de lembas, et repartis vers le nord, revigoré, dans la nuit noire et silencieuse…
Les Champs aux Iris
Aldëa, 17 Lótessë T.A. 3017
ou mardi 19 mai de l’an 3017 du Troisième Âge
Le jour s’était levé, et l’astre lumineux éclairait d’un blanc aveuglant le versant des Monts Brumeux, sur lequel était répandue une épaisse couche de neige éternelle. Oräphin avait disparu dans l’obscurité de la veille, rentrant vers les Bois Dorés de la Lothlórien, qui ne m’étaient désormais plus visibles : de vastes prés d’herbe – qui paraissaient être plutôt recouverts d’une sorte de paille sèche – s’étendaient tout autour de moi, jusqu’au Grand Fleuve à l’est, et jusqu’aux premiers sommets des Monts Brumeux à l’ouest. Quelques bosquets s’élevaient ça et là, répartis aléatoirement sur les collines qui s’étendaient jusqu’à l’horizon. A peine l’aube fût-elle levée, qu’un petit ruisseau se présenta à nous, prenant sa source dans une grande forêt un peu plus au nord en amont. Nous n’eûmes aucun mal à le traverser, car le ruisseau accomplissait un net rétrécissement au niveau du sentier, avant de s’élargir à nouveau après le gué. La matinée passa tranquillement, sous le ciel bleu qui s’était éclairci depuis notre passage au nord de la Lothlórien, et plus aucun nuage ne venait troubler cette magnifique toile argentée.
L’Anduin s’éloigna dans une large courbe vers l’est, et disparut à l’horizon, alors que nous continuions à franchir en silence les maintes collines, parsemées de fourrés de taille moyenne. L’après-midi défila, et le crépuscule arriva plus vite que je ne l’aurais pensé. Mais le pain elfique qu’Oräphin m’avait apporté n’eut pas raison de la fatigue qui tomba subitement sur moi, comme tombait aussi la nuit, et je dus m’arrêter dans un bosquet à proximité.
Cependant, la nuit ne se passa pas comme prévu : Gollum, qui devenait de plus en plus méfiant envers moi, tenta pendant mon sommeil de défaire le nœud qui le retenait, et de s’enfuir. Mais le boucan qu’il avait provoqué en essayant de se libérer parvint à me réveiller après une petite heure de repos. Une fois de plus, pour ne pas manquer à la coutume, je le menaçai de mon arme, afin qu’il veuille bien se calmer. Je m’allongeai à nouveau, mais ne pus trouver le repos. Je gardais les yeux fermés, mais entendais tout de même Gollum, à quelques mètres derrière moi, marmonner des paroles incompréhensibles et inaudibles. Les heures passèrent, longues et silencieuses, sous les rayons filtrés de la lune, dont certains parvenaient à m’inonder le visage d’une faible lumière blanchâtre, que j’arrivais à percevoir à travers mes paupières closes.
Et, lorsque l’aube dessina ses contours sur les arbres de la Forêt Noire à l’est, je n’avais toujours pas pris une minute de repos supplémentaire. Je résolus toutefois de continuer ma route, malgré la fatigue qui se n’était en aucun cas dissipée ou atténuée. La marche se fit naturellement plus lente, et je tenais Gollum qui, lui, possédait une fougue telle que je l’enviais presque. Il courait tout autour de moi dans l’herbe humide du matin, tout en prenant soin de rester à une certaine distance de moi – pour tout dire aussi loin que le lui permettait la corde, que je tenais fermement. La matinée et l’après-midi avancèrent lentement, tout comme l’avait été la nuit précédente. Puis, alors que tombait le crépuscule, je vis le Grand Fleuve pratiquer un nouveau détour pour se rapprocher de moi. Une multitude de bosquets s’élevait aux alentours, et, la fatigue devenant de plus en plus intense, je ne mis pas longtemps à en trouver un à ma guise. Je menaçai une nouvelle fois Gollum, qui à mon avis ne m’écoutait pas. Il se moquait bien de ce que j’avais à lui dire, et siffla en me tournant le dos. Je pris la corde, et appliquai un soin tout particulier à l’attacher en plusieurs endroits, afin que Gollum, s’il arrivât à en défaire un, soit toujours bloqué par les autres. Puis je m’éloignai de lui, et m’allongeai rapidement sur le sol, avant de fermer les yeux et de m’endormir presque aussitôt, sans savoir que Gollum s’était déjà lancé à l’attaque de l’un des quatre nœuds qui le retenaient captif…
Lorsque j’ouvris les yeux, je m’aperçus qu’une épaisse brume gris sombre nous entourait, et qu’elle m’empêchait d’observer quoi que ce soit qui fût à plus d’un mètre de moi. La fatigue avait complètement disparu, et j’en concluais que l’aube ne devait pas être loin. Soudain, un détail inhabituel – qui aurait pu me paraître anodin en d’autres circonstances – m’alerta : le silence. Je me levai d’un bond. Un silence pesant et étouffant régnait, et je craignais que Gollum ne soit parti, malgré les quatre nœuds que j’avais confectionnés. Je m’avançai d’un pas lent, douteux, vers le bosquet auquel j’avais fait le premier nœud. La corde avait disparu… Mon cœur fit un saut périlleux dans ma poitrine et se mit à battre à toute vitesse. Je me dirigeai vers le deuxième nœud à tâtons, à travers cette brume impénétrable, tout en sachant ce qui m’attendait : le nœud avait disparu et la corde n’était plus visible au pied du buisson, lorsque je me penchai pour tenter de l’apercevoir au sol. Je m’approchai du troisième buisson avec une certaine appréhension et une énorme boule de plomb dans le creux du ventre. J’entendais mon souffle saccadé, ma poitrine battant la chamade, lancée à un rythme infernal par l’étonnement. Une forme longue, lisse et circulaire se dessina à quelques centimètres de mon visage, alors que j’examinai attentivement le pied du buisson. La boule de plomb disparut aussi vite qu’elle était apparue, lorsque j’aperçus un nœud, encore solidement fixé au tronc principal du buisson. Mais un certain doute ne me quittait pas, et je croyais encore possible que Gollum soit arrivé à défaire le nœud qui entourait fermement son cou. Je pris frénétiquement la corde attachée, et commençai à la tirer. Après un court instant qui me parut toutefois interminable, je sentis une forme solide et lourde fixée à l’autre bout. Je m’avançai en courant vers elle – trop vite peut-être – et me pris les pieds dedans, avant de trébucher et de culbuter par-dessus tête. La forme grise, sombre et allongée qui était attachée à la corde, se confondait parfaitement avec la brume, et s’avéra être Gollum, qui poussa un grognement, se mit sur ses quatre pattes, et m’adressa la parole :
– Sale homme qui nous donne des cous de pieds ! Mais nous ne le laisserons pas faire, oh non, mon Précieux ! Nous ne le laisserons pas faire…
Je sentais dans sa voix un ton malveillant, plus malveillant qu’auparavant, mais cette constatation ne m’importait guère, après l’inquiétude qui m’avait envahi quelques instants plus tôt, et qui avait à présent totalement disparue. Je me rapprochai du cou de Gollum, pour observer le solide nœud que j’avais élaboré, plus difficile à délier que les quatre autres. Apparemment, Gollum ne l’avait même pas éraflé, et lorsqu’il me regarda d’un regard méprisant – encore plus dégoûté que le jour où je l’avais capturé, à la lisière des Marais des Morts, dans la jeune nuit de Víressë – je compris qu’il n’avait même pas tenté de le délier, après avoir échoué sur le quatrième nœud. Il semblait furieux contre lui-même, mais se ravisa aussitôt et siffla d’un air mauvais, avant de se retourner et de s’allonger à nouveau. Mais le sommeil m’avait complètement quitté, et je ne voulais plus perdre de temps ici, même si Gollum avait passé la grande partie de la nuit à tenter en vain de s’échapper, et se trouvait maintenant fatigué. Tout en le remettant debout, je me promis, lors de notre prochain arrêt, de fixer la corde encore plus solidement, et à au moins cinq endroits différents. Il leva son regard vers moi, et je vis ses yeux pâles briller faiblement sous la lumière blanchâtre de la lune. Ses lèvres minces étaient retroussées en un sourire mauvais, qui exprimaient une hargne sans précédent envers moi. Au fond de mon cœur, je sentais que c’était désormais un tout autre chemin, long et difficile, auquel j’allais devoir faire face.
La brume ne s’était toujours pas dissipée, et il faisait encore sombre lorsque nous nous mîmes en route. Gollum traînait derrière moi, tout en ruminant des insultes qui – je le devinais aisément – m’étaient destinées. Au sommet d’une colline particulièrement haute, nous sortîmes de la brume épaisse, et vîmes loin à l’est le ciel rosir légèrement à l’approche du soleil. Mais ce n’était rien comparé à la mer de nuages qui s’étendait tout autour de nous jusqu’à l’horizon, et qui couvrait la quasi-totalité des vastes plaines que nous pratiquions. Une fois m’être repéré, je me remis en route, et descendis la colline pour m’enfoncer à nouveau dans la brume. Je voyais de plus en plus loin devant moi, à mesure que le ciel s’éclaircissait derrière les nuages et venaient éclairer le paysage. Puis, après deux longues heures de marche, la brume s’évapora subitement, laissant place à un magnifique ciel bleu matinal. Les rayons de l’astre lumineux inondaient le versant oriental des collines, qui s’arrêtaient à l’est à la limite que constituait le Grand Fleuve de l’Anduin – Anduin qui m’apparaissait comme une ligne dorée s’éloignant pour se confondre avec l’horizon jaune orangé.
La matinée passa sans aucun problème, et l’après-midi annonça l’arrivée par le nord de quelques nuages intempestifs. Le crépuscule détacha le ciel rouge sang des lointains Monts Brumeux, qui devenaient d’un noir d’encre. La lune apparut quelques instants après la disparition totale de la lumière, et éclaira notre chemin qui sillonnait entre les innombrables vallées qui nous entouraient.
Trois jours plus tard, notre situation ne s’était toujours pas améliorée, mais nous avions poussé notre route plusieurs dizaines de milles au nord. Lorsque l’astre lumineux s’inclina devant la lune dans un ciel parsemé d’innombrables étoiles, nous nous étions légèrement rapprochés du Fleuve, vers l’Est. Mais les pâles rais de lumière ne me permirent pas de distinguer de longs et répugnants marais, qui s’étendaient à un peu plus de deux milles de là. Ce fut ainsi que, en plein milieu de la nuit, je mis le pied dans une flaque profonde d’un liquide visqueux, sorte de mélange d’eau, de terre vaseuse et d’herbe. Gollum semblait avoir retrouvé son élément « naturel », et devint légèrement plus cordial envers moi. J’aurais dû me douter que nous devrions passer par ces marais, qui avaient jadis étés la perte de mon ancêtre Isildur : alors qu’il retournait en Arnor en longeant le Fleuve de l’Anduin, lui et ses hommes furent pris dans une embuscade tendue par les Orques ; et malgré sa possession de l’Unique, il fut tué de maintes flèches, et on ne put retrouver son corps, qui eut dû être transporté par les flots mugissants de l’Anduin jusqu’à la Grande Mer.
Il me fallut un certain temps pour me rendre compte de l’importance du lieu dans lequel nous étions. Les Champs aux Iris ont été la tombe de mon ancêtre, qui avait, dit-on, été abandonné par l’Anneau alors qu’il tentait de se sauver. L’Unique a ainsi dû rester perdu dans les profondeurs de ce marais, jusqu’à ce que, d’après Mithrandir, Gollum le trouve par hasard. Ce lieu devait donc avoir une influence sur Gollum – s’il avait réellement attrapé l’Unique –, et je devais être plus attentif dans son comportement.
Mais il ne montrait aucun signe étrange, qui puisse m’indiquer un de ses éventuels passages dans ces marais, ce qu’il n’occultait néanmoins pas la possibilité qu’il soit réellement passé par là. Nous continuâmes à marcher lentement et silencieusement, sous un ciel blanchâtre de la pâle lumière de la lune…
Deux nuits venaient de passer, et nous nous trouvions toujours dans ces marécages. De gros nuages sombres étaient apparus avant l’aube, et couvraient maintenant la totalité du ciel. La lisière des Champs aux Iris avait disparu derrière nous, et nous apercevions maintenant à perte de vue des bourbiers parsemés ça et là de fourrés et de fougères solitaires. L’aube se leva sur des marais silencieux et lugubres, qui reflétaient la désolation apportée par les orques et les gobelins des cavernes des Monts Brumeux depuis la chute de Sauron, à la fin du Deuxième Âge. Nous marchions lentement, évitant de profondes fosses, masquées par la végétation stagnante déposée sur l’eau boueuse. La matinée laissa place à l’après-midi, qui apporta son lot de clarté dans les marais. Cependant, alors que se dessinait à plusieurs centaines de mètres devant moi la Rivière aux Iris, Gollum changea de direction et commença à forcer sur la corde, que j’avais du mal à tenir dans ma main. Tout en tirant, il m’annonça :
– Nous connaissons un endroit sûr pour franchir la rivière, oui, mon Précieux. Là où ils vont, ils peuvent se noyer, et nous ne voulons pas qu’ils se noient.
Ses paroles se terminèrent dans un faible murmure, qui laissait entrevoir le « Mauvais Gollum », malgré les premiers mots qui – je le pense – avaient été prononcées du propre chef du « Bon Gollum ». Apparemment, il avait déjà franchi ces marais, peut-être même plus souvent que moi. Je fus alors déchiré entre suivre ses conseils, ou rester sur ma voie. Un dialogue intérieur s’engagea, qui me poussa après quelques minutes de silence à laisser Gollum me guider.
– D’accord, fis-je dans un soupir, guidez-moi, Gollum. Mais je vous préviens : au moindre soupçon, nous reprenons mon chemin. Alors restez tranquille…
Pendant un très court instant, je crus voir une lueur de triomphe et de méchanceté dans les yeux plissés de Gollum. Mais ils devinrent aussitôt bienveillants, et il m’annonça d’un ton joyeux, plus heureux que je ne l’avais encore jamais entendu – à tel point que j’aurais dû me méfier et éviter ce qui s’est passé par la suite :
– Allez, suivez-nous ! C’est par là-bas ! fit-il en levant son bras vers l’ouest et les lointains Monts Brumeux. Nous connaissons un endroit pour traverser facilement la rivière, mais nous en sommes encore loin, oh oui, mon Précieux.
Mes yeux se portèrent à l’horizon, puis descendirent sur la forme recroquevillée que représentait Gollum. Il me regardait fixement, sans laisser transparaître une once d’inimitié. Puis sa bouche se fendit en un large sourire, et il commença à tirer sur la corde. Il adopta une allure assez vive, et j’étais obligé de courir pour rester à une bonne distance de lui – bien que j’avais la corde. Je me laissai guider pendant tout le reste de la journée, voyant défiler d’innombrables fourrés et lacs mystérieux. Les Monts Brumeux grandissaient à mesure que nous avancions et que le soleil descendait. Avec une certaine appréhension, le crépuscule tomba, alors que nous n’avions pas encore traversé la Rivière aux Iris.
– Votre gué est encore loin, Gollum ? fis-je, de plus en plus sceptique.
– Oh non, mon Précieux, nous arrivons. Ils app… Il approche ; le fleuve sera derrière nous demain matin.
Je commençais à douter des bonnes intentions de Gollum, alors que le soleil disparaissait entièrement derrière les Monts Brumeux. La nuit tomba sur nous, et devint bientôt d’un noir profondément sombre. Je fus donc contraint à suivre Gollum de plus près, à tel point que j’en entendais son souffle saccadé. C’était d’ailleurs, après la corde, le meilleur moyen de le repérer et de le suivre. Nous avançâmes encore un long moment dans l’obscurité, avant que Gollum ne change de direction et commence à tourner légèrement vers le nord. L’écoulement de la rivière se fit entendre et devint de plus en plus fort, et nous vîmes apparaître à quelques mètres devant nous la berge de la Rivière aux Iris.
A travers l’obscurité, je ne pus savoir si le chemin que m’avait fait prendre Gollum était réellement plus praticable, mais la traversée de la rivière se révéla au final être assez douteuse et dangereuse, et je finis par penser que n’importe quel autre chemin aurait été aussi difficile à pratiquer. Nous nous retrouvâmes ainsi sur l’autre rive de la Rivière aux Iris, trempés et éreintés. Et la fatigue accumulée durant les deux dernières journées de marche – depuis lesquelles je ne m’étais reposé – refit surface au moment où je posais le pied sur la berge opposée. Je glissai, et m’effondrai, ruisselant d’eau et de sueur, sans remarquer que la moitié de mon corps était encore immergée dans le ruisseau, sans remarquer le courant glacial qui paralysait chacun de mes membres inférieurs, sans remarquer même que Gollum agissait à quelques centimètres de moi d’une façon bien étrange.
En effet, alors que j’étais incapable de faire le moindre mouvement, exténué par la fatigue, il ne profita pas de cette opportunité pour délier le seul nœud qui le retenait à moi et s’enfuir. Il s’approcha de moi, pour vérifier si j’étais bien plongé dans un profond et lourd sommeil, et commença à me parler tout en me donnant de faibles coups de pieds au niveau de la taille :
– Il a voulu se moquer de nous, il a voulu nous emprisonner, comme les sales Orques l’ont fait, Gollum, Gollum… Mais nous ne nous laisserons pas faire, et le sale Homme regrettera de nous avoir capturés, menacés et torturés ! Oh oui, mon Précieux, il le regrettera. Il a essayé de nous empoisonner, et nous ne pouvons plus manger que des herbes répugnantes ; il parle avec Eux, ceux qui nous ont voulu du mal ; il est ami avec le barbu à la cape grise, qui nous cherche depuis plus de cent cinquante lunes… Mais il ne sait pas où on l’amène, il ignore ce que nous préparons. Oh non, il ne le sait pas. Et quand Ils lui tomberont dessus, Ils le tortureront comme les sales Orques nous ont torturé. Et il souffrira, oh oui, mon Précieux, il souffrira. Ils le tueront peut-être, mais nous ne le saurons pas, car nous serons déjà loin ! On s’échappera avant qu’Ils nous voient, et le sale Homme ne pourra pas, lui ! Gollum ! Gollum ! On retournera vers le sud, et on passera les Sombres Escaliers, pour aller voir Sacquet, et lui reprendre notre Précieux. Et le Précieux reviendra à nous, nous le savons, il reviendra à nous… Mais il ne faut pas éveiller les soupçons du sale Homme, il faut tenir jusqu’à demain, et là, nous serons libres ! Alors restons à côté du Sale Homme ; il croira que nous ne le détestons pas, et nous pourrons l’amener à Eux !…
Cette machination qu’avait préparé Gollum depuis notre brusque changement de cap, après avoir traversé le Grand Fleuve, me fut habilement cachée, et il me mena en bateau jusqu’au dernier moment.
Ce fut donc sans grand soupçon que j’ouvris les yeux sur un paysage triste et désolé. J’avais retrouvé toute mon énergie, mais la partie inférieure de mon corps était engourdie par la nuit qu’elle avait passée, dans le courant glacial du ruisseau. Je me levai avec grande difficulté et pris un morceau de pain elfique, qui ne fit toutefois pas disparaître la douleur et les crampes qui m’entaillaient le bas du dos et les jambes. Tout en mangeant, j’aperçus Gollum, allongé sur le sol, à seulement quelques centimètres de l’endroit où j’avais passé la nuit. Il ronflait de tout son long, peut-être même un peu trop bruyamment. Son comportement m’étonna, car il aurait pu profiter de cette occasion pour s’enfuir, et je trouvais d’autant plus étrange qu’il s’était allongé près de moi, lui qui tenait souvent à s’écarter aussi loin que le lui permettait la corde. Il paraissait serein, ôté de tout poids ou fardeau, et lorsque je le réveillai, ce sentiment d’étrangeté se confirma : il adoptait envers moi une attitude un peu trop correcte, voire même mielleuse.
La journée se déroula ainsi, dans la douleur de mon bassin, qui ne cessait de me torturer, et dans le comportement de Gollum, qui ne cessait de me surprendre. Je fis comprendre à Gollum que la marche serait sans doute beaucoup plus lente, vu la souffrance que me procurait mon bas-ventre, et il l’accepta plutôt rapidement. La Rivière aux Iris s’éloigna, et son cours finit par disparaître derrière un amas de végétation limoneuse. L’après-midi touchait à sa fin, lorsque les Champs aux Iris devinrent de moins en moins gênants. Nous approchions de la lisière nord des marais, et Gollum devenait de plus en plus bienveillant :
– Suivez-nous ! Nous allons vous montrer le chemin pour revenir près de la Grande Rivière. Mais vous ne pourrez pas vous déplacer avec ça, fit-il en effleurant ma taille. Il faudra que vous vous reposiez, et nous veillerons sur vous, oh oui. Oh oui, nous veillerons sur vous…
Ma méfiance envers Gollum depuis le jour où je l’avais capturé me dictait de ne pas me laisser faire par cet être qui pouvait facilement me leurrer. Mais il était vrai que l’intensité de la douleur était telle que je ne pouvais supporter de rester ne serait-ce qu’une heure de plus debout. Je décidai alors d’avancer vers le nord, jusqu’à ce que je ne puisse plus faire un pas de plus en avant, ce qui ne tarda pas à arriver. Je m’effondrai, incapable de remuer le moindre de mes doigts de pied. Mais la fatigue ne me submergeait pas, et je restais allongé les yeux, fixant le ciel qui se dégageait petit à petit. Au bout d’une heure, je finis toutefois par fermer les yeux, et m’endormir d’un léger sommeil, mais je ne sentis pas Gollum remuer à côté de moi, ni n’entendis le faible cliquetis d’armes s’entrechoquant les unes les autres, pour m’encercler lentement dans un bruit de succion et de faibles grognements…
La douleur avait complètement disparu lorsque je me réveillai. Plus aucune crampe ne subsistait au niveau de mon bassin. Mais un détail étrange m’emplit d’une immense crainte et me réveilla comme si l’on m’avait forcé à plonger la tête dans des eaux impétueuses, telles celles de l’Anduin ou de… la Rivière aux Iris. La Rivière aux Iris coulait devant moi, dans la nuit encore subsistante, alors que nous nous en étions éloignés de plus de trois milles la veille. D’autres détails m’alertèrent, plutôt alarmants : Gollum semblait s’être volatilisé, car la corde qui le retenait n’était plus accrochée à son cou, mais à un piton profondément enfoncé dans le sol. Je remarquai aussi que mes armes avaient disparu, ainsi que mes sacs de vivres. Mais ma surprise ne s’arrêta pas là : un groupe important de gobelins campait à quelques mètres de moi, autour d’un faible feu de bois, et plusieurs rires sonores en sortaient de temps à autre. L’un d’eux tourna subitement la tête vers moi :
– Eh, regardez ! L’humain s’est réveillé !
– Venez ! On va lui dire bonjour à notre manière…
Je n’avais jamais été témoin de leur accueil, mais je n’ignorais pas qu’il ne serait pas sans douleur. Ils se levèrent péniblement, posèrent leurs armes, et se dirigèrent vers moi. Ils étaient une quinzaine, de taille à peu près égale, et leur visage se dessina à mesure de leur avancée. Ils étaient couverts d’une étrange peau grise et ridée, parsemée en tous points de cicatrices et d’entailles profondes. Leur bouche s’écarta en un rictus affreux, découvrant des dents jaunies par le temps. Lorsqu’ils arrivèrent à ma hauteur, ils commencèrent à me railler et à me rouer de coups. Ce mauvais traitement dura plusieurs minutes, pendant lesquelles les gobelins se délectèrent de pouvoir décharger leur violence sur moi. Puis ils cessèrent de me mutiler, et commencèrent à parler :
– Cette terre est la nôtre, humain !
– Ouais ! Nul n’a le droit de s’y promener.
– D’ailleurs, tu n’es pas tout seul, il y a ton ami l’affreux, qui a essayé de s’échapper…
Le gobelin qui venait de prononcer cette phrase désigna par-dessus son épaule un endroit qui m’était caché, puis eut un petit rire, poursuivi par le reste du groupe. Certains tentaient même d’imiter la bataille qui – je le devinais aisément – avait eu lieu entre Gollum et eux. Apparemment cette bataille avait été difficilement remportée par les gobelins, comme me l’expliqua l’un d’eux :
– On a été obligé de se mettre à sept dessus, pour le calmer.
– Il est coriace, ton petit copain… Mais il a finalement abdiqué et on le retient aussi prisonnier…
Une partie de mon angoisse, qui était due à la possible fuite de Gollum, disparut de mon esprit : j’entendais maintenant ses ronflements sonores, qui ruminait d’innombrables insultes contre ses agresseurs. Mais il restait un autre problème. Comment me débarrasser de ces gobelins ? Il me fallait tout d’abord récupérer mon arme – qu’ils avaient sûrement pris soin d’éloigner de moi – et éviter de repartir sans Gollum. Mais à peine avais-je commencé à penser à ma fuite, que les gobelins se mirent à discuter de plus belle :
– Où est-ce qu’on doit les amener ?
– Dans les cavernes ?
– On pourrait peut-être les tuer maintenant ? Ils ne sont pas très utiles…
– Non. On doit les amener au Grand Gobelin. Lui seul doit décider de ce qu’ils deviendront.
– Ouais, il faut les amener au Royaume du Grand Gobelin…
– Moi, je pense qu’il faut les tuer tout de suite. On a pas besoin de déranger le Grand Gobelin pour ça.
Un murmure d’approbation s’éleva alors d’une partie du groupe, aussitôt contesté par l’autre moitié. S’engagea alors un discours animé, où les remarques se firent de plus en plus cinglantes, menaçantes. Les poings brandirent en l’air, mais aucune arme ne sortit : elles étaient toutes posées au camp. Bientôt, quelques gobelins amorcèrent un demi-tour, mais les autres leur sautèrent dessus immédiatement. Une bataille commença, pendant laquelle quelques gobelins s’éclipsèrent. Je ne sus où ils étaient partis – peut-être rentraient-ils seuls dans leurs cavernes. En tout cas, d’après leur direction, ils n’allaient pas récupérer les armes. Quelques minutes passèrent, et je voyais toujours le groupe de gobelins se batailler pour savoir ce qu’ils allaient faire de Gollum et de moi.
Soudain, sorti de nulle part, l’un des gobelins qui s’était enfui surgit derrière moi, et me toucha le dos de la pointe d’une épée. Je sursautai, et me retournai. La bouche du gobelin se tordait en un rire démentiel, et il me fit signe de le suivre. Il coupa la corde, et en saisit le bout, tout en me menaçant de son arme. Nous nous éloignâmes de la zone de combat, et les cris s’évanouirent. Nous marchâmes encore un petit moment dans l’obscurité encore environnante, jusqu’à ce que nous entendions des pas à notre droite. Nous nous arrêtâmes, pour voir deux formes sombres apparaître. L’une se révéla être un gobelin, mais je ne pouvais distinguer la deuxième.
– Ça y est, on les a tous ! On peut partir…
– Le Grand Gobelin sera fier de notre travail.
– Vite, allons-nous en, avant que les autres s’aperçoivent qu’on n’est plus avec eux !
De la deuxième forme sortit un sifflement mauvais, et je compris qu’il s’agissait de Gollum. C’était l’occasion ou jamais. Je me tournai vers le gobelin qui me tenait, et commençai à lui lancer quelques paroles :
– Et si je ne veux pas vous suivre ?
– Alors je te transpercerai comme un vulgaire asticot, fit le gobelin en brandissant fièrement son épée. Tu n’es rien pour moi ; sache que je pourrai te tuer d’un seul coup bien placé. N’est-ce pas ? dit-il en se tournant vers son complice.
Je profitai de la position idéale du gobelin pour fondre sur lui, et lui arracher l’épée des mains. Sous la surprise, il lâcha facilement son arme, et recula d’un pas rapide vers son ami, qui dégaina la sienne, me fixa durement, avant de caresser doucement la lame de son épée. Celui-ci ferma les yeux, baissa la tête, respira profondément, et releva son regard, qui était devenu beaucoup plus agressif. Puis dans un hurlement strident, il s’avança vers moi, lame brandie. Le combat dura quelques minutes, et je m’étonnai même de ne pas avoir déjà écarté cet ennemi de mon chemin. L’obscurité lui était favorable, contrairement à moi, et il esquivait facilement mes coups. Le deuxième gobelin se rua lui aussi sur moi en poussant de longs cris, et en commençant à me donner des coups de poings et de pieds. Je fendis l’air et plantai mon épée dans sa chair. Ses cris se transformèrent aussitôt en un râle de souffrance, et il s’effondra sur le sol, inanimé. La mort de son camarade anima l’autre gobelin d’une fureur sans précédent, et il adopta une tactique plus offensive, ce qui me permit de feindre une de ses attaques, de placer mon épée sur sa jambe droite, et de lâcher un coup puissant. Le gobelin tomba à genoux dans un hurlement de douleur, relâchant son épée, qui se déposa dans un bruit mat à terre. Presque dans un mouvement continu, je me retournai, et achevai mon ennemi, qui leva les yeux au ciel, et les referma. Dans un dernier soupir, il s’effondra.
Gollum tenta de s’échapper, mais je saisis la corde avec une rapidité telle qu’il n’eut pas le temps de faire plus de trois pas. Il me regarda avec haine, une haine que je retrouvais enfin sur son visage, après deux jours de révérences et de gentillesse que je trouverais désormais suspectes. Il poussa un grognement audible, comme s’il était sur le point de me sauter à la gorge. Je lui renvoyai son regard, levai la tête et tendis l’oreille. Le silence s’installa, et je pus distinguer au loin les cris très faibles de la bataille qui faisait encore rage. Je devais retrouver mes armes et mes vivres, sans quoi le restant de ce voyage deviendrait impossible. Je décidai donc de retourner au campement, en contournant le groupe hostile. Nous nous déplacions rapidement, paraissant glisser sur l’herbe, et arrivâmes en quelques minutes à proximité du camp. Les gobelins se battaient à quelques mètres de nous, et il fallait être le plus discret possible. Mais juste après avoir trouvé mon épée et mon arc, une voix jaillit du groupe :
– HÉ !! QU’EST-CE QU’IL FAIT LÀ-BAS ?
– Il s’échappe !!
– Vite ! Il faut le rattraper !
Affolé, je jetai un regard rapide autour du feu de bois, qui était sur le point de s’éteindre. Pas de vivres. Les pas se faisaient de plus en plus proches. Mes yeux se portèrent sur le tas d’armes des gobelins. La lumière que dégageaient les flammes dansantes du feu éclairait un ballotin rond et jauni. Je me précipitai sur le monticule d’épées, en écartait quelques unes, pour découvrir l’un des sacs de la Dame Galadriel. Les gobelins ne se trouvaient plus qu’à quelques enjambées de moi. Je renonçai alors à chercher le deuxième sac, mis le premier sur mon dos, suivi de mes armes et tirai d’un coup autoritaire sur la corde. Gollum renifla avec dédain, et commença à courir derrière moi.
Les cris des gobelins restaient à une distance constante, peut-être assez importante pour tenir jusqu’à l’aube. En effet, en regardant le ciel, je constatai que la nuit touchait à sa fin, et que l’obscurité laissait petit à petit place à un léger teint rose orangé, qui venait colorer les quelques nuages présents.
Après une demi-heure de course effrénée, les rayons du soleil inondèrent les plaines d’une lumière intense. Les cris de fureur des gobelins, que le vent parvenait à amener jusqu’à mes oreilles, se transformèrent en des hurlements de terreur et de douleur, qui se dispersèrent, s’éloignèrent et s’évanouirent. Nous ralentîmes la cadence, et revînmes à un rythme de marche normale. Nous avions avancé de cinq milles ou plus vers le nord, et les Champs aux Iris avaient complètement disparu. Une multitude de collines s’étendait autour de nous, sous le soleil qui se plaçait maintenant haut dans le ciel.
Pendant notre marche, je réfléchissais à ce qui nous était arrivé avant l’aube. De mon point de vue, le hasard n’avait pas été l’unique circonstance de l’arrivée des gobelins. Gollum avait tout planifié, cela ne faisait aucun doute. Je savais que j’étais pour lui la personne la plus détestable qui puisse vivre en ce monde, et, connaissant bien ces marais, il aurait pu jadis tomber sur d’autres gobelins. Cette hypothèse correspondait plus à la réalité. Mais un autre élément me manquait, pour comprendre le fin mot de son comportement. Comment se faisait-il qu’il eût été pris par les gobelins ? Soudain, je compris :
– Dites-moi, Gollum, lui demandai-je alors que nous nous étions arrêtés pour prendre un peu de nourriture, les gobelins m’ont dit que vous vous étiez échappé, avant qu’ils ne puissent vous attraper. Cela veut dire que vous aviez pu dénouer la corde qui vous retenait à moi, je me trompe ?
Pour toute réponse, Gollum siffla avec mépris, et me tourna le dos. Mais j’étais cette fois-ci décidé à aller au fond des choses :
– Dois-je prendre ceci pour un non ? Pourquoi ne vous êtes-vous pas échappé quand vous en avez eu l’occasion ? Il y a beaucoup dans votre comportement qui m’intrigue, et j’aimerais savoir si je me trompe à votre sujet…
Je laissai un long silence s’installer, pendant lequel je croyais entendre les deux voix intérieures de Gollum débattre pour décider s’il devait ou non parler. Bientôt, il annonça de sa voix la plus mauvaise :
– Le sale Homme nous a cherché pendant très longtemps, et c’est à cause de lui si les vilains Orques nous ont capturés, si Il nous a torturés, et nous voulions qu’il souffre autant que nous l’avons été. GOLLUM ! Puis le sale Homme nous a capturés, il nous a fait croire qu’il nous amènerait à la Comté – sifflement – mais il nous a trompés, il nous a trahis, il a voulu nous faire passer par un endroit dangereux. Mais nous savons ce qu’il pense, il ne veut pas nous amener là-bas, il veut nous amener chez Eux, ceux avec qui il a parlé. Il croyait que nous le suivrions jusque là-bas, mais il s’est trompé. Nous l’avons amené dans un piège, nous avons réussi à nous échapper, nous nous sommes éloignés, mais nous voulions voir si Ils le tortureraient comme les sales Orques nous avaient torturés. Et Ils nous ont vus, ils nous ont suivis, et nous ont attrapés. Et maintenant le Sale Homme leur a échappé, et nous a encore attrapés. Mais il sait, cette fois, que nous ne le laisserons pas tranquilles. Il ne dormira plus, il sera toujours méfiant, il sursautera à chaque bruissement de feuille, et nous finirons par lui échapper. GOLLUM ! GOLLUM !
Il se tut, me jeta un regard particulièrement haineux, et se retourna. Toujours plongé dans mes pensées, j’avais écouté chaque phrase, chaque mot, chaque intonation qu’il avait prononcés, ainsi que ses menaces. Il ferait désormais tout pour me mener la vie dure, jusqu’à ce que nous arrivions à Esgaroth…
Rencontre Inattendue
Aldëa, 14 Nárië T.A. 3017
ou mardi 6 juin de l’an 3017 du Troisième Âge
Nous nous étions rapprochés du Grand Fleuve et de la Vieille Route de la Forêt durant les quinze jours qui avaient suivis notre anicroche avec les gobelins. J’avais dans l’intention d’emprunter la Vieille Route, pour traverser à gué l’Anduin et arriver tout droit à l’entrée de la Forêt Noire. Je comptais traverser le gué avant la tombée de la nuit, et notre allure ne me contredisait pour l’instant pas. Gollum était resté particulièrement silencieux depuis le soir où les gobelins nous avaient attaqués, mais il n’en cessait pas moins de me jeter des regards antipathiques. Il préparait une nouvelle machination, ou attendait qu’un évènement se produise, je n’en doutais aucunement ; mais à savoir quand cela surviendrait, je l’ignorais totalement.
Le jour s’était levé, insouciant, jeune, et d’immenses collines s’étendaient jusqu’à l’horizon, recouvertes d’une herbe humide de la rosée du matin. A l’est serpentait silencieusement le Grand Fleuve, dont les eaux reflétaient en une large bande dorée aveuglante la lumière des rayons du soleil. Plusieurs heures et une quinzaine de milles derrière nous, une route de terre se dessina au-delà d’une étendue d’eau, délimitée par de petits bosquets et un fin monticule de pierres. Nous mîmes alors cap vers l’est, et ne tardâmes pas à arriver à proximité de l’Anduin, au crépuscule. Le passage à gué se fit assez facilement, comme je l’avais prévu – car ce n’était pas la première fois que je prenais ce chemin, et je connaissais à peu près les dangers auxquels j’allais être confrontés pendant la traversée de la Forêt Noire. Mais à peine avais-je posé le pied sur l’autre rive du Fleuve, que les ronflements de Gollum, qui étaient restés constants depuis plus de cinq jours, cessèrent brusquement, et je n’entendis rien d’autre que l’écoulement de l’Anduin derrière moi. Même la légère brise qui descendait du versant oriental des Monts Brumeux semblait s’être figée. Quelque chose avait éveillé son attention, et son comportement me mit en garde. Autour de nous, une vaste plaine vide s’étendait jusqu’à se fondre dans la nuit environnante. Mais derrière moi, longeant le Fleuve, se dressaient un grand nombre de bosquets et de hautes fougères, et mon regard finit par se porter sur eux. En scrutant minutieusement l’obscurité, je parvins à distinguer une faible lueur brillante dans l’un des buissons. Ma main se plaça alors immédiatement sur la garde de mon épée. La forme vivante dans le buisson me répondit par un grognement, grave, profond, qui, d’après moi, ne pouvait appartenir à un Orque, gobelin, ou toute autre créature infecte du Seigneur Ténébreux. Presque aussitôt, le buisson bougea, et une forme sombre en sortit. Je reculai d’un pas devant celui qui se dressa devant moi. Mais ce ne pouvait être un homme… Il mesurait presque deux fois ma taille, et avait une corpulence comparable à…
Il poussa un long grondement qui s’évanouit dans la nuit. Sous la surprise, je heurtai une pierre enracinée dans le sol et tombai à la renverse sur Gollum. Il se rapprocha alors, et se pencha vers moi. Sa tête se dessina à la pâle lueur de la lune, et se révéla être celle d’un ours. Sa gueule s’ouvrit, et son souffle brûlant vint me baigner le visage. Alors, sortirent trois mots – mots qu’à mon grand étonnement, je parvins à comprendre :
– N’ayez … pas… peur.
Cet être s’adressait à moi en utilisant le Parler Commun. J’en restais bouche bée. Mais je ne fus pas au bout de mes surprises. L’ours se mit à quatre pattes, et son ombre me projeta dans une obscurité totale. Il avança l’une de ses pattes, que je saisis après quelques secondes de méfiance, et m’aida à me relever. Puis, pendant que je reprenais mes esprits, il m’annonça :
– Restez ici… je reviens…
Il se tourna et se dirigea vers le buisson duquel il avait surgi, entra à l’intérieur et disparut complètement de ma vue. Quelques instants s’écoulèrent, avant qu’un puissant grondement, paraissant être de la douleur, ne déchire le silence qui s’était établi. Dans le même moment, les branches du buisson remuèrent frénétiquement. Puis une minute plus tard, tout s’arrêta aussi brusquement que cela avait commencé.
Alors du buisson sortit une forme totalement différente de celle qui en était rentrée : la silhouette d’un homme se précisa, un homme néanmoins énorme, qui devait se trouver à mi-chemin entre le géant et l’humain normal. Il retroussa ses manches, avant de plaquer sa chevelure épaisse d’un geste machinal de sa main droite. Puis il vint vers moi.
– J’espère ne pas vous avoir trop effrayé, me fit-il d’une voix grave, bourrue, mais toutefois plus accueillante que la précédente. En tout cas, je dois encore vous surprendre en ce moment.
– Vous n’avez pas tort. J’avoue que jamais je n’ai rencontré, de toute ma vie de Rôdeur, un homme tel que vous, lui fis-je d’un ton respectueux.
– Vous me flattez. Je me nomme Beorn…
Je ne connaissais ce nom qu’indirectement, car il était apparu dans beaucoup de lointaines et vieilles histoires, dont je ne gardais que très peu de souvenirs – en tout cas les plus marquants.
– Je suis Aragorn, fils d’Arathorn, dis-je à mon tour.
– Bien le bonsoir, Aragorn. Mais, dites-moi… j’ai ouï dire que les Rôdeurs étaient des personnes plutôt solitaires. Que faites-vous donc avec ce… avec cet être étrange ? fit-il en désignant Gollum, qui profita de ma position pour se cacher derrière moi.
– C’était jadis un homme de bien, qui a basculé dans l’Ombre. Je l’ai capturé, et m’apprête à traverser la Forêt Noire pour l’amener aux Elfes de Thranduil.
– Thranduil, annonça-t-il, méfiant. Je ne l’apprécie pas particulièrement, même s’il ne m’a rien fait directement. Il est très égoïste à mon goût.
– L’avez-vous déjà rencontré ?
– Non, j’habite un peu plus loin au sud, je suis trop loin de son royaume. Mais j’ai entendu beaucoup de rumeurs et de voyageurs à propos de lui, et il ne m’inspire pas confiance.
– Vous vivez seul ? demandai-je alors.
– Il se trouve que non, répondit-il avec une petite touche d’amusement. Je n’ai de compagnie que les animaux qui vivent aux alentours, mais je m’entends avec eux mieux qu’avec quiconque. Il n’existe aucun être vivant plus amical et serviable que ceux-ci, et ils ne me craignent pas, même sous ma forme animale.
– Mais, sans être trop indiscret, comment… ?
– …deviens-je un ours ? Votre question ne me dérange pas, Aragorn. Je suis un changeur de peau. Je peux prendre à volonté la forme d’un ours, ce qui peut être utile en certaines occasions, comme pour se débarrasser de certains indésirables… J’ai d’ailleurs cru que vous en faisiez parti, tout à l’heure.
– De qui me parlez-vous ?
– Des gobelins qui arpentent les plaines entre les Monts Brumeux et l’entrée de la Forêt Noire. Je trouve qu’ils deviennent de plus en plus nombreux, et cela trouble la tranquillité de mes amis animaux. Voilà pourquoi je viens faire une ronde de temps en temps, afin de tenter de les dissuader de passer par le Carrock. Mais je pense qu’ils ne m’écouteront pas… La mort du Grand Gobelin et leur défaite lors de la Bataille des Cinq Armées, il y a de cela bien cinquante ans, a dû les rendre plus furieux encore que je ne l’aurais prévu.
La Bataille des Cinq Armées – d’après ce que m’en avait raconté Mithrandir – s’était déroulée devant la Montagne Solitaire, pendant l’expédition de M. Sacquet.
– J’en ai eu vent, il y a bien longtemps, répondis-je. Un vieil ami me l’a raconté, et y a même participé : Mithrandir est son nom, peut-être le connaissez-vous ?
– Mithrandir ? Bien sûr ! Je les ai hébergé, lui, ses treize nains, et son Hobbit, peu avant cette fameuse bataille… Mais vous commencez à m’intéresser, Aragorn. Pourquoi ne séjourneriez-vous pas chez moi quelques jours, afin de reprendre des forces ?
– J’accepte volontiers, Beorn. Mais il faudra se méfier de Gollum – tel est son nom, fis-je en jetant un coup d’œil à la forme recroquevillée à mes pieds. Il pourrait nous fausser compagnie plus rapidement que je ne le souhaiterais.
– Cela ne pose aucun problème, dit Beorn en adoptant un ton bourru.
Il se pencha vers Gollum, qui recula instinctivement aussi loin que le lui permettait la corde, pour se cacher de lui. Puis il m’invita à le suivre, et commença à marcher, Gollum et moi à la suite. Durant le trajet, il m’expliqua qu’il avait lui aussi participé à la Bataille des Cinq Armées, de très loin, et m’en conta des détails que je n’avais encore jamais entendus. Nous abordâmes aussi le sujet de mon parcours, et je n’hésitai pas à lui raconter notre aventure depuis notre départ de la Lothlórien, huit ans plus tôt.
– Ce Mithrandir, quel être stupéfiant ! remarqua-t-il, abasourdi par mon histoire.
A la fin de mon récit – qui se terminait à l’instant où j’avais rencontré Beorn – il devint beaucoup plus bienveillant envers moi et antipathique envers Gollum. Puis nous dérivâmes sur d’autres sujets que je ne trouve pas utile d’aborder ici.
Le lendemain à l’aube, nous arrivâmes chez lui : c’était un véritable havre de paix, en dépit de sa proximité de la Forêt Noire. Une bâtisse de bois était entourée d’un immense verger, dans lequel galopaient quelques chevaux sauvages. La propriété – si je puis appeler cela ainsi, car Beorn est le Seigneur de cette région, sans toutefois qu’aucun de ses territoires ne lui appartienne véritablement – était encerclée par une simple clôture de bois, qui se complétait devant nous par un portail, assez vaste pour laisser passer deux larges charrettes de front. A ma vue, les chevaux parurent suspicieux, mais Beorn leur lança quelques mots dans une langue qui m’était inconnue, et ils hennirent joyeusement, avant de s’en retourner galoper. Nous traversâmes le verger, en fleur en cette saison estivale, et je pus remarquer quelques animaux, lapins ou chevreuils, gambader entre les potirons, ou se rapprocher par curiosité de Gollum, qui les regardait avec un mépris inqualifiable. Voir autour de lui ces animaux en toute liberté, alors qu’il se trouvait attaché solidement à une corde, le rendait encore plus furieux qu’il ne l’avait jamais été. Au seuil de la porte, Beorn m’invita à entrer. Il ouvrit la porte, et une bouffée d’air frais en sortit, telle une rafale descendue tout droit des Monts Brumeux. Quelques petits écureuils en sortirent rapidement, et Beorn rit. Avant de rentrer, il me proposa d’attacher Gollum pour éviter qu’il ne s’enfuie. Je lui laissai la corde, et il se retourna pour la fixer à l’abri des rayons dardant du soleil.
Au fond de la salle, dans une obscurité qui pouvait paraître étouffante, pesante, mais qui ne l’était en aucun point, un âtre était disposé, et un feu y brûlait joyeusement. Ses crépitements tapissaient la maison de Beorn d’une atmosphère chaleureuse. Les flammes léchaient délicatement les bûches entreposées là, avant de s’agrandir subitement et de disparaître, aussitôt remplacées par de nouvelles, plus vivaces encore.
Devant moi, une table en bois massif était recouverte d’une nappe d’un blanc immaculé, et dessus, étaient répartis assiettes, couverts et verres, ainsi que d’innombrables denrées.
– Je me suis permis de vous faire préparer un repas, qui, je l’espère, vous conviendra.
– Le simple fait de m’accueillir chez vous est déjà très amical de votre part, Beorn, et je vous en suis très reconnaissant.
Le repas fut joyeux et animé, et nous racontâmes chacun notre tour plusieurs de nos aventures. C’est ainsi que j’appris que Beorn tenait particulièrement à préserver la région du Carrock, qu’il avait lui-même « dessiné » selon ses goûts. Le Carrock était un promontoire rocheux, situé à quelques pas seulement du Grand Fleuve. On dit que Beorn y a taillé un long escalier de pierre, qui descendait cette colline rocheuse pour rejoindre les rives de l’Anduin, menant ainsi à un gué de pierres plates qu’il avait lui-même créé, afin de pouvoir traverser sans problème le Fleuve impétueux.
La matinée passa, puis l’après-midi, et nous continuions à parler, sans que les sujets de conversation ne deviennent moins intéressants. Puis, alors que la nuit commençait à recouvrir les Terres du Milieu de pleines ténèbres, Beorn m’invita à prendre du repos, ce que je fis sans tarder. Il me désigna un grand lit, sur lequel dormaient déjà quelques écureuils et deux lapins. Je m’assis sur le bord, et m’installai dedans. Le lit était très confortable, et je m’endormis en moins de temps qu’il ne le faut pour le dire. J’eus à peine le temps d’apercevoir Beorn, qui sortait de la cabane dans l’obscurité de son verger, avant de refermer la porte derrière lui.
Des formes imprécises se mouvaient autour de moi…
Un fourmillement inqualifiable…
L’obscurité régnait, pesante et étouffante. J’arrivais tout de même à distinguer l’environnement dans lequel je me trouvais : une forêt sombre, envahissante, et ténébreuse…
Les formes, qui avaient d’abord semblé uniquement tourner autour de moi, commencèrent à se resserrer lentement.
Puis un ronflement malsain se fit entendre tout à côté de moi. Je baissai les yeux. Gollum, à mes pieds, me fixait de son regard le plus maléfique. Sur ses lèvres minces se dessinait un horrible rictus, mélange d’une étrange satisfaction et d’une peur cachée. Il contemplait le moindre de mes mouvements, et prenait apparemment un plaisir intense à me voir en danger.
Car j’étais en danger, je le savais au fond de moi. Un danger mortel.
Le fourmillement se fit de plus en plus proche. Mes oreilles bourdonnèrent. Puis tout à coup, sans prévenir, mon sang ne fit qu’un tour : mon courage laissa place à la peur et la panique.
Sans savoir pourquoi, je lâchai la corde qui retenait Gollum, et m’enfuit précipitamment. Je dégainai mon épée et écartai de mon chemin les quelques formes qui se dressaient devant moi.
Les arbres défilaient, les branches m’éraflaient le visage, les feuilles bruissaient à chacun de mes pas précipités.
Le fourmillement s’éloigna, et s’évanouit, avant de devenir un immense grondement, qui me rattrapa plus vite encore. Un regard par-dessus mon épaule confirma mes craintes : les formes sombres étaient à mes trousses.
Mais alors que je regardais mes poursuivants, une branche basse – ou plutôt une racine – me surprit et je m’entravai dedans.
Mon corps partit en avant…
Mais le sol ne vint pas à ma rencontre… Je fis une longue chute, dans le noir et le silence total.
Puis aussi soudainement que la branche m’avait surpris, j’atterris dans une rivière profonde. Les eaux m’engloutirent, et je me débattais pour essayer de revenir à la surface.
L’eau était glacée et paralysait mon corps, au point que chaque mouvement que j’accomplissais relevait d’un effort surnaturel.
Le souffle commençait à me manquer, comme mon visage émergeait à la surface. Je pris alors une longue inspiration, et me ramenai sur la rive la plus proche. La rivière avait beau paraître très profonde, elle n’était pas pour le moins large. Je sortis de l’eau en deux temps trois mouvements et m’allongeai sur le sol.
Alors que je tentais de retrouver une respiration normale, le fourmillement qui avait disparu pendant ma chute revint de plus belle. Cependant, il ne se trouvait plus uniquement au niveau du sol. Il venait aussi des arbres autour de moi…
Puis, sans savoir pourquoi, la fatigue apparut, une fatigue étrange. Elle paraissait s’acharner sur moi, alors que je faisais tout pour y résister. Mais chaque tentative pour me relever avait pour seul effet d’accentuer ce sentiment d’épuisement.
Je finis par cesser de lutter, et un voile ténébreux se plaça devant mes yeux…
Juste avant de sombrer dans l’obscurité totale, je pus distinguer les formes hostiles se rapprocher de moi et me saisir…
Puis le silence total…qui fut soudain brisé par le rire malfaisant de Gollum. Ce rire disparaissait petit à petit, alors qu’il me semblait m’éloigner de cet endroit maléfique…
J’ouvris subitement les yeux et me redressai. Ma respiration était précipitée, saccadée. Mon regard semblait étrangement brillant, et j’avais l’impression que ma tête allait exploser.
Ce rêve – ou plutôt ce cauchemar – n’avait rien de très surnaturel. Bizarrement, pendant que je reprenais mon souffle, je me souvins d’un rêve similaire que j’avais fait plusieurs années auparavant. Ce que j’y avais vécu s’était produit en partie. Alors un sentiment de peur m’envahit : j’allais aussi vivre ce rêve, comme j’avais vécu le premier…
Ma réflexion fut soudainement coupée par l’entrée de Beorn dans ma chambre. Il ouvrit la porte, et un rai d’une intense lumière pénétra dans la pièce et m’éblouit. Je mis ma main en visière, alors que Beorn me demandait de son ton joyeux :
– Alors Aragorn, vous êtes-vous convenablement reposé ?
– Oui et non, fis-je, pensif.
– Que s’est-il passé ? Le lit ne vous a pas convenu ?
– Non, ce n’était pas votre lit, fis-je dans un rire.
Je me mis alors à expliquer la totalité de mon rêve à Beorn, qui écoutait attentivement chacun de mes détails. Je lui racontai de même le premier rêve que j’avais fait, concernant ma capture de Gollum. A certains moments, il hochait silencieusement la tête, comme s’il comprenait ce de quoi je parlais. A la fin de mon récit, il resta silencieux quelques secondes, avant de pousser un petit grognement. Il se frotta le menton, et me dit :
– D’après vous, ceci pourrait être une sorte de rêve prémonitoire…
– Je le pense fortement. Mais avez-vous une idée de ce que cela pourrait être ?
– Je suis pratiquement sûr que vous avez rêvé de votre prochaine traversée de la Forêt Noire. En ce qui concerne les formes sombres qui vous poursuivaient, il y a de grandes chances pour ce qu’elles soient des araignées…
– Je m’en doutais aussi, remarquai-je, alors que Beorn continuait son explication, et que je me levais du lit pour prendre mes habits.
– …, et quant à la rivière profonde, je pense qu’il pourrait s’agir de la Rivière Enchantée. Si vous passez par la route qui traverse cette rivière, vous devrez être extrêmement prudent lorsque vous en arriverez à proximité. Cette rivière est maléfique. Quiconque boit de son eau s’endort automatiquement d’un sommeil empli de rêves plus merveilleux les uns que les autres. Mais vous devez déjà connaître cet endroit, pourtant, n’est ce pas ?
– Oui, j’y suis passé maintes et maintes fois, lorsque je me rendais chez le souverain du Royaume Sylvestre. Je ne comprends pas pourquoi cette traversée se passerait mal. Peut-être est-ce à cause de Gollum… Je me rappelle l’avoir vu rire à deux fois : alors que je fuyais ces araignées, et lorsqu’elles m’ont attrapé.
– Vous devriez vous montrer beaucoup plus agressif et sévère envers ce Gollum, Aragorn. Il vous faut le mater, sans quoi il vous placera indéniablement des bâtons dans les roues.
– Vous ne le connaissez pas, Beorn, annonçai-je en me rasseyant sur le bord du lit, en face de lui. Il est malfaisant, et peut tout aussi bien inspirer la pitié qu’une haine sans limites. Il est rusé, et a failli me piéger à deux fois, tout comme Mithrandir. Il nous a mené en bateau des années durant, et ce n’est pas aujourd’hui qu’il cessera. Non, il faut que je me montre méfiant, et que je m’arrête le moins de fois possible lors de ma traversée. Toute tentative de récupérer un semblant de forces serait une véritable aubaine pour lui. Si les éléments et les araignées nous sont favorables – ce en quoi ces dernières m’étonneraient –, je devrais avoir traversé la Forêt Noire en une dizaine de jours, tout au plus.
– Je suis d’accord avec vous, Aragorn, à ce point près que vous aurez des difficultés pour traverser la Rivière Enchantée. Je vais essayer de me charger de cela…
– Je vous remercie beaucoup, Beorn, répondis-je respectueusement, mais je souhaiterais d’autant plus rester seul avec notre ami, car j’ai appris à mes dépends qu’il déteste horriblement la compagnie.
– Je ne comptais vous accompagner en aucune manière, fis Beorn d’un air à la fois étonné et vexé, comme si j’avais dû deviner ce qu’il pensait. Je ne puis supporter de me trouver sous les arbres malfaisants de la Forêt Noire, bien que j’habite à seulement quelques dizaines de mètres de sa lisière. J’indiquerais seulement à quelques-unes de mes connaissances animales de vous préparer le chemin, d’une façon ou d’une autre.
– Vous êtes trop aimable, Beorn, mon ami.
– J’ai fait cela pour votre ami Mithrandir et sa compagnie de nains, il y a de cela bien des années. Il est normal que je vous rende la pareille.
Nous sortîmes de la chambre, et nous dirigeâmes vers le salon, ou crépitait joyeusement un feu de bois. Là, nous prîmes un repas consistant, tout en parlant du but de ma quête. Beorn faisait grise mine à chaque fois que je prononçais le nom du Seigneur Ténébreux, et devint plus sinistre encore quand je lui expliquai que l’Unique pouvait avoir été retrouvé. A la fin de mon récit, il annonça :
– Si le Seigneur Ténébreux retrouve son instrument de pouvoir et de destruction, il étendra sa main obscure sur toute terre et toute vie. Nous devons à tout prix l’en empêcher.
Puis il ferma les yeux et baissa la tête, poussa un long soupir, avant de relever son regard. Il continua :
– Aragorn, sachez que je suis fier de faire partie de votre aventure, même si mon rôle dans celle-ci s’arrête apparemment trop tôt. Je vous préparerai des provisions suffisantes pour tenir la durée de votre traversée et quelques jours de plus, et vous fournirai quelques gourdes emplies d’eau, car il n’existe aucune source d’eau potable à l’Ombre de la Forêt Noire.
– Je vous remercie, Beorn, fis-je humblement. Je vais donc reprendre ma route vers le Sentier des Elfes. Je devrais normalement y arriver dès ce soir.
Il m’offrit alors deux sacs de provisions bien empaquetés, avant de se proposer à m’accompagner jusqu’à l’entrée de la Forêt Noire. Lorsque, après m’être préparé, je me dirigeai vers la porte massive en chêne, tendis la main vers la poignée pour l’ouvrir, et m’avançai sur le seuil, les rayons du soleil m’éblouirent comme si j’étais resté dans l’obscurité pendant un mois entier. La maison de Beorn était tellement sombre comparée à la luminosité extérieure que je m’y étais accommodé sans trop de difficultés. Je me rendis alors compte que cette demeure m’avait procuré une sensation de bien-être absolu : lorsqu’il faisait trop chaud, l’ombre générée par les ardoises noires et épaisses du toit incurvé procurait à l’intérieur une fraîcheur sans équivoque, alors que si les pires éléments se déchaînaient en ce lieu, l’âtre réconfortant du grand salon venait en réchauffer l’atmosphère.
Je respirai profondément, et avançai de quelques pas, sous le regard impétueux de trois chevaux qui attendaient là, à quelques foulées de nous. Beorn sortit à son tour, et se dirigea vers sa droite, pour se pencher et dénouer la corde qui retenait Gollum. Il me la présenta, et, avant de la remettre à mon poignet, je m’aperçus de la marque vermeille, qui entourait mon poignet ainsi qu’une partie de ma main. Elle était profonde, et je pouvais distinguer les traces du cordage torsadé sur ma peau. Il se trouve que je ressens toujours cette marque lorsque je passe ma main dessus, et je crois qu’elle ne s’effacera pour ainsi dire jamais.
Beorn, après m’avoir rendu la corde, se retourna vers les trois chevaux silencieux, et commença à parler dans une langue inconnue, en faisant de petits gestes de la main, et en me montrant de temps à autre ainsi que Gollum. Quelques minutes plus tard, les chevaux hennirent subitement, et se détournèrent pour s’éloigner au galop vers la sortie du verger, et les plaines du nord.
– Je les ai envoyés faire préparer votre traversée de la Rivière Enchantée, annonça-t-il d’un ton joyeux. Ils ne le feront pas tous seuls, mais je leur ai indiqué à qui ils pouvaient s’adresser. Ne vous inquiétez pas, tout sera prêt quand vous en arriverez à proximité.
Nous traversâmes alors à notre tour le verger, Gollum derrière nous, toujours ruminant d’innombrables et inqualifiables insultes à notre égard, et passâmes sous l’arche que formait le portail de bois. De vastes plaines herbeuses s’étendaient de nouveau à nos pieds, légèrement secouées par la brise matinale. Nous nous tournâmes alors en direction du nord, vers l’entrée de la Forêt Noire.
Il nous fallut l’après-midi entier et l’apparition de la nuit pour arriver en vue du sentier qui pénétrait dans les ténèbres de la Forêt Noire. Alors, dans un élan spontané d’affection, Beorn, tandis que je me retournai vers lui pour le remercier et le saluer, me prit dans ses bras et m’étreignit longuement, sans toutefois trop serrer douloureusement, en dépit de sa forte carrure.
– Je vous souhaite bonne chance. Et puissiez-vous arriver sain et sauf au Royaume de votre ami Thranduil.
– Je vous remercie pour tout, Beorn, mon ami. Je n’hésiterai pas à vous rendre une petite visite dès que j’en aurai de nouveau l’occasion. Au revoir.
– Au revoir, Aragorn.
Je me retournai alors vers l’entrée de la Forêt Noire, tirai sur les bretelles de mon sac ainsi que sur la corde de Gollum, qui perdit l’équilibre et tomba tête la première dans l’herbe. Il se releva et me fixa d’un air plus mauvais que jamais, tout en ronflant sournoisement. Je pris une profonde inspiration, et pénétrai d’un pas décidé à l’ombre méfiante des arbres. J’avançai encore d’une vingtaine de mètres, avant de m’arrêter et de jeter un dernier regard en arrière. Au loin, devant la tache claire de l’entrée de la Forêt Noire, une forme sombre m’observait silencieusement, sous la pâle lumière de la lune qui révélait les contours de sa masse imposante.
En guise d’adieu, un ultime grondement résonna dans l’air, avant de s’évanouir, englouti par l’étouffante présence des arbres mystérieux…
La Forêt Noire
Valanya, 17 Nárië T.A. 3017
ou vendredi 9 juin de l’an 3017 du Troisième Âge
La Forêt Noire. L’un des lieux les plus mystérieux et les plus dangereux de la Terre du Milieu qui fut jamais créé. Peuplée de créatures plus malveillantes les unes que les autres, elle vous retient entre ses immondes griffes de végétation étouffante. Chaque pas foulé accentue le malaise de celui qui parcourt ces bois. Et, comme je m’y attendais, cette traversée ne fut pas de tout repos…
Le soleil ne pouvait même plus percer l’épaisse couche de feuilles qui nous séparait de la voûte bleutée du ciel. La journée était déjà bien entamée, et, d’après moi, nous avions avancé de plusieurs milles, mais je commençais à ne plus pouvoir distinguer si l’on était le jour ou la nuit. Gollum ne cessait de ronfler, ses yeux acérés me poignardaient, mais malgré son comportement extérieur, je sentais qu’il était heureux de retourner parmi l’ombre, bien qu’inquiétante, des arbres. De temps à autre, des formes passaient devant nous, coupant la route que nous empruntions, en poussant des cris rauques. Des corbeaux, semblait-il. Puis, dans le silence qui s’établit après un nouveau passage de l’un de ces charognards, un lointain grondement se fit entendre. Et – fut-ce un effet de mon imagination ? – il me parut voir frémir les innombrables feuilles noircies par l’atmosphère putride de cet endroit. Puis, à nouveau, un lourd silence s’installa. Je n’entendais plus que le son mat que mes chaussures produisaient sur le chemin de terre sec que nous parcourions.
La nuit s’installa, avec pour seul signe avant-coureur la baisse significative de luminosité et de température. Il allait faire froid. Il était totalement hors de question que je continue mon chemin à travers la Forêt Noire la nuit. Je m’arrêtais alors dans une petite clairière et attachai fixement Gollum. J’entrepris de faire un petit feu, malgré les nombreux inconvénients qu’occasionnait un tel dispositif. Le silex que j’utilisais communiqua à la mèche d’amadou une petite étincelle que je transmis à l’amas de branches disposé non loin de là. Et en moins de temps qu’il ne faut pour le dire, un petit feu crépitait joyeusement et teintait d’une couleur chaleureuse les arbres qui nous entouraient. J’eus aussi la bizarre impression que ces arbres s’étaient rapprochés du brasier, qui dégageait une légère fumée montant lentement et se perdant dans l’obscurité. Je me pris à regarder ce foyer, et mon regard finit par se perdre dans le vide. Quelques minutes passèrent silencieusement, peut-être plus, et je ne remarquai pas la multitude d’animaux qui commençait à s’amasser à la lisière de la clairière. Soudain, mon imagination me joua un tour. Je me relevai subitement. Qu’était ce ? Qu’avais-je vu au beau milieu des flammes ? Non, ce n’était pas possible. Je secouai la tête en signe de dénégation, et me mis à parler pour moi-même tout en me relevant :
– Ce n’est pas possible. Tu as dû rêver…
Je commençai à arpenter la clairière, sous le regard intrigué des spectateurs placés non loin de là, qui reculaient prudemment et instinctivement à mon approche.
– Cela ne peut être Mithrandir, cela ne se peut.
Je me remémorai le bref instant où j’avais cru voir mon vieil ami : une vaste plaine, un cheval galopant, un cavalier vêtu d’une cape grise, et d’un chapeau pointu et rapiécé… Ce ne pouvait être que lui. Mais la suite était plus étrange : je le voyais filer à travers champs, traverser des villes sans poser le pied à terre. Il imposait à son cheval un rythme frénétique, presque impossible. En un instant, de larges collines s’étaient dressées devant lui, et je l’avais vu disparaître par-delà le sommet. Derrière cette colline verdoyante, j’apercevais un petit village. De l’animation y régnait, mais la silhouette maintenant lointaine de Mithrandir était passée outre ces festivités. Il avait filé droit vers une autre colline, surmontée d’un immense chêne centenaire, et avait ralenti lentement. Puis il était descendu de sa monture, et s’était avancé avec son bâton vers une petite clôture. Il avait ouvert la porte qui marquait la séparation de la barrière, et s’était dirigé ensuite vers une porte nettement plus grande, d’un vert éclatant. Cette porte était ronde, et en son milieu se trouvait une petite poignée dorée. Mithrandir était alors entré dans la maison, sans frapper, ni même se présenter. Quelques secondes plus tard, il avait disparu sous la Colline.
Je finis par me convaincre, au bout de plusieurs minutes de réflexion, que cette vision n’était que le fruit de mon imagination, et je me couchai peu de temps après.
Six jours étaient passés, et le grondement que j’avais entendu le lendemain de mon arrivée dans la Forêt Noire se révéla par la suite être un orage d’une violence stupéfiante, qui persista pendant près d’une journée. Le tonnerre craquait dans un vacarme assourdissant, accompagnant comme à son habitude une pluie battante. Mais la Forêt elle-même n’arrangeait pas les choses : les gouttes s’amoncelaient sur le feuillage des arbres, et lorsque le poids prenait le dessus sur la résistance des feuilles, ce n’était plus un mince filet d’eau qui tombait, mais un vrai torrent. Lorsque l’orage s’éloigna, je crus être épargné de ce calvaire. Mais ce fut sans compter sur la pluie, qui avait apparemment décidé de s’installer pour un bon moment au dessus de ma tête. Le sentier que j’empruntais finit naturellement par devenir impraticable, car la terre que formait celui-ci l’avait transformé en une véritable mare boueuse. Les animaux qui semblaient si bien s’accommoder de la présence de mon feu, avaient disparu aussi subitement que l’orage était arrivé ; il ne paraissait rester d’autre être vivant que Gollum et moi. La journée, tout comme les précédentes, passa péniblement, et la nuit finit par tomber après plusieurs longues heures de calvaire.
Vous ne sauriez penser avec quelle joie j’accueillis la fin de la pluie, le lendemain : les battements significatifs de l’averse diminuèrent sensiblement, avant de ne devenir que de petits ruissellements, propres aux gouttes qui étaient encore restées prisonnières des feuilles. A en juger par la luminosité grandissante, les nuages devaient se dissiper, derrière ces arbres de nouveau inquiétants. De plus, l’eau et les multitudes de flaques et de mares, qui s’étaient formées depuis le début de l’orage, se mettaient de temps à autre – c’est-à-dire lorsque quelques fugaces rayons lumineux parvenaient à traverser l’épaisse couche verte sombre – à briller d’une lumière vive qui éclairait ces endroits sombres. Nous continuâmes à marcher tout le reste de la journée. Gollum me suivait, tout comme ses ruminements et murmures incessants, sans tenter quoi que ce soit. Et ce fut sans désagrément que la nuit tomba, noire, silencieuse, pénétrante.
Nous arrivâmes le lendemain matin à une petite rivière qui barrait le sentier. Cette rivière paraissait on ne peut plus anodine, mais il n’en était rien : c’était la Rivière Enchantée, que j’avais – pour ainsi dire – maintes et maintes fois rencontrée. Un mince filet de lumière venait éclairer d’une lueur inquiétante la surface voilée de l’eau, qui coulait vers ma gauche, lentement et silencieusement. Le fond de l’eau se perdait dans une obscurité verdâtre, à mi-chemin entre les algues et la boue. En scrutant les alentours à la recherche de l’aide que m’avaient apportée les précieux amis de Beorn, j’aperçus un petit hibou, perché sur une branche épaisse, sur l’autre rive. Il me regardait fixement, de ses yeux pénétrants. Il esquissa un petit mouvement de l’aile droite, et je suivis son mouvement du regard. Un long moment s’écoula, avant qu’il ne pousse un hululement, et ne s’envole vers la direction qu’il avait désignée. Il s’éleva dans les airs avec une majesté telle qu’il n’eut pu y en avoir dans cette partie du monde, s’éloigna de ma vue, puis redescendit en larges cercles au-dessus d’un grand buisson épineux situé sur ma rive. Là, il hulula à nouveau, ses larges ailes fouettant l’air sordide de la Forêt Noire pour lui permettre de rester en l’air. Je m’approchai lentement du buisson, puis relevai la tête vers le hibou. Il poussa un dernier hululement significatif, et s’envola en direction du ciel, dont je pouvais à présent voir une mince tâche bleue, teintée de gris. Le silence retomba, et je baissai les yeux sur l’épais buisson qui se dressait devant moi. Gollum crachota alors quelques gémissements, et, en me retournant, je vis sa langue pendante sortir de sa bouche. Il regardait avidement la surface de l’eau qui coulait non loin de là.
– Non, Gollum, vous ne devez pas boire de cette eau. Elle est très mauvaise.
Il lâcha sa contemplation de la Rivière Enchantée pour me lorgner d’un œil noir et méprisant.
– De toute façon, fit-il d’une voix aigre, que je n’avais entendue depuis un peu moins de six jours, le méchant homme veut nous voir mourir. Il ne soucie pas que nous ayons faim ou soif.
– Vous avez tort, Gollum. Si vous pouviez être un peu moins désagréable, je vous compliquerai beaucoup moins la vie, et peut-être les Elfes vous relâcheraient-ils après vous avoir posé quelques petites questions. Mais si vous persistez, ils vous garderont jusqu’à la fin de vos jours dans leurs petites geôles froides.
Je savais bien que les Elfes de la Forêt Noire ne traitaient jamais leurs captifs de la manière que je venais d’énoncer – fussent-ils mêmes des Orques –, mais je voulais intimider Gollum afin de faciliter la traversée de cette vaste étendue inhospitalière. S’il venait à pimenter les quelques jours qui restaient, les chances que nous aurions eues de sortir de cet endroit auraient été infiniment réduites.
Mais Gollum se tut et me fixa si longuement, que je compris qu’il tentait de déceler la moindre parcelle de vérité dans ce que je lui avais dit. Puis après une minute d’un silence intense – pendant laquelle je tentais de conserver une neutralité exemplaire – il reprit de sa voix enrayée :
– Nous ne faisons pas confiance au vilain homme. Et nous ne lui ferons jamais confiance. Gollum ! Gollum ! Mais nous ne voulons pas rester enfermés chez eux.
Il n’ajouta pas un mot, et je ne sus comment prendre cette dernière remarque. Toutefois, en le regardant dans le blanc des yeux, je vis très nettement ses pupilles d’un noir de jais se dilater et devenir plus larges. Puis il se tassa sur lui-même, et je pus me retourner vers le buisson, pour trouver le moyen de traverser.
Quelle ne fut pas ma surprise, lorsque je découvris, après avoir écarté les branches, quelques poteaux de bois d’un mètre de long et d’une dizaine de centimètres de diamètre, accompagnés d’une longueur inimaginable de corde grisâtre tressée. Je penchai la tête en arrière et levai les yeux vers le ciel pour remercier Beorn de m’avoir aidé. Jamais je n’avais songé à ce moyen pour traverser la rivière. Auparavant, chacune de mes tentatives avait mal tourné, et avait failli se transformer en un désastre total. Encore fallait-il que je fabrique le radeau – car il s’agissait bien là d’un radeau, en pièces détachées, mais d’un radeau quand même – qui me permettrait de traverser le petit cours d’eau tranquille. Je décidai d’accrocher Gollum à un arbre proche :
– Tenez-vous tranquille, Gollum. Je vais fabriquer un radeau qui nous permettra de traverser la Rivière en toute sécurité, et j’apprécierais autant que vous ne tentiez quoi que ce soit pour vous échapper.
Bizarrement, je ne perçus en Gollum aucun mouvement de recul ou de haine envers moi. Il se laissa même faire, en me regardant de deux yeux totalement différents de ceux qui m’avaient accompagnés un mois durant. Ceux-ci paraissaient plus gros, et exprimaient une profonde insouciance – je ne puis qualifier ce regard autrement. Une fois la corde fixée, j’entrepris la construction du radeau. Ce ne fut pas comme qui dirait une chose aisée, mais la corde de Beorn se nouait avec une facilité déconcertante, et le radeau fut terminé en un peu plus d’une heure (Oh, ce n’était pas un luxe, mais, l’un dans l’autre, ce radeau m’offrait un moyen quasiment infaillible de traverser la rivière.). Et en moins de temps qu’il ne faut pour le dire, nous nous retrouvions, Gollum et moi, sur une petite barge flottante qui filait silencieusement le long de la rivière. J’avais consciencieusement conservé une longue branche large, assez solide pour pouvoir nous pousser jusqu’à l’autre rive, en l’enfonçant dans le lit de la rivière.
Mais la traversée ne se passa pas entièrement comme prévu : arrivé au milieu de la rivière, le radeau exécuta une soudaine embardée, et fut emporté par le courant. Et ce qui devait arriver arriva. Mais pas de la façon à laquelle je m’y attendais. Gollum, qui remuait fébrilement, accroupi au centre du radeau, décolla au moment de l’embardée, et fit un vol plané pour atterrir droit dans le sillage du radeau.
– Gollum ! fis-je, désemparé.
Un « plouf » significatif confirma mes plus grandes craintes. Mais ce n’était pas terminé : presque dans un réflexe, je plongeai puissamment ma longue branche dans le lit de la rivière, devant le radeau, ce qui eut pour effet de stopper son avancée. Alors je me mis à tirer de toutes mes forces la corde de Gollum. Le radeau tanguait dangereusement, lorsque je vis apparaître à la surface de l’eau le sillage droit de la corde, et à son bout, une forme inerte flottante. Je finis par remonter Gollum et le déposer au milieu du radeau. Je retirai ensuite la branche qui nous empêchait d’avancer plus, et mis le cap droit sur l’autre rive. La clairière s’éloignait significativement, et je redoublai de forces. Finalement, le radeau s’échoua lamentablement sur une pierre invisible, et se disloqua à une vitesse phénoménale. Je pris Gollum, et dans un mouvement ample, sautai sur la rive boueuse. J’eus tout juste le temps de me retourner pour voir les petits rondins de bois se séparer et être emportés par les eaux.
Je ramenai Gollum sur le chemin, et déposai son corps mou sur le sentier mêlé de limon et de petites pierres. Complètement endormi et anesthésié de toute douleur, son visage s’éclairait en un mystérieux sourire, un sourire que je ne lui avais jamais vu. Il avait l’air plus heureux qu’il ne l’avait jamais été durant toute son existence, et je me demandais ce qu’il pouvait voir dans son profond sommeil. Je restais quelque temps pour réfléchir à la façon de transporter son corps, et finalement opter pour la solution la plus évidente. Je le pris dans mes bras, et le plaçai d’une façon peu orthodoxe sur mes épaules, au-dessus de mes balluchons. Puis je repris mon chemin en soupirant amèrement.
Le surlendemain, la fatigue et la douleur que causaient Gollum s’accentuèrent, et je le plaçai sur mes épaules en me demandant dans combien de temps il allait se réveiller – si jamais il devait se réveiller. Les arbres défilaient à côté de moi, et la journée fut sans aucun doute l’une des plus pénibles de notre traversée, bien que le fait de craindre sans arrêt une tentative désespérée de Gollum pour s’échapper se soit dissipé. La nuit tombée, je déposai à nouveau le corps inerte à terre, et m’arquai en arrière afin de faire disparaître la douleur qui me lançait. Sans effet…
Ce que je craignais plus que tout arriva trois jours plus tard. Mais les dispositions dans lesquelles j’étais rendaient la situation encore plus difficile qu’à l’accoutumée. Je venais de poser Gollum afin de sortir de mes balluchons quelque aliment, lorsque j’entendis des brindilles craquer. Mais ce n’était pas un bruit anodin : le silence s’était brusquement établi par la suite. Même le léger souffle du vent qui faisait bruisser le feuillage, même les petits cris des innombrables animaux semblaient s’être tus. Ce silence pesant régna pendant une poignée de minutes, durant lesquelles je tentai de déceler le moindre mouvement. Un imperceptible frémissement parcourut la Forêt, et je vis un buisson bouger, dans un vague murmure, à quelques pas de là. Je me levai et me dirigeai sans bruit vers l’arbre déraciné qui le protégeait. Par inadvertance, je posai à mon tour le pied sur une branche, qui craqua tel un rugissement dans le lourd silence qui s’était imposé. Je me retournai subitement et vis, loin derrière moi, la forme immobile de Gollum qui reposait sur le sol comme une feuille morte. Il était éclairé par un unique rayon de soleil, qui le faisait ressortir de ce paysage sombre. Un nouveau bruissement me fit sursauter, et je dégainai mon épée, en avançant à pas de loup. Alors que je me rapprochais de plus en plus du buisson, j’y distinguai une masse sombre remuer légèrement dans l’obscurité. Alors je fendis l’air de mon épée, et l’enfonçai puissamment dans le petit arbuste, duquel émergea un petit gargouillement, suivi d’un long râle, qui finit par s’évanouir.
Je n’eus alors pas le temps de m’inquiéter sur la nature de cette chose. Presque aussitôt, un fourmillement s’éleva dans les airs et devint constant. Je lâchai mon regard du buisson, pour le porter vers Gollum. Un groupe de cinq araignées noires comme de la suie s’approchait de son corps inerte, en l’encerclant. Mon sang ne fit qu’un tour : je me ruai sur les intruses, et perçai leur formation de plusieurs coups d’épées. Il ne fallut pas longtemps à la seule survivante de mon attaque pour déguerpir dans l’obscurité. Je mis alors rapidement mes balluchons et Gollum sur mes épaules, et repris le sentier traversait la Forêt. Quelques araignées s’étaient approchées de nous, et cela devait sans aucun doute signifier que plusieurs de leurs congénères se trouvaient aussi dans les parages.
Je pressai le pas. Mais à peine quelques minutes plus tard, le fourmillement revint. Il ne pouvait cependant plus être qualifié de fourmillement : c’était plus un grondement qu’autre chose. La terre elle-même en tremblait. Tout en accélérant, je jetai un bref coup d’œil par-dessus mon épaule. Une quarantaine d’araignées me pourchassaient, se faufilant entre les arbres et les buissons épineux omniprésents. Dans ma course frénétique, j’aperçus quelques arachnides descendre en tournoyant des branches obscures, pendues le long d’un fil invisible, et rejoindre le groupe déjà nombreux. J’avais dû courir ainsi durant deux bonnes minutes, et je gardais mes poursuivantes à une distance convenable. Mais je m’essoufflais rapidement et commençais à perdre de la vitesse. Beaucoup de vitesse. Soudain, à quelque distance devant moi, je vis trois araignées descendre des hauteurs sombres pour se placer en travers de ma route. Sur les bordures du sentier, d’autres m’empêchaient de m’écarter. J’étais pris au piège. Il allait falloir combattre, bien que je me doutais de l’issue de la bataille, étant donné la supériorité numérique des araignées. Je m’arrêtai, la main sur la garde de mon épée, que je dégainai aussitôt. Les araignées stoppèrent subitement leur course, et regardèrent d’un air effrayé la lame brillante, qui les menaçait en fendant l’air. Malgré le poids de Gollum sur mes épaules, je savais qu’il ne fallait pas le poser à terre, car les araignées n’auraient pas hésité une seule seconde pour lui sauter dessus, petite forme inerte sans défense. L’adrénaline commençait d’ailleurs à me faire oublier son poids qui me lançait le dos, et je finis par ne plus me rendre compte qu’il était placé autour de mon cou.
Les araignées restèrent silencieuses quelques instants, peut-être une ou deux minutes – mais qu’importe le temps que dura cette situation dangereuse, j’avais l’impression qu’une éternité s’était déjà écoulée. Elles s’étaient formées en cercles autour de moi, et se rapprochaient lentement, regardant toutefois avec crainte la lame de mon épée. Soudain, l’une d’elles – l’une des plus téméraires sûrement – lança la première attaque. Elle n’eut pas le temps de s’écarter de la trajectoire de ma lame, qui la frappa de plein fouet, et elle tomba sur le dos dans un bruit mat, agonisant. Elle se démenait, se convulsait, se tortillait dans tous les sens, puis ses mouvements devinrent de plus en plus lents, jusqu’à s’arrêter définitivement. Elle était morte. Alors presque aussitôt, je me jetai sur les araignées les plus proches de moi, mon épée en avant.
– ELENDIL !
Ce fut la débandade chez les araignées. J’avais réussi à percer leur formation, et beaucoup tombèrent sous les coups virevoltants de mon arme. Mais il ne cessait d’arriver des renforts, et chacune des victimes étaient aussitôt remplacées par deux ou trois autres arachnides. Le combat dura ainsi plusieurs minutes. Dans le feu de l’action, je n’eus donc pas le temps de voir l’araignée qui tournoyait lentement en l’air, à quelques enjambées de moi. Elle restait suspendue à une branche basse, et attendait le moment propice pour me tomber dessus. Ce qu’elle fit. Elle atterrit droit sur ma tête, et commença à laminer le haut de mon buste ainsi que le corps de Gollum, de ses longues pattes noires. Je hurlai de douleur, et me débattis pour la faire tomber de mon dos, avant de courber purement et simplement l’échine. Elle perdit l’équilibre, ses pattes avant cédèrent sous son poids, et elle roula sur Gollum et ma tête. Elle tomba mollement sur le sol, et je l’achevai dans un mouvement presque continu. Alors ses acolytes me submergèrent : elles me sautèrent dessus, et je ne pus contrer leur attaque. Je m’accroupis, attaqué et tiraillé de toutes parts. Leurs pattes me griffaient le visage, la nuque, et je sentais le corps de Gollum glisser de mes épaules. La douleur devint insoutenable. La volonté commençait à m’abandonner. Alors, dans un dernier cri de rage, je rassemblai toutes mes forces et me relevai. Les araignées basculèrent et retombèrent à terre, bousculant leurs sœurs alentour. Je redressai Gollum sur mes épaules, et pris mon élan pour forcer le mur d’araignées. Mais un léger sifflement résonna subitement les airs, un sifflement qui me rappelait vaguement quelque chose. Les araignées cessèrent alors leur attaque. Sur leur visage repoussant s’inscrivait une indicible inquiétude, mêlée d’une peur non contenue. Maintenant sûr de sa provenance, je m’arrêtai et levai la tête. J’étais sauvé.
Alors, de l’obscurité des arbres à ma droite jaillit un sifflement tout autre. Il fendit l’air et passa devant moi à une vitesse folle. Presque aussitôt, un bruit mat retentit, suivi d’un autre un peu plus sourd. En me retournant, je m’aperçus qu’une de mes assaillantes gisait là, les huit pattes en l’air. De son abdomen sortait une longue tige empennée de jaune vert. Morte. Ses sœurs reculèrent tout à coup, abandonnant leur proie – autrement dit Gollum et moi – et battirent en retraite. Mais un nouveau sifflement résonna, aussitôt suivi d’un râle de souffrance et d’un bruit sourd. Une autre araignée venait de tomber. Alors une pluie – que dis-je, un déluge – de flèches s’abattit sur mes assaillantes. Elles tombèrent les unes après les autres, et le sol fut bientôt couvert de cadavres noirs et velus. Un silence de mort s’établit sur cet endroit désormais néfaste. Puis quelqu’un parla.
– Maë Govannen, Dúnadan ! fit une voix aérienne. Nerllë mi i olcanomë !
Un léger ton d’amusement teintait sa voix. Le silence s’installa de nouveau pendant quelques secondes, puis mon ami me parla à nouveau.
– Vous avez eu quelques ennuis, ici, n’est ce pas ? continua-t-il avec amusement.
– Votre vue ne vous joue apparemment pas de tours. Jamais autre traversée ne m’avait paru aussi dangereuse, d’autant plus que je porte un fardeau des plus lourds. Ce n’était pas une mince affaire de traverser la Rivière Enchantée avec mon compagnon ici présent, croyez-moi, Legolas.
Car il s’agissait bien de Legolas, mon ami de toujours au royaume sylvestre. Le fils de Thranduil sortait maintenant de l’ombre, et son visage m’apparut, orné d’un sourire angélique. Ses longs cheveux blonds pendaient sur ses côtés, devant et derrière ses épaules. De petites tresses passaient à l’arrière de ses oreilles pour mourir en une fine mèche. Une chemisette brillante, ornée d’une broche aux formes sinueuses, était surmontée d’un vêtement aux atours vert sombre. Il portait un solide arc sculpté, et un carquois empli de flèches empennées de jaune pendait sur son dos. Les elfes qui l’accompagnaient sortirent à leur tour pour me saluer.
– Je vous remercie tous de m’avoir sauvé. Je ne sais pas ce que je serais devenu si vous n’aviez pas été là.
– Vous auriez tout simplement passé un mauvais quart d’heure, répondit-il en laissant échapper un petit rire. Ces araignées ne faisaient pas dans la dentelle. Vous n’auriez pas résisté à leur assaut cinq minutes de plus.
– Encore merci, Legolas, lui rendis-je avec une reconnaissance non dissimulée.
Nous nous étreignîmes longuement, puis prîmes le chemin en direction du royaume de Thranduil. Toutefois, Legolas s’interrogea sur la forme inerte qui bringuebalait sur mes épaules.
– Lui ? annonçai-je d’un ton presque désinvolte. Eh bien, vous ne me croirez pas, mon ami.
– Pourquoi cela, Aragorn ?
– Car il s’agit tout simplement de celui que vous avez recherché si longtemps dans la Forêt Noire.
Legolas ne tarda pas à comprendre le fin mot de l’histoire. Comme je l’avais prévu, il ne me crut pas au premier abord. Mais à force de regards jetés en direction du corps immobile, il comprit que j’avais énoncé la stricte vérité. Ses lèvres devinrent droites, comme il voyait en lui un ennemi dangereux et pouvant attaquer à tout moment.
– Ne vous inquiétez pas, Legolas. Il est tombé dans la Rivière Enchantée, et il doit sans aucun doute être en train de faire un magnifique rêve.
L’intéressé parut se détendre.
– Il n’est pas souvent très « coopératif », continuai-je, mais il est tellement mystérieux que j’arrive moi-même à douter de ses intentions. J’en suis venu à me méfier constamment de lui, tout en conservant une sorte de pitié. C’est vraiment étrange.
– Où l’avez-vous trouvé ? demanda-t-il avec curiosité.
– A la frontière du Pays Noir, ou plutôt à la lisière des Marais des Morts. Je suis tombé sur lui complètement par hasard, et je m’étonne encore d’avoir pu le capturer. Cela s’est passé très peu de temps après que Mithrandir soit parti à Minas Tirith. En effet, Legolas, fis-je en répondant à son regard intrigué, Mithrandir m’a aidé pendant près de huit ans. Oh, lui et moi avons plus d’une fois croisé le chemin de Gollum, mais il nous avait toujours depuis lors filé entre les doigts. Mithrandir a cessé de m’accompagner il y a peu car il croyait que ce qu’il cherchait se trouvait peut-être dans les archives de la Cité Blanche.
Le visage de Legolas se fendit alors en un large sourire empreint d’une feinte admiration.
Deux bonnes heures s’écoulèrent, et nous discutions agréablement de choses et d’autres, – notamment de mon périple avec Mithrandir afin de trouver et de capturer Gollum – alors que nous nous dirigions vers la caverne qui tenait lieu de salle du Trône à Thranduil, le roi des Elfes de la Forêt Noire. Il faut tout de même savoir que la totalité du peuple de la Forêt ne vivait pas en cet endroit souterrain, mais plutôt dans des habitations aériennes, telles les sentinelles de garde de la Lothlórien. Après quelques milles, et un large pont qui traversait un ruisseau fougueux, deux imposantes portes de pierre brute se dressèrent devant nous, marquant l’entrée du palais. Imposante fut bien le mot qui me vint aussitôt à l’esprit, lorsque je vis pour la première fois ces immenses plaques de roc. Elles étaient disposées là, debout, silencieuses, de telle façon qu’il était impossible de croire que l’on pouvait les remuer ne serait-ce que d’un pouce. Et, encore plus étonnant que cela puisse paraître, les deux portes de granit pivotèrent lentement lorsque Legolas énonça le mot de passe. Elles paraissaient flotter dans les airs, mais en observant méticuleusement le faible interstice qui se créait entre le mur et la porte au moment de l’ouverture, on pouvait y distinguer de solides charnières de fer, cachées par de vieux lichens. Sitôt le passage ouvert, Legolas me mena à l’intérieur du palais de Thranduil.
N’importe quelle personne douée de bon sens aurait cru que l’intérieur de cette caverne était aussi noir qu’une nuit sans étoile, mais il se trompait en tout point. C’était une illusion, car le palais tout entier du Roi des Elfes de la Forêt était éclairé par les rayons du soleil, qui traversaient d’innombrables trous pratiqués dans la terre et la roche au dessus de nos têtes. L’ensemble resplendissait d’une lueur éclatante, notamment due aux reflets des rais lumineux dans l’eau – eau qui coulait d’ailleurs comme un vrai ruisseau ici, et qui donnait l’impression que la source de lumière remuait sans arrêt, tapissant les murs de granit d’une frise ondoyante. Nous traversâmes le hall principal, garni de boucliers et d’arcs elfiques disposés sur les parois rocheuses recouvertes de mousse, et arrivâmes à une bifurcation. Là, plusieurs elfes nous croisèrent et me saluèrent comme s’ils m’avaient quitté la veille.
– Maë Govannen, Dúnadan ! Manen narllë ? me dit l’un d’eux avec une joie non dissimulée.
– Tereva hantallë, meldenya yára, répondis-je en lui renvoyant son sourire.
Nous tournâmes à gauche, et continuâmes dans un boyau rocheux qui descendait légèrement. Il débouchait un peu plus loin sur une vaste salle surmontée d’un haut dôme de roche : une salle de banquet. Une ambiance conviviale y régnait sans cesse, et je dus saluer plusieurs elfes sur notre passage. De longues tables ainsi que des bancs de bois étaient alignés devant nous, d’un bout à l’autre de la salle. Au milieu était suspendu un magnifique lustre en fer forgé, recouvert d’une couche d’argent brillante comme les étoiles. Nous traversâmes la salle en longeant un mur de pierre grise, qui, je l’appris quelques secondes plus tard, avait jadis été sculpté et lissé à l’aide d’un instrument désormais oublié. Puis nous empruntâmes un nouveau tunnel, éclairé par la lueur rougeoyante de torches enflammées. Le bruit de nos pas résonnait et se répercutait sur la voûte basse, accompagné du crépitement des flammes. Cela faisait douze années de cela que je n’étais pas retourné dans la demeure du Roi Thranduil, et la joie et le bien-être que me procurait ce lieu avaient été atténués par le passage du temps. Et c’est ainsi que nous arrivâmes en moins de temps que je ne l’aurais pensé dans la salle du trône.
Elle était toute en longueur, ornée de tapisseries d’un bout à l’autre, et d’énormes piliers de pierre sculptée étaient disposés régulièrement à une distance de trois mètres les uns des autres. Au fond, sous un large rai de lumière vive qui venait l’éclairer lui et son trône de bois façonné, était assis Thranduil, ceint d’une légère couronne de fleurs printanières, mais néanmoins royale. Il était entouré de plusieurs serviteurs, qu’il fit se retirer lorsque Legolas lui annonça :
– Atar, merinyë nyarillë ernat.
– Quentë, yonya, annonça alors le Roi Sylvestre.
– I Dúnadan Aragorn lendë hui taurë na mentalyë i queni cotya.
A cette phrase, Legolas, qui s’était placé devant moi, recula d’un pas, et plaça sa main dans mon dos. Je m’avançai lentement, puis m’arrêtai à quelques mètres du trône. Thranduil se leva, un sourire indéchiffrable inscrit sur son visage.
Je m’inclinai respectueusement devant lui, et il exécuta à son tour une révérence.
Alors, je saisis le corps inerte de Gollum, qui pendait depuis le début de la journée autour de mon cou, et le soulevai lentement, les yeux fermés.
Puis je m’agenouillai et le déposai sur le sol de pierre froide, avant de rouvrir les yeux, et de relever la tête.
Le sourire de Thranduil avait laissé place à une expression ébahie. Il me regardait silencieusement, comme s’il ne croyait pas ce qui se passait devant lui.
Je souris alors.
Notre mission était terminée.
Epilogue
– Mais c’est cet homme étrange et silencieux qui nous a attaqués et qui nous a attrapés. Il nous a mentis, il nous a dit qu’Ils ne nous garderaient pas longtemps, mais des lunes et des lunes sont passées, et nous sommes encore emprisonnés dans les cachots sombres. Nous le haïssons, tout comme Eux. Ils nous maltraitent, Ils nous enferment.
– Il faut que nous nous échappions !
– Non ! C’est pas tes affaires ! Ne te mêle pas de ça !
– Gollum ! Gollum ! Est-ce que tu veux rester emprisonné chez Eux ? Tu veux rester dans une pièce noire, froide et humide, jusqu’à ton dernier soupir ?
– Non, non, mon Précieux. Mais Ils nous surveillent tout le temps, même quand Ils nous font sortir pour nous dégourdir…
– …et c’est le seul moment où nous pouvons nous échapper. Il faut que nous partions. Nous Les détestons, et nous détestons aussi ce sale hobbit, ce Sacquet. Il faut le retrouver. Gollum ! Il va nous le payer !
– Non ! On ne peut pas Leur échapper. On ne peut pas Leur échapper ! Et quand Ils nous emmènent dans la forêt, et que nous grimpons dans l’arbre, Ils restent en bas ; Ils nous surveillent tout le temps. On ne peut pas Leur…
– Arrête de te lamenter ! On finira bien par Les tromper. On finira par s’enfuir…
– Regarde ça… Ils sont tout en bas. Regarde leurs cheveux. Ils sont affreux… Shhh ! On va Leur échapper. On va Leur sauter dessus, et on s’enfuira loin d’ici. On se cachera dans les arbres, les buissons, et Ils ne nous retrouverons jamais…
– On ne peut pas ! Ils ont des flèches, Ils peuvent nous tuer ! Et on ne peut pas Leur sauter dessus. Les branches de l’arbre sont trop hautes. On s’écrasera, et on ne pourra plus retrouver notre Trésor.
– Alors on n’a qu’à aller sur un autre arbre…
– Ils nous ont amenés à un arbre écarté des autres. On ne peut pas faire ceci. On est coincés…
– Redescends, Ils nous appellent, en bas. Ils veulent rentrer…
– Non ! Je ne veux pas descendre ! Je ne veux pas retourner dans les cachots !
– Tu veux qu’Ils te tuent ? Alors ne gémis plus et descends !
– Attends ! Regarde ! Qu’est-ce que c’est ?
– Shhh ! Un oiseau ! On déteste les oiseaux ! Va-t-en !
– Attends !
– Quoi ?
– Ecoute, mon Précieux. Il essaie de nous dire quelque chose…
– Voila ce qu’on va faire.
– Quoi ? Qu’est-ce qu’on va faire ? Il a trouvé quelque chose, mon Précieux, dis ?
– Laisse-moi parler. Hier, le vilain oiseau noir nous a dit qu’il allait se passer quelque chose de dangereux, ici. On va profiter de cette occasion pour s’enfuir. Mais il faut être patient. Il ne faut pas qu’Ils se doutent de quelque chose, ou Ils ne nous amèneront plus dans l’arbre, et c’est le seul endroit d’où nous pouvons nous enfuir.
– Alors on va partir ?
– Ne sois pas si pressé. On ne sait pas quand cette chose si importante doit se passer…
– Est-ce que tu crois que c’est aujourd’hui, dis, mon Précieux ?
– Je n’en sais rien. Et cesse de me poser des questions !
– Mais ça fait déjà plusieurs jours que l’on attend cette chose si dangereuse ! Tu ne crois pas que l’oiseau a oublié ?
– Non…
– Dis, qu’est-ce qu’on fera quand on sera libres ?
– Qu’est-ce que tu ferais, toi ?
– J’irai retrouver ce sale Sacquet, et je lui prendrai notre Trésor…
– Oui, et il paiera. Nous le retrouverons, même s’il est de l’autre côté du monde, même s’il est au-delà des montagnes lointaines et froides. La Comté… Shhh ! On va aller dans cette sale Comté.
– Oui, dans la sale Comté. Et puis après…
– Chut ! Tais-toi !
– Quoi ?
– J’entends quelque chose. Des bruits bizarres…
– Qu’est-ce que c’est ?
– Je n’en sais rien. Tais-toi !
– Ils veulent qu’on descende, mon Précieux. Ils veulent nous enfermer encore dans leurs prisons.
– Non, on ne descend pas, cette fois-ci. On reste là-haut. De toute façon, Ils ne peuvent pas venir nous chercher. Nous sommes trop haut.
– Tu as raison. Je préfère les arbres aux cachots. Je veux rester sur les branches.
– Regarde en bas !
– Shhh ! Des Orques ! Que font-ils ? Ils veulent encore nous torturer !
– Non ! Réfléchis… Ils vont Les attaquer. Regarde ça !
– On n’est plus surveillés, mon Précieux ! Ceux d’en bas sont partis ! On peut s’échapper !
– Pas si vite ! On doit être sûrs qu’Ils sont vraiment partis. Il ne faut pas qu’Ils nous voient nous enfuir…
– Ca y est ! On peut y aller !
– On descend, hein, mon Précieux ?
– Oui, on descend. Et vite, dépêche-toi !
– Allez, vite, on s’en va. Courons, échappons-nous, éloignons-nous ! On ne Les reverra plus jamais… Allons retrouver ce sale Sacquet ! On va lui reprendre notre Précieux… Oh, oui, notre Trésor… Allons-nous en ! Gollum ! Gollum !
Kévin Vinet,
Juillet, août, décembre 2004
& Janvier 2005