En raid d'exploration dans la vallée tyrolienne de l'Oztlar, la patrouille scoute du Chamois se retrouve dans une situation, étrange...

Chapitre 1 : Une petite vallée encaissée et boisée, entouré de sommets dégarnis, rocailleux et enneigés pour la plupart. Encore embrumée dans le matin tout gazouillant. Toutefois, on entend une légère altercation… - A gauche, je te dis ! Maintenant il faut qu’on monte. - Mais tu n’as pas vu ce chemin improbable, on va se retrouver perdus en pleine forêt. Je n’ai pas envie de passer l’été à essayer de survivre dans un coin perdu. - C’est clairement là, le col est juste dans la vallée au dessus, regarde un peu la carte. Un groupe de plus où moins sept jeunes de plus où moins 17 à 12 ans, à l’habillement étrange, beige, incluant un splendide chapeau de type communément appelé quatre-bosses hésite sur un chemin forestier au niveau d’un embranchement. Ils semblent divisés environ en deux partis, chacune semblant opter pour une direction. Dans le camp du sentier sinueux et rocailleux serpentant dans la forêt, apparemment dans la bonne direction : Harold, ainé, chef du groupe même s’il n’en a pas forcément la carrure, commence à s’énerver sous son scalp bouclé. Aymeric, 15 ans, binoclard et cheveux en pétards, interroge la carte, n’hésitant pas à utiliser la torture pour arracher des informations à ce pauvre instrument. Célestin, 16 ans, blond et pâle porte actuellement ce qui devra faire office de déjeuner au pittoresque ensemble, ce qui est un argument de taille. Prenant parti pour rester sur le large et rassurant chemin, Christian, fidèle second du Chef, marche avec les trois plus jeunes de la patrouille : Thibault, 14 ans cuisinier de la bande, aimant préparer la nourriture et surtout l’ingurgiter. Pierre-Lou, 13 ans, aussi surnommé pioupiou, son nom s’y prêtant bien, estime que s’ils prennent le chemin de gauche, ils vont monter, et ça va être fatiguant (oui, il est parfois surnommé Perspicace-Boy, en raison de sa capacité à prononcer des évidences), et enfin, Bernard, un minuscule bonhomme de 12 ans, dérogeant à la règle du réglementaire 4-bosses, mais portant un splendide bob, dont il ne se sépare jamais, ce qui lui vaut le délicieux surnom de Bob l’éponge, ou même de BobMan. Au final, le camp du sentier sinueux, disposant du seul maitre à bord après Dieu, du topographe officiel et de la nourriture, finit par l’emporter et notre charmant groupe commence  à grimper le sentier dans la forêt, le long d’un petit torrent. Harold marche en tête, porteur d’un fanion bleu ciel aux bordures brunes. Sur un coté, il porte un chamois brun, et sur l’autre face, est inscrit « vers les hauteurs ». J’imagine que vous l’avez compris, il s’agit bel et bien d’une authentique patrouille scoute, en raid d’exploration dans la vallée tyrolienne de l’Oztlar.

 * * *

Cette charmante patrouille du Chamois, puisque Chamois il y a, atteint la limite des arbres et débouche sur une vallée glacière. La végétation devient rase. Le fond de la vallée est plat et le torrent se divise en de nombreux bras pour former un terrain marécageux. Dominant le tout, à l’altitude où la végétation n’est plus qu’un souvenir, une grande masse blanche remplit toute la vallée. Harold ne peut s’empêcher de dire : -Je vous l’avais bien dis, voilà le glacier ! Nous devrons le contourner par la droite pour monter vers le col. - C’est haut, on ne pourra jamais monter ça ! s’exclame Pierre-Lou. - On pourrait peut-être déjeuner ici ? émet Thibault - Non, on devrait monter encore quelques centaines de mètres… réplique Aymeric, faisant encore parler la carte. C’est aussitôt un véritable déchainement… - On est crevés ! - Vous allez nous tuer, à nous faire marcher comme des forcenés ! - C’est facile pour vous, les grands ! Le club des trois petits exige de faire la pause déjeuner ici et maintenant, sous l’œil amusé des « grands ». - Nous avons les moyens de vous faire marcher ! s’exclama Célestin. - Passe-moi le déjeuner, Célestin. dit Christian avec sourire en coin. Comprenant ses plans, Harold ne peut s’empêcher de dire : - Oh non, pas ça ! Prenant le déjeuner, Christian se met à courir en gueulant : - Personne ne peut rattraper un Noir qui court ! J’avais peut-être oublié de mentionner, laissant au principal intéressé le soin d’y procéder, que Christian est de couleur…  chocolat, comme aime souvent le remarquer Thibault, avec une lueur gourmande dans l’œil (comme quoi, les cannibales ne sont pas toujours ceux qu’on croit). Trois cent mètres plus haut et un peu après ce départ foudroyant, notre patrouille arrive exténuée au sommet du splendide rocher où Christian est en train de déballer la nourriture. Bernard a l’air de vouloir entamer une protestation indignée mais, étant à moitié en train de cracher tripes et poumons, sa tentative n’obtient pas l’effet escompté et il finit par se laisser tomber sur le dos. Avec un air narquois, Christian leur lance à tous : - Eh bien, vous voyez, ce n’était pas si dur que ça, c’était même très facile ! Six regards plus noirs que lui, lui firent comprendre qu’il valait mieux faire profil bas dans ce genre de situation. Pendant le déjeuner, acheté dans le petit village près duquel leur troupe campe, Célestin demande à Harold : - On dort où ce soir ? - A Bretzeldorf, juste de l’autre coté du col, si on arrive assez tôt, il y aurait un truc assez intéressant à visiter, une reconstitution d’un village de l’âge de bronze. On devrait y arriver dans combien de temps, Aymeric ? - Si tout va bien, vers 17 heures, lui répond l’intéressé. - Ce truc de l’âge de bronze, c’est parce qu’on a retrouvé il y a une vingtaine d’année un cadavre d’époque surgelé dans un col du haut de la vallée, parfaitement conservé. -BRRrrr, ça fait froid dans le dos ton truc, lui répond Célestin.

* * *

Le groupe commence à prendre de l’altitude, et domine légèrement le glacier. Christian s’exclame : - Il commence à faire froid. Ma constitution biologique n’est pas adaptée aux grands froids. -Tu gagnes un Godwin d’or, grâce à tes propos limites auto-racistes dans une motivation trollesque ! s’exclame Aymeric. Le sentier particulièrement rocailleux est par endroits recouverts de névés. Ils auraient bien du mal à se repérer sans les marques rouges et blanches balisant le chemin. Sous leurs pieds, s’étend la masse du glacier, et on voit, à son sommet, le col. Aymeric s’arrête souvent pour regarder le glacier, comme fasciné. Au sortir d’un névé, Bernard essaye de passer avec difficulté une haute marche. Célestin se retourne alors, et d’un ton particulièrement louche, lui déclame : - Viens par ici mon petit Bob, j’ai des bonbons pour toi dans ma poche. Pris d’un instinct de survie légitime, Bernard recule soudainement, et ce faisant, se casse la tronche dans le névé, pousse un long cri, et finit sa course sur le glacier. La suite est un peu confuse. Selon toute évidence, Célestin essaie de rattraper Bernard, tombe avec lui, accroche au passage Pierre-Lou, qui lui tient compagnie dans sa chute, tandis que Thibaut, en voulant éviter de les rejoindre fait un pas de travers, ce qui a l’effet inverse de celui escompté, tombe sur Aymeric et le tire de ses rêveries, à temps pour lui permettre de se métamorphoser en luge sur laquelle Thibaut dévale à son tour la pente. Heureusement pour eux, une couche épaisse de neige, tombée au cours de la semaine, leur sert de matelas. Ils en sont à se relever un peu contusionnés quand Harold arrive prudemment, répétant en boucle : - Ah quels maladroits, ah quels galériens ! Suivi de près par un Christian hilare, dont la silhouette se détache bien sur la neige blanche. En arrivant, le digne chef de patrouille leur demande : - Vous n’avez rien ? Ce à quoi PerspicaceBoy, entrant en action, répond : - Ouais, ça va, mais on est tombé. - Oui, j’avais cru remarquer. - C’était quand même une chorégraphie assez bien exécutée que vous nous avez offerte, là haut. L’enchainement était parfait. Pendant ce temps là, Aymeric sort sa boussole de sa poche, il l’observe comme s’il ne l’avait jamais vu. Célestin lui lance, d’un ton sarcastique : - Je ne crois pas qu’on a besoin d’une boussole pour savoir où se trouve le chemin… Aymeric l’ignore superbement, et apparemment, remonter sur le chemin n’est pas son objectif immédiat, car il se met soudain à marcher à grandes enjambées, dans la direction opposée à celle du sentier. Célestin voit cela d’un regard intrigué, puis il ne le voit plus du tout : - Euuh, Harold, je crois qu’on a un problème… - Quoi donc ? - Aymeric vient de disparaitre juste sous mes yeux. - Hein !? Mais ce n’est pas vrai ! - Il était juste là quand ça s’est produit… Tous se rendent sur les lieux du phénomène. Ils y découvrent une explication logique à la chose : un splendide trou en forme d’Aymeric révèle, au travers de la couche de neige, un passage vers… - Oh purée, une crevasse ! - Il est tombé dedans… ne peut s’empêcher de dire Pierre-Lou. - Ah, quel maladroit ! ajoute Thibault. - Oh toi, n’en rajoutes pas une couche, lui réplique Harold. C’est alors que la voie lointaine et déformée d’Aymeric parvient à leurs oreilles : - Les gars ?! Vous êtes là  - Oui on est là ! - Tu vas bien ? - Ouais, mais je crois qu’il faudrait que vous me rejoignez, c’est assez intéressant… - T’es vraiment sûr ? - Ne vous inquiétez pas, je vois un passage pour remonter facilement… Tous alors descendent les uns après les autres, intrigués. Au fond de la crevasse, c’est un merveilleux spectacle, ils découvrent une véritable cathédrale de glace, sculptée par le temps, et éclairée au travers de quelque faille… Au centre de cet endroit, trône un imposant portail de pierre. Un portail apparemment sans raison d’être, sans muraille, sans porte. A son pied, ils retrouvent Aymeric. Celui-ci marmonne… - Incroyable, tout concorde… Ah ! Vous êtes enfin là vous ! S’apercevant enfin de leur présence. - C’est quoi ce portail ? - Je ne sais pas vraiment, il y a des inscriptions dessus… En effet, l’arche de pierre était recouverte de runes : chap1img1 - Wtf ! C’est quoi ce truc ? Étrangement, toute la patrouille a l’air d’être fortement attirée par le portail… Voilà Harold qui le traverse, et tous les autres le suivent, les uns après les autres, intimidés, pourtant ce portail ne semble rien avoir d’étrange… Ce qui est étrange, c’est le comportement d’Aymeric : il retire lentement sa montre de son poignet, et la pose sur un rocher, puis, prenant sa respiration, il va à la suite des autres. L’aiguille de la boussole fait un demi-tour sur elle-même, indiquant fixement l’arche. Il se retourne. L’air, au niveau du portail, se trouble, en quelques instants, la montre disparaît… Un petit sourire en coin… Les y voilà. - Tu avais vu un passage ? - Yep, ça remonte par là en pente douce… Notre charmante patrouille s’engage alors dans une caverne sombre, où s’entendent de sinistres craquements, donnant l’impression d’un glacier vivant… Après de nombreux dérapages collectifs et incontrôlés, voila que le passage est obstrué par une épaisse couche de neige. Après que Bernard ait eu l’idée d’enfoncer son doigt dans la voûte blanche, tous eurent l’occasion d’admirer le ciel bleu juste au dessus d’eux, ainsi que de profiter du rafraîchissant manteau blanc dont ils furent recouverts… Ils apprécièrent assez peu la deuxième opportunité : - Mais tu n’es pas malade ? A cause de toi, on va risquer l’hypothermie… - Et on ne va jamais nous retrouver ! - Rooah ! Ça va, si on peut plus s’amuser un peu… - Les gars ? - Oui ? - Je crois qu’on a un autre problème pour le moment : on doit retrouver le sentier si on veut arriver à l’heure à Bretzeldorf, et on a un obstacle… de taille. Effectivement, les flancs rocailleux de la vallée, où passait le sentier, sont recouverts d’une épaisse couche de neige, nivelant chaque rocher, chaque aspérité… - What ? Comment il a pu neiger ? On est resté 20 minutes en bas tout au plus. Il faisait grand beau temps, et apparemment ça n’a pas changé… - Comment on va faire pour retrouver le sentier maintenant ? - On ne pourra jamais passer le col. Sentant le désespoir monter dans sa patrouille, Harold commença à rétablir l’ordre : - On n’a plus le choix, Bretzeldorf est le village le plus proche, et pour y aller, il faudra passer ce col, d’ailleurs… on est beaucoup plus haut que là où on était avant… vraiment beaucoup plus haut… c’est assez… étrange… - Un problème à la fois, reprit Aymeric, pour l’instant on doit réussir à atteindre ce maudit col comme on peut…

* * *

La patrouille peine dans la neige, s’enfonçant profondément… sauf Bernard qui tout léger, parvient à se mouvoir assez facilement… - Je vous attendrai à Bretzeldorf… Je crois que j’aurai le temps de trouver un lieu pour dormir, et de manger une bonne demi-douzaine de saucisses… - J’ai les pieds gelés, gémit un Thibault congelé malgré sa petite couche de graisse protectrice… - Courage, le col est juste au dessus, lui lance Aymeric, d’ailleurs, je crois que Bob y est déjà. Effectivement, Bernard debout entre les deux vallées, regarde de l’autre coté du col, d’un air absent. Il interpelle les autres : - Euuh, Aymeric ?! - Voui ? - Ton Bretzeldorf, il est censé être juste en dessous, non ? - Normalement, oui… - Et il est censé ressembler à quoi ? - Je ne sais pas, moi, à un village tyrolien… Quelques fermes une église, des chalets, lui répond un Aymeric intrigué, pourquoi ? - Parce que c’est pas du tout ce à quoi ressemble le village que je vois… En effet, toute la patrouille peut maintenant admirer un village traversé par un torrent, constitué de quelques cabanes, aux murs fait de rondins, d’entrelacs de branches recouverts de torchis, et aux toits de chaume… Donc pas vraiment un village typiquement tyrolien du XXIème siècle. Mais en soi, ce n’est pas ce village qui interpelle le plus notre patrouille du chamois. Ce serait plutôt le vol de dragons aux écailles flamboyantes, qui remontent majestueusement la vallée, tous sellés bridés, chevauchés par des hommes… Vraiment pas du tout typiquement tyrolien. La patrouille du Chamois reviendra bientôt dans le second chapitre...

Cédric FOCKEU



CHAPITRE 1

Comme chaque année, la journée avait tenu ses promesses. Le mois de juin cloturait une année de travail mais marquait également le début de l'été. Pour ces deux événements, tous espéraient que le soleil serait au rendez-vous sans quoi la fête serait gâchée. Mais aujourd'hui, la journée était radieuse sans pour autant que l'air soit étouffant grâce à une faible brise qui permettait aux uns et aux autres d'apprécier le moment. Tous les doutes étaient oubliés et les festivités battaient leur plein dans une insouciance que seuls ces lieux procuraient. Enfants et parents évoluaient tantôt ensembles, tantôt séparément mais tous s'amusaient. Les parents pouvaient échanger quelques mots entre eux tandis que les enfants faisaient les quatre-cents coups. C'est en tout cas ce qu'ils leur paraissaient, pour leur plus grand bonheur à en juger par les cris qui résonnaient tout autour de l'enceinte. Dispersés, certains étaient occupés à des jeux dont eux seuls connaissaient les règles tandis que d'autres iscutaient avec l'air de complotteurs mais beaucoup couraient d'attraction en attraction pour être sûrs de ne rien louper et de pouvoir se vanter après coup de leurs exploits. Certaines attractions attiraient davantage de foule que d'autres. Il y avait la pêche aux canards pours les plus petits, le lapin qui devait rentrer dans l'une ou l'autre des portes de l'enclos pour que le chanceux remporte la mise (quand un bonbon, une boisson ou un crayon, autant de babioles mais qui célèbrait une petite victoire) mais un jeu remportait sans conteste l'adhésion des multiples enfants - voire des parents - agglutinés autour de la table de lancer.

Pour quelques piécettes seulement (toutes au bénéfice de l'école), il était possible de participer au "jeu de massacre". Revanche par procuration pour certains, simple jeu d'adresse pour d'autres ou le petit défi qui consistait à y jouer devant les principaux intéressés, il était possible d'y faire s'écrouler la pyramide de boites de conserve où un portrait de chacun des professeurs était collé. Les cris de joie allaient crescendo à chaque fois qu'un élève lançait la boule de coton remplie de graines dans le mille. Et les cris étaient particulièrement forts lorsque c'est le directeur qui se voyait expulsé d'un beau jet ajusté en plein dans le nez !

Dans cette ambiance bon(s) enfant(s), l'un d'eux ne montrait pas un réel enthousiasme. Bertrand se promenait seul, sans réel but, s'arrêtant quelques secondes ici et là pour voir de quel type d'épreuve il s'agissait et, le cas échéant, prenait parfois le temps d'observer la performance d'un élève qu'il connaissait peu ou prou. Puis, invariablement, sans prendre la peine d'essayer lui-même, repartait divaguer. Il croisa bien quelques camarades qui l'invitèrent à les suivre mais sans l'attendre, tant ils étaient habitués au silence de Bertrand à leurs invitations. Mais comme il y avait déjà eu quelques exceptions, ils continuaient gentiment à l'inviter. De fait, d'exception il n'y en eu pas cette fois. Bertrand les regarda s'éloigner avant de reprendre son propre chemin, perdu dans ses pensées. Il ignorait pourtant ce qui le poussait à refuser leurs propositions car il devait bien s'avouer qu'il s'ennuyait fermement, et finalement il était un peu en colère à son endroit de se laisser aller ainsi à une certaine mélancolie que ne méritait pas cette journée. Mais il n'y pouvait rien, c'était un rêveur, un peu solitaire même si de caractère amical, un aventurier qui n'avait pas encore fait ses preuves. Et pour cause, rien d'étonnant à cela, il n'avait que 8 ans.

Bon élève, consciencieux et appliqué, il était surtout intéressé, passionnée serait même le bon mot, par la Géographie et particulièrement l'Histoire. Il se prenait alors à voyager dans l'Espace et le Temps. Son professeur, Mr Philippe, avait bien remarqué ce penchant car Bertrand était littéralement suspendu à ses lèvres lorsque venait le moment d'aborder, pour quelques heures, d'autres époques, d'autres lieux. Des peuplages maintenant disparues, des animaux préhistoriques, des chevaliers en armure et des châteaux-forts ou des machines étranges libéraient son imagination. Des noms qui le faisait rêver avec des mamouths, le Roi Saint-Louis, château Gaillard, Léonard de Vinci. Il avait écumé toutes les pages, plusieurs fois, de son manuel d'Histoire-Géographie, se faisant sa propre image de ces récits et époques qu'ils pouvaient alors comparer à celle que donnait Mr Philippe. Les deux versions se confondaient alors pour le plus grand plaisir de Bertrand dont l'imagination s'enrichissait et venait alors créer de nouveaux chemins dans ses propres histoires.

Dès lors, la fête de l'école lui paraissait bien trop entachée de quotidien pour s'amuser. Il était en quête d'aventures et de mystères, d'Inattendu. Alors, sans savoir comment ni même l'avoir prévu consciemment, ses pas le conduisirent inexorablement vers les portes du bâtiment de l'école. Quatre bâtiments encadraient la cour où se déroulait la fin de fin d'année. Chacun d'entre eux recevaient les classes en fonction de leur âge. Bertrand était entré tout petit à cet école et, à son âge, en avait déjà fréquenté trois . A la rentrée, il découvrirait le dernier. "Mais pourquoi attendre ?" finit-il par conclure. Il savait le bâtiment ouvert car il abritait la cantine et avait remarqué les allers-retours des personnes servant les rafraichissements et autres petits gouters dans la cour de l'école. L'une d'entre-elles venait justement de sortir ce qui laissait la voie libre à Bertrand pour entrer sans crainte de tomber face à face à l'un des adultes.

A quelques dizaines de mètres de la porte, il sortit la balle qu'il conservait dans sa poche et, discrètement, la fit rouler vers l'entrée. L'excuse était ainsi toute trouvée en cas de rencontre fortuite. Il suivit la balle après qu'elle lui fut "échappée" et fut bientôt face à la porte. Entrecoupée de verre dépoli, il y jeta un regard rapidement tout en ramassant sa balle pour distinguer une ombre quelconque ou un mouvement. L'endroit semblait désert. D'insconsciente, son envie devint une obligation et sa petite taille aidant, il ne fit qu'entrouvrir la porte pour se glisser derechef à l'intérieur dans un silence et une discrétion qui aurait ravi un Hobbit. Le contraste fut saisissant. Les bruits extérieurs étaient etouffés jusqu'à devenir une lointaine rumeur mais, surtout, il régnait ici une fraicheur qui paraissait glacée par rapport à l'extérieur. Son coeur battait la chamade. S'il se faisait surprendre maintenant, il pourrait toujours inventer une bonne raison (avoir de l'imagination a aussi ses avantages) mais en lui-même, il se demandait toujours ce qu'il faisait là. Résolu à en trouver le motif tout en poursuivant l'exploration des lieux, il couru à petits pas hors de vue de la porte.[sws_divider_bar1 barsize="500"] [/sws_divider_bar1]

A suivre...





Voici un petit conte dont l’idée, à vrai dire n’est pas de moi. Mon instituteur en CM2 nous l’avait lu le dernier jour de classe avant les grandes vacances pour nous faire tenir tranquilles. Ce récit m’avait profondément marqué mais je n’ai jamais retrouvé les références. Je le restitue de mémoire. Je le dédie à Lambertine dont les nouvelles nous ont si souvent enchantés et qui, j’en suis certain, saura en écouvrir de sens caché.

Il était une fois un jeune Roi qui venait d’accéder au trône. Très vite ses conseillers le pressèrent de se marier pour assurer une descendance à sa lignée. Toutes les princesses possibles furent envisagées et finalement le choix se porta sur la fille du royaume voisin. Ainsi non seulement le roi serai marié, mais la paix aux frontière serait confortée.

De discrètes ambassades furent diligentées. De longues tractations furent menées par les deux partis. Les meilleurs portraitistes des deux royaumes firent des tableaux des deux jeunes gens et chacun pu ainsi s’accoutumer au visage de l’autre et enfin l’affaire fut conclue. Les responsables du protocole décidèrent que la cérémonie du mariage se déroulerait à la frontière des deux royaumes. Ainsi chaque souverain pourrait s’y rendre avec sa suite sans avoir à sortir de son pays.

La cour se transporta donc temporairement loin de la capitale durant toutes les festivités qui furent magnifiques. Puis après une semaine de bals, de tournois et de fêtes chacun s’en retourna dans son pays.

Le Roi ne cessait de vanter à sa jeune Reine les beautés de sa capitale et les fêtes qu’il donnerait en son honneur lorsqu’ils y parviendraient ainsi que les bijoux et les parures qu’il lui offrirait à cette occasion. Son impatience était telle qu’il hâta le train de son cortège et rallongea les étapes. De sorte qu’il arriva devant sa capitale deux jours avant la date que les responsables du protocole avaient fixée.

Ainsi, au lieu de la brillante réception que ceux-ci auraient préparés, le Roi, la nouvelle Reine et leur suite trouvèrent les échevins de la ville qui s’apprêtaient à pendre un pauvre hère au gibet aux portes de la ville. Qu’avait fait cet homme pour mériter un tel châtiment, l’histoire ne le dit pas. Mais voyant ce triste spectacle, la jeune Reine se tourna vers son époux et lui dit : « Mon seigneur, j’aimerai entrer dans votre capitale sous des auspices joyeux et non sous le signe de la mort. Voudriez vous accorder votre grâce à cet homme ? ». Le Roi se tourna alors vers les échevins et leur déclara « Vous avez entendu le souhait de votre nouvelle suzeraine. Je suis certain que vous aurez à cœur de lui souhaiter la bienvenue en libérant ce condamné »

Mais les juges tout de noir vêtus et affublés de barrettes également noires, de sorte qu’ils ressemblaient aux corbeaux qui perchés sur la potence attendaient pour se repaître de la chair du malheureux, répliquèrent : « Impossible Sire, la justice des bourgeois de la ville est indépendante du pouvoir royal, ce qui est garanti par traité. Quelque soit la cause, nous ne pouvons accepter la moindre interférence. Aujourd’hui ce serait, certes, pour une bonne raison, mais demain ce serait pour un moins bonne, puis une moins bonne encore et d’ici quelque temps c’en serait fini de l’indépendance de notre justice. Cet homme a été jugé selon la loi. Il a été condamné et il doit mourir »

En entendant cette réponse sévère la Reine leur demanda « Je comprends votre position Messieurs les magistrats. Plaçons nous alors sur votre terrain de la loi. N’y-t-il rien dans votre code qui permette de gracier un condamné ? »

Les échevins répondirent : « Il existe bien une coutume ancienne qui prévoie qu’un homme peut racheter sa vie au moyen d’une rançon de mille ducats d’or. Mais comment un tel miséreux pourrait-il réunir une telle somme ? »

La Reine se tourna vers le Roi et lui déclara : « Mon Seigneur, vous m’avez souvent parlé des présents que vous me feriez lors de mon entrée dans votre ville. Je renonce à tous ces cadeaux coûteux et je vous demande, par amour pour moi, de m’accorder les mille ducats nécessaires au rachat de la vie de cet homme ». Le Roi regarda alors sa jeune épousée et pour la première fois au-delà des devoirs que lui imposait l’étiquette envers elle, il sentit son cœur s’échauffer d’un amour véritable et tendre. Il venait d’avoir la certitude que sa jeune épouse était compatissante et miséricordieuse et non coquette et frivole.

Il fit aussitôt amener sa cassette et la vida. Malheureusement, elle ne contenait que huit cent ducats. La Reine vida sa propre bourse mais le compte n’y était pas encore. Les deux souverains se tournèrent respectivement vers les chevaliers de la garde et vers les dames d’honneur et tout le monde se cotisa pour tenter de réunir les mille ducats nécessaires. Mais lorsque les échevins eurent scrupuleusement recompté les pièces d’or, ils ne trouvèrent que neuf cent quatre vingt dix neuf ducats.

Le Roi intervint encore : « Messieurs, pour une fois et en honneur de votre Reine, vous pouvez peut-être vous contenter de cette somme. Après tout le compte y est presque ». Mais les magistrats toujours aussi sévères se montèrent inflexibles. « Si nous acceptons de faire grâce d’un ducat aujourd'hui, demain on nous en demandera deux, puis trois et avant peu pour un simple sol chacun pourra échapper au châtiment. Nous n’accepterons que mille ducats ou rien ». Ils firent alors signe au bourreau de passer au coup du malheureux la corde de chanvre.

Voyant cela la Reine poussa un cri : « Dire que si j’avais un seul ducat de plus cet homme serait sauvé ». Jusqu'à ce moment, les tractations avec les juges avaient eu lieu à voix contenues et le condamné n’avait rien entendu de ce qui se disait. Lorsqu'il entendit l’exclamation de la Reine, il éclata de rire : « Décousez l’ourlet de ma chemise finit-il par dire. Vous y trouverez un ducat. Je l’avais gagné il y a longtemps en échange d’une rare bonne action. Malgré ma vie chaotique, je ne l’ai jamais ni joué ni dépensé car j’ai toujours cru qu’un jour il porterait bonheur. Je m’apprêtais à l’emmener avec moi dans la mort, mais le moment d’en faire usage me semble enfin venu. »

On fit ce que cet homme disait et on trouva le ducat. Les échevins enfin satisfaits le libérèrent. Le petit peuple apprenant ce que la nouvelle Reine avait fait pour l’un des leurs l’adopta aussitôt. La fête prévue le surlendemain n’en fut que plus joyeuse. Le couple royal régna ensuite longtemps, ils furent très amoureux et ils eurent beaucoup d’enfants.

Jean chausse 2009,

Dans l’en tête de la nouvelle « le condamné au ducat d’or », je précisais bien que l’idée de départ n’était pas de moi mais qu’un instituteur m’avait lu ce conte 40 ans auparavant. Je l’avais réécrit en fonction de ce que je me souvenais. Ces vacances, je me suis soudain amusé à taper sur Google « le condamné au ducat d’or » et j’ai eu la surprise de trouver le texte original. Je vous le livre donc maintenant. A vous de comparer les deux versions (2015)

C'ÉTAIT un homme comme vous et moi, un homme ni meilleur ni pire, un pauvre diable de pécheur.

Qu’avait-il fait ? Je n’en sais rien. Une faute plus grave que les autres, un péché plus gros que les autres, un jour où Dieu, sans doute, l’avait abandonné trop longtemps à lui-même. Et on le menait au gibet de la bonne ville de Toulouse entre le bourreau et les Consuls, au milieu d’une foule de curieux et de méchants garçons, accourus sans doute pour voir ce qui les attendait demain.

Or, ce jour-là, le roi René faisait son entrée à Toulouse, avec sa femme, la belle Aude, qu’il venait d’épouser dans un pays voisin.

En passant devant le gibet, la Reine vit le condamné déjà juché sur l’escabeau, la tête engagée dans la corde. Elle ne put retenir un cri et se cacha la tête dans les mains.

Le Roi arrêta tout son monde, fit signe au bourreau de surseoir, et se tournant vers les Consuls :

– Messieurs les Consuls, dit-il, la Reine vous demande, en souhait de bienvenue, qu’il vous plaise de lui accorder la grâce de cet homme.

Mais les Consuls répondirent :

– Sire, cet homme a commis un crime pour lequel il n’est point de pardon, et quelque soit notre désir d’être agréable à Madame la Reine, la loi exige qu’il soit pendu.

– Y a-t-il donc au monde une faute qui ne puisse être pardonnée ? demanda timidement la belle Aude.

– Certes non ! répondit un Conseiller du Roi. Et il fit remarquer que, selon la coutume du pays de Toulouse, tout condamné pouvait se racheter pour la somme de mille ducats.

– C’est vrai, répondirent les Consuls. Mais où voulez-vous que ce gueux trouve pareille somme ?

Le Roi ouvrit son escarcelle et en sortit huit cents ducats. Quant à la Reine, elle eut beau fouiller son aumônière, elle n’y trouva que cinquante ducats.

– Messieurs, dit-elle, n’est-ce pas assez pour ce pauvre homme de huit cent cinquante ducats ?

– La loi exige mille ducats, répondirent les magistrats inflexibles.

Alors, tous les seigneurs qui composaient la suite du Roi et de la Reine, rassemblèrent ce qu’ils avaient sur eux pour le donner à leur tour, et l’on fit le compte de la somme.

– Neuf cent quatre-vingt-dix-sept ducats, annoncèrent les Consuls. Il s’en faut encore de trois ducats.

– Pour trois ducats cet homme sera-t-il donc pendu ! s’écria la Reine indignée.

– Ce n’est point nous qui l’exigeons, répondirent les Consuls, mais nul ne peut changer la loi.

Et ils firent un signe au bourreau.

– Arrêtez ! s’écria la Reine. Fouillez d’abord ce malheureux. peut-être a-t-il sur lui trois ducats...

Le bourreau obéit, fouilla le condamné, et dans la poche du pauvre diable il découvrit trois pièces d’or.

Chrétiens !

L’homme que vous avez vu, dans ce conte, en grand danger d’être pendu, c’est vous, c’est moi, c’est l’humanité pécheresse. Au jour du Jugement dernier, rien ne nous sauvera, ni la miséricorde de Dieu, ni l’intercession de la Vierge, ni les mérites des Saints, si nous n’avons sur nous trois ducats de bonne volonté.

Jérôme et Jean THARAUD, Les contes de la Vierge, Plon, 1940.

octobre 2009.[sws_divider_top]



Une rencontre, un abandon...

Table des matières

One of these nights

"Un jour il me faudra partir. Que deviendras-tu alors si d'existence tu n'as que moi ? Sauras-tu t'extraire de ce néant où tu te réfugie sans cesse ? J'aimerai pouvoir partir, parfois… Mais je ne peux t'abandonner là. Pas maintenant. La solitude t'écraserait de tout son poids, et alors… L'hiver est si long. Je me demande si le printemps ne nous a pas oubliés. - Je te hais. - Je sais. Je l'ai su dès que tu m'as appelé. Mais je suis quand même venu. Si j'étais quelqu'un, peut-être pourrais-je te haïr aussi. Mais cela m'est impossible. Je ne suis pas là pour ça. - Pourtant les choses seraient plus faciles. - Plus faciles… oui, certainement. Mais à quel prix ? Les roses auraient déjà dû s'ouvrir…

* s'ouvrir… *

Mais l'hiver, toujours. Je n'ai ni chaleur ni lumière à t'offrir. Je fais une bien piètre marionnette finalement… - Je suis fatigué. - Le ciel s'éclairci. Je ne connais pas la lassitude. Quel sentiment merveilleux que de ne rien vouloir d'autre que rien. S'éteindre au monde, s'ouvrir aux rêves. - Et ne plus être…"[sws_divider_bar1 barsize="500"] [/sws_divider_bar1]

L'Hiver

L'air est glacial en cette saison. Mais il ne le craint pas. Il longe les quais, comme chaque matin, indifférent aux morsures du gel et aux sifflements du vent. Seuls l'intéressent la blancheur du ciel et les reflets incertains de la rivière. Quel étrange monde, si proche et si loin de la réalité. "Qu'il serait facile de s'y fondre…" Mais pas aujourd'hui. Ce jour est trop attrayant pour l'abandonner si tôt. Ainsi, il reprend son errance silencieuse. Chaque jour, depuis des temps bien lointains, défilent devant lui routes et lampadaires tels des ombres perdues dans le chaos citadin. Il pourrait abandonner…

* tu aurais dû abandonner *

…mais il n'a toujours pas trouvé la réponse. Quelle en est la question ? Lui-même l'ignore. Mais il sait qu'autre chose l'attend encore ici. Dans la solitude d'une ruelle ? Au détour d'un pont ? Peut-être. Mais le destin le fait encore patienter, et il n'a d'autre choix que de recommencer encore et encore. Seul. Seul avec lui-même et cet être qui le visite parfois.

"Je n'ai pas de nom. Je n'ai pas de visage. Mon existence n'a plus de signification dès lors que cesse ta pensée."

Dépasser le tribunal. Tourner à gauche. Longer le béton. Traverser. Longer l'eau. Traverser. Longer encore. Respirer. Monter. Une marche puis une autre. Contempler les nuages. Respirer. Continuer de monter. Voir le jour. Ignorer la douleur et… continuer. Tout semble si banal et pourtant… En ce jour, il sait qu'un changement se produira. Du moins, il l'espère. Mais l'hiver, toujours l'hiver. Et le sommet qui approche. Rien n'a changé finalement. La nuit n'en est que plus amère. Les rêves sont mauvais compagnons et il ne veut pas voir cet inconnu. Il préfère rester seul.[sws_divider_bar1 barsize="500"] [/sws_divider_bar1]

Un nouveau chemin

Les jours défilent mais ne font qu'un. Les saisons… Quelles saisons ? L'hiver seul peut exister ici. Et pourtant… En ce matin, l'aube se réchauffe. Est-ce possible ? Les scintillements de l'eau se confondent aux étoiles. Le parfum des fleurs, le chant des oiseaux. Ils semblent lointain encore, et pourtant ils se rapprochent. Ses yeux, il ne peut s'en détacher. Quelque chose dans son regard lui dit que… Ou est-ce son sourire ? Tout se fond dans la douce lumière du réveil. Il ne possède ni artifice ni parure, mais sa présence suffit à défier la léthargie de ce monde.

"Pour moi qui viens du soleil, cet univers me paraît si triste. Cruel même. Mais tu y semble indifférent ? Viens-tu donc de là ? - J'en fais parti, je ne l'ai pas choisi. On ne choisit jamais…"

Le vent se lève de nouveau. Sa présence s'efface. Il ne le veut pas !

"Attends ! Encore un peu… - Je ne pars pas, c'est toi qui me fuis. - Je… Comment t'es-tu égaré en ce lieu ? - Egaré est le fou qui cherche son chemin. Mais je ne suis pas fou, je pense. Et mon chemin, il me mène là où je le guide. - Alors ce n'est pas le hasard qui t'a placé ici. - C'est ton chemin. C'est toi qui m'y as placé. L'appel d'un Autre, l'appel d'un printemps. Ecoutes-toi."

Il ne dit rien. Il ne veut plus bouger. Le moindre faux-pas pourrait le faire disparaître. Ses yeux le rassurent. Pouvoir s'approcher ainsi du ciel est rare. Il sait que la Terre rejoindra ses pieds, bientôt. Mais en cet instant, le temps n'existe pas. Il est beau, cet Autre.[sws_divider_bar1 barsize="500"] [/sws_divider_bar1]

Twilight streets

"Je serais là quand tu me chercheras, m'a-t-il dit. Puis la Terre a repris ses droits et il s'en est allé. - Mais il n'a pas disparut. Je le sens, ce rêve est plus doux. As-tu peur ? - Je ne sais pas. C'est le doute qui m'envahit, la peur n'est que l'une des conséquences. - Tu sais, les étoiles pourraient bien scintiller du nouveau. Et alors…"

Le rêve se fige. Un grondement lointain assombri sa pensée.

"Et alors tu ne seras plus."

***

La route ne paraît plus si longue désormais. Souvent, l'Autre l'attend au détour d'une rue pour l'accompagner. Parfois, il ne vient pas. Mais son absence n'est jamais très longue et il sait l'attendre. Il lui arrive de parler de lui, ou de son monde. Jamais directement, jamais distinctement. Mais l'Autre semble comprendre, et continue de l'écouter. Cette porte depuis si longtemps condamnée faibli peu à peu.

"…et l'Océan m'appelle parfois, mais je sais que le rejoindre signifierai ne plus revenir. N'as-tu jamais eut cette impression que l'on t'attend ailleurs ? - Je suis né sous les eaux, et j'ai vu le soleil. Je sais où est ma place et je sais quand il me faudra y retourner. - J'espère que ce moment ne viendra pas avant longtemps. - En tout cas il n'est pas encore venu. Mais nos chemins se séparent ici, pour aujourd'hui. - Et nous nous reverrons, bientôt."[sws_divider_bar1 barsize="500"] [/sws_divider_bar1]

Doutes

Et il le regarde partir, comme à chaque fois, avec cette pensée incertaine qu'il pourrait ne jamais le retrouver. Cette pensée le terrifie, non pas du fait de l'éventuelle perte, mais du constat de ce sentiment jusqu'alors inconnu qui s'imite au plus profond de lui. Il sait que le changement est inévitable, mais il ne le réalise réellement qu'au détour d'un rêve, par une nuit plus sombre.

"Cela pourrait être dangereux, tu en as conscience mais tu refuse de l'admettre."

L'inconnu reste dans l'ombre. Quelque chose d'inquiétant le suit, à la manière d'une odeur dont on ne peut se défaire.

"Se donner ainsi, se réfugier dans un cœur qui n'est pas le tien… Comprends-tu jusqu'où cela pourrait te mener ? Comprends-tu où cela me mènera ? - Mais je te l'ai déjà dit…

* I hate you more than anyone in this world *

- Oui, je me souviens. Alors tu ne me regretteras pas. Je suis content, même si le bonheur m'est interdit. Je sens la nuit m'étreindre. - Tu sais, je ne l'ai pas voulu. - Moi je le voulais. Vas donc. Vas retrouver celui que tu as choisi, les arbres fleurissent."

L'Inconnu effleure son visage, comme il le fait si souvent avant de quitter. Mais sa main n'a ni chaleur ni substance. Elle n'est tout au plus qu'une image floue d'un au revoir. Il veut l'arrêter, mais son étreinte ne rencontre que l'inexistence.

* don't be afraid, this is not an end *[sws_divider_bar1 barsize="500"] [/sws_divider_bar1]

Le Printemps

Le jour suivant paraît maussade. L'Atre est encore là, immobile et immuable. Il attend, perdu dans la contemplation de ce monde étranger. Il sourit toujours, et l'accueille avec la même bienveillance.

"Si seulement je pouvais te haïr toi aussi… - Je ne comprends pas trop ce que tu veux dire, avoue l'Autre d'un air abattu, mais ça n'a pas d'importance. As-tu remarqué ? Les arbres commencent à changer. Je sais que le printemps approche. - Je me demande… Sera-t-il un jour assez près de moi pour que je puisse enfin le respirer ? - Il n'en revient qu'à toi d'aller vers lui !"

Et il lui tend la main.

"Viens avec moi."

* come with me *

Et les doutes s'envolent. La brume se fait moins dense, le gèle devient eau et le blanc retrouve ses couleurs. Le voyage n'est finalement pas si long. Il suffit de quelques pas pour toucher à la douceur de l'herbe, s'enivrer des essences florales et accueillir le soleil. Quelle étoile majestueuse et terrifiante, trônant dans cet océan immaculé comme un phare vers la vie. Il n'en avait que peu de souvenirs, mais maintenant il se souvient de ce temps. Autrefois, avant la peur et la solitude, avant que l'hiver ne vienne. Un souffle chaleureux parcourt maintenant son corps alors qu'il suit l'Autre vers l'avenir, sans jamais lâcher sa main. Sans jamais s'éloigner.[sws_divider_bar1 barsize="500"] [/sws_divider_bar1]

The Summit

Lorsque le crépuscule embrase l'horizon, l'Autre s'arrête. Ils ont atteint le sommet.

"Voilà. Ici fini ce chemin et ici commence une autre route. C'est étrange cependant. Le ciel reste impénétrable. Le ciel aurait dû s'éveiller…"

Et soudain il réalise ce qui vient de se passer, ou ce qui doit arriver. Il a quitté l'hiver, il a abandonné l'Inconnu de son monde. Mais il ne l'a pas encore libéré, car lui seul pourra ramener les étoiles et donner le repos à celui qui fut toujours là pour l'écouter.

"Elles ne reviendront pas ce soir, dit-il à l'Autre. Je ne peux pas les libérer maintenant, il me faut revenir à l'hiver une dernière fois. M'attendras-tu ici ?"

L'Autre ne répond pas. Il sourit toujours, mais son regard s'échappe vers le lointain.

"Je croyais que tu comprendrais. Maintenant que je t'ai montré la route, c'est à toi de la découvrir. Mon rôle se termine et…"

Le grondement. Les éclairs. Le chaos assombri le ciel et les hurlements de l'orage couvrent les paroles de l'Autre. Sa main fait place au vide. Il veut le rattraper, mais le vent l'emporte. Le froid revient. Il doit le rattraper. Les grondements, le vent. L'hiver revient. L'Autre s'éloigne. Il crie, mais ce monde est trop fort. L'Autre n'est plus.[sws_divider_bar1 barsize="500"] [/sws_divider_bar1]

La Naissance

"Il fut un temps où j'occupais de mes nuits à parler aux étoiles. J'entends encore leurs murmures bercer mes rêves. Le jour m'habillait de sa lumière et j'étais heureux… je crois… J'étais pleinement de ce monde, mon cœur ancré au plus profond de la Terre, mon âme dansant avec le vent. A cette époque, les arbres me souriaient. Mais vint un jour où le poids du soleil devint trop lourd et sa lumière me fit peur. Je ne voulais pas de future. Quelque chose… quelqu'un ?… m'appelait. Une ombre grandissante se présenta à moi. Insignifiante au départ, je la vis grandir et prendre forme. Le monde s'éloignait. Je l'abandonnais, je n'en avais plus besoin. - Cette ombre… - Et j'ai volé les étoiles pour me construire un sanctuaire. Sanctuaire devenu prison au fil des années. L'hiver en devint le maître. Mais je n'avais plus peur. L'avenir n'était plus, et tu étais là. Toujours. - Né de cette ombre. - Les étoiles firent de l'ombre un monde. Mais j'entendais encore cet appel. Tu m'appelais. Ou peut-être est-ce moi ? Mais c'est l'hiver qui te permit la vie. - Et si les étoiles s'échappent… - Si je les libère, la prison se brisera. L'hiver pourra se dissoudre dans l'inconnu, et toi…"

L'Inconnu regarde le ciel.

"J'aurais aimé les voir. Juste une fois. Mais nous ne pouvons exister en même temps…"

* I don't want to forget *[sws_divider_bar1 barsize="500"] [/sws_divider_bar1]

Les étoiles

La première fois est toujours la plus terrifiante. Il la regarde s'élever vers la liberté. Un craquement, puis une longue plainte accompagnent son envol. Les nuages saluent son passage pour se retirer vers l'horizon. Ainsi commence la fin. L'Inconnu se tient encore à ses côtés. Là, au sommet. Et chaque nouvel espoir qui habille le ciel le rapproche un peu plus du néant. Mais s'il pouvait connaître le bonheur, alors ce moment serait le plus heureux de son existence.

"Ne vois-tu pas les étoiles maintenant ? - Je les ressens, car elles sont moi et je deviens elles."

L'hiver s'enflamme. Il peut maintenant voir l'océan, son horizon. Un millier de routes pour l'atteindre, un millier de choix, et autant d'étoiles pour l'éclairer. Quelqu'un d'autre se tient au loin. Il doit le rejoindre, mais avant… Il se retourne une dernière fois vers cet être si cher qu'il a tant haït. Il reste encore un dernier éclat, précieusement gardé au creux de ses paumes.

"Une dernière pour le voyage, vestige de ces années. Ne l'oublie pas."

L'astre s'élève et l'Inconnu s'échappe de la réalité.[sws_divider_bar1 barsize="500"] [/sws_divider_bar1]

Vers l'Océan

Je me souviens de la danse incessante des vagues roulant sous nos pieds, de l'écume éclairant les étendues sous le ciel étoilé, de cette odeur indescriptible enivrant mes sens. Je me souviens de toi. Après l'espoir ne restait que la plénitude qui m'appelait vers l'horizon. Comme la mer est belle quand c'est toi qui m'y invite ! Il m'a fallu du temps pour oublier les illusions et accepter la vérité. Parfois encore, je m'égare… Mais je ne regrette rien. Ce fut une belle rencontre.

Je me souviens de ta main, toi qui as croisé mon chemin pour me montrer le printemps. Je n'oublierai pas. La porte est ouverte désormais. Je sais qu'un autre la franchira. Puis vint le temps des au revoir, cet instant si précieux où une route s'achève et une autre naît. Je n'ai plus peur. Je garderai ce souffle que tu m'as donné, et sous les étoiles, je continuerai.

Ce fut une belle rencontre.

* Je n'oublierai pas. *

Nicolas Freychet, avril 2006.[sws_divider_top]




Cette histoire se passe en Irlande, au XVII° siècle. L’hiver était beau et froid, qui venait juste de commencer. Une neige duveteuse était tombée pendant la nuit sur la campagne, et on s’apprêtait à fêter dignement noël partout, y compris dans les plus petits villages. Dans l’un d’eux, du comté de Donegal, il y avait une chaumière bien gaie. Ceux qui y habitaient n’étaient pas très riches, et bien qu’ils fussent éleveurs de moutons, ils ne mangeaient pas de la viande tous les jours. De la viande, non. Mais il y avait toujours du pain pour toute la famille, et pour ceux qui venaient en demander à la mère, les conteurs, les joueurs de harpe, et les mendiants. Dans cette maison vivaient les parents, et leurs sept enfants : trois garçons et quatre filles. Cette année n’avait pas été la plus facile, l’été, comme on le voit très rarement en Irlande, avait été terriblement sec, les prairies, d’ordinaire si grasses, n’avaient pas nourri en suffisance les agneaux, ils était si minces et si légers que les riches marchands de la ville n’avaient pas voulu les acheter, jugeant qu’il y aurait bien trop peu de viande pour régaler leurs tables. Aussi le troupeau avait grandi, et les agneaux aussi. Comme l’éleveur n’avait vendu que très peu de ses bêtes au boucher, son étable était presque surpeuplée. Les plus jeunes enfants savaient que c’était ces moutons qui auraient du leur permettre d’acheter du sucre, de l’huile et des jouets, et que c’était faute de les avoir vendus qu’ils n’avaient pas eu des assiettes aussi remplies que les années précédentes. Mais d’une certaine façon, ils s’en moquaient bien. Tout l’été, et l’automne ils avaient regardé grandir les moutons, et avaient pris grand plaisir à les peigner, et à les laver quand les rares pluies étaient tombées. Maintenant les agneaux étaient devenus de jeunes brebis et béliers, à la laine touffue et aux cornes brillantes. Par bonheur avec tant de bêtes, la tonte avait été abondante, et la laine leur avait permis de ne pas être trop pauvres.

Mais revenons à notre veille de noël. Dans les îles britanniques, on croit que la nuit de noël, les animaux, à minuit obtiennent le don de la parole et parlent entre eux pour fêter la naissance du nouveau-né. On croit même qu’ils s’agenouillent dans leur étable, oui même les gros bœufs et les lourds chevaux de trait. Aussi, la coutume voulait que les fermiers soient très bons avec leurs bêtes avant la fête, et l’on donnait double ration de fourrage ou de grains à son cheptel, et l’on décorait les étables, et même les animaux. Pour notre famille, la double ration de quoi que ce soit était impossible, car l’herbe s’était faite rare au printemps, et l’avoine avait été couchée par les orages. Mais les enfants étaient bien décidés à décorer l’étable aussi bien qu’ils le pouvaient. Il avaient été chercher des baies d’églantier rouges, et du houx, et du gui dans les buissons et les haies aux alentours du village et dans les pommiers des vergers. Ils avaient envahi l’étable et se poussaient joyeusement au milieu des moutons qui bêlaient. Les aînés attachaient des rameaux aux cornes de béliers, les plus jeunes faisaient des colliers de feuilles aux brebis. Mais la fille aînée, Nollaig, qui avait presque vingt ans regarda le travail de ses frères et sœurs et dit : « -Cela manque de lierre et de noisetier. Ces arbres portent bonheur, et si nous voulons que l’année prochaine soit meilleure, il ne faut pas les oublier. Continuez de vous occuper des bêtes, moi je vais aller dans la forêt et je reviendrai bien vite avec ce qu’il nous faut. » Elle ne prit pas la peine de prévenir ses parents, qui préparaient le repas dans la maison, et prit simplement son plus chaud manteau de laine, une écharpe et des gants. Elle assujettit son capuchon aussi serré que possible, et partit vaillamment dans la neige en direction de la forêt. L’après midi était assez clair, et elle ne doutait pas de trouver rapidement ce qui lui fallait.

Tout en marchant sur le chemin, elle chantait des cantiques et des légendes, accompagné par le souffle du vent qui faisait virevolter des paillettes de neige arrachées aux congères. Parfois elle avait de la neige jusqu’au milieu du mollet, et ses simples bas de laine furent vite aussi froids que le givre lui-même. Dans ses minces souliers, elle ne sentait plus guère ses pieds quand elle passa sous les branches dénudées des arbres. Mais elle chantait toujours, et elle était ravie de la blancheur si claire de la forêt, et de la chanson du vent derrière elle. Elle savourait le froid sur sa figure et le chatoiement de la moindre parcelle de glace. Au bout d’une heure de marche et de recherche attentive, elle n’avait toujours trouvé aucune feuille de lierre, ni le moindre bosquet de coudrier. Autour d’elle la forêt se faisait touffue, et le chemin, qu’elle connaissait pourtant si bien, de plus en plus confus. Comme elle descendait une pente couverte herbue, la terre humide, dissimulée sous l’épais manteau, se défit sous son pied, et elle glissa dans la neige. Ses souliers en étaient remplis, ses gants, recouverts, et elle sentit le froid humide s’infiltrer sous son manteau. Elle s’assit en soupirant, défit ses lacets pour vider ses chaussures. Elle sentit la morsure du froid sur ses mains nues, et commença de claquer des dents. Quand elle se fut secouée et époussetée elle leva les yeux devant elle. Il y avait un grand pin tombé, et elle le reconnaissait. Elle n’avait plus qu’à prendre à droite et à grimper la petite éminence qui se dressait devant elle ; et elle retrouverait un vrai chemin, tracé et bien net. Prenant son courage à deux mains, elle entama la montée, guère plus aisée que la descente de la combe où elle avait glissé. Sur ce versant, les chênes et les pins étaient plus anciens, et leur lichen argenté brillait confusément parmi les neiges. Un enchevêtrement de genêts suivait. Nollaig ne doutait pas qu’une fois cet obstacle passé, elle retrouverait son chemin. Sous le couvert des broussailles, il faisait sombre. La jeune fille ne s’en rendait pas compte à cause de la claire et pure blancheur de la neige. Enfin elle put sortir du taillis. Mais au lieu de se trouver face au chemin, c’était un mur de ronces et de buissons encore plus épais qui lui faisait face. Elle s’appuya contre un pin, soufflant sur ses doigts pour y ramener un peu de chaleur. La première chose qui lui frappa l’esprit fut « je suis perdue ». La seconde était bien plus terrible encore. Loin devant elle, au bout de la crête d’une autre combe, elle pouvait apercevoir le ciel. Malgré les nuages, il n’était pas difficile de deviner sa couleur : il était rose. Un rose-orangé de crépuscule. Un rose qui allait bientôt se teindre de bleu, puis de noir. Et elle n’y verrait plus rien, plus assez pour trouver un sentier parmi les halliers, plus assez pour pouvoir rentrer chez elle. Les larmes lui vinrent aux yeux, et un sanglot monta doucement dans sa gorge. Elle n’avait pas réellement peur de se perdre, en allant droit devant elle, elle était sûre de retomber sur un vrai chemin, quelque part. Certes, il lui faudrait marcher longtemps, mais elle en était certaine. Mais dans le noir ? Comment pourrait-elle voir un chemin dans cette obscurité ? La lune n’était pas pleine et n’éclairerait pas, et la lumière des étoiles ne pourrait pas percer les nuages du ciel. Affronter la nuit froide, seule et sans même une chandelle… Elle se releva vivement, au moins restait-il encore une heure avant que la nuit soit complète. Et elle marcherait comme elle n’avait jamais marché. Peu lui importaient alors les ronces, les racines traîtres ou les pentes glissantes, il fallait rentrer à la maison et vite. Pour se donner du courage elle chercha une chanson. Il lui en vint une, qui parlait d’une reine blanche, vivant sur une haute montagne, couronnée de diamants, et qui allumait les étoiles la nuit. « C’est bien d’étoiles que je vais avoir besoin, si la nuit me surprend » pensa-t-elle en s’élançant à travers les fougères roussies. Et sa petite voix, fluette comme un souffle d’abord, puis plus claire et plus forte, résonna sous les ramures blanchies. « Blanche-neige, Blanche-neige ô claire dame ! Bleus sont ses yeux et d’or sa couronne. Sur le Mont Toujours Blanc elle allume les étoiles. Loin la nuit s’enfuit au delà des portes, car la Dame sème des diamants sur sa route. Dans la forge elle prit un éclat d’argent, haut elle le plaça dans le ciel, limpide et éternel est son chant. Haut brille l’étoile aux scintillants rayons. Blanche-neige, Blanche-neige ô claire dame, ramène la lumière jusque dans la nuit ! » Les oiseaux et les bêtes de la forêt auraient été étonnés de la voir filer, se faufilant entre les branches, sautant par dessus les fossés, et repoussant les ramilles devant son visage, sans arrêter sa course. Son pied était sûr, et à aucun moment elle ne chancela, mais le jour filait plus vite qu’elle. Elle dût s’arrêter pour reprendre son souffle, s’appuyant sur un jeune chêne. Courbée en avant, ses cheveux emmêlés et son col couvert de givre, elle ne sentait plus le froid, plus que l’inquiétude. Elle pensa à ses frères et sœurs dans la bergerie, à ses parents qui devaient être partis à sa recherche. Comme elle aurait aimé être parmi les moutons, au chaud et à la lumière des lampes, et n’être jamais partie chercher ce lierre. Elle sentait les larmes revenir à ses yeux, mais elle releva la tête pour regarder une dernière fois le jour au bord des collines. Mais ce ne fut pas ce qu’elle vit. Devant elle se tenait une personne au visage merveilleux. Ses yeux étaient gris, ses cheveux châtain clair, couronnés d’une mince guirlande de baies rouges et de lichen gris. Il –car c’était bien un homme, ou au moins un esprit de la forêt incarné dans un corps d’homme- portait un riche manteau rouge, brodé d’argent et tenait à la main un bâton noueux et brillant, comme poli par d’habiles ébénistes. Ses traits étaient jeunes, et d’une beauté surnaturelle. Un sourire chaud comme le printemps fleurissait sur son visage. Il s’inclina poliment devant Nollaig. A peine revenue de sa surprise, elle fit une révérence et bredouilla un timide « bonsoir ». « -Bonsoir à vous, demoiselle, et joyeux noël, car bientôt ce sera l’heure de la fête. La jeune fille ne savait trop que penser de cette apparition, mais on lui avait appris à être toujours polie, et d’autant plus avec les gens qui se montrent aimables avec vous. -Je vous remercie, dit-elle avec respect, et sans doute vous rendez-vous vous-même à une fête près d’ici. Ce doit être une formidable fête pour que d’aussi belles gens y soient conviés. -En effet, c’en est une, mais tous, grands et petits doivent pouvoir se réjouir en cette nuit, et pas seulement les belles gens, répondit-il gracieusement. -Hélas ! dit Nollaig d’une voix lasse, je suis perdue, et la nuit vient, je ne peux pas rentrer chez moi, et mes parents doivent mourir d’inquiétude. Et je ne crois pas que vous alliez dans un village, car telle ne doit pas être la route d’un seigneur comme vous, dit-elle en examinant le visage clair qui lui faisait face. Seriez vous Angus, ou un des Thuatha de Danann ? Ou même le roi Lyr en personne, comme dans les histoires de ma grand-mère ? L’homme eut un rire clair comme celui d’une fontaine. -Je ne suis aucun des trois, et je ne vais pas à un village, il est vrai, car je suis attendu ailleurs, moi et ma suite. Nollaig jeta un regard éperdu autour d’elle, la forêt était sombre et vide, et aucune suite ne se voyait parmi les branches. -Mais je puis vous aider à rentrer chez vous, assurément, déclara-t-il se sa voix douce. Car vous n’êtes pas perdue, et la nuit ne sera pas un soir manteau jeté sur vos yeux, je vous le promets. Le visage de la jeune fille s’éclaira, et son cœur battit fort dans sa poitrine à l’idée de revoir ses frères et sœurs, et de pousser la porte de sa maison. -Merci mille fois, dit-elle avec chaleur, c’est la chance qui m’a fait croiser votre route. L’homme fit claquer ses doigts. Derrière lui apparurent d’autres belles personnes comme lui, toutes vêtues d’atours brodés d’argent. Il y en avait de verts, de gris et de blancs comme la neige. Et chacun portait une lanterne allumée qui brillait comme un petit soleil. L’un d’eux s’avança, il portait quelque chose comme un grand berceau dans ses mains. -Je suis le roi de la forêt, dit l’homme couronné de baies rouges, en prenant l’objet des mains de son valet. Et voici mon premier cadeau de noël pour vous. Il le tendit à Nollaig, émerveillée. C’était un vaste panier de bel osier tressé, garni de feuillages et de fruits. Il y avait là des pommes rouges, des noisettes en abondance, des mûres et des nèfles dorées, le tout reposant sur une épaisse couche de lierre lustré et de rameaux de noisetier portant déjà des bourgeons et des châtons. Nollaig s’inclina profondément, incapable de prononcer une parole, saisie d’étonnement devant les belles personnes, les lumières et le sourire du roi. -Et mon deuxième cadeau sera celui-ci, reprit la voix douce, pour vous donner du courage et de la chaleur sur le chemin du retour. Dans les mains du roi brillait une belle coupe d’argent ciselé, remplie d’un clair vin qui embaumait. Nollaig la porta à ses lèvres, c’était sucré, frais et en même temps chaud et bienfaisant dans la gorge, elle se sentit revigorée, comme si la nuit et le froid s’étaient entièrement retirés de son esprit. Elle ne but pas tout le vin, et rendit la coupe à moitié pleine au roi de la forêt, qui la termina solennellement. -Et maintenant, jeune fille, rentrez chez vous et retrouvez vos parents ! Car la minuit approche et je dois reprendre mon chemin, dit le roi en élevant ses mains au dessus de Nollaig. Mais la Dame qui allume les étoiles vous a entendu. Il vous suffira de suivre celle-là et elle vous indiquera la route. La jeune fille leva les yeux au ciel, il était d’un bleu sombre et profond, mais plus aucun nuage que masquait la clarté des étoiles, et la plus brillante était au-devant d’elle. -Mais…. Dit-elle sans comprendre. Cette étoile ne mène pas chez moi, elle indique… mes parents m’ont raconté qu’elle est apparue… -Qu’à cela ne tienne, dit le roi en riant, cette nuit c’est votre route qu’elle montrera, et ne tardez pas à la suivre à présent, quels que soient vos doutes elle vous ramènera chez vous. -Je ne douterai pas, répondit joyeusement Nollaig, et je parlerai de vous à mes parents, de la belle compagnie que je recontrai dans la forêt cette nuit, et de la courtoisie des belles gens qui m’ont secourue. Mais je n’ai rien à vous offrir pour vous remercier. -Vous m’avez déjà remercié, dit le roi en tournant les talons, sa suite derrière lui, nous avons écouté votre chant tout à l’heure, et votre jeune voix nous a ravi. Joyeux noël encore, et ne vous attardez pas ! Adieu enfant, n’oubliez pas le roi de la forêt sous les halliers ! -Adieu, roi, merci encore ! cria Nollaig alors que la belle troupe disparaissait dans les ombres. L’écho de sa voix ne s’était pas encore tu qu’il ne restait plus de trace de leu passage, pas même celle de leurs pieds dans la neige. Un instant Nollaig se demanda si elle avait rêvé, mais le panier de fruits était toujours dans sa main. Elle leva les yeux vers l’étoile, entre les frondaisons, c’est alors qu’à sa lumière elle vit qu’elle était déjà sur un chemin.

Pleine de joie, elle courut comme une enfant, droit devant elle, bientôt elle arriva à un croisement, elle reconnaissait l’endroit, et les deux chemins montaient au village. Retroussant sa jupe pour mieux courir, elle grimpa sur la piste, longée à sa droite par un muret de pierres familier, et entourée de frênes. Puis les arbres s’arrêtèrent et elle vit briller au dessus d’elle les lumières de son village. Il faisait assez clair pour voir devant elle les pierres de la route, et jusqu’à la couleur du sable. Elle pénétra entre les maison, balançant son panier à bout de bras. Sur le seuil, ses parents l’attendaient, et dans la bergerie c’était un concert de voix et de bêlements qui l’accueillit. -Me voici, je suis de retour cria-t-elle en courrant vers eux. La porte s’ouvrit en grand et tous les moutons trottèrent vers elle. Embrassant son plus jeune frère, elle leva les yeux au ciel. L’étoile était toujours là, brillante et claire, mais elle n’était plus au-dessus de sa maison. Elle avait repris sa place à l’est, et scintillait de plus belle attendant le matin.



Un petit conte de mon invention sur le personnage mystérieux qu'est le Harper Noz (le harpiste de la nuit).

N’avez-vous jamais entendu, songeant à fuir, s’égrener les notes aux cordes d’une harpe invisible, dans la nuit ? N’avez-vous jamais couru le long du chemin obscur, évitant la haie d’ajoncs et la douve sombre qui la sépare de la route, de peur qu’en sorte l’esprit perdu qui joue des complaintes sur son instrument ?

C’est de celui qui joue ces airs nocturnes que je veux aujourd’hui vous parler. Son nom ne naissance, l’histoire l’a oublié, mais son visage nous est encore familier, du moins à ceux qui l’ont entraperçu depuis leur fenêtre, à la lueur frémissante d’une chandelle de résine, ou d’une torche qui fumait trop. Il a la stature d’un jeune homme, et le regard d’un enfant, bien que ses mains, fines et blanches, aient pour elles la force d’un carrier ou d’un laboureur. On dit qu’alors qu’il était encore un homme, l’éclat du soleil ne teintait pas sa peau d’un blanc de lait, bien qu’il fut sur les chemins de l’aube au crépuscule, et qu’il allât toujours nu-tête. Ses yeux avaient couleur du ciel – ne croyez pas qu’ils fussent toujours bleus ! Gris, verts, d’une ambre orageuse ou presque noirs, ils étaient le reflet de son cœur et du temps qui passe.

A sa naissance, il était un « enfant trouvé », déposé par quelque femme, le cœur broyé de chagrin, à peine accouchée, au pied d’un calvaire tout barbu de lichen. Ce fut un barde qui le ramassa, ayant pitié de cette petite chose livide, enveloppée dans un tablier de grosse toile et presque bleui de froid : on était au mois de février. Ne pouvant l’élever dans sa vie d’errant, il le confia à une paysanne qui avait perdu l’un de ses jumeaux. Il glissa dans sa main une petite bourse, recommandant qu’elle élève l’enfant comme le sien, qu’elle le soigne, et qu’elle lui donne quelque instruction jusqu’à ce qu’il revienne le chercher. La pauvre femme, ravie par la vue des beaux écus, accepta avec empressement. Voici maintenant son histoire, une histoire de chez nous, comme il y en a d’autres. Bien entendu la mort y a sa part –comme dans toute chose. Ecoutez et vous entendrez…

Quand sept ans furent passés depuis l’aube de février où il avait trouvé l’enfant, le barde revint à la ferme et le réclama. Le garçon était resté mince et fluet, mais il semblait en bonne santé. Bien qu’il parlât peu, quand il le faisait, c’était avec aisance et précision. Ne lui connaissant pas de nom, la paysanne l’avait fait baptiser selon celui du saint patronnant l’oratoire où avait été célébré le baptême : Meriadec. Cependant, au village, nul ne l’appelait ainsi. Comme il était mince comme une baguette, sa famille, puis tout le monde, l’avait surnommé Scion, et il s’accommodait fort bien de ce nom. Le barde, remerciant la fermière de quelques écus supplémentaires, s’enquit des habiletés que pouvait montrer l’enfant. « - Dame ! dit la paysanne, ce n’est pas qu’il soit bien fort ni bien rapide. Il ne sait pas mener les bêtes, à part les oies. Mais il lie bien les gerbes, et il est habile de ses mains. Tantôt, il m’a taillé un beau fuseau dans un bloc de buis. Il ferait un bon ébéniste, ou un tailleur, si Dieu lui prête vie. - A-t-il été souvent malade ? demanda le barde. - Pas vraiment, répondit la bonne femme. Mais il est toujours si blanc. Le soleil, la viande rouge, le cidre, rien n’y fait. Il grandit mais n’épaissit pas, et ses yeux ont une drôle de couleur, parfois. Mon fils Yaouen prospère plus que votre Scion, sauf votre respect, pourtant ils ont eu le même lait, la même couche et la même maison. - Je vais voir ce qu’il est possible de faire de ce garçon, dit le barde, empoignant son bâton de marche. En attendant, portez vous bien, vous, vos filles et fils, et votre maison. » Sur ce, il tourna les talons en appelant Scion, qui s’approcha à pas lents, mais sans paraître effrayé outre mesure.

« - On m’appelle Mael mab Gwilim, dit le barde, quand ils se furent éloignés de la ferme. Si tu le veux bien, je serai ton père, tu pourras donc te faire appeler Scion mab Mael. L’enfant hocha la tête. - Tu seras également mon apprenti, à moins que tu ne veuilles apprendre un autre métier, dit le barde en désignant la harpe pendue à son dos. - Pourrais-je tailler du bois, si je suis barde ? demanda Scion. - Bien sûr, dit tranquillement Mael. Tu le feras moins souvent que si tu étais tourneur, mais ce sera du meilleur bois, et tu y mettras davantage de soin. Scion opina. Le grand homme lui ressemblait un peu. Il avait lui aussi les cheveux sombres et la peau très claire. Mais ses yeux étaient d’un brun presque noir, et ne changeaient pas de couleur comme les siens. Les yeux de personne ne changeaient de couleur. Il s’était vu, dans les flaques d’eau, ou l’abreuvoir de pierre, ou sur le bord poli de la marmite. Ses yeux n’étaient jamais bleus, ni gris, ni verts ou noirs. Ils étaient un peu tout cela, mais pas en même temps.

Scion ne mit pas longtemps à adopter Mael. Il ne le rudoyait jamais. Non qu’il aie beaucoup souffert à la ferme, mais malgré tout, il avait appris à ses dépens qu’une chose mal faite est mal faite, « ni fait ni à faire » disait la fermière, ou son bonhomme de mari. On ne gâche pas la paille en battant le blé avec maladresse, ni le bois en fendant un tronc de travers. A la ferme, on ne gâchait pas même le fumier. Avec Mael, il pouvait abîmer le bois d’un coup de ciseau mal assuré sans peur de représailles. « C’est le métier qui rentre » lui disait le barde, en rectifiant ses mouvements, ou en lui montrant comment aiguiser les outils. Le temps coulait agréablement, le barde était généralement bien accueilli par son auditoire. Les bardes et les mendiants ont ceci de particulier qu’on ne leur ferme jamais la porte, cela attirerait le malheur sur la maisonnée. Dans l’ensemble, les portes comme les tables leur étaient toujours ouvertes. Mael tenait à remercier comme il se doit, par des gwerz et des sônes, par des chansons des îles lointaines, et en portant les nouvelles à travers le pays. Parfois, ils couchaient à la belle étoile, enroulés dans leur manteau. Mais ils ne manquaient jamais d’un feu ou d’un pain. D’autres jours, ils chantaient pour un seigneur, et dormaient dans une bonne salle chaude, dans des draps blancs sur la jonchée. Scion aimait les maisons où l’on jonchait le sol, l’hiver de sapin, au printemps avec de l’aspérule, l’été, c’étaient le tilleul et la verveine qui embaumaient.

Mael lui apprit le luth et la harpe, la vielle, la flûte, le chant seul ou à deux voix. L’instrument préféré des hôtes de bonne maison était bien entendu la harpe. Scion jouait sur la harpe de Mael, un peu grande pour lui, car il n’avait pas encore la sienne. Il apprenait à fabriquer les instruments, à les réparer. Il aimait travailler le bois, et s’appliquait de son mieux à utiliser les boyaux de chèvres ou d’autres animaux, même s’il ne se sentait guère d’affinités avec ce travail. Pendant ses heures de rêverie, il imaginait remplacer les boyaux secs et jaunes par du fil d’argent, des cheveux de sirène tressés, des fils d’araignée ténus sur laquelle la rosée viendrait perler. La harpe jouerait la musique de la pluie et du vent, la musique du bois vivant sur l’arbre vert.

Un soir qu’ils traversaient le pays pour se rendre au manoir du seigneur des lieux, ils durent s’arrêter au beau milieu d’une forêt, car il faisait trop sombre pour continuer. Scion ne craignait pas la forêt. Comme chacun, il craignait les loups et les brigands. Mais l’été avait été bon, et il ne doutait pas que tous les loups à des lieues à la ronde trouveraient meilleure pitance que deux bardes maigres et fatigués. Mael non plus ne craignait pas la forêt, mais pour une autre raison. Il la connaissait bien. Il n’en avait jamais soufflé mot à son apprenti, mais il savait qu’il est d’autres dangers que les loups et les batteurs de pays qui se cachent dans les bois. Les strobinellou, les groac’h, plus rarement les korrigans pouvaient vous jouer de mauvais tours. Au mieux, vous vous perdez et vous passez la nuit dans l’épouvante, à trembler couvert de rosée, au pire, vous faites un faux pas au bord d’une fondrière et personne ne vous revoit jamais. Paisiblement, le barde avait allumé un feu avec le petit bois rapporté par son apprenti. Il y avait mis à bouillir le pot rempli de froment pour qu’ils puissent manger quelque chose de chaud. L’automne commençait à poindre et les nuits allaient fraîchir. En silence, Scion prépara leur couchage au bord de la clairière où ils s’étaient arrêtés. Mael avait commencé à façonner des clés pour sa harpe. Il y travailla à la lueur baissante du feu jusqu’à ce que la lune soit haute. Couché sur son lit de feuilles, Scion s’endormit avant que son maître aie achevé son ouvrage.

Ce fut le bruit qui le réveilla. Un son continu, ténu et cristallin, comme celui d’une lame de glace qui se brise en se détachant du toit l’hiver. Scion entendait aussi le bruit du vent, mais qui faisait comme une musique en bruissant dans les arbres, il y avait aussi un murmure d’eau susurrant entre des galets, mais tout proche. L’enfant se passa le dos de la main sur les yeux. Il ne restait que quelques braises dans le feu, mais la lune brillait assez clair pour qu’il voie. Aux côtés de son maître se tenait une minuscule personne, assise sur le nœud d’une racine, qui tenait un psaltérion sur ses genoux et en frappait les cordes avec une baguette aussi fine qu’une aiguille de pin. Une autre était perchée sur l’une des grosses pierres autour du feu, et agitait un « bâton de pluie » dont le bruit s’égrenait comme un froissement de feuilles. Une troisième était montée sur le genou de Mael et soufflait dans une flûte pas plus épaisse qu’un tuyau de plume d’oie. Une foule de petites gens était éparpillée autour du barde, dans des manteaux couleur d’écorce. Lui faisait sonner sa harpe dans les aigus, accompagnant les musiciens du petit peuple. Scion étouffa un cri : il n’avait jamais vu de kornikaned. Leurs visages étaient presque humains, mais suffisamment étranges pour faire grimper un frisson d’épouvante dans son dos. Il y avait des vieillards noueux, tout en coudes et en genoux, et des jeunes filles aux cheveux ornés de plumes de geais, de perdrix. Quelques enfants étaient même couchés à plat ventre sur des feuilles, la tête posée dans leurs mains, les yeux fixés sur le grand barde humain.

L’apprenti ne dit rien, mais se redressa sur sa couche, les yeux agrandis de peur. Le joueur de psaltérion s’arrêta immédiatement. Tous les kornikaned se retournèrent vers lui. - Ne crains rien, lui intima le barde. Ce sont des korrigans. Je les dédommage de notre nuitée dans leur domaine, ils sont nos hôtes. L’enfant ne dit rien. Il n’avait jamais entendu parler des petits êtres des bois. Par les chansons, il connaissait les grands et fiers Thuath de Danann, les Fir Bolg, les héros, les fées, les sorcières et les hommes de pouvoir. Rien de commun avec ces créatures couleur de terre aux visages si bizarrement expressifs. Scion se leva lentement et alla chercher son luth. Il s’installa à terre parmi les kornikaned et attendit que Mael donne la mesure. Ils jouèrent jusqu’à ce que la lune pâlisse. Puis Scion, recru de fatigue, s’allongea près du feu et s’endormit. Mael l’éveilla tardivement. - Debout, rejeton de Taliesin ! Lui dit-il avec un large sourire. Nous nous remettons en route. Tu as plu à nos hôtes hier soir. J’ai conclu un pacte pour toi cette nuit. Le visage de Scion se ferma. - N’aie pas d’inquiétude, cela n’implique nulle contrepartie. Le Petit Peuple te prend comme filleul. Quand tu te trouveras dans le besoin ils t’apporteront leur aide. Il lui tendit une cheville joliment tournée, taillée dans du bois orangé. Quand tu auras ta propre harpe, il te suffira d’y ajuster cette cheville pour tendre ta corde, et d’en jouer. Le son de ta musique leur servira d’appel. - Merci, murmura l’enfant en suspendant sa cheville à un morceau de corde à harpe pour l’attacher à son cou. - C’est eux qu’il faut remercier, dit le barde, en ficelant leur paquetage. Quand ils furent à l’orée de la forêt, Scion laissa Mael, et se retourna quelques toises en arrière pour crier « Trugarez d’an holl ! ». Et ils laissèrent les bois derrière eux.

Les années filèrent comme file toujours la vie. Scion grandit et devint un jeune homme habile. Les seigneurs du pays l’appréciaient pour sa dextérité au luth et pour sa poésie. L’art de la harpe était quelque peu tombé en désuétude et Scion n’en avait finalement jamais fabriqué une pour lui-même. Mael prêtait volontiers la sienne, bien qu’il regrettât toujours qu’un aussi noble instrument perde les faveurs de la foule. Il était fier de son apprenti, bien entendu, et ne regrettait pas les années où ses cheveux avaient blanchi et où sa vue avait diminué : elles avaient été bien employées à former un tel pupille. Scion était doué au-delà de ses espérances. Il avait un don avec le bois et savait écouter. Il aimait à retrouver dans sa musique le bruit du vent et de l’eau, les sombres accents du tonnerre, et le bruissement du vent agitant les épis sur les champs. Il lui arrivait de passer quelques heures, les doigts à travers les cordes de la harpe, à produire des sons à peine audibles, pour retrouver le froissement du buisson d’ajonc, quand les cosses sèches tremblent sur leur tige.

Ses jours d’éclat, il prenait son luth et jouait pour les jouvencelles de quelque seigneur. Son teint clair, son air doux et ses manières de petit page enchantaient l’auditoire qui se trouvait peu à peu pris au filet dans la musique. Les jeunes filles le récompensaient d’une branche de romarin, d’une coupe de vin, parfois d’une mèche de cheveux, ou d’un ruban. Il souriait pour elles, mais au fond de son cœur n’en avait cure. Il vidait son verre à leur santé et s’en faisait servir un second, qu’il tendait à son maître avec le respect d’un écuyer à son suzerain. Tout deux étaient sobres, courtois et silencieux, plus habitués à l’eau froide d’une fontaine qu’aux boissons miellées de la table des nobles. Malgré cette discrétion, le nom de Scion mab Mael commençait à être connu à travers le pays, et celui de Mael mab Gwilim déclinait lentement. Le maître s’effaçait devant l’élève. Scion n’en avait pas conscience et le barde ne lui faisait pas sentir.

Un soir, ils passèrent de nouveau dans la forêt où Mael avait joué pour le Petit Peuple, pour se rendre au manoir du seigneur Salaün. Cette fois, ils ne dînèrent pas ensemble : à la nuit close, Mael pria Scion de garder leur campement, et s’en fut, disparaissant dans l’ombre des arbres. Scion n’était pas inquiet, et supputait quelque conciliabule avec les kornikaned. Toutefois, il prit son luth et chanta à mi-voix, espérant attirer à lui les créatures nocturnes, et jouer de nouveau avec eux. Mais pas un seul ne se montra, et les cendres du feu étaient froides depuis longtemps quand Mael rentra au campement. Il trouva Scion endormi et se coucha à ses cotés, après avoir couvert sa harpe, qu’il avait emporté avec lui à travers bois.

Au manoir, ils furent accueillis fraîchement. Le vieux Salaün était mort, et son fils Waroc avait pris possession du domaine en sa qualité d’aîné. Au contraire de son père, c’était un homme emporté et il ne goûtait guère la musique ou la danse. Son plaisir était la chasse. Aussi, les bardes ne le trouvèrent pas au manoir, et on leur dit qu’il chassait le cerf en forêt. Les valets n’osaient leur offrir l’hospitalité jusqu’à ce qu’Euriel, la fille du vieux seigneur revienne de la lessive et s’empresse de disperser les valets. - Ne reconnaissez-vous pas Mael mab Gwilim ? La porte lui était toujours ouverte du temps de Salaün, leur dit-elle en manière de reproche. Elle leur ouvrit elle-même le passage. Scion sentit que s’ils avaient été à cheval, elle aurait volontiers tenu l’étrier. Euriel les mena près du feu, car l’hiver était là. Le ciel s’était éclairci à mesure de la journée, et le soir avait laissé le ciel net pour un coucher de soleil rouge. - Il va geler à pierre fendre, cette nuit, leur dit-elle en les faisant asseoir sur des fourrures. - Le ciel sera étoilé, dit tranquillement Mael en tendant ses mains vers les flammes. - Dieu merci, vous m’avez trouvé au logis, dit Euriel en versant du vin dans deux coupes. Sans quoi, vous n’auriez pu entrer. Mon frère n’a pas fait de l’hospitalité une des devises de sa maison. Vous auriez dormi dehors, comme les mendiants. Elle s’assit et jeta un regard inquiet par les losanges de verre de la croisée. - Même les mendiants trouvaient un toit au manoir, du temps de mon père. Mais ce temps est terminé. - Ne vous mettons-nous pas dans l’embarras en restant ici ? demanda Mael, en savourant son vin. - Mon frère le supportera, dit Euriel avec fermeté. Il sera sans doute trop occupé à regarder rôtir le produit de sa chasse, et à l’arroser de vin, pour remarquer qu’on joue de la harpe dans sa propre maison. Scion n’avait pas desserré les lèvres depuis son arrivée, et n’avait pas touché à sa coupe. - Ne buvez-vous pas avec nous ? demanda Mael avec courtoisie. - Le vin n’a pas de saveur, quand le cœur n’y est pas, dit Euriel, croisant ses mains sur ses genoux. Mais buvez, vous venez du dehors, et je vois à vos yeux que vous avez beaucoup marché. - Après vous, chère dame, dit le barde. Et si la joie vous manque, nous tâcherons de vous la rendre. Sur un signe de Mael, Scion tira son luth de son paquetage et commença à en pincer les cordes. Comme les notes s’égrenaient, un peu de couleur revint aux joues de la dame. Scion joua de tout son cœur, sachant qu’au contraire de son maître, les mots ne lui viendraient pas pour réjouir la fille du seigneur Salaün. A la fin de la chanson, Mael tendit une coupe à Euriel, et ils burent à la santé des musiciens et des poètes, les enfants de Taliesin.

Waroc rentra à la nuit close, sa suite et lui fumants de buée dans la demi-lumière des torches. Il sentait le cheval, le fer oxydé et le sang. Par chance, il était de grande humeur : ses piqueurs portaient derrière lui un magnifique cerf de six ans, dont le pelage blanc était taché de sang là où l’épieu s’était planté. Le jeune seigneur se débarrassa de son manteau, commanda un bassin d’eau chaude et du vin épicé. Avec une tape de sa main terreuse sur l’épaule de sa sœur, il lui demanda d’apporter séance tenante un baquet pour le cerf, qu’il tenait à dépouiller lui-même. Sans même avoir salué les bardes, il s’installa à son ouvrage, devant le feu. Il ôta les bois du cerf et fendit la peau avec tout le soin requis. C’est seulement quand il eut fini, couvert de sang jusqu’au coude, qu’il avisa Mael et Scion, qui préparaient leurs instruments pour distraire l’assistance durant le dîner.

- N’êtes-vous pas le jongleur qui amusait mon père, il y a quelques années de cela ? dit-il en lavant ses mains dans le bassin que lui tendait sa sœur. Votre valet a poussé, à ce que je vois. Scion et Mael saluèrent. - Scion est maintenant barde, et a terminé son apprentissage, dit Mael. Il se fera un plaisir de jouer pour vous de son luth, qui a déjà sonné pour l’évêque de Kemper et pour la maison des seigneurs de Gwened. Waroc agita négligemment sa main, les yeux déjà tournés vers le foie du cerf, posé sur un tailloir, et songeant à son repas. - Je n’y entends guère en luths et en divertissement de cette sorte. Vous jouerez vous-mêmes les airs que mon vieux père appréciait. Nous verrons si je me rappelle de quelques un d’entre eux, dit-il en rejoignant l’écuyer de cuisine qui préparait le cerf. Les bardes s’inclinèrent.

Mael serra doucement le bras de Scion et lui glissa à l’oreille : - Prends garde à tes yeux, Scion-flèche-d’arbre. Ils lancent des éclairs. Même à travers son vin, le jeune maître pourrait en prendre ombrage. Nous sommes ici à la grâce de sa sœur, et sa patience tient davantage au contenu de son écuelle qu’au mérite de notre musique. N’attirons pas sa colère sur la dame Euriel, et obéissons à sa volonté. Scion hocha la tête, et réprima un regard haineux d’un battement de paupière : ses yeux étaient d’un noir opaque où se fondaient l’iris et la pupille.

L’atmosphère de la salle était étouffante. A cause du froid, les croisées étaient toutes tenues fermées. L’odeur du cerf grillé, de la fumée et des sauces épicées imprégnait les vêtements. La peau du cerf séchait tristement au-dessus de la cheminée. - Un cerf blanc, souffla Mael à son apprenti. Quelle pitié. Les deux bardes mangèrent en silence au bout de la table. Pas un ne toucha au cuissot de cerf, et ils se contentèrent principalement d’œufs, de pain et de beurre salé. Scion avait hâte que son maître se lève pour qu’ils puissent jouer. Quand il lui fit signe, ils s’installèrent en face de la table. Mael prit sa harpe et Scion sa flûte. Ils jouèrent un morceau au sujet de Morrigan, dame guerrière des légendes d’Irlande. La musique réconforta un peu le jeune homme, qui jouait presque les yeux fermés. Le barde, égal à lui-même, était tranquillement assis sur un tabouret, et souriait parfois à la jeune sœur du seigneur, qui ne touchait guère à son écuelle. Assis à sa gauche, Waroc n’écoutait pas.

Après quelques chansons, un homme en pelisse d’ours entra sans bruit dans la salle, souffla quelques mots à l’adresse d’un des piqueurs de la chasse, qui tira sur la manche de ses compagnons. Scion fronça le sourcil et souffla de plus belle pour couvrir leurs murmures. Les piqueurs sortirent précipitamment. Le calme revint pour quelques minutes, puis des éclats de voix se firent entendre. - C’est un sorcier ! Cria-t-on dans le couloir. Scion pâlit et s’arrêta de jouer. Waroc leva la tête. Un de piqueurs repoussa la tenture de la salle et entra en brandissant un épieu de chasse. - Seigneur, cria-t-il d’une voix hargneuse. Vous hébergez un sorcier dans vos murs ! - Que dis-tu ? répondit Waroc, mécontent d’être interrompu dans son repas. - J’ai vu votre homme, celui avec la harpe, hier soir, dans vos bois. Je rentrais de relever vos collets à lièvres à la nuit tombante. Je l’ai vu de mes yeux, à jouer à la lune, il s’entretenait avec des nutons ! Il y en avait toute une foule autour de lui, et ils ne lui faisaient aucun mal, et lui leur répondait ! C’est une engeance du démon ! - Es-tu soûl, Goustan, gronda le seigneur en se levant avec peine ? - Non pas ! Je reviens des communs, où j’ai interrogé mon propre fils, qui était avec moi hier, il l’a vu comme je vous le dis. L’homme poussa devant lui un jeune garçon, sale et défait. - Il jouait de la harpe aux nutons, dit-il d’une voix blanche. Ils lui ont donné un jouet en or, je l’ai vu briller sous la lune. - Que répondez-vous ? dit Waroc en se tournant vers le barde. Très droit, comme accroché à sa harpe, Mael ne répondit pas. - Qu’on cherche sur lui la babiole en or, tonna Waroc. Et qu’on lui lie les mains s’il le faut. Scion se précipita au-devant de son maître, qui le retint du regard. Euriel était d’une blancheur de craie. Deux rudes piqueurs empoignèrent le barde, d’autres défirent son bagage sur le sol de la salle. N’ayant rien trouvé, ils entreprirent de lui retourner les poches. L’un d’eux poussa un cri de triomphe : au cou de Mael, au bout d’une cordelette, pendait une clé de harpe, en or. - Nies-tu que les nutons te l’ont donné ? cria Waroc, la face rougie. Le barde ne desserra pas les lèvres. - Peux-tu jurer que tu n’as jamais eu commerce avec les Enfants de la Nuit ? siffla le seigneur. - Non… souffla le barde.

Les piqueurs lui attachèrent les mains et s’apprêtaient à faire de même de Scion. - Goustan n’a rien dit de l’apprenti, coupa la dame Euriel. Sait-il quelque chose de lui ? - Je n’ai pas vu le garçon, répondit le piqueur. Juste le joueur de harpe. Son fils acquiesça et s’enfuit derrière la tenture. - Etait-tu avec ton maître hier soir ? interrogea Waroc. Scion jeta un regard implorant à Mael, ses yeux à peine plus colorés que l’eau qui y montait. - Il n’y était pas, dit le barde. - C’est à lui que je l’ai demandé vociférera l’homme. Mael encouragea Scion du regard. - Je n’y étais pas, dit-il dans un souffle. Euriel courut à lui et se tint à son côté, n’osant prier son frère d’épargner le barde. - Tu es libre, dit Waroc en faisant signe à ses valets, mais ton maître sera brûlé à l’aube. - Lâchez-le ! cria Scion en s’interposant entre son maître et ses geôliers. - Il ne sera pas dit qu’un larron ami des fantômes aura reçu l’hospitalité de mon père pendant toutes ses années sans que je l’en récompense, cracha Waroc, saisissant Mael par le col. Scion n’y voyait plus rien. Il sentait l’haleine pleine de vin du seigneur, la fumée, la chaleur. La tête lui tournait. Soudain, il brandit sa flûte et ouvrit les yeux. Euriel les vit briller d’un éclair plein de haine, et elle recula. Il brisa son instrument sur le visage du seigneur, qui s’effondra contre le mur.

On lui courut sus, il sentit des coups pleuvoir mais rien ne comptait : un colosse hirsute avait saisi son maître jusqu’à ce que ses pieds ne touchent plus le sol. - Lachez-le ! Cria-t-il. L’homme ouvrit brusquement la croisée. Un vent glacial s’engouffra dans la salle, éteignant les bougies et faisant battre les tentures. Devant les yeux de Scion, l’homme jeta le barde à travers la fenêtre. Une seconde plus tard, le jeune homme lui assenait un coup du tronçon brisé de sa flûte à la jointure du cou et de la tête. L’homme vacilla, étourdi. Prestement, Scion saisit la harpe de Mael qui gisait devant ses pieds, comme une épave dans un naufrage, et sauta vivement par la fenêtre. Il étaient au rez de chaussée, il y avait à peine une demi-toise entre la fenêtre et le sol. Pourtant, son maître était à terre, inconscient. Avec peine, il le hissa sur son épaule, fuyant ses poursuivants qui avaient ramassé leurs armes.

Il n’y avait pas de lune. A la faveur de l’obscurité, il parvint à se glisser hors des murs du manoir. Par miracle, nul n’avait pensé à lâcher les chiens sur lui. Le bois de la harpe lui meurtrissait le bras, et il avait peine à porter son maître, trébuchant à chaque pas. Mael ne pesait pas lourd, mais il faisait une tête de plus que lui. Ses jambes pendantes battaient contre les siennes. Quand il fut à bout de souffle et que ses jambes ne purent plus le porter, il se laissa tomber, les yeux brouillés de larmes. Eperdu, il s’acharna sur les liens qu entravaient les poignets du barde, et finit par défaire les nœuds. Il n’avait plus son poignard, ni aucun objet, à part la harpe. Plusieurs cordes étaient cassées. Il appela Mael, et frotta ses mains pour le réchauffer, mais il ne bougea pas. - Nous ne pouvons pas encore nous arrêter maintenant, nous sommes encore trop près, murmura le jeune homme, redoutant de voir jaillir des torches au bout du chemin. A nouveau, il hissa Mael sur son épaule et ramassa la harpe. Au bout de longues peines, ses pas désorientés le ramenèrent à la forêt. Il était transi et moulu de coups. Mais il se sentit en sécurité dès que les arbres couvrirent sa tête. Alors seulement, il remarqua la plaie béante derrière la tête du barde. Sa chemise était trempée d’eau froide. L’homme hirsute avait jeté son maître sur une flaque gelée, et la glace, ou une pierre, avait entaillé sa peau. - Maître, souffla Scion, en écartant les mèches humides qui barraient le front du barde, je vous en prie, ouvrez les yeux. Nous sommes sauvés. Ils ne nous trouverons pas. Mais Mael mab Gwilim ne répondit pas.

Scion se leva, hagard. Il étendit proprement les membres du barde le long de son corps et coiffa ses cheveux de son mieux. Sans plus se préoccuper de savoir si les hommes de Waroc le retrouveraient, il s’assit près de son maître et accorda sa harpe dans le noir. Ses doigts savaient où trouver les clés et les chevilles. Il n’y avait plus que lui, la nuit, et la harpe. Le souffle avait quitté les lèvres de son maître, et sa vie s’était écoulée sur le chemin qui aurait pu le mettre en sécurité. L’avait-il porté mort ? Avait-il manqué ses derniers mots ? Il ne le sut jamais. Il ne pouvait remplacer les cordes brisées. Mais il se souvint de la cheville de bois orangé, cadeau des korrigans. C’était une clé d’or qui avait été la perte de son maître. Il eut un sourire fou et défit une des chevilles où avait été tendue une corde, à présent brisée. Il y ajusta la nouvelle, qui trouva parfaitement sa place. Ses mains parcoururent chaque corde valide. Il les laissa résonner et les compta en silence. Il y en avait une de trop. Cinq cordes brisées, quatre silences. Dans le noir, un fin fil argenté brillait entre le bois de la harpe et la cheville des korrigans. Il n’avait pas de consistance, et les doigts du jeune barde passaient à travers. C’était comme un fil tombé d’une étoile, un fil de lumière, mais qui résonnait comme les autres. Scion laissa ses mains courir sur la harpe, sans ouvrir les yeux. Les cordes jouaient le vent, le gel et la pluie, la terre qui gémit sous les racines, les feuilles qui s’ouvrent, le sable sous la vague, et la fuite du temps. Il joua à s’en étourdir, le bout de ses doigts était déjà insensible, et la buée de son souffle gelait sur ses cheveux. Un son grêle se fit entendre près de lui. Une musique enfouie sous les années refit surface. La nuit était noire sous les arbres, mais il reconnut le joueur de psaltérion des kornikaned. Une flûte minuscule se fit entendre. Ils jouèrent une complainte qui dura toute la nuit.

Quand l’aube pointa à travers les piliers noirs des arbres, la musique s’éteignit. Scion ouvrit les yeux. Son maître n’était plus là. Le minuscule joueur de psaltérion se tenait toujours près de lui. Les mains du jeune barde étaient vides, son cœur était vide. Le korrigan tira de son sein quatre chevilles de bois, sautant sur une pierre, il vint les placer au-dessus des cordes absentes, jetant les anciennes parmi les feuilles. Quatre lignes d’argent se dessinèrent. Scion fit tinter toutes ses cordes, une à une. Par cinq fois, ses doigts rencontrèrent le vide, par cinq fois, ils se teintèrent d’argent comme la note achevait de disparaître. Et l’argenté de la lune rampa le long de ses doigts froids, serpenta sur ses poignets, se coula sous les manches de sa tunique jusqu’à remonter à sa tête. Puis il glissa en redescendant, comme une pluie glacée, sur sa poitrine, son ventre, ses jambes, ses pieds. Le froid de la nuit, qui frappe les vivants, quitta peu à peu ses membres et les larmes lui montèrent finalement aux yeux. Tout ce qu’il possédait encore était dans ses mains, une harpe et sa propre vie, dont il n’avait que faire. Il avait le choix. Il décida d’abandonner la seconde au profit de la première.

Après ce jour, Scion ne fut plus jamais vu parmi les hommes. Waroc le chercha en vain, ainsi que le cadavre de Maël Mab Gwilim. Leur disparition le conforta dans l’idée qu’ils avaient eu commerce avec des créatures du diable, et il fut heureux de les avoir chassés. Scion, lui, resta pour toujours avec les kornikaned. Il ne franchit plus la frontière ténue entre le monde des hommes et celui des fées que de nuit, pour jouer sur la harpe de Mael mab Gwilim la musique que vous entendez parfois au loin, au détour d’un chemin quand le jour baisse. Il resta un homme-fée, marchant entre les deux mondes jusqu’à ce qu’il soit prêt à les quitter. Aussi, maintenant que vous connaissez son histoire, ne fuyez plus quand tinteront les notes à votre oreille. Asseyez-vous à l’écart, écoutez jusqu’à ce que la musique cesse, et sans chercher à l’apercevoir, remerciez celui qui l’a jouée pour vous.[sws_divider_top]




Avant-propos

La nouvelle s’étant répandue que Mr. P. Jackson envisageait une séquelle à sa trilogie, sous forme d’une série télévisée, celui-ci a reçu dans les jours qui suivent, une tripotée de propositions de scénarios plus ou moins bien ficelés.

Afin de s’assurer de la viabilité du projet, il a été décidé d’initier une étude de marché très sérieuse portant sur les goûts et préférences du public en matière de séries. Ce travail a été confié à l’Institut Gondorien de Statistique, supervisé par le Ministère de la Culture des Etats-Unis d’Arnor et de Gondor, et sous le patronage de la Faculté de Sociologie de la prestigieuse State University of Minas Tirith. C’est sur les résultats de cette étude que se fonde le projet de scénario que nous avons l’heur de vous présenter aujourd’hui, en exclusivité.

L’attention la plus soutenue a, en premier lieu, été donnée au titre, qui, comme chacun sait, a sur le public un effet « d’accroche » absolument déterminant pour le succès de la série. Parmi les nombreuses propositions avancées, c’est le projet suivant qui a été retenu : « Friends of the King », qui peut se traduire approximativement par « Les Amis du Roi », en abrégé : FotK. Sobre, explicite, facile à retenir.

L’esprit qu’il convenait de donner à la série a également fait l’objet de recherches pointues. Porte-paroles de la culture Gondoro-Arnorienne dans la Terre du Milieu, nous représentons notre pays et nous devons le faire dignement. C’est pourquoi en ont été expurgés tous éléments susceptibles de heurter les différentes composantes et minorités ethniques, religieuses, philosophiques, politiques ou sexuelles de la population médio-terrienne.

Nous estimons néanmoins, à défaut de respecter la lettre de l’œuvre originale (difficilement adaptable pour de nombreuses raisons maintes fois évoquées), avoir parfaitement réussi à en respecter l’esprit, la sagesse profonde, et la merveilleuse finesse d’analyse. Monsieur Tolkien : c’est à vous que nous la dédions, avec une infinie fierté et une éternelle reconnaissance[sws_divider_bar1 barsize="500"] [/sws_divider_bar1]

Présentation

L’action débute à Minas Tirith, capitale de l’Etat de Gondor, dans un immeuble à appartements multiples, mais assez cossu quand même pour ne pas tomber dans le misérabilisme (Attention : on n’est pas dans le néo-réalisme italien. Pour les raisons expliquées ci-dessus, nous devons donner de notre culture une image dynamique, correcte, entreprenante et « gagnante » ). Y cohabitent dans l‘amitié, la bonne humeur, et les problèmes existentialo-relationnels, une joyeuse bande de jeunes célibataires, tous - par un pur effet du hasard - beaux, minces, en bonne santé, et totalement insouciants des problèmes financiers.[sws_divider_bar1 barsize="500"] [/sws_divider_bar1]

Personnages

Aragorn : Amoureux d’Arwen. Héritier légitime de la Gondor Inc., dont son ancêtre fut évincé dans des circonstances particulièrement alambiquées, et absolument dénuées d’intérêt pour l’histoire qui nous occupe. (Lui-même d’ailleurs s’y perd un peu). Il préfère que ça ne se sache pas et fait semblant d’être pauvre - mais il a du mal -. Ceux qui ne le connaissent pas bien l’appellent familièrement « Strider » et le tutoient en lui tapant sur l’épaule, sauf ses amis très proches, qui lui disent « Sire » avec beaucoup de respect, et Arwen, qui l’appelle « Estel » (un de ces petits surnoms charmants et ridicules, que l’on se donne entre amoureux). (Tiens, au fait, qui l’appelle « Aragorn » ?)

Arwen : Fille à papa. Amoureuse d’Aragorn, mais justement son papa ne veut pas. Enfin pas tant qu’Aragorn n’a pas récupéré sa place à la tête de la Gondor Inc. Aragorn, qui n’a pas envie, est bien embêté, mais bien obligé d‘essayer. Arwen pleure en silence, car c’est une fille obéissante. Occupation : la broderie (elle brode très bien les étendards).

Elrond : Père d’Arwen. Multimilliardaire et rentier, il vit paisiblement dans sa superbe propriété de Rivendell, dans l’Etat d’Arnor. Retiré des affaires depuis quelques milliers d’années, il accepte toutefois de jouer un rôle de consultant bénévole auprès d’Aragorn, un petit jeune prometteur, quoiqu’un peu dissipé, et qu’il a à la bonne, nonobstant le fait qu’il ait surpris ce dernier en train de mater sa fille avec un peu trop d’insistance.

Denethor : Administrateur Général de la Gondor Inc, qu’il dirige d’une main de fer. A tendance à tomber facilement dans la paranoïa, parce que, retors et malin comme il est, il se doute bien que l’héritier légitime rôde dans les parages dans l’intention de le virer de là. Et il n’a pas besoin de ça, vu qu’il doit déjà faire face à la concurrence féroce de la Mordor Company dont le patron, l’infect Sauron Leténébreux, n’arrête pas de lancer contre lui des OPA inamicales.

Faramir : Frère de Boromir, fils de Denethor. Romantique, intello et pacifiste. La mort accidentelle de son frère aîné et héritier désigné l‘a obligé de prendre le relais et de soutenir la guerre économico-commerciale menée par son papa, alors qu’il préférerait poursuivre des études d’histoire à la State University of Minas Tirith. Amoureux transi d’Eowyn, qui n’en a cure parce que ce qu’elle préfère, c’est faire le coup de feu avec les bidasses et la baston avec les Nazguls, et d‘ailleurs, elle en pince pour Aragorn. Sa maman qu’il adorait est morte quand il était petit, et il aurait tant voulu être aimé de son papa qui le considère comme un « bon à rien d’foutu feignasse, pas comme ton frère Boromir, tiens, pourquoi ne prends-tu pas exemple sur lui? ». Tant d’adversité détermine chez lui une nette tendance à la dépression cyclothymique.

Boromir : Frère de Faramir, fils de Denethor. Il est mort, c’est dommage. Il n’apparaît pas dans cette histoire. C’était le chouchou de son pôpa, tandis que Faramir était plutôt le fifils à sa môman.

Eomer : Ami d’Aragorn. Frère d’Eowyn, neveu de Theoden. Son oncle, le richissime éleveur rohannais Theoden, l’a envoyé faire ses études à la prestigieuse École des Cadets de Cavalerie de l’Académie Militaire de Gondor. Avec le grade de capitaine, malgré son jeune âge (mais ceux qui le traitent de « pistonné » se font occire en duel).

Eowyn : Sœur d’Eomer, nièce de Theoden. Elle voulait faire l’Académie Militaire avec son frère, mais Theoden l’a inscrite manu militari à l’École des Arts Ménagers (cuisine, coupe et couture, puériculture, économie domestique) parce qu’une fille de bonne famille doit rester à la maison. Elle râle, mais elle n‘a pas le choix. Se déguise parfois en homme pour faire le mur et chercher la bagarre avec la faune des quartiers interlopes (Orcs, Nazguls, Haradrims, Easterlings et toute cette sorte de chose; surtout les Nazguls). Amoureuse transie d’Aragorn qui est bien embêté.

Theoden : Oncle des précédents. Propriétaire dans l’Etat de Rohan (dont, accessoirement, il est aussi Gouverneur), d’un ranch où il élève des chevaux pour l’armée et aussi des pur-sangs de concours, dont le fameux crack Shadowfax, donné à vingt contre un dans le prochain steeple-chase Edoras-Minas Tirith. A son sujet, il a fortement été question de dopage. On a vu un individu louche, barbu et tout de blanc vêtu pénétrer nuitamment dans les stalles et murmurer à l‘oreille des chevaux. Mais rien n‘a jamais pu être prouvé. Et Shadowfax court toujours.

Sauron Leténébreux : Le méchant. Président-Dictateur-Général à vie de la Mordor Company, où salaires ridicules, précarité, dénis de justice, corruption généralisée, abattements fiscaux pour lui tout seul et pratique systématique du surendettement pour tous les autres, mobbing et délocalisations à outrances sont monnaie courante. Rêve d’écraser toute concurrence et de dominer définitivement et monopolistiquement l’ensemble du marché médio-terrien, une fois pour toute et ad vitam. Personne ne le voit jamais, mais il a l’œil partout.

Guest Star : Galadriel : Grand-mère d’Arwen. Grande, blonde, bien roulée, autoritaire et ambitieuse, elle dirige avec autant de poigne que de finesse la Lorien Ltd., avec son associé minoritaire et époux-consort Celeborn. Bien conservée malgré son grand âge, et un brin perverse, elle s’amuse à allumer les nains. Grande dame toutefois, elle peut se montrer généreuse et pour bien montrer sa puissance, fait des cadeaux à tout le monde.

Remarque : Il s’agit bien sûr du casting de base. Un squelette auquel viendront s’ajouter, au fil des épisodes, divers éléments dont le rôle sera d’apporter profondeur et relief à la saga. Toujours dans le souci de toucher le public le plus large possible, nous suggérons d’inclure par exemple : - quelques Elfes décolorés, éthérés et très beaux, pour faire se pâmer les minettes, - une poignée de Nains gras bien lourds, pour faire se marrer leurs frères, - un quarteron de Hobbits puériles et attendrissants, pour faire craquer leurs mamans. - pour attirer le public mâle, nous suggérons quelques bastons bien saignants, avec têtes coupées et grosses machines de sièges phalliques. L’utilisation de bimbos en string nous étant, hélas, interdite à la fois par le sujet, l’esprit de l’œuvre, le très large public visé, la décence, la censure officielle, et surtout la volonté affichée des producteurs de ne pas se mettre à dos les multiples et puissantes ligues de vertus du pays. En plus, Bimbo, c‘est un nom de Hobbit. J‘imagine mal une petite Hobbite rondouillette et poilue des pieds faire la une de « Gondor-Fripon », même en string (et c‘est bien dommage).[sws_divider_bar1 barsize="500"] [/sws_divider_bar1]

Synopsis

(Note : ce synopsis - avant découpage - est prévu pour meubler les vingt-cinq premiers épisodes de la série. En fonction de la réaction du public après la diffusion de l’épisode test, on peut soit diluer l’action sur dix, voire quinze épisodes de plus, soit accélérer le rythme et réduire le tout à une petite douzaine d’épisodes. On ajoutera bien sûr des intrigues secondaires qui feront écho à la principale et lui ajouteront saveur et piquant. Quand au fil conducteur de l‘œuvre, on peut bien entendu rallonger la sauce à l‘infini en multipliant les quiproquos, les retournements de situation, les événements, les rebondissements, etc. jusqu’à ce que l‘intérêt du public s‘essouffle.)

Donc :

Eowyn, frustrée dans sa vocation de baroudeuse, fait un transfert affectif sur Aragorn qu’elle poursuit de ses assiduités. Celui-ci s’en rend bien compte, et la trouve, ma foi, assez pulpeuse, mais il a d’autres soucis en tête : comment faire pour récupérer sa place à la tête de la Gondor Inc., sans se brouiller avec Denethor, et tout en échappant aux pièges tendus par le fourbe et insatiable Sauron qui rêve de dominer le marché avec sa Mordor Company et d’étendre au monde entier une dérégulation sociale sauvage.

Lorsqu’il aura récupéré son héritage, Aragorn a de grand projets : d’abord, une fusion acquisition sous sa bannière avec la Arnor Inc., qui devrait faire monter ses actions en flèche à la bourse de Minas Tirith. Puis, dans la foulée, grâce à l’immense fortune ainsi amassée, s’offrir une campagne d’enfer au terme de laquelle il sera sans problème élu Président de la Terre du Milieu pour un mandat de quatre siècles., une fois renouvelable.

Mais à ses yeux, tout cela n’est rien : ce n’est qu’un moyen (le seul, d’après Elrond), de pouvoir épouser Arwen (1) qu’il aime en secret depuis plus de soixante ans (et c’est dur pour un homme!). C’est dire si Eowyn a peu de chances. Mais elle s’acharne, car c’est une acharnée.

(1). Admirez au passage les références littéraires : on touche au syndrome de Gatsby. Ca va plaire aux intellos. En plus, quelle belle leçon morale : l’Âmûr vaut mieux que puissance et richesse. Très fort! Faut le garder, ça![sws_divider_bar1 barsize="500"] [/sws_divider_bar1]

Synopsis (suite)

Attention, c’est ici que l’intrigue commence. Survient Arwen qui surprend le manège d‘Eowyn. Elle se méprend et, outrée, retourne broder chez son papa. Eowyn, désespérée par la froideur d’Aragorn (lui-même un peu anéanti par le départ de sa bien-aimée), entreprend de flirter avec Faramir pour piquer sa jalousie. Fiasco : Aragorn croit qu’il en est quitte et se sent soulagé. Faramir croit qu’il a une ouverture et s’enflamme comme un jouvenceau. Eowyn pleure de rage et de frustration en martelant son oreiller de ses petits poings furieux. Eomer, comprenant enfin qu’il s’est peut-être passé quelque chose entre Eowyn et Aragorn, et apitoyé pour sa petite sœur qu’il croit larguée, (c’est un bon soldat, mais un peu lent des neurones. C’est d’ailleurs pour ça que c’est un bon soldat), décide de la venger en soufflant sa petite amie à Aragorn. (Vous suivez?).

Eomer prend congé (il peut, tonton est riche et puissant) et va passer quelques jours de vacances à Rivendell, où il entreprend de draguer Arwen, toujours aussi ravissante, ses jolis doigts fins s’agitant gracieusement sur son métier à broder. Arwen est interloquée, mais secrètement ravie de susciter tant d’émoi chez les hommes. Aragorn, aimablement mis au courant par Eowyn, veut se précipiter pour récupérer Arwen, mais juste à ce moment, une basse manœuvre de l’ignoble S. Leténébreux met en péril la compétitivité internationale de la Gondor Inc. Il est obligé de monter au créneau pour sauver ses parts de marché. Arwen se croit délaissée. Elle se console en pleurant sur l’épaule d’Eomer, parce qu’elle est soigneuse et que pleurer sur la broderie, ça fait de vilaines taches.

A ce moment surgit Aragorn. Que fait-il là, me direz-vous? Eh bien justement, il a du remonter vers le nord, avec son hélicoptère privé (il a aussi un héliport privé, au sommet du building de la Gondor Inc., au sommet de Minas Tirith. On le voit très bien dans le film). Des séides à la solde de l’infâme Sauron avaient déclenché une grève générale dans les mines de Mithril de la Montagne Noire, mettant ainsi la production en péril et risquant de couper le Gondor de ses sources d’approvisionnement. Donc, Aragorn se lance, avec une poignée de mercenaires (les Rangers des Terres Sauvages)(2) pour remettre cette racaille au pas. (Mais laissez tomber, vous allez perdre le fil de l‘intrigue principale).

Au passage, il fait un saut par Rivendell, et demeure un instant tétanisé par le spectacle. Il se méprend, se reprend, et va passer sa rage et son désespoir sur les orcs et les grévistes de la Montagne Noire. Ensuite, le cœur brisé, il retourne à Minas Tirith. Eowyn croit que son heure a sonné, mais Aragorn pour oublier sa peine, se lance comme un fou dans les affaires de la Gondor Inc., et n’a plus de temps à consacrer à la bagatelle.

Arwen revient à bride abattue (c’est une excellente cavalière) à Minas Tirith pour essayer de dissiper ce stupide et pénible malentendu. (ici, j’abrège, mais on peut faire durer, si on veut). Arwen et Aragorn tombent dans les bras l’un de l’autre, enfin réconciliés. (Prévoir une séquence où ils courent l’un vers l’autre, au ralenti, sur fond de plage déserte. Vent dans les chevelures et les vêtements flottants).

Faramir poursuit Eowyn partout dans les couloirs de la Gondor, Inc., les rues de Minas Tirith, et les pièces de son appartement pour lui déclarer sa flamme. Eowyn sort massacrer quelques Nazguls pour se calmer les nerfs. En cognant trop fort, elle se casse le bras. Elle est emmenée aux Urgences des Maisons de Guérison (3). Elle y retrouve Faramir qui s’y remet de sa tentative de suicide : il a essayé de s’immoler par le feu, mais un grand escogriffe sur un cheval blanc a surgi au dernier moment de nulle part et a tout fait foirer. Finalement, c’est Denethor qui a flambé (ce qui est bien malheureux, à son âge, et après avoir mis des années à amasser si patiemment sa fortune). Ses derniers mots ont été pour son fils : « Petit crétin! Même pas fichu de réussir ton suicide »! .Ca arrange bien les affaires d’Aragorn : un obstacle de moins. En récompense, il a l’intention de confier à Faramir la gestion de sa filiale Ithilien & Co.

Aragorn vient voir ses copains aux Maisons de Guérison et leur apporte un beau bouquet d’athelas, parce qu’il n’a pas trouvé d‘œillets, mais il n’a pas le temps de s’attarder, au grand dam d’Eowyn, au grand soulagement de Faramir. Eowyn, lassée des aventures, succombe d’abord au charme paternel du beau guérisseur-chef. Puis devant la concurrence acharnée que se livrent les femmes de la ville, qui se font toutes porter malades à tour de bras depuis qu’il est arrivé; renonce, dégoûtée. En plein break-down, elle aperçoit enfin Faramir, dans le même état qu’elle, et ils conviennent de sangloter ensemble sur leurs malheurs, dans les bras l’un de l’autre, le reste de leur vie.

Pour l‘épilogue, prévoir le double mariage Aragorn/Arwen et Faramir/Eowyn. Eomer et son unité d’élite, en grand uniforme, plumet au vent, forment une haie d’honneur avec leurs sabres. Quelques Hobbits en jolis costumes fleuris portent la traîne des mariées. Elrond et Galadriel, cette dernière les bras chargés de cadeaux, débarquent en hélico sur le bel héliport au sommet de la tour.(4) Les pales de l’hélico font voltiger les voiles blancs de Galadriel, dévoilant des jambes de déesse. Les nains présents s’évanouissent.

On joue l’hymne national gondorien sur fond de bannière étoilée. Important : faire passer dans cette séquence beaucoup de dignité et d‘émotion difficilement contenue.

Le mot « FIN » apparaît en surimpression d’un grand vaisseau transparent voguant vers le large dans une brume lumineuse. Pas besoin d’alourdir avec des dialogues : le public comprend implicitement que nos tourtereaux se sont embarqués pour une croisière de noces aux bouches de l’Anduin.(5)

Défilé du générique de fin …

Commentaire post-générique : (Ah oui, la bannière et l’hymne, c’est parce que, pendant que nos héros traversaient avec courage, positivité et détermination de si cruelles épreuves, deux Hobbits anonymes ont sauvé le monde des visées impérialistes de l’abject Leténébreux, en mettant fin au sanglant régime sauroniste.. Ne me demandez pas comment. C’est une autre histoire et tout le monde s’en fiche).

(2) Voilà un bon titre. Ce sujet pourrait faire l’objet d’une seconde série, parallèle, davantage axée sur l’aventure et l‘action. On pourrait reprendre le personnage d’Aragorn, pour développer son côté « viril », qui apparaît finalement très peu dans FotK. A creuser. (3) Encore une bonne idée. Les Urgences des Maisons de Guérison à Minas Tirith. Un beau guérisseur aux mains chaudes et aux yeux de braises… Voilà qui pourrait faire une troisième série parallèle. On tient le bon bout les gars! Il y a encore pas mal de thune à se faire avec un sujet pareil! (4) Après tout, ce coup là, Jacques Demy a bien osé nous le faire dans « Peau d’âne ». Alors pourquoi pas, hein? (5) Intéressant aussi. On pourrait envisager une quatrième série parallèle, titré par exemple : « La Croisière en folie » ou « Les bronzés s’amusent ». On y développerait davantage le côté humour, regrettablement absent de la série principale. A mon avis, ça pourrait faire un succès.[sws_divider_bar1 barsize="500"] [/sws_divider_bar1]

Postface

Le lecteur attentif aura certainement remarqué quelques failles dans ce succinct synopsis, par rapport à ce qu’on pourrait attendre d’une adaptation respectueuse à défaut d’être fidèle, de l’immense œuvre de ce maître incontesté de la littérature mondiale que fut le grand Tolkien.

C’est pourquoi au cours de séances de brain storming particulièrement éprouvantes et productives, il fut décidé d’apporter, par petites touches, quelques éléments de nature à étoffer un peu le rendu d’un si riche univers. Ils portent principalement sur deux thèmes :

1. Le leitmotiv : Ce procédé littéraire, magistralement utilisé par le Maître, est l’un de ceux qui concourent à donner à l’œuvre un aspect d’unité, malgré ses multiples rebondissements et changements de décors. Ils apparaissent sous forme de petites phrases répétés comme au hasard tout au long de la lecture.

Pour la série, qui bien que n’étant qu’une adaptation, se veut néanmoins le plus exhaustive possible, nous en avons retenu deux, qui seront prononcés au moins une fois par épisode, et contribueront ainsi fortement à l’unité de l’ensemble. « Aragon (ou Eowyn, ou Arwen, ou Eomer, ou Faramir) : le prénom change en fonction du contexte), comment as-tu pu me faire ça!? » Et « Chéri(e), je te jure, ce n’est pas ce que tu crois! »

2. Tom Bombadil : Les discussions relatives à ce personnage occupèrent un temps considérable et amenèrent l’équipe de production au bord de l’affrontement physique et de l’épuisement nerveux. Les uns estimaient sa présence totalement indispensable, les autres la tenaient pour tout à fait superflue.

Après plusieurs nuits blanches, des litres de cafés et de produits nettement plus stimulants, quelques tenaces migraines et une ou deux attaques nerveuses, nous sommes arrivés à un compromis qui je crois, est de nature à satisfaire à la fois la demande du plus large public et les exigences les plus pointues des érudits. Ce procédé nous a été fort aimablement suggéré par Monsieur Alain C., réalisateur de l’adaptation très remarquée d’un célèbre classique de la littérature française qu’il est inutile de citer, vous le reconnaîtrez très bien.

Le personnage n’apparaîtra pas en personne à l’écran, mais toute la série sera parsemée d’allusions subtiles et discrètes, de sorte que sa présence planera néanmoins sur toute l’œuvre.

Exemples :

Un mot de passe : - « Tom? » - « Bombadil! » - C’est bon. Passe! Allusion voilée au côté secret, mystérieux du personnage.

Deux personnages assis à la terrasse d’un café : - « Et pour ces Messieurs, ce sera? » - « Deux Bombadils. » - « Deux Bombadils! Ca roule! » Allusion transparente à l’ivresse existentielle que l’on ressent après avoir passé quelques heures en sa présence.

Deux autres personnages échangent des politesses : - « Bombadil! Salut! Comment ça va? » - « Eh! Bombadil! Ca va, ça va. » - « Bombadil! Bombadil! Et ta femme, ça va? » - etc… (A l’arrière-plan de cette scène, on voit passer Shadowfax à toute berzingue, avec un machin blanc brillant sur le dos). Ici, le personnage est invoqué comme une puissance quasi divine, bienveillante et protectrice. Comme on dirait ailleurs « Dieu merci! Ou Bismillah! ».

(Encore merci, Monsieur A.C.)[sws_divider_top]




Au nord, c'était les Noldor

Un désastre!

Loin devant eux, à l'horizon oriental, la haute flamme qui rougit les nuages : les vaisseaux brûlent. Derrière eux leur révolte, leur crime, la malédiction : aucun retour possible. Sous leurs pas le chaos de glaces mouvantes, les montagnes de cristal dérivant au travers du blizzard.

Les uns pleurent, d'autres tombent à genoux, beaucoup hurlent et maudissent, quelques uns se taisent. Le roi les rassemble, sa voix domine le vent.

- Debout! Debout et avancez! Nous les rattraperons. Nous avons fait serment, une vengeance à accomplir. Debout et avancez! Marchez! Qui s'arrête meurt sur place!

Ils se lèvent et le suivent. Ils sont un peuple jeune, emplis de force et d'énergie, et à présent aussi, bouillonnants de colère. La rage leur tient chaud, la haine leur donne un but et garde le désespoir à distance. Ils marchent, serrant contre eux leurs femmes, portant leurs enfants sur le cœur. Parfois l'un d'eux glisse et tombe, disparait dans l'eau salée, parfois un autre gèle sur pied, paralysé. Mais ils avancent, sans s'arrêter, sans regarder en arrière, étouffant leur chagrin, remettant leur deuil à plus tard.

D'abord en groupe compact, bientôt leur longue colonne s'étire entre ceux qui se hâtent à l'avant, et ceux qui se traînent à l'arrière. Un grondement, le sol instable tremble. Un craquement de tonnerre, la crevasse s'ouvre sous leurs pas. En un instant vingt d'entre eux disparaissent, la bru du roi est parmi eux. L'abîme s'élargit, des bras se tendent, des cris se perdent dans le fracas de glace brisée, des êtres qui s'aimaient sont séparés à jamais.

Les courants poussent l'un des blocs vers la côte, au sud-est, portant la moitié d'entre eux vers le salut. L'autre vacille encore, les jetant tous au sol, puis se stabilise, ressoudé par le gel, le terrible gel. Ils se relèvent, chancellent sur le sol mouvant, l'affolement va les gagner, lorsque l'un d'entre eux – ni le plus fort, ni le plus sage, juste un qui réagissait vite – s'écrie :

- Vers le nord! Nord-nord-est! Nous passerons par là, vite, tant que le pont de glace est soudé.

Ils repartent.

Ils avancent encore, rien d'autre à faire, sinon mourir. Le brouillard et la neige leurs masquent les étoiles, vont-ils toujours nord-est? Ils n'en savent rien, peu importe, ils n'ont pas le choix.

Est-ce un rêve ou un délire? Une illusion du noir ennemi? Un chant porté par les rafales, d'abord à peine perceptible, puis de plus en plus net, un chant absurde et joyeux, une suite de sons plutôt que de paroles. - Hey dol merry dol! Ring-a-dong-a-dillo!

Ils s'arrêtent incertains, sidérés. Au travers du blizzard quelque chose s'approche, quelque chose bouge et danse, sphère blanche sur fond blanc. Rond de partout, vêtu de fourrures d'ours, barbe et sourcils blancs de givre, un petit bonhomme hilare et sautillant batifole en chantant. A l'instant même ils réalisent que le sol ne tangue plus sous leurs pas. Soulagement, joie incrédule, ils se précipitent vers lui.

- Comment se nomme cette terre? Demandent-ils en quenya. - Kalaallit Nunaat. Répond le vieux dans un incompréhensible sabir. - Et comment vous nomme-t-on? - Joulupukki? Tente le vieux dans un autre sabir.

Le vieux gnome les accueille, il est heureux de cette visite, il avait un frère jadis qui est parti un jour vers le sud et qu'il n'a plus jamais revu. Il vit seul avec ses chiens, dans une maison de neige, aussi ronde que lui. Il ne manque de rien, sauf de compagnie : la pèche est abondante, et à la belle saison il chasse l'ours et le renard blanc, le ptarmigan et le caribou.

Ils découvrent sur un rivage de grands troncs d'arbres morts, des géants tombés un jour sur une terre très lointaine, charriés par les eaux ils ont flotté des mois, des années dans la grande mer salée. Il y en a des centaines, chaque jour il en arrive d'autres. Ils construisent une maison pour le Vieux, puis d'autres pour eux-même, puis des meubles, des outils, des ustensiles, des raquettes, des skis et des traineaux, puis des jouets pour leurs enfants. Puis ils continuent, c'est plus fort qu'eux, ils aiment les belles choses, ils aiment travailler les matières. Faute de métal et de gemmes, ils utilisent le bois d'échouage, le taillent, le sculptent, le marquettent et le polissent, et de leurs mains sortent des merveilles, et des miniatures exquises.

Leur vie s'est organisée. Au début, ils ont attelé les chiens aux traineaux, puis l'un d'eux eut l'idée d'apprivoiser un caribou.

Les siècles passent, les merveilles s'accumulent, s'accumulent.

Un nuit d'hiver, par fantaisie, le Vieux chargea un traineau de miniatures en bois, y attela ses caribous, et partit vers le sud. A l'aube il revint à vide. L'année suivante, il recommença et un jour il échangea sa pelisse d'ours polaire pour un beau manteau rouge.[sws_divider_top]




Gayette savoura les derniers moment d'obscurite parmi l'ombre des nombreux rouleaux. Il gelait et la piece sentait la poussiere, le bois, la neige et la laine. Des pas dans la pieces d'a cote l'informerent que Robert avait fini sa biere et son fromage et que dans quelques moments la lumiere grise et chargee de nuages envahirait l'echope. Elle sentait la presence de son mari derriere elle et ouvrit les volets. La bise lui mordit le visage et porta son regard d'ardoise claire sur le chemin boueux, qui faisait office de rue principale, et les flaques d'eau gelee, grises et bleues, comme sa robe de laine. Gayette rajusta son bonnet sur ses oreilles et remonta sous son menton l'echarpe qu'elle avait croise sur la poitrine. Robert lui passa le bras autour de la taille et elle posa brievement la tete sur son epaule.

Gayette avait epouse Robert deux ans auparavant, alors qu'elle n'esperait plus se remarier. Son pere avait lie son destin, a quatorze ans, a un homme beaucoup plus age qu'elle et devenu infirme, mais relativement aise, aupres duquel elle avait passe dix ans, plus comme garde-malade que comme epouse. Deux ans plus tard, un ami de son pere, Robert, l'epousait. Il venait de perdre sa seconde et tres jeune epouse en couches, ainsi que l'enfant. Sa premiere femme avait rendu l'ame dans des circonstances similaires. Gayette ne pu s'empecher de penser que Sombreval portait bien son nom et avait depuis longtemps ete oublie de Dieu.

Dieu... Elle leva les yeux et devina la silhouette du chateau au travers du jour naissant et de la brume. Qu'il semblait loin le jour d'ete ou les jeunes Lambert et Bertrand rayonnait sur la foule de leurs paysans, aureole de la gloire de ceux qui vont froler Dieu aux portes du Paradis, en Terre Sainte.... Ils etaient beaux. Et idiots. Comme ceux qui ne doutent de rien et surtout pas d'eux-memes. Pierre, le jeune frere de Robert, avait joint le cortege des pelerins qui s'etait rapidement forme derriere les jeunes seigneurs. Elle lui avait remis le sort de son couple entre ses mains, lui avait demande d'interceder aupres de Dieu directement. Le temps passe vite. Les espoirs aussi. Gayette doutait que Pierre vive encore. Mais qui etait-elle? Une femme du commun. Comment des gens comme eux peuvent-ils signifier quelque chose? La jeune Valentine l'avait impressionee par son air grave et sa tenue malgre son aspect si enfantin. Gayette se demanda a quoi devait ressembler la vie de sa Dame, loin au dessus de ses sujets, derriere les murs sombres du chateau.

Robert et Gayette vendaient de la laine et meme du tissus pour ceux qui pouvaient parfois s'en offrir. Les doigts de Gayette, longs et fins, etaient durs a force de filer. Elle suivit son epoux du regard. Gayette s'estimait satisfaite de cette union. Elle etait heureuse d'eprouver de l'attachement et de l'affection pour son mari. Elle aimait sa presence et travailler avec lui, elle aimait son calme et son intelligence, sa maturite, son experience. A son contact, elle avait le sentiment de grandir et de s'ameliorer. Il la respectait. Il n'avait pas honte de lui demander son avis. Et il ne la brutalisait pas. Malgre son ventre plat.

Ayant renonce a parler a Dieu, elle n'etait apres tout qu'une femme du commun et Dieu etait maintenat aux cotes des hommes partis vers la Terre Sainte, Gayette s'etait tournee vers la presence plus proches de ceux que l'on disait vivre dans la foret sombre qui les entourait. Un matin, tres tot, elle s'etait dirigee vers un lieu repute frequente par le petit peuple. On disait que de menus cadeaux a leur reine la rendaient attentive aux femmes en situation difficile. Et c'est la aussi que poussaient des herbes dites magiques. Elle ne tremblait pas et, le pas decide et la machoire serree, s'etait dirigee vers le coin sombre de la foret. Le jour ne s'etait pas encore leve, le ciel prenait a peine des tons de bois brule, mais de ses yeux maintenant habitues a l'obscurite, elle reconnu la silhouette de celui qu'elle savait se prenommer Guy. Le jeune homme avait une repuation de mystere dans le voisinage, peut-etre meme de rebouteux voire, chuchotaient certains, de sorcier. Gayette n'eu pas peur de lui car la seule chose a laquelle elle pu penser fut pourquoi le jeune homme semblait venir du chateau. Un sourir se dessina sur les levres de la jeune femme. La nuit abrite bien des mysteres...[sws_divider_bar1 barsize="500"] [/sws_divider_bar1]

La Foret & la Dame de Mousse

La silhouette de Guy disparu dans la penombre et Gayette repris son chemin, entre les arbres. Le ciel gris annoncait le lever du jour. Autour de la jeune femme, le silence s'etait retabli, empli seulement de l'odeur de l'humus. Ses doigts s'enfoncaient dans la mousse epaisse, froide et humide des arbres auxquels perfois elle se retenait pour eviter de tomber. Petit a petit, ses pas la dirigerent vers une clairiere ou s'etirait encore un peu de brume dans la lumiere grise et humide de l'hiver. Une fois parvenue au centre de la clairiere, Gayette fit glisser de son epaule le petit sac qu'elle avait apporte avec elle. Elle en sorti un morceau de pain, un peu de lard grille et un fromage. Prudemment, elle ajouta un cruchon de biere, bien scelle, qu'elle prit soin de ne pas briser sur les pierres.

Gayette resta la, agenouillee, ne sachant pas trop quoi faire d'elle-meme. En realite, elle ne savait pas trop ce a quoi elle s'etait attendue. Devait-elle attendre? Devait-elle prononcer quelques mots? Prier? Elle parcouru la clairiere des yeux en reflechissant a quelque chose a dire avant de retourner au village. Robert allait s'inquiter et lui poser des questions. Elle se leva, recula de quelques pas, ouvrit les bras et leva les yeux au ciel.

- Mere divine, Petit Peuple, voici mon cadeau...

Un rire amuse l'interrompit. Gayette se retourna, prise soudainement par la peur que quelqu'un ait pu la suivre. Une femme etait etendue sur une grossse pierre longue tout pres d'elle. Allongee, la tete posee sur un poing, elle avait l'air reellement amusee.

Gayette aurait pu passer a cote d'elle sans la remarquer. Bien que singulierement belle, sa tunique verte et ses longs cheveux bruns auraient pu passer pour de la mousse et des racines sur un rocher a qui n'aurait pas prit la peine d'observer. Ses yeux luisait d'amusement comme deux petits charbons ardents. Ses levres rouges, vives comme une coupure, revelaient de parfaites petites dents carnassieres, fines et bien rangees comme des perles. Elle bascula la tete et laissa a nouveau echapper un rire de gorge qu'elle ne pouvait visiblement pas contenir. Gayette pris soin de ne pas bouger, observant seulement la dame, esperant qu'elle pourrait lire sa question dans ses yeux.

La dame de mousse se redressa. Sa tunique verte flottait autour d'elle comme des bans de brume et ses charbons se poserent sur la femme du drapier.

- Tu sais tres bien que ce n'est pas pour ca que tu es venue.

- Je vous demande pardon?

- Tes cadeaux, ta presence... Tu sais tres bien que ce n'est pas pour ca que tu es venue.

Ses levres s'etirerent comme une plaie en un sourire ironique. Gayette, figee, la suivait des yeux. La dame s'approcha d'elle et lui prit le bras. Elle se mit a marcher, comme on se promene, vers l'autre bout de la foret.

Gayette regarda autour d'elle. La foret, bien que similaire a celle qu'elle connaissait, semblait differente, changee. Elle etait plus dense, plus sombre, plus verte. Aucun bruit ne l'atteignait plus. Meme pas le son de l'hiver. A quelques metres, il lui semblait deviner des formes qui se faufilaient rapidement entre les arbres et qu'elle ne parvenait pas a identifier ou a reconnaitre.

La dame, toujours ce sourire ironique aux levres, regardait droit devant elle. Gayette observa du coin de l'oeil son profil fin, les paumettes hautes et aigues, surmontees de ces yeux brulants, en amande et tres etires, tout comme les fins sourcils qui finissaient sur la tempe, pres des oreilles dont les pointes surgissaient dans la tignasse brune de la dame. Gayette aurait aime passer la main dans cette chevelure car, a present, elle lui paraissait plus comme la fourrure d'un animal sauvage que comme les racines du rocher plat.

Indifferent a la curiosite de Gayette, la dame continuait de parler.

- Oh, tu ne le sais peut-etre pas encore et tu crois sans doute fermement a tes pretextes, mais sache que ce que viennent chercher ceux qui viennent ici est rarement ce qu'ils croient. Qui vient ici cherche en realite l'entree de notre monde. Ceux qui penetrent dans cette clairiere sont tout petris de bonnes intentions. Mais ce qui les pousse reellement, c'est le desir d'echapper a leur monde et de penetrer en Faerie.

- Mais, le jeune homme que j'ai croise plus tot dans le bois, Guy...

La dame rit encore.

- Ne t'inquite pas pour lui. Lui, il ne cherche pas a fuire son monde ou a venir chez nous. Il cherche l'amour. Et va le trouver.

La dame tourna un regard amuse vers Gayette.

- Plus tot qu'il ne l'espere d'ailleurs.

Gayette sourit a son tour.[sws_divider_bar1 barsize="500"] [/sws_divider_bar1]

Le Lac & les Yeux Verts

La dame lacha le bras de Gayette. Elles avaient quitte l'epaisseur de la foret et etaient parvenues au bord d'un lac. De gros rochers en bordaient le long. Gayette et la dame se tenaient sur la berge dont l'herbe leur montait jusqu'au dessus des chevilles. Gayette hasarda quelques pas vers les rochers et plongea son regard dans l'eau verte, sombre comme les pierres de la croix que le pretre sortait en procession les jours de fetes.

La dame se tourna vers elle.

- C'est lui que tu cherches.

Gayette se retourna, mais la dame s'en allait, se dirigeait vers la foret et disparu entre les arbres. Gayette devina a nouveau les meme formes sombres qu'elle avait appercues plus tot glissant vers la silhouette de la dame. Le coeur battant et la bouche seche, Gayette poussa un cri et se precipita vers la foret mais se heurta a un mur vegetal. Elle n'apercevait plus la dame et ne savait plus par ou elle etait venue.

Elle s'adossa a un mur et se laissa glisser sur le sol. Le front pose sur ses poings fermes, elle essaya de repenser au trajet parcouru. La foret lui avait paru changee mais familiere pourtant. Et malgre cela, c'etait la premiere fois qu'elle voyait le lac. Elle n'en avait d'ailleurs jamais connu l'existance.

Relevant la tete, Gayette regarda autour d'elle. C'etait un paysage d'hiver mais curieusement elle ne ressentait pas le froid. Elle pensa que cela devait faire deja plusieurs heures qu'elle n'avait pas mange ou bu et que, si elle voulait retrouver le chemin du retour, il etait preferable de le faire le ventre plein. Elle se leva et se dirigea vers le lac ou elle bu longuement. L'eau etait claire et pure et n'avait pas le gout de vase auquel l'avait habituee la pauvre fontaine de Sombreval. Elle s'essuya la bouche du revers de la main. Tout lui semblait plus claire a present. Le paysage n'avait pas change, mais elle parvenait a distinguer parfaitement un arbre d'un autre, ainsi que leurs feuilles ou meme ce qui se trouvait entre les arbres. Un ecureuil l'observait d'un air inquiet. Baissant les yeux, Gayette remarqua, aux pieds des rochers, des petits buissons de baies. Elle aurait ete incapable de dire leur nom, mais elles etaient acides, sucrees et nourrissantes.

Gayette se frotta les mains a ses jupes et parcouru le lac du regard une derniere fois avant de tenter de retrouver sa route. Toutefois, le fait de ne pas ressentir le froid excitait sa curiosite. Elle ota ses bottes, remonta ses jupes et plongea les pieds dans l'eau. Celle-ci n'etait pas froide. Les pieds de Gayette rencontrerent des galets plats, agreables a sentir apres la marche de la matinee qui lui parut soudainement extenuante. Elle s'assis sur le rebord herbeux. Un groupe de cygne volait au-dessus d'elle et fit quelques tours avant de se poser sur le lac. Les oiseaux ne semblaient pas faire attention a elle, ou alors ils ne pretaient que peu d'importance a sa presence.

Contemplant toujours les oiseaux, la jeune femme ota sa coiffe et denoua ses cheveux. Elle agita les pieds dans l'eau, etira les jambes et se leva. L'eau lui arrivait a mi-mollet. Elle s'etira jusqu'a ce que la tete lui tourne puis ota ses vetements qu'elle secoua avant de les plier nettement et de les poser sur un gros rocher plat. Elle remonta ses cheveux et fit quelques pas dans l'eau avant de nager quelques metres. Le ciel lui paraissait immmense et l'eau du lac etait si sombre qu'elle avait le sentiment de nager dans une nuit verte. Elle fit demi-tour et s'assit sur la berge. Les yeux fermes, elle pencha la tete en arriere. Elle sentait sa peau secher rapidement.

Des mains invisibles mais douces denouerent ses cheveux et entreprirent de les peigner jusqu'a ce qu'ils luisent comme de l'or au soleil. Gayette sorti de sa torpeur, ouvrit les yeux et tourna la tete. Ses yeux plongerent dans la replique exacte du lac. Deux disques verts et sombres comme les sous-bois ou les marroniers en ete. Furieuse contre elle-meme, elle serra les dents et se releva, prete a frapper. Il n'y avait rien ni personne. Elle defit ses habits et s'habilla a la hate. Vers la gauche, le chemin qu'elle pensait avoir perdu s'ouvrait entre les arbres, comme si il avait toujours ete la a l'attendre. Elle parcouru une derniere fois les lieux du regards. Vers sa droite, a l'oree des arbres, se tenait une silhouette. Habille de brun comme de l'ecorce, de longs cheveux noirs et deux disques vert sombre. Gayette prit le temps de l'observer. Il ne bougeait pas. Elle tourna les talons et s'engagea sur le sentier du retour.[sws_divider_bar1 barsize="500"] [/sws_divider_bar1]

La Nuit

La nuit devait etre tombee depuis quelques heures. Les arbres etaient maintenant noirs et il neigait a gros flocons. Il faisait humide et glacial. Gayette tremblait et ne sentait plus ses pieds. Par contre, meme si elle realisait qu'elle avait definitivement quitte le lieu etrange et qu'elle approchait de Sombreval, elle devinait encore quelques fois que des ombres trottinaient entre les arbres a quelques metres d'elle.

Elle entendit hurler des loups. Leurs hurlements se repercutaient dans la vallee.

Gayette se demandait comment elle etait parvenue a rester autant d'heures loin de chez elle. Qu'allait-elle dire a Robert? Des echos de voix lui parvinrent et elle distinguait des lueurs. De voix d'hommes.

- Cherchez partout. Il faut la retrouver.

- Ces satanes loups sont tout pres. Ils l'ont surement trouvee avant nous.

Gayette sentit sa tete se vider de son sang. Quelle heure etait-il pour qu'on en soit venu a la chercher dans la foret, au flambeau? Son pied heurta quelque chose. Un fagot de bois. En remerciant la providence ou l'etourdi qui avait laisse ce fagot la, elle s'en saisit. Les ombres qui l'avaient discretement accompagnee avaient disparues et les hurlements des loups se faisaient plus loitains.

Les hommes et les torches, par contre, se rapprochaient. Quelqu'un du l'appercevoir car une main puissante et sans delicatesse tomba lourdement sur son epaule. Le flambeau l'eblouissait et elle porta une main a ses yeux.

- Ici, elle est ici. Elle est vivante. Et entiere.

A la voix, Gayette identifia la main sur son epaule comme appartenant a Gildas, le forgeron. Un de ses marteaux etait d'ailleurs passe a sa ceinture. Il passa son bras de geant autour des epaules de Gayette qui claquait des dents.

- Robert! Ici!

Ils rejoignerent le reste du groupe, a l'oree du bois. Robert se precipita vers sa femme. La serra dans ses bras.

- J'etais partie ramasser du bois, je me suis perdue...

Robert la serra plus fort contre lui, la forcant a se taire en lui caressant la tete.

- Tu es la. Ce n'est pas grave. J'ai eu peur. Tellement peur. Les loups n'ont jamais ete aussi proches!

Gayette se degagea de son etreinte. Robert lui passa le bras autour de la taille. Presque tout le village etait la. La petite troupe redescendit vers Sombreval et se dirigea vers la taverne. Gildas donna un coup de coude a Robert.

- La Lamberte et ses fils ont fait assez de vin chaud pour nous abreuver toute la semaine, fit-il l'oeil petillant, ta femme en aura bien besoin. Elle est bleue de froid!

Effectivement, tout le village etait encore debout et rassemble a la taverne de La Lamberte. Les conversations allaient bon train et portaient sur les loups que l'on avait jamais vus aussi pres du village et sur les gens qui disparaissaient en foret, la plupart du temps, disait-on, enleves par le petit peuple.

Gayette se laissa tomber sur un banc. La Lamberte lui mis une tasse de vin brulant entre les mains, cligna de l'oeil et rejoignit sa clientele assoifee par les evenements de la nuit. Robert s'etait assis a cote d'elle et lui entourait les epaules d'un bras protecteur. Gayette restait muette et regardait la salle. Les fils de La Lamberte, grands gaillards toujours pres a percer un tonneau, jouaient aux des avec des fermiers du village voisin. Gildas avait rejoint sa femme, La Lilotte, et faisait honneur au vin chaud. Gayette n'avait jamais connu le vrai nom de La Lilotte. Tout ce qu'elle savait, c'est qu'on l'appellait La Lilotte. Des meches de cheveux aussi fauves que les feux de la forge de son mari s'echappaient de sa coiffe. Gildas etait son troisieme mari. De mauvaises langues sifflaient qu'elle avait empoisonne les deux premiers tandis qu'a la taverne de La Lamberte on riait que, femme de forgeron, elle avait un temperament de feu et les avait tout simplement epuises. Gayette pensa que les gens sont parfois stupides et que la vie est fragile. Rien que l'hiver precedent, cinq personnes etaient mortes de froid et de maladie et l'ete d'avant, deux etaient decedees, lors des canicules, d'avoir bu de l'eau saumatre.

La Lilotte trinquait avec Beckky, une jeune femme arrivee, quelques annees auparavant, avec un groupe de refugies venus de l'est du pays, fuyant les guerres de quelque petit seigneur. Elle portait avec elle un bebe qui etait maintenant un vigoureux petit garcon qui courait dans la taverne avec le fils de La Lilotte. Les refugies avaient continue leur route, Beckky etait restee. Elle connaissait les plantes et savait raccomoder les vetements.

Gayette fini son vin chaud et ferma les yeux. Robert se leva et lui prit le bras.

- Je te ramene a la maison.

Blottie contre son mari pour gagner un peu de chaleur, Gayette ne parvenait pas a dormir. Elle ecoutait la respiration paisible de Robert. Elle pensait a son age, a ses yeux sans couleur et a ses cheveux blancs et fins qui lui arrivaient aux epaules. La respiration de Robert se modifia. Il devait s'etre reveille.

Robert serra sa femme contre lui. Gayette se retourna et vit son visage penche sur elle. Il l'attira a lui et s'attira en elle. De ses yeux grands ouverts, elle observait son visage, scruta ses yeux sans couleur. Tenta d'y superposer les yeux verts. Echoua. La frustration et la rage monterent en elle et coulerent sur ses joues. Ses jambes devinrent un etau, les paumes s'imprimerent dans la chaire, les ongles mordirent et ses dents se planterent dans l'epaule de son mari, etouffant a moitie le hurlement furieux qui lui dechirait les entrailles et sortait de sa gorge. Robert la serra plus fort contre lui, lui caressa les cheveux, la berca.

- Chut, chut. Moi aussi j'ai eu peur. La. Pleure. Tu ne risque plus rien. Je suis la.

Gayette le haissait.[sws_divider_bar1 barsize="500"] [/sws_divider_bar1]

La Promenade

Malgre les evenements de la nuit, Gayette se leva tres tot. Robert ronflait encore paisiblement quand elle referma la porte derriere elle et que ses pas la dirigerent a nouveau vers la foret. Le ciel etait encore sombre et la foret ne s'etait pas encore eveillee.

Sans trop comprendre comment, Gayette retrouva le chemin de la clairiere, le passage ou la foret change tout en restant la meme ainsi que le lac.

Le paysage etait couvert de neige epaisse et scintillante. Ici, le jour semblait s'etre deja leve et la lumiere avait les meme tons blancs et argentes de la neige. A nouveau, Gayette fut surprise de ne pas souffrir du froid. Des stalagtites de glaces etaient accroches aux branches des hetres. Elle les toucha, emerveillee, du bout des doigts. Sur la lac qui aurait du etre gele, glissaient les cygnes qu'elle avait vus la veille. De ses yeux maintenant plus percants, elle remarqua des loutres qui jouaient plus loin, sur la berge. Gayette ota ses gants, s'accroupit et prit une poignee de neige. Elle ouvrit la main. Les cristaux brillaient comme de la poudre de diamant. Ou ce qu'elle imaginait etre comme de la poudre de diamant. Elle n'en avait jamais vu de sa vie. Gayette fut vite pieds nus. Elle s'emerveillait de l'epaisseur du tapis blanc, de l'abscence de la morsure du froid. Du bout des orteils, elle lancait de grandes gerbes de poussiere brillante.

Les rochers etaient secs. Comme le jour precedent, elle se deshabilla, secoua se vetements et les plia soigneusement avant de les poser sur un gros rocher plat. Elle mit les pieds dans l'eau et nagea a nouveau dans le lac, savourant l'intensite verte. Du coin de l'oeil elle distingua la silhouette d'ecorce et les yeux verts. Elle s'imobilisa et se laissa flotter. La silhouette restait a l'oree des arbres et ne bougeait pas. Gayette decida de l'ignorer, de ne rien faire. Tant qu'il restait immobile... Par prudence, tout de meme, elle retourna vers la berge. Sa peau fut vite seche. Gayette ne tarda pas a se revetir, tout en gardant un oeil sur la silhouette.

Le chemin etait toujours la et semblait l'attendre. Avant que Gayette n'ait pu l'atteindre, elle devina des silhouettes se faufilant a travers les arbres. Gayette s'y etait habituee, mais l'une d'entre elles se detacha du groupe et s'approcha de la jeune femme. C'etait un loup. A la fourrure grise, plus claire sur le dos, rendue epaisse par l'hiver. Et aux yeux jaunes. La bete regardait Gayette paisiblement et avec interet, presque comme un chien domestique. La jeune femme se figea, le coeur battant, le ventre noue, au bord du vomissement. Elle respirait avec difficulte. Le loup bailla, s'etira et trottina vers le sentier que Gayette comptait emprunter. Apres quelques metres, il s'arreta et se retourna. Gayette prit ce geste pour une invitation, aussi absurde que cela pouvait paraitre, et s'engagea donc sur le sentier.

Le loup cheminait tantot devant elle, tantot a ses cotes. Elle aurait pu, du bout des doigts, froler la fourrure epaisse, mais elle s'en garda. Alors que la foret reprenait son air familier, le loup quitta le sentier et s'engagea a nouveaux parmi les arbres. Gayette le suivit du regard et devina a l'ombre qui passait entre les troncs noirs et humides, que le loup n'etait qu'a quelques pas. Le jour devait s'etre leve depuis quelques heures seulement. Le temps semblait passer a sa guise et ne respecter aucune regle entre les deux lieus.

Pres du village, la foret etait traversee par la route qui menait au chateau. Le sol tremblait et Gayette manqua de se faire pietiner par des cavaliers lances au galop, visiblement presses de parvenir au chateau.

- Imbeciles! Murmura Gayette.

Ils ne pouvaient, bien entendu, pas l'entendre et elle se demanda quel genre de personne la jeune Dame Valentine pouvait bien frequenter. Loin encore sur la route, Gayette distingua un pretre bedonnant et esouffle qui manquait de perdre l'equilibre a chaque pas sur la route glacee. Elle sourit, traversa la route et reprit son chemin parmi les arbres. Dans la clairiere, la Dame de Mousse etait allongee sur la grosse pierre plate et regardait la jeune femme venir vers elle. Ses levres fines etaient etirees en un sourire vifs et saignant. Lorsque Gayette fut pres d'elle, elle eclata de rire.

- Et dire que certains croyent encore aux philtres d'amour!

- Pardon?

- Le jeune Guy... Et il n'en a meme pas besoin!

Elle eclata de rire et prit Gayette par l'epaule. Sa bonne humeur etait communicative et Gayette rit avec elle. Elle firent quelques pas, s'eloignant de la clairiere. Gayette scruta les arbres mais l'ombre n'etait plus la. La Dame remarqua les yeux ardoises et inquiets.

- Il est reparti. Ils n'aime pas trop les hommes.

- Et toi, tu te tiens bien pres du village il me semble.

La Dame eut un petit rire et haussa les epaules. Elle n'etait plus la. De la mousse et des racines s'etiraient sur la grosse pierre plate.[sws_divider_bar1 barsize="500"] [/sws_divider_bar1]

Changements

Tous les jours, comme un automatisme auquel elle ne pouvait pas resister, Gayette retournait a la clairiere et au bord du lac. Elle s'etait habituee au loup et a la presence des autres qui restait pres des arbres et n'etaient plus les ombres qu'elle devainait derrie le feuillage. Elle s'etait aussi habituee a la silhouette et aux yeux verts qui restaient, comme les loups, pres des arbres, sans bouger, a la regarder. Le jour, au bord du lac, elle etait soulagee de constater qu'il ne faisait pas mine de bouger, voire de s'approcher. Et la nuit, ses reves etaient hantes par les deux disques sombres.

Le temps ne semblait pas s'ecouler en suivant une logique particuliere. Tantot elle revenait a Sombreval ce qui semblait etre quelques minutes ou une heure a peine apres son depart, tantot elle ne revenait qu'a la nuit tombee ou presque. Mais jamais elle ne revint aussi tard que la premiere nuit et il n'eut plus besoin de lancer de nouvelles recherches au flambeau.

Au bout de plusieurs visites au lac, Gayette eu de plus en plus de mal a se readapter au village. L'angoisse d'une remarque, meme anodique, le tenait au ventre. Elle craignait sans cesse que quelqu'un ne la suive ou decouvre son but de promenade. Elle prenait tout de meme soin de ne pas rentrer les mains vides, afin de justifier ses abscences. L'hiver etait son complice, il n'y aurait jamais trop de bois dans la cheminee.

Elle remarqua egalement certains changements physiques et elle redoutait que quelqu'un s'en apercut et fisse un remarque. Ses doigts et ses mains d'habitude durs et rouges etaient a present blancs et doux. Elle trouvait egalement son corps plus souple et plus robuste, plus apte a l'endurence. Mais ce qui la frappa fut que sa vue et son ouie s'etaient aiguises au point qu'elle en avait peur. Elle se rendait compte que parfois elle continuait a racommoder des vetements alors que la bougie avait depuis longtemps cesse de bruler.[sws_divider_bar1 barsize="500"] [/sws_divider_bar1]

Robert

Un soir qu'elle etait rentree a la tombee de la nuit, Gayette se dirigea vers sa maison le plus calmement et discretement possible. Les pieces etaient silencieuses et son chat roux vint se frotter sontre ses jambes en ronronnants bruyamment. Gayette deposa son fagot de bois pres de l'atre et se redressa violement lorsqu'une main lui agrippa le haut du bras.

- D'ou viens-tu? Pourquoi rentre-tu si tard?

Gayette se degagea et tenta de retrouver son calme. Une scene de son mari etait la derniere chose qu'elle desirait. Son mari etait la derniere personne qu'elle desirait voir. Sa presence, sa voix, ses habitudes, son corps, tout en lui la rendait folle de rage. Elle ne supportait pas de devoir se tenir ainsi face a lui et a lui rendre des comptes.

- Tu m'as fait mal.

- Je suis desole.

Il fit mine de s'avancer. Elle se raidit.

- Gayette... Je m'inquiete, je suis en droit de savoir. Les loups infestent la foret. Cet hiver est plus rude que tous les precedents et toi tu pars sans dire ou tu vas. Je ne sais jamais quand tu reviens, ni meme si tu reviendras, car ils pourraient te dechiqueter a n'importe quel moment.

Robert agrippa les epaules de sa femmeet a chaque mot qu'il prononcait, il la secouait de plus en plus violement, sans meme s'en rendre compte sans doute.

- Ca suffit maintenant! Dis-moi ou tu vas, ou tu cours tous les matins. Tu crois que si je suis vieux je suis aveugle? Tu negliges ton travail, ta maison et ton mari! Mais parle, bon sang! Tu es devenue muette?!

- Arrete... pitie...

Il cessa de la secouer, l'air un peu abruti. Elle fit un pas en arriere, furieuse.

- Je ne vais nulle part. Tu l'as dit toi-meme. L'hiver est est rude. Le bois se fait rare et je crois qu'il m'arrive de m'egarer...

- Je n'en crois pas un mot. Tout le monde ici connait cette foret comme sa poche. Ma femme serait-elle lassee d'un vieux mari? Les fermiers venus a Sombreval ont-ils besoin d'une guide en foret?

- Tu n'es pas vieux, tu es senile. Ecoute donc ce que tu dis. Tu sais toi-meme que c'est absurde!

La gifle claqua. Gayette etait a terre avant meme de s'en rendre compte et les larmes lui coulait sur le visage avant meme qu'elle n'ait envie de pleurer. Robert avait reellement eu la main lourde. La jeune femme se leva, furieuse.

- De quel droit...?

- Je suis ton mari. Je ne tolererai plus que ma femme me tourne en ridicule. Noel arrive dans quelques jours. D'ici la, tu resteras a la maison. Je t'interdis de sortir, sauf pour le travail. Mais je saurai toujours si tu as une bonne raison de quitter la maison.

Gayette se leva en serrant les dents. Elle tourna les talons et claqua la porte derriere elle.

La nuit etait gelee. Dans le ciel noir et degage, les etoiles brillait d'un eclat que Gayette ne souvenait pas avoir jamais vu. Le vant la tete et larmes aux yeux, Gayette se perdit un instnant dans les etoiles. Mais se resaisissant, elle s'engagea d'un pas decide vers la taverne de La Lamberte. La boue etait figee et etincelait de givre. Gayette fut heureuse de trouver la chaleur de la taverne et des visages familiers. Gayette pris un bol de vin chaud et s'approcha de Beckky et de La Lilotte atablee pres du feu et en grande conversation. Elle les salua et s'assit avec elles. Apres les menus ragots et bavardages habituels, Gayette se pencha un peu plus en avant.

- Dites-moi, Noel est proche. Vous n'avez pas besoin de tissus pour de nouvelles tenues? Je vous ferai un prix.[sws_divider_bar1 barsize="500"] [/sws_divider_bar1]

Sommeil

Les mains et les pieds rendus brulants par les quelques goblets de vin chaud avales chez La Lamberte, Gayette retourna chez elle. Il faisait noir et la boue glissait.

Gayette poussa la porte le plus discretement possible et prit garde de ne pas reveiller Robert. Elle se deshabilla en frissonnant et se glisa dans le lit. Allongee sur le cote, elle ferma les yeux mais ne parvenait pas a s'endormir. Derriere elle, Robert s'agita et se retourna vers elle. Le corps tendu, elle le laissa se serrer contre elle et la prendre dans ses bras.

- Tu me manques, murmura-t-il. Tu as beau etre la, j'ai l'impression que tu es absente et tu me manques.

Il expira bruyament par le nez. Gayette ferma les yeux.

- J'ai l'impression de ne plus etre marie a la meme personne. Je ne te comprends plus. Je ne comprends pas ce qui se passe. Dis-moi?

Gayette toussota avant de repondre.

- Tu es fatigue. Dors.

Sa voix etait rauque.[sws_divider_bar1 barsize="500"] [/sws_divider_bar1]

Matin d'Hiver

Gayette et Robert etaient assis face a face mais mangeaient en silence, comme si ils etaient seuls. Leurs regards ne se croisaient pas et le silence etait lourd, rythme seulement par des bruits de mastication.

Gayette finit sa biere, se leva et se rendit dans l'echope. Profitant de ce moment de solitude, dans le silence et l'odeur de la laine, elle monta les tretaux devant la fenetre, apres avoir ouvert les volets. Gayette choisi egalement les plus beaux tissus de l'echope et les deposa sur la table. Elle regarda par la fenetre ouverte. Le soleil etait pale et humide, quasi absent. Des rires montait haut dans le ciel.

Les enfants s'etaient reunis dans la rue principale. Ils couraient, prenaient leur elans et faisaient des glissades sur la boue gelee. Leurs yeux brillaient et leurs joues etaient rouges d'excitation. Gayette les suivait du regard, un leger sourire flottant sur les levres. Une silhouette menue, pourtant, etait immobile et se tenait a l'ecart. Le petit Louis observait les autres enfants, les yeux grands et graves, n'osant pas s'approcher d'eux. Il se tenait pres de la forge et avait 2 doigts en bouche.

La neige, lentement, commenca a tomber. Gayette reserra son chale. Le soleil avait disparu et le ciel etait devenu blanc. Les yeux de Gayette buvaient cette blancheur. Blanc. Comme les ailes des cygnes. Gayette entendit l'appel d'un loup. Elle savait que cet appel ne venait pas de la foret, mais du lac, et qu'elle devait etre la seule a l'entendre. D'ailleurs les gens qui passaient dans le village ne paraissait pas s'affoler. Et le bruit serein du marteau sur l'enclume annoncait que Gildas venait de commencer sa journee.

Gayette sursauta. Son chat roux venait de sauter sur les tretaux. Il approcha son nez rose de celui de la jeune femme et ronronna bruyamment. Gayette le prit dans ses bras et alla s'asseoir sur un petit tabouret, dans un angle de l'echoppe, pour filer. L'animal s'allongea a ses pieds.

Le fil tournait et s'etirait rapidement. Une fois les doigts pinces sur la laine, ses mains pouvaient travailler seules et laisser son esprit vagabonder. Tombe, tourne, tire et enroule. Tombe, tourne, tire et enroule. Tombe, tourne, tire et enroule. Tombe, tourne, tire et enroule. Tombe,

Les enfants glissaient et riaient...

Sur la neige blanche, sous le ciel brillant, des loutres se laissent glisser sur la pente blanche et epaisse. Elles plongaient dans le lac et recommencaient.

Le marteau frappait l'enclume... tourne,...

Les cygnes encerclaient le lac. Ils glisserent sur l'eau sombre. Les gouttes avaient gele aux branches des hetres, des chenes et des bouleaux. Si le vent les agitait, elles tintaient comme des clochettes.

...tire et enroule.

Des pas se dessinaient dans la neige. Si elle les suivait, elle saurait d'ou il venait. Les ombres se detachaient du bois et les loups marchaient paresseusement dans la poudre blanche.

Tombe...

Les loups hurlaient. Sans rage ou frenesie. Ils appelaient.

...tourne...

Le volet, mal attache, battait contre le mur. Robert l'immobilisa et reprit la conversation. Gayette leva les yeux. La Lilotte et Beckky touchaient des tissus du doigt -les plus beaux, pour Noel- et parlaient avec Robert. Gayette cligna des yeux. Les choses devenaient plus nettes et elles commencait a percevoir les mots de leur conversation. Elle se redressa et s'approcha du petit goupe, souriante. Les deux petits garcons etaient avec leur mere. Le vent portait le bruit du marteau sur l'enclume et Gayette entendit les loups. Elle fut la seule. Le chat roux etait assis, droit, sur les tissus et les enfants etiraient leur main et leurs doits pour froler la fourrure.

- Alors, que pensez-vous de ces tissus?

- Difficile de faire un choix.

- C'etait hier? Robert avait repris la conversation la ou elle s'etait arretee.

Beckky parlait comme on donne une description. Sa voix ne s'engageait pas. Sans doute attendait-elle de voir les choses pour les juger ou emettre une opinion.

- Oui. Elle rodait tout pres du village. C'est ce qu'ils ont dit en tout cas. Il paraitrait que ca fait deja plusieurs nuits qu'elle traine pres du village.

Robert attira Gayette a lui, les doigts alanguis sur les hanches de sa femme.

Beckky se tourna vers La Lilotte. Celle-ci continua.

- Selon les hommes du Baron, c'est une louve qui semble avoir deja vu plusieurs hivers et qui devrait donc etre difficile a chasser. Guildas m'a dit que le Seigneur Helmgaud compte abattre la bete et en offrir la pelisse a la Dame Valentine.

La bouche de Gayette avait un gout acide et sa langue lui restait collee au palais.

Elle relanca la conversation sur les tissus. La Lilotte, Beckky et Gayette echangerent differentes informations telles que qui porterait quoi, coiffures et rubans. Robert ecoutait sans enthousiasme et etouffait des baillements discrets. Finalement, le choix de Beckky s'arreta sur une laine verte et celui de La Lilotte sur une laine ocre, teinte a l'oignon. Robert leur offrit de prendre la laine avec elles.

- Gayette nous les apportera demain matin, dit Beckky.

Gayette se tourna vers son mari. Son sourire gagnait ses yeux.

- Je leur ai promis un prix pour m'aider a faire ma robe. Nous sommes fort occupes en ce moment. De plus, je n'ai pas encore fait mon choix. Je ferai ca aujourd'hui. J'ai tres envie d'une nouvelle robe cette annee. S'il te plait...

Robert serra sa femme plus fort contre lui. Beckky et La Lilotte les saluerent. Gayette les regarda s'eloigner, les deux petits garcons courant en cercle autour d'elles.

Cette nuit-la, Gayette entendit hurler un loup. Elle sut que cette fois-ci le hurlement ne provenait pas de la foret pres du lac, mais des alentours du village, tout proche. Robert, dans un demi-sommeil, la serra contre sa poitrine.[sws_divider_bar1 barsize="500"] [/sws_divider_bar1]

Tissus

Gayette repoussa les volets. Le bois etait reche sous ses doigts. Un peu de poussiere dansa dans la lumiere pale de l’hiver. Elle se retourna et selectionna les tissus choisis par LaLilotte et Beckky. Elle se planta devant les etageres qui couraient le long des murs et regarda longuement les rouleaux de laine. Des pas se firent entendre derriere elle et Robert la prit par la taille.

- Tu as fais ton choix? - Oui. Je crois que je vais prendre celle que nous avons teinte cet automne avec le sureau. J’aime bien la coloration bleu-mauve qu’elle a pris cette annee. Et je crois aussi que je vais prendre un peu de lin pour que La Lilotte et Beckky se fassent de nouvelles coiffes pour Noel.

Gayette etait toujours adossee contre la poitrine de son mari. Robert la serra plus fort et emit un petit rire.

- Vous allez etre ravissantes cette annee.

Gayette sourit. Elle se defit de l’etreinte de Robert et prit le tissus. Elle en coupa suffisament pour de faire une robe et l’ajouta aux etoffes verte et ocre, ainsi que le lin. Elle s’envelloppa dans son manteau et sorti, son paquet sous le bras.

Il etait encore tot, mais le village etait eveille. Des bruits de marteau et d’enclume montaient de chez Gildas. Gayette parvint au logis de Beckky en esayant de ne pas glisser sur la boue gelee. Elle frappa et la jeune femme lui ouvrit.

- Entre. Il fait froid.

Il y faisait sec et les herbes sechees qui pendaient au plafond et au-dessus de la cheminee sentaient bon. Un feu etait deja allume. Gayette deposa les etoffes sur la table. Beckky lui tendit un bol de biere. Gayette en bu une gorge et la reposa aussitot. Elle se tourna vers Beckky.

- Je dois m’en aller. Je suis tres pressee. Mais tu connais mes dimensions et je te fais confiance.

Elle indiqua le lin.

- Il y a de quoi vous faire de nouveaux bonnets pour Noel.

Gayette embrassa Beckky. Elle retint son soufflé et demanda a voix basse si elle pouvait sortir par l’arriere. Ses yeux d’ardoise eviterent de croiser le regard de la jeune femme. Surprise, Beckky balbutia quelques mots mais dirigea Gayette vers la porte de derriere qui ouvrait sur un petit jardin d’herbes.

Gayette essayait de marcher discretement et de ne pas tomber sur le sol gele. Son coeur battait a tout romper. Elle avait l’illusion d’etre legere et du se forcer pour ralentir. Lorsqu’elle se fut eloignee du village elle ne se retint plus et se mit a courir. L’air froid lui brulait la poitrine. Ses paumes transpiraient et sa bouche etait seche. Elle traversa la clairiere a toute vitesse et prit la direction du lac. Dans la clairiere elle crut entendre le rire de la Dame voler dans les branches. Elle se retourna mais ne vit personne. Elle reprit sa course et le rire se perdit dans la bise qui lui coupait les joues. Gayette n’eut aucune peine a retrouver le petit sentier. C’etait comme si il avait toujours ete la, visible et ouvert. Elle ralentit son rythme et marcha plus lentement pour reprendre son souffle.

Gayette parcouru les lieux du regard. Le calme y regnait. Le silence absolu contrastait avec les battements de son coeur qui lui martelait les tympans. Le paysage etait blanc et scintillait sous un soleil pale que l’on devinait a peine. Une silhouette sombre se tenait droit devant elle et tranchait sur la neige. Les Yeux Verts l’atendait. Il etait droit et grand comme un arbre. Il avait de longs cheveux noirs que Gayette compara a des crins de cheval. Il etait vetu d’une tunique et de braies qui lui donnait l’apparence d’un hetre. Ou etait-ce l’inverse? Etait-il vetu d’ecorce qui lui donnait l’allure d’un homme vetu d’une tunique et de braies? L’ombre des arbres s’etirait et lui offra, fugitivement, l’illusion de bois de cerfs.

L’arbre aux yeux verts lui tendit la main. Un bracelet de cuivre lui enserrait le poignet.

- Bienvenue a Gleanndúbh, an chará solas! Je t’ai attendue.

Gayette, stupefaite et mefiante, ne bougea pas. Son manteau lui pendait lamentablement sur les epaules. Serrant les dents et toisant l’homme de haut en bas, elle l’observa s’approcher d’elle. D’un geste il la prit dans ses bras. Gayette inhala un bruit de surprise. Les yeux fermes, il murmura de la meme voix que les arbres prennent dans le vent et le silence.

- Tu m’as manqué. Tu nous as tellement manqué.

Serree contre la tunique, ou etait-ce la peau d’un cerf?, Gayette sentit contre son menton le cuivre d’un collier solide qui ornait le cou de l’homme. Le collier ne ressemblait a rien qu’elle ne connaissait. Il etait rigide, torsade et termine par deux boules a l’eclat mat. Instinctivement, Gayette le serra plus pres. Son manteau qui s’etait maladroitement emmele autour de ses coudes glissa sur la neige molle. L’homme sentait l’ecorce vive des arbres fraichement ecorches. La peau de son cou etait sombre et chaude.

L’homme releva la tete et tourna son regard vers les arbres. Un groupede loups en sortit calmement. Certains baillerent, d’autres s’etirerent et agiterent paresseusement la queue.

- Oui, tu nous as manqué.

Gayette leva vers lui son regard couleur de ciel d’hiver et le plongea dans ses yeux verts. Il lui sourit. Ses levres decouvrirent des petites dents carnassieres, parfaitement rangees. Comme des perles. Ou des petits galets blancs et polis.

L’homme la prit par la main et la guida vers un rocher pres du lac. Gayette prit place a ses cotes. Quelques loups trottinerent vers eux. L’homme pointa le doigt vers une louve et dit:

- Elle, c’est Oíche. Elle s’inquietait pour toi.

Il nomma encore d’autres loups.

- Elle, c’est Flidhais; lui, c’est Sliabh et lui, c’est Sioc.

Quelques jeunes loups jappaient et couraient dans la neige. Leur course faisait voler des etincelles de neige. Gayette rit aux eclats, oubliant qu’ils etaient des loups. Elle prit de la neige, en fit une boule et la leur lanca. Les jeunes loups s’elancerent avec des cris qu’elle interpreta comme des cris de plaisir. Ils mordirent la neige avec de grands claquements de dents excites. Une louve et ses petits, encore tres jeunes, restaient a l’ecart et regardaient paisiblement la scene. Gayette se rassit et tourna la tete vers l’homme. Il lui prit le menton. Ses levres etaient chaude et goutaient la seve. Elle se serra contre lui. Elle devenait eau et le sentait devenir fer. Le cri d’une poule d’eau, strident, se perdit dans l’air et se repercuta sur l’eau.

Serree contre lui, Gayette se souvint d’une langue perdue, d’autres gens. De colliers rigides et du language des loups. L’homme lui caressait les cheveux.

- Dans deux jours, ce sera le Solstice.

Gayette se retourna et se serra contre lui.

- Tu dois etre ici. Imperativement.

Gayette soupira.

- Je ferai tout… - Je ne veux plus te perdre. Prends ce qui t’es le plus cher et revient ici dans deux jours. Pour de bon.

Les yeux fermes, Gayette appuya son front sur le torse de son amant. Elle lui caresait la nuque et ses doigts se refermerent sur une poignee de cheveux. Ses larmes avaient un gout amer.

Lorsque Gayette revint au village, une heure peut-etre avait du s’ecouler. Elle retourna chez Beckky.

- Tu n’as pas ete longue. - J’ai termine plus vite que prevu. - Dans ce cas, j’aurai tout le temps de prendre tes mesures.

Gayette passa l’apres-midi chez la jeune femme a boire des infusions d’herbes et a discuter.[sws_divider_bar1 barsize="500"] [/sws_divider_bar1]

Les Robes

Le lendemain matin Gayette quitta tot la table du dejeuner. Elle se rendit chez Beckky ou La Lilotte etait deja. Il fallait se depecher de terminer les robes et les bonnets. La celebration de Noel etait pour le lendmain. Les trois femmes passerent leur journee a prendre des dernieres mesures, partager les derniers ragots, boire des infusions d’herbes et, bien sur, coudre. Les deux petits garcons jouaient devant l’atre en faisant beacoup de bruit. Le sujet principal de conversation des trois femmes etait la tenue que leur Dame Valentine porterait le lendemain.

Les amies se separerent a la tombee de la nuit, heureuses d’avoir une nouvelle robe chacune, riant et excitees par les preparatifs de la fete du lendemain.

Gayette ne retourna pas chez elle. Ses pas la conduisirent presque mecaniquement au lac. L’homme etait la. Avant de realiser quoique ce soit, les mains de Gayette etaient sur son corps et ses dents se planterent dans ses levres.[sws_divider_bar1 barsize="500"] [/sws_divider_bar1]

Noel

Le givre avait tout recouvert. Le soleil de Noel se refletait sur les cristaux brilliants. L’air etait leger et plain de promesse. Gayette traversa la rue principale le sourire aux levres. Des bruits de voix et des rires s’elevaient de la taverne de La Lamberte. Malgre l’heure matinale, certains celebraient deja ce jour au cidre chaud. L’odeur de l’alcool parfume flottait dans l’air froid. Certains etaient rassembles a l’exterieur, parlaient fort et agitaient les bras. Gayette comprit rapidement que la conversation portrait essentiellement sur la louve que l’on appercevait depuis quelques nuits pes du village. Visiblement, des battues avaient deja ete organisees. Le menton de Gayette tremblait. Elle voulait pleurer. Gayette continua son chemin vers le logis de Beckky. Elle passa pres d’un groupe de femmes dont le principal sujet de conversation etait la tenue que Dame Valentine porterait ce soir-la. Chez Beckky, Gayette pris sa robe, bu rapidement un gobelet de biere et s’en retourna chez elle, laissant la jeune femme a ses preparatifs de fete.

Le ciel avait pris une teinte bleu fonce et un ruban turquoise soulignait l’horizon. La premiere etoile du soir brillait dans la ciel. Assise sur le lit, face a la fenetre, Gayette se peignait les cheveux. Elle avait revetu la robe bleue. Au bout d’un moment, elle prit des rubans d’une couleur similaire a la robe. Patiemment, elle les entreprit de les tresser avec ses cheveux. Deux lourdes tresses encadrant son visage. Malgre son calme apparent, son coeur battait a toute vitesse, au point de lui faire mal, et ses levre etaient seches.

Robert se tenait dans l’embrasure de la porte et regardait sa femme. Le jour etait tombe. Malgre une certaine clarte encore presente dans le ciel, le village etait entierement dans la penombre. Robert fit un pas en avant.

- Gayette, Gildas a offert a des amis de se reunir chez lui avant la messe. Il nous a invite. Il parait que La Lilotte adore sa nouvelle robe.

Robert souriait. Gayette se retourna, les doigts emmeles dans des rubans et des cheveux.

- Oh mon Dieu! Je ne suis pas prete!!! Vas-y deja et dis-leur que j’arrive. Je ne serai pas longue. Ca ne sert a rien de m’attendre ici.

Robert se pencha et l’embrassa rapidement.

Gayette termina de se tresser les cheveux. Des qu’elle eut fini, elle sauta sur ses pieds et jetta a la hate son manteau sur ses epaules. Elle prit une couverture et y emitouffla son chat. La bete miaula.

- Ce n’est pas grave Octobre. Pas de quoi s’inquieter.

Gayette sorti rapidement et discretement de la maison. A sa surprise, des hommes du Baron Helmgaud arpentaient le village. Certains se dirigeaient d’un pas decide vers la taverne de La Lamberte. D’autres se tenaient a la lisiere de la foret. A leur vue, Gayette sentait la peur et accelera le pas. Elle serra la couverture et sentit le petit corps chaud contre elle. Elle se mit a courir.

Gayette ne s’arreta et reprit son souffle qu’une fois parvenue au lac. L’homme etait pres d’elle et lui souriait. Elle lui rendit son sourire, effacant ainsi l’angoisse de ses traits tires.[sws_divider_bar1 barsize="500"] [/sws_divider_bar1]

Fin

Les rouleaux de cuivre de La Lilotte tombaient de son bonnet et se rependaient sur ses epaules. Elle les avait peignes longuement, jusqu’a ce qu’ils luisent comme du metal poli. Gildas regardait, fascine, les cheveux de sa femme offerts sur l’etoffe or sombre de sa robe. Il leva les doigts pour les caresser. Il se retint au dernier moment, conscient de la presence des invites dans la piece. La Lilotte parlait a Robert.

- Ne t’inquiete donc pas. A mon avis elle sera ici dans un instant. Elle termine seulement de se preparer.

A contre-coeur, Gildas la regarda se lever et resservir du cidre chaud a tous. La Lamberte etait la aussi, la taverne confiee ses fils. Gildas n’aurait pu dire si c’etait une bonne idée. Robert se tenait debout, devant la cheminee. Il regardait les deux petits garcons jouer. Beckky partageait un banc avec la soeur du sauvageon. Gildas passait ses journees a la forge. Il ne la connaissait donc que de vue. Mais Beckky avait l’air d’etre amie. Apres tout, c’etait sans doute a cause des plantes qu’elles s’etaient rencontrees.

Gayette marchait main dans la main avec les Yeux Verts. Octobre et les loups trottinaient a leur cote, laissant des petites empreintes rondes dans la neige. Ici aussi c’etait la nuit. Le ciel etait d’encre et les etoiles nombreuses et brillantes, comme des eclaboussures. La peau de l’homme etait chaude et Gayette porta ses doigts a sa bouche.

Robert etait agite. Les conversations s’etaient tues et un silence gene flottait dans la piece.

- Navre, mais je vais voir ou elle reste. Ca commence a m’inquieter. Il y a des soldats partout et j’ai peur qu’ils aient pris des libertes avec ma femme.

Des cris rauques a l’exterieur semblaient confirmer ses craintes. La Lamberte leva la main.

- Ils sont après la louve, Robert. Et ce sont seulement des cris de soldats ivres. Mes garcons ont du avoir la main lourde, ajouta-t-elle avec un sourire mal dissimule. - Justement, ivres!

Robert prit son manteau. La Lilotte fit mine de se lever.

- Je viens avec toi? - Non. Ca ne devrait pas etre long.

Robert sortit. Le froid lui mordit les doigts. Des soldats ivres faisaient beacoup de bruit dans la taverne. Ce qui le frappa fut le nombre d’hommes a cheval. Et les moines. Des hommes a pied couraient dans tous les sens portant des flambeaux.

Robert poussa la porte. Il faisait sombre. Il fut decu, meme si il s’y etait attendu. Il appella le nom de Gayette. Il savait que seul le silence lui repondrait. Le front couvert de sueur froide, les levres bercees par la nausee, il retourna chez Gildas.

- Gayette a disparu. Je vais donner l’alarme.

Gildas se leva et prit son manteau.

- Je viens avec toi. Je passe a la forge prendre un marteau. Va deja prevenir les soldats, qu’ils gardent l’oeil ouvert quand ils seront dans les bois. On ne sait jamais, la louve est peut-etre plus proche que d’habitude. Je vais prevenir le reste du village.

Robert sortit en trombe.

L’ecorce, la robe bleue et les rubans etaient etales pele-mele sur le sol. La mousse etait douce. La peau de l’homme etait sombre et sentait la seve. Les doigts de Gayette en parcouraient lentement chaque recoin. Elle se serra contre lui. Chaque baiser racontait une histoire. La langue et l’histoire des lieux se distillaient peu a peu en elle. Le monde d’ou elle etait venu prenait la consistance trouble d’un reve. La realite devenait palpable.

Un groupe de villageois s’etait reuni dans la rue principale. Robert hela un soldat presse.

- Ma femme a disparu! Il faut organiser des recherches!

Le soldat repoussa la main de Robert avec degout.

- On a d’autres choses a faire que s’occuper de ta bonne femme! Le Baron part a l’instant chasser la bete. Les moines temoigneront de ce miracle de Noel. M’est avis que ta gueuze est allee voir en foret que les soldats du Baron sont de vrais hommes, eux!

Il eut un rire gras avant de rajouter:

- Puisque vous etes la, vous allez rejoinder la troupe du Seigneur Helmgaud. On a besoin de flambeaux!

Les villageois echangerent des regards inquiets avant d’etre pousses par les soldats vers la sortie de village.

Helmgaud scrutait les bois, les yeux mi-clos. Les chiens gemissaient et devenaient difficiles a tenir. Elle ne devait pas etre loin. Derriere lui, des moines priaient a voix basses dans un bourdonnement uni. Il pouvait voir des flambeaux s’etirer a sa gauche et a sa droite. Les hommes etaient nombreux. Elle n’avait aucune chance.

Le corps de Gayette etait lourd et chaud. La mousse etait profonde et confortable. L’homme dormait, la tete posee sur le ventre de la jeune femme. Dans un demi sommeil, elle lui caressait distraitement les cheveux. Elle avait le sentiment d’etre revenue chez elle après des annees d’absence. Elle se souvenait clairement de lui. Des rochers, des colinnes vertes, des chenes aux troncs tordus et moussus. Elle se souvenait lui avoir ceint une epee a la taille. Elle etait terminee d’une tete de serpent stylisee. Elle se souvint avoir pris part a certaines batailles avec lui, les corbeaux tourbillonant derriere eux, comme une tempete de neige noire. Les loups. La mer. La langue. Comment pouvait-elle meme l’avoir oubliee? Elle revoyait clairement le rocher qui dominait la vallee basse et la riviere. Le paysage qui se perdait dans les brumes vertes d’un ete chaud. Les grandes salles de bois peintes de couleurs vives. Leur chambre ou ils pouvaient rester enfermes des jours entiers. Gayette sourit. Elle se laissa glisser et serra les jambes autour de la taille de l’homme.

Les aboyments des chiens se repercutaient dans la vallee. Helmgaud chevauchait a l’avant. Les flames des torches tordaient les ombres des arbres. Le coeur de la vieille louve battait douloureusement dans sa poitrine. Ses grands yeux dores fixaient les silhouettes des hommes avec resignation. Ils ne tarderaient pas a la trouver. Elle trottina tristement hors des fourres.

Un homme pointa la doigt.

- La! Droit devant! Mon Seigneur! La bete!

D’autres voix monterent.

- Ne la laisser pas s’echapper! Par la!

Les branches et le givre craquaient sous les pieds des soldats et des villageois.

Les chiens s’elancerent avec des aboyments aigus. Helmgaud prit sa lance.

- Prenez garde Seigneur! Elle a soif de sang! Elle a les yeux rouges.

Helmgaud claqua la langue avec impatience. L’imbecile en faisait trop. La louve etait loin devant. Les chiens ne tarderaient pas a l’encerlcer rapidement. Le cercle des flambeaux formait un perimetre d’ou la bete ne pourrait jamais s’echapper. Un petit sourire carnassier se dessina sur les levres du Baron. Il imaginait les yeux bruns de Valentine quand il lui offrirait la pelisse. Helmgaud talonna son cheval et fonca sur la louve. La bete ne bougeait pas et le regardait venir a elle patiemment.

Ses grands yeux ronds et ambres s’ecaquillerent avec surprise lorsque l’epieu penetra violement et profondemment dans son flanc gauche. Elle eut juste le temps d’enregistrer la perplexite du Baron. Elle n’avait pas lutte et il ne comprenait pas. Ses yeux se voilerent et elle n’etait plus la pour entendre le chant des moines et les cris de rejouissance des hommes.

Gayette se redressa brusquement et vomit violement. Elle pressa les mains sur son cote gauche. Elle se forca a respirer longuement et calmement, a ne pas trembler. Serre contre elle, les Yeux Verts degageait des meches de son visage. Il la regardait calmement, attendait. Gayette ouvrit les yeux et les plongea dans les siens. Elle souriait.

- Je suis libre.

Ils se leverent. L’homme passa le bras autour de la taille de Gayette. Il la regardait avec fierte, comme si il la voyait pour la premiere fois. Il marcherent tranquillement en direction du lac. Les etoiles s’etiraient dans le ciel. Les loups et Octobre etaient pres d’eux. Ils avaient l’eternite.[sws_divider_bar1 barsize="500"] [/sws_divider_bar1]

Epilogue

La Lilotte avait dormi plus longtemps que d’habitude. Le marteau de Gildas chantait deja sur l’enclume. Au pied du lit, elle entendait son fils parler tout seul. Sans doute jouait-il. C’est lorsque’elle entendit des petits grognements qu’elle s’eveilla tout a fait et sorti d’un bond du lit. Son fils jouait doucement avec une petite boule de poils gris d’ou pointaient des oreilles, une queue et un museau.

Beckky tressait des plantes. Elle allait les pendre au-dessus de la cheminee pour les faire secher. On frappe a la porte de derriere. Quelqu’un devait etre dans le petit jardin d’herbes.

- Mamaaaaaaaaan!!!!

Beckky leva les yeux au ciel. Elle alla ouvrir la porte. Son fils lui souriait. Dans les bras, il tenait un louvetau. La petite bete secouait la queue et sa petite langue rose lechait l’oreille du garcon.

La Lamberte decouvrit l’animal profondement endormi sous des tonneaux. Elle alla chercher une couverture.

- Si c’est du lait que tu cherchais ici, tu t’es trompe d’etablissement.

Le louvetau ne semblait pas l’ecouter et se pelottena sur la couverture.

La soeur de Guy voulu se retourner dans son sommeil. Une masse pesait sur les couvertures. Elle tendit la main. Ses doigts frolerent des poils. Elle ouvrit les yeux. Un louvetau dormait profondement a cote d’elle. Elle referma les yeux et serra doucement l’animal dans ses bras.

Valentine se serra contre Guy. Les couvertures avaient glisse et elle avait froid. Un bruit leur fit ouvrir les yeux. Le louvetau tenait un bout de tissus dans la gueule et secouait la tete en poussant des petits grognements.

Robert travaillait sans enthousiasme depuis que sa femme avait disparu. On ne l’avait jamais retrouvee. Le bruit courait qu’elle avait ete devroree par les loups. C’est ce qui semblait le plus probable. D’ailleurs, ils avaient disparus eux aussi.

Louis regardait les bourgeons qui percaient sur les branches a travers la neige. Comme d’habitude, il appercut au loin, parmi les arbres, la silhouette de la Dame en bleu. Comme d’habitude, ce fut fugace. Il leva la main pour la saluer. Elle avait deja disparu.[sws_divider_top]


Cédric FOCKEU


Celegorm tomba sous l’épée de Dior, et Curufin, et le sombre Caranthir, mais Dior aussi fut tué, avec sa femme Nimloth, et les cruels serviteurs de Celegorm prirent ses jeunes fils et les abandonnèrent dans la forêt pour qu’ils meurent de faim. Maedhros eut tout de même du remords de cette action, et il les chercha longtemps dans les bois de Doriath, mais ses recherches furent vaines et nul chant ne nous apprend le sort d’Eluréd et d’Elurín.

Celegorm tomba sous l'épée de Dior, et Curufin, et le sombre Caranthir, mais Dior aussi fut tué, avec sa femme Nimloth, et les cruels serviteurs de Celegorm prirent ses jeunes fils et les abandonnèrent dans la forêt pour qu'ils meurent de faim. Maedhros eut tout de même du remords de cette action, et il les chercha longtemps dans les bois de Doriath, mais ses recherches furent vaines et nul chant ne nous apprend le sort d'Eluréd et d'Elurín.

Le Silmarillion, QUENTA SILMARILLION

[sws_divider_bar1 barsize="500"] [/sws_divider_bar1]Nul chant ne raconte le sort d'Eluréd et d'Elurín car aucun des sages de la Terre du Milieu, même parmi les plus grands des Elfes et des Hommes, ne sait ce qu'il advint d'eux.

En vérité, funeste fut leur destin et sur la Terre du Milieu, seules les créatures de Melkor le connaissent en partie et tremblent encore au souvenir de ces deux frères, petits-fils du plus courageux des Hommes et de la plus belle des Enfants d'Ilúvatar, Beren et Lúthien.

Sauron était de ces créatures et lui aussi garde le souvenir de sa Peur lors de leur rencontre.

Aucun Adan ni Elda de la Terre du Milieu n'a jamais entendu ce récit et on ne le connaît qu'en Valinor. Il est le symbole du combat des Premiers-Nés sur la Terre du Milieu et des souffrances qu'ils endurent. Les Vanyar pleurent quand ils chantent ce conte et les Valar ne sont pas moins tristes. Mais le serment de Fëanor ne pouvait être défait. Le temps de la Guerre de la Grande Colère n'était pas encore arrivé.

Maedhros, tourmenté par ses actions, chercha longtemps à réparer ses torts et tenta de retrouver ceux qu'il avait abandonnés dans la forêt. Le remords le hantait et cette action ainsi que tant d'autres eurent raison de son esprit et il se donna la mort comme il est conté dans « Le Voyage d'Eärendil et la Guerre de la Grande Colère ».

Les deux frères furent attachés et abandonnés dans la forêt. Celegorm n'avait pas donné l'ordre de les mettre à mort, car peut-être avait-il regretté ses actions passées. Il y avait déjà eu tant de sang versé...

Bien près de rejoindre les Cavernes de Mandos étaient Eluréd et Elurín mais il n'était pas écrit qu'ils dussent déjà quitter la Terre du Milieu. Eluréd et Elurín eurent tôt fait de se libérer de leurs liens. Même blessés au cours des combats et affligés par la mort de leurs parents, ils avaient survécu. Se nourrissant de plantes, de racines et de tout ce qui pouvait leur conférer quelque vigueur, ils n'avaient pas perdu toute leur force vitale car leur volonté toute entière était tournée vers la survie. La colère les animait et chacun trouvait, dans la présence de l'autre, un courage nouveau.

C'est à la mort de Beren et Lúthien que les Elfes de Tol Galen voulurent quitter ces lieux où l'absence de ceux qu'ils aimaient était trop forte. Ils décidèrent alors de partir pour Doriath. La joie était dans leur cour à l'idée de retrouver à Doriath ceux qu'ils connaissaient mieux que quiconque, les enfants de Beren et de Lúthien.

La tragédie et la ruine advenues du serment des enfants de Fëanor n'étaient pas encore connues d'eux. Alors leur étonnement fut grand lorsqu'ils rencontrèrent des patrouilles d'Orcs aux abords intérieurs du Royaume de Dior, maintenant défait. Les Elfes bataillèrent et mirent en déroute ces Orcs encore hésitants à pénétrer au cour même de Doriath. Mais l'inquiétude hâtait maintenant leurs pas. Le Royaume Béni de Dior et d'Elu Thingol et Melian la Maia avant lui, semblait éteint. Aucun rossignol ne faisait plus entendre ses trilles, les animaux rejoignaient leurs terriers et fuyaient au moindre bruit. L'hiver approchait doucement, bientôt froid et mordant, un vent glacial soufflerait du Nord sans discontinuer. La nourriture se ferait rare et entamerait les chances de survie des deux frères. Pour le moment les nuages noirs s'amoncelaient, sombre présage, aux frontières maintenant ouvertes de Doriath.

C'est avec prudence que Berendili, le chef de ce groupe, nommé ainsi en raison de sa grande amitié pour Beren, ordonna une halte pour la nuit après bien des lieues parcourues, sous une bonne garde.

Eluréd et Elurín étaient encore dans cette forêt, hagards, effondrés que des Elfes aient pu tuer des Elfes. Malgré leurs efforts, leur situation s'était dégradée. Leur santé vacillait en l'absence de soins efficaces et d'un repos qu'ils ne pouvaient s'accorder. De plus, ils étaient hors de tout espoir de rejoindre leur semblables, encerclés qu'ils étaient par les troupes de Melkor qui bientôt envahiraient Doriath. Et seuls, ils ne pourraient résister longtemps.

De stature semblable, ils pouvaient passer pour des jumeaux. Eluréd était l'aîné et éprouvait un amour plus que fraternel envers Elurín car il était maintenant sa seule famille. Tous deux étaient d'un caractère volontaire et d'un courage sans égal. Ils étaient prompts à la réflexion et plus encore à l'action.

Même s'ils ignoraient le sort de leur sour Elwing, ils espéraient qu'elle avait échappé à la bataille de Doriath et emporté le Silmaril loin de la malédiction qui accompagnait les fils de Fëanor.

Mais la fortune leur sourit à nouveau quand advint le moment où ils parvinrent au camp de ceux qu'ils avaient connus dans leur enfance. Leurs retrouvailles furent une véritable chance. La compagnie de Berendili ne s'attendait pas à rencontrer les fils de Dior en cet endroit. Eluréd et Elurín n'étaient plus que l'ombre d'eux-mêmes. Leurs visages étaient émaciés et leurs yeux reflétaient une grande lassitude, c'est pourquoi ils ne furent reconnus qu'à grand peine par leurs amis d'enfance. Les deux frères décrivirent l'attaque des fils de Fëanor, la bataille de Doriath et la mort de nombre de ses habitants, y compris leurs parents. Puis comment ils furent abandonnés dans cette forêt, dénués de tout, promis à souffrir du froid, de la faim et du chagrin devant tant de cruauté. La stupéfaction de Berendili fut grande mais il connaissait, comme tous les Eldar de la Terre du Milieu, les sombres actions passées de Maedhros et ses frères.

Tous leur demandèrent ce qu'il était advenu de leur sour Elwing et du Silmaril. Ceci, ils ne le surent jamais. Mais en leur cour, tout leur disait que jamais le Silmaril ne serait aux mains d'Êtres mauvais, ce en quoi ils avaient raison.

En cette compagnie, Eluréd et Elurín retrouvèrent l'envie de vivre et de faire payer à Melkor le malheur, qui par sa faute, les avait frappés, eux et leurs familles.

Berendili utilisa toute sa science à guérir les deux frères, mais Eluréd et Elurín étaient les descendants de Beren et de Lúthien, leur guérison fut rapide et de nouveaux projets naquirent en eux. De plus, tout comme leur père, Eluréd et Elurín avaient choisi le destin des Elfes et de demeurer sur Arda jusqu'à la Fin des Temps. Ils étaient donc comptés parmi les Premiers-Nés et étaient dotés d'une plus grande volonté et d'une faculté de guérison que n'ont pas les Hommes.

Leur première impulsion fut de retrouver les fils de Fëanor et de mettre fin à leur folie, car la discorde devait cesser entre les Elfes. Berendili n'était pas de cet avis car rien, à ses yeux, ne saurait rompre le serment auquel ils étaient liés si ce n'est l'intervention des Valar eux-mêmes. Il ne voulait pas une nouvelle bataille entre Elfes car elle ne ferait qu'accroître leur chagrin et réjouirait trop Melkor. Ils suivirent sa sagesse et ses conseils. Cependant, rien ni personne n'aurait pu les empêcher de lutter et de frapper le royaume de Melkor, et d'ici peu, pendant qu'il en était encore temps, ils prendraient le chemin de Menegroth pour s'enquérir de quelques-unes des armes qui firent la gloire des Eldar sur les Champs de Bataille.

Avant leur départ, à la lumière d'un feu qu'ils voulurent discret, toute la compagnie se remémora les exploits de Beren et de Lúthien, la vie dans les Mille Cavernes, la beauté de l'amour entre Melian et Elu Thingol ainsi que leur grande noblesse.

Nul ne prit repos cette nuit-là, ils restèrent à méditer quelque temps à cet endroit, occupés à échafauder leurs plans pour les périodes à venir. Mais si leur intention était de porter un coup dur au règne sans partage de Melkor, ils n'en voyaient pas le moyen.

C'est d'un pas quelque peu résigné qu'ils partirent en une dernière étape vers la splendeur passée de Menegroth. Et leurs yeux leur montrèrent de bien tristes choses. Les arbres alentour étaient blessés et se mouraient, les fontaines souillées ne coulaient plus, les sculptures finement ouvragées étaient détruites, des corps sans vie gisaient encore çà et là. La folie avait fait son ouvre, les échos de la Musique malfaisante de Melkor s'étaient fait entendre une nouvelle fois pour les plus beaux des Enfants d'Arda.

Mais il est des symboles qui ne peuvent être renversés, la salle du trône de Dior et d'Elu Thingol avant lui était intacte, les combats ne l'ayant pas atteinte. Là, on pouvait encore percevoir ce qu'était Menegroth au temps de sa magnificence. Melkor, au faîte de sa puissance, n'avait pu l'abattre, ce furent les Elfes qui tuèrent et détruisirent ce que d'autres Elfes avaient construit. D'autres salles connues seulement d'Elu et des membres de la lignée Royale avaient échappé au sac de Maedhros et ses frères. Dans une salle d'armes d'une beauté toute guerrière ils trouvèrent cottes de mailles, hauberts, épées, arcs et lances. Dans certaines de ces armes s'exprimait tout le savoir-faire des Elfes. Eluréd et Elurín se parèrent des plus belles d'entre elles car ils étaient les descendants des Rois de Menegroth. De fait, personne ne manqua d'armures pour se protéger le corps ni d'armes pour mener à bien leur périple futur.

Ce fut une troupe redoutable, farouche et d'une volonté vengeresse sans pareille qui ressortit au grand jour. Même si le combat devait être bref, la colère de Tulkas semblait les guider et ils se promirent que jamais plus ils ne vivraient cachés, à attendre une nouvelle trahison ou que les yeux des espions de Melkor ne les découvrent enfin. Ils voulaient apprendre à Melkor à les craindre et éveiller, au bruit de leurs exploits et de leur combat désespéré, l'orgueil des derniers Seigneurs des Eldar et la pitié des Puissants de Valinor.

Mais avant d'affronter la Mort, tous souhaitaient revoir une dernière fois l'endroit où ils avaient vécu heureux pendant bien des années. Ils prirent donc la route pour Tol Galen. Ce lieu Béni, nul serviteur de Melkor n'osait l'approcher, tant la beauté et le pouvoir de Beren et de Luthien étaient encore présents. Là-bas, ils trouvèrent la quiétude de l'âme et le bien-être que procure le souvenir de jours heureux. Ils oublièrent pour un temps leur deuil parmi les beautés des créations de Yavanna, Reine de la Terre. La Nature montrait encore toute sa fraîcheur, et leur douleur en fut adoucie. Ils profitèrent également de ce répit pour s'entraîner au combat et aux arts de la guerre. Ils parfaisaient leur stratégie et imaginaient une solution pour chaque situation difficile qu'ils pourraient rencontrer. Les jours passaient et ils décidèrent bientôt de prendre la route.

Ils partirent donc vers Angband. Berendili et les Elfes de Tol Galen suivirent les deux frères mais en son for intérieur Berendili doutait de la réussite des plans d'Eluréd et d'Elurín. Il combattait Melkor et ses serviteurs depuis de nombreux siècles et l'espoir l'avait quelque peu abandonné. Il était partagé entre l'idée de vivre caché et celle d'affronter ouvertement les cohortes de Melkor. Il était présent à Nirnaeth Arnoediad et avait vu nombre de ses amis mourir durant la bataille. Il avait vu les conspirations, les ruses et les trahisons d'Ulfang et de ses fils et le désastre qui avait suivi. C'est pourquoi, le doute le tenaillait.

Ils s'en allaient tous vers des endroits où la nuit était maîtresse, c'est pourquoi ils étaient tous vêtus de blanc. Le Blanc, symbole de la pureté de leur âme. Le Blanc pour combattre le Noir. Et lors des combats, les Orcs avaient la conviction de se battre contre les esprits des Elfes qui n'avaient pu rejoindre Mandos et réclamaient vengeance.

Si Fëanor avait causé la ruine des Noldor et la mort d'une multitude d'Elfes par le serment qu'il avait fait et attaché à ses fils, il avait également inventé, après Rúmil, les signes propres à conserver les histoires. Et pour ne pas que leur combat reste inconnu de leurs semblables, un des compagnons de la troupe, Tencaro consignait leurs aventures sur des parchemins. Son nom signifiait « Celui qui écrit », il était l'aîné et le plus sage du groupe. Il écrivait, au jour le jour, l'histoire qu'il vivait et prenait grand soin de ses parchemins. Il les roulait puis les cachait dans son carquois.

La rapidité et la discrétion étaient leur souci, leur détermination était froide et la pitié les avait désertés. Les monstres infâmes qui parcouraient la Terre du Milieu devaient mourir. Peu à peu, se répandit la rumeur de pertes nombreuses parmi les rangs des Orcs. On racontait comment des camps étaient attaqués durant la nuit et leurs membres exterminés. Mais à chaque fois, la troupe d'Eluréd et d'Elurín faisait un unique survivant qui était plus tard relâché, porteur d'un témoignage, terrorisé par l'aura de Justice qui émanait de ces Elfes. Les embuscades tendues de jour par les Elfes étaient nombreuses et on racontait que des nuées de flèches décimaient les rangs des Orcs sans que ceux-ci ne puissent jamais apercevoir l'ombre d'un archer. Seule une unique flèche porteuse d'un message pour Melkor les renseignait sur les auteurs de ces attaques meurtrières.

Les années passaient et ils demeuraient insaisissables. Mais tout ceci n'était que de piètres victoires. Les hordes d'Orcs étaient trop nombreuses, sans cesse les souterrains d'Angband vomissaient des légions de serviteurs de Melkor. Sauron lui-même, par jeu et par mépris, envoyait de petits groupes d'Orcs au devant de la Mort. A la fois pour harceler ces Elfes renégats mais aussi pour leur donner confiance et les pousser enfin à quelque imprudence qui causerait leur perte. Les rouages de l'esprit maléfique de Sauron ne s'arrêtaient jamais et concevaient un plan qui devait mettre fin aux agissements d'Eluréd et d'Elurín.

Berendili, quant à lui, doutait de plus en plus et en pensée s'interrogeait sur le véritable but de leur sauvage équipée en ce pays hostile. Et il augurait plus qu'il ne craignait que d'ici peu ils ne doivent tous quitter la Terre du Milieu pour les Cavernes de Mandos. Malgré tout l'Amour qu'il vouait à ses compagnons, il savait que l'Ombre de la Mort était sur eux.

En vérité, Ulmo s'inquiétait toujours du sort des Elfes et des Hommes et influait en secret sur le destin de certains des habitants de la Terre du Milieu. S'il devait non seulement parler par la bouche de Tuor pour empêcher la Chute de Gondolin, il usa encore de son pouvoir pour sauvegarder les derniers guerriers elfiques en territoire conquis par Melkor. L'eau était son domaine, et par endroits, conservait-il quelque pouvoir. Arriva donc le jour où les ennemis jurés de Melkor cherchaient un endroit pour leur campement. Leur Nature Immortelle ne les dispensait pas du boire et du manger. C'est pourquoi ils étaient toujours à la recherche d'une source où coulerait une eau saine, qu'ils puissent utiliser pour se rafraîchir et se purifier de toute la saleté et la puanteur de ce pays de désolation. Ainsi, deux éclaireurs aperçurent un reflet scintillant au fond d'une crevasse au bord de laquelle ils marchaient. Leur vue d'Elfe leur permit de voir que l'eau était conservée dans une cavité naturelle dans la pierre et que cette eau était transparente, que le mal ne s'y était pas encore installé.

Le plus aguerri des deux éclaireurs remarqua, comme il s'apprêtait à s'en rejoindre le gros du groupe pour porter la nouvelle, une forme effilée posée sur le bord de l'anfractuosité. Les deux compagnons rebroussèrent chemin, ravis de cette découverte.

Eluréd et Elurín furent très intrigués par la forme devinée par les éclaireurs au fond de la crevasse. La nuit précédente, ils avaient tous deux rêvé de pluie, chose qui n'était jamais arrivée en ces régions, sauf au temps de la création d'Arda par les Valar. Le Feu et la Chaleur étaient ici la seule Loi, l'eau n'y avait pas sa place. Ils choisirent alors une corde et des récipients pour descendre voir cette étrangeté. La descente était difficile, la paroi était acérée et les pierres saillantes dangereuses, mais la magie et le savoir des Elfes subsistaient dans ces liens, aussi solides qu'ils le désiraient et doux à leurs mains.

Après quelques efforts, ils posèrent pied au bord du point d'eau. Elle était fraîche et limpide, Ulmo montrait là la mesure de son Pouvoir pourtant bien loin de la Mer. Ils en burent avidement mais s'arrêtèrent aussitôt car, dans le reflet troublé de l'eau, une image fugitive surgit devant eux, celle de Gothmog, Seigneur des Balrogs, le plus puissant des Maiar excepté Sauron lui-même. Et Gothmog faisait claquer ses fouets de feu et ses yeux étaient rouges du feu qui l'animait et du sang de ses victimes. Cette vision terrible disparut bientôt, mais par un curieux phénomène, elle leur donnait espoir même s'ils ignoraient pourquoi.

Une fois leur soif apaisée, ils s'intéressèrent à la forme qu'ils avaient soupçonnée du haut de la paroi, et que seul un Elfe aurait pu voir, à l'exception peut-être des messagers de Manwë, Thorondor et ceux de sa race. Ce qu'ils virent les surprit au plus haut point car rien ne pouvait laisser penser à la présence d'un tel objet en ce lieu. C'était une flèche. Une flèche Elfique dont la pointe baignait dans l'eau. Elle était sculptée dans le bois le plus précieux. Sa pointe était faite d'un alliage dont même les meilleurs forgerons d'Aulë devaient ignorer la fabrication et la substance. Cette flèche semblait d'une vélocité sans pareille et animée d'une volonté propre à percer toutes les protections, boucliers et autres cottes de mailles.

Et sous un renfoncement dans la pierre, dans une niche creusée dans la paroi à même la pierre, apparaissait un plein carquois de flèches semblables. Il était de nacre, de coquillages et autres ornements que l'on trouve dans les fonds marins. Caché, seul celui qui se tenait près du point d'eau pouvait le voir. La nature de ses matériaux et sa conception étaient inspirés des chars d'Ulmo, ses serviteurs l'avaient façonné avec le plus grand soin. Eluréd et Elurín eurent le plus grand mal à se défaire de cette vision, fascinés qu'ils demeuraient face au plus bel objet, après le Nauglamír, qu'ils eussent jamais vu. Ils s'approchèrent de la niche et en retirèrent le carquois avec onze flèches semblables à celle près du point d'eau. Un point attira leur attention car, fait étrange, le carquois portait une broderie représentant une goutte d'eau suspendue au-dessus d'une flamme. Ce motif devait avoir une signification quelconque mais elle n'apparut pas de façon évidente à leurs yeux.

Cependant, la nécessité de la prudence reprit le dessus sur leur intérêt et ils s'empressèrent de remplir leurs outres de cette eau divine. Ils remarquèrent, une fois cette tâche achevée, que rien ne subsistait de ce qui avait été un point d'eau et qu'il n'y en aurait jamais plus en cet endroit.

Eluréd se chargea de remonter avec le chargement d'eau pendant qu'Elurín passait sur son épaule ce si fantastique cadeau d'Ulmo. La joie était dans leur cour mais elle s'accompagnait d'interrogations sur la raison d'un tel présent. Arrivés au sommet, ce fut au tour de leurs compagnons impatients de s'émerveiller à la vue de ce carquois quelque peu extraordinaire. Et Berendili de s'exclamer : « - Qu'est-ce donc que cela ? - Les Dieux nous font signe de poursuivre notre destin, et ce présent, don d'Ulmo, devra nous servir un jour ou un autre. - Espérons que ces flèches apporteront la victoire et non la Mort sur nos têtes ! »

Cette dernière réplique en étonna plus d'un. C'était la première fois que Berendili exprimait ses inquiétudes à haute voix. Mais les deux frères tentèrent d'apaiser ses craintes. « - Les desseins des Valar sont parfois obscurs à nos yeux mais leur Amour pour nous, les Premiers-Nés, devra un jour se manifester à nouveau et ceci est peut-être le premier geste qu'ils font vers nous. Et nous ne pouvons le rejeter. »

Berendili approuva en silence et reprit le chemin. Tous lui emboîtèrent le pas tandis que les éclaireurs reprenaient un peu d'avance pour assurer la sécurité du groupe.

Ils marchaient d'un bon pas, l'attention en alerte mais tous s'interrogeaient sur l'usage de ces flèches. Après quelques heures, Berendili avait visiblement ressassé ses craintes et ses paroles passées. L'ennui et la honte se mêlaient sur son visage mais il était animé d'une nouvelle résolution. Il s'en venait maintenant vers Eluréd et Elurín, tous les Elfes stoppèrent et Berendili prononça ses paroles : « - Fils de Dior, j'ai failli à la parole que je m'étais donnée et je le regrette. Sachez que le doute m'a désormais quitté. Je crois en Ulmo et en vous, ses messagers. Mais avant tout, c'est à mes parents et amis que je parle et quoique vous décidiez, toujours je vous suivrai et serai à vos côtés. »

Eluréd en fut ému et Elurín ne l'était pas moins. C'est presque d'une seule voix qu'ils répondirent que cela ils le savaient et que si le doute l'avait troublé, ils ne croyaient pas pour autant à son refus de voyager avec eux. Le destin voulait qu'ils demeurent ensemble, et ils l'assumeraient. Et tous trois étaient maintenant heureux de cette entente retrouvée. Ils en revinrent donc à leurs préoccupations et à l'observation des paysages alentour ; les Orcs étaient à leurs trousses et ils craignaient à tout moment une embuscade.

Les jours et les nuits se succédaient, la guerre était leur vie et les Orcs le savaient mieux que quiconque. Mais ils n'utilisèrent pas les douze flèches du carquois, trop précieuses, dont ils savaient qu'ils n'auraient pas de semblables.

Est-ce le hasard, est-ce une autre manifestation d'Ulmo qui leur fit découvrir les propriétés hors du commun de ces projectiles ? Nul ne le sait mais voici en vérité comment cela arriva.

C'était la nuit et pour une fois, aucune crainte ne les hantait. Ils étaient dans le creux d'un cratère, que l'on nomma par la suite Orod i Chired pour « Montagne de la Découverte ». A l'abri de regards hostiles, cette position leur conférait également de pouvoir détecter tout mouvement sur les pentes avoisinantes. La garde était nombreuse et vigilante, tout était tranquille. Pour cette occasion, un feu de bois mort flambait. Il était loin le temps du dernier feu qu'ils avaient osé allumer. Ils avaient pris garde à ne pas y adjoindre de combustible qui puisse provoquer une quelconque fumée ou odeur.

Tous ceux qui n'étaient pas de garde étaient assemblés en un cercle autour du feu. Il réchauffait les corps et les cours et à cette agréable sensation ils évoquèrent bien des souvenirs réconfortants. Plus tard dans la nuit revint la question du don qu'ils avaient reçu. Tous manipulaient à tour de rôle les flèches et le carquois mais la réponse demeurait inconnue. Or l'un deux, même si l'on n'a jamais qualifié un Elfe de maladroit, fit tomber l'une des flèches dans le feu. Tous alors furent saisis et scandalisés à l'idée de voir l'une de ses flèches se consumer et disparaître. C'est ce qu'elle fit en effet mais dans le même temps le foyer s'éteignit rapidement. La chaleur baissa instantanément jusqu'à devenir nulle puis la lumière des braises s'estompa pour disparaître. Alors, le sens de la broderie et la propriété magique de ces flèches apparurent dans toute leur évidence. Ces flèches avaient donc le même effet que l'eau, domaine d'Ulmo, et semblait pouvoir éteindre n'importe quel feu, domaine de Melkor.

Armés de ces atouts, Eluréd et Elurín savaient maintenant qu'ils pourraient porter un coup décisif au règne de Melkor et ébranler ses disciples maléfiques. Défier et éliminer le capitaine des Balrogs, Gothmog, devenait leur principal objectif. La fin de Gothmog devenait leur raison de vivre, ce pourquoi ils avaient été épargnés lors du massacre de Doriath.

Et à l'unisson s'éleva le cri de « Mort à Gothmog ! » et cela devint le message qu'ils laissèrent à chacune de leurs attaques. Inévitablement, Gothmog releva le défi...

La bataille qui devait les opposer n'était pas encore arrivée. Mais elle fut terrible pour les opposants des deux frères et de leurs compagnons mais aussi pour leurs adversaires et seul le récit de la Chute de Gondolin raconte le combat entre des Elfes et les Valaraukar, Maiar du Feu pervertis par Melkor.

Gothmog, quant à lui, ne restait pas inactif. Le cri de « Mort à Gothmog ! » et la provocation qu'il recelait avaient traversé l'espace pour être entendus de lui. Une sombre inquiétude lui pesa mais il était sûr de sa force et de son pouvoir. C'est pourquoi il allait s'avancer lui-même au combat. Cette prochaine bataille lui fit rassembler quantité de troupes. Des troupes d'Orcs, de Loups et de Trolls furent bientôt prêtes. Il s'entretint avant son départ avec Melkor pour lui assurer que bientôt cette histoire serait close.

Voilà de fait comment la bataille se déroula. Gothmog et cinq de ses lieutenants accompagnés de leurs troupes quittèrent Angband au lendemain d'une autre embuscade dans laquelle avaient péri nombre de serviteurs du mal. Le Feu les accompagnait et la Désolation les suivait. La tuerie était leur mission et ils ne rencontrèrent aucun être vivant car chacun fuyait, même s'il ne restait guère que quelques oiseaux à survoler encore ce triste pays. Les fouets des Balrogs fendaient les airs et certains Orcs peu prudents tombèrent sous leurs coups. La fureur animait Gothmog et il échafaudait mille tortures pour couper le fil de la vie d'Eluréd et d'Elurín.

Les Elfes eurent vent de cette sortie et décidèrent de mettre leur plan en action et d'aller à la rencontre de Gothmog. Ces derniers, de leur avis, avaient de bonnes chances de vaincre ceux qui n'avaient succombé jusqu'alors. Leur troupe s'était déployée en un large demi-cercle. Eluréd était à l'avant, Elurín à sa droite tandis que Berendili couvrait l'aile gauche. Chacun écoutait et scrutait l'horizon. Ils avaient soupçonné l'arrivée des troupes Orcs car ils avaient rencontré des vols d'oiseaux qui venaient dans leur direction. Et le soir venu, une ligne de feu, témoin des dévastations des troupes de Gothmog, éclairait le lointain. Eluréd s'était alors porté à l'avant. Son arc était tendu, une flèche prête à siffler à tout moment vers quelque ennemi. Leur dessein à tous était, comme à leur habitude, de frapper vite et fort et de s'évanouir ensuite dans les reliefs escarpés. A force de progression, ils arrivèrent à Neled Emyn, nom donné aux trois collines qui surplombaient la plaine et allaient être témoins de la bataille. C'était l'endroit idéal pour le plan qu'ils avaient dressé, ils attendirent là ce qui devait advenir.

Après une longue attente, se dessinèrent enfin les plus puissants des serviteurs de Sauron. Après les avoir laissé approcher quelque peu, les Elfes sonnèrent de leurs cors, un son puissant, grave mais clair traversa les airs et son écho se répercuta pendant longtemps entre les trois collines. Les Orcs s'arrêtèrent en pleine stupeur mais Gothmog ricanait. Mais son sourire se figea lorsque les Elfes se dressèrent devant eux, l'assurance et la certitude de vaincre se lisaient dans leurs yeux et les Balrogs eux-mêmes en furent ébranlés. Eluréd prit la parole : « - Te voilà venu enfin Gothmog ! Ravi que tu viennes si vite vers ta perte. »

Les vêtements amples des Elfes claquaient dans le vent, rythmant les battements de leurs cours. « - En voilà assez, pauvres créatures ! Mes fouets caresseront bientôt vos chairs, vous allez connaître ce qu'est la Souffrance. »

Sur son ordre, les premiers Orcs se ruèrent au combat. Ils hurlaient leur haine des Elfes et de la beauté d'Arda. Leurs épées courbes luisaient d'un éclat sinistre et tournoyaient dans le vent. Leurs armures s'entrechoquaient dans un bruit métallique sinistre, leurs chausses cloutées frappaient le sol avec démence, la terre gémissait sur leurs coups. Mais tous les cris n'auraient pu entamer la majesté des Elfes. Et à ces Orcs fous, ils répondaient par un silence inquiétant de menace. Ils étaient peu nombreux face aux rangées qui s'avançaient vers eux, Gothmog faisait bien peu de leur cas et en son for intérieur se demandait comment une troupe si mince avait pu tenir en échec toutes les missions destinées à les tuer.

C'est alors qu'une flèche s'éleva dans l'air, signe pour les deux autres groupes d'Elfes embusqués sur les hauts de faire leur apparition. Les Elfes dominaient les troupes de Gothmog, et dans un combat éloigné où les arcs et autres projectiles avaient leur place, cette position était fort avantageuse. Lorsque la flèche eut décrit sa parabole et se planta dans le sol rocailleux, ce furent des nuées de flèches qui sifflèrent vers les Orcs. Les Elfes étaient non seulement des archers incomparables mais leur vue portait loin. Et alors que viser en contrebas était chose aisée, les Orcs devaient viser les hauteurs. Les arcs puissants de Menegroth faisaient entendre le chant de leur corde et, rang après rang, les Orcs tombaient. A chaque Orc qui s'effondrait, les Elfes entonnait une prière silencieuse à la gloire d'Ulmo pour qu'ils les protègent. Puis lorsque les Orcs furent décimés, et avant que les survivants n'arrivent sur eux, les Elfes tirèrent l'épée et dévalèrent la pente pour exterminer le reste de ce premier assaut. Ce fut alors au tour des Balrogs de s'avancer.

Les Elfes firent alors demi-tour, feignant de fuir, remontèrent la pente qu'ils avaient dévalée l'épée au poing. Le feu ardent des Balrogs les poursuivait mais lorsque les derniers Elfes franchirent le sommet de la colline, Eluréd, Elurín, Berendili et trois des leurs étaient prêts. Les deux frères et Berendili avaient chacun une flèche du carquois magique d'Ulmo prête à tirer. Deux flèches pour chacun des six Balrogs, cela devait suffire.

La tension des arcs était maximale, les Balrogs basculaient de l'autre côté de la colline, les traits furent lâchés. Le silence tomba telle une chape de plomb sur le champ de bataille. Chaque flèche avait atteint sa cible et se consumait au contact du feu vivant que sont les Balrogs. Les six Balrogs furent stoppés dans leur course.

La chaleur qui les environnait diminua, l'ombre qui les entourait se réduit et le rouge de leurs flammes vira au bleu des vagues. L'effarement qu'ils éprouvaient était visible, de figures effrayantes d'une taille à l'image de leur pouvoir immense, ils furent réduits à un statut d'esprit évanescent, sans grand pouvoir. Toute l'épouvante qu'ils inspiraient avait disparu pour un temps, ils étaient devenus vulnérables. Les Orcs avaient perdu toute leur assurance, la volonté des Balrogs ne les soutenait plus et ils contraient à grand mal la nouvelle offensive des Elfes. La vengeance des fils de Dior et de leurs compagnons approchait, ils demandaient maintenant justice. Le piège se refermait sur Gothmog et privé de son pouvoir, il ne pouvait que périr. Dans sa perfidie, il se réfugia derrière deux de ses semblables qui moururent aussitôt percés par une deuxième flèche fatale. Le combat fut terrible, les Balrogs se saisirent chacun d'une épée et leur essence de Maiar se reflétait dans cette ultime passe d'armes, ils luttaient à armes égales avec les Elfes.

L'endurance et l'habilité des Elfes étaient grandes après tant de temps passé à guerroyer. Melkor guidait les coups des Balrogs mais Eluréd réussit à désarmer l'un deux, et celui-ci périt transpercé par sa lame.

Alors que les trois premiers Balrogs avaient péri, le reste des Elfes livrait leur plus grande bataille. Les Orcs hypnotisés par cette défaite imminente n'opposaient qu'une faible résistance, ils tombaient par centaines, transpercés par les épées de Menegroth. Les quelques coups que les Elfes recevaient étaient facilement amortis par leurs armures, ils étaient invincibles et majestueux.

Elurín faisait face à Gothmog. Il fut surpris par le bond du Balrog qui vint se placer derrière lui. Il n'eut le temps que de s'écarter quelque peu pour éviter que la hache noire ne s'abatte sur son heaume. Mais son mouvement ne fut pas assez rapide et perdit l'usage de son bras gauche après le coup assené par Gothmog qu'il reçut. Il fut bien prêt de mourir mais Berendili se jeta sur Elurín pour se faire bouclier et para le second coup qui devait le tuer. Mais la force de Gothmog était trop puissante et l'épée de Berendili se cassa. Gothmog riait et soulevait une nouvelle fois son arme pour frapper et tuer. Toutefois, chaque compagnon de la troupe elfique veillait à la sauvegarde de ses semblables et deux d'entre eux lâchèrent une flèche sur Gothmog qui accusa le coup. Il pouvait maintenant mettre fin à la vie de ses ennemis mais aussi périr lui-même. Il choisit la fuite.

Les blessures d'Elurín et Berendili accrurent encore la Haine des Elfes. Fer contre fer, coup pour coup, les Elfes avançaient vers Gothmog et pour la première fois, il eut peur de devoir comparaître devant Mandos et d'être jeté hors d'Eä, dans le vide où nul ne sait ce qui y vit. Et pour la première fois, le désespoir était en son esprit alors que chaque fois, c'étaient les Enfants d'Ilúvatar qui connaissaient cette peur. Après le désespoir et l'énergie que l'on y trouve, la fuite devient le seul salut. Sa situation était désespérée, et les blessures additionnées l'affaiblissaient, il voulait vivre, vivre pour mieux s'en revenir, plus puissant et animé de la rage la plus grande qui soit. Il usa alors de toutes ses ressources pour transpercer le rempart des Elfes et rejoindre Angband alors que les Orcs faisaient retraite également. L'ennemi fuyait, la victoire des Elfes était totale.

L'Ennemi fuyait mais il n'était pas question pour les Elfes de rester sur ce champ de bataille à savourer leur victoire. Il fallait soigner les blessés et les serviteurs de Sauron allaient se ressaisir rapidement. Ils devaient impérativement trouver rapidement un endroit où se cacher et se reposer. « - Où irons-nous maintenant que nous sommes poursuivis comme jamais ? » demanda Berendili.

Et Eluréd de répondre. «  Retournons à cet endroit où le destin nous a montré comment vaincre ce jour. Escaladons à nouveau Orod i Chired et cachons-nous là pour panser les plaies de nos frères. »

Ils couraient, blessés mais fiers de leurs victoires. S'ils souffraient, ils n'en laissaient rien paraître et se disaient que le lendemain pourrait leur amener une nouvelle victoire. Gothmog n'était pas défait mais ils continueraient à le défier.

Eluréd prit quelques Elfes avec lui et resta en arrière afin de contrer toute poursuite d'Orcs intrépides pendant que son frère et les autres blessés regagnaient le cratère. Aucun ennemi ne prit leur poursuite. Tous parvinrent enfin au lieu dit.

La nuit passa, noire comme la plus profonde des grottes d'Angband. Aucune lumière de la Lune n'était visible, aucun bruit ne venait rompre l'inquiétude des Elfes si ce n'est leurs quelques murmures. Les gardes scrutaient de leurs yeux d'Elfes les contrebas mais pas même les yeux de Thorondor n'auraient pu percer la noirceur étrange de cette nuit. Les Elfes attendaient le jour, qui leur redonnerait espoir et effrayerait les Orcs. Les heures passaient, puis un vent fort se leva. Il souffla et éteignit le faible feu destiné à réchauffer les blessés. Des sifflements et hurlements se firent entendre, résultat du vent glissant sur les terres.

Après des heures interminables d'angoisse, le soleil se leva enfin, et à travers les nuages noirs, il réussit à donner quelque lumière aux Elfes. Ils pensaient pouvoir décider de la marche à suivre pour se mettre en sécurité dans des terres plus sûres. Mais au bas de la pente du cratère, une brume opaque persévérait.

C'est alors que le son des tambours et des cris s'éleva. Puis la brume se retira, Sauron était venu...

Les Elfes n'avaient vu leur approche car Sauron avait créé une brume opaque sur ses troupes. Tombé en disgrâce aux yeux de Melkor depuis qu'il avait laissé Beren et Lúthien s'emparer d'un de ses Silmarils. Depuis, il cherchait sans cesse à récupérer ce joyau, car il savait pouvoir revenir dans les faveurs de Melkor s'il le lui rapportait.

Des engins de mort étaient disposés pour les harceler. Catapultes chargées de pierres, de magma en feu et fumant. Arcs géants, cordes tendues, où des flèches enflammées attendaient d'être lancées.

Les Elfes étaient donc encerclés, sans abri pour se couvrir. Leurs armures seraient impuissantes à les protéger des blocs de pierre et autres projectiles. Sauron était impatient d'en finir et ordonna l'attaque. Une pluie de pierres s'abattit sur le sommet du cratère. Elles volaient de partout, s'abattaient avec des sifflements et touchaient le sol dans une déflagration assourdissante. La poussière se soulevait et l'on entendait à peine les cris des Elfes qui furent fauchés par ces projectiles. Berendili fut l'un des premiers. Il fut écrasé sous la masse, ses blessures trop graves pour qu'il puisse guérir. Le temps s'arrêta alors pour les Elfes. Plus rien ne les préoccupait, pas même le fait qu'ils pussent mourir eux-mêmes, si ce n'est la fin toute proche de leur plus ancien compagnon. Ils se rassemblèrent près de Berendili mourant. « - Mes amis, il est temps pour moi de vous quitter. Mon destin est accompli et je n'y puis rien. Mais vous, vous devez rester sur ces terres, soyez les combattants des Peuples Libres et combattez encore et toujours les forces du Mal. »

Il était mort l'esprit heureux de cette victoire qu'ils avaient eue face à Gothmog et n'allait pas connaître la fin tragique de ces compagnons.

Eluréd dit alors : « - Mes frères, la Mort est près de nous. Mais nous sommes une seule et même volonté, nous allons combattre, comme le voulait Berendili, et faire payer à Sauron le sang de nos amis répandu sur cette terre. »

Eluréd et Elurín, une épée dans sa main valide, se présentèrent alors au bord de la pente et une véritable Lumière émana d'eux. La couleur blanche de leur habit, la blondeur de leurs cheveux, le teint de leur peau et l'atmosphère sombre autour d'eux, tout contribuait à leur conférer une Aura de Dieu. « - Où es-tu celui que nous nommons Gorthaur, le Détesté ? Montre-toi donc et affronte la colère des Premiers-Nés. Nos aïeux t'ont vaincu une fois, nous le ferons à nouveau. A moins que la Peur prenne le pas sur ton infamie et qu'à la place de comparaître devant nous, tu n'envoies tes complices ? »

Jamais, jusqu'alors, Sauron n'avait été défié ainsi. Mais en guise de réponse, il ne fit que lancer l'assaut de ses troupes. Les catapultes s'arrêtèrent et ce fut au tour des Orcs de s'avancer. Mais les armes de Sauron se retournèrent contre lui car les Elfes avaient fait rouler certaines d'entre elles sur le rebord du précipice pour ensuite les précipiter vers les troupes de Sauron. Les Pierres en arrachaient d'autres à la pente, lave refroidie depuis peu et c'est une véritable avalanche qui faucha quantité d'ennemis. Mais le moment de panique passé parmi les Orcs, ils reprirent leur ascension.

Puis les Elfes tirèrent leurs dernières flèches pour retarder l'échéance inévitable maintenant. Les Elfes pouvaient tirer à l'arc plus vite, plus fort et plus loin que les Orcs mais ils n'étaient pas en nombre suffisant pour repousser l'attaque.

Alors qu'ils retiraient leur épée de leur fourreau et que la bataille au corps à corps allait commencer, un formidable coup de tonnerre retentit. Et chose qui n'était jamais arrivée, la pluie se mit à tomber. Elle était froide, drue et violente car elle était en territoire maudit mais c'était là un signe du soutien d'Ulmo envers les Elfes qu'il avait déjà soutenus. Et ce, même s'il ne pouvait le faire plus ouvertement sans aller à l'encontre de la sentence des Valar.

Les Elfes ne se trompèrent pas devant cet encouragement, la panique saisit les Orcs qui n'avait jamais connu cet événement sur ces terres. Cela donna un avantage moral aux Elfes qui tuèrent bien des Orcs avant que ceux-ci ne songent à réagir. Mais la pluie cessa aussi soudainement qu'elle était venue car le pouvoir d'Ulmo était fort diminué si loin de la Mer, et avec son départ les épées commencèrent à s'entrechoquer. Des étincelles jaillissaient de la rencontre des lames Orcs et Elfiques. Ces lames Elfiques irradiaient une vive lumière bleue, réaction de ces lames magiques à proximité de ceux à qui elles devaient ôter la Vie.

Les Elfes coupaient et tailladaient, piquaient et plantaient mais rien n'y fit, tous marchaient dans le sang et les Elfes tombaient un à un. Eluréd et Elurín étaient les plus farouches des combattants et anéantissaient nombre d'Orcs qui étaient à leur portée. Elurín, un bras inerte le long du corps n'en était pas moins redoutable. Les haches noires des Orcs tombaient encore attachées aux mains qui les portaient. Malgré les pertes parmi les rangs des Orcs, ils continuaient de vouloir s'agripper aux deux frères. Il n'était pas question pour eux de les tuer, Sauron voulait qu'ils soient pris vivants.

De fait, tous les compagnons de longues et grandes batailles étaient déjà tombés sans avoir eu la possibilité de fuir ou de concevoir quelque plan. Aucun Elfe ne survécut, exceptés les fils de Dior. Ils furent pris dans des filets, ligotés et amenés devant Sauron lui-même. Tous deux s'étonnèrent d'être encore vivants car Sauron ne faisait de prisonniers que pour travailler dans ses forges et cela ne semblait pas être le sort qui attendait les deux frères.

Il tenait enfin sa vengeance. Se venger de la famille qui l'avait tenu en échec et vaincu il y a de ça bien des années. Mais avant cela, il voulait obtenir des deux frères l'endroit où il pourrait trouver le Silmaril qui avait été arraché à la Couronne de Fer de son Seigneur et Maître. Il était d'autant plus décidé à l'obtenir que Gothmog avait échoué dans cette tâche et qu'il deviendrait de fait l'indiscutable lieutenant de Melkor. Car si Sauron et Gothmog étaient animés d'une même haine pour les Enfants de Lumière, leurs royaumes respectifs sur la Terre du Milieu leur paraissaient toujours trop étroits. Une lutte intestine existait donc dans les rangs des serviteurs de Melkor, chacun luttant pour s'attirer les faveurs de l'être le plus puissant d'Arda.

Et plus encore que l'attrait du Silmaril, il avait voulu voir de ses propres yeux ceux qui l'avaient pendant si longtemps défié. Eluréd et Elurín étaient les descendants de ceux qui l'avaient humilié. C'était Lúthien qui l'avait forcé à abandonner tout pouvoir sur son île et sa forteresse. Forcé à fuir, de peur d'errer à tout jamais, dénué de son enveloppe charnelle, et à encourir la colère et le mépris de Melkor.

Mais Sauron, qui abhorrait le sourire et la satisfaction du vainqueur, ne montra cependant pas sa malice et le Mal qu'il incarnait . Il essaya de se montrer, dans un premier temps, sous un aspect bienveillant. Il voulait ramener le Silmaril que Beren et Lúthien avaient volé à son maître. Il savait qu'il était à Doriath et imaginait que les deux frères l'avaient en leur possession ou tout au moins savaient où le trouver. Voici comment il essaya de troubler en paroles les deux frères. « - La bataille fut longue mais je salue mes valeureux adversaires à leur juste valeur. Vous avez été braves mais le combat vous était perdu par avance et... - Nous n'avons que faire de tes paroles Gorthaur. Tu as trahi Aulë ton premier maître qui t'a enseigné tant de choses, tu t'es allié à Morgoth et tu seras maudit pour ton infamie. Tu en répondras devant Manwë. Sache qu'un jour les Enfants d'Ilúvatar marcheront d'un même pas vers toi et alors ton règne sera fini. »

L'un des commandants des Orcs voulut frapper Elurín pour son discours insolent mais le regard flamboyant de celui-ci arrêta son bras. Ils s'affrontèrent tous deux du regard mais la l'Orc ne put soutenir la blancheur glaciale des yeux d'Elurín. Eluréd reprit : « - En nous coule le sang mêlé des Eldar et des Hommes, nous formons l'alliance des Enfants d'Ilúvatar et rien ni personne, pas même toutes les ténèbres du Monde, ne pourra dominer la plus belle création d'Ilúvatar sur Eä. - Vous dites que les Dieux vous aiment mais c'est pour eux que vous mourrez. Les Dieux vous ont protégés jusqu'à maintenant, mais vous êtes désormais entre mes mains », énonça froidement Sauron.

Mais ses paroles de menace voilaient sa peur. Si le danger n'était pas immédiat pour lui, la prophétie des frères énoncée en ce lieu devait longtemps le hanter. Elle éveilla ses doutes jamais formulés. Il n'obtiendrait jamais le pardon des Puissants. Il avait joué la même Musique que Melkor et avait usé de son libre-arbitre pour le suivre. Son chemin était depuis celui de la trahison, la destruction et la mort. Mais un jour tout s'achèverait, Melkor assoirait son emprise totale sur Arda ou ce serait leur perte à tous les deux. Et chaque jour qui passait, Sauron le passait à éliminer ses ennemis, ceux qui voulaient l'empêcher de régner sur le Monde.

Sauron ordonna qu'on ramassât les armes des Elfes et aperçut le carquois d'Ulmo dans l'ensemble des arcs, flèches et épées. Et à la vue de cet objet, la rage de Sauron ne connut plus de limites. L'aide d'Ulmo apparaissait dans sa réalité et Sauron comprit enfin que les actions hors du commun de ces deux frères était guidée en partie par le puissant Vala. La colère et la violence de Sauron éclatèrent comme jamais et il ordonna que les deux frères fussent mis à mort sans délai, ne se souciant même plus du Silmaril qu'il convoitait tant. Et pour précipiter leur fin, Sauron commanda que ce soient les armes d'Ulmo qui servent.

Maintenant est contée la fin d'Eluréd et Elurín, les derniers êtres du sang de Beren et de Lúthien encore vivants sur la Terre du Milieu, hormis Elwing.

Nulle action héroïque n'aurait pu les sauver et ils le savaient.

Sauron manipulait les armes des Elfes alors que les frères étaient ligotés à l'aide des cordes enlevées à ces mêmes arcs et par d'autres filins trouvés sur le champ de bataille.

Puis les Orcs attachèrent bout à bout cordes et filins pour pouvoir descendre ces ultimes survivants au fond d'une ravine en bas de laquelle stagnait une eau noire qui empuantissait l'air.

Les deux frères vivaient leurs derniers instants, ils dévalaient l'à-pic et voyaient se rapprocher le liquide perverti. Ce qui était initialement une part de l'élément et du Royaume d'Ulmo était devenu l'un des symboles du poison de Melkor. Dans cette eau autrefois claire vivaient et nageaient les poissons et les oiseaux s'y reposaient, maintenant aucun être vivant ne pouvait même y boire.

Des archers étaient visibles de l'autre côté du gouffre. Sauron était à leur côté, attendant que les frères commencent à s'enfoncer dans l'eau.

Centimètre par centimètre l'eau se rapprochait, le temps s'était arrêté et l'on n'entendait plus que les ricanements et les cris d'impatience de Sauron. La surface calme de l'eau s'irisa lorsque les Elfes la touchèrent , ce fut l'instant où Sauron donna l'ordre de tirer.

Deux Orcs empoignèrent les arcs d'Eluréd et d'Elurín et les deux dernières flèches du carquois d'Ulmo mais leurs mains furent brûlées lorsqu'ils voulurent empenner leur flèche. Aucun d'eux ne pouvait empoigner la flèche sans une atroce douleur si bien que ce fut Sauron en personne qui lança ses traits de mort vers Eluréd et Elurín. Lui non plus ne fut pas épargné par la torture mais il était un Ainu et savait endurer la souffrance tout comme il savait la donner. Par un cri de pure horreur, il décocha les deux traits mortels. Les flèches fusèrent, sans que rien ne puisse les arrêter, et blessèrent gravement les deux fils de Dior alors qu'ils continuaient à s'enfoncer dans l'eau.

On ne sait s'ils moururent de la noyade ou de leurs blessures mais ce fut, comme Sauron l'avait prédit, par l'instrument des Valar. Et même la rougeur de leur sang ne put colorer l'eau noire.Toutes les armes et autres objets des Elfes furent jetés à l'eau. Certains se brisèrent sur les rochers, d'autres coulèrent mais quelques-uns flottèrent, pris dans le ressac des eaux.

La Vengeance de Sauron était accomplie, lui et ses armées quittèrent alors ce lieu de triste mémoire pour n'y jamais revenir.

Eluréd et Elurín furent laissés là, toujours attachés, dans cette eau empoisonnée, balancés par le vent alors que le jour se finissait. Cette eau noire aurait dû être leur sépulture mais au lendemain, alors que le Soleil éclairait à nouveau cette place, on put voir que les liens des deux frères avaient été sectionnés et les dépouilles emmenées. Avec les enveloppes charnelles des frères, disparut également le carquois d'Ulmo. Il en alla pareillement de celui de Tencaro et avec lui les parchemins que le sage avait pris tant de soin à écrire. Est-ce le fait d'Ulmo, nul ne le sut jamais mais ces écrits furent un jour retrouvés sur les côtes de Valinor et c'est grâce à eux quand l'on connaît le combat des fils de Dior sur la Terre du Milieu.

Ainsi se termine le conte d'Eluréd et d'Elurín, morts après avoir lutté de toute leur âme pour la survie des peuples libres de la Terre du Milieu. Et par ces gestes, l'on dit qu'ils furent tenus en grande estime par les Grands en Valinor...

Cédric FOCKEU, Mai 2000.

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Un Hobbit se réveille avec un bourgeon au menton...

Germe de Hobbit

Bouleau Boutdebois se réveilla un beau matin de printemps avec un bourgeon au milieu du menton.

Comprenez-moi bien, il ne s’agissait pas d’un furoncle naissant ou d’un vestige d’acné mal soignée. Boutdebois était sorti des années d’irresponsabilité depuis déjà une bonne vingtaine d’années maintenant. Non, c’était un véritable bourgeon, tendre et luisant, plein de promesses végétales : une authentique pousse d’arbre ! Pour quelqu’un qui ne goûtait guère le qu’en-dira-t-on, il allait certainement alimenter un temps les conversations des tavernes alentour. Heureusement, comme bon nombre de Hobbits de la branche des Forts, Bouleau arborait une belle barbe aux reflets châtains. Tant qu’il n’aurait pas trouvé d’explication (ni de remède, par conséquent), il pourrait toujours se débrouiller pour cacher ce délicat bourgeon dans sa forêt de poils... Jamais il ne lui vint à l’esprit de chercher à couper purement et simplement cette jeune pousse.

Il faut dire que Bouleau Boutdebois n’était jamais aussi heureux qu’au milieu des grands arbres de la Comté. Il habitait un trou à deux étages, aménagé dans une vaste butte recouverte de grands noisetiers, au cœur du Bout-des-Bois. Bouleau Boutdebois était en effet l’un des rares propriétaires de ces terres au sud-est du Pays de la Colline Verte (mais les gens du coin disaient plus simplement « VerteColline »). Ses ancêtres avaient pris le nom de l’endroit – ou était-ce le lieu qui avait reçu le nom de leurs habitants ?, on ne savait plus très bien et cela importait peu...

Curieusement, le Hobbit ne s’affola pas immédiatement de cette excroissance. Sa première réaction fut même d’essayer de déterminer à quel type d'arbre pouvait bien appartenir ce bourgeon. Après avoir conclu à une variété de noisetier, Bouleau éprouva son premier trouble grave de la journée : il avait faim !

Bouleau descendit lentement l’escalier en colimaçon qui le menait à la cuisine, située au rez-de-forêt. Là, il trouva les vestiges du dîner de la veille. Il avait reçu Marmenteau, un Hobbit de la maison de Maître Peregrin, vieil ami de la famille Boutdebois. Cette visite était régulière. Diamond, l’épouse du célèbre Hobbit, était originaire de Long Cleeve, et elle aimait faire découvrir à ses invités, au cours des longues fins de soirée, un fameux breuvage au goût de tourbe, provenant des hauts plateaux de sa région natale. Conquis depuis longtemps, Bouleau bénéficiait désormais d’une partie des tonnelets de whisky, que Marmenteau avait la charge de rapporter. En célibataire affermi, Maître Boutdebois avait du mal à débarrasser la table après avoir mangé : les lendemains se transformaient alors souvent en corvée matinale de nettoyage... Une mauvaise habitude... C’est en rangeant les verres que Bouleau s’aperçut d’une chose étrange. Il avait également pris de Diamond la manie raffinée de couper son whisky avec un peu d’eau tirée de la même source qui avait servi à confectionner son alcool favori. Les petits tonnelets d’eau longeaient d’ailleurs les barriques ventrues de Long Cleeve. Or, le restant d’eau, ce jour-là, dans la carafe répandait une odeur particulière. « Groin d'Orque !, s’exclama le Hobbit. Tu n’es même plus capable de prendre l’eau appropriée pour ton whisky ! ». Il alla vérifier l'origine du tonnelet mis en perce la veille au soir : à sa grande surprise, le tonnelet était identique aux autres. « Comment est-ce possible, bon sang de bois ! Ces tonnelets me viennent pourtant toujours de chez Maître Peregrin, qui a la bonté de me les remplir à partir de ses propres tonneaux ! ». Perplexe, Bouleau s’assit en se grattant la barbe, mais s’arrêta aussitôt : il avait failli écorcher son bourgeon ! Son attention fut attirée par le curieux parfum qui se dégageait de l’eau : on aurait dit l’odeur de la rosée distillée sous les feuilles mortes, dans les sous-bois en automne, une odeur à la fois forte et claire, chargée d'humus mais fraîche. Jamais l’eau de Long Cleeve n’avait eu cette senteur !

Il chaussa – avec difficulté – ses vieilles bottes de Nains, si confortables malgré leur cuir épais, et sortit fumer sa première pipe de la journée. Assis sur sa souche favorite dans la petite clairière ensoleillée s’étendant devant sa porte, il prit enfin le temps de songer à l’excroissance printanière qui ornait le bas de son visage. Que se passerait-il si ce bourgeon se mettait à germer ? Il aurait du mal à le cacher indéfiniment. A moins de sculpter la jeune branche en forme de pipe... Bouleau secoua la tête avec un sourire inquiet : se laisser aller à de telles idées fantaisistes ne l’avancerait à rien. En revanche, peut-être que quelqu’un avait-il entendu parler d’un cas analogue... Bouleau gravit les deux étages pour gagner sa bibliothèque. Elle ne formait qu’une seule pièce, circulaire, aux multiples rayonnages disposés autour d’une large cheminée centrale. Lorsqu’il ne marchait pas dans les bois, Bouleau passait de longues heures à étudier l’histoire de la Terre du Milieu. Bouleau aimait les feuilles de toutes sortes. De la fenêtre ronde, sa vue dominait une bonne partie de la forêt. Cet endroit lui tenait à cœur. Comme il avait pu y assommer de questions Maître Peregrin sur ses aventures ! Ce dernier y répondait d’ailleurs de bonne grâce, se rappelant sa propre soif de connaissance qui mettait à l’épreuve la patience de Gandalf. « Si, au moins, Gandalf était encore là, soupira Bouleau. Il aurait su expliquer ce curieux tour de magie... » Pourtant, Pippin lui avait appris que la magie n’est qu’un terme qu’emploient les ignorants pour désigner ce qu’ils ne comprennent pas. On s’était ainsi toujours étonné de la croissance indéfinie du géant Touque, après son retour de la Grande Guerre. Maître Peregrin avait alors expliqué l’étrange pouvoir de la boisson entique de la lointaine Forêt de Fangorn. Toutefois, on ne comprenait pas pourquoi il grandissait encore, jusqu’à se rapprocher des plus petits des Grandes Gens. Bouleau comprit subitement : Pippin continuait de boire de cette eau ! Et l’explication de son bourgeonnement vint d’elle-même : Maître Peregrin avait dû se tromper en remplissant l’un des tonneaux pour Boutdebois en y versant de l’eau de Fangorn par inadvertance. Bouleau avait bu cette eau la veille dans son whisky !

Mais ce qu’il ne parvint pas à élucider, c’est pourquoi il bourgeonnait ainsi alors que Maître Peregrin semblait être resté aussi lisse qu’un arbre en hiver. Or, si Bouleau était plutôt irrésolu et lent pour les choses du quotidien, il était capable d’une rapidité étonnante pour éclaircir le moindre problème inhabituel qui se présentait. Sa décision était prise : puisque Maître Peregrin était une fois de plus parti sur les routes au service du roi Elessar, il devait aller jusque dans la Forêt de Fangorn pour tâcher de comprendre ce mystère...[sws_divider_bar1 barsize="500"] [/sws_divider_bar1]

Une vraie tête de bois

Cela faisait déjà quelques heures que Bouleau marchait avec la sensation désagréable d'avoir oublié quelque chose. Pire qu'un caillou dans la botte, ce scrupule à la fois tenace et fuyant ralentissait sa progression. Il était pourtant parti sans tarder au lever du jour, avançant d’un bon rythme. Disons plutôt qu’il aurait pu tenir un rythme efficace s’il n’avait fait la route avec Riblon. Impossible de trouver pire compagnon de voyage que ce Riblon ! Un rien le mettait en rogne, il ne manquait pas une occasion de flâner, voire de s’arrêter. La moindre remarque lui semblait un outrage...

Bouleau n’avait cependant pas eu le choix : il lui fallait bien un poney de bât s’il voulait traverser les terres sauvages du Pays de Dun. Il prendrait le parcours le plus direct : rejoindre le Chemin Vert, puis la Vieille Route du Sud, pour atteindre ensuite la Trouée de Rohan. De là, il pourrait remonter vers la Forêt de Fangorn. Le voyage serait long, mais Bouleau ne s’imaginait pas que Riblon lui ferait perdre par son comportement le temps qu’il gagnait à le charger de ses paquets...

« Avance, sale bête ! Et laisse cet arbuste, il ne t’a rien fait ! » Le satané poney venait encore de prendre la tangente pour s’octroyer un casse-croûte improvisé aux dépens d’un innocent buisson. Bouleau s’irritait d’autant plus qu’il voyait mal de quelle façon il pourrait corriger toute la mauvaise volonté dont était capable cet animal. Quelle idée de ne pas l’avoir vendu plus tôt ! Ce n’étaient pourtant pas les occasions qui lui avaient manqué ! Mais Bouleau avait une fois de plus laissé traîner les choses : il y aurait bien une autre foire aux bestiaux le mois suivant à Bourg de Touque, voire à Hobbitebourg, pour se défaire du poney. C’était un cadeau de sa tante Cossette... « Parlons-en d’un cadeau ! » rumina le Hobbit, en relevant une énième fois la tête du poney occupé à tondre les abords du sentier....

La présence de Riblon avait toutefois pour avantage de détourner l’esprit de Bouleau de son principal souci : le bourgeon, apparu la veille, avait poussé et il pointait désormais légèrement la tête parmi les poils du menton de son infortuné porteur. S’en étant rendu compte la veille au soir, Bouleau avait parcouru bon nombre d’ouvrages où se cachaient les plus improbables remèdes de grands-mères. Mais entre la pommade pour faire taire les chiens et la lotion soi-disant elfique contre la myopie, il n’avait rien trouvé pour accélérer la pousse de sa barbe.

« Sois maudit ! Qu’il te germe des bourgeons dans la bouche, au moins tu ne t’arrêteras plus ! » cria de nouveau Bouleau, qui ne s’attendait pas, pour une fois, à ce que son poney lève la tête : Riblon avait décidé – une fois n’est pas coutume – de goûter aux tendres pousses d’une branche à sa portée. « Si j’avais su, tu aurais eu le droit toi aussi à l’eau des Ents ! » Bouleau se figea immédiatement sur le sentier – brusque inversion des rôles, à la grande surprise du poney qui lui jeta un regard noir. « Bon sang de bois ! Marmenteau ! Il a bu de cette eau ! A-t-il germé lui aussi ? » Bouleau venait de se rappeler ce qu’il cherchait depuis le matin : il avait oublié de prendre des nouvelles de son visiteur. Son visage avait-il bourgeonné ? Fallait-il rebrousser chemin (et en profiter au passage pour changer de poney...) ou atteindre au plus vite la Forêt de Fangorn afin d’en rapporter le remède ? Et si l’épidémie s’étendait à toute la Comté ? La vision de milliers de Hobbits bourgeonnant puis fleurissant au point de transformer la Comté en un immense jardin mouvant lui traversa l’esprit... Décidément, constata-t-il avec haussant les épaules, il ne pouvait s’empêcher d’avoir de telles images saugrenues aux moments les plus sérieux de son existence !

L’heure était venue de faire une pause, et de la mettre à profit pour résoudre ce problème. Riblon ne se fit pas prier : sitôt dessanglé, il entreprit de débarrasser le terrain de toutes les touffes d’herbe qu’il jugeait superflues... La pipe entre les dents, l’œil rêveur, Bouleau s’abandonna provisoirement, après un solide déjeuner, au calme environnant. Seul le bruissement élevé du feuillage, ponctué de quelques chants d’oiseaux, emplissait le paysage alentour. Engourdie par le lourd sac à dos, sa nuque raide semblait offrir à sa tête le dossier rigide dont elle manquait pourtant...

« Morve de Troll ! » Bouleau avait dormi plus que prévu et déjà la fraîcheur du soir s’annonçait. Ah, elles étaient belles, ses idées de ramener de Fangorn le remède approprié ! S’il n’était pas capable de soutenir le rythme d’une journée de voyage, il n’irait pas loin ! Pire, Riblon, l’œil narquois et la fleur aux dents, mâchouillait paisiblement à l’ombre des arbres. Mais Bouleau n’arrivait pas à s’en vouloir totalement. Quel rêve étrange et reposant... Il s’était senti à la fois pétrifié et incroyablement mobile. Il fouillait la terre et caressait les nuages... Le temps glissait sur lui comme la pluie et il buvait la lumière. Le Hobbit grimaça lorsqu’il remua pour se remettre en route. Il fallait encore marcher un peu avant la tombée de la nuit.

Après une bonne vingtaine de minutes passées en ruses, en intimidations et en cajoleries, il réussit enfin à s’emparer d’un Riblon ravi de sa journée et se promit de l’attacher la prochaine fois. Ce voyage se présentait mal.[sws_divider_bar1 barsize="500"] [/sws_divider_bar1]

L'arbre qui cachait la forêt

« Et de trois ». En l’espace de quelques jours, deux nouveaux bourgeons ornaient la tête de notre Hobbit. Oh, ils n’étaient pas très visibles, eux non plus, l’un à la base de la nuque, l’autre derrière l’oreille gauche. Mais ils étaient mal situés, et surtout ils laissaient augurer une véritable floraison...

Bouleau s’avouait peu à peu qu’il n’avait pas osé, jusqu’à maintenant, envisager le problème dans toute son ampleur. En authentique Hobbit, son insouciance lui avait servi de premier rempart. Or, si l’hypothèse d’un pouvoir particulier de la boisson entique sur son organisme s’avérait exacte, les conséquences risquaient d’être redoutables. Les transformations ne s’étaient d’ailleurs pas limitées aux bourgeons. Ainsi avait-il dû rapidement renoncer à chausser ses bottes de Nain, car la pilosité de ses pieds semblait plus dense et les ongles de ses orteils donnaient l’impression de se durcir comme du bois.

Comment ne pas redouter alors la rencontre d’un autre voyageur ? On se méfierait à coup sûr d’un Hobbit verdoyant... La paix durable instaurée par le roi Elessar avait rendu les routes moins dangereuses et les soupçons entre peuples moins pressants. Mais les Hobbits restaient encore assez méconnus. Il serait préférable de ne pas attirer l’attention...

Bouleau Boutdebois respira profondément. Ce ne serait pas si simple. Le Chemin Vert n’offrait pas grande protection : des aventuriers malveillants, comme il en existait encore çà et là malgré les efforts du royaume, auraient tôt fait de l’apercevoir. Et le Hobbit ne pouvait compter ni sur sa force, ni sur la vélocité de sa monture (c’était peu de le dire...) pour leur échapper. Seule la dissimulation était envisageable, mais là encore Riblon poserait problème. Pourquoi ne pas attendre plutôt un convoi de Grandes Gens ou de Nains ? Les échanges commerciaux connaissaient un essor rarement vu depuis très longtemps, favorisant la circulation entre les contrées. Il bénéficierait ainsi d’une protection sérieuse. Mais ses ennuis ne disparaîtraient pas pour autant et pourraient même empirer : la proximité de compagnons de voyage augmenterait le risque que l’on découvre ses anomalies printanières.

Perdu dans ses réflexions, Bouleau fit un geste pour se désaltérer. Mais il fut stupéfait en découvrant le contenu de sa gourde. Une senteur de sous-bois ! Il l’avait remplie au ruisseau traversé le matin même, mais l’eau recueillie dégageait désormais la même odeur que celle de Maître Peregrin. Elle ne présentait pourtant aucun parfum caractéristique lorsqu’il l’avait prise quelques heures auparavant. Bouleau se précipita pour dissiper toute erreur possible : lors de ses préparatifs de voyage, il avait pris soin d’emporter une flasque pleine de la boisson entique, afin de la soumettre au jugement des Gardiens de la Forêt. Aurait-il confondu les deux récipients ? Il n’y eut vite aucun doute : la flasque était restée à sa place, bien protégée dans le paquetage que Bouleau venait d’ouvrir fébrilement – au grand étonnement de Riblon, peu habitué à une telle agitation.

Une immense angoisse l’envahit. Voilà qu’à son contact l’eau se modifiait ! Non seulement il se métamorphosait, mais il bouleversait son environnement ! Son premier réflexe le poussa à jeter violemment au sol l’eau de sa gourde. Puis, rattrapé par une crise de tremblements, Bouleau se sentit piégé, rongé de l’intérieur, chassé hors de lui-même comme par un parasite vorace. Et pourtant cette sensation était trompeuse : il ne s’agissait absolument pas d’un corps étranger. Les bourgeons se développaient dans la continuité de sa chair, acquérant presque une forme de sensibilité. Ils ne lui causaient aucune douleur, bien au contraire. Le Hobbit avait plusieurs fois constaté au cours des derniers jours qu’il respirait mieux, qu’il s’épanouissait – si l’on pouvait le dire ainsi. Comme il eût préféré des maux plus habituels ! Une blessure, au moins, a une origine externe, et l’on connaît généralement à l’avance les symptômes des maladies même les plus graves. Elles s’expliquent et se soignent, tandis qu’il était victime d’un mal inconnu, bien que sans douleur. Il ignorait jusqu’où irait cette transformation. Allait-il devenir un arbre ? Un Semi-Ent ?! Cela n’avait pas de sens !

Des réminiscences de rêves lointains lui revinrent lentement en tête. Parfois, de fugitives impressions l’avaient parcouru, comme de simples frémissements porteurs de sens. Son esprit ne parvenait pas à les capturer pour en prendre réellement conscience. Tels les vifs reflets de poissons crevant subitement la surface de l’étang, ces instants ne laissaient que le souvenir d’une onde lorsque son attention s’y portait. De verts éclats ensoleillés crevant le feuillage. A d’autres moments, il habitait une atmosphère diffuse, sourde, sans lumière. Il éprouvait la digestion de la colline, les voyages du vent ou la course des prairies. Son regard perdait le privilège de guider ses pas, au profit d’un tact interne. Il circulait dans la chair du monde...

« Heureuse rencontre, jeune Hobbit ! » Bouleau sursauta, pris au dépourvu. « Heu... Heureuse rencontre », bredouilla-t-il, en tâchant de dissimuler son trouble, tandis que Riblon détalait dans un nuage de paquets vers le bosquet voisin. – Vous avez là un poney fort courageux... La voix était chaude, un peu craquelée, avec une pointe d’amusement. Bouleau réussit enfin à distinguer la haute silhouette qui se découpait dans la pleine lumière. On aurait dit un vieil arbre sombre, tordu, aux rameaux desséchés.

Sébastien Mallet, Juin 2003.[sws_divider_top]



Un conte cryptique attribué à Keldre l'Obscur. Les perles vont par trois, mais celle du milieu n'est pas différente des deux autres.

Tirèse

C’est un roi qui est arrivé ce matin au temple. Rien dans son port ne l’aurait laissé présager — Il a marché longtemps sur la route poussiéreuse, sans escorte ni garde d’apparat. La fatigue creuse ses traits hagards et la terre ocre du désert s’accroche à son long manteau usé. Son ancien royaume n’est pas très vaste et ne compte pas un bien grand nombre de sujets. Une rapière émoussée, une antique forteresse aux murs lézardés, peuplée de fantômes, quelques arpents de terre laissée en friche, une vieille forêt à l’abandon où les ronces l’emportent sur les clairières fleuries : voilà toute l’étendue de ses anciennes possessions. Petit roitelet d’une contrée sans nom, sans allégeance ni protecteur, il est de ceux que la neuvième guerre cyclique a jetés sur les chemins de l’errance. Tous viennent se recueillir ici, un jour, mais il ne sait pas encore que je l’attendais et que j’ai eu le temps de l’observer tandis qu’il gravissait le sentier battu. "Suis-je arrivé aux confins du monde ?" a-t-il demandé, un tremblement dans la voix, en désignant du doigt la falaise sur laquelle se dressait le temple. Son regard hésitant a glissé sur les colonnes et les autels sans les voir. — "On peut voir les choses ainsi." lui ai-je répondu. "Au-delà, il n’y a que la mer." — "Alors je n’irai pas plus loin." Son affirmation, porteuse d’une question implicite, tient de la supplique. — "C’est tout autre chose. Ce sanctuaire n’est qu’un lieu de passage." ai-je répliqué en essayant de deviner le fil de ses pensées. "Nul ne s’y arrête longtemps, quoique certains y viennent régulièrement en pèlerinage. Le temps, ici, suit un cours particulier." Epuisé, il a balayé mes propos d’un geste las. "Accorde-moi l’hospitalité. J’ai l’air d’un vagabond, mais je peux te payer le gîte et le couvert." En gage de bonne foi, il a fait tinter la bourse en daim qui pendait à sa ceinture. Sans être pleine, elle contient apparemment de quoi s’assurer plusieurs semaines de festin dans les meilleures tavernes du royaume. — "Pour l’hospitalité, c’est chose faite. Et tu n’as pas besoin de la mendier, sire Felster, ce n’est pas d’or que nous faisons payer nos services." Il a sursauté en entendant son nom. Son regard gris s’est enfin appuyé lourdement sur moi. Le silence s’éternise tandis qu’il cherche ses mots. Sa main s’est resserrée un bref instant sur la garde de son épée, puis s’est détendue. — "Je ne t’ai pas demandé ton nom." — "Tirèse" ai-je répondu laconiquement. "Je suis le grand prêtre de ce sanctuaire." Puis je l’ai pris sous le bras. "Laisse moi te guider vers tes appartements. Ils n’ont pas le faste d’un palais, mais tu y trouveras confort et repos."[sws_divider_bar1 barsize="500"] [/sws_divider_bar1]

Sifo

"Ne jamais regretter." m’a-t-elle confié, un sourire triste sur son visage pâle. "C’est ici, et maintenant, que les choses importent. Le passé n’explique rien, le futur ne s’attend pas." — "Le présent seul est vrai." ai-je acquiescé, en me souvenant que ce n’est pas ce qu’elle aurait aimé entendre au temps de sa grandeur, avec qu’elle ne vienne s’installer dans le temple. Une larme a coulé sur sa joue. Une seule, et elle fut longue à venir. — "Je ne pleure pas souvent, tu sais. Mais le souvenir de la belle cité m’emplit le cœur de mélancolie." J’ai attendu patiemment qu’elle ait séché sa joue. — "Tirèse…" — "Oui ?" — "Non, rien." Que les mots peuvent sembler si difficiles et maladroits, parfois ! Même un sourire engageant ne sait pas toujours les inviter à la confidence. — "Demain, nous fêterons les morts." ai-je repris. "Et nous nous parerons de couleurs flamboyantes, car c’est aussi la fête des vivants." Elle a levé vers moi ses yeux de cendre. — "Pourquoi m’as-tu acceptée entre vos murs ?" — "Parce que tes pas t’ont menée jusqu’ici." ai-je répondu doucement. "Tes pas ou la providence, selon le sens que l’on souhaite donner aux aléas du destin." — "Je ne crois pas dans vos dieux. De toute façon, si je devais y croire, j’aurais péché contre eux tous, ou presque." a-t-elle relevé avec défi. — "Je ne t’ai pas demandé d’y croire, fière Sifo." ai-je répliqué en riant. "Mes propres doutes me suffisent." Elle n’a pas pu retenir son étonnement — "Toi, douter ? Mais tu y crois pourtant, n’est-ce pas ?" — "Au fait, nous avons un nouveau locataire." ai-je répliqué en ignorant sa question. "J’apprécierais si tu pouvais lui montrer les différents bâtiments du temple et l’aider à se mettre à son aise…" Elle s’est renfrognée "Non, trois fois non ! Je ne me suis pas retirée du monde pour avoir à supporter un inconnu." — "De sorte que je puisse m’occuper des préparatifs de la veillée." ai-je complété en souriant. "Tu peux bien faire cela pour moi." Si elle n’a pas compris que c’était un ordre, elle n’en a rien dit. Un reflet d’argent dans les yeux, elle n’a pas répondu et s’est contentée du silence. C’était toujours sa façon d’exprimer sa désapprobation ou sa colère, aussi ai-je tourné les talons pour me diriger vers la porte. — "Pour répondre à ta question…" ai-je lâché sans me retourner, en ralentissant très légèrement mon pas. "Je crois aux histoires que l’on raconte lors des fêtes." J’ai senti son regard braqué sur moi, dans mon dos, aussi dur qu’une lame d’acier. "Et elles parlent toutes des dieux." ai-je conclu en quittant la pièce. Je me suis hâté de rejoindre la fraîcheur calme du prieuré, en passant par le chemin creux qui longe les jardins et l’aile nord des dépendances du temple.[sws_divider_bar1 barsize="500"] [/sws_divider_bar1]

Felster

Ils se sont finalement assis sur un banc de pierre à l’ombre du cloître. "Je crois que tu as tout vu." a-t-elle terminé sans passion, le regard tourné vers un carré de lumière matinale. Lui-même contemple une gargouille sculptée à l’angle d’une colonne. Un oiseau bleu s’est posé sur une branche d’aubépine et les observe curieusement. "Pourquoi les lieux sont-ils si vides ?" a-t-il demandé au bout d’un long moment. "Je n’ai croisé ni moine, ni prêtre, exception faite de Tirèse. On croirait qu’il est seul à vivre ici." Elle, d’un rire naissant, lui retourne un "Et nous !" — "Ce n’est pas ce que je voulais dire." s’est-il renfrogné. "Le temple est grand, mais nous en sommes les seuls habitants." Il se décide enfin à la regarder en face, mais le soleil miroite sur les vitraux de la chapelle et le force à plisser les yeux. Dans sa robe blanche nimbée de lumière, elle lui semble aussi transparente qu’un ange. — "Ce soir, il sera peuplé d’esprits." a-t-elle plaisanté, espiègle. Et en feignant une inquiétude ingénue, tournant la tête à gauche et à droite : "Peut-être qu’ils sont déjà là. Brrrr." Perplexe, il a grommelé, avant de regretter ses mots : "Ah, oui… la cérémonie dont parlait Tirèse. Et dire que cette matinée semble interminable !" — "Si ma présence t’ennuie, je peux me retirer." a-t-elle immédiatement fusé, cassante. — "Non, reste, je t’en prie. Je crains de ne pas toujours être adroit, mais ce n’est toujours pas ce que je voulais dire." Un chat surgissant à l’improviste a bondi vers le passereau bleu qui lorgnait toujours sur les deux visiteurs. L’oiseau imprudent s’est précipitamment envolé pour se poser plus haut dans l’aubépinier, en perdant uniquement une plume que le félin a pris un instant dans ces griffes, avant de s’en désintéresser. Felster s’est gratté la tête et a semblé se souvenir de quelque chose. — "La guerre a éclaté entre Sitar et les terres Sileranes, m’a-t-on dit, et s’est propagée jusque dans le Nord." Sifo, conciliante, s’est prêtée à la discussion. — "Il y a toujours une guerre quelque part, non ?" — "Elles se ressemblent toutes… Je suis las de les voir se répéter sans que le monde change ni ne devienne meilleur. J’en ai vécu plusieurs, et sans doute en verrai-je encore beaucoup." — "A moins d’être mort, c’est probable." a badiné Sifo en passant la main dans ses cheveux. — "Tu te moques, à présent." — "J’aimerais te voir sourire." a-t-elle avoué. — "Toi-même, je ne t’ai pas vue sourire beaucoup, si ce n’est à mon encontre." Elle lui a lancé un de ses regards métalliques. "Oh ! Si tu le prends ainsi… Je m’en vais." Une fois Sifo enfuie, Felster, maudissant sa maladresse, s’est couché sur le dos, à même le sol, la tête légèrement en arrière… pour que mes larmes restent dans mes yeux, pour que mes perles d’innocence ne quittent pas ses pensées, a-t-il dû penser. Car je sais, moi, que son plus grand trésor n’est pas sa bourse emplie de pièces, ou l’épée qu’il tient de son père. Ni même, en vérité, le souvenir de son petit royaume perdu. Non, comme pour Sifo, ce sont trois perles d’innocence, trois joyaux du pays des rêves enfantins. Mais chut ! Il dort à présent, épuisé par sa longue marche et par les bavardages de la matinée. Nous en saurons plus ce soir, avant que j’aie fini de faire parler ceux qui ne sont plus vivants.[sws_divider_bar1 barsize="500"] [/sws_divider_bar1]

Prélude de Tirèse

"Là ! Noir comme un corbeau, le soir de Samonios est venu, porté par les ailes du temps. Les feux sont allumés dans les braseros aux quatre coins du temple. Chaleur flamboyante sous les arches anciennes, lumière dorée enchantant l’âme ! L’encens brûle sur les autels, la myrrhe embaume les urnes cinéraires. Là ! Tout est prêt pour le rassemblement des morts et des vivants. Nous entendrons tout à l’heure des musiques selon l’esprit de Jan de Boquerose ou d’Elleth de Haute-Ferme, nous dirons des histoires sous l’auspice de Fessed des Terres Leranes et de Delfen d’Almaq, nous réciterons des vers à la façon de Bannel de Bô ou de Keldre l’Audacieux. Les Trois Muses prêteront corps à nos mots, leurs mystères sacrés nous seront révélés." "Chacun contera une histoire selon son goût, dira une légende à la gloire des dieux anciens. Tous seront soumis à leur jugement. Pour les vivants, quels sont ceux qui mourront cette nuit sans connaître la rosée d’un nouveau matin ? Et quels sont ceux des morts que les Nornes qui scellent les Destinées oublieront de dénombrer, et qui, demain, marcheront à nouveau dans le monde ?" "Ne disons rien de plus : Felster, roi des Petits Arpents, s’avance et s’installe à mes côtés. Ses vêtements d’or et de pourpre, nettoyés et repassés, révèlent son rang et son ascendance. Sifo, princesse de la Cité Millénaire, nous rejoint à son tour, sa chevelure aux reflets de henné enroulée autour de ses épaules, sa robe de soie flottant à l’unisson de ses gestes gracieux. Là ! Le vin est versé dans les hanaps d’ivoire, les mets sont servis sur les assiettes d’argent. Oyons à présent le récit de chacun. Je donnerai d’abord le ton, j’entamerai la veillée."[sws_divider_bar1 barsize="500"] [/sws_divider_bar1]

Tirèse

Et voici le Dit du Passeur d’Âmes.

Sombre est la nuit lorsque les étoiles sœurs se lèvent, scintillantes et faiblissantes, sous un ciel d’encre. Dans ces instants, la lune est morte, étouffée par ses rêves ; les autres astres, masqués par un voile de ténèbres, cèdent la place et restent invisibles. Une telle nuit, une déesse sans nom avançait dans les brumes filandreuses qui flottaient sur la lande, une lanterne vacillante à la main. Une chimère marchait dans ces pas, dardant un regard de braises implacable sur sa maîtresse. Sa respiration saccadée, son souffle rauque de charognard sans compassion, empuantissaient l’air nocturne. "Je commande aux éléments de la nature, je décide du vol des oiseaux et de la course des planètes." marmonnait la divinité sans accorder d’attention à la créature monstrueuse qui la suivait. "Des abysses oniriques où le Néant vibre de son chant d’appel, je tire la matière, j’abstrait la création. Et pourtant…" Derrière elle, la bête rattrapa le fil de ses pensées et susurra d’un ton narquois : "Et pourtant, Thea Psephênê, tu m’as invoquée, un soir, et je me suis attachée à tes pas sans que tu parviennes à te défaire de ma présence." "Tu t’es glissée malgré moi dans les trames de mon imagination, conseillère perfide." "Tu n’es pas une bien grand tisseuse, alors. Ton univers s’effiloche et s’emplit de fuites plus terribles encore." gronda le monstre. "Là-bas, au bout du sentier, se dresse un village d’Hommes. Leurs arcs tuent tes oiseaux, leurs moulins et leurs barrages assujettissent tes éléments, et si ce n’est pas encore pour aujourd’hui, leurs pieds ne manqueront pas de souiller tes planètes chéries et de laisser, un jour, leur empreinte sur les sols poussiéreux que seule ta pensée a foulés jusqu’à présent. Oui, ô ma Psephêne, tu n’es qu’une petite déesse pensive, dans l’ombre des Hommes qui projettent leurs flammes mortelles sur tout ce qu’ils touchent." La femme s’arrêta, se retourna avec les traits crispés. "Mais ce que j’ai créé n’en demeure pas moins merveilleux, à l’aune divine de l’essence des mythes." "Certes, et je bois à ta fierté retrouvée. Mais chaque génération d’Hommes s’approprie le monde, et bientôt ils ne croiront plus ni en toi, ni en tes pairs. L’ère des dieux s’achève peu à peu." "Comment pourrais-je comprendre cela ? Leurs usages me dépassent et je tremble devant leur puissance qui se dresse sans cesse contre les filets de mes rêves fantastiques. Comment pourrais-je palper la nature humaine et y puiser nouvelle inspiration ?"

Une jeune fille pressée arrivait sur le sentier, inquiète d’avoir trop retardé son retour à la ferme de ses parents. C’est qu’au village proche, Dongann le Fol, bouffon à la cour des seigneurs du coin, donnait une représentation de ses meilleurs pamphlets : la belle n’avait pas vu l’heure passer et la nuit tomber. Dans sa hâte, elle frôla la déesse obscure sans l’apercevoir, car les hommes et leurs dieux ne marchent pas sur la même terre. "Prends-là, Psephêne." gronda la chimère. "Oh ! Prends-là, oui. Chasse son esprit fragile et vole-lui son apparence, pour partager enfin ce que les autres mortels connaissent." Alors la déesse s’empara de la jeune femme, sans état d’âme, comme un vent d’hiver se glissant sous une porte close ; sans douceur ni tendresse, comme une flamme vive dévore la suie d’un feu éteint. Mais à ce moment-là, tandis que Psephêne prenait possession du corps d’une pauvre fille innocente qui n’avait jamais causé de tort à personne, une larme unique, bleu azur, roula sur sa joue. La chimère la recueillit respectueusement dans les griffes. "Les regrets de la vie ou les remords de la divinité."

Ainsi Psephêne se fit connaître des Hommes, par la chair. Elle conclut d’abord un bon mariage avec un riche éleveur dans la force de l’âge. Jamais il n’avait vu si bonne fortune : faisans, geais et pintades leur apportèrent assez de prospérité pour quitter la campagne et s’établir dans la capitale, où ils ouvrirent leur propre échoppe dans le quartier des marchands. Là, elle quitta son vieil époux pour vivre avec un bel artisan qui fabriquait des chars et des engins de guerre, et ils s’installèrent dans la cité médiane où le jeune homme avait ses entrées. Balistes, trébuchets et tourelles d’assaut furent son quotidien, et tout ce qu’entreprenait son compagnon semblait leur réussir et leur apporter la richesse, tant et si bien que leur renommée n’était plus à faire. Une fois qu’elle se fut lassée de lui, elle prit pour amant un général de sa connaissance, qui lui ouvrit les portes de la citadelle. La déesse prit goût à la noblesse et à son pouvoir, elle intrigua bientôt dans les hautes sphères politiques du royaume. Elle était de tous les banquets, de toutes les fêtes — et coquette avec cela, toujours plus belle que toutes les autres femmes de la cour. Tout ce qu’on peut imaginer de complots et d’assassinats fut exécuté, en ces temps, avec son accord, sinon de sa propre main. Puis un conflit terrible et meurtrier éclata entre les royaumes, et la campagne aux alentours fut pillée, dévastée par des hordes barbares. Les hommes s’entredéchirèrent comme des loups, les villes voisines furent mises à sac. Au cœur de la capitale, cependant, l’on continuait à ripailler sans ce soucier des maux du monde ; les grimaces cyniques et les jongleries habiles de Dongann le Fol continuaient à amuser les foules. Et Psephêne en conçut une grande amertume, car elle comprit, alors que le bouffon mimait une scène ne la représentant que trop bien, la vanité de son existence. Son corps vieillissait, et tout ce dont elle avait fait le commerce et qui avait construit sa fortune était englouti par la guerre. "Chimère de mon enfance, conseillère sournoise, je ne suis pas satisfaite. J’ai goûté au fruit de la mortalité, et pourtant…" "Et pourtant, Thea Psephênê, cette vie n’a aucun sens et ne t’a apporté aucune révélation." ricana le monstre qui n’avait cessé de l’observer tout au long des années. "Bien au contraire, tu as joui en gourmande de ce qu’elle offre, sans trouver néanmoins ce que tu étais y venu chercher." "J’ai connu les mœurs de mortels, mais comment puis-je retrouver mes jeux d’antan, ma création bafouée ?" "Prends-moi, ma Psephêne." rugit la chimère dans un accès de fanatisme. "Oh ! Prends-moi, oui. Tu as été déesse, puis humaine : deviens à présent ce que je suis. Connais ma force, mon rêve d’altérité." "Pourquoi n’ai-je pas commencé par là ? J’ai perdu tant de temps, par ignorance." "Tu n’aurais été qu’une bête alors, pas même l’égale des Hommes, encore moins celle des dieux." Avec convoitise, la divinité délaissa son corps inutile et aspira l’essence du monstre. Des ailes poussèrent dans son dos, des crocs surgirent de sa bouche et des griffes jaillirent de ses ongles. Et une larme unique, rouge sang, perla sur sa joue. "La douleur des idéaux perdus ou la joie dans la révolte." murmura-t-elle tristement en recueillant la précieuse goutte.

Outre le souvenir des ses années mortelles, elle avait pour elle le sarcasme des dieux anciens et le regard libéré des monstres : rien ne lui était impossible. Sa justice triple se répandit sur la terre et partout, du plus petit hameau aux villes immenses des îles lointaines, on la craignait ou on l’adorait. Son nom provoquait la terreur ou suscitait les prières. Elle élit son champion parmi les seigneurs de la guerre et lui donna la victoire pour qu’il mette fin aux conflits et que la nature reprenne ses droits. Puis elle l’abandonna sans regret, afin de s’assurer qu’aucune nouvelle guerre n’aurait lieu par sa faute. Elle provoqua la chute de princesses et de rois, dont les règnes avaient pourtant été justes : leurs têtes couronnées allèrent voler dans la poussière, mais le peuple put prendre son destin en main. Elle insuffla de nouveaux rêves de paix aux hommes, et les incita à découvrir de nouveaux horizons. "Puisque les rêves des dieux se ternissent, alors que ceux des hommes brillent d’un nouvel éclat. Mais je veillerai à la juste balance, à l’équilibre serein. Et pourtant…" "Et pourtant, rien de ce que tu fais ne sera éternel." compléta sa voix intérieure. Dongann le Difforme, qui passait par-là au gré de ses dernières pérégrinations, vint à saisir les mots de la déesse impalpable dans le vent qui sifflait. "Ne dit-on pas que la chimère engendre la chimère ?" railla le vieux bouffon usé par les ans. Au soir de sa vie, songeant à toutes les pensées chimériques qu’il avait eues lui-même, inconstant faiseur d’utopies, il versa une unique larme, transparente comme une goutte de pluie. Puis il mourut.

Ainsi se termine mon récit des trois larmes d’innocence. Que dame Sifo veuille bien prendre la relève.[sws_divider_bar1 barsize="500"] [/sws_divider_bar1]

Sifo

Et voici le Dit de la Dame d’Amour.

La voix de Sifo s’élève avec clarté dans l’air froid de la nuit tombante. Un faon dans la forêt, le daguet aux abois, Les oreilles aux aguets, le museau en alerte Brame d’un air inquiet dans la clairière inerte : Sa harde l’a laissé s’arriérer dans les bois, Le cerf s’en est allé, la biche s’est enfuie, Gibier déjà mangé, venaison des seigneurs — Et triste est sa complainte éperdue de douleur, Seule est son empreinte dans les pas de la nuit : L’herbe en rouge teinte du sang de ses parents, Du tribut de la chasse et des crocs des limiers, Sous ses sabots se froisse, fougères repliées, Branches qui se cassent, bruyères s’inclinant. Le faon a forlongé, le cerf s’est rembuché, A l’écart s’est placé de la meute fébrile, A l’abri embusqué des chasseurs malhabiles. Le pelage écumant, il se croit libéré, Les naseaux frémissants, ne sachant où partir Sans les siens à présent, il se laisse endormir…

Un loup dans la forêt, prédateur aux abois, Les oreilles aux aguets, le museau en alerte, S’est longtemps tenu prêt dans la clairière inerte : Le faon est son repas, le daguet est sa proie, Le cerf est au trépas, la biche à l’agonie, Gibier mangé déjà au festin des veneurs — Et sans aucune crainte alléché par l’odeur, Sans ruse ni feinte dans l’ombre de la nuit, L’herbe en rouge teinte du sang de ses victimes, Du tribut de la traque et des crocs carnassiers, Le loup prend sa marque, se prépare à sauter, Brindilles qui craquent, mise à mort sous les cimes, Le loup est régalé, le daguet dévoré. Le faon s’était placé loin de la meute avide, A l’abri embusqué des chasseurs intrépides. Le pelage écumant, il s’est cru libéré, Et les naseaux tremblants, s’est laissé endormir, Mais vint un loup errant à la gorge l’occire…

Un homme des forêts, braconnier aux abois, Les oreilles aux aguets, tous ses sens en alerte, Parcourait la fûtaie vers la clairière inerte : Trouvant un loup repu qui traînait dans les bois, Il se mit à l’affût, ajustant son fusil. Si le cerf est perdu, si la biche est ailleurs — Gibier qui n’est point dû, venaison du seigneur, La peau d’un loup vendue rapporte son bon prix, Son juste revenu au marché de la ville. Il dépeça la bête, entailla l’animal. On lui ferait fête d’avoir occis le mâle D’un coup de fusil net, d’un tir aussi facile. Dans le ventre du loup, au lieu de ses viscères, Il dénicha d’un coup, sans s’attendre à cela, Si bien qu’il se crut saoul, des perles d’autrefois Nul relief de faon, nul reliquat de cerf, Mais très étrangement, trois perles du passé, Comme aux anciens temps, le précieux don des fées…

Emportée par son chant, Sifo s’est dressée au milieu de nous. Elle se rassied, évanescente, et nous restons silencieux plusieurs minutes, encore sous le charme de sa voix. L’esprit d’un ange, cette nuit, nous a visités. — "Voulez-vous que je vous dise quel sens on donne à ce chant dans mon pays ?" demande enfin Sifo, les yeux brillants. "Ou, disons plutôt, celui que lui attribue l’école philosophique et gnomique d’Angrove." — "Nous t’écoutons." acquiesce Felster. — "Le faon est un enfant. C’est le temps de l’unicité, où tout se définit par sa perception naissante. Il a besoin de la présence rassurante de ses parents pour vivre heureux, et ses pensées sont partagées entre les songes paisibles et les peurs terribles de l’enfance. La tête pleine de rêveries, l’esprit plein d’idéaux, il craint d’affronter le monde qu’il découvre et dont il devine peu à peu la cruauté." J’approuve d’un bref geste de la tête : "Mais il doit mourir, un jour." — "Métaphoriquement, oui. Il fait l’expérience de la perte d’un proche, par exemple, comme ici le cerf et la biche, et il est forcé de grandir. L’enfant n’est plus, et c’est alors le temps de la dualité, de l’opposition. Le loup symbolise ce jeune homme, à peine sorti de l’adolescence, qui éprouve sa force nouvelle et s’attaque non sans fierté au monde dont il se protégeait jadis. Mais ce faisant, sa soif de vivre est dévorante, et reniant son enfance, il en bafoue les rêves secrets. Il fait des choses qui étaient contraire à tout ce qu’il avait cru, juste pour se prouver qu’il en est capable. Abolissant toute morale, il achève de tuer l’enfant en lui, irrémédiablement, à la fois parce qu’il en a honte… mais aussi parce qu’au fond de lui, il regrette l’innocence perdue, et qu’elle est un affront à sa liberté toute fraîche." Adressant un client d’œil à Felster, je me répète. "Mais il doit aussi disparaître, un jour." — "En effet. L’ère de la trinité, ou de la conciliation, vient ensuite. L’homme qu’il est devenu en vieillissant découvre que pour son bonheur, il lui faut réconcilier son ego fragmenté. Qu’il lui faut à la fois être cet enfant rêveur, porteur d’avenir mais stérile dans son incapacité à contrôler sa vie, ce jeune homme insurgé, destructeur mais fécond, et enfin un adulte accompli, capable de concilier ces deux aspects de sa personnalité pour se transformer en autre chose. Sinon, dépourvu de nouveaux espoirs, il se flétrira dans le cynisme et la méchanceté. Il ne retrouvera jamais l’enfance perdue, mais quelque chose de bien plus précieux : son âme." — "Mais de même, il devrait mourir un jour, je présume." me précède Felster qui s’est pris au jeu. "Et pas métaphoriquement, cette fois-ci. Il manque un couplet à ta chanson, lorsque la Faucheuse vient prendre notre vieux braconnier pendant son sommeil." Sifo lui décoche son plus beau sourire : "Peut-être. Sauf que le don des fées, c’est habituellement l’immortalité. Alors qui sait ? Peut-être devient-il un dieu. Je ne connais pas toutes les subtilités de la doctrine gnomique." Je me permets de compléter, en guise d’assentiment : "Dans l’imaginaire traditionnel, le cerf est le passeur du monde des morts. La boucle est bouclée, en quelque sorte, entre l’enfance et l’âge adulte. Je peux maintenant vous donner la morale de mon propre conte, car elle rejoint celle du beau poème que nous a récité Sifo." — "Quelle est-elle ?" — "C’est un vieil adage d’Almaq, que l’on a l’habitude de formuler ainsi : L’Unicité d’un Dieu, la Dualité d’un Homme, la Trinité d’un Monstre et la multiplicité du Démiurge." — "Mouais." s’insurge Felster. "Ce n’est pas exactement la même chose." — "Sauf à définir le dieu unique comme un enfant façonnant une création idéale à son image, et le monstre comme un homme déifié, réunissant la nature humaine et l’essence du divin." — "Et pour ultime étape la fusion de toutes ces choses ? J’en connais qui ont été pendu pour hérésie pour moins que ça !" riposte mon compagnon. — "Admettons, mais je ne m’engagerai pas davantage sur le terrain de la théologie expérimentale. Si tu nous livrais à présent ton propre récit ?" Le regard de Felster s’égare et ses traits se tendent. — "Et bien… Je ne pouvais pas savoir quelle tournure prendrait la soirée, mais ce que j’ai à raconter, à la suite de vos interventions, est plutôt étrange…"[sws_divider_bar1 barsize="500"] [/sws_divider_bar1]

Felster

Et voici le Dit du Roi Méhaigné.

"Quand Tirèse m’a demandé de participer à la veillée, j’ai pensé aux coutumes de mon peuple, aux processions dans les rues, où les enfants défilaient avec lanternes et flambeaux… à l’évocation et aux louanges de la vie de nos ancêtres" commence Felster. "De nombreux souvenirs me sont revenus… J’ai encore pensé aux paysannes menant aux fourneaux communaux pains d’avoine et tourtes aux légumes, chaque jeudi… Au garde champêtre claironnant de place en place, le samedi, pour annoncer la venue des marchands ambulants… Au brave rétameur qui nous effrayait, enfants, avec tous ses couteaux brillants et sa meule grinçante… Au poissonnier qui apportait homards et langoustes vivants dans un grand bac à glace… A ma nourrice, qui m’offrait des sucreries dès que mon père avait le dos tourné, et cela bien après que j’aie passé l’âge de lui rentre visite…" "J’aurais volontiers parlé de toutes ces choses-là, qui restent vives dans ma mémoire… Mais j’aurais alors gardé par-devers moi la curieuse histoire qui m’est arrivée, et que je n’ai jusqu’ici contée à personne." "J’ai dans la poche de mon veston, toujours à portée de main, une boîte dont le contenu représente ce que j’ai de plus précieux au monde." poursuit-il en nous présentant l’objet. C’est un petit coffret de métal noir, aux angles saillants, fermé par une solide charnière. "Trois perles sans leur pareil, brillantes comme les larmes dans le récit de ta déesse, Tirèse. Trois orbes étincelants, trois sphères aux reflets de chatoyants, à l’image du chant de Sifo. N’est-ce pas étonnant ? Mais la manière dont j’en fis l’acquisition l’est plus encore. Chacune a son histoire et son prix."

"Je n’avais pas sept ans lorsque mon père, Melk le Sévère, m’envoya dans un fief voisin du sien en gage d’alliance. Il me plaça auprès d’une famille dont il prit lui-même l’enfant aîné à sa charge, selon l’ancienne coutume qui lie les seigneurs des Mille Isles. Quoique d’une noblesse moindre que la nôtre, sire Jehan et dame Ysabeth étaient de bonnes gens qui me donnèrent une instruction sans défaut et me prodiguèrent plus d’amour qu’il n’en entrait dans leurs obligations. Leur maison ne disposait pas d’une grande richesse, mais auprès d’eux, j’appris néanmoins la vieille langue édrasienne des traités juridiques, la géographie des grandes îles et l’histoire des peuples du continent, les arts subtils de la sculpture et du dessin, les techniques de la chasse, de la navigation et de l’observation des astres." "Pourtant, j’en voulais au paternel de m’avoir abandonné sur ce roc austère, battu par une mer houleuse, où se dressait le fortin de mes hôtes. Les bois et le manoir des Petits Arpents me manquaient terriblement, et j’en vins à concevoir une rancune amère que les années ne firent qu’aggraver. Je ne songeais qu’au jour où je pourrais rentrer chez moi…" "Comme beaucoup d’enfants de la région, j’avais exploré les grottes calcaires masquées par des buissons de buis et les chemins secrets des falaises qui bordaient la côte. Je me plaisais à espionner les passants et à les suivre ainsi, sans être vu d’eux, de passage en passage, tandis qu’ils allaient sur l’unique sentier reliant le fortin au bourg tout proche. Le jeu était toujours plaisant : Arnault père, meunier de son état et ivrogne par goût du bon vin des Edrases, injuriait ses mules en des termes plus qu’obscènes ; L’oncle Geoffret, frère cadet du chatelain, babultiait des complaintes amoureuses à voix basse en marchant ; Damoiselle Selphie, si stricte et sérieuse à la ville où ses parents tenaient un commerce, gambadait comme une gamine en riant bêtement, un ruban dans les cheveux ; et enfin dame Ysabeth, chaque matin, s’en allait faire ses courses en cueillant des fleurs au bord du chemin." "C’est lors de l’une de ces embuscades enfantines que je découvris que Geoffret et Ysabeth entretenaient une liaison discrète. Rien que de très platonique, portant peu à préjudice, mais j’en fis immédiatement état à mon père par lettre, en lui demandant quelle éducation il comptait me donner chez ces gens qui bafouaient les valeurs familiales." "Deux semaines plus tard, un bateau accostait au port pour me ramener aux Petits Arpents et rendre à Jehan son propre fils. L’affaire ayant été portée aux tribunaux, Geoffret fut banni… Son navire, peu de temps après son départ, fut pris par des pirates. Ysabeth fut répudiée et enfermée dans un couvent. Il en allait de l’honneur de sire Jehan auprès de ses pairs d’agir ainsi, selon les us de notre peuple… et lui-même n’y pouvait rien. Faisant esclandre public en avertissant mon père, je l’avais obligé à se plier à nos lois ancestrales." "S’il paya la rançon exigée pour son frère ou se rendit au couvent en secret, nul ne peut le dire. Mais jamais il ne s’en remit complètement, et c’est un homme pâle, au visage maigre, le regard plein de reproches, que je revis quelques années plus tard lorsque les seigneurs des Mille Isles se rassemblèrent pour partir en guerre. Mon cœur saigne encore du mal que j’ai fait subir à cette famille, pour une passion légère qu’il ne m’appartenait pas de trahir." "Une perle reposait, comme laissée à l’abandon, sur le bureau de ma cabine dans le navire du retour. Cinq jours me séparaient de ma destination : chaque soir je pleurais de honte en serrant contre moi, dans une main repliée contre ma poitrine, cet objet incongru. Je ne sais qui l’avait oubliée là, bien en vue… mais elle devint le symbole de ma culpabilité."

— "C’est celle-ci, qu’on dirait blanche de pureté, sans imperfection aucune." soupire Felster en ouvrant la boîte pour nous en dévoiler le contenu. — "Et ensuite ?" demande Sifo pour l’encourager à poursuivre. — "Vous devez bien mal me juger, maintenant que j’ai raconté cette histoire." — "Les histoires vraies sont les plus belles. Quant à porter un jugement quelconque, je serais bien mal lotie si je m’en avisais…"

"Autour de mes dix ans, donc, les seigneurs se réunirent…" reprend Felster. "Mon frère d’adoption, accompagnant Jehan, était de la partie. C’était un jeune homme au profil d’aigle, âgé d’une dizaine d’années de plus que moi, que mon père reçut avec une joie non feinte et qu’il appela, plutôt que par son véritable prénom, Alster. Dans la vieille langue des îles : fils du cœur… J’en conçus beaucoup d’étonnement, car jamais Melk n’avait fait montre à mon égard d’une marque d’affection semblable. Je ne suis moi-même, après tout, simplement connu que comme Felster, fils de roi." "Si le vieux Jehan m’adressait rarement la parole, pour les raisons que l’on connaît maintenant, Alster se prit d’intérêt pour moi. Parce qu’il était plus âgé, mon père l’avait beaucoup entretenu de stratégie et de politique, tandis que j’étais encore dans l’ignorance de ces matières-là. Ensemble, nous allions saluer tous nos hôtes, et le jeune homme m’expliquait leur rôle et leur rang dans la société complexe des Mille Isles. On lui avait aussi enseigné les arts du combat et le maniement du sabre : chaque matin, sous prétexte de s’entraîner, il venait me chercher pour que nous nous mesurions dans la cour du château. Au début, bien sûr, je crus qu’il en voulait peut-être à ma vie, en raison du déshonneur que j’avais causé aux siens. Mais au fil des jours, c’est une amitié durable qui se développa entre nous. Les deux années passées, il avait aussi voyagé sur le continent, et j’aimais l’écouter, tandis que nous marchions dans les jardins du manoir familial, me raconter les aventures qu’il avait vécues." "Lorsque toutes les Maisons des Milles Isles furent enfin arrivées aux Petits Arpents, Melk les fit réunir dans la grande salle du conseil, sous les tableaux représentant nos aïeux. Celui de Vendelk, le Pacificateur des Isles, était suspendu au-dessus du trône de mon père." "— Vous savez tous que la guerre fait rage depuis plusieurs mois sur le continent, annonça ce dernier. Les armées des Cughes et des Traghes s’affrontent en Caluire et à Vozidre. Le royaume de Silenn, divisé par la guerre civile entre lerans et siléens, ne protège plus ses frontières contre les raids des hommes de Nogres… Et la situation n’est guère meilleure dans les archipels, où Cartamène III, avec le renfort de Sitar, vient de défaire le flotte des Merluines… L’Iliarque Aduin d’Almaq nous fait savoir, par le biais de nos ambassadeurs, que sa Cité ne peut laisser cette coalition prendre le contrôle des mers et des principautés franches qui étaient jusqu’ici sous sa protection. Son armada est prête… Et vous savez tous aussi ce que cela signifie. La question, maintenant, est de savoir si nous nous rangeons à ses côtés." "— Nous avons les meilleurs navires, commenta Alster. Nous vivons tout près de la Mer Noueuse et nous ne craignons pas d’en affronter les tempêtes." "— C’est une chose quand nous affrontons les uns les autres… répliqua Chasel du Roc-Aux-Pétrels. Mais cette guerre-là n’est pas la nôtre." "— Pas la nôtre ? réagit Alster en se levant brusquement. Pas la nôtre ! Alors que nous connaissons tous les rêves de suprématie de Cartamène des Edrases et que ses troupes ont déjà posé pieds sur Aghil et Nórte, en dépit de tous les traités passés ? Combien de temps, avant qu’il ne se décide à écraser nos bastions désunis et à imposer son empire ? Combien de temps, avant que nous ne soyons tous réduits en esclavage sous sa tutelle ?" "— Il n’osera jamais, jeune prince…" "— Et s’il le fait néanmoins, quelle résistance pourrons-nous lui opposer, lorsque ses armées seront prêtes ?" "— Les Mille Isles se soulèveront d’un bloc, oubliant leurs querelles intestines, soutint Melk. La vieille alliance a toujours prévalu. Cartamène ne pourra pas porter ses coups partout en même temps." "— Almaq ne nous soutiendra jamais, maintint Chasel. Et nos sabres ne peuvent rien contre les armes à feu que Sitar fournit aux édrasiens." "— Voilà au contraire le soutien d’Almaq, répliqua mon frère d’adoption en produisant un mousquet qu’il avait dissimulé sous sa cape." "L’affaire était dès lors entendue. Selon la coutume, il restait aux seigneurs à décider qui, d’un père ou d’un fils, ils enverraient à la tête de nos flottes. Ils n’étaient pas fous au point de laisser leurs royaumes sans dirigeants et sans défense, au cas où la guerre tournerait mal." "— Jehan m’a dit qu’il n’avait pas le cœur à commander, aussi nous mettrons nos armées en commun, fit mon père. Par ailleurs, et comme Felster est trop jeune pour régner, nous confierons nos deux royaumes à Alster." "Je bouillais intérieurement, car Melk venait tout bonnement de me déposséder de mon héritage. Quant à Alster, il gardait les yeux baissés. Je pensais savoir qu’en son for intérieur, il aurait souhaité partir à la place de son propre père." "— Pourquoi sire Jehan ne resterait-il pas m’enseigner cela, fis-je alors, tout en s’occupant de nos terres dans l’intervalle ? Ainsi, avec Felster à tes côtés, vous auriez deux généraux capables." "Jehan me lança un regard impénétrable. Peut-être m’en voulait-il de lui voler l’honneur d’aller combattre et, sûrement, de mourir dans l’honneur des armes. Ou peut-être me remerciait-il de lui permettre de rester avec sa femme, tandis que ses pairs seraient trop loin pour s’offusquer de ses visites au couvent. Du reste, je ne l’ai jamais su, n’osant jamais poser la question au vieil homme par la suite…" "A l’heure du départ, cependant, tandis que mon père arpentait le pont de son navire, Alster vint me dire quelques mots sur l’embarcadère." "— Felster, prince des Petits Arpents, est-ce le Bien ou le Mal qui ont parlé cette fois-ci par ta bouche ? Car tu m’envoies probablement à une mort certaine, en préservant ce qui t’est dû… Et même davantage, si le conflit s’éternise, vu que mon père ne vivra pas longtemps. Même si c’est ce que mon cœur désirait, je ne peux m’empêcher de m’interroger sur tes motivations." "— Alster, fils de Jehan et fils de Melk en son cœur, promets-moi de gagner cette guerre, fis-je simplement." "Les navires disparurent à l’horizon… Sur la plage, entre deux galets mouillés par la marée, je trouvais une perle rouge…"

— "Celle-là, ni belle, ni laide, et dont on ne saurait dire de quelle matière elle est faite." respire Felster. — "Alster…" demande Sifo en prenant l’objet et en le faisant tourner entre ses doigts fins. "C’était bien celui que l’on nommait le Ptoliporthe, le Destructeur de Cité ?" — "Oui, vous connaissez son histoire." — "Alors tu as bien fait, quelles qu’aient été tes pensées à l’époque." Felster soupire de soulagement, apaisé par le pardon de Sifo. Il a trop longtemps porté le fardeau du doute. — "Crois-moi, je l’aimais comme le frère qu’il aurait pu être et que je n’ai que trop peu connu."

Didier Willis, Juin 2004.[sws_divider_top]



Exercice imposé sur la forêt !

Tout avait pourtant bien commencé. Brûlant les étapes, tout comme nos cœurs brûlaient de l’âpreté de la rancune, nous avions couru au travers du Beleriand terrorisé où nul, amis ou ennemis, n’osa s’interposer. Sans jamais prendre trêve ou repos, portant chacun une charge qui eut harassé les plus robustes bêtes de somme, nous, les forces de Tumunzahar, étions passées comme l’ombre de l’orage sur des contrées à notre merci. Moi-même, Floïn des Hurtebises, en tant que vétéran de la bataille des Larmes Innombrables, faisait partie de l’avant-garde. J’y ai pu constater combien le cœur manquait à ceux confrontés au rare spectacle d’une armée naine en marche car les jours s’écoulaient sans apporter l’oubli de l’affront intolérable fait à notre clan tout entier. Ces félons d’Elfes, qui nous avaient mendié les armes pour leur défense aux heures les plus sombres lorsque leur imprévoyance apparaissait criante, qui avaient depuis des siècles joui de la tranquillité derrière nos fortifications des Montagnes Bleues où notre patience veille retenait les créatures du monde au-delà, qui avaient vécu tant d’années dans des cavernes par nous creusées et s’étaient retranchés dans ces palais aux jours d’angoisse, qui avaient atrocement massacré nos meilleurs artisans dans l’unique et vénal but de ne pas les rétribuer d’un ouvrage dont eux seuls étaient capables. Il ne serait pas dit que cet odieux crime resterait impuni. Le simple fait de penser qu’il eût été possible que nous restions sans réagir était déjà d’une outrecuidance telle qu’elle nous intimait une punition exemplaire.

L’Aros avait été promptement enlevé à des Elfes Gris qui fuirent dès que nous nous disposâmes en ordre de bataille. Tuer des maîtres orfèvres sans défense était bien dans les cordes de ces lâches mais affronter une armée véritable était au-dessus de leur force. Nous avons donc franchi la barrière de l’anneau de Melian sans encombre, premiers et derniers dans l’histoire des temps. Car Doriath l’inviolée ne se relèverait jamais. Il n’existe nulle alternative à l’extermination lorsque le courroux des Nains est éveillé. La route de Menegroth était bien connue de nous depuis des siècles. Belegost avait exécuté l’excavation des Mille Cavernes et, bien que les Nains de Gabilgathol nous aient refusé leur aide, ils avaient envoyé le plan de leur travail. Nous sommes arrivés sans rencontrer de résistance entre la forêt de Neldoreth et les bois de Region, sur le cours de l’Esgladuin. Là, enjambant la rivière torrentueuse, nous trouvâmes le pont à arche unique défendu faute d’avoir pu être abattu. Si l’éminence rocheuse choisie pour dominer le site était à l’épreuve de tout ce que nous avions apporté, l’unique accès, quoi que conçu par nos frères et barricadé avec soin, ne l’était pas. Les portes furent enfoncées au mangonneau et notre légitime fureur put s’exprimer. Enfin, face à un ennemi se refusant toujours depuis que notre entrée sur son territoire, nous avions les coupables du meurtre de nos parents à notre portée. Enfin notre travail de deuil pourrait commencer. Réfugiés dans leur palais troglodytique, les Elfes Gris de Doriath, protégés depuis que le monde était dans la prime nuit par le pouvoir de Melian, inexperts en matière militaire, nous offrait notre champ de bataille privilégié, les tunnels et les grottes -bien qu’il s’agisse là de vastes galeries et de salles souterraines, de colonnes taillées dans le roc vivant à l’image des plus hautes futaies, sous le ciel étoilé des cristaux et des lanternes d’or. La pure eau de roche ruisselait dans de claires fontaines à l’éclat de Lune. Les Nains de Belegost avaient bellement et patiemment œuvré au service gratuit de Thingol l’honni dans les jours de leur amitié. Sa trahison n’en était que plus cruelle et son expiation plus complète. J’avais passé les palais et les portes d’argent emportées au bélier d’airain. Ce glas avait désormais retenti tant et plus que nombre de nos guerriers s’étaient maintenant dispersés dans les quartiers d’habitation, taillant tous ceux sur leur chemin, gardes, domestiques et familiers du roi elfe. A l’image des avalanches dévalant les hautes cimes, il était vain d’espérer briser l’élan de notre assaut. Essoufflé d’avoir tant frappé que le bras me faisait mal, j’ai débouché sur les salles les plus reculées du complexe. Là se tenait un elfe haut et digne mais aux yeux absents, comme conscient de la fatuité de sa résistance. A sa livrée, je reconnus Mablung, le premier capitaine de Thingol. J’abaissais la visière de mon casque, faite par l’art consommé des Nains de Belegost pour façonner les images capables d’inspirer la peur aux Dragons eux-mêmes. J’ai regardé Glaurung dans les yeux et l’ai vu frémir à leur vision. Je l’avais frappé tant et plus, parmi les braves de Gabilgathol, que le Père des Dragons en était resté estropié. L’Elfe n’eut aucune réaction. Je me fendis et ma hache vint traverser le cou au défaut de la cuirasse et finir encastrée dans la porte d’or derrière. Sans que l’Elfe ait esquissé un geste. La victoire était totale. Menegroth était prise, pillée et laissée morte comme avertissement à tous ceux qui douteraient de notre sens de l’honneur et du devoir. Les forces de Doriath n’avaient rien pu faire et la rumeur circula que, puisque Thingol avait été retrouvé mort, il avait certainement eut l’ultime lâcheté de se la donner plutôt que de défendre sa vie. Un profond dédain parcourut l’armée car ainsi finissait la seule créature mortelle à avoir été aimé et avoir engendré avec une Puissance. Le cœur lourd de la peine mais l’âme reposée du devoir accompli, emportant sur de lourds chariots le fruit de notre sac et les dépouilles de ceux tombés pour la mémoire des Nains mis à mort par Thingol à l’heure de sa plus grande folie, nous nous en retournâmes lentement sur la route des Montagnes Bleues. Les mélopées funèbres s’étaient élevées longtemps sur Doriath muette et le Beleriand. La chute brutale des Mille Cavernes sous notre courroux faisait garder le silence aux capitaines les plus endurcis des Terres du Milieu. Le Seigneur de Nogrod arborait maintenant le Nauglamir serti du Silmaril de Thingol, œuvre payée de la vie de nos meilleurs bijoutiers. Si Belegost s’enorgueillissait du Nimphelos, Nogrod pourrait, comme prix de l’affront et comme présent à Aulë, compter le joyau qui avait damné les Noldor.

En passant le Fort de Pierre, que les Elfes nomment le Sarn Athrad, nous n’aspirions plus qu’aux cérémonies funéraires. Nous étions las de la guerre. Nous ne tirions nulle fierté de notre vengeance. L’expédition punitive, toute nécessaire qu’elle soit, n’était pas utile et la conclusion d’une bien triste histoire. La veille s’était relâchée : Déjà les contreforts des Montagnes Bleues s’élevaient et le foyer était proche. La juste colère était retombée et nous tous vaquions à nos pensées sur la route familière. La colonne de marche s’était distendue sur la route forestière. Chacun redevenait qui l’artisan, qui le maçon, qui le mineur s’en revenant d’un long voyage jusqu’au coin du feu domestique. Soudain, des flèches se mirent à pleuvoir drues depuis les frondaisons. Des flèches empennées de blanc, des flèches elfes. Je vis tomber, sous mes yeux, mes proches, mes parents, ma lignée. Des nôtres, pris au dépourvu, essayaient de charger au travers des bois ces tireurs invisibles Ils étaient abattus comme du gibier. Rapidement, j’estimais la distance qui me séparait du gros de la troupe. La meilleure partie des Nains était encore entre le Gelion et la lisière de la forêt. J’étais trop loin. Trop de cadavres m’en séparaient. De plus, le roi pourrait probablement trouver asile à Sarn Athrad et y tenir. Le mont Dolmed s’élevait non loin de là. Près de lui se trouvait Belegost dont il était possible d’attendre une aide pour repousser les assaillants. Je donnais l’ordre à mes voisins de courir sur la route et de s’éloigner de là. Les Elfes ne pouvaient être très nombreux. La couverture de la route devant nous ne pouvait être assurée Si l’armée naine était étirée, les Elfes en embuscade devaient l’être forcément autant. Des deux côtés de surcroît. Je pris la tête des survivants qui, dans la confusion générale, m’imitèrent faute de mieux. Les tirs ne cessèrent pas et nombre mordirent bientôt le sol. Je courus aussi vite que possible, les yeux fermés dans l’effort, priant Aulë de me garder la vie. Lorsque je les rouvris, je vis que nombre de mes suivants en avaient réchappé, bien que certains blessés. Les pentes du mont Dolmed s’élevaient longuement devant nous. Le travail de forge des Nains de Belegost l’avait pelé aussi sûrement qu’un incendie ou une malfaisance orque. Surtout depuis la croissance du pouvoir de Morgoth contre lequel tous voulaient se prémunir par les armes. Nous n’avions qu’à grimper jusqu’à mi-hauteur pour gagner une terrasse et nous abriter des Elfes en contrebas. Pesamment, nous avons gravi le champ de coupe et y firent halte. Alors que les autres reprenaient leur souffle et se pansaient, je regardai le désastre en contrebas. La route était jonchée de Nains et les bannières de Nogrod étaient prises. Mon Seigneur n’avait pu rallier le Fort de Pierre. Les gens de sa Maison étaient morts en le protégeant de leurs corps. Les Elfes sortaient maintenant des bois parachever leur ouvrage, outrageant les Nains tombés, égorgeant les blessés et profanant les chariots mortuaires. Les Nains avaient fidèlement combattu avec les Elfes et étaient tombés à leur service lors des batailles de Beleriand. Une telle vision d’horreur et une telle démonstration de perfidie me révolta au-delà de ce que j’avais pu croire possible. Les Elfes avaient préféré laisser leur population sans défense lorsque nous avions recherché une bataille régulière pour mieux attaquer sournoisement lorsque nous nous en reviendront chez nous jouir du légitime repos du guerrier. Je me retournai pour appeler mes compagnons à une mort certaine mais digne d’être chantée dans les Cavernes de Mandos jusqu’au jour de la surrection des mers. Ma colère resta muette. Je vis s’avancer les êtres les plus surprenants qu’il m’ait été donné de voir. Etaient-ce des arbres vagiles ou quelque enchantement elfe ? Une peau d’écorce, ni taille ni cou, pas davantage d’épaules mais une haute taille surmontée d’une monde chétive. Quelle que soit leur nature, le feu couvait dans ce qui devait être leurs yeux et leurs mouvements déhanchés n’en restaient pas moins explicites sur leurs intentions. Je chargeai le premier, le plus souple et le plus petit d’entre eux. Avant que la créature ait le temps de réagir, je lui taillai une jambe, le faisant basculer de côté et lui assénant un coup à ce qui devait être une tête, éteignant la lueur des prunelles ambrées.

Puis ce fut l’obscurité.

La douleur me tira en premier de l’inconscience. Il faisait sombre et le soleil à l’ouest projetait les ombres des arbres jusqu’aux creux du monde. J’essayai d’ouvrir les yeux. Du sang avait coulé de ma chevelure jusqu’aux commissures de mes paupières. Il me fallut un vif effort pour y parvenir. Lentement, péniblement, je regardais à droite et à gauche. Je me trouvais à la lisière de la forêt, aux pieds du mont Dolmed. Comment j’avais pu couvrir cette distance sans en avoir souvenir… Loin au-dessus de moi, je pouvais deviner l’escarpement où nous étions arrêtés et d’où j’avais contemplé la barbarie elfique. Mon dos me faisait très mal. Ma spalière, arrachée de mon épaule, laissait place à une blessure tuméfiée. Ma cervelière, méconnaissable, avait roulé à plusieurs pas de moi. De ma hache nulle trace, sinon une profonde entaille au poignet là où avait du se trouver le lacet de maintien. Puis mon regard tomba sur deux jambes rompues d’où saillaient les os au travers de vilaines blessures. Je me laissai glisser un peu et appelai Aulë à l’aide. Ces jambes étaient les miennes. Mais des deux fractures ouvertes je n’avais nulle sensation. Et c’était bien cela le pire. Je confesse à cette heure avoir ressenti une immense faiblesse. Le profond abattement passé, je cherchais à reprendre contenance. Je me traînais sur les coudes dans les feuilles mortes jusqu’à pouvoir m’adosser à un arbre. Un Nain y avait également trouvé la mort. Criblé de flèches, le guerrier portait heureusement sur lui une bonne part de son équipement intact, dont une gourde d’eau pleine. J’en bus avidement puis j’ai essayé de laver et soigner mes plaies. Mes jambes étaient perdues puisque j’avais les reins brisés. Une fois cette toilette faite, je m’assoupis…

La rosée du matin vint me réveiller. Je me redressai un peu et vis tout autour de moi la forêt prise dans une gangue de brumes. Je ne savais où était la route. Qui viendrait ? Des Nains ? Sûrement pas. Le piège s’était refermé sur nous si complètement qu’il ne devait pas se trouver ici plus de Nain valide que d’Elfes vivants à Menegroth. Peut-être, quelque Premier Né attardé ici par sa forfaiture… L’humidité s’immisça doucement en moi. Mes plaies et mon haubert de métal lui livrèrent le passage puis elle se mêla à mon gambison. Autour de moi, la forêt silencieuse s’étendait désormais, silencieuse.

La forêt. Que n’ai-je déjà fait attention à sa présence ? Comme le disait mon père, la forêt n’est que du charbon en puissance, une distance à parcourir et une ressource à exploiter. Mon père s’en méfiait. Il me disait qu’elle s’étendait sur toute la surface des Terres du Milieu où, s’entretissant des vents mauvais sortis du Thangorodrim, elle faisait litière des choses néfastes et abritait les mauvais et les malfaisants. A l’heure de ces lignes, les paroles sages de mon père me reviennent avec une acuité nouvelle. Les arbres rongent les os d’Aulë et sapent les formes qu’Il a données au monde, rabaissant les cimes altières, minant les précipices à Sa fantaisie, ruinant les flèches de pierre et imposant sa lente tyrannie sur le monde. Elle est là. Tout autour de moi. Impassible, plus froide qu’une tombe, plus malveillante que jamais. Mais il me faut tenir. Dans la sacoche du pauvre Nain à mes côtés, j’ai trouvé de quoi écrire. Il devait être courrier. Ses missions sont mortes avec lui. Une liasse de vélins immaculés et une mine de plomb. Voilà ce qu’il me reste pour ne pas me laisser envahir par la sourde présence de ces bois mangés de brume. Les secours viendront…. Bientôt… Belegost sera, d’une façon ou d’une autre, informée du désastre de Sarn Athrad et dépêchera ses gens sur les lieux afin d’assurer une sépulture décente aux Nains gisant ici. Alors je pourrais appeler à la rescousse. Je pourrais rétablir une vérité que les Elfes n’auront pas manquée de détourner en leur faveur. Et Nogrod sera vengée. Dussé-je parcourir le monde et réveiller les serments des Noldor autour des Silmarils.

Pour l’instant, il faut attendre. Les Elfes sont sûrement encore proches. Quant aux créatures qui nous ont attaqués sur le mont, je ne sais ni leurs motivations ni l’identité de leur maître. Les Elfes ? Eux seuls pourraient avoir l’idée de converser avec des planches ! Mais ces arbres auraient été poussés en premier au contact au plus fort de la bataille, comme nous auparavant face aux hordes d’Angband. Morgoth ? Oui, pourquoi pas… Après tout, il se délecte de la division qu’il sème, comme les graines de son sombre pouvoir. Il les contemple germant dans le cœur des Elfes et des Hommes. Et Belegost fournit, avec Nogrod, le meilleur des armes nécessaires à la lutte des Peuples Libres contre son hégémonie. Mais que son bras se serait alors allongé s’il plongeait désormais dans les ténèbres des vallons au cœur de la forêt et l’ombre des combes oubliées. Là où les pères des arbres étendent leur progéniture sur un monde à l’agonie, soufflant au vent leur malice et le retenant captif de leur canopée.

J’ai entendu un bruit. Un craquement sec. Une branche cassée, assurément. D’où cela peut-il bien venir ? Le brouillard noie les futaies et restreint mon ouie autant que ma vue. Il y a quelqu’un. Quelque chose se déplace autour de moi mais je ne sais ce que cela peut être. Le craquement n’a été suivi d’aucun autre son. Il y a un épais tapis de feuilles mortes. S’il s’agissait d’un Nain ou d’une bête sauvage, je l’aurais entendu être dérangé de nouveau. Au moins un peu tant cette forêt est silencieuse. Que cette forêt est calme, à la réflexion… Comme suspendue.

Aux pieds de mon saule, je suis comme au creux d’un songe. Le rideau des petites pétioles grises argentées chargées de mousse dégoutte lentement dans l’air immobile. Il me cache sous sa parure. Il me permet d’y voir comme le peuvent ceux qui ont leurs cheveux rabattus pour dissimuler leur visage. Les branches ne sont agitées d’aucun balancement. Tout est froid et figé comme saisi par la mort elle-même.

Au travers des feuilles, je peux suivre l’évolution d’une tâche claire qui doit être le soleil. Sa course va maintenant finir et il va de nouveau disparaître au-delà de l’Occident. La brume n’aura pas relâché sont étreinte de toute la journée. Il n’y a pas eu un souffle de vent et rien n’a expurgé l’humidité des sous-bois. Les feuilles au sol en sont imbibées. J’ai dû ôter la houppelande du défunt à mes côtés pour me recouvrir. Mes forces me quittent lentement et la terre glaiseuse des sols sylvestres me colle et s’insinue sur mes blessures, les corrompant si je n’y prête garde. Je suis assis dans une épaisse couche de matière morte. Au moindre de mes mouvements, une odeur d’humus s’élève et emplit l’espace clos jusqu’à l’obsession. La végétation toute entière se repaît d’elle. Même au soleil de l’été comme aux frimas de l’hiver. Dans le mutisme de ses jours et l’indifférence des créatures vivantes déambulant à la surface du monde, elle les nargue, leur prédisant silencieusement leur sort. Cette pensée éveille en moi un frisson de dégoût. Mais je m’en sortirais. Je m’en suis toujours sorti. Je ne ferais pas aux racines qui m’entourent l’offrande de Moi. Jamais. Mon corps reposera dans les maisons de pierre, aux confins de la montagne, là où le roc a le souvenir de sa façon par Aulë lui-même.

Je me suis surpris à être assourdi par ma propre respiration. Une forêt est un lieu de vie, normalement ! Une forêt doit être un lieu de vie, c’est dans l’ordre des choses ! Alors pourquoi n’y a t’il pas de chant d’oiseau, de folle course d’un quelconque écureuil, le patient ouvrage d’un rongeur ou le brame lointain d’un cerf ? Même les profondes cavernes et les antres reculées bruissent, du clapotis de l’eau du plafond jusqu’aux flasques cristallines ou de l’activité assoupie de quelque cavernicole. Au lieu de cela, c’est comme s’il régnait ici une malveillance obstinée, résolue à éteindre toute vie nomade, étouffer tout mouvement, arrêter le temps, taire toute vie. Comme une araignée tissant sa toile et attendant l’heure à laquelle ses proies épuisées plongent dans une inertie éternelle.

La nuit est froide, plus froide encore que la veille. Je me réveille souvent. J’ai la confuse impression d’être observé. Pourtant, le vent s’est un peu levé. De la vallée, il pousse la brume vers les montagnes et la saignée du mont Dolmed où elle se perd. Je vois un peu mieux ce qui m’entoure, les troncs et les buissons à la lueur de la Lune. Je devine aussi des dépouilles de mes frères que je n’avais pas remarquées de prime abord. Que la nuit vienne encore et assoupisse la douleur de mon cœur. S’il m’est donné d’être encore en vie, peut-être suis-je le dernier de ma race. Avec moi, diminué comme je le suis, passera ma lignée et mon sang. Mais ni ici ni maintenant. Même le pire n’est jamais certain pourvu qu’on ne lui livre passage. Mon souffle soulève un panache de fumée. Il me faut le réduire si je veux passer inaperçu dans ce charnier. Un cadavre qui respire... Je me rends compte, dans la solitude où je me trouve, combien la forêt m’est étrangère. J’en ignore les usages et les fins. Mes pieds ont foulé de couloirs derrière les portes frappées aux runes de la puissance, mes mains touché d’ouvrages issus des mains des ouvriers et des maîtres, mes yeux contemplé combien de salles dégagées de la roche, ma peau souffert à la flamme des fourneaux plus que sous le joug des dragons ? Si Aulë nous a fait à l’épreuve des pires tourments, s’il a sollicité de nous que nous nous bâtissions un empire en son sein, fait de nos mains autant que des Siennes, nous nous y sommes accoutumés. Nous avons sombré dans un monde à notre mode et plaisirs, artificiel de sa conception à son apogée. Notre réussite, la forêt en a pâti et reculé, gardant, par devers sa rancœur, sa défiance et sa noirceur.

Et je suis maintenant à sa merci.

Une attention est portée sur moi. J’en suis sûr. Je suis parcouru de l’envie de crier pour que cette mascarade cesse. S’il y a ici un Elfe, qu’il se présente ! S’il y a un de ces espèces d’arbres mobiles, qu’il s’avance ! Je saurais me battre et accepter une mort digne de mon peuple, dussé-je la savoir inéluctable ainsi amoindri !

J’ai essayé de me redresser sur mes moignons pour attendre la mort que le silence de cette forêt me promet en permanence. Je suis retombé lourdement à chaque fois malgré tous mes efforts ; Mes jambes sont brisées à d’autres endroits qu’aux fractures ouvertes et il m’est impossible d’être stable sur leur soutien. Il faut que je reste calme. J’ai déjà bien de la chance que ma réaction inepte n’ai ouvert une artère et ne m’ai condamné. Ce qui me regarde a dû s’amuser le temps de mes vaines tentatives. J’attendrais assis en espérant pouvoir le surprendre lorsqu’il pensera ma fin proche ou à la venue des secours.

Le soleil se lève doucement. Cela sera le deuxième jour. Nous aurions du être rentrés à Nogrod ou au moins être passés par le col de la Brèche. Notre absence va trahir notre situation désormais. Même si les Elfes usent de quelque sournois stratagème pour rasséréner les nôtres. Les secours arriveront aujourd’hui. Une drôle de fragrance se mêle maintenant aux effluves musquées de la litière en décomposition. Plus pénétrante, plus âcre. La journée promet d’être belle et chaude. Heureusement, le froid et l’eau commençaient à opérer sur moi.

Il est midi. J’ai mangé mon dernier cram. Il me faudra maintenant tenir sur les réserves de ce pauvre bougre à côté de moi. L’odeur s’est intensifiée et précisée. Il doit y avoir tant de cadavres sans sépulture dans les environs que leurs odeurs se conjuguent. Et la chaleur, que j’accueillais avec joie, n’arrange rien. Des légions de mouches sont arrivées et d’autres semblent devoir les suivre. Les mouches passent encore. De toute façon, je perdrais mes jambes et les asticots ne se nourrissent que de chair morte. Ce qui m’inquiète beaucoup plus, c’est ce que cette émanation peut attirer de plus gros que cette vermine. Des charognards et les opportunistes ; corbeaux, blaireaux, renards… Mais aussi ours et loups. La fatigue seule n’explique pas ma fièvre et celle-ci m’épuise. Il faut absolument que je reste éveillé. Si je m’endors, les bêtes viendront et me croiront mort. Et une fois que cette pensée sera rentrée dans leurs têtes, il me sera très difficile de leur en faire sortir ! Je ne suis pas mort ! Je veux vivre ! Je vivrais ! J’ai récupéré une dague et une petite hache de lancer. Elles sont dissimulées dans ma barbe et dans ma manche. A tout hasard. De toute façon, les secours ne vont plus tarder maintenant.

L’après-midi touche à sa fin. Les ténèbres de la forêt recommencent à obscurcir la terre. De gros nuages noirs se sont amoncelés derrière le mont Dolmed. Il me semble y entendre tonner un orage. Malgré la journée que je viens de passer, je n’ai pas entendu un seul oiseau et nul animal conséquent non plus. Le vent a cessé. Plus aucune bise n’anime cette forêt sépulcrale. Les arbres se ressemblent tous. Il semble que, tout vifs et forts que les arbres puissent paraître au plus clair de la journée, il ne suffit que d’une légère pénombre pour laisser transpirer le nombre de leurs années passées à ruminer et médire. Années durant lesquelles leur intelligence, étriquée dans leur futaie et racornie comme leur écorce craquelée, n’a poursuivi comme idée que l’exécration des choses libres et errantes. Ils attendent l’heure propice à l’assouvissement de la mesquinerie de leurs desseins.

C’est très lointain mais il me semble entendre de l’eau couler. C’est vrai que cette partie des Montagnes Bleues regorge de ruisseaux très escarpés. Ils alimentent le puissant Gelion en aval. Les pluies d’orage sur les cimes auront grossi ses flots pour que je l’entende ainsi. Il y a donc un cours d’eau dans les environs immédiats. Si je peux m’en apercevoir, c’est qu’il n’est pas loin. A quelques dizaines de mètres, derrière ce buisson de ronces ou après ce massif de genévrier, là-bas. Et je suis appuyé à un saule gris qui doit plonger ses racines dans une terre assez humide pour lui permettre de s’épanouir ainsi. C’est vrai qu’à la réflexion, les branches basses de l’arbousier semblent dessiner une petite voûte… Il doit y avoir un passage jusqu’à la berge et le va et vient des bêtes a dû la former à la longue. Il y a donc des animaux qui passent ici. Ce genre de torrents est souvent très encaissé. Accéder jusqu’à l’eau est déjà difficile pour nous. Pour les quadrupèdes, ce doit être une épreuve bien pire encore. Les accès à la rive doivent être rares, devenant par-là même des points obligés. Il y a sûrement beaucoup de passages. Si les charognards doivent venir, ils viendront ici en priorité. Il y a table ouverte et de quoi étancher leur soif ! Ma veille ne doit en être que plus vigilante.

C’était derrière moi. J’ai entendu quelque chose derrière le tronc sur lequel je m’adossais. Des pas feutrés, rapides et cadencés. Une démarche de prédateur. Il a dérangé le tapis de feuilles mortes. Je pouvais essayer de suivre sa présence et estimer sa position. Il faisait nuit noire alors. Des nuages ont caché les étoiles et la Lune ; Il m’était impossible de m’aider de ma vue et je rédige ces lignes à la faveur des premières lueurs de l’aube tant que le souvenir en est vivace. Il semblerait que la bête soit assez grosse, peut-être un loup. Je le devine à la lourdeur des pas. Un gros loup. Des loups de ce gabarit… Cela peut être un vieux mâle solitaire réduit à chercher sa pitance dans les reliefs des autres ou après les carcasses abandonnées. Ou bien… Surtout, que ce ne soit pas un ouargue. Si tel est le cas, il me trouvera et rameutera ses semblables. Ou des Orques. Et alors… Que murmure le vent dans les branches aux oreilles accortes ? Des lieux sombres pour les sombres complots. D’un côté, une jalousie et une soif de vengeance à jamais inassouvies, de l’autre la malice inspirée par l’art de Morgoth… Ce qu’il y avait derrière est parti. Je ne l’ai pas entendu chercher à consommer un cadavre. Mes doutes demeurent. Qu’aurait fait un loup ? Et un ouargue ?

Le troisième jour est en train de se lever. Je n’ai presque pas dormi de peur du retour de ce qui m’a visité cette nuit et de ses éventuels acolytes. Ma fièvre me tiraille le front et les entrailles. La journée semble devoir être mitigée par un peu de pluie. Il ne faut pas que je m’endorme. Si tel était le cas, je pourrais passer à côté de l’unique chance de m’en sortir en n’entendant pas le travail de ceux de Belegost. Mais que font-ils donc ? Ils devraient déjà être là depuis hier…

J’ai vu quelque chose bouger ! Une ombre ! A vingt pas ou davantage ! Furtive, passant d’un couvert à l’autre ! Peut-être de taille humaine, peut-être moins, mais une masse en mouvement rapide et silencieux. Qu’était-ce ? Est-ce que cela m’a vu ? Est-ce qu’elle m’ignore ?

Il vient effectivement de pleuvoir. L’eau a ruisselé sur moi sans éteindre le feu qui y couve tant ma fièvre devient préoccupante. Elle a aussi lessivé les souillures de ce que mes parties basses ne peuvent désormais plus retenir en moi… La forêt autour de moi, même sous l’ondée, a semblé réfractaire à cette intrusion. Les gouttes se sont perdues dans les ramures jusqu’à tomber lourdement, comme les grains d’un sablier, au rythme lent et componctieux des arbres séculaires. Il m’est souvenu des racontars que je n’avais pris au sérieux sur la forêt du mont Dolmed. Entre l’Aros et le mont, il n’y a pas une grande distance. Ce qui fait que celle-ci n’est finalement pas très étendue. Parcourue qu’elle est de routes et de rivières, elle multiplie les voies permettant d’en sortir sans encombre. Or certains Hommes et, plus fiables, quelques Nains, ont assuré y être entrés, se détournant des chemins habituels pour parcourir quelque sente au gré de leur fantaisie et de leur curiosité. Alors qu’ils progressaient sur cette piste étroite mais linéaire, ils furent arrêtés par sa conclusion abrupte et sans logique. Si une route existe, aussi menue soit-elle, c’est quelle mène d’un point à un autre ? Mais à l’heure de rebrousser chemin, du chemin, nulle trace, à moins qu’il ne s’agisse d’une piste contournée et indécise, très différente de celle qu’ils avaient empruntée quelques instants auparavant. D’aucuns arguèrent que la boisson ou l’inexpérience en était la cause mais mon père, ainsi que des frères d’armes de Belegost, tenait de tels témoignages de gens sobres et rompus aux marches dans les bois. Et si la forêt, plutôt que de perdre des créatures vagiles, s’ingéniait à détourner leur chemin pour maintenir leur captif au piège ? Et si la forêt éloignait de moi toute expédition de secours ? Et puis il y a ces histoires de bonne femme, d’arbres englobant les gens et les absorbant pour s’en repaître… C’est vrai que… J’ai beau regarder, je ne comprends pas l’impression que j’ai eue que mon dos s’était enfoncé dans le tronc sur lequel il repose. Curieux, pour le moins. J’ai inspecté comme je l’ai pu mon dossier de fortune. Il ne semble pas avoir changé. Je vais intercaler une giberne entre nous.

J’ai senti une respiration dans mon cou. J’en suis sûr. Une respiration difficile, lente et profonde, bruyante comme celle d’une personne emphysème. Pourtant il n’y a personne, sinon moi -et les Nains tombés au champ d’honneur tout autour. Tous mes sens sont en éveil mais je n’ai rien vu ni entendu davantage. Le saule interpose sa masse et je ne peux savoir ce qui se trouve au-delà. Je me suis contorsionné vainement pour surprendre ce qui m’a fait cela mais le tronc est trop large. D’un moment à l’autre, le fil d’une dague peut venir courir sur mon cou et m’égorger. A moins que les bois ne me réservent un autre sort plus propre à leur distraction. Le corps à côté de moi commence à noircir et à se couvrir de filaments. De même, la couleur de mes pieds devient difficilement descriptible. La forêt fait son œuvre et nous aura bientôt tous. Lentement, insidieusement, elle fera disparaître de nous toute trace pour ne plus exister que dans sa mémoire malade.

La fièvre me brûle terriblement. Les contours du monde me deviennent flous et confus. Les ondulations de la chevelure souple et grise du saule me semblent lancinantes, comme chargées de me faire sombrer dans mon ultime sommeil. Son chant me tire imperceptiblement vers l’oubli et le rêve.

La nuit revient. De Belegost, nulle trace. Je crois que j’ai dû m’assoupir. Ma tête me fait de plus en plus mal ; Fatigue et fièvre me mettent à la torture. J’ai entendu d’autres respirations, très semblables à la première. Ma fin est proche et la forêt s’enhardit. Je le sais. Je la sens. Chaque arbre, chaque plante, attend avec délectation mon expiration. Je ne suis pas fou. Mais je sens bien qu’elle est prête et attend son heure pour jouir enfin de sa victoire. Mes yeux ne me trompent pas plus maintenant qu’avant mais alors que j’étais proche de la lisière auparavant, il semble que les arbres proches se soient resserrés autour de moi pour contempler leur œuvre et que les arbres au-delà se soient dispersés. Que la bordure de la forêt me paraît lointaine, comme presque hors de vue…

Mes yeux ont cessé de voir sinon par intermittence dans un épais brouillard ; J’écris au jugé. La faim et la soif me tenaillent. Surtout la soif. Ma fièvre m’accable et ma tête semble être dans un étau, si tant est qu’un étau puisse prendre tant je sue. Les arbres dansent autour de moi. Leurs masses sombres chancellent. Ils se tordent comme pour se rapprocher de moi et admirer la complète exécution de leur sentence. Ils se penchent sur moi comme on se délecte des derniers râles d’un supplicié.

D’autres jours viendront, d’autres tourmentes, d’autres peines et d’autres joies. Les cieux changeront pour n’être que l’ombre d’eux-mêmes. Les empires s’effacent à l’aune des temps mortels et les mortels eux-mêmes passeront. A l’Occident fuiront les Elfes vers leur printemps éternellement stérile. Les cadets de ma race s’endormiront sous les catafalques de pierre et les Hommes échoueront à se survivre. Alors ne subsistera plus que les ombres immenses et immobiles des arbres noueux. Seuls et rassasiés, ils règneront sur un monde vide voué au silence et à la stagnation perpétuelle jusqu’à ce que les mers soient renouvelées et que l’Ouvrage retourne à l’atelier du Créateur.

Damien Devault, Juillet 2004.[sws_divider_top]



Laïma , humaine élevée parmi les elfes, part à la recherche de ses parents...

Souvenirs....

Fumées. Odeurs. Bruits. Cris. Cachée à l'intérieur d'un buisson, terrorisée, l'enfant serra les lèvres et se mordit la langue pour ne pas hurler, ces yeux voulaient se fermer mais elle n'y arrivait pas. Une image. Sa mère, ses sœurs hurlants et son père à terre. Et puis la forêt qui défilait et des grognements des visages affreux.. Des hommes et des femmes criant… Et puis le même cri. Strident. Unique. Terrible.

Laïma se redressa en sursaut. Des larmes collaient sur son visage et son corps était en sueur. Alors elle se laissa retomber sur le matelas et respira fort pour se calmer. Une voix douce et lointaine à l'extérieur de la maison demanda : "Encore ce même cauchemar, n'est-ce pas ? - Oui, murmura la jeune fille, elle renifla. Toujours pareil. C'est affreux Ceímo ! Est-ce que ce cri ne m'abandonnera jamais ? - C'est le cri de ta chair Laïma, répondit Ceímo toujours de l'extérieur. La jeune fille se redressa sur le lit, puis sortit. Lentement elle leva son visage vers Ceïmo et murmura : - Tu ne m'as jamais dit pourquoi tu m'avais emmenée ici. Celui-ci réflechit un instant. Son regard perçant d'elfe scruta un instant le ciel à travers les arbres de la forêt. - Parce que j'ai su en croisant ton regard, que les Valars avaient voulu que l'on se croisent… Et puis si un choix aussi dur était tombé sur moi si jeune c'était parce que ma jeunesse avait avoir avec mon choix. Laïma se tut car comme souvent elle n'avait pas compris ce que son compagnon avait voulu dire. Son regard se porta vers les autres cabanes du village elfe. Tu n'as pas eu peur qu'ils ne soient pas d'accord ? - Non, il secoua la tête. - Bien, dit simplement à nouveau la fille… Je vais essayer de dormir à nouveau…Demain tu veux bien qu'on aille au lac ? Dans l'obscurité, Laïma le vit sourire : - Non, bien sûr.. Tu seras toujours aussi avide de savoir n'est-ce pas ? - Oui, je crois.. Puis, tout simplement elle rentra et le silence revint doucement dans la forêt.[sws_divider_bar1 barsize="500"] [/sws_divider_bar1]

La décision

Doucement, comme s’il était timide, le soleil apparut au sommet de la montagne lointaine. Laïma pensa un instant à celle qui était là-haut, puis reporta son attention à la cité qui s’éveillait. Déjà, on entendait des hennissements de chevaux et les sentinelles changeaient de tour. "- Laïma, tu viens ? , la voix venait d’en bas, c’était Ceïmo. - J’arrive ! », répondit simplement la jeune fille. Elle rentra rapidement, attrapa son arc, son carquois et agrafa sa cape, puis descendit rapidement et agilement les marches en lianes tressées. Ceïmo l’attendait au pied de l’arbre. Il était souriant, heureux et Laïma en fut toute réconfortée. "- Tu dois avoir une bonne nouvelle pour sourire ainsi. Ce n’est pas souvent que tu t’exprimes. Je croyais même que je ne verrais jamais un elfe heureux et le montrant ! - C’est vrai, mais je suis jeune et mon père m’a toujours dit que j’étais trop démonstratif, et encore plus depuis que tu es ici !, il fit la grimace et rajouta avec un sourire plus timide : Mais ma sœur va se marier bientôt. Je suis tellement content pour elle ! - C’est bien ça ! Je suis heureuse de l’apprendre… Ca vaut bien une journée au lac ça ! Ceïmo rit : - Tu arrives toujours à avoir ce que tu veux toi. Allez, on y va avant que le soleil chauffe de trop ou que mon père me trouve quelque chose à faire. Il leur fallut une demi-heure pour atteindre leur coin de paradis, ou Valinquendi; alors ils arrêterent de bouger un instant et le son se limita alors au bruit du vent dans les arbres et le chant des oiseaux. Puis, Ceïmo se mit à bondir de rocher en rocher jusqu'en lac en dessous d'eux, à moitié caché, et il fit signe à Laïma de le sivre. Avec hésitations, elle le suivit, doucement, s'accrochant nerveusement aux arbustes. Et soudain, elle lâcha prise et avec un cri brutal, voltigea dans l'air et disparut dans l'eau. Ceïmo ne réagit pas immédiatement, puis ses yeux s'ouvrirent en grand comme pour percer la surface de l'eau et finalement il sourit... Il s'éloigna de la roche qui leur servait d'escalier et s'approcha de la berge du lac. Bientôt Laïma apparut, les cheveux dégoulinants et ses vêtements collant à la peau. "- Encore prête à me faire des frayeurs, c'est ça ? Comme s'il n'avait rien dit, Laïma, qui semblait réfléchir, redressa soudain sa tête et lança: - Dis-moi ! Si je partais demain. Tu viendrais avec moi ? - Tu veux mener à bien ton projet ? Quitter Opelavas pour partir à la recherche de ta famille ? - Oui. - Je viens avec toi. Je serais trop préoccupé en train de me demander si tu vas bien, si jamais je resterais. - Tu n'as pas à lier ton destin au mien... Ta vie se passe ici. Pas la mienne. Tu le sais. Le jour où tu m'as trouvée.. pourquoi m'as tu amenée ici? - Je ne sais pas. Tes yeux... Il y avait tellement de détresse à l'intérieur... - Je n'ai gardé qu'une image floue... - Je viendrais avec toi... J'ai besoin de bouger...De découvrir le monde. - D'accord. Je suis soulagée que tu viennes. J'avoue que j'aurai eu un peu de crainte..Même avec Vanyacco. Mais..Et le mariage de ta soeur ? - C'est dans longtemps. Tu sais bien que nous prévoyons longtemps à l'avance, du moins, tu auras le temps de vieillir ncore d'ici là. Laïma sourit, puis elle se dirigea vers la paroi. - Je vais prévenir Vanyacco et préparer mes affaires. Ensuite j'irai chez ton père. Je dois le remercier pour tout ce qu'il a fait pour moi. - Alors.. Depêche toi de te sécher, dit-il. Je t'accompagnerais chez mon père. Je dois aussi lui parler." Laïma hocha la tête et grimpa agilement jusqu'en haut de la paroi et disparut rapidement derrière les arbres. Bientôt, elle réapparut, dans des habits secs, et fit signe à son compagnon. Celui-ci grimpa à son tour et rejoigit la jeune fille qui était accompagnée de leurs deux montures. La terrible décision était prise. Laïma partirait à la recherche de sa famille, enfin.[sws_divider_bar1 barsize="500"] [/sws_divider_bar1]

Le départ

Dans l'après-midi, après leur retour au village, Laïma rendit visite au père de Ceïmo, le chef du village. Il l'accueillit avec joie et ne parut pas surpris par l'annonce de Laïma. Il s'y attendait. Après avoir fait ses adieux et féliciter Lalaith, la soeur de Ceïmo, elle reçut elle-même des bénédictions avant de quitter la maison dans l'arbre. Le soir, elle quitta à nouveau Opelavas pour passer quelques heures avec Vanyacco, l'étalon qu'elle montait. Elle resta avec lui jusqu'à ce que la lune éclaire la nuit bien au-dessus d'eux. . Alors elle rentra et prépara ses affaires. Puis, enfin, elle se coucha et étrangement son coeur se serrait à l'idée de quitter le village des elfes. Le lendemain matin, elle se réveilla avant l'aube et descendit l'esclaier de lianes, une main accrochée etl'autre tenant son sac fait de tissus. Elle arriva au sol et siffla doucement sa monture. Bientôt Vanyacco arriva, la crinière lachée et les naseaux fumants. S'accrochant à ses poils libres, elle grimpa sur son dos et lui murmura quelques mots. Il tourna bride et se dirigea vers un chemin tourné à l'ouest, lorsque soudain sortit de l'obscurité des arbres, Ceïmo sur sa monture. "- Alors aujourd'hui est le grand jour, c'est cela ? - Oui,"répondit-elle la gorge nouée. Elle tapota de sa main gauche le cou fin mais puissant de Vanyacco qui partit d'un trot alègre sur le chemin. Ils trottèrent ainsi silencieusement, plongés chacun dans leurs pensées; le soleil se levait. Finalement, ils s'arretèrent près de Vercasirë, le ruisseau qui alimentait le village et qui se jettait dans l'Anduin, il s'assirent simplement pour se reposer. Lorsque les chevaux eurent bu, ils reprirent le chemin. Ce n'est qu'à la tombée de la nuit que les deux voyageurs atteignirent enfin l'orée de la forêt. Alors Laïma rompit le silence et demanda: "- Il y a combien de jours de cheval, d'ici jusqu'aux Montagnes?" Elle désignait la chaîne montagneuse qui se perdait dans les brumes de l'horizon. - Quatre jours si ma mémoire est bonne." Sans échanger un mot , ils établirent un camp pour la nuit en allumant un feu. Ils n'avaient emporté que peu de bagages et pour la nuit, ils n'avaient qu'une simple couverture. Ils se couchèrent vite à-côté du brasier, après avoir grignoter un peu de pain et de fruits sechés. Bientôt la respiration régulière de Laïma se fit entendre tandis que le regard de Ceïmo devenait fixe, perdu dans les Terres Lointaines. Mais le lendemain matin arriva vite et ils reprirent la route, Ceïmo la connaissait, car il l'avait déjà empruntée quelques années auparavant, lorsqu'il ramenait Laïma. Ils traversèrent la plaine, passèrent des ruisseaux.. Peu à peu, les montagnes se faisaient proches et le quatrième jour au soir, ils établirent leur camp à l'orée de la forêt située sur les versants.[sws_divider_bar1 barsize="500"] [/sws_divider_bar1]

La forêt sur les versants

Le lendemain, les deux compagnons se mirent en marche plus tard, le soleil était déjà haut dans le ciel. "- Ceïmo, saurais-tu retourner au bois où tu m’as trouvé. Je ne me souviens plus de cet endroit. Je sais que lorsque je le verrai je saurais que c’est cet endroit-là et aucun autre mais il faut que je le vois pour le reconnaître. Tu comprends ce que je veux-dire, n’est-ce pas ? - Oui, bien sûr, mais je ne me souviens pas beaucoup moi non plus. J’étais passé près d’un gros village avant d’arriver au bois où je t’ai trouvé. Le mieux est de chercher ce village. Le visage de Laïma se rembrunit. - Peut-être n’existe-t-il plus ce village. - Ne dis pas de sottises, la gronda Ceïmo, allons ! Rentrons dans la forêt.

Les chevaux se mirent en route, leurs cavaliers sur le dos. La forêt était silencieuse, beaucoup trop. Il n’y avait pas de bruits d’ailes ou de pattes, pas de chant d’oiseau. - Les animaux sont partis, chuchota Laïma, inquiète. - Non, répondit Ceïmo, dont le regard scrutait les branches, ils se cachent. - Mais pourquoi ? - Je ne sais pas. » Ils se turent alors et ils ne dirent plus rien durant les longues heures qui suivirent. Les chevaux montaient à leur guise longeant un chemin à moitié disparu dans les broussailles. Lorsque le soleil eu atteint son zénith, les voyageurs sortirent du bois pour atteindre une sorte de clairière, légèrement pentue. Sur le côté, un rocher sortait de terre en forme de pic. Vanyacco qui avait pris la tête, s’agita et secoua sa crinière. Aussitôt Laïma redoubla d’attention et chercha du regard ce qui avait provoqué cette réaction sur le cheval. De son côté, Ceïmo conduisit sa monture vers le bord du bois, cherchant une suite au chemin qui les avait menés jusque là. Le regard fixé sur la pénombre des arbres, Laïma parcourut tout le long de la clairière. Mais rien n’indiquait la réaction du cheval. A nouveau celui-ci redressa la tête, mais cette fois Laïma remarqua qu’il ouvrait grand les naseaux. Alors, elle regarda vers le ciel et vit ce qu’elle cherchait : une mince colonne de fumée s’échappait du bois, quelques centaines de mètres plus haut. Un instant, Laïma se demanda comment cela se faisait que Ceïmo n’avait pas repéré cette étrangeté et puis elle se dit qu’il l’avait sûrement vu. Mais il ne l’avait pas dit. "- Ceïmo !! Par ici, appela-t-elle. Elle passerait sous silence cette étrange chose. Ceïmo la rejoignit au trot et tous deux s’enfoncèrent à nouveau dans le bois en direction de la fumée.

Alors qu’ils étaient proches de ce qui devait être le foyer de la fumée aperçue, Laïma se rendit compte qu’elle ne savait même pas si le feu était ennemi ou pas. Alors elle hésita un instant, puis une obstination lui vint : si c’était des Orcs ou des Gobelins des montagnes et bien tant mieux !! Elle leur ferait enfin payer ce qu’ils avaient fait. Les arbres se firent alors plus rares, et les deux compagnons aperçurent alors une sorte de plateau où l’herbe ne poussait pas, quelques centaines de mètres plus loin, la forêt reprenait ses droits. Mais ce n’est pas ce que Laïma regardait. Son regard s’était arrêté bien avant sur les murs fragiles et bas d’une maison. Une maison !!!! C’était d’elle que sortait la fumée. Elle avait un toit de chaume et derrière elle, on apercevait encore d’autres maisons, plus ou moins grandes. Un village. Un village d’humains… Laïma sentit son cœur battre à tout rompre : elle allait revoir des hommes. Après tant d’années.. Il lui semblait que son enfance heureuse parmi sa famille n’était qu’un rêve brumeux. [sws_divider_bar1 barsize="500"] [/sws_divider_bar1]

Le récit de Bragar

Ils sortirent enfin de l'ombre de la forêt et c'est à ce moment-là que jaillit brusquement d'une des maisons, un petit garçon d'une dizaine d'années. Il s'arrêta net en apercevant les cavaliers. Il resta un court moment immobile, les yeux écarquillés. Laïma avait la gorge sèche. Elle se trouvait à court de mots et son esprit bouleversé ne trouvait plus de mots dans sa langue d'origine. Avant qu'elle n'aie pu réagir, le garçon tourna les talons en hurlant à pleins poumons :"Au secours!!!" Sur l'instant, la porte de la première maison s'ouvrit sur un énorme chien poilu, aussitôt suivit d'un homme de haute stature. Dans ses yeux brillait la lueur de celui qui se bat sans espoir. Depuis les autres maisons sortaient déjà trois autres hommes. Le premier se figea, stupéfait. Puis il cria en élevant une main :"Stoooop!!!" Les autres hommes se figèrent à leur tour. Celui qui avait parlé et qui semblait leur chef, s'avança alors et demanda :"Amis? D'où venez-vous?" La gorge serrée, Laïma avait assisté à toute la scène, totalement immobile, tout comme Ceïmo; elle se décida enfin et bougea. En s'avançant, elle dit, en prononçant doucement tous les mots: "- Oui, nous sommes des amis de l'Est. Nous venons de la Forêt des Elfes. Un murmure parcourut la foule, car les femmes et les enfants, curieux, n'avaient pas tarder à sortir. Agilement, Laïma descendit de sa montuire et s'avança vers le chef: - Je me nomme Laïma. Et vous? - Bragar, fils de Brogar. Je suis le chef de ce village. Mais comment se fait-il que nous recevons de votre visite ? La dernière que je me souviens avoir vu un elfe, je n'étais qu'un enfant. - Je ne suis pas une elfe, Bragar, fils de Brogar, bien que ces vêtements pourraient le faire croire. Je suis une humaine de ces contrées et l'elfe qui m'accompagne se nomme Ceïmo. Lui vient réellement de la Forêt des Elfes. - Je suis honoré de votre visite, qu'elle qu'en soit la raison et je vous offre un verre en guise de bienvenue. Et toutes mes excuses, mon fils a voulu bien faire en sonnant l'alarme. Nous vivons des temps troublés. - Vous êtes tout excusé, mon ami. Et j'accepte votre invitation avec plaisir." Laïma se sentait toute transportée. Elle avait d'un seul coup l'esprit léger, et les mots lui venaient de plus en plus facilement. - Voulez-vous que quelqu'un s'occupe de vos bêtes ? - Non merci. Elles sont indépendantes et ne comprendraient pas la poigne des humains. Elle se tourna vers Vanyacco et la monture de Ceïmo, et murmura :"Auta". Puis, elle sourit à Bragar et dit: "- Ils se débrouilleront bien seuls. - Mais les montagnes ne sont pas sûres, répliqua l'homme, qui suivait les bêtes des yeux.. - Comment cela ?, s'inquiéta soudain Laïma, ses pensées revenant à sa famille. - Elles...Il vaut mieux que nous en parlions à l'intérieur, finit-il, après avoir remarquer la foule attentive. Il se fraya un chemin jusqu'à sa porte et fit signe aux deux voyageurs de le suivre. Ceïmo hésita un instant, toujours placé derrière LaIma, mais celle-ci avança aussitôt, le visage grave. Les gens s'écartaient sur son passsage. Ils entrèrent dans la maison, suivis d'une femme et du petit garçon qui, le premier avait sonné l'alarme. La porte se referma derrière lui. Il faisait sombre et chaud dans l'unique pièce. Une petite fenêtre filtrait le peu de lumière et on pouvait ainsi aercevoir une longue table en bois, encadrée de deux bancs. Bragarles invita à s'asseoir, puis demanda à sa femme de leur apporter des verres de lait. "- Je suis désolé, je n'ai rien d'autre à vous offrir. - Ce n'est pas grave, répondit rapidement Laïma. Simplement, racontez-moi votre vie ici de ces dernières années." Et Bragar se mit donc à raconter. La vie était devenue de plus en plus dangereuse au fil des ans et les Orcs faisaient des expéditions de plus en plus bas. La chasse devenait impossible et pendant la nuit, ils devaient barricader les portes te les fenêtres. Deux hommes étaient morts au combat. Le village avait accueilli quelques survivants de mises à sac dans d'autres villages plus en haut dans la montagne. Mais certaines rumeurs leurs étaient parvenues disant qu'un groupe d'humains se cachait et faisait résistance. Alors l'espoir monta dans l'esprit de Laïma et elle interrogea plus profondément Bragar sur ce sujet. Mais il n'en savait guère plus. "- Je dois vous quitter à présent, mon ami, car mon coeur ne sera tranquille que lorsque ma quête s'achèvera. Surpris, Bragar leva les yeux, puis dit: - Votre visite aura été de courte durée, dame Laïma, et je ne sais à quel destin votre quête vous mènera mais j'éspère que nos routes se croiseront avant la fin. Laïma se leva alors et quitta la maison. Elle salua l'homme resté à l'intérieur et sortit du village, suivie de Ceïmo. Sa quête la menait encore plus haut dans les montagnes.[sws_divider_bar1 barsize="500"] [/sws_divider_bar1]

Là-haut dans les montagnes....

Les voyageurs reprirent alors la route et bientôt les deux chevaux les rejoignirent. Au trot, ils grimpèrent à nouveau sur le chemin abrupt le long du flanc de la montagne... Les pensées de Laïma vagabondaient dans les bois...Bragar avait parlé d'un groupe de résistants...Etait-ce possible qu'ils soient vivants ? Dans un choc terrible, Laïma revit encore une fois son père étendu à terre...Etait-il vivant? Etait-il mort? Les traits du visage de Laïma se crispèrent sous la douleur et ses muscles se contractèrent. Derrière elle, Ceïmo, ne disait rien...Mais son regard, fixé sur le dos de Laïma, perçut bien ses pensées... Les chevaux avançaient lentement à present car la côte était dure...Le soleil commençait de descendre dans le ciel et bientôt il rejoindrait la cime des pics là-haut au-dessus des deux compagnons... "- Il vaut mieux que nous nous arrêtions, dit Ceïmo, d'une voix douce...Nous sommes proches du sommet..Bientôt nous arriverons aux falaises..Mais mieux vaut chercher à la lumière du matin. -Tu as raison, répondit Laïma, je n'ais pas attendu tant de temps pour mener à la perte ces gens qui se cachent..Nous ne devons pas attirer l'attention des bandes d'Orcs sur leur repère. » Ils firent silence à nouveau....Bientôt il s'arrêterent, et s'éloignèrent du sentier sauvage..A l'ombre d'un grand chêne, Ceïmo étendit leurs couvertures elfiques. Laïma s'allongea rapidement. Son regard vagabondait entre les feuilles et les branches, rencontrant par-ci par-là des éclats de soleil..Le bruit des pas des chevaux proches lui rappelaient la nature si forte dans la forêt d'où ils venaient..Là, le silence était glacial et seul le bruissement continuel des feuilles rappelait le lieu où elle se trouvait..Les animaux ne se manifestaient en aucune manière.. Les Orcs..C'était à cause de ces stupides créatures que la forêt était morte ainsi...Car un forêt silencieuse, n'est plus une forêt. Les feuilles rougirent au-dessus de la tête de Laïma..Le coucher du soleil était proche. Machinalement, elle porta un sa bouche un morceau de lembas...Puis sans qu'elle s'en rendit compte vraiment, elle perdit contact avec ses alentours et son esprit s'enfonça dans un doux sommeil sans rêves...

Les rayons de soleil perçant le feuillage éveillèrent tout à fait Laïma. Elle se redressa rapidement tout en jetant un regard circulaire...Ceïmo n'était plus couché...En vérité, Laïma, le soupçonnait de ne pas avoir dormi de la nuit. Descendant rapidement le petit monticule où avait pris racine le chêne sous lequel ils avaient dormis, elle s'agenouilla au bord du cours d'eau silencieux et se lava rapidement la figure et les mains...Puis elle remonta doucement au camp, ou du moins ce qui en avait l'air. Ceïmo s'y tenait déjà, les deux chevaux derrière lui. Sans un mot, comme à son habitude, il monta sa bête et Laïma grimpa rapidement sur le dos de Vanyacco. Peu à peu la lumière du jour s'étendit et devient plus forte, ils reprirent le sentier et se mirent en route vers le sommet de la montagne.. Tout le jour ils arpentèrent la montagne, aux alentours des falaises qui étaient parsemées de cavernes. Mais à aucun moment un signe de vie autre que quelques oiseaux dans le ciel ne se fit percevoir..Lorsque le soir tomba, il s'arrêtèrent au pied d'une paroi rocheuse et installèrent leurs affaires au creux d'un léger dénivelé.Là le vent des hauteurs se faisait moins sentir. Le sol rocheux était dur et aucune espèce d'herbe ne grandissait en ce sol. Le soleil se perdit bientôt derrière la montagne, et alors les deux compagnons, épuisés de leur journée, se jetèrent à terre pour dormir...Les deux bêtes s'éloignèrent lentement, vers le bois légèrement en contre-bas, où ils seraient à l'abri d'une quelconque chute de pierre ou averse. La nuit arriva alors silencieuse et cruelle. Le froid était mordant. Au-dessus des deux dormeurs, le lune s'éleva émettant une pâle lumière tremblotante. Des grognements bas se firent entendre le long de la falaise un peu plus loin. Des Orcs des montagnes approchaient. Leurs pas se rapprochaient lourdement, mais les deux compagnons ne bougeaient pas, comme assomés par un sort malveillant. L'éclaireur tout devant passa en traînant des pieds en haut de la petite butte qui protégeaint le deux dormeurs du vent de la montagne. L'Orc s'arrêta avec stupéfaction pendant un moment, puis il fit volte-face bruyamment et se précipita vers le reste de sa troupe. Un cri d'alarme résonna dans la nuit et soudain tous les Orcs se precipitèrent dans une joie furieuse vers la petite crevasse. L'éclaireur, encouragés par ses camarades se précipita du haut de la butte le premier, son épée en avant.

Un gargouillement sinistre, et il retomba mort au sol. Ses compagnons demeurèrent un instant interdits sans comprendre, derrière son corps.. Aucun des deux voyageurs ne semblaient avoir bougés.. Pris d'une rage soudaine, leur chef se précipita près à egorger ceux qui étaient venus se prendre dans leur filets.... Au moment où les premiers arrivaient au-dessus des voyageurs pour les massacrer, les deux corps se soulevèrent en même temps, dans un ensemble parfait, et se dégagèrent vers la falaise derrière eux. Comme s'ils entamaient une danse mortelle, les deux amis, devinant à chaque instant les mouvements de l'autre, se faufilèrent à travers la bande d'Orcs qui se regardaient ahuris et ne comprenaient pas pourquoi un à un leurs compagnons tombaient à terre, morts. Arrivés en haut de la butte, les deux amis fire volte-face et se precipitèrent à nouveau dans une danse mortelle entre les Orcs éparpillés. Mais déjà ceux-ci, pris dans ue terreur aveuglante tentaient de s'échapper entre les filets terribles que tissaient les deux voyageurs autour d'eux. Comme des mouches engluées, ils essayaient de s'échapper par les côtés et se mettaient à courir avec désèspoir vers le couvert de la forêt. Un silence pesant s'abbattit alors entre la falaise et la forêt, et la lumière de la lune, blafarde, montrait à present les corps étendus des Orcs. Les regards de Ceïmo et Laïma se croisèrent. Il y avait bien longtemps qu'ils n'avaiet pas mis en pratique leur technique de combat. D'un signe de tête Ceïmo fit comprendre à la jeune fille qu'ils devaient éloigner les corps de leur lieu de campement. Les Orcs venaient de la montagne et par leur origine, ils étaient bien plus petits que les rares Orcs qui arpentaient la plaine, ainsi il était possibles deles déplacer seul. A bras le corps, les Orcs furent donc portés jusqu'à l'orée du bois et entassés...La plupart ayant réussis à s'enfuir malgrè tout, le travail fut bientôt achevé. Les deux compagnons retournèrent alors dans leur petite cuvette. Mias ils ne reprirent pas leur nuit de sommeil.. Les autres bandes d'Orcs vivant dans les montagnes seraient surement bientôt averties...Ils devaient bouger avant que les Orcs les attaquent. Alors que le ciel s'éclaircissait, les deux chevaux sortirent du bois. Les sabots de Vanyacco étaient plus noirs que de coutume, et Laïma n'eut pas de mal à comprendre que sa monture avait aussi réduit à l'état de charpie quelques Orcs imprudents. Le soleil se leva. A cheval, les deux compagnons reprient leurs recherches le long des falaises. Le silence était glacial et le vent du matin sifflait autour d'eux. Les falaises, avec leurs parois solides et lisses ne semblaient pas pouvoir abriter quleques centaines d'Hommes. Un instant, Laïma desespera de retrouver cette bande d'Hommes qui resistaient, comme en avait parlé Bragar, deux jours plus tôt. Deux jours?? Il lui semblait que sa rencontre avec Bragar avait eu lieu bien des jours auparavant. Un simple sifflement de Ceïmo la rappella à la réalité. Levant les yeux vers la falise abrupte proche, son regard renontra busquement une asperité inhabituelle.Elle était haut dans la paroi et durant un instant, Laïma se demanda comment quelqu'un pouvait vivre là-haut, puis son regard aiguisé par des années de pratique repéra alors un petit chemin. Il était mince et sinueux, mais surtout presque caché derrière des rochers bien placés, et ce système ingénieux était placé de telle sorte, qu'il semblait au simple voyageur (et surement encore plus aux Orcs), que la falaise était continue sans rien qui permettait de grimper jusqu'à l'entrée discrète au dessus du sol. Il n'y avait plus de doutes, c'était le seul endroit où les hommes pouvaient être. Un regard vers Ceïmo lui fit comprendre que lui aussi avait repérer le stratagème. Ils descendirent des chevaux et se mirent en marche vers la falaise à la recherche de l'origine du chemin.[sws_divider_bar1 barsize="500"] [/sws_divider_bar1]

Dans la caverne

Doucement et précautionneusement les deux compagnons commencèrent leur escalade périlleuse. Les chevaux étaient restés dans le bois. Durant son ascension Laïma remarqua que les gros rochers sur le bord droit, empêchant la vue du sentier depuis le bas avaient été placés par l’homme. Alors l’espoir grandit en elle progressivement. Le sentier était fin et parfois légèrement obstrué, mais il montait droit sur le flanc de la falaise. Enfin, ils arrivèrent au bord d’un virage, on pouvait déjà apercevoir une sorte d’entrée sombre d’une caverne. Ceïmo juste derrière elle, murmura: "Quelque chose ne va pas par ici. » Laïma ne répondit pas, tout ce qu’elle avait appris chez les elfes, semblait avoir disparu, elle ne pensait plus qu’à sa famille qui était peut-être cachée là derrière…Alors elle s’avança insouciante, oubliant tout danger. Avant qu’elle aie pu réagir, elle se retrouva entourée d’une forêt d’armes : épées, pointes, et flèches encochées sur des arcs primaires. Les hommes semblaient être sortis de nulle part, de derrière les rochers, de l’intérieur, en vérité Laïma n’en avait aucune idée. Elle se figea. La surprise se peignit sur le visage des hommes. Il regardait une jeune fille d’une grande beauté, habillée de vêtements étranges et de plus masculins. De plus elle portait une épée. Mais elle ne bougeait toujours pas, n’osant parler, ne sachant que faire. Ceïmo n’était plus derrière elle. "Qui êtes-vous ? » lança une voix autoritaire et plutôt agressive mais non pas dénuée de surprise et d’intérêt. "Euh, je..Je.. »Les mots ne sortaient pas. Et puis prenant une grande inspiration, elle parvint à dire : "Je me nomme Laïma. Bien que mes vêtements soient différents, je suis une humaine comme vous. Je suis venue dans ces montagnes dans l’espoir de retrouver ma famille. » "Mais vous ne parlez pas avec facilité. D’où venez-vous donc avec cet accoutrement ? Comment puis-je vous croire ? » "Je viens de bien loin, un pays des elfes. Je n’ai malheureusement rien à vous montrer pour vous prouvez qui je suis….J’ai fui mon village en proie à une attaque d’Orcs il y a longtemps de cela, au moins une dizaine d’années. J’avais 3 sœurs et un grand frère. Mon père…mon père était à terre lorsque j’ai vu ma famille la dernière fois. » "Tu as réussi à t’enfuir ? » demanda avec surprise l’homme, qui comprenait à présent qu’il avait affaire à une toute jeune fille et non pas à une adulte. "Oui monsieur. Ma mère m’avait envoyée dans les bois. J’ai reçu l’aide de.. »Elle se tut durant un instant. Ceïmo ne s’était pas montré…Peut-être..Peut-être valait-il mieux ne pas parler de lui pour le moment. "J’ai reçu de l’aide. J’ai ensuite vécu chez les elfes. Mais il y a quelques temps, j’ai décidé de partir en voyage, je souhaite avoir des nouvelles de ma famille, j’aimerais savoir s’ils sont vivants. Vous comprenez n’est-ce pas ? » sa voix s’était faite légèrement suppliante. Il semblait à Laïma qu’elle devenait un peu elle-même, cette jeune fille sensible et qui souffrait du manque de sa famille, bien qu’elle ne le montrait habituellement pas. "Nous sommes en état de guerre. Mais je pense que notre chef sera d’accord de te rencontrer en tant qu’étrangère mais non pas en tant qu’ennemi. Mais tu dois te défaire de ton arme et accepter d’avoir les mains liées jusqu’à lui. » Laïma hocha la tête, tout en détachant le fourreau de son épée, elle en profita pour jeter un coup d’œil au chemin par lequel elle était arrivée.. Elle ne voyait personne. Ceïmo était-il parti ? Un pincement au cœur la traversa. Puis elle reprit ses esprits et tendit ses mains avec condescendance pour que les hommes les lui attachent. Ils l’entourèrent alors tous et ils pénétrèrent dans la caverne. En entrant, Laïma ne vit d’abord rien, mais très vite sa vue s’habitua et elle s’aperçut alors que l’endroit était bien plus préparé qu’elle ne le pensait. Des creux sur les côtés du couloir étroit qu’ils suivaient permettaient que des archers s’y cachent au cas où des Orcs parviendraient à entrer. Après un virage dans un couloir encore plus exigu, ils arrivèrent dans une grande salle plus ou moins excavée éclairée par des torches. On apercevait de nombreuses femmes, des enfants et des vieillards qui se tenaient proches des parois et regardaient avec curiosité la nouvelle venue. Au fond de la salle, se tenait une sorte de trône, une chaise surélevée tout au plus, où se tenait celui qui devait être le chef. Il était encore trop loin pour que Laïma puisse le dévisager et pourtant il lui semblait qu’elle connaissait cette stature. Elle s’avança, le visage baissé sous le capuchon de son manteau. Elle sentit que les autres soldats se retiraient, elle se trouvait seule dans un rayon de plus de dix mètres avec le chef de tous ces hommes en face d’elle, à portée d’arme. Elle redressa la tête d’un coup et lança avec force : "Vous n’êtes guère prudent pour des hommes en guère. J’aurai pu tuer votre chef avant que personne ne réagisse. » La stupéfaction se lut sur les visages et aussi de la peur. Certains portèrent leurs mains aux armes. Retirant son capuchon, Laïma rajouta : "Ne vous inquiétez pas, je ne souhaite en aucune cas tuer cotre chef, ce n’était qu’une prévention. Je cache une dague sous ma veste, et personne n’a vérifié. » "Nous...nous ne pouvions pas, répondit l’homme qui l’avait interrogé auparavant. Je…Tu es une femme ! » - En guerre, on se passe de ses manières. Je sais me battre. Vous avez peut-être pensé qu’une femme avec une arme n’était que pour effrayer, vous vous êtes trompés. » - De toute façon , personne ne peut battre notre chef, lança avec colère une voix de jeune fille. - Laisse cela, ma sœur, je m’en occupe ». C’était la voix grave du chef, qui jusque là était resté assis sans rien dire. Il se leva et se mit sous la lumière. Ses yeux gris étincelaient sous son front brun. Ses traits….rappelaient quelqu’un à Laïma, mais elle n’aurait su dire qui. Il tira une longue épée brillante et fit signe à ses soldats de rendre la sienne à Laïma. Elle sourit. Le jeune homme, car en vérité, il ne semblait guère plus vieux qu’elle, la provoquait en duel. Bien. Elle retira son manteau et le lança un peu plus loin. Du coin de l’œil, elle vit l’indignation sur les visages des femmes. Elle était vêtue en homme de la tête au pieds !! Elle prit de la main droite, l’épée. Elle était de haute fabrication elfe, Ceïmo le lui avait dit, lorsqu’il lui avait offert quelques années auparavant. Elle se recula de quelques centimètres, prête au combat. Son sang coulait avec force dans ses veines et la furie du combat de la nuit lui revenait. Le chef retira aussi sa cape en fourrure. Il ne portait qu’une légère chemise. Facile à transpercer, pensa Laïma… Un instant, elle tenta de se souvenir pourquoi elle n’aurait pas du penser à cela, pourquoi elle était là, mais sa pensée s’enfuit et elle bondit en avant. L’homme était agile et fort, mais Laïma était plus rapide encore et tout ce que les elfes lui avaient appris sur le combat lui revint. Comme deux félins enragés, il tournaient, virevoltaient et sautaient, et les spectateurs ne comprenaient pas ce combat qui n’aurait pas du être, ne faisaient que suivre les combattants dans leurs mouvements. Soudain, un coup d’épée plus fort que les autres déstabilisa Laïma et elle tomba au sol, ayant juste le temps de contrecarré le prochain coup de son épée tremblante. Leurs visages étaient tous proches et Laïma savait qu’elle ne pouvait tenir longtemps. Elle tendit le bruit d’une corde que l’on tend, alors elle lança : "Non ! Ceïmo, non ! Laisse-moi ici. » Les hommes se regardaient sans comprendre. Personne n’avait aperçu l’elfe qui était pénétré en silence et s’était cachée derrière un renforcement, et qui voyant Laïma en fâcheuse position, s’était préparé à tuer le jeune homme. Laïma redressa son regard et croisa celui-ci du jeune homme. Ce regard…Elle le connaissait. Alors, quelque chose lui revint, quelque souvenir lointain, enfoui dans sa vie passée. Un jeune garçon, lui tendait un morceau de pain dur. "Tiens Laïma, c’est ma part. Je suis plus fort, tu le sais bien. J’en prendrais demain. - Non, non, protestait l’enfant en refusant le pain. C’est pas grave. Mange-le, c’est ton morceau, Bâral. Une femme apparût sortant de la cabane proche : "Les enfants ! Rentrez vite, c’est bientôt le coucher de soleil, nous devons éteindre les lumières vous le savez.» Un cri lointain. Un homme qui accourait. "Des Orcs !! Des Orcs arrivent !! Vite Celia, prends les enfants et va rejoindre les autres là-haut vous serez plus en sécurité. - Non, répondit la femme en serrant la main d’une petite fille dans la sienne, je reste. Bâral, emmène tes sœurs là-haut avec les autres. D’un grand geste de la tête Bâral montra qu’il refusait. Des cris se faisaient entendre au loin. Des bruits de pas. Un flamme jaillit, une maison lointaine prenait feu. "Vite dépêchez-vous, murmura l’homme. Mais les deux gamines s’accrochaient à leur mère et le garçon se campait près de son père, décidé à se battre. "Laïma, je t’en supplie, vas-t-en, cours dans les bois, s’écria sa mère, vite ! » Ils apercevaient les Orcs qui arrivaient . Des femmes et des enfants fuyaient en hurlant. La fille hésitait. Un trait traversa l’air. Son père tomba au sol. Alors, elle oublia un instant tout sauf l’ordre et se mit à courir de toutes ses forces vers le bois au pied du village, un instant elle se retourna et croisa le regard de son frère. Un regard désespéré. Un regard qui n’était pas celui d’un enfant.

Ce regard… "Bâral ? » murmura Laïma dans un soupir. La stupéfaction se peignit sur les traits du jeune homme, il diminua sa pression sur son arme. "Bâral ? répéta avec lenteur Laïma. C’est toi ? » Il se redressait toujours sans rien dire. Son regard porté sur la jeune fille au sol. Celle-ci laissa glisser son épée à terre et se leva à son tour. Ils se tenaient tous deux face à face comme se découvrant à nouveau. Un grand silence envahissait la caverne, les habitants de la caverne n’avaient pas entendu les paroles prononcées par Laïma et ne comprenaient ce qui se passait, mais n’osaient pas intervenir. "Je t’ai toujours dit que tu étais moins forte que moi » lança Bâral avec un sourire espiègle et les yeux pétillants. Laïma éclata de rire et se précipita avec bonheur dans les bras de son grand frère.[sws_divider_bar1 barsize="500"] [/sws_divider_bar1]

Epilogue

Ceïmo et Laïma se tenaient tous deux assis sur un rocher surplombant une clairière verte. Quatre ans s’étaient écoulés depuis que Laïma avait quitté le bois des elfes avec lesquels elle avait tant vécu. A présent, les Orcs se retiraient peu à peu du pied des montagnes, Bâral avait reconstruit un village à mi-versant, entouré de palissades qui empêchaient les ennemis d’entrer. Laïma, comme si cela s’agissait d’un rêve, avait retrouvé sa famille. Sa mère avait beaucoup souffert et n’avait plus rien de le merveilleuse jeune femme d’antan. Pourtant, elle restait sa mère bien-aimée. Ses deux sœurs étaient devenues de jeunes filles attirantes et gentilles, bien qu’elles l’ait mal perçu au départ. Et son père…la flèche qui l’avait fuir auparavant, l’avait atteint au bras. Il était à présent manchot et s’en retrouvait contraint aux travaux les plus basiques et il n’avait pas pu participer aux quelques sorties des guerriers. Laïma, dans son amour pour la nature, n’avait pu rester enfermée dans un cercle de bois. Elle vagabondait dans les bois en compagnie de Vanyacco et restait aux nouvelles du nouveau village. Ceïmo était vite parti après que Laïma aie été reconnue. Il l’avait quitté en promettant de revenir la voir. Et à présent, il était de nouveau là. Les deux anciens amis ne disaient rien. Il n’en avaient pas besoin. Si peu de choses avaient changées dans la vie de Ceïmo et tant dans celle de Laïma. A présent, longtemps après qu’elle aie été récupérée par les Elfes, Laïma sentait que son destin l’éloignait de celui de son ami, destiné à l’immortalité. Pourtant, il ne lui semblait pas que c’était un fardeau que sa mort. "Ton vieux rêve continue-t-il de te hanter, *petite sœur* (sindarin) ? - Non, Ceïmo. Je voudrais te dire..merci.Merci pour tout, murmura la jeune femme en se tournant vers l’elfe. Leurs regards se croisèrent et sans qu’ils aie besoin de dire un mot, ils s’étaient compris. Ce lien entre eux, étaient bien plus qu’ils l’avaient cru au départ. Qu’il l’avait toujours cru. Mais ils le savaient. Leur histoire était impossible. Il en serait toujours ainsi. C’était le destin de leurs races. Leur destin.

MG, Août 2004.[sws_divider_top]



Ou les tribulations d'un sordide et scandaleux personnage.

Prologue

Il était une ville.

Une ville comme tant d'autres en cette époque qui n'a guère de nom, avec ses hauts quartiers, ses bourgeois, ses commerces aux bancales enseignes grinçantes au niveau de la tête des cavaliers, ses ruelles crasseuses exhalant mille odeurs agréables tant qu'infectes, sa foule grise grouillante que l'on nomme gueux, bas peuple, serfs et paysans. C'était à l'angle de l'un de ces nombreux coupe-gorges, non loin d'un port aux senteurs de varech et de pourriture, que s'imposait l'ombre du bâtiment, tel joyau attirant dans un écrin de boue, si étrange de sa présence que l'on ne peut qu'arrêter le pas, l'espace d'un moment, pour lui offrir un regard timidement honteux, partagé entre fascination et outrage.

L'établissement portait le doux nom d'Hostellerie.

Elle était là, sombre et attirante, comme une femme voluptueuse, souriante de ses fenêtres noires et de ses élégants pignons. Couvant l'oeil tant ébahi qu'effrayé du néophyte auquel, en silence, elle tendait les bras, dégageant les mille parfums d'une antichambre des délices. Un instant, un instant seulement, une obscure et coupable crainte retint la main du voyageur qui se posait sur le loquet des imposantes portes. Des gargouilles lascives et des femmes au corps tentateur, sculptées et peintes sur les battants, lui lançaient des oeillades équivoques. Mais l'immoralité fait peur bien moins qu'elle attire et c'est avec un enthousiasme entremêlant effroi et révérence que le voyageur, comme tant d'autres avant et après lui, franchit la limite de la perdition.[sws_divider_bar1 barsize="500"] [/sws_divider_bar1]

Secrets d'Alcôve

Tout sourires... Toute douceur et miel, rire sucré, regards alanguis, attitudes nonchalamment provocatrices... La jeune femme qui accueillait le visiteur n'avait rien d'une innocente. Poitrine avantageuse nue, parcourue de tatouages doucement colorés sur sa peau dorée, l'arrondi d'une épaule, le galbe soyeux d'une cuisse, la finesse du cou-de-pied orné de tintants bracelets. Elle tendait une main délicate, invite à l'univers de débauche et de luxure où plongea le visiteur.

L'odeur charnelle des corps se mêlait à la lourdeur de certains capiteux parfums, à l'encens et aux suaves fragrances de drogues diverses. La lumière tamisée moirait les doux serveurs et serveuses allant et venant d'ombres furtives, entre l'or et le sang, dont la pénombre baignant l'intérieur feutré se faisait complice écrin. La blancheur de sourires charmants ricochait sur l'éclat d'un verre de cristal, le velouté d'un divan moelleux ou le luisant d'un tableau baroque présenté avec goût.

Chuchotements et rires étouffés, conversations basses où s'échangent mille secrets inavouables...

Et puis... Au fond du Grand Salon, s'ouvrait une alcôve somptueuse, royale, amménagée de coussins et de divans dont la moindre étoffe suffirait, de sa valeur, à nourrir une famille paysanne pendant plusieurs mois. Là, tel Vénus dans sa coquille nacrée bercée par les vagues suaves de la luxure, trônait le maître de l'Hostellerie.

Thilius Linessa SombreCharme. Mille surnoms lui étaient donnés, de celui craché par quelque âme puritaine et bien-pensante, au doux nom d'amour susurré dans des draps de soie. L'Esthète, le Tentateur, la Vipère, le Léopard... Chaque sobriquet le faisait également sourire, de cet air affable et hautain caractéristique du prédateur en son antre; tant il était sûr qu'ainsi voluptueusement allongé au creux du satin et du velours, dominant la salle d'un regard bleu et brûlant, Thilius avait toute puissance en son domaine.

Ceux qui trouvaient la chance - ou le malheur - de l'approcher, peinaient souvent à supporter la beauté aiguisée de cette créature. Un jeune homme un peu étrange, un peu androgyne de ses poses alanguies et sensuelles ou des formes harmonieuses de son corps doux et svelte, possédant tout l'ineffable intemporel des statues, si parfait qu'il ne peut être qu'inachevé, car seule l'imperfection appartient au domaine de l'accomplissement. Parfaitement imberbe, il offrait à la lumière trouble des candélabres un visage somptueux et cruel. Pommettes légèrement saillantes, nez fin à la sublime droiture, le pli charnel des lèvres mielleuses jetant une légère ombre sur la douce colline du menton. Le khôl soulignait l'amande des yeux, surmontés de sourcils d'une finesse féminine. Au-dessus du front pur de toute ride, ondulait une très longue chevelure auburn, que les bougies paraient d'éclats sanglants. Chacun de ses mouvements, la moindre de ses attitudes, lents et amples, possédaient ce quelque chose de fallacieux, de raffiné qui faisait immanquablement s'emballer les coeurs, qu'ils soient ceux d'hommes ou de femmes. Mais le plus intriguant en ce personnage au charme empoisonné, consistait en la carte complexe que composaient sur sa peau laiteuse les innombrables taches sombres, marbrant son corps entier sans être le produit de nul tatouage, ces entrelacs cent fois explorés du bout des doigts par chacun de ses amants, et qui lui avaient valu ce surnom de Léopard.

Au moment où se dresse le décor, Thilius souriait de contentement, dévoilant des dents fines et nacrées. Confectionnée pour lui seul, une chemise de douce et vaporeuse tulle développait ses gracieuses dentelles le long de ses bras, largement ouverte sur sa poitrine nue. Un sarouel de velours sombre enserrait ses hanches et couvrait de son étoffe souple les cuisses et les mollets, tandis que d'élégantes bottines crème frôlaient par instant le tapis rutilant sous ses pieds. Des gants de cuir écarlate enlaçaient ses mains fines et, comme très souvent, sa chevelure s'enfermait dans une interminable tresse souple, laquelle s'achevait, par quelque étrange caprice, sur une lame légèrement courbe, brillante, que beaucoup considéraient comme un apparat excentrique. Si leurs yeux s'étaient attardés plus longtemps, peut-être auraient-ils capté les lentes ondulations de cette natte, par intermittences, comme si elle fût animée d'une vie propre; mais de cela rares étaient ceux à le remarquer.

Thilius souriait, amplement satisfait. Ses nombreux commerces - tous inavouables, monstrueux et occultes - allaient bon train et la clientèle n'était pas rare au sein de sa luxueuse maison close. Il s'amusait souvent à constater comme l'on peut tout oublier dans les bras du plaisir : chez lui, tous les peuples se côtoyaient, longs Elfes graciles comme Duergar trapus, hommes mortels ou peuple de la nuit au coeur figé ; les ennemis de la veille soupiraient à l'unisson et même, ces nobles et courtisanes à la bouche pincée et puritaine, jetant à sa porte éclats de voix et regards courroucés, venaient parfois, la nuit venue, encapuchonnés et discrets, se mêler à la foule de ses clients. Rien n'échappait à son regard acéré et il riait alors sous cape. Toutes les règles s'abolissaient une fois son seuil passé, sauf celles du désir et du plaisir.

" Le plaisir est le seul pouvoir. Qu'il soit charnel, gustatif, visuel ou bien spirituel, il fait courir le monde. Et nous sommes ses cavaliers. " se plaisait-il souvent à rappeler au groupuscule fanatique rassemblé sous sa coupe, du nom d'Ordre Pourpre, et grâce auquel son influence s'était étendue bien au-delà de l'Hostellerie, bien au-delà du réseau souterrain que couvaient ses caves, bien au-delà de la ville elle-même. Certains puissants de la cité connaissaient ses agissements, mais son assise et son pouvoir étaient tels qu'ils se savaient incapables de le déloger et se taisaient, quand ils n'étaient simplement tombés sous son charme arachnéen ou bien tenus au silence par quelque odieux chantage.

A cet instant, Thilius faisait face, langoureusement installé, jambes croisées, un verre de vin sombre en main, à son invité, de ceux qu'il aimait appeler ses "associés", crapules exerçant sensiblement les mêmes crimes que lui et grâce auxquelles il étendait son canevas de relations. Assurément, c'était un hôte de marque que cette créature de la nuit au physique jeune et lisse, beau comme seuls les vampires savent l'être, cheveux aile de corbeau impeccablement coiffés et vêtu d'un noir austère lui offrant ce port aristocratique lui seyant à merveille. Un peu plus tôt dans la soirée, avec cette arrogance sensuelle et maligne qu'il aimait tant faire sienne, Thilius lui avait offert son propre sang à boire - comme en témoignait le geste machinal qu'il avait encore de porter la main à sa gorge fine -, et c'était avec une tiède vitalité que l'invité, à présent, caressait pensivement la joue fraîche du tout jeune mignon agenouillé à ses pieds. Lequel, de temps à autre et de façon autant timide qu'anxieuse, levait ses yeux marrons sur Thilius, guettant quelque réconfort ou signe d'approbation. Un cadeau de choix, résultante d'un long et agréable marchandage entre SombreCharme et le vampire, en échange de quelques drogues novatrices dont ce dernier avait le secret commerce depuis le port. Depuis quelques minutes déjà, les affaires avaient laissé place à la détente. Thilius savourait son verre et la conversation de son hôte, y répondant d'un verbe habile.

- J'ai cru remarquer de nouvelles têtes parmi vos charmantes serveuses, laissa tomber le vampire en glissant des yeux sur la salle tamisée.

Thilius roulait sur sa langue le chaud velours de l'alcool, dénouant l'âpreté et la longueur en bouche d'un vin de côte apprécié. - En effet, je me suis assuré quelques prises intéressantes depuis notre dernière entrevue, coula le suave et prenant murmure en retour. Filles et mignons sont une chair fraîche qui attire presque autant que mes propres charmes - il sourit doucement à cette auto flatterie - ou que les alcools fins. - Et pourtant, mon cher, il manque une pièce importante pour assurer la perfection de votre collection.

L'Esthète reposa son verre sur la table basse d'ébène sculptée, auprès d'une coupelle de fruits divers, pianotant un bref moment d'ongles manucurés contre le cristal et patientant en silence, que son hôte veuille bien poursuivre. L'autre affichait un sourire mystérieux. - Une perle rare, ajouta t-il au bout de quelques secondes. De ces créatures qui dégagent une sorte de.. Magnétisme. Et fort mystérieuse, avec ça. Je dis mystérieuse, car je suis certain qu'il s'agit bien d'une femme, malgré le voile blanc qui la recouvre parfaitement. On jurerait de ces princesses de l'Est lointain se cachant derrière la gaze fine de leur masque ou un éventail peint, en moins humain. ( Il haussa un sourcil amusé ) Un peu comme vous. Quelque chose de trop gracieux, d'étrange. J'ai bien entendu tenté de la faire mienne, mais elle a filé entre les doigts de mes hommes. Cela a eu lieu il y a quelques jours, dans l'un des proches faubourgs de la cité. Selon mes derniers renseignements, elle devrait être à présent en ville. Où, je ne sais pas encore exactement.

Le jeune garçon aux pieds du vampire se tortillait nerveusement. Thilius eut un geste du menton. - Prends donc une pêche, Dàire.

Alors que le mignon tendait la main et s'emparait du fruit après un temps d'hésitation, le gérant de l'Hostellerie remonta les yeux en crochets glacés dans ceux de son interlocuteur. - Quelle est la proposition ? - Vous êtes adroit à ferrer le gros poisson, Thilius. Croyez-moi, je vous offre là un jeu de tout premier choix. En simple contrepartie, il vous faudra la partager avec moi. - Je vois. ( Il s'y attendait de toute évidence, et tapotait un sourire amusé du bout de l'index ) Si le partage est équitable, je jouerais avec plaisir à ce jeu. - Disons, livrez-la-moi deux soirées par semaine. Cela me semble convenable, rétorqua aussitôt l'être nocturne, en observant avec intérêt les efforts de son cadeau pour ne pas tacher le tapis du jus de son repas. - C'est entendu. Laissez-moi dix jours, et je ramène votre si mystérieuse pièce de collection.[sws_divider_bar1 barsize="500"] [/sws_divider_bar1]

Le Rhéteur

Lorsque l'être aux habits de deuil eût quitté l'alcôve, un autre personnage sortit lentement de l'ombre derrière le fauteuil où se calait Thilius, posant des mains pâles et longues de musicien accompli contre le dossier verni. Aussi blême que sa peau, sa chevelure d'une finesse d'ange dégringolait jusqu'à ses épaules, et effleura la joue de l'Esthète lorsque sa haute stature se pencha. Nullement surpris, SombreCharme leva la main par derrière lui, entrelaçant ses doigts à ceux du nouveau venu, chuchotant sur le ton de la confidence: - Que penses-tu de cela, mon aimé ?

L'autre eut un sourire ivoirien en échappant un bref instant à son étreinte, glissant d'un pivot élégant sur le côté et s'installant contre l'accoudoir du fauteuil, faisant craquer le cuir souple et laiteux, d'excellente qualité, qui constituait son costume artistocratique.

Elramir Galeeràn Alkövar, dit le Rhéteur ou encore le Dionysiaque et âme damnée de l'Esthète, parcourut d'une main où luisait un lourd grenat la joue de son amant, l'autre serrée sur une longue canne-épée qu'il faisait élégamment virevolter par instant, en un geste habituel. - J'en pense, murmura t-il avec un accent aux ravissantes sonorités scandinaves, qu'il s'agit là d'un jeu à ta hauteur.

Elramir avait un don pour la plaisanterie et la comédie qui amusait follement Thilius. Formidable acteur, il s'agissait là d'un bien sinistre personnage malgré ses airs enjoués et insouciants. Aussi scabreusement raffiné, habile de sa langue et séduisant de sa verve que son surnom l'indiquait. De façon singulière, l'amour que ces deux-là se vouaient portait un soupçon d'authenticité, au moins, ce qui constituait un étrange paradoxe avec leur nature monstrueuse.

Thilius avança la tête et glissa la langue sur les lèvres pourpres de son compagnon, sa main passant sur son flanc pour l'attirer à lui. - Que l'on envoie maintes petites oreilles traîner dans les lieux publics, en profita t-il pour susurrer. Notre inconnue laissera forcément trace de son passage. Je te fais confiance... Oh, et si tu croises Inermis, demande-lui de monter, j'ai à lui parler.

Le Rhéteur rendit la caresse avec un sourire entendu et un plaisir non dissimulé. Tous les deux tiraient une maligne jubilation à exposer leurs jeux aux yeux de tout un chacun, que ce soit dans l'enceinte de l'Hostellerie ou autre part. Pourtant, cette fois-ci, Elramir ne s'attarda pas, frôlant les reins de son comparse avant de doucement s'écarter. - Ce sera fait, compte sur moi...

Se retirant dans un doux froissement de cuir froid, il s'éloigna, disparaissant silencieusement entre les longues tentures bardant les murs de l'établissement, dissimulant moult secrets et autres couloirs réservés.

Demeuré seul, Thilius joignit les mains en triangle sous son menton, abaissant les cils sur ses joues. Tout lui réussissait, depuis un moment, et cette distraction venait à point nommé tromper l'ennui naissant. Un petite voix lui soufflait depuis le début que cette demoiselle voilée allait être comme un grain de sable dans un engrenage trop bien huilé et cette seule perspective suffisait déjà à l'amuser.[sws_divider_bar1 barsize="500"] [/sws_divider_bar1]

Joie, Bonheur, Bien-Etre

Nuit noire sur le cloaque du port. Un orage tonnait et se déchaînait, vrillant le ciel tourmenté d'éclairs tapageurs et affolant les vagues d'encre, lesquelles se brisaient l'échine contre les coques des navires amarrés, les faisant tanguer dangereusement, ou bien jetaient des langues avides par-dessus les barrières bancales, noyant d'embruns salés la boue de la place. L'odeur moite de la pluie parvenait, par intermittences, à couvrir la chaude puanteur de la chair blanche en décomposition, du varech pourrissant ou de l'urine, acide mélange imprégnant les bâtisses les plus proches du port jusqu'aux pavés tant de fois martelés de chausses crasseuses. Des débris douteux stagnaient, taches d'huile, à la surface des profondes flaques mouchetant les quais. Et seule, une petite silhouette noire, face à la mer crachant sa furie à son visage trempé, bras levés vers le ciel tel un messager de l'apocalypse, riait à pleine gorge.

Sur les ailes puissantes du vent, s'envolaient par bribes déchirées les cris que l'être lançait à la tempête. - La Joie ! Le Bien-Etre ! Le Bonheur !

Secoué d'une extase absurde, il s'amusait à parcourir d'un équilibre instable la fragile frontière entre le quai et le gouffre grondant des vagues, riant chaque fois qu'une bourrasque violente le frappait, menaçant de le voir basculer tête en avant dans la gueule avide de la mer mais se rétablissant toujours d'une pirouette miraculeuse. Gorge offerte à la pluie, ses cheveux bruns mêlés d'eau et de sel auréolaient son visage ou collaient à ses yeux écarquillés. Une tunique gris sale pour seul vêtement dénudait de maigres mollets couverts d'ecchymoses, ses pieds enlacés de cuir se plaçant l'un devant l'autre, hésitants, lors de sa téméraire bravade. Tournoyant dans l'une de ses mains, un rhombe vrombissait, son gémissement perdu dans la cacophonie de l'orage. - La Joie !... Le Bonheur !...

Enfin, d'un bond sans grâce, trébuchant dans une flaque noire, il sauta du côté de la sécurité, tournant dos à son jeu dangereux alors que sous l'éclat livide d'un éclair et dans une gerbe d'éclaboussures, se brisait une énième vague contre le flanc du port. Le pas sautillant, rhombe ronronnant, l'étrange personnage s'enfonça dans une ruelle étroite, les épaules écrasées de pluie et pourtant une chanson joyeuse aux lèvres. - ... Le Bien-Etre !

Il s'agissait de l'une de ces rues serpentines où les maisons grises et branlantes dardaient des yeux béants et aveugles sur les pavés poisseux, leur faîte penchant dangereusement en avant, masquant le ciel de leur sinistre découpe. Entre deux coups de tonnerre, un éclair furtif parait d'une lueur blême les nombreux débris jonchant le sol, que semblait ignorer la folle silhouette dansante, tout comme ces deux présences tapies sous un porche, au regard luisant et au pas silencieux, de ces assassins affamés toujours prêts à trancher quelque gorge pour n'importe quel maigre butin.

Comme deux chats pelés qui se cachent avant de piller les ordures, ils glissaient d'un mur à l'autre, précautionneux, un dard rouillé serré dans le poing, sur le point de mordre entre les épaules de l'imprudent voyageur. Lequel fit alors élégamment volte-face, avant de se courber dans un salut, le plus naturellement du monde, ôtant un couvre-chef imaginaire. - Salutations, Messieurs ! Excellente soirée, n'est-il pas ?

Les deux crapules se regardèrent, un instant perplexes avant que leurs doigts ne se crispent à nouveau sur la garde de leurs pauvres dagues. Etait-ce cette nuit tourmentée, les éclairs irréguliers ou bien ses cheveux brassant sa figure, ils avaient l'impression de ne pouvoir saisir les traits du visage de leur proie. Comme si un sourire gai, trop large pour être naturel, et deux yeux brillants, flottaient sur une brume confuse. - La Joie, Messieurs ! lança t-il à nouveau, frappant étonnamment fort dans ses mains en exécutant un ridicule pas de danse. - La Joie ! répondit le battant à demi arraché d'une fenêtre, claquant sous les coups de vent. - La Joie ! répondirent en coeur les lames rouillées des deux voleurs, lesquels les lâchèrent d'un bond comme ils l'auraient fait de serpents. - La Joie, le Bonheur, le Bien-Etre ! entonnèrent les pavés en se dessellant lentement de la boue dans des bruits de succion, entamant une danse grotesque autour de l'être qui, bras écartés, riait aux éclats en faisant virevolter son rhombe.

Piaillant comme des enfants terrorisés, les pauvres bougres s'en furent en trébuchant contre les pavés pris de folie, tâtonnant dans l'obscurité, poursuivis d'éclats de rire tonitruants.

Avec un sourire béat, l'être se détourna, abandonnant la scène et s'enfonçant dans la ville sous le fracas de l'orage, laissant derrière lui la confusion, l'écho d'un rhombe tournoyant et ces véhémentes acclamations: - La Joie ! Le Bonheur ! Le Bien-Etre ![sws_divider_bar1 barsize="500"] [/sws_divider_bar1]

Les Bacchantes

Quatre jours ont passé. Petit matin orageux. Une grande salle circulaire aux murs d’ivoire où se trouvaient sculptés en bas-relief nombre de scènes scabreuses et lubriques entre d’étranges créatures, disputant murs, sols et plafonds aux deux grandes tapisseries noires qui couvraient de façon symétrique les murs polis et incurvés. Thilius faisait les cent pas, mains dans le dos, nerveux, autour de l’unique meuble de la pièce : une table d’ébène, ronde, basse, sur laquelle on avait déposé une large coupole de cristal, vide.

Agenouillé dans un coin, les épaules rentrées, Eslélio suivait de ses yeux sombres le martèlement des talons de son père et maître. Jeune garçon au corps mince et souple, cheveux aile de corbeau, légèrement bouclés, descendant sur de fines épaules, il avait souligné ses yeux de khôl et rehaussé ses lèvres d’une touche de carmin. C’était un mignon fort désirable, avec ses jeunes muscles que dessinaient des tatouages délicats, ses gestes gracieux, quelque peu craintifs, son sourire presque innocent. Du sang de Thilius, il avait acquis cette beauté singulière et les manières un peu étranges. De sa mère, il n’en connaissait au contraire pas même le nom : Thilius n’avait pas jugé cela nécessaire. Par contre, il lui avait très tôt enseigné toutes les ficelles du métier ; un si beau et prometteur spécimen, cela ne pouvait se gâcher. Eslélio de son côté, éprouvait tant admiration que crainte pour cet homme - son géniteur - et son affection pour le moins particulière ; mais il s’acquittait bien de ses tâches et, aux yeux de Thilius, se trouvait assez digne de confiance pour qu’en ce moment, il lui soit permis d’assister à l’imminent entretien que livrerait bientôt SombreCharme, dès l’arrivée de ses mystérieux associés.

Soudain, Thilius tendit la nuque et sa longue natte parut tressaillir tandis qu’il s’immobilisait, droit et raide, ses mains le long du corps, les doigts écartés et comme palpitants d’une irréelle lueur bleu clair. Un miroitement de l’air eut lieu en face de lui, la table le séparant du phénomène, alors que deux silhouettes commencèrent de naître de rien, ruisselantes d’une sorte de liquide vaporeux aux reflets d’azur qui disparut lorsque les arrivants furent vraiment là.

Les nouveaux venus n’esquissaient pas un geste, statues faites chair dorée, sobrement vêtues de tuniques beiges aux ornements pourpres, les chausses et les bottes sombres, brodées d’argent. Le plus grand, un homme à l’âge aussi indéfinissable que pour Thilius, d’une beauté différente, plus affable, affichait un air bonhomme, dardant des yeux gris sous de lourdes paupières, tel un félin repus et au repos. Cependant, il se tenait un peu en retrait, laissant le pas à son compagnon. En observant ce dernier, Eslélio eut un long frémissement. Ses bras, quasi ophidiens, semblaient dépourvus d’os ou d’autres articulations naturelles ; démesurément longs, leurs mains courbes aux doigts torturés touchaient presque terre. La moitié droite de ce qui avait été un visage des plus harmonieux pendait de façon flasque et grotesque sur son épaule, masse de chair palpitante déformant les traits et les organes de sa figure. Sa peau était une écorce dure, craquelée, parsemée de touffes de poils noirs. Du côté épargné de son visage, l’être avait tressé sa chevelure de jais en une multitude de nattes emperlées d’émeraude et de nacre, reposant sur son épaule. Ce fut celui des arrivants qui courba la nuque, avant de prendre la parole. - Toujours cette économie d’artifices en notre présence, SombreCharme… C’est bien. Preuve que nos venues n’ont pas perdu leur importance à vos yeux.

Thilius eut un mouvement d’épaules, le visage fermé. - Bacchantes, bienvenue chez moi. Passons les détails et venons-en à l’essentiel.

Le déformé lui accorda un atroce sourire, cynique. Ses yeux coulèrent un bref instant sur Eslélio, sans relever plus sa présence, avant que ses bras élastiques ne se mettent en mouvement par quelques ondulations, tandis qu’il approchait de la coupole vide sur la table. De ses mains réunies au dessus du cristal ruissela bientôt un étrange fluide ambré, entre vapeur et liquide, qui sembla hésiter avant de s’étirer suivant la pesanteur, emplissant lentement la large coupole. Une certaine tension agitait le silence dans la pièce : les yeux d’Eslélio, braqués sur Thilius, ne trouvaient aucun écho, SombreCharme et le déformé se fixant tout le long de ce singulier rituel, comme un défi muet. Le dernier personnage, mains dans le dos, ne contemplait que le vide, un sourire entre amusement et résolution flottant sur ses lèvres.

- Que regardez-vous avec un tel écœurement, Thilius ? susurra la créature peu avant la fin de son entreprise. Serait-ce le fantôme de la torture que nous vous évitons par cette offrande que je vous fais ? - Et quand bien même ? L’Esthète grimaça un sourire, loin d’être au mieux de son aise. L’échange profite aux deux partis, n’est-ce pas ? - Ah ah ah, évidemment. L’autre secoua la tête, s’écartant de la coupole désormais remplie d’un liquide agréable à l’œil, chatoyant comme du miel. Votre pragmatisme me navre. Apprenez l’humour, cela vous ferait le plus grand bien. - Je n’ai pas pour habitude de plaisanter sur ma raison. Encore moins sur mon apparence, chuinta Thilius en époussetant d’un geste son épaule gauche, les sourcils levés, hautain. - Vous tremblez, SombreCharme.

Le gérant de l’Hostellerie frotta ses mains l’une contre l’autre pour apaiser leurs frissons convulsifs. Ses yeux restaient désormais vrillés au liquide emplissant le cristal, seule drogue dont, il le savait, le manque lui serait fatal. - Vous ne l’avouerez pas, mais nous sommes venus juste à temps, il me semble, poursuivit l’autre sur le ton de la raillerie. Tâchez d’être plus regardant sur vos largesses, cette fois-ci. - Vous plaisantez, j’espère… Ne suis-je pas justement sensé partager.. ? N’est-ce grâce à moi que l’Opium Pourpre circule désormais dans les veines de la plupart des hautes têtes de cette ville, voire des environs ! N’oubliez pas à qui vous devez vos régulières recrues, Bacchantes.

Il s’échauffait, marchant de long en large devant la table lustrée, suivi du battement de sa longue natte et jetant des coupes d’œil dévorants à ce divin fluide qui le narguait de ses tendres reflets.

Le déformé leva ses mains impossibles en signe d’apaisement. - Calmez-vous, Thilius. La Ligue n’oublie rien. Ni ce qu’elle vous doit, ni ce que vous lui devez. Ni vous ni moi n’avons intérêt à ce que votre état transparaisse.

L’Esthète parut se calmer, pivotant des talons pour à nouveau faire face à son interlocuteur, paupières à demi closes. - Bien, reprit le déformé. Concernant vos réseaux d’informations, quelque chose à nous apprendre ?

Un bref moment, l’image d’une femme voilée d’ivoire passa dans la tête de SombreCharme. La mystérieuse inconnue se révélait insaisissable. Elle apparaissait et disparaissait avant que l’on puisse enfin la capturer. A tel point que Thilius commençait désormais de prendre goût à la traque, ses rêves habités de pièges arachnéens visant à acculer enfin cette proie peu commune. Pourtant, par quelque esprit de défiance ou bien un instinct obscur, il n’en souffla mot aux Bacchantes, se contentant de secouer négativement la tête, son habitude du mensonge et de la tromperie n’occasionnant pas le moindre tremblement dans son assurance. - Rien de notable, je le crains. - Dommage. J’osais espérer le contraire. Nous avons un Perdu qui s’est échappé il y a peu, un euphorique. Si quelque chose le concernant vient à vous, je suis sûr que vos talents nous seront précieux pour le récupérer.

Thilius se fendit d’un sourire onctueux et d’une courbette théâtrale, clairement ironique. - Vos compliments me touchent, je ferai mon possible.

Son interlocuteur hocha lentement la tête, impavide, alors que son compagnon se décidait enfin à bouger, désignant du doigt Eslélio, lequel avait cru parvenir à se faire oublier. - Cet adorable petit témoin a t-il déjà la langue tranchée ou dois-je m’en occuper ? - Vous ne le toucherez pas, intervint calmement Thilius en s’agenouillant auprès de la coupole de cristal, approchant les mains de part et d’autre sans pourtant l’effleurer. Cet enfant fait partie de mes aides personnelles, au même titre qu’Elramir que vous avez déjà croisé. Dorénavant, il sera présent à chacun de nos entretiens.

Les Bacchantes parurent soupeser du regard le jeune garçon, lequel se composa une attitude neutre, malgré qu’il n’en menât pas large. - Trop de témoins peut nuire à l’intégrité de la Ligue, SombreCharme. Il serait salutaire pour vous, de ne pas abuser de notre confiance, de peur que d’autres n’abusent de la vôtre.

L’Esthète répondit par un soupir de bien-être. Il venait de pencher la tête sur le liquide ambré et le tâtait du bout de la langue. Il murmura enfin : - Vous êtes bien placés pour le savoir, il n’y a guère plus méfiant que moi, malgré ce que certaines apparences peuvent laisser croire… - Très intéressant, en tout cas, ce choix de votre propre fils comme témoin de nos rencontres. Vous avez beau être un monstre, Thilius, vos agissements ont parfois quelque chose de désespérément… humain.

Si l’Esthète fut surpris de la tirade, il n’en laissa rien paraître, se relevant avec lenteur. Ouvrant les mains, il esquissa un nouveau sourire, le regard plus affirmé, posé, comme déchargé du malaise l’habitant auparavant. - Messieurs, l’entretien est terminé. Je vous invite à prendre congé.

Les deux créatures n’insistèrent pas plus, se moirant à nouveau de reflets bleutés et s’effaçant dans l’air, tels d’aqueuses silhouettes rapidement réduites à néant.[sws_divider_bar1 barsize="500"] [/sws_divider_bar1]

Le Meilleur Ennemi

Thilius partit d’un éclat de rire proche de la démence, bras écartés et tête penchée vers l’arrière, pivotant sur lui-même d’une volte gracieuse. - Eslélio, mon petit cœur, j’espère que tu n’as pas perdu une goutte de ce qui s’est dit ici. - Non, père, murmura le garçon en croisant lentement les mains dans son dos, lui dardant un regard inquiet par en-dessous. Mais je ne sais pas si j’ai bien tout compris… - Ah ! Aucune importance.

Reprenant un relatif sérieux, l’Esthète s’approcha de l’enfant et posa ses mains sur ses épaules avec douceur. Eslélio n’avait qu’une tête de moins que lui ; SombreCharme n’était en effet pas d’une taille excessivement grande, tout juste d’une moyenne élevée ; et son fils approchait de ses seize printemps. - Aucune importance ; ce qui compte, c’est qu’une autre paire d’oreilles ait accueilli leurs paroles, que d’autres yeux aient bu leurs actes… Les Bacchantes, je ne les aime pas ; et me faire poignarder dans le dos par cette Ligue de dégénérés ne me réjouirait guère. Enfin, à cela, ils réfléchiront deux fois, je pense.

Satisfait de lui-même, il eut un petit rire, passant avec délicatesse les doigts dans les boucles sombres de son fils, le regard affamé. Eslélio renonça à saisir les tortueux mécanismes de pensée de son géniteur, ses yeux dérivant jusqu’à la coupole de cristal alors qu’il répondait machinalement à la caresse. - Une nouvelle drogue, père ? - Si l’on puis dire. Le plus sublime des nectars, et le plus terrible des poisons. Mais n’aie crainte : dans quelques années, il te sera possible d’y goûter.

L’Esthète secoua la tête pour se libérer d’une certaine impression de malaise à l’évocation de sa dépendance, puis se tourna vers l’unique porte de la pièce, à peine visible entre les deux longues tentures, y entraînant son rejeton. - Retournons au salon, nos hôtes nous attendent, émit-il en jetant un dernier regard, mâtiné de regret, à la liqueur ambrée, avant de refermer le battant.

Après les méandres froids des couloirs, vides et calmes à l’exception de leurs propres pas feutrés, la chaleur et le brouhaha du Grand Salon leur sautèrent au visage, reflets moites de pourpre et d’or aux effluves de sueur et d’encens, mêlées des drogues et des vapeurs d’alcool virevoltant d’une alcôve à une autre. Dans un coin, quelques musiciens carmins et noirs jouaient sur leurs harpes et tympanons d’étranges mélodies exotiques et discrètes, sur lesquelles évoluait une toute jeune danseuse, vêtue d’un simple petit pagne, chargée de bracelets tintant à la mesure de sa grâce. Une chaîne d’argent reliait sa narine et son oreille gauches. Ses longs doigts taquinaient d’arabesques abstraites l’imagination des nombreux clients installés au hasard des coussins, fauteuils et tapis, solitaires ou par petits groupes autour de tables vernies, très souvent garnies de verres d’alcool ou de narguilés. La majorité des regards se portèrent sur Thilius lorsqu’il s’engagea dans l’atmosphère tamisée de la salle, intérêts partagés entre curiosité, désir, amusement et jalousie. Eslélio s’effaça au gré du va-et-vient incessant des serveurs passant de l’arrière-salle à un client ou un autre.

Superbement nonchalant, Thilius reprit place dans son fauteuil favori, bientôt rejoint par l’habituel sérail des courtisans, mignons et clients des deux sexes. Il ferma les yeux, se laissant bercer par les flatteries et les caresses, savourant leur avidité, et allait doucement sombrer dans ce demi-sommeil de bien-être vigilant tant affectionné lorsqu’un léger remue-ménage du côté de l’entrée attira son attention.

Peut-être fut-ce cette paire d’yeux bleus, immensément froids, ou ce maintien d’une noblesse altière malgré une taille très moyenne et un habit de gueux, avec ces étoffes ternes ramassées et enroulées à son corps, qui le lui firent reconnaître ; toujours est-il que cet homme, si peu à sa place en l’Hostellerie par la franchise de son port et la droiture de ses gestes, fut aussitôt remis comme familier par SombreCharme. Sans même s’en rendre compte, ce dernier se dressa à demi, les mains crispées sur les accoudoirs de son siège. Voyant cette attitude, les proches clients turent leur babillage pour à leur tour diriger leurs prunelles vers cet être incongru, lequel se frayait un chemin malgré les protestations des serveurs, et venait d’arriver à leur hauteur. Ignorant comme un roi tous ces regards scrutateurs et dérangeants, il se campa face à Thilius, bras le long du corps et très digne, voire imposant, et annonça dans le silence, d’un murmure soutenu par la froideur de ses iris pâles : - Je viens parler à Aerùthel Hid.

Des sourires chargés d’incompréhension et d’amusement outré s’échangèrent alors ; quoi, pour qui se prenait ce jeune coq mal fagoté pour oser s’adresser de cette façon à l’éminence de ces lieux de délices et de luxure ? La main levée de l’Esthète fit taire les murmures naissants. - La fête se poursuit, mes amis ; je reviens dans un petit instant.

Il se redressa, preste, de l’air serein et paterne d’un félin satisfait, rutilant et brasillant sous l’éclat des candélabres, et adressa un signe de tête à l’inconnu, qui lui emboîta le pas en direction d’une alcôve discrète. Cette sortie fut attentivement observée, surtout par quelques clients peu ordinaires arborant le pourpre, prêts à intervenir ; et bientôt la musique reprit, accompagnée des entrechats féeriques de la danseuse.

Englobant du regard l’ameublement du nouvel endroit, l’Esthète s’installa sur le fauteuil de son choix sans plus de cérémonie, invitant d’un geste du menton son invité à faire de même. Puis, croisant les mains derrière la nuque, yeux mi-clos, il laissa échapper, rêveur : - Ce bon vieux Lei, cela faisait bien longtemps… Que me vaut le plaisir de ta visite ?

Ce dernier scruta l’endroit, indifférent, avant de se décider enfin à toiser son hôte, l’expression dégoûtée. - Regarde-toi. Tu es ridicule.

Thilius haussa les sourcils puis se redressa légèrement, ouvrant les bras avec un sourire. - Mais j’ai réussi. Regarde autour de toi : regarde-les. Ils m’aiment. Je dirai mieux : ils me désirent. Mais toi… Oh, d’ailleurs, peu m’importe bien ce que tu as pu faire toutes ces années : je ne te porte pas grand intérêt. Surtout pour parler du bon temps jadis. S’il s’agit d’un affrontement, c’est autre chose. - Aerùthel, commença l’autre avant que son interlocuteur ne l’interrompe aussitôt : - Ne prononce plus ce nom, Lei ; Aerùthel Hid est mort. Tu t’en souviens, n’est-ce pas ? ( Ils marquèrent tous deux une pause ; puis Thilius désigna la carafe de vin noir posée sur la table entre eux deux ) Je te sers un verre ? - Volontiers.

Passa un long silence meublé seulement des échos de l’orgie voisine. Leurs regards méfiants se heurtaient comme des épées, se jaugeant l’un et l’autre, avec une forme étrange de tendresse, comme l’on retrouve un vieux souvenir pas forcément agréable. Thilius but à petites lampées, et abattit le rideau de ses paupières lorsque Lei attaqua de nouveau, amer : - Ces taches, sur ta peau. Qu’est-ce que c’est, encore ? La marque de ta folie, je suppose ? Si je ne savais qui tu es, de loin je t’aurais cru victime de ce mal qui ronge tant d’Eveillés ici – la petite vérole, il me semble. - Allons, allons, Lei, fit l’Esthète en claquant suavement de la langue. Epargne-moi ce genre de commentaires, je doute que tu sois venu ici pour t’apitoyer sur ma santé. Et puis, oublie ce terme d’Eveillés : il n’a pas droit de cité, ici. Nous ne sommes pas à la Cour. - Justement, commença lentement le voyageur en croisant ses doigts pâles, son écharpe brasillante de reflets cendrés. C’est de cela que je venais parler. De Faërie.

L’instant se suspendit, et, peut-être, la musique dans le salon tout proche se fit-elle plus hésitante, le pas de la danseuse moins assuré, comme si l’ombre qui venait d’éclore au fond des prunelles pâles de SombreCharme trouvait une autre expression dans l’atmosphère de son repaire. - Faërie, hein, marmonna t-il, avant de déposer son verre sur la table basse, avec une lenteur préméditée. Faërie. - Aerùthel, le monde a commencé de bouger. Des assemblées tiennent conseil et on parle de guerre. Un désordre, même au sein de la Cour, et Titania n’y est pour rien, cette fois. Un désordre qui risque fort de toucher même à ta petite félicité personnelle. Aerùthel… On murmure que les Enchaînés eux-mêmes courent sur la peau de l’Eveil. - Assez, dit l’Esthète, et le mot claqua comme un ordre, mais alors Lei se leva, le regard terrible, les poings serrés sur des ongles s’allongeant. - Ecoute-moi ! Il s’agit de plus que de ta petite fierté ou de la mienne. Toi comme moi connaissons l’exil de la Cour et la dureté de certains des nôtres, mais tout ceci peut n’être bientôt plus que poussière au vent. Et cet endroit aussi, comme Faërie est liée à l’Eveil. - La belle affaire ! s’exclama l’autre en lançant les bras au ciel dans un rire de dédain. Faërie et sa Cour peut bien disparaître, et tout son peuple avec, grand bien m’en fasse, Lei ! Ces affaires-là ne me concernent pas. Plus jamais, d’ailleurs ; tout comme il n’y a plus d’Aerùthel Hid.

La main se détendit comme le cou d’une vipère, agrippa l’Esthète au col dans une étreinte furieuse. Minéral, le visage clair de Lei se fit inexpressif, sans pitié, mais dans ses yeux hurlait une colère froide. Très calmement, Thilius prit l’étau entre ses doigts délicats, remontant le regard dans celui de son adversaire. - Je te conseille très vivement de me lâcher, Li’Lei Tailill Tehnen fils de Lihei, coula un murmure trop apaisant pour être d’une légèreté sincère.

Sans doute Lei sentit-il les regards inamicaux posés sur lui, peut-être saisit-il les mouvements dans l’ombre rougeoyante entre les tentures et les odeurs d’encens. De l’autre côté, la danseuse s’était arrêtée, ses bras ophidiens coulant le long de son corps pour saisir entre ses doigts des bijoux trop effilés pour en être. Avec un grondement, Lei lâcha prise, recula d’un pas lourd de menace latente et de reproche. - Sors d’ici. Il est évident que tu n’es pas le bienvenu, Li’Lei.

Le voyageur hocha le menton, geste vif d’oiseau de proie. - Comment t’appellent-ils ici ? Linessa, SombreCharme ? Tu es ridicule, Thilius. Aerùthel valait mieux que cela. Et il se peut que bientôt, il ne vaille plus rien du tout. Piégé dans les cendres de son orgueil.

Sans laisser à l’Esthète le temps de répliquer, il fit volte-face, son écharpe claquant comme une insulte, et s’évanouit de quelque prestidigitation. Personne ne tenta de le retenir.[sws_divider_bar1 barsize="500"] [/sws_divider_bar1]

Un Songe Invité

Il serait temps que le regard s’élargisse pour considérer de plus haut les forces en présence. L’Hostellerie somptueuse, la ville son écrin, les terres alentours comme s’épanouissent les multiples pétales d’une fleur immense jusqu’à dessiner la carte inventive du paysage Monde. Ce monde où s’agitent, insectes grouillants, les formes de vie diverses, ses peuples élancés ou barbares, radieux tant que grotesques. Un monde où tout ce que l’on voit peut être touché, humé, appréhendé par ces délicats sens qui ceignent l’étrange concept que l’on appelle réalité. Le Réel. L’Eveil. Entre les portes, dans le moment suspendu entre l’inspiration et l’expiration, entre le bruissement de l’étoffe et son toucher soyeux, la Faërie. Le Troisième Royaume, peut-être plus étendu que le Réel car plus chimérique, procédant de l’illusion, à cheval entre le rêve et la dureté pierreuse de l’Eveil. Ses Territoires, sa Cour, ses Princes. Le couple royal : Titania et Oberon. De ceux qui glissent dans ce paradoxe étrange et beau, on les nomme Fés, ou Andee, « Ceux qui ne sont pas des Dieux » ; et il est juste de préciser que Faërie est aussi ancienne que le rire du premier enfant, car en réalité, elle en procède en partie. Etreignant ces deux vastes domaines déjà si enlacés, le plus étendu : le Songe, la Chimère, qui est appelé par les êtres coutumiers de ses miracles le Berceau : il sécrète d’étranges fantômes, produits et prédateurs de ces myriades que sont toutes les émotions et fantasmes noyant les deux autres domaines.

Une tension effroyable oscille entre ces trois Royaumes, maintenant un équilibre incertain mais vivable. Tant le plus proche de la quintessence, le Berceau, n’est qu’ombre et murmure, tant l’Incertain – Faërie – hésite entre chair et miroir, tant le Réel représente l’Aboutissement de tout, sa finitude. Il est ombre, songe et rocher. Et c’est fidèle à une relative logique que l’on peut affirmer que l’ensemble des esprits peuplant Berceau et Faërie jalousent le Réel, tendant vers lui de toutes leurs forces, sans toutefois pouvoir l’atteindre autrement que par le rêve ou de rapides apparitions, comme des manifestations de l’Etrange. Ceci ne les empêche guère de fureter en Eveil : s’ils ne peuvent s’en emparer, s’en faire eux-mêmes citoyens, il n’est pas rare qu’Andee ou créatures du Berceau glissent parmi les Eveillés, gouttes d’eau étreignant un plumage indifférent sans y laisser de véritable marque.

Lorsque l’on sait cela, on peut suggérer sans crainte que ce fut la curiosité et l’appel du Réel qui amenèrent une étrange créature, comme montée d’un silence ou d’un non-dit, à répondre à l’appel de l’Esthète en une nuit gibbeuse.

Parmi les anges des Songes, il en est de fort désagréables, sans qu’ils soient véritablement maléfiques – le rêve est par fondement amoral – et dont on craint la visite ; on prit l’habitude de les nommer les Mahren : il s’agissait bien de l’un de ces spectres, pelotonné dans une ombre, aux pieds d’un Elramir confiant, attendant que l’Esthète descende les marches jusqu’à lui.

Ce que vit Thilius, le front plissé d’un obscur souci, fut un corps maigre et nu de petite fille accroupie au sol, aux cheveux d’un gris épais s’évasant en flaques autour d’elle, semblant même s’effilocher comme des ombres mouvantes – et peut-être était-ce le cas. Posant des yeux pâles sur l’Esthète, le Mahr lui décocha un sourire fou en guise de bienvenue. Ses globes laiteux ne renvoyaient pas l’image de son interlocuteur. - Salutations, Mahr, lança Thilius en se frottant les mains. Heureux de voir que tu es venu à ma demande. Comment te nomme t-on ? - Celui-là, chuinta l’être tapi au sol en montrant d’un doigt long Elramir, celui-là m’a nommé Impuissance. Impuissance je suis donc, pour le travail que tu vas proposer. - Ce n’est pas très original, mais soit, commenta Thilius en interrogeant son amant du regard, lequel lui rendit un clin d’œil affectueux. Impuissance, donc ; je vois avec satisfaction que ta venue en Eveil n’est pas neuve, constatant de l’aise avec laquelle tu tiens une forme convenable.

D’un obscur sens de l’humour, la fillette fantôme pencha la tête de côté, de la manière d’un chaton curieux, jusqu’à ce que son cou se décroche, formant un angle tordu et improbable. Le menton enfoncé dans l’épaule, elle caqueta : - Oui, oh oui ! Maintenant annonce ta volonté. Elle sera accomplie en échange du prix à payer. - Trois de mes nuits, sourit l’Esthète sans auparavant oublier de masquer une vague inquiétude. Impuissance, j’ai besoin de tes yeux en Faërie. Cherche les troubles, ramène m’en la raison. Cherche aussi les Bacchantes, rapporte-moi leurs projets.

La tête de l’enfant au corps de suie reprit une position plus saine. Sa langue enroula ses doigts, tranchant un sourire vide, dentelé. - Le demi-Andee craint le Troisième Royaume ? Pourtant, ceux qui y rêvent ne te sont pas différents. ( Le Mahr renifla ) Différent, ah, si, tu l’es. De la folie. Nombreux sont ceux-là à présent marqués que nous n’approchons plus. Marqués dans l’esprit et la chair : les Bacchantes en sont, oui. Nous n’approchons plus de ceux qui sont marqués. Leur Souleur est trop rouge. - Je ne t’ai pas demandé de discuter de mes ordres, assena l’Esthète en coupant ce babil au sens obscur, mais de les exécuter. Va, maintenant. - Les nouvelles de Faërie tu auras, murmura Impuissance en s’éparpillant comme une brume, mais des Bacchantes, rien.

Immobile, Thilius le laissa aller, fermant brièvement les yeux lorsque la caresse suffoquante du Mahr frôla son cœur, oppression furtive comme un coup de vent. Les talons créant des échos dans la pièce obscure, Elramir s’approcha par derrière lui, enlaçant sa taille. Il posa le menton contre l’épaule de son amant, y déversant la rivière blonde de ses cheveux, qui d’un caprice se firent couleur d’automne et d’espoir flétri. - Mon doux, dit-il d’une voix languissante, cela ne te ressemble pas de céder si vite… - Ces êtres ne sont pas de ceux que l’on peut forcer, répliqua l’Esthète en se tournant pour lui faire face, le sourire brûlant. Leur logique ne craint aucune menace. Il faudra me contenter de ce qu’il rapportera… - Me diras-tu ce qui te tracasse ? glissa l’autre en le délestant amoureusement de sa chemise, parcourant des doigts les marques sombres sur la peau nue. Depuis la venue de ce Lei, je sens bien que quelque chose te tourmente. - Ce n’est rien. Un détail. Un ensemble de choses, sans doute… Les Bacchantes, maintenant lui… - La statue d’ivoire que tu ne parviens à attraper…

Lové dans les bras de son âme damnée, Thilius ouvrit les yeux et battit des paupières : voilà quelque chose qui lui était sorti de l’esprit. Avec un soupir las, il posa la tête contre la poitrine d’Elramir, fermant les paupières comme l’on chasse des pensées désagréables ; si semblable, à cet instant, à un enfant fragile quémandant une tendresse sincère que son amant le considéra en silence, songeur, lui que le concept d’innocence n’avait jamais effleuré. Mais il berça l’Esthète dans la chaleur de ses bras, la cruauté filtrant entre ses cils s’apaisant au contact aimé. Lui, si proche de Thilius qu’il se savait le seul confident en lequel ce dernier mettait le peu de confiance qu’il possédait, ne connaissait pas grand chose de la Cour et de Faërie, SombreCharme répugnant toujours à en parler. Il en était de même des Bacchantes, et l’intelligence du Rhéteur avait depuis longtemps lié les deux, et considéré la drogue singulière – l’Opium Pourpre – comme vrai talon d’Achille de son bien-aimé. Pourquoi, cela il l’ignorait, tout comme il ignorait quels seraient les effets du manque sur Thilius ; ce qui ne l’empêchait pas de noter avec soin ce fait au sein de sa mémoire calculatrice. Si jamais, de quelque manière que ce soit, il lui était profitable de se débarrasser de l’Esthète, Elramir connaissait déjà plusieurs esquisses de solutions. Un sourire satisfait et tendre naquit sur ses lèvres, et il s’oublia, serein, profitant pleinement des attentions de son compagnon.

Loin de leur étreinte, sous un voile pellucide comme une caresse de lune, un visage féminin se mit également à sourire. Ramassée au sol, les mains à plat comme un fauve qui s’apprête à bondir, une fillette maigre et nue leva des yeux vides sur elle. - Ainsi, il s’inquiète au sujet de Faërie, murmura la voix lente, douce et calme hors de la soie couvrant comme un suaire des lèvres pâles. - Oui, oui, c’est là tout ce qu’il a ordonné, ricana le Mahr en peignant fébrilement les ombres visqueuses de ses cheveux.

Une main fine et longue, gainée d’un blanc presque mortuaire, eut un geste de satisfaction. - Bien, va, à présent, n’oublie pas de bien exécuter ses ordres, et puis reviens à moi. - Ton chant, la nuit prochaine, tu as promis, gémit presque la créature mouvante aux yeux blêmes. - Je l’ai promis, et tu l’auras. Ne perds pas de temps.

Restée seule, la femme ferma les yeux, ses cils bruissant contre la soie comme un battement d’aile d’ange. Lentement, son poing se serra sur un petit anneau brillant, où scintilla fugitivement un emblème en forme de lune. Puis elle s’effaça, rendue à la nuit.[sws_divider_bar1 barsize="500"] [/sws_divider_bar1]

Elle

Maladive, l’aube, jaunâtre et pourpre telle un cri de mourant, teintait de flaques pâles le port aux eaux noires. Il y avait, haute baraque aux colombages dévorés de termites et aux murs grinçants, l’un de ces tripots insalubres où l’Esthète venait assez régulièrement faire quelques acquisitions honteuses. Sans suite l’accompagnant, mais toujours fidèle à son habitude d’élégance et de somptuosité, il entrait vêtu comme un jeune prince, et était reçu avec beaucoup d’égards par la patronne, une certaine Berthe, en tant que client de marque. Ce matin-là, c’était de cuir écarlate comme le sang versé qu’il avait fait son écrin, bardant avec soin et goût ses manches et son col de satin noir, aux reflets d’aile de corbeau. De feutre sombre scintillait l’ornement de ses bottes. Un diadème d’argent fin ceignait son front, tintant discrètement en écho aux perles nacrées et aux almandins mêlés à sa natte habituelle. Encensant sa beauté, jacinthe et myrrhe entrelaçaient leurs effluves capiteuses.

D’humeur morose, Thilius poussa le battant aux gonds lourds, plongeant distraitement dans la foule enfumée du premier salon, celui qui accueillait les clients les moins aisés. Arômes de tabac, de sueur âcre, quelques parfums aux notes florales surnageant dans la puanteur d’un mauvais alcool, et la trace subtile d’un sang anciennement versé. Les regards avides se tendirent vers lui comme en adoration devant une icône divine ; tout aussi inaccessible, il les ignora, glissant d’un pas irréel vers l’escalier menant à l’étage. La vieille et adipeuse patronne à l’œil gauche ravagé d’une cataracte purulente le mena prestement en son office, de manière à lui présenter ses plus fraîches captures : deux jeunes garçons des rues, au teint de rose malade, qui se déhanchèrent sans conviction sous ses yeux et dont le charme enfantin l’aurait conquis si leur peau n’était grêlée de marques brûlantes, empreintes d’une maladie honteuse. Avec un mouvement d’humeur, Thilius les renvoya, renonçant à parlementer avec son associée – en grande discussion avec un hôte au moins aussi important que lui. Il décida de noyer l’amertume de cette mauvaise chasse dans l’atmosphère feutrée et tamisée du salon supérieur, celui où se frôlaient des personnages mieux nantis que les premiers, dames cachant un visage de porcelaine sous des loups de carnaval ou de suaves éventails, nobliaux et riches marchands de belle mine et au port élégant. Il laissa ses pas le guider au sein de cette tiède assemblée, écoutant leurs murmures et les frôlements des robes aux ourlets chargés. Soie, velours, taffetas et moire parlaient un langage cher à ses sens, desquels il goûta le subtil discours, vidant ses pensées. Et, comme une apparition, elle vint à lui.

Ce que Thilius aperçut au creux de la foule brasillante et sombre fut un éclat d’argent comme un rayon de soleil précipité à terre. La lueur éburnéenne d’un sourire voilé. Et son approche, pondérée, assurée, d’un pas lent de nuage, ruisselante d’ivoire et de lune. Celle qu’il avait traquée des jours en vain venait à lui, sereine et inexorable telle la morsure du temps, et à cette vue, geste d’une rareté incomparable chez sa personne, il eut un mouvement de crainte, de recul.

En avançant, elle faisait le bruit d’un murmure, écho d’un lent ressac, du babil du vent entre des feuilles plus anciennes que le jour. L’accompagnant, glorieuse, l’odeur de la menthe sauvage, de l’herbe des bois. Comme un végétal argenté sous une chape d’éther, et aussi gracieuse qu’une jeune liane souple. Elle s’arrêta face à lui, à quelques pas, nul autre que lui semblant véritablement remarquer sa présence. Lentement, elle s’inclina d’une révérence, la finesse hyaline de son manteau laissant deviner, comme une promesse, l’élancement de membres harmonieux. Ses yeux, d’un gris lumineux d’eau de pluie ou d’étang, se rivèrent à ceux de l’Esthète. - Mon salut par trois fois, Messire Thilius Linessa SombreCharme.

Il frémit. Avidement, son regard erra sur la silhouette, blessé de sa lumière, cherchant à dessiner, à deviner le visage à peine profilé sous un voile de soie ivoirine. Le plissement de celui-ci trahit un sourire apaisant. - Non, prince de rubis, prince de sang, je ne me montrerai pas. Pas encore. - Qui êtes-vous ? laissa t-il échapper, question brûlante dont la terne banalité lui parut soudain terriblement vitale. - On me nomme Liannon. ( Elle sembla hésiter, avant de continuer du même ton paisible, presque monotone ) Je viens à toi par la volonté d’Oberon, et surtout par la mienne.

Thilius fut aussitôt sur la défensive. Il montra les dents, le visage mauvais. - Quoi qu’il veuille, il n’aura rien de moi. Quels que soient ses présents, quelle que soit sa volonté. - Oberon ne veut rien de toi. Il te communique seulement son affection, comme à l’un de ses enfants. - Il n’en fut pas toujours ainsi, dit amèrement l’Esthète, les yeux durcis.

Liannon se tut sur un soupir, ses paupières s’abaissant. Calme et droite, elle dégageait une incroyable dignité, placide mais inviolable, tant que Thilius douta presque de sa justification. - Pourquoi t’envoie t-il ? Est-ce là un gage de son amour ?reprit-il avec lenteur, s’approchant d’elle à la toucher, comme une mise en garde malgré la cupidité de ses prunelles. - Il n’était pas convenu que je me montre, souffla la femme sans se dérober. Pas encore, du moins. Mais il fallait que je te vois.

Elle parut sur le point d’ajouter quelque chose, sans pourtant le faire. Après un temps de défi muet, SombreCharme se détourna avec véhémence. - C’est donc fait, et maintenant ? Qu’en retire l’espionne du Roi de Faërie ? - Des réponses trop longtemps attendues, dit Liannon pour elle-même, et un instant de tendresse passa dans les lacs paisibles de ses yeux.

Thilius l’entendit peut-être, et n’en montra rien. Il ressassait dans son esprit le gage convenu quelques jours plus tôt, le pari qui l’avait lancé sur la piste de cette créature. A présent, il n’était plus sûr de convoiter cette proie – à moins que ce ne soit le partage qui ne l’enchante guère ; troublé, il s’interrogeait. - La demande que je vais faire n’engage que moi, dit alors Liannon. Permets-moi de résider un temps en l’Hostellerie. Je ne suis pas là pour entraver tes projets, quels qu’ils soient.

L’Esthète la considéra, ses paupières filtrant un regard méfiant, cherchant le piège. Puis, cynique, il hocha lentement la tête. - Fort bien. A la condition de t’avoir à ma disposition. Il se pourrait que mon hospitalité engage de ta part quelque redevance à mon égard. - Nous verrons cela, admit-elle sans hausser la voix ni détourner l’affirmation de ses yeux un seul instant. - En ce cas, une chambre sera préparée pour demain matin. - Demain matin. J’y serai.

Ils reculèrent chacun d’un pas, rompant la discussion d’un accord muet. Faisant volte-face, Liannon s’engloutit à nouveau dans la foule indifférente, y disparaissant comme l’on plonge dans des eaux silencieuses, sans faire de remous. Thilius résista à l’envie de la retenir, et chassa des questions étranges hors de son esprit tourmenté, avant de quitter l’endroit au plus vite pour rejoindre son propre repaire.[sws_divider_bar1 barsize="500"] [/sws_divider_bar1]

En Faërie

La créature nommée Impuissance voleta comme une pensée jusqu'aux confins du jour, en ce moment de miracle qui mêle le sourire de l'astre diurne et la gravité tendre de la nuit. Voyager était chose aisée, pour un être de son espèce, insubstantiel, presque fragile. Les frontières n'ont pas lieu d'être pour les rêves animés. Ainsi entra le Mahr en Faërie.

Il est, au pays vaste du Troisième Royaume, des paysages plus beaux que des gemmes. Il est des lacs de cristal, des sources au chant obsédant, des palais de nacre et d'ivoire épousant les nuages du bout de leurs flèches effilées. Des frondaisons d'un vert ancien, plus ancien que l'éclat de la lune. Il est aussi des territoires de cendre et de suie, des gouffres aux morbides exhalaisons. Des plantes dont le sourire est une ode malade, aux dents aigues, des ronces qui rampent au sol comme des supplices. Tout cela, et plus encore. Là-bas, un temps sans nom suit sa propre logique.

Impuissance voyagea en Faërie, glissant comme un lézard d'encre et de brume entre les failles de la lumière, serpentant au sol plus rapidement que l'aile hâtive des vents. Il épia et écouta de ses sens qui n'en sont pas. Bien sûr, il eut quelques écarts, oubliant parfois son devoir pour dériver au gré de ses besoins et envies, futile comme le sont les Songes - comme ce qu'ils semblent être. Enfin, plus agile qu'un rire d'enfant, il se percha sur la nudité d'un rocher, sous l'ombre complice d'un arbuste ballant, pansant la fatigue de ses errances.

Non loin de là, sur la jade dorée des collines, était une silhouette solitaire auréolée de papillons de ténèbres comme des phalènes autour d'une bougie. Là, terrible et belle, la Fée au visage d'ange, aux yeux implacables d'orage. Là, le tourbillon sublime de la chevelure, ruisselante jusqu'au sol, cascade d'encre et de rires éteints. Le pourpre éclatant de sa robe, de l'étoffe dont sont faites les ailes des libellules. Comme des élytres dans son dos, des envolées scintillantes de tissus étranges, pareils à une longue traine d'or et de cendre, qui pourraient se faire plumes et rémiges si tel était son désir. Là, le parfum de la rose, du lys et du jasmin : radieuse et décadente, Titania.

Auprès de la Souveraine, un autre esprit des Songes blême comme une fumée, à peine visible dans l'extrême transparence du jour. Grand et immobile, nu comme le sont les anges et les innocents, les gestes teintés de la sveltesse des saules. Sur ses joues pleurait, continu, un flot de fiel noir. - Ma Reine, dit-il d'une voix d'écorce sèche que l'on vient de briser. Pour la Chevauchée, les Courtisans sont prêts.

Imperturbable, Titania coula un regard ambré sur le Mahr à la peau d'écume, et hocha la tête, avec la lente majesté des êtres que le temps n'atteint pas. - Pas d'ordre, encore. Le temps n'est pas venu, émit-elle, le timbre froid, sans appel, flagrante autorité. Notre bras ne doit s'abattre qu'avec la certitude de la nature de nos ennemis. Les Pâles, très certainement ; mais, la terre me gronde qu'il y a plus que cela. - Rugue, ajouta son étrange compagnon. - Rugue, répéta la Reine. Et la secte des Enfants de la Ronce ; je sais. Ceux-là ont toujours été turbulents. Ils ont trouvé un moyen - je ne sais comment - d'atteindre Berceau, de lui ouvrir une voie. - Si fait, ma Reine, dit le Mahr en partant d'une sorte de rire sifflant, invoquant un humour compréhensible de lui seul.

Titania détourna les yeux, ouvrant un regard fataliste sur les cités d'ivoire en contrebas qui mouchetaient les plaines comme des pâquerettes. Un brouillard informe et mouvant paraissait tournoyer à certains endroits, avilissant la lumière ; les yeux perçants de la Reine Andee pouvaient sans peine voir les quelques milliers d'anges des Songes s'y ébattant, voletants et rampants, cruelles brises, en essaims rapides autour des demeures. De temps à autre : un Fé, titubant comme un homme ivre, bouleversé et perdu, assailli par les ailes multiples des Oniriques et par autant de sensations diverses. Parfois, il se mettait à courir, ou bien à luire d'une clarté de luciole, repoussant l'assaut. Bien plus souvent, il tombait à terre et le sommeil s'emparait de lui, le laissant recroquevillé, le peuple du Berceau pressé à sa suite, affamé de ses rêves. Contre le Songe, point d'abri possible. - Il y en a trop, soupira Titania. Bien trop. En l'absence de mon mari, il m'en coûterait trop de les chasser par moi seule.

Les petits êtres noirs voletant autour d'elle rirent dans leurs paumes, leurs yeux vermeils contemplant avec amour et envie la Souveraine. Elle les chassa d'un revers de main impatient, avant de se détourner, le pas rapide, bientôt avalée dans l'ombre complice du paysage.

Mais Impuissance ne vit rien de tout cela. Il avait senti comme un fumet la proximité des cités rutilantes, et le grouillement de ses frères. Il s'était élancé, rempli d'une allégresse insaisissable, avait frôlé de ses mains les corps fuligineux blottis dans la brume opaque, échangé avec eux des mots qu'il n'est pas possible de concevoir. Puis, il avait enlacé le corps tiède d'une jeune Fée aux yeux de soie, ses mains embrassant son visage apeuré, blotties sur ses paupières, puisant au coeur palpitant de sa victime l'amère sensation dont il portait le nom. A cet instant de plénitude, il oublia tout de la mission dont on l'avait chargé.[sws_divider_bar1 barsize="500"] [/sws_divider_bar1]

Le plus Heureux des Hommes

Le chant du verre brisé eut un écho plaintif contre le sol, comme réclamant une gloire brève. Sans prendre attention au liquide sombre lentement absorbé par l'épais tapis, Thilius se renversa dans son fauteuil, se massant les paupières de doigts tremblants. La lourde odeur de l'alcool planait dans l'alcôve, presque tangible. Dans une autre pièce, une horloge sonna une heure très matinale.

Près de lui, Eslélio rentrait la tête dans les épaules, les yeux craintifs et soumis, la main sur sa joue pour y calmer une cuisante brûlure. Il avait appris à supporter les fréquentes crises de fureur de son père, et à en endosser les conséquences. De délicats objets brisés jetaient des feux mourants ça et là sur le sol, vestiges de la tempête qui, semblait-il, commençait à se calmer.

Les gestes brusques, l'Esthète se redressa à demi, penché sur le vide, les yeux enfiévrés par d'innombrables liqueurs brûlantes. La chemise largement ouverte découvrait la peau, la palpitation de sa respiration fébrile, et une fine pellicule de sueur. - Du vin, murmura t-il en s'adressant au mur face à lui. Apporte-moi du vin.

Lentement, Eslélio obéit. Avec précaution, il alla remplir une coupe au bec de la carafe prévue à cet effet, et l'amena à son maître, lequel se saisit du calice et le vida sans attendre, un filet d'alcool coulant le long de sa gorge comme du sang. - Voilà le bonheur, soupira Thilius en s'essuyant le menton. Comprends-tu cela, hein, mon amour - petite peste ? Le bonheur. Jouir impunément de ses richesses tachées de crime, le soir, seul avec ses folies. Tu comprends cela ?

Eslélio n'osa répondre, et ne broncha pas au coup de pied qui lui fut rudement assené. Il roula sur le tapis poisseux, parmi les débris de verre et de silence. Pour relever les yeux sur une apparition pâle comme un fantôme.

Thilius se renfonça dans son siège avec un grondement, fermant obstinément les yeux. Ses doigts se crispèrent sur sa coupe vide qui gémit une plainte. - J'avais dit : demain matin. - C'est le matin, rétorqua simplement Liannon.

Elle avança dans un frôlement, les yeux posés sur l'Esthète, semblant faite de lumière hors de la pénombre. Son regard ne trahissait aucun jugement à travers le voile arachnéen, mais plutôt une espèce de tristesse tendre. Elle se baissa, prit la main de l'enfant tétanisé et le releva. Thilius rit longuement. - Eh quoi, vas-tu rapporter à Oberon mon penchant certain pour la violence et la volupté ? Je suis ivre, oui. Je suis un Roi, prince de ma propre décadence : y a t-il plus sublime destin ? - Es-tu heureux, Thilius ?

Il eut un "ah !" entre amusement et rêverie, croisant les jambes et les mains, fermant la paupière. Son souffle saccadé se fit plus calme, comme il murmurait : - Je me souviens, il y a des siècles, avoir été une statue de langueur et d'animalité. Bercé dans l'humus et le cocon doux de la terre, entre les arbres et le ciel. Le vent caressait mon oreille avec les soupirs de l'eau. J'étais beau, oui, les bras tissés de l'ambre du jour, comme le nadir sur le dos moutonnant des plaines. J'embrassais de pleines brassées de fleurs avant de m'endormir.

Un instant cristallin se suspendit, Eslélio et Liannon dressés droits face à SombreCharme, prêtant l'oreille aux délires d'un fou ou d'un mourant. - Suis-je heureux ? s'exclama t-il enfin avec transport, agrippant les accoudoirs de son fauteuil. En vérité, je suis le plus heureux de tous les hommes. Regarde ! Comme un fauve tournant en rond dans la cage d'or qu'il s'est lui-même fabriquée, et salivant contre ses barreaux. Comme un prince tout chargé de gemmes qui n'ose marcher dans son royaume sans risquer sans cesse le baiser d'une lame entre ses côtes. Heureux comme un damné qui s'enivre de poisons !

Et dans un accès de rage, il lança sa coupe vide à travers la salle. Elle s'écrasa contre une psyché dans un fracas de fin du monde.

Pas une fois le regard de Liannon n'avait vacillé. Maintenant, elle contemplait son hôte, dressé et tourné à demi, figé dans l'attention au désordre dont il était la cause. Il rit doucement, du rire sans joie du condamné, ce rire si proche des larmes qu'il en devient douloureux. - Vous deux, sortez. Sortez. De l'air.

Eslélio fut le premier à partir à reculons, lorsque Thilius ajouta : - Petite peste, tu conduiras mon invitée à sa chambre. Veille à ce qu'elle ne manque de rien, ou il t'en cuira. Quant à toi, ma belle - ma si belle cariatide voilée. Demain, j'ai à te conduire quelque part, et tu viendras, que cela te plaise ou non.

Liannon eut un pauvre sourire sans rien ajouter, quittant discrètement la pièce sous le regard doux et insistant de l'enfant. Peu après leur départ, l'Esthète tomba à genoux au sol, tête entre les mains et le corps secoué de sanglots secs, suppliant d'une voix éteinte aux ombres impavides. - Par pitié, faites-le taire. Faites taire ce silence.

Once de Gerfault, Octobre 2004.[sws_divider_top]




Cauchemar

Le ciel rougeoyant et couvert de nuages ne laissait pas passer les rayons du Soleil et l'île était comme en pleine nuit. Ses habitants, devenus comme fous, couraient dans tous les sens, certains poussant des rires déments. L'orage qui grondait depuis un certain temps éclata, mais sans pluies. Seul résonnait le tonnerre et les éclairs foudroyaient maints beaux arbres de l'île. Soudain, l'onde calme se troubla, d'abord légèrement, puis de plus en plus violemment. Les mers semblaient elles aussi devenues folles, et de grandes vagues s'abbataient violemment sur les terres, qui étaient déjà fissurées par maints tremblements de terre, et les engloutit. Les vagues allaient s'agrandissant, et les terres reculaient, envahies par le violent flot dévastant maisons, rues, temples, forêts. Rien ne survivait après son passage. Brutalement, une vague haute comme une montagne, grondante, rugissante, s'abattit sur le Meneltarma, engloutissant la fière montagne et parachevant le travail. Un nuage en forme d'aigle s'éleva dans le ciel, lançant ses éclairs au- dessus de la mer en furie, mais qui ne pouvait plus rabattre sa colère sur quoi que ce soit.

Númenor avait vécu.

L'homme se réveilla en sursaut. Aucun bruit autour de lui, le paisible bosquet où il avait établi son campement restait silencieux. Il comprit qu'il avait rêvé, mais le songe n'était que trop clair. Ce qu'il venait de voir s'était réellement produit. Númenor, sa patrie, avait disparu. Il se rallongea, se rendormit sans trop de soucis, mais avec une affliction, un sentiment profond qui ne devait jamais le quitter.[sws_divider_bar1 barsize="500"] [/sws_divider_bar1]

Réveil difficile

L'homme se leva. Il sentait que son rêve n'était ni prémonitoire, ni fantasque. Il avait vu, vu de ses yeux vu, la chute de sa patrie engloutie par les flots. Alors qu'il rangeait son campement, d'autres questions lui venaient à l'esprit. Qu'allait- il faire maintenant ? Où pourrait- il aller ? Ces questions, il se les posait depuis longtemps ; en fait, depuis son exil volontaire de Númenor. Mais à partir de ce moment, cette simple interrogation s'était chargée d'un nouveau sens. Il n'avait plus de mère patrie. Il était en quelque sorte orphelin.

Tandis qu'il réfléchissait, il avait déjà supprimé toute trace de son passage en ce lieu, et il se remit en route, un long bâton à la main, et une épée noire sur le flanc gauche, qui se ballotait lorsqu'il marchait. Ses longs cheveux noirs encadraient un visage longiforme, dans lequel on remarquait notamment deux grands yeux verts, un nez aquilin et une fine bouche. Il était vêtu simplement; mais tout en lui démontrait une certaine "noblesse" dans son port de tête altier et sa démarche.

Sa tristesse lui inspira une chanson:

Rien ne sera plus comme avant Maintenant que sont engloutis les champs Les belles prairies, et les maisons De mon pays, là était ma raison.

Les eaux profondes l'ont engloutie Au fond de l'océan désormais elle gît. Fière et digne jusqu'au dernier moment Sa mort fut glorieuse; mais sans enchantement.

Mais enfin, la vie suit son chemin Je ne peux décider de stopper là; Peut être que tel est mon destin Mais je ne le souhaite pas.[sws_divider_bar1 barsize="500"] [/sws_divider_bar1]

Enfance

L'homme s'appelait Meneldur; il était né longtemps auparavent, très longtemps...en fait, cent cinquante- sept années s'étaient écoulées depuis sa naissance, un beau jour de printemps, sur l'île de Númenor.

Il était parent éloigné de la famille royale, assez pour qu'on dénote souvent un petit air de famille entre lui et les rois, pas assez pour que ces mêmes rois daignent s'en préoccuper. Ainsi, sa famille était aisée, mais sans plus. Son père travaillait dnas la Guilde des Aventureux, bien qu'il ne manquât jamais de dénoncer la corruption et les nombreux recels et autres de cette compagnie. Mais une bonne partie de son salaire était due à son silence, donc il se taisait. Sa mère, quant à elle, n'était ni plus belle ni plus laide qu'une autre, mais elle possédait une grande habileté, aimant notamment la couture et on la surnomma Serindë, telle l'épouse de Finwë. Ils vivaient dans une petite maison cossue au coeur d'Armenelos.

Cependant, la politique n'avait pris que peu de place dans la vie du jeune Meneldur jusqu'au moment où la Milice arriva un soir chez lui; il avait quinze ans. Ils étaient quatre, grands, forts, et tous portaient une épée. Ils se saisirent des parents de Meneldur et l'un d'eux, le plus grand, dit qu'en tant que Fidèles, le roi souhaitait leur mort; il disait que la famille devait montrer l'exemple. Et, disant cela, il passa lentement son épée sous la gorge du père. Meneldur hurla lorsque son père s'effondra sur le parquet, sa blessure laissant échapper un flot de sang. Mais déjà, les autres s'étaient jetés sur sa mère, et voulaient la mener dans un coin plus discret avec des intentions bien claires. L'enfant, des larmes plein les yeux, n'avait pas semblé de prime abord dangereux pour les Miliciens. Mais quand il en assoma un, lui prit son épée, et tenta vainement de croiser le fer avec un autre, leur avis changea.

Ils arrêtèrent Meneldur, mais ne le tuèrent pas. Ils l'amenèrent à une sorte de camp, où ils commencèrent à l'entraîner à la course, au combat à mains nues et au maniement de l'épée.[sws_divider_bar1 barsize="500"] [/sws_divider_bar1]

Discipline

Une discipline stricte, des surveillants tyranniques, des "camarades" qui ne l'étaient pas moins, voilà l'univers dans lequel Meneldur vécut trois longues années. Tous les matins, se lever au point du jour pour une longue course. Sans petit déjeuner; d'après le sergent, ça "alourdissait les jambes". Après la course, une lègère collation; enfin un croûton de pain, quoi. Puis encore des exercices, jusqu'à midi. Un autre croûton, puis exercices jusqu'au coucher du soleil. Personne ne rechignait, la plupart étant là par choix: faire partie de la Milice était un honneur. Les autres étaient trop faibles pour dire quoi que ce soit. Et si l'un d'entre eux s'avisait de faire une remarque, le fouet claquait.

Meneldur avait résisté, au début. Mais ils ne lui firent aucun cadeau: ils doublèrent ses exercices et réduisirent de moitié sa pitance. Il n'avait plus assez de forces pour lutter, et il fut plus d'une fois au bord de l'écroulement. Cependant, une chance inespérée l'aida.

Sept ou huit des camarades de Meneldur formentaient une agression contre le sergent- chef, de loin le plus tyrannique. ALors que l'un du groupe ferait diversion, les autres l'entraîneraient dans un coin où ils le passeraient à tabac avant de le tuer. Meneldur apprit cela par hasad, et il ne sut que faire. Il ne pouvait dénoncer les conspirateurs, car qui le croirait ? Non, il devait les défaire. Mais comment ?

Le jour J arriva. L'un des futurs miliciens se plaignit, et on ne se fit pas prier pour le fouetter. Pendant ce temps, les autres avaient pris à part le sergent- chef et l'avaient entraîné derrière un bâtiment. Là, deux le ceinturèrent pendant que le troisième lui envoya un violent coup de poing dans le ventre. Il se courba sous le choc. Ils le frappèrent tour à tour, mais soudain, un autre élève arriva, emmitouflé dans une cape. - Dégage de là, on a pas besoin de toi, ici ! - Ouais, dégage ! - Vous n'avez pas besoin de moi...mais lui, si ! s'écria le nouvel arrivant, et il ôta sa cape, révélant une épée rutilante. - Comment a- t- il pu la prendre ? s'écria le sergent. La réserve est gardée jour et nuit ! - La ferme, toi. Venez, les gars, on va lui refaire le portrait, à ce clown.

Ils l'encerclèrent lentement, et l'autre ne fit rien pour les en empêcher. Le cercle se ressera. Il allait porter son premier coup d'épée, lorsque...

- Arrêtez ça tout de suite ! Tous les hommes du campement s'étaient réunis autour des élèves, et ils portaient tous une arme bien en vue; qui un couteau, qui une épée, qui un arc. - Je sens que la soirée va être longue... Chacun se saisit d'un élève et l'entraîna avec lui. Seul restait le sergent- chef. - Bien joué, gamin. Sans toi, ces brutes m'auraient tué. Nom, grade, matricule ? - M...Meneldur, apprenti, 2841.[sws_divider_bar1 barsize="500"] [/sws_divider_bar1]

Evasion

C'avait été une bonne idée que de se porter au secors du sergent- chef, bien que Meneldur ait plus agi pour le principe que pour la personne en elle- même. Il était depuis mieux traité, mieux nourri, et il se refesait de jour en jour. Une autre année passa, et Meneldur repensa à la liberté. Il n'était plus sorti du camp depuis le jour où il avait été arrêté. De plus, être un garde ne lui plaisait pas vraiment; il lui fallait s'évader. Le seul problème était l'immense mur d'enceinte gardé jour et nuit, les énormes chiens- loups qui reniflaient la chair fraîche à 500 mètres, entre autres. Mais il n'avait pas le choix.

Le nuit était bien avancée. Nul bruit ne se faisait entendre, mais une ombre se détachait sur les pâles murs des bâtiments. Elle se faufila dans la réserve, sans jeter un oeil aux soi- disants gardes assoupis devant la porte. Elle sortit avec un sac et une épée. Arrivée devant le mur d'enceinte, elle sortit une corde munie d'un grappin du sac, et l'envoya contre le mur. Le grappin fut arrêté par quelque chose en haut, et l'ombre put escalader le mur. Elle savait que la corde lui serait inutile de l'autre côté vu qu'on trouvait des escaliers, dont un non gardé. Elle se dirigea vers le nord et trouva une volée de marches désertes. Elle s'y engagea. Elle était libre comme l'air, et n'aurait plus à supporter la tyrannie maîtresse de ce campement.

Meneldur s'en était tiré, mais tant qu'il restait sur l'île il serait en danger. Sa seule possibilité était de fuir dans la lointaine Terre du Milieu, il devait embarquer sur un bateau. Mais comment ? Il décida d'embarquer comme passager clandestin sur un bateau. A mesure qu'il avançait dans ses réflexions, il s'était approché du port où aucun bruit ne se faisait entendre. Il se glissa sournoisement dans un des bateaux à quai et en s'assurant d'être dissimulé aux yeux de tous, il s'endormit, rêvant aux lointains paysages qu'il verrait sous peu.[sws_divider_bar1 barsize="500"] [/sws_divider_bar1]

Traversée

- Holà ! Qu'avons- nous là ? Un passager clandestin ? Meneldur s'était vu brusquement tiré de son sommeil par cette voix tonitruante. - Je ne veux pas d'ça sur mon bateau ? Où q'tu veux aller ? Meneldur ne put que balbutier: A...à...à Vinyalondë... - Ah bon ? Et est- ce que notre petit monsieur a de quoi payer sa traversée ? Meneldur bégaya un n...non presqu'inintelligible. - Eh bien, on ne traverse pas à l'oeil sur le bateau du capitaine Gandornë ! Va falloir que tu travailles, mon p'tit gars. A partir d'aujourd'hui, tu seras affecté à l'entretien du pont ! Exécution !

Meneldur n'avait guère le choix. Il se procura un balai, un seau d'eau savonneuse et s'acquitta de sa tâche du mieux qu'il put, au cours de cette longue traversée. L'équipage n'était gros que de quatre hommes avec le capitaine, et Meneldur apprit à les connaître jour après jour: Kwill, le barreur; Klaak, le skipper; Euan, la vigie et Zarth, le cuisinier. Il apprit vite le b.a.- ba de la navigation, et il se montrait un élève intéréssé, si bien qu'au bout de quelques semaines, le capitaine lui accorda des fonctions moins honteuses ,telles la lessive et le ménage des cabines. Il avait d'ailleurs droit à sa propre cabine, qui n'était cependant guère reluisante, mais cela lui suffisait.

Il dut attendre un certain temps avant d'arriver à Vinyalondë, le bateau du capitaine Gandornë - qu'il avait baptisé quelque peu orgueilleusement la Gandornienne- relachaît dans de nombreux ports de la Terre du Milieu, passant par les Havres d'Umbar, puis remontant vers Pelargir, et enfin Vinyalondë, qu'il atteignit après trois mois de traversée.[sws_divider_bar1 barsize="500"] [/sws_divider_bar1]

Arrivée

Le vent soufflait légèrement sur le port de Vinyalondë, pas assez pour être indisposant, mais suffisant pour rafraîchir une lourde journée d'été telle celle- ci. Les rues de la ville étaient cependant remplies de monde, qui rentrant chez lui, qui allant au port réceptionner une marchandise, qu'elle soit licite ou pas. Et dans cette marée humaine, un jeune Númenoréen tentait de trouver son chemin. Meneldur venait d'arriver, la capitaine l'ayant libéré de son service et l'ayant payé de quelques pièces d'or. Il cherchait une pension, histoire de passer la nuit.

Il avait cependant du temps, et il se prit à flâner dans la ville, admirant les devantures des artisans, ou sur le port, à regarder les navires arriver et repartir. Ce ne fut que lorsque le Soleil fut presque couché qu'il se décida à chercher un lieu où dormir.

Avec ses pièces, il put se payer une certes petite, mais confortable chambre d'auberge, déjà meilleure que celles des boui- boui dans lesquels il avait transité avant que de trouver l'Auberge du Blanc et du Bleu, tenue par le riant Willy Poiredebeurré, qui l'avait accueilli d'une chaleureuse bourrade dans le dos et l'avait invité à venir dans la salle commune, mais Meneldur avait poliment décliné son invitation, préférant dormir un peu.[sws_divider_bar1 barsize="500"] [/sws_divider_bar1]

Un autre départ

Eh bien, voilà. Meneldur était à Vinyalondë, et il ne savait pas du tout où aller, et que faire. Lorsqu'il était au camp, il avait comme objectif l'évasion, et au- delà, il s'en moquait. Mais il allait devoir prendre une décision. Passer sa vie à déballer des caisses sur le port pour un salaire juste suffisant pour payer le gîte, cela ne l'enchantait guère. Ce qu'il pouvait faire, c'était son baluchon, et partir à l'aventure.

Et c'est ce qu'il fit. Après avoir souhaité une longue vie et une grande descendance au vieux Poiredebeurré, il partit vers le nord, car d'après les dires de l'aubergiste, on y trouvait "un royaume d'Elfes, pas très avenants au premier abord, mais ils recrutent dans leur armée. Tu pourrais toujours tenter d'y aller voir !"

Cependant, il y avait un petit détail entre Vinyalondë et ce royaume: une grande plaine sans aucune route, vide de tout, à part de quelques bosquets, vagues vestiges de ce qui fut une des plus grandes forêts ayant jamais existées, s'étendant de la lointaine Fangorn jusqu'aux confins du royaume de Gil- galad, son objectif.

Meneldur prit un bon bâton de chêne, rassembla ses maigres affaires, ceignit son épée, serra les cordons de sa bourse et partit de la ville tôt le matin par la porte nord, pour un long voyage.[sws_divider_bar1 barsize="500"] [/sws_divider_bar1]

Voyage

Douze jours s'étaient écoulés, douze jours de longue marche sans presque de repos. Par chance, l'automne n'était pas encore installé, ce qui donnait des nuits certes fraîches, mais supportables. Les vivres qu'il avait emporté avaient duré huit jours, mais par chance on trouvait facilement des plantes comestibles sur le chemin, bien que Meneldur manquât s'empoisonner à deux reprises. Mais il aurait volontiers abandonné son âme à Morgoth contre un peu de gibier. Sur ces terres désolées, certes fertiles mais trop peu peuplées, on ne trouvait guère de gibier.

Et sans s'en rendre compte, Meneldur progressait dans son périple. Il avait traversé un large fleuve sur une embarcation de fortune, et avait échappé à la noyade par pure chance ou par volonté des Valar. Ce même fleuve que les Elfes nommaient Baranduin et qui, quelque 1800 ans plus tard, allait prendre le nom de Brandevin suite au périple de deux Banakil...

Mais là n'est pas notre sujet. Donc, Meneldur allait droit vers son objectif. Il passa par Emyn Beraid, ou ce qui allait devenir les Emyn Beraid, car les tours n'y étaient pas encore, et encore moins le Palantir qu'apporterait bien plus tard Elendil fils d'Amandil.

Cependant, ces collines étaient un peu plus fournies en gibier, des grands cerfs paissaient paisiblement dans les vallons, des boeufs également. La faim poussa Meneldur à tenter de chasser un de ces animaux. Il se cacha dans un fourré proche d'un point d'eau, choisissant ainsi un point stratégique. Et effectivement, quelques heures plus tard, une cohorte d'une vingtaine de cerfs passa. Meneldur attendit que la quasi- totalité du troupeau fut passée, et il vit un cerf qui traînait la patte, probablement à cause d'une fracture. Meneldur se jeta sur ce cerf, pensant le maîtriser rapidement. Mais il parvint à se débattre, et l'humain se retrouva engagé dans un furieux rodéo, d'où sortit vainqueur le cerf, après avoir désarçonné le jeune Meneldur.

Soudain, il entendit un grand rire qui parait de derrière un arbre.[sws_divider_bar1 barsize="500"] [/sws_divider_bar1]

Ben- Adar

- Sacrée technique de chasse, gamin ! - Je ne suis plus un gamin, monsieur. J'ai déjà vingt- cinq ans. - Tu n'en fais même pas dix- sept, gamin. Prends ça comme un compliment si ça t'arrange. - Vous ne pouvez pas savoir ce que j'ai vu. Cela, même quelqu'un comme vous ne devrait jamais le voir. A propos, je ne crois pas connaître votre nom. - Appelle- moi Iarwain, si ça te plaît, et moi je t'appellerai gamin. Pas besoin de connaître les noms que nos parents nous ont donné, hein ? A la mention de parents, une larme perla sur la joue de Meneldur. Iarwain n'insista pas.

La cabane était assez bien meublée, même presque accueillante, pourrait- on dire. Le feu crépitait doucement dans la cheminée, juste ce qu'il fallait pour se réchauffer sans toutefois être incommodé. Malgré cela, Meneldur se prit à frissonner. Les deux hommes avaient mangé un bon quartier de viande, et s'apprêtaient à dormir, lorsque Meneldur lança: - Vous venez de Númenor, vous aussi ? Iarwain, d'abord surpris, répondit après quelques secondes: - Pas vraiment, gamin. En fait, je viens...en fait, je ne sais guère. Mais quelle importance que le lieu de ta naissance ? Ce qui compte, c'est ce que tu fais à partir de là. Allez, bonne nuit, gamin.[sws_divider_bar1 barsize="500"] [/sws_divider_bar1]

Gil- galad

Meneldur venait d'arriver dans le royaume du Lindon, gouverné par le puissant roi des Noldor en Exil, Gil- galad, dont on disait qu'il portait l'éclat de Valinor sur son visage. Les Havres Gris prospéraient grâce au transit des marchandises, en particulier les productions naines venues des Montagnes Bleues ainsi que quelques fourrures des Lossoth, mais en quantité très limitées. Le pauvre port fondé au début de cet Age était devenu une puissante forteresse, fortifiée et dominant les régions alentours. Le gouvernement de Cirdan était juste, ce qui explique en partie cette prospérité, mais après son départ, lorsque cet Age et un autre furent achevés, les Havres ne tardèrent pas à tomber en ruine ; et lors du passage de Celeborn vers Valinor, la ville n'était plus guère qu'un village, aux heures de gloire passées.

Cependant, Meneldur ne songeait guère à celà. Il voulait seulement entrer dans cette grande armée, qui avait lutté contre Sauron quelques siècles auparavent. Il trouva un bureau de recrutement, et s'y engouffra.

Il se retrouva quelques heures plus tard devant le roi en personne. Les agents de recrutement étaient encore hilares. Pensez- vous ! Un humain qui veut être recruté dans la plus prestigieuse armée d'Arda ! Ils l'avaient amené au palais, interéssés par la torture qu'allait bien pouvoir lui infliger le Roi.

- Alors, misérable humain...Que viens- tu faire sur les terres du puissant Haut Roi des Noldor en Exil ? - Il veut s'engager dans votre armée, Vot'Majesté ! - Quoi ? Misérable vermisseau, tu veux entrer dans mon armée, qui n'est composée que des meilleurs Elfes du Lindon ? Tu veux mourir ou quoi ? - Laissez- moi une chance, Votre Majesté ! - Tu oses me répondre ? J'ai bien envie de te faire fouetter ! Mais après tout, ce n'est pas tout les jours que l'on voit ça. Mes agents vont te faire passer quelques épreuves. Si tu échoues, tu recevras cinquante coups de fouet, et tu seras chassé de mon royaume. - Et si je réussis ? - Comme si cela allait arriver ![sws_divider_bar1 barsize="500"] [/sws_divider_bar1]

Epreuves

- Bien, l'avorton. Pour ta première épreuve, t'auras besoin de ça. Et l'Elfe antipathique désigné comme "juge officiel" remit à Meneldur un misérable arc, probablement fait à l'époque de Cuiviénen par le plus nul des forgerons Noldor ; ainsi qu'une flèche en parfait état, si l'on oubliait qu'elle était brisée en deux. - Voilà : si t'arrives à toucher cette cible, là- bas, t'auras réussi ta première épreuve ! Et disant cela, il désignait un point à l'horizon, vaguement circulaire: on l'aurait presque confondu avec le soleil couchant s'il n'était pas tôt dans la matinée. - Eh bien, songea Meneldur, mes cours de tir à l'arc vont m'être utiles...mais je ne cracherais pas sur un coup de pouce des Valar ! Il banda l'arc. Celui- ci poussa un cri de bête que l'on égorge, mais Meneldur lâcha son trait juste avant le point de non- retour. La flèche suivit une trajectoire assez intéressante à étudier, si tant est que l'on soit physicien en mécanique ; mais Meneldur avait assez bien calculé la trajectoire qu'il lui faudrait, et le trait s'écrasa à quelques pouces du bord de la cible. - T'as eu du bol, microbe. Bouge- toi, la seconde épreuve t'attend.

Ils arrivèrent devant une espèce de parcours du combattant, truffé de pièges et assez long. On pouvait distinguer pas mal de difficultés : murs à escalader, cordes lisses, etc., tout ceci à finir en moins de cinq minutes, clepsydre en main. Meneldur y parvint en quatre minutes et demi, non sans mal. - T'es vraiment chanceux, bouseux. Bon, la dernière épreuve sera la plus dure...prépare- toi pour le fouet ! ricana le juge.

Deux Elfes les attendaient, armés d'une épée et d'un coutelas chacun. Ils étaient clairement supérieurs à Meneldur, et le juge annonça le but de l'épreuve: - Voilà, tu dois désarmer ces deux Elfes. Tu disposeras d'une épée de bois et d'un petit bouclier. Il n'y a pas d'interdiction, à part de tuer son ennemi. Prêts ?[sws_divider_bar1 barsize="500"] [/sws_divider_bar1]

Engagement

Finalement, il s'en était sorti, non sans mal : pas mal d'écorchures et de bleus, un oeil poché, etc...Mais après trente minutes de combat, l'examinateur avait décidé d'arrêter l'épreuve, puisque même les meilleurs Elfes de l'armée n'avaient pas tenu jusque là. Meneldur fut renvoyé à Gil- galad, qui devrait décider de son sort.

Cette fois- ci, lorsqu'il fut rendu au pied du trône, Meneldur put détailler plus précisément le Haut Roi des Noldor en exil. Haut roi, mais pas à la hauteur de ses ancêtres. Une imposante bedaine surmontée d'un visage si adipeux qu'on avait du mal à en distinguer les traits, deux petits yeux de rat, perçants et cruels. Les lointains exploits de l'Age précédents semblaient oubliés, et même la campagne contre Sauron, près de mille cinq cents ans plus tôt, semblait avoir été complètement oubliée par le roi.

L'entrevue se passa bien, malgré le mépris évident que le roi avait pour Meneldur et pour sa race en général. Il fut cependant enrôlé, dans les fantassins, c'est- à- dire les plus pauvres des Elfes, souvent n'ayant pas d'autre choix pour vivre. La présence d'un Adan dans leurs rangs leur parut aberrante, mais après quelques entraînements, ils virent ses capacités et le laissèrent en paix.[sws_divider_bar1 barsize="500"] [/sws_divider_bar1]

Routine

Quatre années passèrent. Somme toute, des années assez banales, avec la routine de l'armée, le rata, les entraînements...Il n'y avait guère comme distractions que les rares incursions des Orcs, même si le plus souvent ils étaient mis en pièces avant même d'avoir franchi les portes de la ville, ou bien le bordel municipal, très fréquenté lors des permissions et même en dehors de celles- ci. La plupart des soldats y firent l'apprentissage de l'amour, mais pas Meneldur. Le plus souvent, il restait dans l'enceinte du camp, rêvassant en regardant la mer d'où il était venu. Il n'oubliait pas ses arents, cependant, et il lui en restait une amertume au fond du coeur, qui ne devait être chassée que bien plus tard, et par une douleur encore plus aigüe.

Les abords du camp étaient peu fréquentés, malgré le fait que l'endroit fut idyllique : le bois qui l'entourait était magnifique, un ruisseau y coulait, et les oiseaux pépiaient jusqu'à en perdre haleine, semblant peu préocuppés par les activités du camp. Aussi, quelle ne fut pas la surprise de Meneldur lorsqu'un matin, alors que le Soleil était encore bas dans le ciel et que la rosée perlait sur les fleurs, deux jeunes femmes passèrent non loin du camp, assez près cependant pour qu'on puisse les voir.[sws_divider_bar1 barsize="500"] [/sws_divider_bar1]

Séduit

Cependant, il était tombé en émoi devant la plus jeune des deux. Elle possédait un certain charme, avec une trace infime de l'enfance qui rehaussait sa beauté. Des cheveux d'or fin, des yeux bleus limpides. Meneldur avait réussi à passer la tête au dessus de la palissade du camp, et put se délecter à loisir de ce charmant spectacle. Les deux filles ne restèrent qu'à peine un quart d'heure, mais ce fut le plus beau de la vie de Meneldur.

Il tenta de se renseigner sur elle, tout en tentant de ne pas trop éveiller les soupçons. Le soir, il savait donc que celle qu'il admirait se nommait Eledhwen, qu'elle était âgée de seize ans et qu'elle était la fille cadette d'un vague courtisan du Roi. La nouvelle lui fit un choc. Les Hommes ne peuvent pas aimer les Elfes, lui avait- on appris, même s'il y avait des précédents : Beren et Lúthien ou Tuor et Idril. Mais Meneldur n'était ni l'un ni l'autre...ce n'était pas un héros.[sws_divider_bar1 barsize="500"] [/sws_divider_bar1]

Peste

La vie poursuivit son cours, tant bien que mal, mais Meneldur avait toutes ses pensées fixées sur la jeune Elfe. Il ne mangeait plus, ne dormait plus, et ses camarades commençaient à s'inquiéter. Ils avaient beau lui dire que ce n'était qu'une folie, que ça finirait bien par passer, mais rien n'y faisait et de jour en jour, il sombrait dans la mélancolie la plus profonde.

A cette époque, les épidémies étaient très meurtrières, et elles frappaient tout le monde : la pauvre comme le riche, le puissant comme l'humble, l'Elda comme l'Adan. Il vint donc une épidémie de peste sur le Lindon, qui causa de grands ravages dans la population. Le roi Gil- galad lui- même fut atteint, et ne dut la vie sauve qu'à ses compétents médecins qui avaient su expurger le mal. Dans le camp aussi, la peste étendit son sombre voile; l'effectif du camp diminua d'un tiers, et Meneldur lui- même fut touché. Il délira longtemps sous l'emprise de la fièvre, mais guérit grâce à son amour de la vie, et d'Eledhwen aussi il faut dire...

Dès qu'il fut guéri, il apprit que le camp entier bénéficiait d'une permission pour tenter de changer les idées des soldats de la peste, mais dans tout le pays la maladie avait fauché les vivants : ainsi parmi les camarades de Meneldur l'un perdit sa mère, un autre sa fiancée, et l'un ne retrouva personne de sa famille...

Mais Meneldur n'avait plus de famille, et la seule personne qui lui importait était Eledhwen. Mais il ne la revit pas. Il alla coucher à l'auberge - la permission était de deux jours - en espérant la voir le lendemain.

Il se leva d'humeur morose, et un sombre pressentiment au coeur. En allant à la fenêtre, il vit un défilé qui ressemblait fort à une procession funèbre. Il s'habilla en vitesse et descendit dans la rue.

En effet, le centre du défilé était un corbillard, visiblement occupé, et pas par un vivant. Meneldur avisa une passante: - Holà, que se passe- t- il ici ? - Vous n'êtes pas au courant, mon bon monsieur ? lui répondit une vieille femme. C'est la princesse Eledhwen, elle a été terrassée par la peste. C'est horrible, n'est- ce pas ? Si jeune...

Meneldur n'entendit pas la fin de la tirade de la femme, mais très distinctement le bruit du monde qui s'effondrait autour de lui. Il ne souvint de rien avant de se réveiller le lendamain au camp, où il put à loisir épancher sa douleur et sa haine du destin.

Meneldur, Juin 2003.[sws_divider_top]



Une enquête d'Adhémar Vertebourdaine.

Bree, le 21 octobre à 6h30 du matin

C'est le petit matin sur Bree. Le brouillard nocturne n'est pas encore totalement dissipé, et les quelques voleurs n'ayant encore fait aucune bonne affaire durant la nuit avaient une chance de se rattraper, avant de se faire attraper.

Une carriole remontait lentement la cahoteuse rue Grise. A son bord se trouvaient trois tonnaux de naphte emplis à ras bord et quatre paquets de matelas, ainsi que son conducteur, Andoche Fleurdéchan. Il livrait sa cargaison hebdomadaire à la Mairie de Bree, qui par cet automne décidément bien froid - Andoche portait lui- même une épaisse cape en laine de yak*, cherchait à accumuler le maximum de combustibles afin de les revendre à des prix exorbitants sur la place du marché durant l'hiver. Soudain, le baudet qui tirait paresseusement la carriole stoppa net. Andoche, qui somnolait, se réveilla brusquement et envoya quelques coups de cravache à l'animal, histoire de faire bonne mesure. Cependant, le bestiau restait héroiquement stoique, sans esquisser la moindre velléité de départ, alors qu'à sa place n'importe quel âne normal aurait déjà poussé quelques hennissements et pris la fuite. Andoche fut bien forcé de quitter son siège, pour voir ce qui empêchait le baudet d'avancer - il faut dire que la purée de pois bloquait toute visibilité à dix pouces, et encore, il fallait avoir de bons yeux. Et, alors qu'il se préparait à mettre une bonne gifle à l'âne, et alors que l'âne se préparait à modre la main qui oserait approcher sa joue, Andoche commit l'erreur de regarder devant lui.

Un cadavre bloquait la rue. Le meurtrier devait être un géomètre, car la corps se trouvait à égale distance des deux murs qui bordaient la ruelle, les deux bras formant un angle droit parfait. Seule le visage était imparfait, la grimace d'horreur du défunt montrant que la symétrie de ses traits n'avait pas été sa dernière pensée.

Théophane Radisnoir, marchand de son état, lança à toute vapeur son cheval sur la rue Ecarlate. Les cours de la bière en baisse à Minas Tirith ! Il fallait immédiatement agir en conséquence. Il avait des informations de première main, et ses concurrents ne lui mettraient pas de bâtons dans les roues cette fois- ci. Il se trompait.

Lorsqu'on observe un cheval de loin, on voit une bête puissante, racée, endurante. De près, on voit nettement un manque. Un manque de freins.

En l'occurrence, celui de Radisnoir vit bel et bien la carriole qui lui bloquait le chemin, mais un peu tard. Le cheval donna violemment de la tête contre le bord de la charrette, tandis que son ex- monteur allait s'écraser contre le mur d'en face dans un bruit d'os craquants qui aurait causé une crise cardiaque à un sourd.

Le marchand, toujours obsédé par la contemplation de ce cadavre, qui pourtant n'aurait en rien mérité un prix d'art, même d'art contemporain, entendit alors un grand bruit sourd à l'arrière de sa carriole. Il ne se retourna même pas lorsqu'il sentit une ombre passer au dessus de sa tête, ni lorsqu'un bruit d'os craqués qui aurait causé une crise cardiaque à un sourd vint du mur d'en face.

Trois tonneaux larguèrent subitement leur contenu poisseux, et quatre matelas s'éventrèrent sur les pavés de la rue, qui pour le plus grand malheur de trois vide- goussets, se trouvait être en pente. Le naphte les englua et les empêcha d'éviter la marée de plumes qui fondit sur eux. Le choc les plaqua contre le mur derrière eux.

L'un deux, crachant quelques plumes, lança que la justice à Bree devenait de plus en plus expéditive.

Les deux autres ne purent qu'aquiescer, si les gargouillements qu'ils émirent étaient bien des aquièscements.[sws_divider_bar1 barsize="500"] [/sws_divider_bar1]

Bree, le 21 octobre à 9h00

- Bizarre, très bizarre...très, très bizarre... - Vous me parliez capitaine ? - Comment se fait- il que la boulangerie ne soit pas ouverte, Solpleurheur ? D'habitude M. Sondeublay est censé avoir ouvert sa boulangerie depuis trois heures ! - Au fait, capitaine, on a trouvé un cadavre rue Grise...qu'est- ce qu'on en fait ? - Hmmm ? Encore une affaire à la mords- moi- l'noeud...envoyez ça à Vertebourdaine, lieutenant, ça l'occupera...depuis qu'il a quitté la patrouille, il doit s'ennuyer, le pauvre...héhéhé - Bien, mon capitaine. - (Pourquoi que la boulangerie est pas ouverte ? Si j'ai pas mes croissants au beurre, je deviens agressif, moi...)

On toqua deux coups brefs à la porte, qui s'effondra brutalement. Le lieutenant avait bien vu l'état de décrépitude de la façade, mais ne s'attendait pas à ce que l'intérieur soit dans un état aussi délabré. Il épousseta la plâtre tombé sur son début de calvitie. - Adhémar ? Adhémar ? Vertebourdaine !

Il s'attendait à ne pas avoir de réponse. Il n'en eut pas. Il se décida à explorer le reste de la bâtisse, et le fait qu'elle tienne debout prouvait l'existence d'Iluvatar. Le plancher était recouvert d'une épaisse couche de poussière, et ne pas utiliser le terme "lépreux" pour les murs eût été une faute de goût. Solpleureur progressa dans une cuisine où toutes les denrées périssables étaient périmées, une pièce où trônait un bureau à trois pieds où la crasse était l'espèce dominante, et ce jusqu'à une chambre, ou du moins ce qui en tenait lieu, car le lit - pardon, le matelas - posé en évidence au centre de la pièce était occupé par un Hobbit, de toute évidence Vertebourdaine. Il s'approcha lentement, le secoua un peu. Le Hobbit réagit instantanément et en moins de temps qu'il ne me faut pour taper cette phrase (et pourtant je tape vite) Solpleurheur avait un joue contre le plancher, un coutelas contre la gorge et un Hobbit enragé devant lui. - Voyons, Adhémar, c'est moi ! Humbert ! - Humbert ? Humbert Solpleurheur ? Qu'est- ce que tu fous ici ?

Solpleurheur choisit de répondre posément : on ne répond mal à un Hobbit que lorsqu'il vous bouscule dans la rue. Pas lorsqu'il brandit un couteau contre votre jugulaire. - Une affaire...pour vous...[sws_divider_bar1 barsize="500"] [/sws_divider_bar1]

Bree, le 21 octobre à 9h30

- Une affaire pour moi ? Tu te fous de ma gueule ? La Police n'a pas les moyens de la régler, celle- là ? - Ben, faut dire que c'est vraiment bizarre....hhhhh...Bizarrement bizarre, même. - Hum...amène- moi sur le lieu du crime, mon gars. Tu m'expliqueras en chemin.

Solpleurheur ne nota pas le "mon gars", et encore moins le tutoiement, le couteau ayant visiblement encore envie d'être plongé dans sa gorge. Il se contenta d'un bref "Eeeeek" qui fit comprendre à Vertebourdaine que sa masse commençait à compresser les poumons du lieutenant et l'amèneraient dans un délai bref à une mort assez stupide, il faut dire. Le Hobbit se releva mais ne lâcha pas le couteau, s'habilla rapidement, toujours sans lâcher le couteau, ce qui força l'admiration de Solpleurheur. Ils sortirent enfin dans l'air d'un froid vif du matin brumeux, se dirigeant vers la rue Grise. - Voilà, Vertebourdaine, c'est ici.

Ce tronçon de la rue avait été barré par les barrières utilisées habituellement pour empêcher l'impopulaire maire de se faire lyncher par la foule lorsqu'il descendait dans la rue. Le corps avait été ôté de la rue, et seule une marque à la craie faite par un plaisantin montrait encore la position du cadavre. - On a ce crime sur les bras et aucune piste. Pourrez- vous nous aider ? - Hmmm...oui. Mais à mes conditions. Tout d'abord, je vous veux comme adjoint. - HEIN ? Euh, je voulais dire, ça sera fait. (Il avait oublié le couteau, un instant. Presque un instant de trop.) - Parfait. De plus, je veux disposer d'un vrai bureau, et ne plus loger dans cette bâtisse hideuse. - Ca se fera. - Excellent. Je veux récupérér mon ancien salaire, avec huit pièces d'or de supplément. - Accordé. - Mmmh, ça sera déjà pas mal. Maintenant, où est le corps ? - On l'a porté chez le boucher. - Quoi ? Ce maniaque de la machette ? - Oui, Albin Piedeporc. Pas d'autre moyen de conserver le corps, c'est le seul qui possède des chambres froides.

L'homme et le hobbit se mirent en marche, saluant au passage l'employé de la voirie qui nettoyait le mur d'à côté des taches de sang et des esquilles d'os craqués qui avaient atterri Eru sait comment sur ces briques.[sws_divider_bar1 barsize="500"] [/sws_divider_bar1]

Bree, le 21 octobre à 10h45

Lorsqu'il pénétrèrent dans la boucherie, il réfrénèrent une puissante envie de joindre leurs boyaux à la tripaille exposée dans les vitrines et s'approchèrent du patron, un grand homme antipathique au regard plus éteint qu'une bougie dans une tornade. Mieux valait quand même éviter de le faire remarquer à Albin Piedeporc, car ses mains faisaient assez bien office de battoirs. Il aurait pu vous décrocher la tête d'une main, l'accrocher à une ficelle et jouer au bilboquet avec votre cadavre, et on racontait qu'il avait même tué un troll à mains nues, un jour. Evidemment, la discussion allait être malaisée. - Rebonjour, monsieur Piedeporc ! Pourriez- vous montrer à mon euh...supérieur ? le cadavre que je vous ai apporté il y a peu de temps ? - Hum. Cadavre. Oui. Arrière- boutique. Suivez.

En trois pas, il avait franchi la largeur du magasin et ouvrait la porte de sa chambre froide. Solpleurheur et Vertebourdaine eurent à nouveau une violente envie d'expulser leur petit- déjeuner par la grande porte de la boîte de nuit du Stomach's. Le cadavre était étendu au fond, sous un drap, que Vertebourdaine souleva d'un seul geste. Dessous, gisait celui que nous désignerons comme "l'inconnu de la rue Grise", pour des questions d'hygiène. - Hum, fit Solpleurheur. - Beuarkkkkh, fit Vertebourdaine, et son dernier repas quitta enfin son estomac pour retourner à l'air libre, ce dont il rêvait visiblement depuis un bon moment.

Cela ne plut visiblement pas à Albin Piedeporc. Le Hobbit se prit deux claques qui auraient normalement dû le tuer, mais la race des Hobbits est très résistante, malgré une vie assez dissolue. Vertebourdaine s'offrit généreusement pour nettoyer ses restes, pendant que Solpleurheur méditait sur le cadavre, et engrangeait quelques informations sur un parchemin de poche :

Taille : environ 3.5 pieds Poids : environ 190 livres Race : Hobbit Age : inférieur à trente- trois ans Nom : ?

Après mûre réflexion, Solpleurheur ajouta un second ? et alla fouiller les affaires du mort, posées à côté de lui. Trois lettres adressées à un certain Lord Hauffzerrings, une bague ornée d'une émeraude, un couteau long d'une dizaine de centimètres, une dent de chat, un certificat d'immaturité (d'où son âge).[sws_divider_bar1 barsize="500"] [/sws_divider_bar1]

Bree, le 21 octobre à 14h30

- Nous avons deux pistes, mon cher Humbert : ce Lord Haufzerrings, et ce certificat d'immaturité. Ce Hobbit habitait sûrement le Boulevard des Smials.

En parlant, ils remontèrent la Rue Droite, avant d'obliquer vers la gauche, et de prendre la Rue de la Colline Verte. Ils montèrent ensuite le petit sentier qui menait au Boulevard des Smials, situé sur la Colline de Bree, et où se trouvait la majeure partie de la communauté hobbite de Bree, qui avait une fâcheuse tendance à mépriser les Hommes de Bree (dans leur dos, bien sûr). Cependant l'entente entre les deux races survivait tant bien que mal, les Hobbits étant trop faibles pour tuer des Hommes, les Hommes trop honteux de tuer des bestioles plus petites qu'elles*. Cependant, Humbert était songeur. Il se demandait qui était ce Lord Hauffzerings, et que signifiaient les trois lettres...Elles n'avaient rien de bien spectaculaire, et ne relataient, dans un style assez médiocre, trois aventures d'un Homme dans le Bois de Chet, où il faisait des rencontres étranges...Solpleurheur avait stoppé la lecture au bout de dix lignes pour chaque lettre, le style en étant médiocre à outrance. Cependant, le Lord inconnu semblait apprécier ce style, et le Hobbit lui parlait d'un ton assez familier dans ses missives. Il s'agirait désormais de découvrir quelle était l'identité de ce Hobbit, qui n'avait pas signé ses lettres. En comparant des écritures, on arriverait peut- être à l'identifier...Cependant, ce serait fastidieux de vouloir visiter autant de smials. A ce moment- là, Vertebourdaine fit part d'un trait de génie, et le lendemain des affiches étaient placardées dans tout Bree :

RECHERCHE Le possesseur de cette écriture a disparu récemment. La connaissez- vous ? Si oui, prière de s'adresser à A. Vertebourdaine, 8 rue extérieure5 rue du Colonel Mütharde. Récompense assurée.

Suivait un copie d'une des lettres.

Et commença une longue attente pour Vertebourdaine et Solpleurheur, qui dura environ...allez, dix minutes. Le 5, rue du Colonel Mütharde fut ensuite envahi par des dizaines de calligraphes amateurs, de faussaires ratés, de contrefaiseurs adroits, et même d'un faux- monnayeur bigleux. Cependant, aucun n'avait de véritable preuve, et tous furent rejetés les uns après les autres, sans trop rechigner, excepté le faux- monnayeur, que l'on dut calmer d'un coup de poing dans les lunettes.

Soudain, alors qu'Adhémar et Humbert commençaient à désespérer, se présenta un stéréotype parfait du "riche propriétaire de campagne" : monocle, air hautain, visage long comme un jour sans pain, habits visiblement non originaires de Bree**. Il se présenta comme le Lord Haufzerrings, d'Archet.

*Vous savez, le même (court) instant de ressentiment qu'on a avant d'écraser un cancrelat. **La mode de Bree étant alors la chemise grise, le pantalon marron et un maximum de crasse.[sws_divider_bar1 barsize="500"] [/sws_divider_bar1]

Bree, le 22 octobre à 17h30

La carte de visite que regardaient Humbert et Adhémar était sans ambiguïtés là- dessus, la personne qu'ils avaient en face d'eux avait de fortes chances d'être le Lord Haufzerrings, à moins qu'il ne soit un pickpocket spécialisé dans la carte de visite. - Eh bien, mon Lord, que pouvez- vous nous apprendre sur le rédacteur de cette lettre ? - Il s'appelle...il s'appellera...il s'appelait Albéric Keurdarticho. Il habitait à Archet, pas très loin du vieux castel Haufzerrings. Je l'avais croisé ici, lors du Marché aux Bouquins*, alors qu'il tentait de refourguer son livre, "Les Trolls attaquent Combe !"...une espèce de livre d'épouvante, mais tellement mal écrit que c'en devenait presque comique. Je m'étais arrêté devant son stand par hasard, et il m'a bassiné pendant deux heures sur son soi- disant "chef- d'oeuvre de la littérature du Troisième Age". Et le pire, c'est qu'il a cru que j'aimais ! Il m'a envoyé des lettres pendant six mois, me disant que seul un amateur éclairé comme moi pouvait apprécier ses oeuvres. Tu parles ! Au moins, ça me fournissait de quoi allumer la cheminée...A ce qu'il paraît, il est mort, donc...ce ne sera pas une perte pour la littérature, remarquez ! s'esclaffa- t- il. - Comment savez- vous qu'il est mort ? demandèrent Solpleurheur et Vertebourdaine en choeur. - C'est dans le journal de ce matin, le Canard du Pays de Bree, voyons ! Vous ne le lisez pas ? Je l'ai acheté en venant ici, dit le Lord, donnant aux deux enquêteurs interloqués un journal. Sur la une se lisait :

Meutre atroce hier soir à Bree ! La victime n'avait aucune chance Mais que fait la police ?

Humbert pensa aussitôt à aller voir l'éditeur du Canard du Pays de Bree, histoire de voir d'où il tirait ses sources. Adhémar pensa aussitôt qu'il devait penser à acheter du rôti de porc pour le dîner du soir. Le Lord pensa aussitôt aux lettres de Keurdarticho. Mine de rien, elles allaient lui manquer...enfin, surtout à sa cheminée.

* Du 14 au 25 mars, sur la Place des Ages[sws_divider_bar1 barsize="500"] [/sws_divider_bar1]

Bree, le 23 octobre à 9h28

La rédaction du Canard du pays de Bree se trouvait non loin de la nouvelle demeure de Vertbourdaine, ainsi les deux compères n'eurent que peu de chemin à parcourir avant d'arriver devant une porte surmontée de lettres peintes il y a de nombreuses années et devenues presque illisibles; on distainguait encore "Le C.nard du P... de Br.e", le reste ayant été emporté par la pluie, le vent, le gel, ainsi que par un Troll de passage qui s'était vu qualifier de "bourrin sans cervelle". Par malheur, ce troll était au dessus de la moyenne d'intelligence trollesque* ; le directeur du journal s'était vu traverser la vitre de son bureau du troisième étage ; le Troll s'attaqua ensuite aux murs, qu'il eut le temps d'érafler avant que la Police lui demande d'évacuer les lieux "s'il- vous- plaît- on- recommencera- plus". De fait, la façade s'ornait encore d'un massif trou, encore non rebouché, les ventes du canard étant en chute libre. Le directeur du moment, Boniface Deucourje, ayant pour devise : Plus c'est crapoteux, plus ça vend ! Et de fait, le journal devenait de plus en plus crapoteux, et les ventes croissaient...dans le négatif.

En entrant dans le bâtiment...non. La bâtisse ? La masure ? La ruine ? Oui, c'est pas mal. Donc, en entrant dans la ruine, ils ressentirent tout de suite une impression de vide. Lorsqu'on rentre dans la rédaction d'un journal, on s'attend à voir du monde affairé de- ci de- là, courant à gauche et à droite ; une certaine frénésie, en quelque sorte. Cependant, les pièces accumulaient une bonne couche de neige (conséquence logique du trou dans le mur) et de poussière. La grisaille avait tout recouvert, et rien ne semblait vivant dans cette ruine. Ils montèrent un escalier qui ne s'écroula pas sous leur poids (Manwë devait être d'humeur amène ce jour- là), et atteignirent la porte du bureau de la direction, d'où sortaient deux voix. L'une, fluette, appartenait sans doute à un Hobbit et tentait de convaincre la grosse voix de soprano de lui payer ses informations. Humbert et Adhémar se concertèrent un instant pour adopter la conduite à suivre. Ils décidèrent finalement de défoncer la porte d'un coup de pied, puis d'arrêter la voix de soprano et la voix fluette pour les interroger. Alors qu'ils se préparaient à démolir la porte d'un coup de pied bien placé, un courant d'air qui passait par là la fit vaciller, puis s'écrouler dans un bruit de verre brisé. Ils étaient désormais face à un Nain assis derrière un bureau, et à un Hobbit debout devant lui. Le Nain avait sorti sa hache par réflexe, le Hobbit se préparait à sauter par la fenêtre si ça commençait à mal tourner. Humbert dégaina une dague rouillée et Adhémar son couteau. Ils étaient prêts à se battre.

* Pensez, il avait eu le Prix Nob- el de littérature, catégorie Troll (trois mots alignés dans une phrase cohérente, du jamais vu) ![sws_divider_bar1 barsize="500"] [/sws_divider_bar1]

Bree, le 23 octobre à 10h

Le silence s'était doucement installé dans la pièce, comme un lacrymogène dans les poumons d'un soixante- huitard. Humbert fut soudain pris d'une quinte de toux, et le Hobbit inconnu se jeta par la fenêtre, croyant à une attaque secrète, bien que ce genre de choses soient plus le fait de Poquémons. Humbert suivit le Hobbit, désirant à tout prix connaître la source de ses informations. Ne restaient plus donc en lice que le Nain, armé de sa hache, et Adhémar, armé de son couteau.

Le Nain fit lentement le tour de son bureau, une lueur étrange dans les yeux*. Adhémar ne cilla pas. Il fit un pas en direction du Hobbit. Puis un autre. Puis un autre.

Pendant ce temps, dans un coin perdu loin dans l'Est de la Terre du Milieu, un mage cinglé brûlait une carcasse de crocodile à plumes afin d'invoquer les pouvoirs de Gaunthrän, dieu du Pot Absolu, de la Veine Incroyable, bref, de la Chance. Le Dieu en question répondit avec un éclair de chance en direction du mage, histoire de n'être plus enfumé par l'odeur de cette offrande. Par malheur - si j'ose dire - Gaunthrän visait très mal.

Puis encore un pas. Puis le plancher vermoulu usé par des années de non- entretien absolu s'effondra, et le Nain fit une chute assez impressionante, heureusement amortie par un tas de sable, qui aurait valu à qui aurait eu une caméra vidéo sous la main le prix de 1000 pièces d'or de Gag- vidéo. Adhémar descendit dans la rue, histoire de voir comment s'en tirait son adjoint.

Humbert était grand, costaud, massif, puissant. Le Hobbit était petit, chétif, malingre et faible. Heureusement pour lui, il courait vite. Il se carapata dans la rue adjacente avec une vitesse impressionante.

* La même qu'à un chat un peu avant de déchiqueter une souris, vous voyez ?[sws_divider_bar1 barsize="500"] [/sws_divider_bar1]

Bree, le 23 octobre à 18h30

- Il parlera jamais, Adhémar ! Ca fait huit heures qu'on l'interroge et il a rien lâché ! Pourtant, le directeur d'un canard comme celui- là, y devrait jacter, ne serait- ce que dans l'espoir d'un scoop ! L'a vraiment la tête plus dure qu'un caillou, ce Nain ! - Plus dure qu'un caillou, hein...On va voir ça, et disant cela, il commença à farfouiller dans un tiroir. Après quelques minutes, il lança un "Ah !" triomphant et sortit du tiroir un ouvrage relié devant bien comporter deux bons milliers de pages. - C'est quoi, ça ? s'enquit Humbert. - L'Histoire de la Terre du Milieu, relié et doré à l'or fin. Ca m'a coûté bonbon, mais je devrais rentrer dans mes frais.

Il alla rejoindre le Nain, ligoté sur son siège et barbe hermétiquement close. Vertbourdaine lui désigna le livre : - Tu vois, ça...Avant, j'en lisais quelques passages à mes prisonniers, ils répondaient assez vite. Mais j'ai trouvé mieux, et disant cela, il assena un grand coup d'Histoire de la Terre du Milieu sur la tête chauve du Nain. - Au bout d'une cinquantaine de fois, on a le cerveau dans les chaussures. Quelle est ta pointure, le Nain ?, et un autre choc se produisit.

Et effectivement, vers le quarante- huitième coup, le Nain se mit spontanément à parler. Oui, il avait payé le Hobbit pour avoir des informations. Non, il ne connaissait pas le nom du Hobbit. Oui, il savait où le Hobbit prenait ses informations : à l'Auberge du Poney Fringant. Non, il ne connaissait pas l'informateur du Hobbit. Oui, il voulait s'en aller. - Bon, je crois qu'on sait ce qu'on va faire ce soir, n'est- ce pas ?[sws_divider_bar1 barsize="500"] [/sws_divider_bar1]

Bree, le 23 octobre à 22h30

Adhémar et Humbert pénétrèrent dans l'enceinte bondée du Poney Fringant, manquant de se faire renverser par le père Poiredebeurée qui courait en haletant de- ci de- là, prenant une commande, servant un verre, encourageant les strip- teaseuses hobbites. Au moment où il repassa devant leur nez pour la troisième fois, ignorant leurs discrets mouvements de bras et beuglements divers, Humbert l'attrapa par le col et le souleva du sol dix secondes avant que son bras n'abandonne lâchement face à la gravité qui, il faut le dire, n'est guère aimable avec les tenanciers d'auberges de plus de deux cent kilos. Prosper s'effondra lamentablement sur le plancher, causant une secousse qui vaudrait un 3 sur l'échelle de Richter si un Noldo avait eu l'idée de l'inventer et une retombée subite de tous les bruits de l'auberge qui aurait valu un 10 décibels si ce même Noldo avait eu l'idée de quantifier le bruit. Humbert traîna Prosper sur le sol, à la recherche d'un coin tranquille dans l'auberge, histoire de discuter.

Alors qu'ils s'approchaient d'un coin sombre complètement enfumé, une voix sortie de nulle part lança : "Hep ! C'est réservé !" Humbert s'excusa et traîna Prosper vers un siège plus loin, tout en songeant "Toujours- là, ce pouilleux de Grandes- Pattes...Quand est- ce qu'il va arrêter de se shooter au Old Tobie's et enfin faire quelque chose de sa vie ?" - "Alors, Prosper, qu'est- ce que tu peux nous dire sur un Homme aux cheveux roux, grand, pâle, mal habillé ? lança Adhémar, un peu agacé de ne rien faire depuis le début du chapitre. - Ben...c'est de Will Fougeron que vous parlez, là ! Il est là, tiens, à la table 13 ! J'étais censé lui apporter du pâté de foie sur sa chapelure de patates...vous voudriez pas me laisser y aller ?

Regardant dans la direction indiquée par Prosper, Humbert et Adhémar virent effectivement un Homme aux cheveux roux, grand, pâle, mal habillé, tout le portrait de l'informateur, d'après le Hobbit - mais les cinquante coups de l'History of Middle- Earth relié à l'or fin n'avaient- ils pas troublé ses souvenirs ? Une seule façon de le savoir.[sws_divider_bar1 barsize="500"] [/sws_divider_bar1]

Bree, le 23 octobre à 23h

S'approchant de la table occupée par le pâle rouquin, Adhémar et Humbert notèrent la présence sous son coude d'un exemplaire de "Les trolls attaquent Combe !", le nanar écrit par Keurdarticho, leur victime. Utilisant sa technique habituelle, Solpleurheur attrapa Fougeron par le col et le plaqsau contre le mur, lui demandant sans ambages d'où il sortait ce bouquin. Sans se démonter, il répondit que cet auteur se trouvait être son favori, et notamment celui- ci, "Les trolls attaquent Combe !", bien que certains de ses fans ne jurent que par "Terreur dans la brume" et même, d'autres étaient assez idiots pour préférer "La chose des Galgals" ! Ceux- là ne connaissaient rien à la vrai litt...

Subitement, Fougeron cessa son analyse de la littérature comparée d'un des auteurs représentatifs du pays de Bree, le couteau d'Adhémar ayant eu une brusque envie de sortir prendre l'air. - Par les crocs de Draugluin, qu'est- ce que vous me voulez ? - Tu sais ce qui est arrivé à ce &@#%§ de Keurdarticho ? - Bien sûr, c'est dans le dernier Canard du Pays de Bree. Quel drame, n'est- ce pas ? Une vraie perte pour la litt...

Décidément, le couteau d'Adhémar n'appréciait vraiment pas le terme commençant par litt. - Tu sais comment il est mort ? - Bien sûr...c'est dans l'un de ses derniers livres parus, "Le lycanthrope de Bree"...Le héros, Gérard Blancbleuet, est poursuivi par un loup aux dimensions impressionnantes, mais personne ne le croit...et il n'arrive pas à lui échapper ! C'est ça qui est arrivé à Keurdarticho ! "Les crocs se refermèrent lentement sur la gorge du Hobbit, faisant lentement craquer ses os, et ce fut fini !" Haha hahahaha hahaha Haha hahaha ! Haha !

Fougeron s'écroula sur son siège, agité de tremblements convulsifs et bavant frénétiquement sur le cuir. Tous ces signes amenèrent Adhémar à la conclusion logique que Fougeron était devenu encore plus cinglé qu'il ne l'était au départ. Cependant, le cercle de consommateurs énervés par le traitement qu'ils avaient fait subir à Fougeron se fermait peu à peu.[sws_divider_bar1 barsize="500"] [/sws_divider_bar1]

Bree, le 24 octobre à 12h47

Humbert se réveilla soudain, le nez dans la boue, une douleur atroce dans les côtes, et aucun souvenir de la nuit passée. Alors qu'il rassemblait ses esprits et ses effets personnels éparpillés tout autour de lui, il s'avisa soudain de la présence d'Adhémar, dont les jambes dépassaient du sommet d'un tonneau de bière vide. Il tituba vers lui, encore ébloui par un Soleil prenant un malin plaisir à chauffer fortement, écroulant ainsi les espoirs qu'avait Andoche Fleurdéchan de vendre ses fourrures. Tirant violemment le Hobbit par ses membres postérieurs, Solpleurheur le sortit du tonneau et de sa torpeur. Regardant le Hobbit, il vit son oeil coloré d'un beau violet tirant sur le bleu, sa chevelure arrachée de- ci de- là, et surtout l'exemplaire du livre de Keurdarticho dans la main. Secouant le Hobbit, celui- ci reprit peu à peu ses esprits. Ils - surtout Humbert - convinrent d'un partage des tâches : l'Homme irait rendre visite à l'adresse mentionnée sur la quatrième de couverture du livre, le Hobbit se chargerait de la besogne hautement intéressante de lire ce bouquin.

Arrivant devant la ronde porte du smial Keurdarticho, Humbert toqua deux coups brefs à la porte. Lui ouvrit un Hobbit mal coiffé, encore en pyjama et ayant quelques cernes sous les yeux, qui lui ferma violemment la porte au nez, enfin...au nombril. Humbert, après un instant de réflexion, choisit ce qu'aurait fait n'importe qui à sa place. Il défonça la porte.

Adhémar regarda le livre, puis le tonneau, puis le livre, puis encore le tonneau. Son choix fut vite réglé.[sws_divider_bar1 barsize="500"] [/sws_divider_bar1]

Interlude peut- être inutile mais néanmoins instructif

Lorsque vous voyez un Hobbit, vous vous dites au premier abord : "Oh qu'il est mignon !". Bien sûr, en cela vous vous basez sur les descriptions qu'en font certains auteurs, sur les tableaux qu'en ont fait certains peintres. La réalité est toute autre. Un Hobbit est de par sa nature nettement plus près du sol qu'un Homme, et des études ont démontré que la pragmalité était inversement proportionnelle à la distance qui séparait vos yeux du sol. Prenons un exemple : Prenez un Homme, que nous appellerons Albert, car ses parents avaient une vision personnelle d'un prénom bien, et un Hobbit, que nous appellerons Mathurin, du nom de son arrière- grand- oncle par alliance du côté de sa grand- tante paternelle*. Mettons- les sur un navire voguant sur la mer calme, alors que le Soleil se couche. L'homme dira aussitôt : - Que la mer est belle ce soir, ces reflets orangés lui donnent une si belle teinte...On a bien de la chance de vivre sur Arda.

Le hobbit dira : - Hé là- haut, ducon, j'peux pas voir au- dessus de cette saleté de bastingage, alors va m'chercher un escabeau et en vitesse.

On voit donc que les Hobbits sont une race totalement dépourvue de poésie et de tact.

Qui plus est, les Hobbits ont un instinct de survie tenant du phénomène. Le moindre danger, la moindre frayeur les pousse à la fuite pure et simple, qui est une technique rôdée et élevée chez certaines familles au rang d'art**. Il a été prouvé scientifiquement que le Hobbit pouvait survivre près de trois jours en moyenne dans un environnement hostile et menaçant***.

Ainsi donc, les comportements respectifs du père Keurdarticho, dont la porte venait d'être défoncée par un mendiant crasseux et boueux ; et de Vertebourdaine, qui avait un choix à faire entre un tonneau et un livre.

*Celle qu'on a tous dans notre famille : la personne de plus de 60 ans qui a volé les gènes codant la présence de barbe à son époux et qui, par malheur, trouve obligatoire de vous l'appliquer sur la joue à chaque Noël/ anniversaire / Yule.

** Marchon et Blancon, les frères qui fondèrent la Comté, étaient eux- même en train de fuir un créancier trop pressant. *** Testé dans les Hauts des Galgals (survie = 6 jours), à Barad- dûr (survie = 4 minutes 27) et à New York (survie = 25 secondes).[sws_divider_bar1 barsize="500"] [/sws_divider_bar1]

Bree, le 24 octobre à 18h37

Logiquement, le père Keurdarticho offrit tout ce qu'il savait à Humbert, ainsi que tous les exemplaires des nanars de son écrivaillon d'ex- fils, une horloge qui retardait de douze minutes mais dont les dorures étaient encore magnifiques, un repas à peu près complet, et une reproduction de "Fornost Erain", huile sur bois de son aïeul Balfon Keurdarticho, artiste qui fit partie des contingents Hobbits envoyés lors de la grande bataille de 374*. Humbert tira de cette entrevue deux certitudes : le fils Keurdarticho sortait souvent la nuit et allait vadrouiller du côté du Bois de Chet ; de plus, il écrivait souvent au petit matin, peu après ses virées nocturnes. Humbert alla au bureau de Vertebourdaine, et trouva celui- ci plongé dans la lecture du bouquin qu'il avait récupéré, laissant échapper de temps à autres quelques rires. - Puisque t'as l'air d'apprécier, je t'amène une aubaine : l'intégrale de Keurdarticho ! - Hmm. - T'as découvert quelque chose ? - Hmm.

Humbert attrapa le livre et le jeta dans la cheminée allumée. - Hééé ! Mon bouquin ! - T'as découvert quelque chose ? - Bof...rien de bien neuf. Juste une histoire censée faire peur, mais qui m'a fait me marrer plus qu'autre chose. Ah si, un truc bizarre, la dédicace : Dédié à Claudius de Bardaneville. J'avais jamais entendu parler de ce mec- là. - Ca me dit quelque chose...y avait un Colombin de Bardane- Tilleul, à Combe, quand j'étais p'tit. Un vrai con, toujours tiré à quatre épingles. Ca devait être un parent. - Hum...je suppose qu'on ira à Combe demain, n'est- ce pas ? - Bingo, mon vieux. Et il fait quoi, ici, ce tonneau, au fait ?

* Parce que vous croyiez que les Hobbits qui y combattirent étaient des volontaires ? Arvedui, roi d'Arthedain, connaissait leur fourberie et espérait s'en servir. Malheureusement, il avait oublié leur lâcheté.[sws_divider_bar1 barsize="500"] [/sws_divider_bar1]

Combe, le 25 octobre à 9h37

- Arrête de faire cette tête, Adhémar, c'est qu'un peu de boue. - P'tet, mais j'aime pas la boue. Ca colle et ça pue. Tu veux que j'te dise ? Y a quelque chose de pourri au village de Combe. - Je vais t'apprendre quelque chose, mais c'est strictement la même boue que celle qu'il y a à Bree. - Certainement pas. La boue des villes et la boue des champs, c'est aussi différent qu'un Hobbit et un Homme. La boue des villes a une certaine classe, elle sait être discrète ; ici, elle est omniprésente. Tu veux qu'on reparle de ce mec dont la carriole était embourbée jusqu'aux essieux ? - Boh...c'était pas le pire. J'avais quatre ans quand y a eu la Grande Coulée Boueuse. Les adultes en avaient jusqu'aux aisselles, et moi, j'ai manqué me noyer plusieurs fois. Quand la boue s'est déposée, Combe était marron. - Et c'est pas tout à fait parti, on dirait...mais bon. Allons demander où habite ce Bardaneville.

Le premier paysan à qui ils demandèrent cette information s'enfuit en hurlant un son indistinct, à mi- chemin entre le couinement de hamster et le crissement de pneus sur sol mouillé. Le second se contenta de rester sur place, hébété, sans bouger. Le troisième, un Hobbit nain* eut les yeux en boules de loto et ne put que désigner vaguement le sommet de la colline de Bree, avant de tenter de creuser un trou dans la boue. Au sommet de la colline se dressait un château lugubre, même à cette distance, et passamblement sombre, même en plein jour. Si Bram Stoker avait vécu en Arda, Humbert et Adhémar auraient pu comparer cette bâtisse à celle de Vlad IV Dracul, mais comme leurs rares références littéraires se limitaient à peu de choses, seul Adhémar put comparer ce castel au château maudit, dans Une nuit sur le Mont de Bree, de Keurdarticho.

* Sisi, ça existe ![sws_divider_bar1 barsize="500"] [/sws_divider_bar1]

Combe, le 25 octobre à 14h35

Alors qu'Adhémar pestait encore contre cette saleté de boue, Humbert songeait au château là- haut sur la colline. Où trouver des informations dessus ? Tiens, pourquoi pas dans cette petite gargote, là, juste au coin ?

En entrant dans la petite estafette qui portait le doux nom de Au bon bourbier, Adhémar et Humbert s'aperçurent vite que le sol n'était ni pavé, ni dallé, ni même différent de l'extérieur. Guère plus de trois tables, dont trois bancales, et un comptoir tenant Eru sait comment. En bref, le chiffre d'affaires de l'établissement devait raser les pâquerettes, si tant est qu'il y en ait eu dans cette boue.

Humbert lança 2D+4 pour tester sa capacité "recherche de pilier de bar bavard dès qu'il boit" et réussit son test. Il s'approcha d'un Homme assis à la table du fond et, jugeant la qualité du siège, préféra rester debout.

Il dirigea habilement la conversation sur le château Bardaneville, et il apprit que ce château avait été trouvé tel quel par les fondateurs de Bree, Pauvco, Salco, Duco et Sketéco*. Ils y avaient passé une nuit, et au matin ils avaient tous disparu, et leurs lits étaient entachés de sang. A ce qu'il paraît, un chien gigantesque aurait été vu la même nuit, hurlant à la pleine lune.**

Adhémar, qui s'était subrepticement approché - autrement dit, il avait bousculé tout le monde sur son passage en beuglant des insultes - nota que cette histoire était exactement celle d'un des bouquins de Keurdarticho. Humbert proposa d'aller y faire un tour, histoire de voir. Adhémar ne put qu'aquiescer.

* Heureusement que Tolkien ne les a pas cités ! Imaginez ce que Ledoux aurait pu en faire... ** Licence terrifique, si je puis dire...mais avouez que si ça s'était passé au premier quartier, ç'eût été nettement moins flippant.[sws_divider_bar1 barsize="500"] [/sws_divider_bar1]

Castel Bardaneville, le 25 octobre à 21h27

- T'as vu ça, Humbert, c'est la pleine Lune ! Exactement comme dans le bouquin de Keurdarticho, c'est marrant, non ? - Si on veut. Bon, lâche ce bouquin et accélère un peu l'allure, sinon on va jamais être au castel avant demain. - Non, c'est trop passionnant - ouch ! un caillou. Tiens, c'est drôle, les héros ils sont deux, comme nous, c'est marrant, non ? - Si on veut...et il leur arrive quoi à tes héros ? - Il semble que le chien surgisse derrière eux, au moment où ils ne s'y attendent pas et qu'ils les déchiquette en petits bouts. - Réjouissant...bon, tu le lâches, ce bouquin ?

Ils atteignirent finalement l'imposante porte du castel, de chêne massif, et frappèrent deux coups à la porte. L'immense porte s'ouvrit lentement, dévoilant un homme bossu, borgne, borné et bolivien.* Il dit d'une voix lente et saccadée : - Mon maîtrrrre va bient- t- t- tôt vous rrrrecevoir - krz - si vous v- v- voulez b- b- bien me suiv- v- v- vre...

Ils le suiv- v- v- v, pardon, le suivirent jusque dans un grand salon meublé dans un style ancien, très ancien. Ils s'assirent dans des fauteuils grisâtres, près d'une cheminée où flamboyait un feu agréable et attendirent le maître des lieux.

Un homme grand, aux yeux noirs et à la pâleur cadavérique se dressa soudain devant eux, les faisant sursauter, enfin, surtout Humbert, Adhémar restant plongé dans son bouquin. - Bonsoir, messieurs. Je me présente : Claudius, vingt- cinquième comte de Bardaneville. Que puis- je pour vous ? - Eh bien...nous enquêtons sur le décès d'Albéric Keurdarticho, dit lentement Humbert, et nous... - Hein ? Keurdarticho est mort ? C'est impossible ? Où avez- vous trouvé son corps ? - Un négociant l'a découvert rue Grise, à Bree, il y a quatre jours de celà. Je crois savoir qu'il vous avait dédicacé un livre, je crois ? - Un ? Il me les avait tous dédicacés, évidemment ! Celui dont vous parlez est probablement le dernier paru, qu'il n'a pas eu le temps de m'offrir. Ainsi, c'est normal qu'il ne soit pas venu depuis cinq jours... - Hein ? Vous l'aviez vu la veille de sa mort ? Qu'était- il venu faire chez vous ? - Eh bien, euh...me présenter son dernier livre, évidemment ! - Mais vous venez de dire qu'il ne vous l'avait pas offert ! - Hein ? Hum...euh...je...bonsoir !

Et, disant cela, le vingt- cinquième comte de Bardaneville se carapata à toute berzingue dans les couloirs de son castel. Humbert, après cinq bonnes minutes d'étonnement mêlées d'incompréhension totale, commença à le poursuivre. Adhémar restait scotché à son fauteuil.

Le castel tout entier résonnait des échos de la course- poursuite acharnée qui s'y déroulait, et qui aurait pu durer longtemps sans l'intervention de Vertebourdaine. Celui- ci se plaça dans une encoignure de porte et tendit la jambe. Claudius de Bardaneville, passant, trébucha et s'étala sur le tapis du salon d'où il était parti.

En deux coups de cuillère à pot...bon, mettons deux et demi, trois grand maximum, le comte était solidement maintenu au sol par un Hobbit assis sur son abdomen et un couteau plaqué sur sa trachée**, bref, les conditions idéales pour un interrogatoire.

* Non, il n'était pas bobo, pourquoi ? ** Dans le jeu Bree Fighter IV, cette combinaison porterait le nom de Vertebourdain's kick.[sws_divider_bar1 barsize="500"] [/sws_divider_bar1]

Castel Bardaneville, le 25 octobre à 23h41

- Bon Eru, mais vous êtes cinglés ! lança le comte Claudius, un Hobbit sur le ventre.

Humbert était arrivé entre temps et avait approché un siège de l'ensemble Hobbit- comte. - Sûrement, mais comme on est au service de l'ordre, on appelle ça du zèle. Maintenant, dis- nous ce que tu faisais avec le Keurdarticho à la nuit tombée. - Ben...on se réunissait dans une clairière du bois de Chet avec le comte de Tisanotilleul, le duc de Vaucanson, et quelques autres, pas très loin de l'orée, et on psalmodiait un rituel que Keurdarticho avait trouvé dans un vieux bouquin qu'il avait déniché Eru sait où. On flippait sérieusement, mais aucun de nous n'aurait pu l'avouer à un autre. Keurdarticho y trouvait l'inspiration pour ses romans, et nous un peu de divertissement dans cette région morne. Toutes ces réunions se passaient bien, rien de plus que quelques frissons, mais la dernière... - Quoi ? Que s'est- il passé ? - Keurdarticho n'arrivait pas à terminer son dernier livre, Le Chien Maudit, et il s'est mit à hurler comme un fou une incantation qu'il avait dû tirer de son cerveau embrumé : Le Chien, le Chien, le Chien ! Au Pied le Thou- Thou ! Et Le Chien Est, pardon, et le Chien est venu... - La suite ! La suite ! scandèrent Humbert et Adhémar.[sws_divider_bar1 barsize="500"] [/sws_divider_bar1]

Castel Bardaneville, le 26 octobre à 0h17

- Lorsque le Chien a débarqué, il nous a pris complètement au dépourvu. Certains, surtout ceux qui l'avaient vu en face, s'enfuirent en poussant des cris de terreur, les yeux révulsés. Cependant, j'avais plongé sous un buisson pas loin, en espérant que le Chien ne viendrait pas y fourrer son nez. Les autres s'étaient éparpillés un peu partout, sauf Keurdarticho. Il avait l'air euphorique, il allait enfin finir son bouquin ! Cependant, le Clebs montrait ses crocs luisants* et hurlait à la Lune. Mais Albéric remuait toujours pas. C'est quand le Clébard a commencé à lui attaquer la jambe qu'il a réagi. Il couinait, c'est pas croyable. Il a filé à toute berzingue vers Bree, poursuivi par le Chien. Quant à moi, je suis revenu ici et je me suis enfermé pendant trois jours. - Rien remarqué d'autre ? - Eh bien...lorsque le Cabot est parti à la poursuite de Keurdarticho, j'ai cru aperçevoir une silhouette dans les fourrés, de l'autre côté de la clairière. Il ne faisait pas très clair, mais j'ai vu une espèce de monocle briller, et un visage long et pâle qui s'est enfoncé dans les buissons. - Le Lord Haufzerrings ! s'exclama Humbert. - Quequoiquiça ? s'interrogea Adhémar. - Mais relis le chapitre 6, enfin ! C'était ce riche notable qui était envahi littéralement par Keurdarticho ! Le mobile devient enfin clair : se débarrasser d'un raseur !

Adhémar fit ses plus beaux yeux de morue, puis alla relire le chapitre 6, et à la réflexion toute l'enquête**.

* Dingue que des clebs qui ignorent jusqu'à l'idée de la brosse à dents aient toujours des canines en béton, non ? ** Ca vaut aussi pour vous, les lecteurs ! Les lecteurs ? Hou hou ? Y a quelqu'un... ?[sws_divider_bar1 barsize="500"] [/sws_divider_bar1]

6, rue du Colonel Mütharde - Epilogue

Le Lord fut convoqué dès le lendemain au bureau de la rue du Colonel Mühtarde. Celui- ci se présenta innocemment pour être coffré par cinq agents de la Police Municipale accompagnés d'un Hobbit enragé. Le Lord devait avouer finalement au terme de son procès qu'en effet, les lettres du Hobbit l'avaient rendu complètement enragé ; il avait donc choisi le plus gros chien de sa meute et l'avait lancé sur la clairière où Keurdarticho lui avait dit qu'il se réunissait souvent. - Encore une affaire brillament conclue par le détective Vertebourdaine ! devait s'exclamer Adhémar, après l'emprisonnement du Lord. - Mais, répliqua Humbert, le Chien court encore ! - Et alors ?

Devant cette réponse inattaquable, Humbert renonça et continua à balayer le plancher - Adhémar l'avait engagé à temps complet comme assistant personnel. Celui- ci, satisfait, s'installa derrière son bureau. Il regarda avec intensité les dossiers empilés là par Solpleurheur, les tria une première fois par couleur, une seconde fois par taille, une troisième fois par épaisseur, et finit par tout envoyer à la corbeille.

Soudain atterit sur son bureau un dossier inédit, apporté par un jeune homme. Il regarda Adhémar dans les yeux et le supplia à genoux de résoudre cette affaire, obscure depuis tant d'années... Le détective ouvrit le dossier et trouva des hypothèses en pagaille, souvent assez peu appuyées, certaines franchement burlesques, d'autres qui seraient "presque plausibles" d'après le jeune homme, qui expliqua certains points pointus au détective.

- Hmmm, se dit- il. Le cas de ce Tom Bombatruc me paraît intéressant...voilà de quoi m'occuper !

Meneldur, Janvier 2004.[sws_divider_top]



Il n'a jamais pu lire ce livre. Sans doute parce qu'il savait déjà qu'il n'y a pas de retour possible... Ni pour celui qui part, ni pour ceux qui restent. Il n'y a qu'un éternel adieu à un monde sans cesse changeant. Il n'empêche que je me demande toujours pourquoi je l'ai croisé, quelle quête était la sienne... Nombreuses elles sont, les âmes en peine qui errent... attendant quelle rédemption ?

Dédicace et avertissement

A mon frère J.N., en testament, puisque je vais mourir bientôt.

« Je voulais simplement te dire Tout ce que j’ai pu écrire Je l’ai puisé à l’encre de tes yeux… »

Avertissement Toute ressemblance avec des personnes, des lieux ou des événements ayant existé est pure coïncidence. En particulier, le personnage de Xavier est sorti tout droit de mon imagination. Le concept d’allégorie ne peut correspondre à cette histoire, et en toute modestie l’auteur se revendiquera plutôt du concept d’ « applicabilité ». Si des émotions, des rencontres, des événements ont pu inspirer certains traits de caractères des personnages ou certains rebondissements de l’histoire, ce n’est que dans le souci de lui apporter un réalisme plus poignant. Quant au fond de l’histoire, quant à la trame même, tout cela ne peut être qu’inventé. Cette histoire est sans morale, sans leçon, sans accroche sur le réel. Elle ne se déroule même pas dans un pays existant, mais dans ce pays de Nulle Part Ailleurs que seuls ceux qui veulent rêver peuvent atteindre.

Je suis actuellement devant mon ordinateur, en train de taper ces mots. J’écoute une radio camerounaise, un reportage sur le paludisme. Mais je ne l’écoute qu’à moitié. Ce n’est pas mon présentateur préféré qui passe à l’antenne. La chaîne qui déchaîne va me faire entendre l’Amérique maintenant… Vaste foutaise. Qu’est ce que l’Amérique ? Qu’est ce que l’Europe ? Qu’est ce que l’Afrique même, si ce n’est le continent où je me trouve actuellement et que je m’apprête à quitter ? Quitter… Partir. Partir c’est mourir un peu. Mais n’est ce pas ceux qui restent qui meurent pour nous ? Nous mourrons tous les uns aux autres à chaque séparation : ce n’est qu’une question de point de vue.

Pourquoi cette histoire alors ? Pourquoi cette histoire, si elle ne s’accroche pas au réel, si au contraire c’est le réel qui s’accroche à elle comme un coquillage à son rocher ? A quoi sert elle ? Mais… à rien, chers amis, à rien du tout… Mais peut-être rappellera t-elle à chacun d’entre vous un au revoir oublié dans un coin de votre cœur… Un au revoir douloureux à force de refuser de se considérer comme ce qu’il est vraiment :

Un adieu.[sws_divider_bar1 barsize="500"] [/sws_divider_bar1]

Geist

Première partie : « …qu’il nous appartient de déchiffrer. »

Je feuillette à nouveau le petit livre noir. Mon doigt passe sur le dragon rouge qui orne la couverture. The Hobbit. Je voulais lui offrir. Il n'a jamais pu lire ce livre. Sans doute parce qu'il savait déjà qu'il n'y a pas de retour possible... « There and back again » : quelle douce utopie ! Pas de retour possible, ni pour celui qui part, ni pour ceux qui restent. Il n'y a qu'un éternel adieu à un monde sans cesse changeant. Il n'empêche que je me demande toujours pourquoi je l'ai croisé, quelle quête était la sienne... Nombreuses elles sont, les âmes en peine qui errent... attendant quelle rédemption ? Je me demande souvent ou il est. Ce qu’il fait. S’il pense encore à moi. S’il a trouvé le bonheur. Je pense souvent à lui. Aussi, c’est lui qui me l’a demandé, n’est ce pas ? Tous les jours je prie pour lui. Et bien qu’il ne me l’ait jamais demandé, je prie pour qu’on se revoie un jour. Mais je ne me demande pas s’il est mort ou vivant. Non. Cela je ne me le demande pas.

Il est apparu dans ma vie de la manière la plus étrange qu’il soit. J’avais vingt ans, et après une prépa en France j’avais intégré une école de journalisme dans mon pays d’origine. Par hasard pourrait-on dire : j’avais reçu une bourse, passé des concours, réussi l’Ecole de Journalisme à Pairs. Deux ans plus tôt, ce qui me restait de famille avait disparu dans un accident d’avion. A Pairs, je ne connaissais plus personne. Même mes études ne m’intéressaient pas. Jamais je n’aurais osé le dire, tellement de gens enviaient ma place à l’EJP. Mais faire des études quand on est seul, quand on a l’impression qu’on le sera toujours et quand on ne sait pas comment cela pourrait changer, ce n’est pas chose facile. Surtout quand on manque cruellement de confiance en soi… J’étais fatiguée de vivre, fatiguée de continuer et je m’apprêtais à abandonner deux mois après mon retour dans cette ville qui était encore mienne deux ans plus tôt. J’étais logée à cette époque dans une résidence universitaire un peu sale, un peu vieille, une suite de cubes gris plantés au milieu de pelouses jonchées de canettes, journaux, sac plastiques. La soirée était très belle, le crépuscule n’en finissait pas. Mais quand le moral ne suit pas, les belles soirées aggravent les choses...Je m’étais promenée sans but tout l’après midi, je rentrais, et pour se faire je traversais le pont qui survolait les voies ferrées de la gare marchandise toute proche. Je me suis accoudée à la barrière. En dessous, deux wagons détachés couverts de tags attendaient qu’une locomotive d’un autre âge les emmène dans un autre monde. Les rails courraient loin vers l’Ouest...Et je sentie qu’il m’aurait été facile de me laisser glisser, au passage du prochain train...mais je ne m’en sentais pas le courage. Ce soir je n’étais pas la seule. Je ne l’avais pas vu au départ. Il était assis contre la barrière, recroquevillé, la tête sur ses genoux. Un clochard, peut-être. La nuit avait fini de venir. Je me détournai du spectacle des rails et je continuai ma route. - Aidez moi, s’il vous plait. La voix avait surgi de l’ombre. J’avais presque oublié sa présence. - Aidez moi... Une bonne âme aurait sorti son porte monnaie. Un autre aurait pressé le pas. Personne n’aurait fait précisément ce que je fis : je m’arrêtai. - ...s’il vous plait. - Quelque chose ne va pas ? - Je sais pas ou dormir. Je ne peux pas rentrer chez moi. J’ai pas de toit… vous comprenez ? Je suis à la rue… - Vous pouvez aller chez vos parents… Ils n’habitent pas par ici ? - Non…je suis seul ici… je les ai tous laissé…vous ne comprenez pas ? Ils ne savent même pas que je suis là… - Non, je ne comprend pas...Vous êtes majeur ? - J’ai vingt six ans... - Vous êtes étudiant ? - Non... J’ai passé ma maîtrise voilà trois ans là bas, mais j’ai rien fait depuis...Vous, vous êtes étudiante ? - Ben...oui... - Vous pouvez m’aider ?

Je ne me souviens pas de la suite, encore aujourd'hui. J’ai beau fouiller ma mémoire, il ne me reste qu’un grand trou noir... La lueur d’un lampadaire... des trottoirs scintillants... quelqu'un qui marchait à côté de moi... je me rappelle vaguement l’escalier de mon immeuble. Ce n’est que lorsque j’eus refermé la porte que je me rendis compte que j’avais ramené ce jeune mendiant chez moi. Je me suis retournée vers la chambre et avec un choc j’ai vu assis, là, sur la chaise du bureau, ce jeune homme africain bien mis de sa personne. Il devait être en effet un peu plus âgé que moi. Et il ne ressemblait pas du tout à ces jeunes racailles vivant de petits trafics minables comme on en voit tant aujourd'hui dans les rues de Pairs. Ses vêtements étaient ceux d’un jeune homme éduqué, peut-être étudiant envoyé au pays par une famille aisée, ou bien jeune diplômé venu en Europe suite à une embauche : cheveux coupés courts, chemise sombre au quadrillage clair, jean bleu très foncé retombant avec élégance sur ses mocassins. Rien de bien original à l’époque : c’était tout à fait à la mode chez certains jeunes de ce pays, ceux qui volaient de rallyes en bar fashion et étudiaient à la Catho ou dans quelques grands lycées privés. Il avait cette sorte de classe dans son maintien qui dénotait une grande éducation ou quelque noblesse naturelle. L’ombre du papa ministre ou ambassadeur s’effaça au profit de l’image d’une grande famille aristocratique ayant survécu aux aléas de l’histoire. Mais ce qui me surpris, ce qui m’effraya, ce fut son regard. Ce n’était pas la dernière fois que j’en ferais l’expérience : il ne regardait jamais que droit devant lui. Ses yeux étaient tellement fixes que je crus pendant un instant qu’il était aveugle. Nous sommes restés plusieurs minutes l’un en face de l’autre, moi trop surprise pour émettre un son, et lui ne portant aucune expression sur son visage sombre. Le silence devenait pesant. - Comment tu t’appelles ? Il redressa la tête pour diriger son regard sur moi, toujours sans expression. - Xavier Geister. Le nom ne sonnait pas africain pour deux sous, ce qui longtemps m’incita à ne pas gober un traître mot de son histoire. - Et tu…tu as de la famille, des amis ? Des gens qui peuvent t’aider ? Qu’on peut appeler ? - Personne. Je vous l’ai dit, mes parents ne sont pas là. Ils ne m’aideront pas. Je suis majeur. Son regard s’était à nouveau porté sur le lino. - Ce n’est pas une raison, murmurais-je entre mes dents. Mais chose curieuse, il ne me vint pas à l’idée de mettre en doute sa parole.

Daniel était le plus jeune prof d’université à Pairs. Les rumeurs sur son âge étaient plus que saugrenues : certains prétendaient même qu’il avait à peine vingt ans. Pour ma part, je lui en donnait vingt cinq. Tous s’accordaient pour dire qu’il n’en avait pas plus de trente. Journaliste dans la presse écrite, il enseignait seulement depuis deux mois : il avait pour cela démissionné de Fenêtre, LE grand journal de droite du pays. Je vous donne un bref aperçu de sa carrière pour ne plus avoir à revenir dessus : son bac en poche à seize ans et demi, il s’était présenté à l’oral d’entrée d’une grande école en France, science po ou quelque chose comme ça, et en était sorti vivant trois ans plus tard. Il n’avait pas encore vingt ans quand il avait pris son premier poste. Il habitait à deux pas de chez moi et nous nous retrouvions souvent à attendre le même métro à la station. Ce qui arriva précisément le lendemain de cette aventure, et je ne me gênais pas pour lui demander conseil. - Mais vous êtes barjot, Sandra ! Il est ou ce mec maintenant ? - Et bien... toujours chez moi... - Enfin, ça ne tourne pas rond chez vous ? Vous auriez pu tomber sur un pervers ! On n’invite pas n’importe qui comme ça, chez soi ! - Mais... il avait faim... il savait pas ou dormir, ses parents ont quitté la ville... - Si vous commencez à héberger tous les SDF de la ville, vous n’êtes pas sorties de l’auberge ! Enfin c’est peut-être ce que vous voulez : tenir une auberge gratuite pour sans papiers et adolescents fugueurs. Les flics repasseront. Et vous roulez probablement sur l’or pour le distribuer si largement ? - N’exagérons rien... - Enfin... vous avez réfléchi ? - Non, mais ce qui est fait est fait. Selon vous, maintenant, je dois le remettre à la rue ou au commissariat ? - Ça ! Vous m’en demandez des choses ! Il vous a donné une adresse, ce garçon ? Un numéro de téléphone ? - Non, rien. Son nom, c’est tout. - Son nom ! C’est déjà quelque chose ! On peut lancer une recherche... Je vais contacter des amis dans la police... C’est quoi, son nom ? - Geister. Xavier Geister. - C’est un début. Maintenant, il ne peut pas rester chez vous. Il a des amis qui peuvent le loger ? - S’il avait des amis, il n’aurait pas été à la rue hier soir, non ? - Et vous lui avez demandé s’il avait ses papiers ? Daniel me regarda d’un air mi curieux mi inquiet, qui eut le don de m’énerver plus encore contre lui. Tout le monde savait qu’il était de droite, mais sa réaction me semblait exagérément égoïste. - Quand finissez vous les cours, ce soir ? - Quinze heures. - Vous avez mon adresse ? Non, je suppose... Ne cherchez pas, je vais vous noter ça. Je vous attend avec lui dans l’après midi. Le métro s’est arrêté et nous en sommes descendus à ce stade de la conversation. Je l’appelle Daniel depuis le début, mais je dois dire qu’à l’époque il ne s’appelait Daniel que par plaisanterie de notre part. Sur les papiers officiels, et pour les étudiants soucieux de l’autorité morale que représentait un prof aussi jeune soit-il, c’était monsieur Bristois. Je rajoute le monsieur par principe, naturellement. La première fois que je suis entrée chez lui, donc cet après midi là, j’ai eu un choc dès l’ouverture de la porte. Le sol de son appartement était jonché de papiers. Je suis bien en peine encore aujourd’hui de décrire la nature du sol : plancher, moquette, lino...Il paraissait s’être soucié de notre venue comme de la production laitière en l’an de grâce 1976. Sinon, il aurait pu mettre un peu d’ordre, pensais-je. Ou peut-être l’avait-il fait. Il nous fit accéder tant bien que mal à un divan dans son séjour, ou l’on devinait un tapis immergé sous un fatras de magazines. La conversation qu’il eut alors avec Xavier Geister fut plus sérieuse que les quelques phrases échangées hier soir, mais au final il ne parvint pas à lui soutirer beaucoup plus de renseignements que moi. Je louchai vers une revue de cinéma mais songeais qu’il fallait faire bonne impression face au prof tout puissant. Les rumeurs qui couraient sur Daniel incitaient de fait presque au fayotage. C’était à l’époque un type brillant, jeune prodige de la presse écrite, bien introduit dans des milieux aussi variés que la politique, le cinéma (c’était un proche ami du réalisateur Henri Riveaudo, et le frère de Jean Luc Bristois, un acteur disparu il y a quelques années dans un accident de voiture), ou encore le sport (il avait commencé sa carrière par une suite de reportage pour « l’heure rallye », dont plusieurs exemplaires reposaient à nos pieds). Bref, c’était le type qui avait le vent en poupe.

J’en étais là de mes réflexions quand j’entendis le prof s’énerver : - Mais enfin, qu’est ce que ça peut te faire, si on appelle les services sociaux ? Tu peux au moins avoir droit au MAV ! (Minimum d’allocation vie). Tu as déjà exercé un emploi ? Si c’est le cas on peut même te fournir une alloc - chômage ! Dis, tu réponds ? - J’ai pas de papiers… Et puis, mes parents avaient du fric... - Eh ben retourne chez eux ! - J’peux pas ... - Alors t’es majeur ! Va voir ces putains d’associations d’aides aux immigrés sans papiers, cherche un boulot, inscris-toi à la Fac, on te décrochera une bourse, un logement universitaire... Regarde Sandra, comment elle fait ? Elle a plus de parents, plus de famille, elle est arrivée il y a deux mois elle ne connaissait personne ici ...eh bien elle s’en sort ! - Mais je peux pas... Daniel émit un bruit qui tenait à la fois du soupir et du rugissement, ce qui était en soi fort intéressant, mais qui sembla traumatiser au plus au point le jeune Xavier, lequel se mit à trembler de tous ses membres. On le sentait sur le point de pleurer, et c’était la meilleure façon de radoucir le professeur. Il demanda d’un ton plus calme. - Arrêtes de regarder mes genoux comme ça. Je sais que mon jean et de la dernière mode, mais ce n’est pas une raison. Xavier redressa lentement la tête, et son regard immobile vint se planter dans les yeux du prof. - Bien. Je prends les choses en main. Vous pouvez disposer, mademoiselle... Je me levai automatiquement. Le prof fit signe au pauvre Xavier de ne pas bouger et m’accompagna vers la sortie. J’enjambai à nouveau les paperasses, atteignais la porte, et fis quelques pas plus aisés sur le panier ou Bristois me rattrapa. - Vous avez réussi à avoir des renseignements sur lui ? - J’ai cherché dans les archives d’un quotidien pour lequel j’écris de temps à autre et qui possède illicitement d’ailleurs (il se permit un léger sourire que je n’élucidai pas) les listes d’inscriptions électorales. J’ai bien trouvé un Xavier Geister, résidant au 112 rue des Pertes, né en 1955... - Ca ne peut pas être lui. - D’autant qu’il est mort en 1974, et qu’il était français. - Pas de famille ? - Si, des parents, rayés également des listes électorales. Pas de frères ni de soeurs, d’oncles, de tantes, de cousins éloignés... - Bref, un simple homonyme. - En résumé, oui. Enfin, ce ne sont pas des renseignements très complets. Je chercherai encore. D’autant qu’il ne m’a peut-être pas tout dit... - Peut-être ! Vous plaisantez ? - Disons sûrement. On se voit après-demain, je tacherai d’en savoir plus, et je vous donnerai des nouvelles quoi qu’il en soit. - Merci... A jeudi donc. - A jeudi... et... ne vous reprochez pas trop de me l’avoir amené... j’aboies souvent mais je ne mors jamais ! Je ne pus cependant m’empêcher de plaindre Xavier Geister quand la porte se referma. « A nous deux » , devait penser Bristois au même instant.

Je suis fatiguée d’avance à l’idée de rapporter l’histoire que Xavier finit par nous faire avaler. Un truc incroyable incluant une amie française, un chagrin d’amour, un visa de tourisme faute d’argent pour obtenir le visa d’étude, une crise d’adolescence difficile et une fugue irréversible. Sans doute y avait-il du vrai dans son baratin incroyable. Ainsi il semblait bien avoir laissé toute sa famille dans son Cameroun natal, et dans tous les cas il se retrouvait seul, sans logis, sans amis. Daniel avait pris très à coeur cette affaire, au moins autant que moi. Après avoir contacté nombre d’assistants sociaux, psychologues et tutti quanti, il s’était refusé à laisser Xavier vivre sa vie comme il l’entendait, sous le prétexte que son cas était louche et qu’il était fragile psychologiquement. En fait, lui aussi était fasciné par le garçon.

Je ne vous l’ai toujours pas décrit, pardonnez cet oubli. Xavier était donc un africain de belle taille, costaud, le corps bien balancé comme souvent chez cette race dotée par la nature. N’aurait été l’immobilité de ses yeux, son visage était extrêmement changeant. D’un noir d’ébène, il s’éclairait au moindre sourire, sourire dévoilant un écartement des dents digne du franco-camerounais Yannick Noah ; son visage prenait alors une forme étrangement triangulaire, ses pommettes saillaient et ses joues se creusaient plus encore et la chaleur d’Afrique tombait sur nos cœurs. Quand il se plongeait dans ses pensées au contraire, il devenait si noir qu’il semblait disparaître à nos yeux, comme s’enterrant dans une dimension d’où la lumière, les couleurs et la vie étaient absentes. Il avait alors l’air d’être l’homme le plus malheureux du monde. Et quand il réfléchissait, levant les sourcils et serrant les lèvres, les rides de son front lui donnaient à la fois dix ans de plus et un air comique du plus bel effet. Moi qui n’avais jamais été attirée par les Noirs, je ne pouvais m’empêcher de le trouver irrésistible !

On avait logé Xavier dans la même résidence universitaire que moi, et il devait préparer un doctorat en communication, rejoignant ainsi nombre d’étudiants qui étaient passés par la même école que moi. Arrivé avec un mois de retard sur le semestre, il lui avait fallu s’y mettre d’arrache pied, et j’avais souvent croisé Daniel dans mon immeuble, alors qu’il allait porter ses conseils à son protégé, en quête de la thèse qui marquerait l’histoire intersidérale. Je n’ai pas bien suivi cette période. En fait, pendant quelques semaines je voyais de loin Xavier sans me décider à prendre vraiment de ses nouvelles.

J’avais d’autres soucis à l’esprit.[sws_divider_bar1 barsize="500"] [/sws_divider_bar1]

Krankheit

J’ai reçu une lettre vers la mi novembre qui était signée Michel Saintnom. Michel vit avec le cancer depuis l’âge de treize ans. On lui a décelé une tumeur très mal placée, et il n’a jamais été opérable. Mais son état s’étant très rapidement stabilisé, il avait continué sa vie aussi normalement que faire se peut. Tout en sachant qu’un jour il lui faudrait affronter la maladie.

Cela faisait deux ans que je n’avais pas de ses nouvelles. Quand nous nous étions quittés, le bac en poche, il allait bien. Ses parents pouvaient être fier de lui : d’origine modeste, ils avaient su déceler chez cet enfant un appétit hors du commun pour la lecture, et pour lui assurer les meilleurs conditions d’études, ils l’avaient placé dans le même lycée privé que moi. Michel ne m’avait avoué sa maladie qu’il y a un peu plus de trois ans. Mais j’étais partie étudier en France, puis mes parents s’en étaient allés rejoindre mon frère là haut, et comme toujours les amis de lycée avaient disparu dans les méandres du souvenir. Bien sur, j’avais souvent repensé à Michel, à ses terribles aveux, mais... Et puis cette lettre est arrivée, et j’aurais préféré ne jamais avoir à la lire.

Elle commençait de façon bien banale : chère Sandra, comment vas-tu, que deviens-tu, ça fait bien longtemps etc. « Pour ma part j’ai entamé un double cursus lettres philo à la fac, et ça ne marchait pas trop mal, mais je n’ai pas pu reprendre les cours cette année... »

A la lecture de ces mots maudits tout le passé est revenu. Le passé avec lui. Le camp Saint George. Les chansons que nous écoutions avec sa soeur... La politique... Les révoltes de la troisième. Et cette lettre, cette lettre que j’avais trouvée dans ma poche en sortant du cimetière Bételgeuse... cette lettre ou il avait écrit ce qu’il n’osait dire de vive voix de peur d’appeler le destin sur lui... Je savais qu’il me fallait lui rendre visite. Je me suis décidée assez rapidement, et j’ai cherché sur le plan l’hôpital ou il vivait maintenant. Si on peut parler de vie... Je sortais juste, j’étais sous le porche de la résidence en train de taper le code pour ouvrir la grille quand Xav m’a abordé. Il m’a gratifié d’un « salut, c’est comment ?», puis m’a demandé ou j’allais... Et parce que j’avais si peur de ce que j’allais voir, je lui ai demandé de m’accompagner. - Si tu n’as rien d’autre à faire bien entendu... - Rien d’autre à faire ! Après tout, tu m’as sorti du trou, ce n’est que justice que je te rende service. - Oui, au fait, tu t’en sors ? - Très bien. Daniel est un prof formidable. Je déborde d’idée. - Daniel ? Tu l’appelles par son petit nom maintenant ? - Oh, arrête, il n’est pas beaucoup plus vieux que moi... - Tu sais quel âge il a ? - Pas précisément, mais il ne doit pas avoir beaucoup plus de 27 ou 28 ans, non ? Pourquoi ? - Rien... c’est un de nos sujets de discussion favori, à l’EJP. - Passionnant... - Oh, ça va ! - Je lui demanderais son âge, si ça peut te faire plaisir.

Plus pâle, affaibli par le traitement, Michel n’avait pourtant pas beaucoup changé depuis le bac, mis à part qu’il portait à présent des lunettes. Nous le dérangions dans son occupation favorite : il lisait avec un intérêt stupéfiant un volume de taille considérable que je ne reconnue pas au premier abord. Nous sommes restés quelques instants près de son lit à l’observer (je vous épargne la description) tandis qu’il se rongeait lentement un ongle de la main droite. Les murs blancs de l’hôpital m’avaient impressionnée mais c’est surtout l’odeur d’éther qui m’insupportait. J’avais en fait failli m’enfuir en courant, et je l’aurais probablement fait si Xav n’avait pas été là. Mais en voyant mon ancien camarade de classe dans sa posture préférée, dont le comportement m’était si familier, j’ai esquissé un sourire. Nous aurions aussi bien pu ne pas être là. - Je vois que tu n’as pas changé. - Heinkoi ? Il redressa le regard et en me voyant, prit une expression coupable. - Tiens, salut Sandra. J’aurais du m’y attendre... Comment ça va ? - Bien... Qu’est ce que tu lis de beau ? Son air contrit s’accentua. Il referma le bouquin et je distinguai stupéfaite le dernier volume d’Harry Potter. - Au moins t’as pas perdu ton temps en fac de lettre... Tiens, je me suis permise de venir avec un copain. Xav Geister est dans la même résidence universitaire que moi, et il prépare sa thèse de doctorat. - Condoléance. Tu t’appelles Geister... - Oui, pourquoi ? - Rien... Ils se saisirent mutuellement la main, mais je distinguai l’espace d’un instant une expression étrange sur le visage de Michel. Une expression que je l’avais déjà vue porter auparavant : c’était celle de la peur, mêlée à une fascination étonnée. Mais il se redressa un peu dans son lit et un sourire effaça le mirage. J’approchais un siège, et après une légère hésitation Xav s’assit de même. Michel retira ses lunettes et les posa près du livre. - Toi, qu’est ce que tu deviens ? Toujours fan de Daniel Anger ? J’entendis à côté de moi Xav retenir un fou rire, et Michel prit un air infiniment satisfait de lui.[sws_divider_bar1 barsize="500"] [/sws_divider_bar1]

Freund

- Bonjour madame… 28 ans ! - Quoi ? J’indiquai à Xav d’entrer dans la chambre, je refermai la porte et lui lançai à nouveau : - De quoi tu parles ? - L’âge de Daniel... tu te souviens, tu me l’avais demandé... Et bien je te le donne : il a eu 28 ans en septembre. Le trente précisément. Satisfaite ? - Ouais... merci... j’en étais sure : il pouvait quand même pas être plus jeune que ça ! - Plus sérieusement, il m’a parlé du tournage du prochain film de Riveaudo, il m’a proposé de m’emmener... Si tu veux venir, ça sera sympa ! - C’est quoi, ce film ? - Un truc qui s’appelle « la dernière escale ». C’est plus ou moins de la science fiction, un extraterrestre exilé sur Terre par les siens... mais bon, peu importe : c’est une occasion qu’on n’a pas tous les jours ! - Oui, mais attends, moi je ne suis pas invitée... - Mais si ! En fait j’ai déjà demandé à Daniel... et à propos, je suppose que tu peux cesser de l’appeler monsieur, maintenant que tu es fixée sur son âge... - Arrête ! Il reste d’abord mon prof !

J’ai vite oublié le prof durant la journée de notre visite du tournage. Daniel et Riveaudo s’entendaient comme larrons en foire, et personnellement je ne me serais pas risquée à penser la moitié des vannes que sortait Daniel au cinéaste. Henri Riveaudo est un personnage à la fois intimidant et admirable. C’est bien simple : il a du génie, et c’est ainsi que je le considère encore aujourd’hui, malgré son physique d’intello de gauche (ce qu’il n’est pas loin d’être). Daniel l’a toujours vu comme un brave type, mais un peu coincé... et s’est donc fixé comme tache dès l’origine de leur amitié de le détendre un peu. Je dois dire qu’il a obtenu un certain résultat.

Nous nous sommes retrouvés, Xav et moi, à chahuter avec Daniel comme si nous le connaissions depuis toujours. - Bien ! Messieurs Dames, il est 19 heures et la lumière ne convient plus, même à coup de projecteurs. Je vous propose le resto, et puisque demain nous sommes dimanche, pourquoi pas la boite après ? - D’accord, mais la boite africaine alors. Xavier se redresse de toute sa taille, qui est grande, et surplombe le cinéaste. - Je vais vous apprendre à danser le vrai Zouk, Monsieur. - Acceptez vous cette danse ? Minaude Daniel sous les glapissements du reste de la bande. - Mais… je vais le faire, hein ! - La boite africaine, je veux bien essayer. On a quoi ici, le Village d’Ebène, c’est ça ? Mais je vous préviens, le restaurant, c’est moi qui le choisi. - Et ce sera ? - Ah, ah ? - Il y a un breton à deux pas du Village, la Cornemuse. C’est ça ou rien… - J’aime pas les galettes. - On ne dis pas j’aime pas Sandra, et puis, tu n’auras qu’à noyer ça dans ta bolée de cidre…

Ambiance, taquineries ; aucun ange ne s’invite. Le cidre coule, chacun met la main à la poche, la facture trouve toute seule de quoi être payée. Daniel perd 5 ans d’âge, Xavier règne sur la tablée, je suis un peu grisée par la choppe qui suit les bolées. Nous sommes une huitaine à nous retrouver devant le Village d’Ebène. Quelques palmiers, sauvagement gardés par des statuettes dignes d’Hergé, nous accueillent. Les murs sont lambrissés de bambous. Une sculpture épousant la forme du Continent Noir surplombe la caisse. On paye, on entre. Xavier se met à ricaner. - Pourquoi, ça ressemble à quoi les boites dans ton pays ? - En tout cas y’a pas des palmiers en plastique ni des masques fabriqués en Chine, je paries… - Et la musique ? - Un peu de tout, camerounaise, pas mal ivoirienne, et bien sur, américaine, française un peu… sinon, techno, rock… comme ici quoi. - Bah ! Ça manque de charme… - Les affres de la mondialisation !

Je ne me rappelais plus que je n’aimais pas le whisky. Même assaisonné de coca. Il parait que ce sont les Beatles qui ont popularisé ce breuvage, grand bien leur fasse. Et puis la boite, c’est typiquement le genre d’endroit ou je m’embête. Il est vrai que je m’y enchose maintenant. Ce soir là, c’était un peu nouveau pour moi, et j’étais éblouie par les feus et les invitations. Quand Riveaudo m’a entraînée sur la piste, mince ! Ce grand cinéaste, là ? Bon, d’accord, le bikutsi c’est pas sa tasse de thé, n’empêche qu’on en a bien rit par la suite. Et puis, Daniel m’embarque à son tour. Je me sens propulsée vers des hauteurs insoupçonnées. Mais j’attends la proposition qui ne vient pas. Que fait Xav, après tout si quelqu'un doit m’apprendre les danses africaines c’est bien lui ! Non, Monsieur se satisfait à lui tout seul, perdu sur la piste. J’ai du plaisir à le regarder danser. Un plaisir qui sera sans cesse renouvelé. Il bouge seul, perdu sur la piste comme dans l’univers, seul avec la musique, les yeux fermés dans une expression extatique. Voilà que s’envolent ses problèmes innombrables, ses chagrins inexpliqués, ses angoisses déraisonnées. Voilà qu’il disparaît dans la musique, enfin en accord avec lui-même et le monde qui l’entoure. Mais où est il ? Dans quel univers accessible à son esprit seul s’est-il réfugié ? Car déjà il n’est plus parmi nous, déjà il rejoint un au-delà qui nous dépasse, une dimension que peut atteindre son âme seule, abandonnant le corps aux questions qu’il peut susciter à ceux qui le regardent danser. Où est-il ? Dans son refuge secret, là où il est bien enfin, là où résident la paix et la sécurité… Et surtout, l’immuabilité de toutes choses dans un présent éternel et lumineux, qui dégage cette douce chaleur maternelle. Là où il sera protégé des menaces de ce monde auxquelles il ne peut faire face. Là où il n’aura plus à supporter cet incommensurable poids de la vie, cette souffrance insurmontable du futur qu’il faut toujours anticiper. Mais c’est trop fort. Seuls les très jeunes enfants peuvent vivre avec ce sentiment de sécurité totale, seuls les privilégiés dans le sein de leur mère peuvent supporter la charge de tant de bonheur. Bientôt, il va s’écrouler au sol, et en pleurant de joie il prendra sa tête, sa lourde tête entre ses mains, sentant son cœur exploser et libérer du même coup dans ses veines un venin de bien être. Et c’est ce qui arrive ; le voilà effondré, les larmes coulent et il gémit dans un sanglot : « Sandra, Daniel, je vous aime tous ! Je vous aime trop ! » Non, ce n’est pas le whisky coca, j’en suis persuadée ; je commence à le connaître suffisamment bien pour savoir qu’il ne saoule pas. Jamais. En bon alcoolique…

La nuit se fait vieille, la lune doit passer à l’Ouest. Mais dans ce monde intemporel qu’est la boite, il est simplement l’heure des musiques calmes, d’ambiance, et d’ambiance chaude. - Xav ! Tu avais dit que tu inviterais Henri pour un zouk hot ! - Exact, exact… Monsieur, si vous voulez bien accepter mon invitation… Ricanements, sifflements, huées. Henri titube un peu, Xavier le sert de très près, le cinéaste tente de se dérober à une prise plus sévère que celle d’un ivrogne sur une prostituée. Au bout de quelques minutes, l’africain le laisse s’échapper sous les rires. - Vous remarquerez que nous formions quand même un beau couple mixte… - Non mais dis, tu as carrément des tendances toi ! Ca, c’est moi qui provoque, me composant une mine faussement surprise. - Des tendances ? Viens là toi, tu vas voir c’est quoi mes tendances ! (Et, à l’intention du public, m’entraînant déjà dans ce qui restera gravé dans ma mémoire comme mon premier zouk, et il faut dire que pour le garçon j’aurais pu plus mal tomber, il lâche 🙂 Mouf ! C’est elle qui l’aura cherché !

Je suis allée à la Messe du soir, le lendemain (si l’on peut appeler ça un lendemain). J’avais passé mon dimanche à dormir. A ma surprise, j’y retrouvais mon prof, pardon Daniel je voulais dire. - Tiens tu es catholique ? - Tiens tu as fini par émerger ? - Hin hin… - J’ai essayé de t’appeler aujourd’hui, ça ne passait pas. - J’avais éteint pour dormir tranquille. Pourquoi tu m’appelais ? - Pour te proposer un resto ce soir après la messe… Si tu es remise du whisky coca. - Comment ça, remise ? - Oui, je ne sais pas si tu te rappelles, mais ce matin c’est Xavier et moi qui t’avons raccompagnée au lit… faut pas boire autant quand on ne tient pas l’alcool tu sais. Oh, bonjour monsieur l’Abbé !

Plus tard, devant un steak frites du Buffalo, nous revivions la soirée de la veille. Ma première vraie boite quand même ! - Aaaaah ! Mais ça se fête alors ! Tavernier ! A boire ! Un whisky coca pour la petite fille, moi je vais prendre un jus de grenadine… Je maugrée. Il ricane. On a dans la tête la même chanson, celle sur laquelle Xav s’est effondré. Ca nous martèle le crâne. - Il est fêlé ce type, j’ai l’impression que les émotions le traverse vachement violemment. Limite autiste, quoi, ça fait flipper ! - Se laisser traverser aussi violemment par les émotions, c’est aussi un moyen de ne pas les retenir, de façon à ce qu’elles ne se transforment pas en sentiment durable… - Ouais, on est d’accord. C’est un mec adorable et on se ferait tuer pour lui, mais il est complètement immature, carrément violent et sûrement instable. - Ou peut-être que c’est juste un gars qui a beaucoup souffert. L’un n’excluant pas l’autre…[sws_divider_bar1 barsize="500"] [/sws_divider_bar1]

Zweifel

- Tu le connais depuis combien de temps, Xav Gei-ster ? - Depuis octobre, je crois... pourquoi son nom t’amuse autant ? - Mmmm pour rien... comment tu l’as rencontré ? - Je rentrais chez moi, je l’ai croisé dans la rue et il m’a dit qu’il était sans logis... sans papier… enfin tu vois le topo quoi. - Rien que ça ! Il est de quelle origine ? - Camerounaise. - Et après ? - Quoi, après ? Il a dormi chez moi et le lendemain je l’ai présenté à... Michel laissa retomber sa tête contre l’oreiller et poussa un petit sifflement. - Et ben ! On peut dire que tu n’as pas peur, toi ! Tu croise un mec dans la rue, un inconnu, et tu le ramène dormir chez toi.... - Ouais, et bien... c’est vrai que c’était assez surréaliste. Et imprudent... Mais après tout qu’est ce que ça peut te faire ? On dirait que tu ne l’aimes pas beaucoup... - Je l’aime bien... mais il est bizarre, tu ne trouves pas ? D’abord on ne sait pas trop d’ou il vient, et puis, il a cette façon curieuse de regarder les gens... On dirait que se yeux ne bougent jamais... et on dirait aussi qu’il ne voit pas vraiment ce qu’il regarde. Et puis, il n’a pas l’air très marrant. - Oh si, il peut l’être... (Je repensais à la visite du tournage une semaine plus tôt). Tiens, tu sais où j’étais dimanche dernier avec lui ? Nous sommes au coeur d’une discussion animée quand sa mère rentre. Je me lève pour la saluer, et je m’apprête à partir... - Sandra... ne t’attache pas trop à ce garçon... - Pourquoi ? T’es jaloux ? - Bien sur que non, ça ne risque pas...mais fais gaffe, c’est tout.

Je n’avais pas compris à l’époque. Mais y a t-il vraiment quelque chose à comprendre ?

Et comment ne pas s’attacher à quelqu’un qui est sans cesse fourré dans vos pattes ?[sws_divider_bar1 barsize="500"] [/sws_divider_bar1]

Unfall

Deuxième partie : "...quand les dieux sont au repos..."

Nous étions tout le temps ensemble. Nous mangions ensemble au restaurant universitaire, nous révisions ensemble pour les premiers partiels, nous parlions ensemble jusqu’à des heures impossibles… Je ne pensais pas pouvoir discuter autant avec quelqu’un de si différent ; pour moi, le lointain Cameroun s’apparentait à la planète Mars… et surtout ces temps ci, nous nous baladions en chœurs autour de chez Daniel en attendant les vacances de Noël, curieux de savoir ce qu’il faisait quand il n’avait pas de cours. On s’asseyait sur un banc dans un jardin pour les enfants juste en face de chez lui. Quelques buissons nous cachaient à sa vue s’il sortait, mais nous pouvions voir la porte s’ouvrir. Quand il sortait, nous le prenions en filature jusqu’à ce qu’il s’avère qu’il allait simplement faire des courses... Par une matinée de novembre nous l’avions suivis comme ça, puis perdu de vue très vite. Nous étions en train de regarder à droite, à gauche, nous demandant s’il n’avait pas pris le métro, auquel cas il nous aurait une fois de plus filé entre les pattes, quand nous avons entendu quelqu’un nous interpeller. La voix provenait de sous un porche. - Alors, on profite de la matinée ? Nous nous sommes retourné dans la direction du porche, devant lequel une voiture était garée. Daniel se faufila entre la carrosserie et le mur et vint se planter devant nous. - Je peux savoir où vous alliez ? Que répondre à cela ? Il me vint une idée stupide, et je ne pris pas le temps de réfléchir plus longtemps. - On allait prendre le métro... Pour rendre visite à un copain, à l’hôpital... - C’est bizarre, j’avais plutôt l’impression que vous me suiviez... Nous nous sommes répandus en protestations qu’il accepta avec le sourire. - Pourquoi est-il à l’hosto, votre copain ? - Il suit un traitement pour un cancer. - Ah ! Et... si je puis me permettre... ça marche ? Je ne lui avais jamais demandé de ses nouvelles. En général, mes visites commençaient par un « salut, comment ça va ? » suivit invariablement d’un « ça pourrait être pire, et toi ? » Et moi, ça allait toujours bien. Mais ce n’est pas de Michel que je voulais parler ici. Si j’écris ces lignes, c’est d’abord pour rendre témoignage objectivement d’une des rencontres les plus étranges que j’ai faite au cours de ma vie. Et je dois donc raconter une de ces choses bizarres qui arrivaient parfois à Xav. Nous sommes partis pour l’hôpital accompagnés de Daniel, qui n’avait pas l’air convaincu de notre histoire. Je lui parlais de Michel et des aventures qui nous étaient arrivées en classe de troisième. Très vite, nous avons commencé à rire des anecdotes que chacun avait à raconter, et nous ne faisions plus très attention à la circulation. Le feu était rouge pour les piétons ; néanmoins aucune voiture n’arrivait à première vue. Sauf qu’une moto tournait dans notre direction au croisement, et nous ne l’avions pas vue. Daniel l’a aperçue au dernier moment et m’a attrapée par la manche pour me faire reculer tandis que le motard freinait. Mais Xav était déjà engagé, et l’engin lui rentra dedans avant d’avoir eu le temps de vraiment ralentir. Sauf qu’il ne l’atteint jamais. Le motard arrêta son engin quelques mètres plus loin, et se retourna étonné vers Xav qui se tenait encore debout, trop surpris pour faire un geste, à l’endroit ou la moto avait failli le renverser. - Mince ! Y’a pas de mal j’espère ? - Ca va... Je n’ai rien. - Vous avez du bol, j’aurais juré que j’allais vous rentrer dedans ! - Non, ça va... vous m’avez juste frôlé.

Ce jour là je me retrouvai seule avec Michel aux alentours de midi. Nous lui avions bien sur raconté l’épisode de la moto, et la conversation dériva sur Xav Geister et ses bizarreries (sans quoi je ne la rapporterais pas). - On se disait avec Daniel que s’il était étrange parfois, c’est parce qu’il était un peu troublé, psychologiquement... Je veux dire par là que sachant qu’il a quitté ses parents, son pays, tout… - Tu crois vraiment à cette histoire ? - Oui. Il suffit de l’entendre en parler... - Je sais, j’en ai discuté avec lui. - Et alors, tu ne le crois pas ? - Je ne sais pas... D’un côté l’histoire est banale : le jeune ambitieux qui croit en l’eldorado européen… Prêt à partir à n’importe quel prix… De l’autre… il y a des choses qui ne collent pas. - Comme ? - Regarde comment il est habillé, la façon dont il parle, son nom de famille… et surtout, cette absence de débrouillardise… D’habitude, les immigrés vont chercher les leurs, qui les aident un peu à s’installer… Tu l’as déjà vu avec un autre africain toi depuis que tu le connais ? Et puis, un garçon intelligent comme ça… Tu ne penses pas qu’il avait les moyens de réussir chez lui ? Ou alors, c’est qu’il a fuit quelque chose dans son pays… Ou bien, c’est qu’il est venu chercher quelque chose de bien particulier ici. Ou sinon… - Sinon ? - Sinon il nous raconte des carabistouilles, comme disait ma grand-mère, et il n’a jamais été immigré. Il a jeté ses papiers pour une raison qu’on ignore, il se fait passer pour… - Non, arrête… Il n’a pas la mentalité occidentale… Et avec ce foutut accent, il ne tromperait personne ! Un court silence suivit. - Ceci dit je suis d’accord qu’il a l’air troublé psychologiquement. Après tout c’est lui qui a quitté sa famille, au départ... - Oui, au fait, il ne t’a pas dit pourquoi ? - Que dalle. - Quand l’as-tu vu seul ? Il est venu te voir ? - Oui... et pas qu’une fois ! Il est venu quasiment tous les jours, vers neuf heures... prendre de mes nouvelles... - Alors il vient plus souvent que moi ? - Mmmh mmh. - Il aurait pu au moins m’en parler. - Je lui poserai la question. - Euh... j’aimerais savoir aussi... est-ce que le traitement que tu suis a un effet ? Je regrettai la question sitôt posée. Michel ne se rembrunit pas particulièrement, pourtant. Il se mordit la lèvre inférieure et me répliqua : - Qu’est ce que ça peut te faire ? - Je ne sais pas, il me semblait que... - Que c’est le genre de question qu’on pose dans un hôpital ? - C’est le genre de question que te pose Xav ? - Oui, et bien, je ne préfère pas en parler avec toi. - Pourquoi ? - Je ne sais pas... Ce serait tellement simple qu’on continue à faire comme avant, sans que rien ne change. Tu vois, j’aimerai que personne ne me regarde jamais comme si j’étais déjà à moitié enterré. - Tu veux dire par là... - Je veux dire par là que je veux que tu me fiche la paix avec ma santé. C’est tout. On n’en parle pas, d’accord ? Si je peux en discuter avec Xav, c’est moi que ça regarde. Tu ne vas pas être jalouse ? Tu sais, ce n’est pas vraiment un privilège... - Tu t’imagine que je te regarderai comme déjà à moitié enterré si on parle de ta santé ? - Non... c’est juste que j’aimerai bien parler d’autres choses avec toi. Si ça ne te gène pas, bien sûr... Je baissais les yeux, un peu honteuse de m’être emportée face à lui qui restait toujours si calme, et tentai de reprendre un discussion plus tranquille.[sws_divider_bar1 barsize="500"] [/sws_divider_bar1]

Meinung

Durant le mois de novembre, Xav et moi avions entendu parler d’un groupe d’étudiants qui s’était donné pour président Daniel Bristois. Deux garçons qui appartenaient à mon groupe de sport à l’université en faisaient partie et restaient bien silencieux sur les occupations de cette association. « Un groupe de travail », nous avaient-ils dit. Je m’étais décidée à interroger directement Daniel, mais je ne le fis pourtant jamais. Un soir, je révisais des notes en anglais quand il frappa à ma porte. Depuis pas mal de temps je n’étais plus troublée de ses passages dans notre immeuble. - Je ne te dérange pas ? - Non... ça va. - J’ai entendu raconter que Xav et toi posiez des questions à deux garçons de mon groupe... - Euh... oui... en fait nous aurions voulu savoir... - Mmh-mmh. Tu sais, ça n’a à vrai dire rien de bien secret, à terme nous aimerions d’ailleurs faire connaître le résultat de nos expériences… Néanmoins à l’heure actuelle, je pense qu’il vaut mieux rester discret… On ne sait jamais, si quelqu’un nous piquait nos idées… - C’est une expérience ? Et… vous expérimentez quoi précisément ? Il prenait de grands airs mystérieux qui me déplaisaient fort. Je sentais qu’on me faisait marcher, ou que ça n’allait pas tarder ! Et je n’avais pas tort. - Te souviens tu de ce que j’avais dit la semaine dernière au sujet de la prise de conscience par certains hommes politiques des phénomènes socioculturels analysés auparavant comme purement sociaux ? - Oui. Enfin, à peu près. - Je vois. J’avais donné un exemple à ce sujet. - Oui, les problèmes des cités. - Mmh-mmh. J’avais expliqué comment la plupart des partis politiques avaient, pendant des années, refusés de voir en face la réalité de ce problème par crainte de faire le jeu des partis d’extrême droite. Lesquels partis, je pense en particulier au Parti des Défenseurs de la Nation, ont récupéré ce sujet, qui, comme pressenti, allait devenir un problème de société dans les années à venir. Sans pour autant proposer de solutions vraiment efficace. - Ca va, je crois bien avoir suivi ce cours ci. - Je crois sentir une réticence ? - Il me semble que dire que le PDN, puisque c’est de lui qu’on parle, ne propose aucune solution, c’est exagéré. Ca témoigne d’un rejet total du parti, et donc d’une ignorance de son programme, non ? - Ecoute, Sandra. Je sais de quoi je parle. Le PDN, j’en ai été assez proche fut un temps, quand j’avais ton âge. Et je ne suis pas de ceux qui tiennent à diaboliser Tim Porten à tout prix. Seulement j’en suis bien revenu. Lis le, le programme en question. Et demande-toi ce qui a été fait concrètement pour le réaliser. - Rien, mais c’est normal ! Pour qu’il soit réalisé, il faudrait que le PDN ait une majorité au niveau national, non ? Bon, je sais que je me fais l’avocat du diable... - Oui, je vois ça ! Mais réfléchis un peu : si Porten était élu à 80% aux prochaines élections, et s’il remportait haut la main les législatives, qu’est ce qu’il ferait ? Il fermerait toutes les frontières ? Il renverrait tous les issus de l’immigration dans leur pays d’origine ? Crois-tu vraiment que ce soit un plan réalisable ? Je ne te parles pas de notre ami, tu aurais plus de peine que moi (sa bouche s’étirait en un sourire gouailleur) et je ne parle même pas du plan moral, ni des réactions internationales ! Imagine après le Porten défendant sa politique à l’ONU ! Non, ce qui va probablement se passer, c’est qu’une fois élu, c’est à dire si son pire cauchemar devient réalité, Porten se contentera de fustiger la minorité de l’opinion publique et les institutions internationales qui l’empêchent de mettre son programme en oeuvre, et ne fera rien du tout à côté. Mais de toute façon, cette question ne se posera jamais, il est bien trop malin pour se faire élire. Quant à ton assertion selon laquelle on ne peut agir qu’au plan national, je dois te détromper tout de suite : au plan régional, je sais que la Comté mène une action en partenariat avec un pays africain pour fixer à la campagne des populations vivants dans les bidonvilles, et par ce fait s’attaque directement à l’émigration, ce qui me semble bien plus intelligent à faire, et pas beaucoup plus coûteux, que de renvoyer un clandestin chez lui ! - D’accord. Mais si le débat a été confisqué, c’est normal que quasiment personne n’y ait pensé, non ? - Je ne sais pas. Une chose est certaine : ce n’est pas sur le plan politique que les choses peuvent s’arranger. D’un point de vue humain, et pour de bêtes questions d’efficacité, une petite association motivée peut faire plus de bien que des idées fantaisistes, populistes où idéalistes et totalement irréalistes défendues par un parti qui n’a de toute façon aucune chance. Pour en revenir à ce groupe, nous avons pensé, avec quelques amis, que si nous ne pouvions pas partir en Afrique alphabétiser les gamins, nous pouvions sur place essayer, à notre niveau, de réduire certains des problèmes socioculturels actuels. - C’est à dire ? - C’est là qu’on en vient à notre groupe. Seulement, tu comprends bien que pour l’instant ce que nous faisons reste une action marginale, absolument non médiatisée… Comme je te l’indiquais, c’est une expérience… Et je n’embarque dans cette aventure que des gens motivés… et sûr. - Attends, je suis quand même quelqu’un de confiance, non ? Je me retrouvais soudain prise sous le feu d’un élan de curiosité que Daniel avait savamment su attiser. Il savait ma fascination pour la politique. Il connaissait mon intérêt pour les questions sociologiques touchant à l’insertion des populations immigrées. De fait, son projet y touchait de près… Mais mon imagination excitée se figurait qu’il avait fondé quelque société secrète hautement pernicieuse, à laquelle j’adhérerais, que j’infiltrerais peut-être, dans un but plus ou moins avouable… Ses allusions au PDN, le parti sulfureux dont les affiches s’étalaient sous tous les ponts de Pairs et dans le reste du pays, me remettait en mémoire les rumeurs sinistres qui avaient couru sur son frère Jean-Luc, mort il y a quelques années. Jean-Luc était un acteur célèbre, dont le grand tort avait été de flirter avec l’extrême droite. On le disait proche ami de certains membres influents du PDN, mais sa mort précoce avait éludé ce que quelques journalistes fouineurs avaient étalé au grand jour. Qui sait ce que Daniel pensait à l’époque ? Aujourd’hui il affichait une façade d’homme de droite tranquille et tolérant, mais cette façade n’était-elle pas là pour dissimuler une vérité gênante ? Et cette association ne pouvait elle pas être exactement la face émergée de l’iceberg, et le fil d’Ariane menant à la face cachée du journaliste surdoué ? Avec le recul, je me rends compte d’une part que Daniel avait agencé son discours exactement de façon à ce que j’en vienne à ces réflexions, d’autre part qu’il devait fichtrement bien me connaître à cette époque déjà. - Bien, tu es peut-être quelqu’un de confiance, mais qu’est ce que j’en sais, moi ? - Je n’en sais rien… Le seul moyen de le savoir vraiment, c’est de me faire confiance… - Ah oui… Bien malin ! Il prit quelques instants pour réfléchir : - Au fait, si tu acceptais de me rendre un petit service… Je pourrais peut-être t’en dire plus. - Vas y ? - Oh, trois fois rien… Un simple coup de main… - A quel sujet ? - Xavier. - ?? - Et bien… tu sais que j’ai fait quelques recherches à l’état civil… On retrouve son homonyme, qui est en fait, après vérifications, né en 1965, mort en 1993. Et bien ce Xavier est camerounais, figure toi. - Comme « notre » Xavier ? - Oui. Enfin, était, je devrais plutôt dire… Le pauvre est décédé en 1993, accident où suicide, on n’a jamais su. Je l’ai appris en allant fouiner du côté du commissariat qui fut en charge de l’affaire, et son corps a été rapatrié. - Tu penses qu’il s’agit de quelqu’un de la famille de Xavier ? - C’est très possible, non ? Et j’ai retourné ça dans ma tête plusieurs fois tu sais… S’il a été rapatrié, c’est qu’il avait de la famille là bas. Et s’il avait de la famille là bas en 1993, et que cette famille est la même que celle de « notre » Xavier, aucun doute n’est possible… - On pourrait donc retrouver la famille de Xav au Cameroun ! - Oui. - Et après ? Tu comptes faire quoi ? - Au moins les prévenir ! Je sais bien que ce n’est plus un gosse, et que toute cette histoire est très… Curieuse… Mais justement, ça nous aiderait à y voir plus clair ! Tu ne penses pas ? - Si. Et en quoi puis-je t’aider ? - Euh ! Et bien, tu vois, je pars au Cameroun justement dans un mois. - Un heureux hasard ! - Pas du tout. Je ne crois pas au hasard. Le fait est qu’une enquête générale sur la formation des journalistes dans les pays d’Afrique a été lancé voilà presque un an par l’UNESCO et que le Cameroun, comme deux où trois autres pays, n’a pas renvoyé les questionnaires. Donc, l’EJP, qui participe à l’enquête, a décidé d’envoyer quelqu’un sur place, et j’étais volontaire. Et crois moi que ce n’était pas par hasard… - Cool ! Et tu veux que je t’accompagne ? - L’UNESCO ne paie que pour un billet. En revanche, j’aurais besoin de quelques renseignements… sur la famille Geister. Va donc roder du côté du consulat… - Tu peux pas faire ça toi-même ? - Non, je ne peux pas. J’ai eu des ennuis avec l’actuel Consul, voilà un an, pour avoir dénoncé l’insalubrité des locaux. Si tu veux tout savoir, ils ont fait appel au service d’ordre pour me vider des lieux. Ils ont eu la bonté de ne pas faire trop de publicité autour, donc… Je ne voudrais pas abuser de ladite bonté. J’étais partagée entre le rire et l’agacement ; je m’attendais déjà à ce qu’on me demande de préparer un attentat, et il s’agissait simplement d’aller interroger un diplomate… En même temps, la vision de Daniel vidé de force d’un consulat me paraissait hautement comique et tout à fait réaliste, en plus. J’acceptais cette petite mission.

L’argent de la coopération ne passait visiblement pas en crédits diplomatiques. Le consulat ne payait effectivement pas de mine. Les bâtiments étaient grisâtres, la cour n’était pas nettoyée. A l’entrée, quelques gardiens étaient assis sur les marches et discutaient calmement. Une file s’étendait jusque dans la rue, composée essentiellement de Noirs, sans doute d’origine camerounaise, souhaitant un visa pour rendre visite à leur famille. Les cravates voisinaient avec les minijupes. L’un des costard cravates, rasé de près, regardait frénétiquement sa montre. Devant lui, un Blanc en pantalons de treillis discutait avec un Noir rigolard qui tenait un bébé dans les bras. Plusieurs femmes d’un certain âge se plaignaient d’être debout. A part les mamas et l’homme à la montre, tout le monde semblait plutôt de bonne humeur. Un Blanc, petit, gros, suant et à chemise à fleur discutait avec la dame guichet d’une voix forte ; il insistait pour avoir son visa dans l’heure. Une porte à la gauche des guichets laissa passage à un homme bien mis. - On fait passer les femmes enceintes d’abord ! - Moi, je suis enceinte ! plaisanta un Noir, petit de taille, qui avait desserré sa cravate. Autour de lui, on s’esclaffa bruyamment. Je m’étais faufilée jusqu’au monsieur qui avait fait l’annonce. - Excusez moi monsieur, je cherche des renseignements… - A quel sujet ? me répondait le diplomate, que la plaisanterie de l’instant avait déridé. - Il s’agi d’un jeune homme qui est mort ici et qui a été rapatrié en 93… - J’étais pas là à l’époque. Qu’est ce que vous voulez savoir ? - Simplement où il a finalement été enterré… - C’est une information privée, ça mademoiselle… Qu’est ce qui vous intéresse précisément ? - C’est pour un… euh… mon copain. Vous comprenez, il est camerounais, mais il a perdu tout contact avec sa famille parce qu’il est arrivé ici tout jeune, et maintenant il aimerait quand même leur donner de ses nouvelles, mais il ne sait absolument pas… - Le rapport avec le macchabée ? - Ils ont le même nom, monsieur… Et ce n’est pas un nom très courant au Cameroun, alors vous comprenez, il espère, enfin on espère… - Et pourquoi il n’est pas venu lui-même ? - Parce qu’il travaille tout le temps, pour payer ses études et tout… Et puis… il n’est pas très en règle avec ses papiers et tout, et il a un peu peur de se faire coincer… J’espérais que mes pieux mensonges serviraient à quelque chose. Le coup du copain qui veut donner des nouvelles à une mère, sans doute éplorée, qui n’a plus entendu parler de son enfant depuis quoi… des dizaines d’années peut-être… C’était si charmant. Je me prenais soudain à imaginer cette mère imaginaire, assise sur sa terrasse, pensant à son enfant envoyé il y a si longtemps en Europe, porté disparu… Qui sait s’il n’était pas tombé dans un réseau de pédophilie ? Ou s’il ne se livrait pas à quelque coupable trafic dans une cité sordide ? Ou s’il n’était pas déjà en prison, où mort peut-être… Victime des policiers russe où du trafic de dons d’organes… Et à cette pensée, la pauvre mère sentait une larme couler sur sa joue ridée… Je me faisais pleurer moi-même avec cette histoire, et j’espérais que le diplomate était aussi ému que moi. Comment ne pas sauter de joie en imaginant celle de la maman, qui, alors qu’elle est assise sur sa terrasse, voit arriver le porteur d’une mystérieuse lettre, messager du réconfort ? Comment ne pas s’attendrir sur les larmes de bonheur et de soulagement de la mère, quand elle lit que son enfant est en sécurité, qu’il a réussi sa vie, et qu’il lui enverra de l’argent dès que possible ? Ces billets tant attendus, grâce auxquels elle pourrait enfin se soigner, car bien sûr, elle devait être très malade, cette pauvre femme. Xavier se transformait peu à peu dans mon récit en cow boy défenseur de la veuve et de l’orphelin. Car il fallait qu’elle fût veuve, cette pauvre vieille… Veuve et encombrée de toute une nichée de gamins plus jeunes, qu’elle n’avait naturellement pas de quoi nourrir… Et sans doute se privait-elle de son pain quotidien pour permettre aux enfants… J’arrêtais là mon imagination qui commençait à déraper. - Et il s’appelle comment, votre gars ? - Geister. - Geister… C’est pas un nom bien courant, en effet. Je vais me renseigner… Revenez vers midi. Il était dix heure trente, et j’avais emporté un livre avec moi. Je préférais prendre place sur un banc et attendre là… malgré la chaleur étouffante. J’étais finalement si bien plongée dans mon bouquin que je ne l’entendis pas s’asseoir à mes côtés. - Mademoiselle ? - Pardon, je ne vous avais pas entendu venir ! La salle s’était vidée. - J’ai votre renseignement. - Ah ? - Pour Xavier Geister, je ne sais pas. En tout cas, il y a eu un Geister Consul ici, entre 1965 et 1967. Il avait un fils nommé Xavier. Je n’en sais vraiment pas plus… Il parait qu’on le surnommait le métis, parce que son grand père avait été allemand. J’ai ici une photo, si vous voulez… Il me tendit un bout de papier, sur lequel on distinguait un trentenaire un peu bedonnant qui ne semblait pas avoir une once de visage pâle parmi ses ancêtres : son visage était d’un noir d’ébène.

J’ai rapporté le renseignement à Daniel, exigeant en retour mes informations sur son association terroriste. Il se montra déçu du peu de scoop que je lui apportais ; je ne lui pardonnais pas, quant à moi, de m’avoir autant induit en erreur au sujet de sa coupable entreprise. En effet, voici ce que l’olibrius me raconta :

- Au départ, il s’agissait simplement de soutien scolaire donné à des enfants et des adolescents issus de l’immigration. On s’est vite rendus compte que parfois, il fallait tout faire nous même, leur apprendre à lire, à écrire ! Et puis on a décidé qu’il n’était pas impossible d’en sortir un certain nombre de la cité, des trafics etc. ... Tu vois ce que je veux dire ? L’été dernier on en a emmené une vingtaine en camping, on leur a fait faire un trajet itinérant, ils ont fait une centaine de kilomètres en une semaine, ils ont découvert des choses qu’ils n’auraient jamais eu l’occasion de voir seul... Tu comprends, ce qu’il faut avec ces jeunes, c’est leur proposer autre chose. D’autre mode de vie que leur trafic, leur apprendre que laver une voiture rapporte plus que de la brûler, qu’il vaut mieux bosser plus en classe pour gagner beaucoup dans dix ans plutôt qu’un peu maintenant... Seulement on est nombreux pour faire ce boulot. On est une vingtaine de jeune pour s’occuper de quoi, une soixantaine d’enfants et d’adolescents ! On leur fait faire du sport, de l’escalade...Et à travers ces activités on essaie surtout de leur faire comprendre qu’il y a d’autres valeurs, que ça vaut la peine de se battre dans la vie... Qu’ils ont une chance, tu comprends ? Parce que c’est surtout ça le drame : ils pensent vraiment que les dés sont pipés dès le départ. Tu sais on a vraiment de bons résultats. Quand les jeunes décident d’eux même de monter un club de sport, de s’entraider au point de vue scolaire...Et tout simplement quand on se rend compte qu’on en a de moins en moins à aller chercher au commissariat le samedi soir ! Daniel prit conscience qu’il s’était un peu échauffé en me présentant son projet, et un court silence suivit sa tirade. J’en profitais pour réfléchir : je comprenais qu’en me déballant son histoire, il me faisait une proposition. Une proposition qui me tentait diablement. Une expérience intéressante, ou bien un point de plus à mettre sur mes CV ? Travailler avec Daniel aurait ça de bon que mes premières armes seraient officiellement estampillées du label de l’Ecole. Après tout, c’était un prof. Dans la soirée, après le départ d’un Daniel qui avait un peu tardé à se retirer, Xav vint me rejoindre. - Tu en pense quoi toi, de cette idée ? J’avais expliqué la présence de Daniel par ses explications sur son espèce de groupe de soutien scolaire, bien que la discussion en sa présence concernait un tout autre sujet, c'est-à-dire son prochain voyage en Afrique. - Ca peut être une bonne occasion de voir du monde, non ? Si tu y vas, j’y vais aussi. - Tu sais, vraiment, je crois que ça peut marcher… hein ? Il me regardait sérieusement tandis que sa phrase montait dans les aigues, avec cet accent si caractéristique, proposition jetée en l’air qui restait suspendue, et n’attendait pas de réponse orale de ma part.[sws_divider_bar1 barsize="500"] [/sws_divider_bar1]

Ferien

Deux mois plus tard, j’ai reçu ce courriel ;

Chère Sandra, Mes hommages chère amie. Je n’ai plus qu’une semaine de vacances, hélas, mais je suis convaincu que vous savez vous débrouiller sans moi à l’EJP. Je t’envoies tout de même un petit compte rendu de mes actions ici… Le Cameroun est, pour tout dire, et pour reprendre l’expression de son cher président, un grand pays. C'est-à-dire que j’aurais du mal à tout décrire en un courriel… J’attendrais d’être de retour dans cette bonne vieille Europe, qui finalement, n’est pas si nulle que ça. Ma mission s’est plutôt bien arrangée ; je n’avais pas de contact au départ, mis à part un rédacteur en chef du principal quotidien du pays, Mutations. Je me suis rapproché de notre ambassade, mais je ne peux que déplorer leur absence de coopération. Finalement, je me suis retrouvé à travailler avec les gens de l’ambassade de France, puisque je suis tombé, tout a fait fortuitement, sur une de ces stagiaires de science po qui se tournent les pouces dans les services de presse. De mon temps, on n’était pas obligé de faire un an à l’étranger, et je t’assure que si j’avais du m’enchoser neuf mois au bout du monde, je serais resté chez moi. Enfin de toute façon, étant étranger dès le départ, je serais peut-être passé entre les mailles du filet. Bref, toujours est il que j’ai croisé une stagiaire de l’ambassade de France chez mon ami, le consul d’Allemagne (ah oui, c’est un vieil ami de mes parents, j’avais oublié de mentionner ce contact), et elle m’a fourni une liste précieuse d’amis journalistes. Le genre de journalistes qui me donneront les infos moins formelles que je cherche. Des types très sympas, d’ailleurs, on s’est payé des soirées monstrueuses. Finalement, le statu de stagiaire science po m’a paru moins rasoir quand j’ai compris qu’il s’agissait essentiellement de se faire de bons potes journalistes en boite, et de les faire boire ce qu’il faut pour qu’ils bavardent… J’exagère, bien sûr. J’ai pu en tout cas me rendre compte sur place que la formation journalistique est merdique, ce qui n’a aucune importance puisque un bon journaliste est toujours formé sur le terrain. Comme je ne cesse de vous le répéter, et une fois de plus ne te fera pas de mal. Trêve de plaisanteries douteuses ; venons en aux choses intelligentes. J’ai été faire un petit tour aux archives, qui sont juste à côté de l’hôtel où je suis descendu (le Central Hôtel, quelque chose comme ça). Désillusion : c’est un vrai foutoir, une chatte n’y retrouverait pas ses petits. Des documents historiques signés Leclerc pourrissent lentement dans l’humidité et l’indifférence la plus totale. En fouinant bien cependant, entre deux consulats et les archives, j’ai pu retrouver trace d’un certain Charles Geister, un métis qui aurait travaillé dans l’administration française dans les années cinquante. En fait, j’ai surtout mis la main sur un document mentionnant son changement de nom : le gaillard s’appelait Adolf… avant de décider de faire carrière dans l’administration française. Il a réalisé en 1945 que Charles sonnait mieux ! Ah, ces carriéristes, jusqu’ou vont-ils… Malheureusement, c’est la seule trace que j’ai pu trouver des Geister. De notre consul, pas le plus petit signe de vie. On semble l’avoir oublié… Une chose est sure : si un jour j’ai besoin de m’évaporer dans la nature, je choisirais le Cameroun… Tout s’y perd, l’argent du contribuable, la prospérité, et même l’identité des gens ! La piste allemande me semble pourtant intéressante, et j’en ai touché un mot au consul allemand, qui m’a promis qu’il me contacterait s’il a des informations. Je compte assez sur lui… Je rentre la semaine prochaine, donc je te dis à très bientôt la miss ! Et j’espère que tu as bien gardé l’œil sur notre Xav… Sur ce je t’embrasse, Daniel

Désespérant : des Geister, on en trouvait à la pelle ; mais pas moyen de les raccorder entre eux, et pas moyen bien sûr, de savoir s’ils avaient un rapport avec notre Xavier. Geister, Geister ; ce nom m’obsédait à la fin ! Et je me demandais bien pourquoi ; car après tout, n’était-il pas plus simple de prendre Xavier comme il venait, sans se poser de question ? Puisque se poser des questions revenait à devenir fou…[sws_divider_bar1 barsize="500"] [/sws_divider_bar1]

Bier

Nous dînions un soir chez Daniel. Cela arrivait de plus en plus fréquemment, depuis que Xav et moi avions décidé d’apporter notre aide à « Pays » (le Programme d’Aide à l’Intégration Identitaire et Sociale). Je défendais pour ma part ardemment la mise en place d’un groupe Internet avec la création d’un blog, d’un forum sur lequel chacun pourrait présenter un article de son choix, Daniel me soutenait plutôt, mais d’autres dans le groupe prétendaient qu’après la musique, il faudrait s’intéresser au cinéma, et pourquoi pas, au sport... Nous étions huit chez Daniel ce soir là et la discussion allait bon train. - On se retrouvera bientôt à commenter la modification du parcours du Dakar ! Se désolait Claire. En quoi ça les aidera à s’intégrer ? - Et pourquoi pas ? Daniel fit semblant d’étouffer un bâillement sensé révéler son désaccord avec cette opinion. Après tout, c’est bien par là que j’ai commencé, moi. - C’est comme ça qu’a commencé Xavier Baron, aussi, se risqua Xav pour faire de la lèche, probablement (Xavier Baron était journaliste jusqu’à sa mort sur le terrain, suite à un accident). - Xavier Baron n’a pas couvert le Dakar. Il l’a couru, rectifiais-je. - Et il n’avait pas vingt ans. Xav et moi échangeâmes un sourire. Daniel ne perdait jamais une occasion de mettre en valeurs le génie de son héros. Nous commencions à prendre congé, Claire, Alexandre et Xav se dirigeaient déjà vers les ascenseurs mais Daniel m’avait retenu par le bras. - On peut parler un instant ? Je fis un signe pour qu’on ne m’attende pas. L’ascenseur arriva et je restais seule avec Daniel, qui referma la porte. - Qu’est ce qui ne va pas ? - Tout va bien. C’est juste... au sujet de Xav. - Xav ? - Oui... je ne sais pas si tu as remarqué, mais ça n’a pas l’air d’aller fort en ce moment. Et tu sais pourquoi ? - Il ne m’a rien dit... - C’est bientôt Noël. Et comme il n’a pas de famille cette année... - Et bien, moi non plus ! - Justement... J’avais pensé... - Oui ? - Henri Riveaudo possède un appartement dans une station de ski française assez réputée. Il se propose de me le laisser pour Noël, avec les amis de mon choix... J’ai pensé que ça serait sympa si vous veniez... - Quoi... tu nous inviterais ? La figure du professeur tout puissant en un instant s’était évanouie en poussière. - Oui... et bien... si tu es prise ailleurs... Je me mordais la lèvre inférieure pour ne pas exploser. - Il peut contenir combien de personne, cet appart ? - Il y a deux chambres, un séjour, en tout six lits - mais on peut se tasser. - Mais... Tu ne pensais pas inviter plutôt d’autres personnes ? Je ne sais pas, des amis, de la famille... - En fait, si. J’ai déjà proposé à deux autres amis de se joindre à nous. Un type qui s’appelle Nicolas, très cool et excellent skieur, et une fille, Emmanuelle. - Une fille ? - Justement, je pensais t’inviter pour qu’elle ne se sente pas seule... Je conservais un petit sourire qui le fit soupirer. - Arrête ! On se connaît depuis assez longtemps pour que tu saches que je suis absolument célibataire ! - Aaah ! Alors, ce n’est pas encore la fille de tes rêves... - C’est ma cousine, merci. Alors, tu en penses quoi ? - Moi, je suis partante. Je ne peux pas parler au nom de Xav, bien sur. - Tu pourras lui en toucher un mot ? - Pourquoi moi ? - Je ne sais pas... Je me sens toujours un peu mal à l’aise quand je dois lui parler sérieusement. J’ai toujours tendance à être, tu sais... Un peu sévère.

Daniel avait offert de me raccompagner, mais je préférais rentrer à pied, seule. Seule, je ne le restais pas bien longtemps. J’empruntais le pont qui traverse les voix de chemin de fer quand je distinguai une ombre sur le trottoir, en face de moi. M’approchant, je vis qu’il s’agissait de Xav Geister, le visage tourné vers l’ouest où se perdaient les rails, plus immobile que jamais. J’hésitais à le toucher, comme on hésite à toucher une poupée de cire pour vérifier qu’elle est bien inanimée. Mais je n’osais parler. Finalement, je lui saisis le bras. Il ne se tourna pas vers moi pour autant, mais baissa la tête, les mains appuyées sur la barrière. - Xav ? Ses genoux se plièrent sous le poids de son corps et il tomba sur le trottoir, les doigts agrippés aux barreaux de fer. Il y a quelques années j’aurai pris la fuite, ne sachant que faire d’autre. Je n’avais pas compris alors que tout ce que je pouvais dire importait peu. Je me suis accroupie près de lui, une main sur son épaule, attendant qu’il parle de lui même. - J’en ai vraiment marre, tellement marre ! - Je voudrais disparaître d’un seul coup... - Pour aller ou ? - Nulle part. Juste... nulle part ailleurs. Je voudrais cesser d’exister. C’est tout. - J’en peux plus d’être seul. Même quand je suis sensé être avec des amis, je n’y arrive pas. C’est plus fort que moi. - Tu n’arrives pas à quoi ? - Je ne sais pas... à me sentir bien avec les autres... à ne plus être seul dans ma tête. - … - J’aimerai bien savoir ce que c’est, l’amitié. - C’est peut-être de se faire inviter aux sports d’hiver par un type qu’on ne connaissait seulement pas il y a quatre mois ? Je me relevai et le forçai à faire de même. - Viens, j’ai piraté le dernier Harry Potter sur Internet, on va se le regarder en buvant de la bière, ça te dit ? Je ne sais pas si « ça lui disait », mais il me suivit néanmoins. Le voir dans cet état m’avait flanqué le moral à zéro. Après une deuxième bière nous nous sentions pourtant un peu plus joyeux. Suite aux aventures du gentil binoclard à cicatrice, je mettais un disque en marche et taxait une cigarette à Xav, ce qui m’arrive rarement (pour dire que cela aurait pu aller mieux). J’évite de montrer que je n’ai jamais fait que crapoter, devant un professionnel ça la fiche toujours mal. Nous enchaînons sur cette invitation aux sports d’hiver. - C’est quoi, le nom de la station ? - Meribel. - Connais pas. - J’en ai entendu parler, pendant ma prépa en France. - Tu sais skier, toi ? - Je passe partout. Et toi ? - Mais comment veux-tu que je sache ? Il affichait cet air préoccupé qui le vieillissait de dix ans ; monter sur des skis prenait autant d’ampleur que sauter en parachute… et son orgueil risquait d’en prendre un coup ! Ce grand sportif Noir (dont le sport préféré se pratiquait principalement en boite de nuit, ceci dit en aparté) pressentait un vautrage qui resterait dans les annales. Enfin, on verrait bien. - Qu’est ce qui passe à la télé ? - Rien, je crois. Le programme est derrière toi. Xav attrapa le journal au papier glacé et aux couleurs aguichantes et tourna les pages. - Voyons voir… Ah-aaah ! Un film sur un couple qui divorce, une rediffusion de friends, et c’est bientôt l’heure de loftmania. - Rien, quoi. - Enfin Sandra, on ne va pas louper Loftmania, tout de même ! - Si tu commences à regarder la téléréal, tu peux foutre le camp. De fait, il est quelle heure ? - Deux heures moins. - Génial. Tout va bien, demain c’est samedi. Tu veux bien changer le disque ? - Je mets quoi ? - Ce que tu veux. - Depuis quand tu aimes Daniel Anger ? - Sa musique, tu veux dire ?

Il n’est pas encore cinq heures. Impossible de dormir. D’abord, je n’ai pas sommeil. Ensuite, Xav, ne pouvant se résoudre à parcourir les vingt mètres et un étage qui le séparent de sa chambre, s’est endormi les chaussures sur mon oreiller, il y a un quart d’heure à peine. Je bouquine un roman en anglais très quelconque. Les bouteilles de bière roulent sous le lit. J’ignorais que Xav pouvait s’en enfiler autant sans pour autant perdre son calme. A la réflexion, je ne suis plus tout à fait sure qu’il aurait su retrouver son chemin pour rentrer chez lui. Vous savez ce que c’est quand vous lisez tard dans la nuit. Vous n’êtes jamais assez bien installés, et plus vous cherchez un peu de confort, plus vous avez de chances de vous endormir sur votre bouquin. L’idéal est de lire sur un tabouret. Mais bon, je n’en avais pas. Et puis, si ce bouquin insipide avait le don de m’endormir, je n’allais pas m’en plaindre. Après avoir récupéré mon oreiller, je m’installai sur un coussin stratégiquement placé près du radiateur. Et pourtant, je n’étais pas fatiguée : je ne m’explique pas mon réveil brutal quand quelqu’un frappa à la porte. Xav n’avait pas bougé d’un pouce en apparence ; il avait juste réussi à retirer la majeure partie de ses habits dans son sommeil, chaussures comprises. Je fus tenté un instant de vérifier s’il respirait bien toujours, mais la personne derrière la porte s’impatientait. Un coup d’oeil à ma montre : il était plus de onze heure. Daniel piaffait en m’attendant. - Ben qu’est ce que tu fiches ? T’es pas réveillée ? - Non. J’ai fait quasiment nuit blanche, si tu veux savoir. - Je peux rentrer ? Il n’attendit pas ma réponse pour s’exécuter. Ses yeux s’écarquillèrent progressivement en faisant le tour des mégots, des disques éparpillés par terre (c’est leur place habituelle chez moi, il faut dire, tout comme la place des livres et revues chez Daniel est sur le tapis), des bouteilles vides (ils n’en restaient pas beaucoup de pleines, à mon grand désarroi), et de Xav étendu à plat ventre sur mon lit, en calbute à présent (comme si la nuit avait été torride, lol), que je n’avais pas osé réveiller. - Depuis quand tu invites les mecs pour les faire boire et fumer ? - Tu avais raison, le moral n’était pas à son apogée hier soir. - C’est sensé expliquer... Il parlait quasiment à voix basse. - Tu fais ce que tu veux avec tes amis, seulement tu devrais quand même faire gaffe... - Enfin quoi ! C’est plus comme au début de l’année ! D’accord, en septembre je ne le connaissais pas, mais maintenant ! - Ce type est instable. Alors fais gaffe, c’est tout. - Instable ! Ce n’est pas moi qui l’ai invité à Meribel ! - Au fait, je venais pour savoir si tu lui en avais parlé. Vous avez eu toute la nuit pour ça, après tout... - Mais qu’est ce que c’est que ces sous entendus ? Oui, on en a parlé. - Et ? - Et il est autant enchanté que surpris. C’est la réaction à laquelle tu t’attendais ? - Ne le prends pas comme ça. - Je voudrais bien savoir ce que tu me reproches, après tout. Il vaut mieux se bourrer la gueule à deux que tout seul, tu crois pas ? - Alors, comme t’es une brave âme tu l’a accompagné dans sa décrépitude. - Il n’avait pas de bière chez lui. Alors, il n’allait pas boire tout seul MA bière ? Ma remarque lui arracha un sourire. Xav murmura quelques mots sans signification. Daniel se tourna un instant vers lui et amorça un mouvement vers la sortie. - Quelque chose ne va pas, aujourd’hui ? - Non... c’est juste que... Je vais sans doute reprendre un emploi à Fenêtre, et ça ne m’enchante guère. - Pourquoi ? - Principalement parce que je ne peux pas y écrire ce que je veux. - Oui, mais pourquoi reprendre un poste là bas ? - Raison financière. J’ai quelques projets, et ce que je gagne en temps que prof de TP ne me permet pas grand chose. - Et pour quelle raison as tu laissé tombé Fenêtre ? - J’avais besoin de vacances pour écrire une thèse. - Une thèse de quoi ? - Sociologie. Sur une comparaison entre la réaction de différents groupes de fans lors de l’introduction d’un élément à objectif de vulgarisation. - J’ai rien compris mais c’est pas grave. Xav se retourna. - Bon, je te laisse, salut. Je restais quelques instants immobile après que la porte se fut refermée, puis, saisie d’une frénésie d’agir, je secouai Xav qui mit plusieurs secondes à réagir. - C’est bon, c’est bon, je suis réveillé ! Avant de retomber endormi.[sws_divider_bar1 barsize="500"] [/sws_divider_bar1]

Bergen

Avec rage je poussais sur mes bâtons. Xav montait rapidement, à défaut de le faire élégamment, se retournant toutes les trente secondes pour mesurer l’écart grandissant entre nous deux, comme si je n’étais pas déjà assez vexée. Il y avait plus de neige qu’à notre arrivée hier, Dieu merci. Il avait du tomber une quinzaine de centimètres depuis hier soir six heures. Daniel prenait son temps et admirait le paysage. Emmanuelle et Nicolas nous attendaient déjà à l’endroit ou la piste amorçait une nouvelle descente. Je finissais en canard sous le regard ironique de l’autre idiot, mais Emmanuelle et Nicolas ne regardaient pas dans ma direction. Eux aussi, ils admiraient le paysage en silence. C’est vrai qu’il y avait de quoi. Les sapins disparaissaient dans la brume qui était descendue des sommets pendant que nous étions dans le télésiège. Pris dans le même rêve qu’eux, Daniel arriva lentement à notre hauteur. Il n’y avait personne d’autre que nous. Dans l’appartement, puis dans le télésiège, ces trois là nous avaient gavés de leurs aventures de chaque année en ces lieux. Mais maintenant, leur bonheur d’être là à nouveau l’emportait sur toute autre chose. - C’est curieux...j’ai l’impression d’avoir toujours été là, pendant tous ces mois que j’ai passé loin d’ici. Comme si je m’étais dédoublé, et que, pendant qu’une moitié de moi travaillait dans la plaine, l’autre attendait ici son retour... - Chaque année tu dis la même chose, Daniel, souffla doucement Emmanuelle. - C’est que chaque année j’éprouve la même sensation. J’étais la benjamine du groupe. Nicolas était de la même année que Daniel, et ensemble ils avaient parcouru une bonne partie de leur scolarité. Emmanuelle était mon aînée de trois ans. Ils discutaient maintenant pour savoir si l’on pousserait dès aujourd’hui jusqu’à Courchevel. Le soir même, j’étais si rétamée que je n’arrivais plus à retirer seule mes chaussures. Dan m’attrapa par les épaules pendant que Xav et Nic tiraient chacun sur un pied, et je me débattis si bien qu’ils finirent par me laisser tomber, au sens propre, j’ai le regret de vous le préciser. Nous avons passé le reste de la soirée à jouer au tarot devant quelques bières. J’avais beau être épuisée, je n’arrivais pas à m’endormir une fois que tout le monde eut éteint sa lumière. Je dormais avec Emmanuelle dans le séjour, qui se décomposait en une partie salon / chambre et une autre salle à manger / cuisine. Une grande baie vitrée éclairait cette seconde partie de la pièce, qui donnait sur les monts. Je distinguai un certain nombre de lumières jaunâtres allant et venant sur la paroi des montagnes. - Les dameuses. Mais je ne sais pas si c’est bien utile de damer maintenant. Il va probablement neiger encore cette nuit. Daniel était entré derrière moi sans que je l’entende. Je sentis sa main sur mon épaule pendant qu’il dirigeait son regard au dessus des sommets. - Il n’y a pas d’étoile ce soir. Tu ferais mieux de dormir, demain on a prévu de se lever tôt, rappelle toi. Mais j’allais me coucher bien après son départ, et une fois sous les draps, j’étais restée si longtemps les pieds nus sur le parquet que je n’arrivais plus à les réchauffer. Je croyais entendre quelqu’un sangloter, mais quand je dressai l’oreille il n’y avait rien d’autre que le son d’une chanson de D. Anger qui passait dans l’appartement au dessus de nos têtes. Enfin je sombrai dans l’oubli. Nous avions déjeuné en dehors des pistes, dans les sapins, de ce que nous avions dans nos sacs, et maintenant Daniel et Emmanuelle avaient entrepris de faire la sieste. Il faisait assez beau, en cette avant veille de Noël, et nous étions protégés du vent glacial qui nous avait débarrassé quelques heures plus tôt des nuages. Xav et moi avions entrepris de construire un igloo, histoire de passer le temps. Mais très vite, ce qui s’apparentait à un simple passe temps prit un tour bien plus dramatique. Pour Xav, et j’avoues que je n’eus guère de mal à le suivre dans son raisonnement, nous avions été pris au piège dans une avalanche, et, condamnés à passer la nuit ici dans l’attente des secours, nous étions déterminés à mettre toutes nos forces au service de notre survie, d’abord en construisant un abri. Nicolas faisait semblant de ne pas prêter attention à notre délire imaginatif, puis après quelques minutes il vint nous prêter main forte. Je voyais Daniel sourire en somnolant. - Bon, allez, on s’arrache ! s’exclama t-il en se redressant soudainement une fois que notre habitation eut pris un visage tout à fait confortable. - A moins que vous ne préfériez passer la nuit ici ? Nous avons alors examiné dubitatifs notre refuge. Passer la nuit ici ? Oui, je suppose qu’on se serait tenu chaud. L’appartement paraissait quand même préférable. - Adieu donc, Ô demeure inhabitée, soupira Xav d’un air grandiloquent, tournant la tête pour admirer une dernière fois notre oeuvre. Nous avons passé l’après midi à suivre un excellent skieur, qui nous emmena même dans de périlleux hors pistes. Ce skieur, qui portait une combinaison orange, était devenu dans notre esprit un dangereux terroriste que nous devions filer en tant qu’agents secrets. Daniel fut pris d’une crise de fou rire inextinguible sur le télésiège, alors qu’il se trouvait pris entre Xav et notre « terroriste » (le pauvre, s’il avait su !). Naturellement, Xav jouait le jeu à fond, sachant qu’il en était l’instigateur. Nous le suivions tous plus ou moins. Une fois rentré, alors que nous rangions les skis dans le placard qui leur était destiné, Nicolas lui conseilla de se faire chef pour boys scouts. - Peut-être qu’ils y mettraient moins de mauvaise volonté que vous ! - Peut-être que les scouts n’ont pas le même âge que nous, aussi. - Ne te vieillis pas trop, tu finiras par t’enterrer. - Nous n’avons plus vingt ans, nous. - Bon, et qu’est ce qui change entre vingt ans et vingt et un ? Dis moi vite, parce que dans quelques mois je vais y passer ! Daniel pris son temps pour réfléchir avant de nous déclarer qu’il n’en savait rien du tout. Messe de minuit à Courchevel 1750. Un curé impressionnant qui pouvait se passer de micro, et qui haranguait la foule venue l’écouter comme si elle y pouvait quelque chose. Cette nuit là, je me suis réveillée en entendant parler à côté. Je compris par la suite qu’il s’agissait de Daniel et Xav. Quelqu’un souleva le rideau puis j’entendis dire : - Je crois qu’elles dorment. - Tu es content d’être là ? - Oui, vraiment ! C’est cool de ta part ! Très cool même ! - Mmmh... Je ne l’ai pas fait par charité. En fait, je te rappelle que ce n’est pas moi qui paye. - Non, je sais ça... Je voulais dire que c’est sympa de t’être encombré de nous. - Ne dis pas de bêtises. Vous êtes des amis, même si on ne se connaît pas depuis longtemps. - Oui, et bien... je n’ai pas l’habitude. Quelqu’un, l’un des deux je ne sais pas, faisait les cent pas de l’autre coté du rideau. La voix douce de Xav demandait : - Quelque chose ne va pas, Daniel ? - Non... C’est juste que... je voulais savoir...Qu’est ce qu’il y a exactement entre toi et Sandra ? A ce stade de la conversation je dus faire un effort pour ne pas me redresser sur mon oreiller. - Comment, qu’est ce qu’il y a ? - Mmmhoui... vous êtes juste amis ou alors... - Tu as l’impression du contraire ? - Tu peux te contenter de répondre par une affirmative, au lieu de répondre à mes questions par d’autres questions. - On est juste de très bons amis… (il appuyait sur le « très ») Je lui dois beaucoup. Elle m’a sorti du fossé, tu vois. Comme toi, d’ailleurs. Mais ce n’est pas la même chose quand même. Tu vois, on est tout le temps ensemble, mais je ne sais pas… Tu crois qu’elle est amoureuse ? - Tu penses, toi ? - Je ne sais pas. J’ai du mal à imaginer… (Oh, mais comment vous faire entendre son accent ?) - Pourquoi ? - Je ne sais pas... peut-être qu’elle est trop indépendante. Pas assez... féminine. Tu as remarqué, tous ses amis sont des garçons. Un bruit de tabouret qui racle le parquet. Je me retourne le plus doucement possible et m’appuie sur les coudes. - On t’a déjà dit que tu avais un drôle de regard ? - Non. Mais voilà qui est fait. - tu sais à qui tu me fais penser ? -...? - Eugène Victor Tooms. -...?? - C’est dans X-files. -...??? - Une sorte de mutant aux yeux couleur bile qui possède la faculté d’étirer ses membres pour passer par des trous minuscules. - Et alors ? - Et alors, rien. Sauf qu’il se nourrit de foies. - Ah ah. - Et il a le même regard que toi. - Couleur... bile ? - Non. Il tourne très lentement la tête sans bouger les yeux pour regarder les choses bien en face. C’est effrayant. - Désolé. - Non ! Je ne disais pas ça pour toi ! Je trouve ça juste curieux, c’est tout. J’entendis bouger. - Tu vas te coucher ? - Ouais. - Bonne nuit. Et... Xav ? - Mmh ? - Pour le foie, demain... C’est Henri qui l’amène. Quelques minutes plus tard, la lumière s’éteint dans le séjour et je retombai la tête sur l’oreiller. Je fermai les yeux une seconde à peine, et quand je les ai rouverts, le jour commençait à poindre et j’étais la dernière au lit. Un lourd poids m’écrasait à moitié l’estomac. Ouvrant les yeux, je réalisais qu’il s’agissait du derrière de Xav : une bonne partie de ses 82 kilos s’était installée sur le lit, au dépend de la dormeuse qui l’habitait. - Bonjour madame… c’est comment ? Je trouvai déplacé son sourire alors qu’il m’écrasait. - Dégage, mince… - On est aimable ce matin… le cinéaste vient d’arriver, il va te trouver au lit ? Dis moi Sandra… Pourquoi tu me regardes comme ça ? Tu ne serais pas un peu amoureuse ? - Je crois que c’est mon problème, non ? Tu sais que tu m’écrases là ? - Pas encore, pas encore… - Quoi ? - Rien, une grossièreté. Je me lève, pas la peine de me regarder comme si tu voulais ma mort… Est-ce que tu peux vouloir ça d’ailleurs ?[sws_divider_bar1 barsize="500"] [/sws_divider_bar1]

Feigheit

L’amphi crépitait. Des étudiants de droite protestaient derrière moi. L’intervenant actuel défendait le blocage de l’université dont dépend l’école de journalisme de Pairs. Le gouvernement actuel s’en prenait plein la figure. J’ai déjà oublié les raisons du désordre, une réforme quelconque du système, mauvaise comme toujours, pas pire qu’une autre mais pas meilleure que la situation actuelle. Je n’avais pas de raison particulière de prendre sa défense. Je n’avais pas non plus de raisons de m’y opposer, si vous voyez ce que je veux dire. En fait, mon éducation m’encourageait même plutôt à prendre position contre les habituels instigateurs du désordre. J’apercevais Xav qui tentait de trouver un passage, et je lui fis signe. Il me rejoint, coupant la foule comme jadis Moïse avait séparé les eaux. - Ils n’ont pas encore votés la grève ? - C’est même pas sur qu’elle soit votée. - Ca t’arrangerait bien, hein ? - Tu parles. (J’avais un exposé sur l’américanisation et la mondialisation à finir pour le surlendemain). - Enfin c’est pas une raison pour voter le blocage. - Non. C’est juste que ça m’arrangerait. Toi, qu’est ce que tu en penses ? - Moi ? Je vais voter pour le blocage, je crois... - Ouais.

Je ressortais de l’Assemblée générale avec le moral au trente sixième dessous, consciente de ma lâcheté comme jamais je ne l’avais été. J’avais voté pour le blocage. Comme Xav. Comme l’immense majorité des étudiants présents. Et soudain, dans un couloir, j’avais croisé Daniel. - Alors, cette A.G. ? Pas de cours demain, j’imagine ? - Non. - Une majorité contre ? - Mouais. - Vote à main levée, comme il se doit ? - Oui... pourquoi ? Un vote à main levé permet au moins à chacun de mesurer ses responsabilités ? Avait demandé Xav. - C’est ça ! Avait lâché Daniel. Mesurer ses responsabilités, ou bien y renoncer ! Un vote non anonyme encourage surtout à la lâcheté politique, tu savais ça ? Tu savais par exemple que l’Anschluss en Autriche a été ratifié à une immense majorité sans isoloir ? Est ce que cette majorité aurait été si importante si les votes avaient été tenus secret ? - On risque quand même moins ici ! - Le risque n’est pas de se faire buter, Xav. Je parle là du poids de la communauté sur chaque électeur. Le poids du regard. La peur de s’exclure d’une société. La pression sociale. Mon sentiment de lâcheté s’intensifia encore. - Tu es d’accord avec moi, Sandra ? J’approuvais faiblement de la tête. J’ignorais si j’avais voté le blocage de l’université pour éviter de faire mon exposé ou par simple lâcheté politique. Les deux, sans doute. Je finis par me convaincre que mon sentiment de remords n’était du qu’à une éducation de droite. Dans mon enfance, j’avais entendu dire et répéter tant par mon frère que par mon père que ces grèves étudiantes étaient toujours manipulées par les mêmes spécialistes de la contestation, gauchistes, éternels étudiants, fumeurs de cannabis, trotskoïdes dégénérés aux ordres de syndicats dont la seule raison d’être était le désordre perpétuel, j’en passe et des meilleurs. A l’époque je rigolais en sourdine : spécialistes de la contestation ! Et pour qui votaient-ils, ces rescapés de l’antiparlementarisme, pour me donner des leçons ? C’est vrai, quoi, pensais-je maintenant. Quand est-ce qu’on m’a appris à respecter celle que mon père dénommait la pseudo droite ? Alors, pourquoi aurais-je du remord ? Ainsi, même psycho sociologiquement, ce remords n’avait pas lieu d’être. Et puis qu’est ce que c’était que ces conneries, à résonner en terme de psycho sociologie je ne sais quoi ? Les cours me montaient à la tête ! J’avais voté la grève, et bien ! Un peu de désordre n’a jamais fait de mal au monde estudiantin, bien au contraire ! Rentrée chez moi, j’allumais la radio pour entendre une chanteuse française dont je ne me rappelais plus le nom me débiter d’une voix insupportable un tissu d’ânerie sur un pauvre imbécile sensé aimer toujours la même personne malgré quelque trahison qui l’emplissait d’une honte dont je me foutais comme de ma première couche culotte. Tout ça pour vous dire que le silence revint rapidement dans ma chambre, pour être brisé soudainement par un frappement à ma porte. - ‘trez ! La poignée tourna, et je m’attendais à voir apparaître Xav, ou Daniel, Ou encore Alexandre ou Claire qui habitaient le même immeuble que nous et bossaient sur le projet de Daniel. Mais la porte s’ouvrit et ce fut Michel qui se faufila timidement comme à son habitude le long du mur, en jean et pull à col roulé, avec son bonnet rouge sur la tête et sans ses lunettes. - Je ne te dérange pas ? Il me fallu quelques minutes pour me remettre. - Eh ben ? Tu as quitté l’hosto ? - Hier. - Pourquoi ne nous as tu pas mis au courant il y a trois jours quand nous sommes passés ? - J’attendais encore des résultats pour partir. - Des résultats... bons ? - Je peux m’asseoir ? - Sur ! Alors ? Il prit son temps pour me répondre. - Je suis sorti parce que j’ai perdu mon temps dans cet hôpital. - Comment ça, perdu ton temps ? Je sais que tu n’aimes pas que je te pose des questions, mais quand même... - Les traitements n’ont pas eu vraiment d’effets. Et il y a peu de chances pour qu’ils en aient, maintenant. Il remua un peu sur sa chaise, l’air franchement mal à l’aise, avant de continuer. - Donc, je suis sorti et je compte reprendre une vie aussi normale que faire se peut. Je digérais la nouvelle en silence, en évitant de le regarder. - Tu vas reprendre tes études ? - Maintenant j’aurais un peu de mal. J’ai écouté la radio, il y a eu une A.G. cet après midi et il parait que le blocage commence demain. - Je sais, j’y étais. - Tu as voté contre, je suppose ? - Non. - Je croyais que tu étais de droite ? - Mmm. - En fait, tu as fait preuve une fois de plus de ton incroyable lâcheté. - Tu es sorti de l’hosto pour me dire ça ? - Calmes-toi, et dis-moi si j’ai tort. - Non, comme d’habitude. Mais j’aimerais t’y voir ! Les deux tiers de l’assemblée étaient de gauche ... - Et aucun étudiant de droite n’a pris la parole ? Il m’observa un instant serrer des dents. C’est vrai, des étudiants de droite avaient opposé une résistance courageuse. - Et Xav, il était là ? Il a voté pour, j’imagine ? Je fis signe que oui. - J’allais pas voter non à côté de lui ? - Lâche. Comme si tu devais te soucier de l’opinion de Xav ! Tu ferais mieux de te soucier de celle de Daniel. - Je peux savoir pourquoi ? - Tu ne t’en doutes pas ? Je ne voyais pas vraiment où il voulait en venir. Il me regarda, incrédule, avant de prononcer cette phrase que je n’ai pas compris immédiatement, mais qui me laisse penser à présent que Michel, peut-être depuis toujours, avait deviné la vérité au sujet de Xav. - Tu as plus d’avenir chez les vivants, Sandra. Réfléchis bien avant de t’engager de cette façon. Parce que ton engagement politique te déterminera à rencontrer les gens que tu vas rencontrer, et te détournera d’autres personnes, que tu ne remarques pas, mais peut-être est-ce parce que tu ne regardes pas. Daniel aurait été déçu de savoir que tu t’es engagée aux côtés de ceux qu’il désapprouve. Et Xav ne te respectera pas plus si tu es d’accord avec lui. C’est un contestataire, un révolutionnaire, un maquisard, mais il ne voit pas d’opposition dans la différence. - Et toi ? Je te croyais de gauche ? - Tu te prépares à être journaliste, alors je vais te dire : je préfère cent fois un journaliste de droite qui se présente comme tel à un journaliste de gauche qui se ment à lui même et donc qui ment à ses lecteurs. Essaie d’être honnête avec toi-même ! Cette grève est idiote, avoue le ! Et elle fait le jeu de gens avec lesquels tu n’es pas en phase, et tu n’as jamais été en phase avec eux. Moi non plus d’ailleurs. Je t’ai déjà fais savoir que je n’aimais pas l’agitation. - Non, je sais. Tu te dis de gauche uniquement parce que tu crois que la gauche possède le monopole de la générosité, de la solidarité et de la défense des droits de l’homme. - Et bien vas-y, dis moi clairement ce que tu penses ! Dis moi en quoi selon toi la droite vaut mieux ! - La droite ne vaut pas mieux que la gauche. Seulement les hommes de droite sont moins hypocrites. - On ne peut pas être de gauche sans être hypocrite ? - On peut voter à gauche, se dire de gauche, avoir une opinion de gauche honnêtement... mais on ne pourra jamais faire de la politique à un niveau plus avancé que l’isoloir... ou la rue. Il perdit enfin de son sérieux et se permit de rire. - Voilà ! Je ne suis pas fait pour la politique ! Contrairement à toi, d’ailleurs. Tu ferais une excellente socialiste, selon tes propres critères ! - Cette discussion n’a ni queue ni tête… Au fond tu sais bien pourquoi j’ai voté la grève, pas la peine d’essayer de me justifier par des grandes idées, des aveux de lâcheté et des changements de caps. - Oui… Tu sais bien que je disais ça pour t’embêter. Il avait l’air malicieux en diable, sous son bonnet rouge. - Tu as voté la grève… - Parce que j’aime ça, tout à fait. Et, après un soupir. - Pardon, mais tu sais… On ne se refait pas.

Et tout au fond de moi, une petite voix ricanait ; l’habitus ne peut rien face à la nature profonde…[sws_divider_bar1 barsize="500"] [/sws_divider_bar1]

Verschwinden

Les mots très durs de Michel m’ont trotté dans la tête pendant toute la durée de ces premiers troubles, et je ne suis guère sortie de chez moi. Je me suis pas mal demandée ou trouver le courage de défendre ses idées politiques, et j’en ai d’ailleurs discuté avec Daniel. Je me souviens qu’il avait rigolé. - Avant de défendre tes idées, il faudrait que tu en aies ! Tu n’es engagée nulle part, j’imagine ? J’étais consciente de ce défaut. Xav, lui, n’avait pas autant d’état d’âme. Il semblait ravi que Michel ait quitté l’hôpital, même si cela signifiait l’échec des traitements, et donc, pour moi en tout cas, sa condamnation à mort. Il passait beaucoup de temps chez les Saintnoms, et je ne les voyais pas souvent, ni l’un ni l’autre. C’est ainsi que je ne me suis pas rendue compte que mon camerounais déprimait une fois de plus. Je déprimais moi aussi, la vérité, c’est que les longues discussions de nos nuits blanches me manquaient… Un jour de fin mars, je crois, Michel et Dan ont frappé chez moi. En voyant leur mine sombre je m’étais tout de suite inquiétée. Xav s’était disputé avec Michel voila deux jours, et avait depuis lors disparu de la circulation. Michel avait été consulter Dan, qui n’avait pas de nouvelles. Ils étaient montés plusieurs fois chez Xav, il n’y avait jamais personne. Ils avaient donc espéré le trouver chez moi. Mais je ne l’avais pas croisé depuis presque une semaine. Il était injoignable. La voiture de Dan, ainsi que son conducteur légitime, fut mise à notre disposition. Nous avons tout d’abord investit l’université. La bibliothèque ne recelait que des livres et leurs lecteurs. Michel était suffisamment inquiet pour ne pas s’y attarder. Le resto U était désert, il était à peine onze heures. Les salles informatiques furent fouillées une à une. Il n’y était pas. Nous avons alors exploré les alentours de l’université. Il aurait pu se cacher dans n’importe lequel de ces parcs, dans le jardin des plantes à côté. Chaque allée ne nous dévoilait que des mères poussant leur landau, des enfants accroupis bâtissant des routes, des ponts, des villes peuplées de fantômes, des châteaux au sable dormant et des remparts contre des ennemis imaginaires, des commères à la discussion vide de sens, des lecteurs assis sur les bancs, l’air absent le livre entre les mains, des adolescents se préparant à pique-niquer et dont nous n’entendions pas les rires. Tous les quarts d’heure, nous essayions de joindre Xav sur son portable, sans espoir car il devait l’avoir éteint. Nos montres indiquaient trois heure quand, nous avouant vaincus, nous nous sommes effondrés dans la voiture de Dan. C’étai comme rechercher un fantôme… - Bon, on ne panique pas. Sandra, on va réfléchir chez toi, si cela ne t’ennuie pas. Comme ça nous serons en mesure de voir s’il arrive. Nous avons suivi le conseil de Dan et nous sommes retourné chez moi. - Nous devons avoir un moyen de savoir ou il est allé. Michel, peux-tu nous répéter exactement les termes de votre dispute ? - C’était trois fois rien. Il voulait emprunter un disque à ma soeur, je lui ai dit que je ne pensais pas que ma mère serait d’accord. - A priori, il aurait pu demander à ta soeur ? demanda Dan. Michel prit l’expression d’un pâtissier à qui l’on viendrait juste de suggérer un régime. - Tu veux dire... un des disques d’Eliane ? Il approuva. - Mais... J’y perdais mon latin, visiblement Dan n’avait pas l’air de comprendre l’origine du silence qui s’ensuivit mais n’osa pas le briser. - Maman n’a pas touché à sa chambre, les affaires ont été laissée telle quelle depuis... ...enfin, je crois bien que même le lit n’a pas été fait. J’y vais parfois, quand maman n’est pas là, pour lire un de ses livres ou écouter de la musique, mais je ne pense pas qu’elle serait ravie si quelqu’un touchait à ses affaires. Tu comprends, n’est ce pas ? C’est déjà assez dur pour elle de savoir que je ne suis pas en excellente santé, si en plus on ressort ce genre de souvenirs en ce moment... Tu dois imaginer comme c’est terrible pour elle. Daniel restait silencieux, assis près du radiateur. Michel semblait avoir oublié sa présence. - Est ce qu’il savait qu’Eliane s’est suicidée ? J’entendis Daniel bouger à côté de moi mais ne lui jetais pas un regard. - C’est ce que je lui ai dit. Il doit l’avoir mal pris, pour une raison que j’ignore, parce qu’il s’est barré à ce moment. - Il n’a rien dit de plus ? - Non. Mais il n’avait pas l’air de très bonne humeur ce jour là. Nous avons attendu toute la soirée que Xav daigne se montrer mais visiblement il ne voulait pas rentrer dormir. Daniel était rentré chez lui, nous demandant de le contacter si nous avions du nouveau. Michel s’était attardé. - Il y a quelque chose que je voulais rajouter au sujet de Xav. Mais je ne pouvais pas trop aborder ce point tant que Dan était là. Je ne pense pas qu’il ait compris véritablement qui était Xav. - Je ne l’ai pas vraiment compris non plus, visiblement. - Je ne crois pas que ce soit à cause de notre dispute qu’il a disparu. Je lui en ai dit plus sur la mort d’Eliane que ce que j’ai laissé entendre tout à l’heure. - Que lui as tu dit ? - La vérité. Ce que je t’avais raconté, tu sais ? Dans ma lettre... Nous n’avions jamais encore évoqué ensemble cette lettre dans laquelle il m’avait révélé sa maladie, il y a plusieurs années de ça. - Tu lui as dit que c’était de ta faute ? Il haussa les épaules : est ce que ce n’était pas l’exacte vérité ? - Et après ça, il est parti ? - Il m’a regardé d’une façon encore plus étrange que d’habitude, et puis oui, il est parti. - Tu ne lui as pas expliqué ? - Non... mais je penses qu’il m’en veut. - ... ? - Sandra... Je l’imagine très bien tenter de mettre fin à sa vie. - Ne parle pas de malheur ! J’ignore ce qu’il s’est passé mais nous allons le retrouver avant qu’il ait fait une bêtise ! - Ce n’est pas de cela que je voulais parler. Tu ne crois pas... qu’il a déjà essayé ? Après tout quand tu l’as trouvé, il n’allait pas très bien, n’est ce pas ? Qu’est ce qu’il faisait d’ailleurs sur ce pont ? Je vois très bien de quoi tu veux parler, je connais ce pont, quand j’étais gamin il y avait un jardin public avec toboggan, tourniquet et balançoire, et nous habitions à côté. Maman nous y emmenait, j’ai traversé les voies de chemin de fer je ne sais combien de fois sur ce pont ! Et j’ai entendu raconter qu’il y a longtemps, un type s’était jeté de ce pont au passage d’un train. Aussi, quand tu m’as parlé de cet endroit, ou vous vous étiez croisé, je me suis demandé ce qu’il faisait là. Et je me suis demandé pourquoi tu étais là, comme par hasard. - Qu’est ce que tu racontes ? Je me baladais, et c’était le chemin le plus court pour rentrer chez moi ! Quant à Xav, s’il avait tenu à se foutre sous un train, il ne m’aurait pas appelé, il m’aurait laissé passer en cherchant à ne pas se faire remarquer, tu ne penses pas ? - Pour être franc, non. Peut-être étais-tu sa dernière chance ?

Je réfléchis un instant. Des horizons nouveaux s’ouvraient. Pourquoi Michel ne m’avait-il pas parlé de cela plus tôt ? Une intuition me traversa. - Peut-être qu’il y est retourné ? - Ou ça, sur le pont ? - Ca ne coûte rien d’aller voir.

Nous avons marché dans ma rue, puis nous avons pressé le pas. En vue du pont je me mis à courir et Michel m’emboîta le pas. Mais le pont était désert et rien ne prouvait que Xav fût passé par là. - Il devrait être ici ! M’écriais-je devant l’emplacement ou il m’était apparu pour la première fois. Découragée, je me laissais tomber là, m’accroupissant à même le trottoir. Michel s’accroupit près de moi, en se mordant la lèvre inférieure de déception. Nous restâmes là, prostrés, reprenant lentement notre souffle, pendant de longues minutes. Puis subitement un changement vint. Un nuage peut-être passait devant le soleil. Mais Michel leva les yeux et laissa surgir un cri de surprise. Xav avait surgi aussi soudainement que s’il venait juste de se matérialiser dans les airs. - Qu’attendez vous là ? - Qui veux-tu qu’on attende ? Le passage du prochain train ? Répondis-je reprenant rapidement mes esprits, en désignant les rails qui somnolaient en bas, couverts de la rouille des années. Xav, sans répondre, sourit mélancoliquement. - On te cherche depuis hier, Mik. - Fallait pas. Je n’étais pas perdu... - Non mais t’es gonflé ! Tu disparais, il pourrait t’être arrivé n’importe quoi… tu pourrais avoir été arrêté, je sais pas, ou être mort, ou à l’hôpital… tu répondais même pas à nos appels, ça sonnait dans le vide ! T’as même fini par éteindre ton portable ! - Gronde pas, gronde pas… Il ressemblait à un gamin pris en faute. J’étais hors de moi. - Mais ta gueule, on dirait un gosse de six ans ! Et puis, j’ai bien le droit de m’énerver… Il se dirigea sans faire plus attention à nous vers l’extrémité du pont d’ou nous étions venus. Après avoir échangé un regard, nous lui emboîtâmes le pas. Pas une seule fois il ne s’arrêta, ne se retourna pour nous observer, ni ne nous adressa la parole avant d’être arrivé à un petit square. Il s’arrête, s’assoie sur un banc. Je me pose à côté. Michel reste silencieux, et me regarde avec anxiété. - Ecoute, Xav, excuse moi. Mais on a eu si peur qu’il te soit arrivé quelque chose… Comment tu peux disparaître comme ça ? Pourquoi tu nous fais ça ? Est-ce que tu ne sais pas qu’on t’aime ? Ou bien, tu te fous de nous… - Qui m’aime, ici ? - Moi, je t’aime… Ma respiration était presque aussi calme que la sienne. Enervée, je m’étais penchée vers lui, et je le regardais maintenant par en dessous. Il avait son visage des jours malheureux. - Vous m’aimez comment, madame ? - Mais je sais pas, moi… - Peut-être que je t’aime aussi ? - Où est passé Michel ? Mais le regard de Xav ne se détachait pas de moi. Pourtant, Michel s’était à son tour évanoui dans la nature. - Peut-être qu’il voulait nous laisser seuls ? Je gardais le silence, m’abîmant dans la contemplation des graviers à mes pieds. Je ne résistai pas quand il m’attira à lui. - Tu ne dis rien à Daniel, hein ? Et même Michel, il n’a pas besoin de savoir comment ça se finit… - Ecoute… Tu crois pas que les choses sont un peu compliquées ? Je retrouvais un peu de mes esprits. - Compliquées pourquoi ? - Et bien, tu sais… Mais nous étions sur un banc public dans un square, et je n’avais aucune raison de m’inquiéter du futur. Les dieux étaient au repos…[sws_divider_bar1 barsize="500"] [/sws_divider_bar1]

Zwischenspiel

Troisième Partie « La première neige, mimosa des morts. »

- Je te préviens Boub’, si tu n’y mets pas du tien je vais me fâcher. Tu ne joueras pas au match samedi. - Et qui va jouer pour moi ? - Damien. - Damien est nul. - Pas du tout, il est très bon. En plus, lui a fini ses devoirs. - C’est pas parce qu’il est fort en maths qu’il va faire gagner les léopards tenaces. Xavier resta songeur un instant, examinant le bon sens du gamin. - Bien, alors puisque tu es si intelligent, tu vas nous dire pourquoi selon toi X=1 ? - Est-ce que je sais ? C’est faux ? - Non, c’est juste, mais je veux savoir comment tu as trouvé la solution. - Mais le principal c’est le résultat, non ? - C’est le raisonnement, le principal ! lançais-je de l’autre bout de la table, avant de me pencher sur Yasmina. - Bon alors, cette poésie ? La petite leva les yeux du cahier. - Je vais pouvoir voir le match samedi ? Mon grand frère joue… - Oui, tu vas pouvoir le voir. Quelques minutes passèrent en silence pendant que la dizaine de gamins assis à la table et que nous surveillions grignotaient leur stylos. Xav jetait un coup d’œil à l’horloge. 18 heures. Plus qu’une demi heure. On passe les pirates des caraïbes au cinéma. Un regard. A l’autre bout de la table, un adolescent se lève. - Tu me relis ? J’ai fini… - C’est ton devoir d’anglais ? Montre plutôt ça à Xavier. Moi et l’anglais…

- Oooooohh il m’a saoulé le Boub’ ! Sérieux, comment ce gosse est capable de trouver la solution d’une équation sans pouvoir expliquer comment il l’a trouvée ? - Oui, moi aussi je faisais ça étant petite. - De toute façon il a raison non ? L’important c’est le résultat ! - Bon, le problème c’est qu’il faut être capable de refaire le même raisonnement plus tard… - Et alors ? Qu’est ce qu’on en a à faire après tout, les maths, ça ne sert pas à grand-chose… - Tu me saoules déjà. On y va alors ?

On arrivait aux vacances, débarrassés des partiels. Les enfants du groupe de soutien scolaire que Xav et moi avions accepté d’animer étaient intenables. Nous leur avions promis une coupe de football entre plusieurs écoles, groupes de sport et autres partenaires du projet ; au final, 15 équipes étaient en jeu depuis un mois, ce qui ne faisait que rajouter à l’excitation générale. Nous devions faire le bilan des groupes de soutiens scolaires le lendemain soir, et nous comptions en profiter pour finaliser la préparation du camp auquel 50 de nos protégés s’étaient inscrits. - C’est pas notre groupe qui va poser problème. Franchement, je crois qu’ils vont passer sans problème en classe supérieure… Même Momo a fait de sacrés progrès ! J’ai été parler à sa prof principale hier, elle m’a assuré qu’au vu de sa progression on allait tenter de le faire passer en quatrième… - Moi je suis un peu déçu. Je m’attendais à quelque chose de plus grand. - En même temps il faut qu’on fasse nos preuves pour trouver d’autres partenaires. Xav faisait rouler la capsule sur la nappe. - Mouais… On s’en reprend une ? - Ca fera la quatrième ! - On a encore un quart d’heure avant le film ! - Mais tu sais que j’ai tendance à déconner quand j’ai un peu bu. Il fait disparaître la capsule dans sa main, m’envoie un sourire triangulaire et se balance sur sa chaise. - C’est moi qui paye ce coup ci. - Aha… alors ça se fête !

J’ai déjà pas mal bu quand on entre dans la salle, pour suivre les tribulations de ce cher Jack Sparrow. Un vrai pirate, cet homme. On quitte le cinéma pour retrouver un cabaret, et on boit encore, bien sûr. Je me demande encore ce matin là comment il s’avère que je me suis réveillée dans mon lit. Je ne garde pas le souvenir d’avoir gravi les escaliers, ni d’avoir ouvert la porte. La dernière image gravée dans ma mémoire ? La dernière rame de métro qui semblait foncer beaucoup plus vite que d’habitude dans un tourbillon de lumière flash pendant que Xav me tenait la main, un peu trop gentiment, sans doute pour m’empêcher de tomber dans un coma éthylique bien mérité. Pardonnez moi cet écart littéraire, mais ça me démange le clavier : lol. J’ai honte. [sws_divider_bar1 barsize="500"] [/sws_divider_bar1]

Tot

Le Mont Mazemme était voilé à l’horizon. Les gamins piaillaient dans la grange. J’étais sortie un instant, pour respirer l’air du soir. Plus que deux jours, deux toutes petites journées, et le camp s’achèverait. Quelque part devant moi, Emmanuel s’affairait avec Xavier à la préparation d’un barbecue improvisé. Daniel avait disparu, occupé à de basses taches logistiques. Je regardais les sapins immobiles sur ma gauche. Pas un souffle de vent, et pourtant il ne faisait pas chaud. Je souriais en moi-même de voir notre camerounais emmitouflé d’une grosse polaire… Et je me mis à regretter de ne pas avoir emporté dans mon sac le gros pull blanc à col roulé que je ne quittais pas de l’hiver. La Chaîne du Centre ! Daniel n’aurait pu choisir meilleur endroit pour son camp volant. Au moins, ces gosses de la cité sauront à quoi ressemble la campagne. Et quand je pense que Claire voulait nous entasser sur des plages bondées ! De la ferme, le propriétaire surgit soudain, l’air affairé. Mais rien ne peut détruire le calme de cette soirée. Je ne vois pas Daniel le rejoindre, entrer dans le corps de bâtiment, ressortir d’un air soucieux. Je regarde toujours les garçons préparer leur barbecue : le feu a pris, il faut attendre maintenant les braises. Xavier se relève, la sueur couvre son beau visage d’ébène. Il aperçoit Daniel derrière moi, qui s’est arrêté devant cette scène des derniers bonheurs du jour. - Qu’est ce qu’il y a ? Il s’est passé quelque chose ? Je me retourne. Daniel nous observe, interdit, une expression de détresse teintée de mélancolie dans le regard. Il nous observe l’un après l’autre, regarde le Mont Mazemme se draper dans la brume comme dans son linceul. Ses yeux s’attardent sur les flammes. Comme s’il observait un dernier tableau heureux avant d’en arriver à la galerie où s’exposent les œuvres de souffrances du peintre. - C’est quoi ? demande Xavier, dont le front se plisse maintenant. Il essuie la sueur d’un revers de manche. Mais dis nous ? - C’était la mère de Michel… au téléphone. Son cas s’est aggravé subitement et… - Elle est toujours en ligne ? - Oui… elle veut te parler, Sandra.

Dispensés de fin de camp, Xavier et moi sommes maintenant à l’hôpital avec notre ami. Il y a sa mère aussi, et deux de ses frères. Il ne parle plus, n’ouvre plus les yeux, n’est plus lui-même, sous assistance cardiaque et respiratoire. Jusqu’à ce que le cerveau se taise. Ce cerveau si bien fait, ce cerveau le détruit lentement. Il n’en a plus que pour quelques jours, et nous restons là, impuissants. Je réalise que nous le perdons, comme il était écrit au commencement. Je ricane en entendant ces mots monter à ma mémoire fatiguée. Une heure, deux heures passent, puis trois, puis quatre, puis finalement un jour entier. On guette le souffle, on écoute le battement du cœur. Les minutes s’égrènent comme les grains d’un chapelet. Prier ! Je ne puis pas. L’atmosphère de la chambre m’étouffe. Ma présence n’y est pas nécessaire. Je sors. Le couloir blanc, un banc. Pendant quelques secondes je respire plus librement. Mais une ombre se penche au dessus de moi. Xavier. - C’est comment, tu ne te sens pas bien ? - Non. On n’a pas besoin d’être là… - Rappelle toi, c’est sa mère qui nous a demandé de venir. - Pourquoi, elle ne fait pas attention à nous ! - Mais nous sommes présents. Elle n’est pas seule. Allons, reviens.

Nous nous endormons dans les fauteuils. On nous propose de rentrer, de dormir quelques heures, non : nous voulons être là quand… Et puis vinrent les mots qui devaient tout libérer. « C’est fini. »

Madame Saintnom s’effondre. Xavier la voit, il se lève, ses traits tirés tendus par la douleur, et pose une main sur l’épaule de la mère. De lui émane une douceur que je n’aurais pas cru possible.

- Non, ce n’est pas fini, madame. Il n’a pas vécu pour rien, et il n’est pas mort sans laisser quelque chose, un héritage que rien ne peut vous enlever. Regardez le madame ! C’est votre fils. Savez vous quel fardeau il a porté des années durant, cachant la vérité à ses frères et sœurs, à ses camarades, et vous dissimulant son chagrin ? Il se tenait debout seul, en adulte, faisant montre de toute la force du monde. Ses angoisses, il les portait, et votre chagrin il voulait le prendre sur son dos également. Et il a porté plus encore à la mort de sa sœur. Car il s’en est senti responsable, il avait failli une fois, une fois il avait voulu faire porter par un autre sa détresse, et cet autre n’a pas pu. C’était sa blessure, son remord. Avait-il raison ? Je ne le pense pas. Il n’est jamais raisonnable de s’imputer des morts dont on ignore la cause. Mais c’était son fardeau. (Il s’agenouilla et lui parla d’une voix très douce, presque un murmure). Voyez madame, la force de votre fils ! Voyez, c’est votre fils ! Et cette force incroyable qu’il avait en lui, elle doit rejaillir sur vous maintenant, elle doit rejaillir sur nous tous. Comment, nous aurions rencontré cette personne si hors du commun, et nous en ressortirions inchangés ? Car nous l’avons rencontré ! Mesurez notre chance ! Nous ne pouvons plus être comme avant, non, non. Parce qu’il nous a transmis, par cette force qu’il avait en lui, par sa mémoire même, nous ne pouvons pas faire porter par un autre notre faiblesse. Pleurez ! Pleurez seuls et ensemble, car nous perdons quelqu’un, mais ne sortez pas brisés de cette chambre. Ce serait lui faire insulte, à lui qui sortait toujours grandit des épreuves, souriant même lorsque tout allait mal pour nous assurer que ça n’allait pas si mal. Voyez, c’est votre fils qui nous le dit. Les choses ne vont pas si mal, puisque nous avons encore tant à faire ! Il nous reste tant de combats à mener. Il aurait aimé être à nos côtés. Mais battons nous pour deux alors ! Vivons pour deux, respirons pour deux, buvons pour deux aussi ! Car ainsi, il sera à nos côtés, vivant pour toujours par ce qu’il nous a donné. Un trésor incommensurable : la croyance que la vie vaut la peine d’être aimée. J’ai pleuré, ce jour là. Tout le monde a pleuré, mais en même temps, je sentais la paix emplir mon esprit. Etait-ce le fait du discours de Xavier ? Quel discours, je lui fis remarquer par la suite qu’il devait l’avoir composé avant… - Non, du tout… C’était de l’impro, et pour tout t’avouer, elle ne traduisait pas le fond de ma pensée. - Qui est ? - Tu sais… J’ai pas mal changé d’avis, mais pendant longtemps, c’est par crainte de perdre les gens que j’aime que j’ai tout fait pour n’aimer plus personne. - Impossible. On fini toujours par s’attacher aux gens, même si on ne retient rien de ce qu’on éprouve pour eux. - Cela, j’ai eu à l’apprendre…[sws_divider_bar1 barsize="500"] [/sws_divider_bar1]

Glaswand

Comment en suis-je venue à lui faire suffisamment confiance pour croire toute son histoire ? Et surtout, pourquoi est-ce à moi qu’il s’est adressé, à moi la gamine inconsciente et naïve, la fille qui avait toujours craint de s’attacher trop aux gens… Je ne sais pas. Toujours est-il qu’une nuit, nous avions fini seuls dans la boite, assis devant une bouteille de whisky à demi bue. Pour une fois, il donnait l’impression d’en avoir abusée ; son regard fixe se teintait de rouge, et la fatigue tirait son visage. - Tu sais, je n’ai jamais pu supporter les aéroports. - Ah ? - Non. C’est des endroits glauques, c’est là que les gens se séparent. - Tu as pris l’avion pour venir ici ? - Ne détourne pas la conversation, s’il te plait… - Il me plait. - Tu es là, derrière la vitre, tu pleures, tu crois que tout va se briser, mais tu pleures juste et rien ne vient… Je ne disais rien, le laissant parler. Où voulait-il en venir ? - Et c’est comme si la personne qui partait était en train de mourir. - Partir, c’est mourir un peu… - Oui. - Mais aujourd’hui, le monde est petit… Regarde toi-même comment tu as voyagé ! - Non, ce n’est pas la distance le problème… c’est le moment. L’instant, tu comprends ? L’instant où on se sépare, et c’est comme si on mourait l’un à l’autre. Moi je n’accompagne personne à l’aéroport. Jamais. - Tu as peur de la mort ? - Pas si c’est moi qui meurs… - Tu disais, mourir l’un à l’autre. Alors, dans ce cas, celui qui reste meurt autant que celui qui part ? - Qui part ? Ce n’est qu’une question de point de vue. - Pourquoi tu me racontes ça ? - Pour te dire. Parce qu’il faut que tu saches comme ça fait mal… - Mes parents sont morts dans un accident d’avion. - Je ne savais pas. - Pourquoi veux tu me faire mal ? - Il faut que tu saches, que c’est toujours plus dur pour ceux qui restent. - Mais je le sais déjà. - Non, tu ne sais pas. Tu n’as jamais vraiment aimé quelqu’un qui est parti. Tu n’as jamais perdu quelqu’un que tu aimes… Je restais silencieuse sans comprendre. Il reprit, comme pour lui-même : - Quand je l’ai perdu… C’est comme si j’avais tout perdu. J’ai cru, et nous avons cru tout les deux, que ça pourrait continuer, malgré la distance… Mais ça ne marche pas comme ça. J’ai été fidèle, tu sais… Pendant un temps. Et puis… Ca ne nous suffisait pas, de savoir que nous étions sur la même planète. Tu ne crois pas, toi, que les gens que nous ne voyons pas cessent d’exister ? - Non, je ne le crois pas. - Mais toi, tu crois en Dieu. - Oui… - Tu pris parfois, pour ceux qui sont partis ? - Oui.

Et toi, ça t’arrive de prier ? - Non. Je n’ai jamais eu la foi. Pour moi, il n’y a que ce qu’on voit et ce qu’on sait qui existe. - Tu n’as jamais vu la Terre tourner, pourtant ! - Je ne sais même pas pourquoi je t’ai accompagné à la Messe, l’autre dimanche ! Je haussais les épaules. Pour me faire plaisir, sans doute… Où pour se faire passer pour quelqu’un de bien à mes yeux, quoi que ça ne lui ressemblait pas. - Je suis qui, pour toi ? - Une petite fille… une petite fille qui ne connaît encore rien de la vie, ni de l’amour… Et qui ne sait pas ce qu’elle veut faire de sa vie ! - Moi, je sais ce que je veux faire de ma vie… c’est la vie qui ne sait pas ce qu’elle veut faire de moi… - Toi, là !

Je ne connaissais rien de la vie ? Tu t’es chargé de mon apprentissage, mon frère. Quand je t’ai quitté je n’étais plus du tout la même.[sws_divider_bar1 barsize="500"] [/sws_divider_bar1]

Du

Nous buvions comme des trous en boite. Nous ne pouvions pas nous séparer l’un de l’autre… Souviens toi des dimanches midi chez Claire, rappelle toi comme chaque soir tu frappais à ma porte, avec toujours le même sourire quand je l’ouvrais. Simplement parce qu’on aimait être ensemble… Et puis, tu t’es écarté de moi. Tu as changé… Et moi, j’aurais voulu passer chaque jour de ma vie avec toi, à te parler. Sais tu seulement pourquoi ? Parce que ta pensée était si étrangement humaine. Avec personne d’autre je n’aurais pu parler autant, et je t’ai dit des choses que je n’ai répétées à personne d’autre sur cette planète. Et il en est d’autres que je t’ai cachées. Parmi lesquelles ce que j’écris actuellement… Tu m’as souvent reproché de ne pas parler, de ne pas « dire les choses ». Mais je ne pouvais pas, Xav, je ne pouvais pas. Que dire ? Que je voulais rester avec toi chaque jour de ma vie ? Mais j’avais déjà compris, que ce n’était pas possible… Je savais déjà que tu étais différent, et cette différence, si je l’aimais, si c’était ce que j’aimais le plus en toi, elle était aussi celle qui allait nous séparer, qui avait fait en sorte que jamais nous ne puissions être vraiment ensemble. Quelle chance elle a eu, celle qui a eu le courage de te prendre à l’époque ! Et quelle sottise que de partir, alors que toi, tu restais. Tu étais, je n’en doute pas, l’homme de sa vie. Lequel d’entre vous deux est mort le premier ? Et pourquoi es-tu venu ici, entrer dans ma vie ? Qu’es-tu venu chercher là ? Une rédemption pour je ne sais quelle faute, l’amour que tu n’avais pas trouvé ailleurs, ta place, tout simplement, sur cette planète ? Ta place sur cette planète ! Mais où est-elle, ta place ? Je t’imagine, toi et ton intelligence, ta sensibilité à fleur de peau, ton impulsivité toute africaine, mais aussi ton charme indéniable, ta classe, et ta quête d’absolu, je t’imagine dans ta ville natale… J’ai visité Yaoundé depuis, j’ai été là ou tu m’avais dit travailler, j’ai vu. Mais où était ta place ? Qu’es-tu venu chercher en Europe, pourquoi es-tu venu là plutôt qu’ailleurs ? Pourquoi dans mon pays, dans ma ville ? Tu n’étais pas d’ici… Et à la vérité, tu es de nulle part… Avec toi on ne pouvait se disputer sur des choses sérieuses. Tu écoutais tous les avis, tu ne voyais pas de problème à la différence. Personne ne pouvait te faire changer d’opinion, aussi. Tête de mule ! Mais en face de toi, nous nous sentions plus humains. Comme si dévoiler tes peines et tes faiblesses, tes joies et ta tristesse, comme si ne rien cacher de tes propres blessures nous permettait de supporter les nôtres. Je comprends à présent pourquoi c’est à toi que Michel s’est adressé, dans les dernières semaines de sa vie. Je comprends aussi pourquoi c’est toi qui nous consolais tous, le soir ou il est parti… Mais ais-je eu autant de peine ce soir là ? Mourir, c’est partir beaucoup. Et toi, chaque jour tu partais un peu plus. Chacun de tes au- revoir sonnait comme un adieu. Et maintenant, je sais ce que c’est que de perdre quelqu’un. Si partir, c’est mourir, rester ce n’est pas mieux… Mais il fallait que je le comprenne grâce à quelqu’un que j’aime par-dessus tout, quelqu’un qui a su se faire aimer. Ne me demande plus comment je t’aimais. Comme un ami, un frère, un homme ? Ces classifications sont-elles bien utiles ? Je t’aimais comme un être humain, pour autant qu’un être humain puisse en aimer un autre. Et par-delà toutes les gares et tous les aéroports du monde, je t’aime encore, même si jamais je n’ai bien compris qui tu étais et ce que tu étais venu faire ici. Tes fautes, tes bêtises, tes coups bas… Je les ai calculés, tous, j’ai mesuré… Mais tu connais la phrase de Saint Ex, mon frère. Et la direction vers laquelle tu marchais, ce n’était pas la mienne. Je l’avais toujours su, même si j’avais refusé de regarder en face le désespoir. J’ai refusé ; mais je n’étais pas seule. Daniel, sans rien dire, avait continué ses recherches sur l’étrange garçon au regard immobile. Il avait retracé l’existence d’un Hans Geister, arrivé au Cameroun alors que les casques à pointe s’entassaient dans les tranchées au même moment chez lui. Marié avec une camerounaise. Vivant à Bangwa, dans l’Ouest, mort quelques années plus tard, descendance inconnue. Quand Daniel me relata le fruit de ses investigations, je n’éprouvais étrangement aucune curiosité. Geister ! Un allemand arrivé il y a près d’un siècle, marié à une autochtone ! C’était pourtant là la piste ! Mais quelle piste ? Quel animal chassions nous pour le suivre ainsi à la trace ? Et pourtant, quand Daniel se proposa de se rendre sur place pour approfondir les recherches, et qui sait, retrouver la famille de notre protégé, je fus tentée de le suivre. Vague tentation qui ne résista pas à une crainte indéfinie de la vérité… Daniel est donc parti seul.[sws_divider_bar1 barsize="500"] [/sws_divider_bar1]

Grabstätte

Ses déboires au Cameroun durant les mois d’août et septembre vaudraient la peine d’être racontés en détail, et pour cela il serait mieux placé que moi ! Je vais néanmoins faire de mon mieux. Il est parti là bas dans le cadre d’une mission financée par l’ONU, sur la liberté de la presse ou quelque prétexte comme ça. Un mois était largement suffisant pour mettre à bien ses deux taches : démontrer que la liberté de la presse au Cameroun était une vaste fumisterie, et découvrir si le sieur Hans Geister avait un quelconque rapport avec notre Xavier. Son premier voyage fut pour le village de Bangwa. Sur la route de Dschang, on ne pouvait pas le manquer. Daniel décida donc au bout d’une semaine qu’il lui fallait trois jours de repos, et s’acheta une place dans le bus d’une compagnie. Qui n’a pas voyagé en taxi brousse déjà ne peut savoir ce qu’on endure lors de certains voyages. Le journaliste avait envisagé qu’il pourrait se trouver coincé entre deux grosses mamas, une fesse incommodément posée entre deux sièges, puisque cinq voyageurs s’entassaient là où le concepteur du véhicule avait prévu quatre places. Et quatre places pour derrières normaux, pensait le suffoquant Daniel. Il avait prévu la chaleur également, et avait anticipé le retard, le bus ne s’ébranlant qu’une fois plein. En revanche, il n’avait pas songé un instant que les femmes rentrant au village transporteraient avec elles un certain nombre de denrées alimentaires. Et, entre autre, des bâtons de manioc dont le délicat fumé le poursuivit jusque dans son lit le soir même. Il échappa à son martyre en fin d’après midi : déjà, le soleil sombrait derrière les montagnes dans un flamboiement de draperies ocres. On lui avait indiqué une auberge non loin, et il avait eu le bon sens de retenir une place : il n’y avait que quatre chambres. Son premier mouvement fut de sortir la moustiquaire de son sac ; les fenêtres n’étaient pas pourvues de vitres, et il n’avait pas l’intention de perdre son temps en soignant un palu malencontreux. La journée du lendemain le vit occupé à interroger les gens du village et excursionner un peu dans les montagnes, suivant un prétendu guide qui ne lui cachait pas sa curiosité de voir l’européen s’user les pieds pour rien. Le village le changeait radicalement de Yaoundé. S’il était dévisagé, personne ne l’avait encore interpellé, comme on le faisait en ville. Ici, les gens se montraient curieux mais courtois, accueillants et inquiets à la fois. On était loin de l’agressivité des rues sales qu’il quittait la veille – avec plaisir. C’est seulement le lendemain, après un entretien avec le Chef du village qui était aussi maire et le renvoya vers un notaire qui tenait les registres de la commune depuis des dizaines d’années qu’il put avancer un peu dans sa quête. Bien sûr, l’histoire du Blanc qui s’était installé dans le village était bien connue. L’histoire remontait il y a presque un siècle, et l’allemand avait eu le temps d’être apparenté à la quasi-totalité du village, à en entendre ses habitants ! En revanche, personne n’était en mesure de dire ce que l’homme avait été faire ici. D’après le notaire néanmoins, la famille de l’européen était beaucoup moins étendue qu’il n’y paraissait à entendre ses prétendus descendants. Hans Geister s’était installé en 1913 ici ; il voulait planter, raconte t-on, planter quoi, tout le monde l’a oublié. Ce qu’on a retenu en revanche, c’est que ses plantations ne prirent jamais. Il se reconvertit dans des affaires d’exportations, dans les années vingt, mais rien de ce qu’il entreprit ne pouvait fonctionner dans le climat d’hostilité où il évoluait, après la défaite de l’Allemagne et le partage du Cameroun entre la France et l’Angleterre qui s’en était suivi. Le vieil Hans, malgré son âge lors de son arrivée, pris néanmoins femme au village. Une unique femme, disait-on en hochant la tête, car le Blanc était comme tout les Blancs, bien que celui-ci rendit assez peu fréquemment visite aux missionnaires. Normal : les missionnaires étaient français. Quand il mourut, en 1927, il laissait sa femme avec quatre filles et deux garçons. Deux des filles trouvèrent à se marier au village ; les deux autres s’en allèrent ensemble un beau jour à la ville, sans même en parler à leur mère et l’on entendit plus parler d’elles. Les enfants avaient reçu une éducation suivie. Les deux frères restants décidèrent eux aussi d’aller chercher fortune. Mais l’aîné, Heinrich, ne quitta jamais la région, puisqu’il ne dépassa pas Dschang et s’employa au métier de scribe. Le cadet, Adolf, était plus ambitieux. Il quitta jeune le village, pour étudier dans un lycée tenu par des pères blancs. A l’époque, il voulait partir en France. Les dernières nouvelles que sa mère reçut dataient de 1940 : il était au mieux avec l’administration, travaillait dur, et possédait une grande maison à Yaoundé. La femme était simple d’esprit : elle ignorait les enjeux de l’histoire, et son mari avait été allemand. Elle ne supporta pas que son fils travaille pour les ennemis de son père, alors que la France venait à nouveau de déclarer la guerre à l’Allemagne. Elle mourut cinq ans plus tard sans avoir revu son fils. Daniel quitta le village avec la certitude qu’un certain Adolf Geister, un métis, s’était installé à Yaoundé dans les années trente, et avait travaillé avec l’administration coloniale. Il revint donc à Yaoundé. Pendant une semaine, il se concentra sur ses taches officielles. Mais le nom Geister devait le rattraper par hasard. Il avait tissé quelques liens de sympathie avec un éditorialiste du Messager, qui l’avait convié à déjeuner chez lui un dimanche midi. Une belle maison de Bastos, belle mais simple, dont les installations sanitaires encore vétustes témoignait de l’honnêteté de son propriétaire. Dans un séjour bas de plafond et aux murs encombrés de photographies, tableaux et autres bibelots posés sur les étagères, ils s’assirent pour boire une bière avant de déjeuner. La mère avait mis la table sur la terrasse. Daniel discourait avec son collègue quand il remarqua un petit cadre suspendu juste à côté de sa tête. Un jeune homme à la peau très sombre se drapait dans ce qui semblait être le drapeau du Cameroun. En bas à droite il lut : « Mik Geister ». Daniel ne put s’empêcher de sursauter. - Pardon cher ami ? - Cette photographie… qui représente t-elle ? - Ah ! Il s’agit de Michel Geister, un héros de l’indépendance. - De l’indépendance ? - Oui… un jeune homme très courageux, au point que son père a échappé à un jugement trop sévère. Figurez toi que Mik, à quinze ans, s’engagea dans l’UPC alors que son père Charles avait de hautes fonctions dans l’administration coloniale. Il a eu une belle carrière par la suite, sous le régime d’Ahidjo, et il ne m’étonne pas que son visage te dise quelque chose ! Il a fini vice consul dans ton pays, très cher… Voyons, en quelle année : 1965 il me semble… Il ne l’est pas resté longtemps remarque, le pauvre : on le savait déjà malade, mais personne ne pensait que ça l’emporterait si vite ! Sa femme est rentrée à Yaoundé avec ces cinq enfants, on raconte qu’elle a fini sa vie dans le dénuement le plus total. - Charles ? Son père s’appelait Charles ? Vous avez sans doute deviné qu’il s’agit de cet Adolf dont Daniel avait trouvé trace lors de son précédent séjour au Cameroun. - Et les six enfants, que sont-ils devenus ? - Tu devrais demander ça à mon père, il a bien connu la famille… Deux jours plus tard, Daniel avait le nom des cinq enfants, et la destinée de quatre d’entre eux : Marthe Essomo Momba s’était mariée, elle portait le nom de son mari et était toujours en vie. Ces enfants aussi, encore de jeunes gens, dont aucun n’avait quitté la ville. Agnès s’était faite religieuse : sœur Agnès-Emanuelle. Edouard avait pris deux femmes, mais la première était morte en couche, et il avait en tout neuf enfants dont aucun n’avait disparu de la circulation, à sa connaissance. Le dernier, Xavier, qui était né en Europe, avait trouvé la mort encore jeune dans un accident ferroviaire : à vrai dire, on n’avait jamais pu démontrer qu’il s’agissait d’un accident, mais personne n’aurait pu dire si on l’avait poussé, bien qu’il avait de nombreux ennemis dans le monde politique comme au bar. Quant à son frère aîné, François, il restait un mystère pour tous puisqu’il avait disparu corps et biens. Les tombes étaient dans la propriété de famille d’Edouard, qui avait fait carrière dans le bois. Daniel alla jusque là, et observa ainsi la tombe de Cécile Geister, la femme du rebelle Mik, celle de sa belle fille morte en mettant au monde son deuxième, et la sépulture de son fils, homonyme de notre Xav, né en 1965 à Pairs, et décédé en 1993 à Yaoundé. Simples dalles blanches dans un jardin. Etaient-ils en lien avec notre Xav ? Etait-ce là sa famille, qu’il avait quittée ? Et ce mystérieux François, ne se pouvait-il pas que ce fut son père ? Un éclair lumineux transperça le crâne de Daniel : Xavier Geister, né à Pairs en 1965, il avait vu ce nom ! Lors de ses premières fouilles, il avait retrouvé un Geister déjà ! Il était douteux que notre ami possède deux homonymes, tous deux d’origine camerounaise, nés à Pairs la même année. Il ne pouvait s’agir que d’une seule et même personne. Lentement mais sûrement, les pièces du puzzle s’assemblaient. Il ne manquait que la pièce maîtresse… Celle que jamais Daniel ne découvrit.

Tout ce voyage et toutes ces peines pour revenir au point de départ… c’était râlant.[sws_divider_bar1 barsize="500"] [/sws_divider_bar1]

Trennung

Ce jour là, il avait neigé. Nous étions descendus dans la ville calme, si calme. Il ne devait pas être sept heures du matin… Nous avons marché sans parler, nous sommes repassés par le pont. Les rails s’enfuyaient au loin, vers un lieu que je ne connais pas. Mais le dernier train était passé il y a bien longtemps. Nous avons gravi ensemble les marches qui menaient au cimetière Bételgeuse, et nos pas s’imprimaient dans la neige fraîche. Une phrase, surgie du fond de ma mémoire, s’imposait à moi : « la première neige, mimosa des morts ». Nous sommes arrivés en haut, au dernier niveau du cimetière. Nous regardions la ville s’éveiller sous son manteau, tes mains noires formaient des boules blanches avec la neige du parapet, boules que tu envoyais dans le fleuve calme en bas, serpent sombre sur une terre pâle. - Je m’en vais. Je n’ai rien dit, qu’aurais je pu dire ? Je n’arrivais pas à pleurer en face de toi, et comme toujours, je gardais mes distances. J’avais trop de respect pour te prendre le bras, et tous ces mois passés ensemble, j’avais trop craint de m’attacher à quelqu’un qui devait partir… J’avais toujours tenu mes distances, ou presque… - Chaque fois que nous étions ensemble, sais tu à quoi je pensais ? - Non… - Je me disais Sandra, retiens bien ce moment, et grave le dans ta mémoire, car plus jamais tu ne le revivras. - Il faut que je te dise… Tu as beaucoup compté pour moi. Peut-être que tu ne comprend pas encore, mais il fallait qu’on se rencontre. Je devais tout réparer. - Réparer quoi ? Quelle faute as-tu commise là bas que tu devais expier ici ? - Ce n’est pas ton problème. Tu sais j’ai beaucoup admiré Michel. Ce n’est pas facile de vivre avec la maladie. Ce l’est d’autant moins quand on sait que, directement ou non, cette maladie a causé la mort de quelqu’un d’autre, quelqu’un qu’on aimait. Il a réussit à vivre avec ça. …Il ne savait pas… Il y a des gens qui ne peuvent pas vivre avec ce poids, et qui préfère abandonner. Abandonner revient simplement à partir un peu plus tôt, quand on est malade. Mais il m’a persuadé du contraire. Il m’a persuadé qu’on pouvait vivre avec ça, ne serait-ce que pour les gens qui nous aiment. Et avec vous j’ai appris qu’on n’est pas seul. Et surtout, qu’on n’est pas responsable que de soi… Mais j’avais besoin de te dire quelque chose. Je voulais te le faire comprendre, je ne sais pas si j’ai réussi. Tu crois que je t’ai trouvé pour une raison, pour que tu m’aides, mais ce n’est pas vrai. Tu n’as pas à aider toujours les gens. Tu n’as pas non plus besoin de payer n’importe quel prix pour te faire aimer. Tu es digne d’être aimée, Sandra. Tu n’as pas besoin de faire des choses extraordinaire, de donner sans cesse pour t’attacher les gens. Il suffit de donner de ta présence, de te donner toi. Parce que tu mérites d’être aimée, et tu le seras. J’ai de la peine de te quitter. Non, c’est même pire ; j’ai de la peine de te donner de la peine en te quittant… (Il pleurait doucement maintenant, mais ce n’était plus ces larmes silencieuses qu’il voulait incomprises. Le flot de parole continuait de couler de ses lèvres) Je te demande pardon de m’être fait aimer… Je ne savais pas que ça faisait si mal d’aimer. Je ne savais pas que ça faisait si mal d’être aimé… - De toute façon, ou que tu ailles on se reverra un jour, non ? Je saurais bien te chercher, moi… - Ne me cherche pas. - Alors, on se sépare ? On ne se reverra plus ? … Bon… c’est comme ça je suppose. C’est la vie… et puis, je le savais déjà. Tu n’as rien dit. Mais ne savais-tu pas tout ce que je n’avais jamais pu exprimer ? - Pourquoi tu t’es tu pendant tout ce temps ? - Et toi ? - Vigny, la Mort du Loup. « Seul le silence est grand… » - Essaie d’avoir une pensée pour moi… de temps en temps… si tu veux.

Le matin se levait sur la ville. Le soleil lentement allait monter à l’horizon, derrière nous. Je sentais déjà la chaleur sur ma peau ; la neige ne tiendrait pas. Je me retournais pour le regarder monter, et ce faisant m’approchais d’une tombe sans croix ni fleurs, simple dalle blanche sous son linceul. Je grattais machinalement la neige, et les inscriptions dans la pierre m’indiquèrent qu’il y a quelques années de ça, des parents avaient enterré leur fille qui n’avait pas encore 22 ans. Le soleil m’ébloui. Je clignais des yeux. Quand je me suis retournée vers toi, tu étais déjà parti. Déjà, le soleil effaçait la trace de tes pas…

Depuis j’ai bien grandi, tu sais, tu serais fier de moi. La petite fille de la résidence universitaire est morte depuis ! Daniel et moi nous avons trois enfants : Alex, Michel et… Xavier, naturellement. Nos projets n’ont pas tous fonctionné, mais on s’en sort comme on peut. On s’est toujours débrouillé, tu sais bien. Je ne t’ai jamais revu. Mais je ne t’en veux pas. Parfois je pense à toi, tu sais… Un détail, quelque chose qui me rappelle… Un peu comme l’aviateur repensait au petit prince en regardant les étoiles ou les champs de blés. Je me réveille la nuit en sursaut, persuadée d’avoir entendu ta voix dans mon sommeil, ta voix timide, apaisante et un peu enrouée qui avait si bien su m’ensorceler au premier jour de notre rencontre. Nous avons acheté une maison dans l’Ouest de ton pays, dans les montagnes. Un très beau village, encore préservé du reste du monde. Ce village, tu sais, c’est là que tu aurais du vivre. Il te correspond, je ne saurais dire pourquoi. Il parait que les gens y sont un peu sorciers, mais nous n’avons eu de problème avec personne. On dit que je ne sais quel esprit de la forêt veille sur nous… Nous avons aussi un appartement à Meribel, et du balcon, la vue est superbe. Je pense à toi quand je vois ces paysages… Et je regrette infiniment que tu ne sois pas à mes côtés pour en profiter aussi. Et puis me voilà, aujourd’hui, à feuilleter ce livre noir, caressant doucement le dragon rouge qui orne sa couverture. Je voulais t’offrir ce livre, mais tu n’as jamais pu le lire : « There and back again »… tu avais souri. Il n’y a pas de retour possible… Et je me demande où tu es. Ce que tu fais. Si tu te souviens de moi. Si tu as trouvé le bonheur. Je pense souvent à toi. Aussi, c’est toi qui me l’as demandé, n’est ce pas ? Tous les jours je prie pour toi. Et bien que tu ne me l’aies jamais demandé, je prie pour qu’on se revoie un jour. Mais je ne me demande pas si tu es mort ou vivant. Non. Cela je ne me le demande pas.

Car après tout, n’est ce pas qu’une simple question de point de vue ?

Elisabeth Laneyrie, Septembre 2007.

[sws_divider_basic]NOTES

J’aime tout particulièrement faire mourir des personnages lentement créés. C’est l’achèvement, le point final de son histoire. Il est mort, et ne pourra plus jamais évoluer ; il est fini et m’appartient définitivement. Pourquoi alors n’ai je pas fait mourir Xavier ? Peut-être parce que Xavier ne m’appartient pas. Il ressemble à ce garçon que j’ai rencontré ici, et que j’aurais pu suivre jusqu’en enfer… Un garçon que j’aurais cherché en prison, pour lequel j’aurais passé mes nuits sans dormir, pour qui j’aurais joué des pieds et des mains de façon à lui obtenir un bon poste, une opportunité professionnelle, ou tout simplement, un verre de 33 dans un bar de la ville. Un jour son amie m’a demandé : - Pourquoi tu ne t’es pas battue plus que ça pour le garder ? Mais on ne garde que ce qu’on possède ! Pauvre petite idiote, ais-je pensé, qui pense qu’une telle personne peut appartenir à quelqu’un. D’ailleurs, personne n’appartient à personne, même les faibles qui ne parviennent à détromper ceux qui veulent les tenir enchaînés. Quant à J.N., je le respectais trop pour imaginer même qu’il puisse se plier à ma volonté. J’aurais tant voulu qu’il lise ce livre, j’étais prête à lui offrir, et il n’a jamais pu dépasser la centième page… J’ai voulu faire de Xavier quelqu’un qui m’échappe. Un personnage qui échappe à son créateur, n’est ce pas l’atteinte de la perfection dans la création ? Alors voilà, je considère que je n’ai pas droit de vie et de mort sur Xav. J’ai lu un jour un roman pour adolescents pour lequel l’auteur avait rédigé deux fins. Le personnage principal devait-il mourir ou pas ? Incapable de se décider, Serge Dalens a laissé le choix aux lecteurs. Que ceux qui veulent connaître l’autre destin de Jean-Luc tournent la page. Je ne laisse aucune page à tourner. Vous non plus, vous n’avez pas le droit de décider pour lui. C’est à lui, et à lui seul, que revient le droit de choisir son destin. En fonction de la façon dont son image s’imprimera dans votre mémoire, il apparaîtra à vos yeux et sera pour vous, un être de papier, un garçon vivant disparu vers quelque horizon lointain, un fantôme ayant hanté quelques jours une vie qui ne lui appartenait plus, ou un esprit sorcier des montagnes de là-bas égaré quelques temps dans une froide Europe pour y chercher... quoi ? Je l’ignore encore. « Nous méritons toutes nos rencontres », écrivait François Mauriac, et j’y crois fermement. Un jour, je le sais, je serais en mesure de déchiffrer celle-ci.[sws_divider_top]




Le silence seul permet le verbe, Et les ténèbres la lumière, Comme de la mort jaillit la vie. Radieux est le vol du faucon Dans le désert des cieux.

Ursula le Guin, Terremer.

Les Masques siégeaient dans la salle, en un cercle d’où descendaient des ombres longues et droites, comme taillées à la hache plutôt qu’au ciseau. Au centre de leur cercle, sur le dallage de marbre sans poussière, une petite chose se tenait prostrée.

Il en est qui se complaisent dans la lumière immobile que ne voile aucune ombre. Ils vivent dans des salles peuplées d’échos et de souvenirs. Le temps ne s’aventure guère dans leurs demeures creuses où s’entassent figures de pierre et parchemins. Nul visiteur n’en écaille les arêtes sculptées, nul insecte ne ronge les feuilles. La pierre attend, et le parchemin s’efface en silence. Il en est qui courbent la tête devant des statues et des livres anciens, qui épient les lointaines étoiles, dans leur froide pureté, au sommet de tours sans parapet. Ils préfèrent le savoir que l’on murmure à peine aux éclats de rire et de voix du dehors. Leurs croisées sans vitrail n’ont jamais connu le souffle du vent où s’agite le rideau.

- Il a enfreint le silence, dit le premier Masque sans baisser les yeux sur le Miroir, recroquevillé sur le sol. - Il a ouvert la Porte, et il a parlé dans l’Enceinte aux livres, dit le deuxième masque sans que sa mâchoire n’esquisse un mouvement. - Quelle sentence, pour qui trouble la Bibliothèque ? énonça le troisième Masque. - La mort, répondirent d’une seule voix les quatre Masques qui n’avaient pas encore parlé. - Vous n’êtes pas vivants vous-mêmes, glapit le Miroir. - Nous sommes immortels, dit le premier Masque. - Quelle satisfaction pouvez-vous trouver dans la mort d’un autre, vous qui ne la connaissez pas ? dit le Miroir en se relevant. Il serrait contre sa poitrine un lourd livre orné de fermaux découpés. - Le temple sera purifié de ta présence sacrilège, dit le quatrième masque en levant une main gantée de blanc. - Parce que j’ai volé un livre ? cria le Miroir. - Tu l’as souillé, tu l’emporteras dans ta mort, il ne nous est plus d’aucune utilité, et il n’a pour nous aucune valeur. - Mais vous n’en faites rien ! implora le miroir. Vous apprenez pour apprendre. Votre savoir est sans joie. Vous vénérez les livres en eux-mêmes, et non ce qu’ils pourraient vous apporter, vous ne sortez jamais d’ici ! - Nous les vénérons, car ici tout est sacré, dit le septième Masque. - Mais si tout est sacré, alors rien ne l’est ! gémit le Miroir - Notre savoir est secret dit le deuxième Masque. - Vous faites des secrets de la moindre chose, dit le miroir en jetant des regards apeurés autour de lui. Je le sais ! Vous ne parlez qu’à voix basse, même entre vous, dans votre maison vide, derrière vos murs doublement épais. Vous faites des mystères que vous vous glorifiez d’être les seuls à comprendre. Les choses que vous taisez, vous ne les taisez pas par nécessité, mais par plaisir de les garder pour vous, cachée. Par plaisir d’être importants. - Tes paroles ne sont pas dignes d’être écoutées, lâcha le premier masque. - Pourquoi ? cela n’a pas de sens, dit le Miroir, sa main passant et repassant sur la couverture du livre, rude comme une peau écailleuse. Vous voulez me condamner pour être entré, pour avoir parlé, et non pour avoir volé. - Ce qui est impur n’est rien, ce que touche un être impur n’est rien. Tes paroles ne sont rien, car ici, seul compte ce qui émane des Masques. - Seul compte ce qui est parfait, dit le cinquième Masque, croisant ses bras sur sa chasuble blanche. Nous seuls sommes parfaits. Tout le reste sera écarté.

Le Miroir s’érafla les paumes sur les ferrures fermées du livre. Il sentait le parchemin tanné, l’encre, la gomme et le cuivre oxydé. Il était lourd, épais, concret. Jamais une main gantée de Masque n’avait touché ses pages neuves. Jamais leur taille mince, élancée, parfaite, ne s’était courbée au-dessus du lutrin. Jamais leurs yeux immuables ne s’étaient fatigués à lire ses caractères en pattes de mouche. Le Miroir l’avait enlevé. Le Miroir l’avait porté. Le Miroir l’avait serré. Mais il ne l’avait pas encore ouvert.

- Comment pouvez-vous savoir ce qui est parfait ? Dit le Miroir en se relevant. Vous ne connaissez que vous-mêmes. Vous êtes hostile à tout ce qui ne vous ressemble pas. Rien n’est parfait en soi.

Le sixième Masque vacilla.

- Nous savons que tout nous est inférieur. - Et d’entre vous, qui est le plus grand ? railla le Miroir, ses doigts courants sur la tranche du livre. - Nous sommes tous égaux, dit le premier masque, de sa voix sans timbre. - Vous êtes identiques, cingla le Miroir, dessinant de sa main les contours ouvragés du fermail.

Le deuxième Masque soupira.

Il en est qui se complaisent en silences empesés, leurs pas sans ombre effleurant à peine la pierre fade. Ils se délectent de mélancolie immobile. Les gestes héroïques des temps passés sont leur précieux magot, mais ils ne portent pas d’enfants. Leurs mains sont fines, leur beauté est haute, sans tache, sans défaut, froide comme la lune dans une nuit blafarde. Ils sont sereins, sans crainte, sans tâche. Ils sont parfaits. Ici tout est qu’ordre, calme, certitude. Ils triomphent du temps, ne souffrent de rien, ignorent la signification de peur, de doute. And fade to black…

- Votre savoir est vain, assena le Miroir qui s’enhardissait. Il ne produit rien, il ne change pas, il ne vit pas. - La perfection est immuable, articula le cinquième Masque. Le changement est inutile. Vous autres humains le savez bien. Ce qui change meurt. - Ce qui change vit ! Hurla le Miroir.

Le premier Masque tressaillit.

Back to the meaning of…life !

- Silence, dit le troisième Masque haussant le ton. - Ouvrez les yeux ! appela le Miroir, qui s’était entièrement redressé. Vous vous trompez depuis le départ. Vous rejetez tout ce qui vous est dissemblable. Dans votre aveuglement, vous ne pouvez admettre qu’il y ait de la valeur ailleurs qu’en vous-mêmes. Vous ne la voyez que là où vous voulez la voir. Vous vous usez à contempler votre propre vide, cent fois répété, mais vous ne savez rien de la vie !

Le quatrième masque eut un mouvement d’impatience.

- La mort, tonna le troisième Masque.

Les doigts du Miroir arrachèrent le fermail. Le livre tomba avec bruit au centre du cercle. Les pages volèrent, laissant s’échapper un tourbillon d’images colorées et un long bruissement de cuir qui craque.

- Laissez-moi parler ! hurla le Miroir.

Les pages retombèrent une à une. Frémissement de parchemin, puis silence. La lumière fusa des pages ouvertes, dessinant des ombres frissonnantes sur les piliers de la Salle. Elle heurta le plafond de plein fouet, rejaillissant contre la voûte, coulant à flot le long des arcs et des colonnes. La clé de voûte trembla. Pour la première fois, un peu de poussière flotta dans l’air, saupoudrant le sol dallé de pierres immuables.

Les Masques se regardèrent. Quatre d’entre eux s’étaient figés, les plis harmonieux de leur vêtement sans tâche figés dans une grâce de statue. La clé de voûte tomba au centre du cercle. Le Miroir vola en éclats dans un tintement de cristal, s’éparpillant dans toute la salle, et fauchant les trois derniers Masques.

A la suite de la clé, la voûte s’effondra peu à peu, ouvrant de grands pans de ciel sur la Salle ronde. Les arc se dénudèrent de leurs pierres, qui tombaient pêle-mêle sur les morceaux épars du Miroir. La lumière du soleil joua avec la poussière, les ombres s’enfuirent sous les portiques. Le silence retomba peu à peu.

L’air était frais. Un filet de vent courrait à présent dans les couloirs. Un premier Masque tourna son visage blanc vers l’ouverture béante. Couvert de poussière, un éclat du Miroir s’était enfoncé comme une lame dans sa main. Il cligna des yeux. Ses deux compagnons se redressèrent. Leurs chasubles étaient tailladées, découpées par les arêtes tranchantes des morceaux du Miroir. Eux aussi étaient blessés : l’un avait reçu une esquille dans la poitrine, l’autre dans le visage. De l’encre noire coulait des entailles, qui ruisselait à terre et se mêlait à la poussière.

Ils se rassemblèrent au-dessus du livre. L’un d’eux le ramassa. De minuscules éclats de Miroir retentirent sur le sol. Il ôta ses gants détrempés d’encre, mais le liquide avait déjà commencé de serpenter sur le parchemin. Des larmes glissèrent doucement de sous les masques blancs.

Peu à peu l’encre se fit moins sombre. Les manteaux blancs se teintèrent de rouge. Une flamme joyeuse frissonna dans la pliure du livre et se mit à danser sur les pages crépitantes. La porte de la Bibliothèque retentit. Trois silhouettes en sortirent timidement.

Further up the road, furthur up the road, I’ll meet you further on up the road, where the way is dark and the night is cold…

Au centre de la Salle, trois masques et un vieux livre achevaient de se consumer.

Elisa Bes (Kendra), juillet 2007.[sws_divider_top]



Faute d'avoir le courage d'écrire de longues histoires, qui auraient la taille d'un petit roman, j'ai l'habitude de fixer dans ma mémoire des passages forts, des "jalons" d'histoire. La plupart du temps, ils restent en l'état. Parfois, une histoire plus courte finit par émerger. Voilà un de ces "jalons" imaginé il y a longtemps, qui aurait sa place dans une histoire de guerre où le Premier Maréchal est une Dame, et où les armées sont mixtes. Un clin d'oeil à Gabrielle Zimmermann, qui a créé le tout premier Tarian, promptement réincarné en capitaine pour les besoins d'une histoire co-écrite. Il en sera donc à sa deuxième réincarnation...

La victoire avait été acquise à un prix élevé. Les pertes étaient à peine moins lourdes dans le camp des vainqueurs que parmi les rangs décimés des vaincus. La fin des combats n'avait été due qu'à l'audace d'une poignée de capitaines de cavalerie qui avaient réussi à encercler le haut commandement ennemi et à prendre sa bannière. Le roi Mardhu avait été forcé de rendre les armes sous la menace immédiate d'une lance contre sa gorge et celle de ceux de ses généraux qui avaient tenter de lui faire rempart de leurs corps.

Sur la plaine, des feux achevaient de s'éteindre en volutes de fumée blanche, et les deux factions comptaient leurs survivants. Les archers du capitaine Tarian avait été balayés comme des fétus de paille. Après avoir épuisé leurs flèches sur les cavaliers et les fantassins de Mardhu, ils avaient étés appelés en renfort pour tenir les lignes arrières de l'armée du prince Mael Duinn, enfoncées de toute part par les cavaliers aux lourdes lances de frêne. Armés seulement de leurs épées courtes et de quelques javelots, ils n'avaient pu opposer aucune résistance à la charge portée contre eux. Tarian avait réussi à surnager dans la mêlée en s'emparant du cheval d'un cavalier jeté à terre. Il avait essayé de regrouper ses hommes pour les rallier au reste de l'armée du prince, mais harcelé de toutes parts, il n'avait pu les retrouver parmi les soldats dispersés et en fuite. Le sol était jonché d'arcs brisés et de carquois vides. Il n’avait pas pris la peine de compter les tuniques bleu nuit des archers qui gisaient sur l'herbe piétinée : autour de lui, le champ était bleu d'un bout à l'autre. Bleu et rouge.

Les éclaireurs avaient subi le même sort funeste. De toute l'armée de Mael Duinn, c'était le régiment qui comptait le plus de femmes. Leur capitaine, Treiwy, s'était laissée tomber sur un ballot de paille en bordure du camp, les yeux perdus dans le vague. Elle n'avait pas attaché son cheval, et il clopinait misérablement autour d'elle, fatigué par les fumées et les appels des soldats à la recherche de leurs camarades.

Son premier détachement d'éclaireurs avait été massacré sous ses yeux sans pouvoir combattre. Avant le début de la bataille, ils s'étaient infiltrés derrière les lignes ennemies pour épier leurs mouvements. L'un d'entre eux, une femme, avait réussi à se glisser au plus près d'une portion de terrain dépourvue de guetteurs, près de l'endroit où les maréchaux s'étaient rassemblés avec leurs capitaines pour déterminer leurs mouvements à venir. Allongée sur le ventre sous un buisson, elle avait réussi à intercepter plusieurs ordres confiés à des messagers. Une fois en possession de ces informations, Treiwy avait fait signe aux autres éclaireurs de se replier. C'est au moment où ils s'apprêtaient à regagner leurs lignes qu'ils s’étaient aperçus qu'ils avaient été repérés et suivis. Un groupe de guetteurs leur coupait la retraite. L'un d'eux avait un arc. Treiwy avait vu huit de ses quinze éclaireurs tomber sous des flèches tirées à bout portant. Pour les autres, le corps-à-corps avait été bref. Elle seule avait eu le temps de rejoindre leurs chevaux à l'attache, et de filer à bride abattue pour se mettre hors de portée des tirs.

Les ordres interceptés n’avaient finalement été d'aucune utilité à l'armée de Mael Duinn : ils avaient promptement été changés. Comme les archers, les éclaireurs avaient du venir en renfort de l'armée en difficulté du prince. Ils avaient eu davantage de chance, cependant : intégrés aux cavaliers, ils avaient soutenu la charge à cheval, et mieux armés. Néanmoins, sur les soixante compagnons qu'elle avait eus, à peine une vingtaine s’étaient présentés à l'appel à la fin des combats.

Dépourvu d'hommes à diriger, Tarian errait aux abords du camp à la recherche d'un visage connu. Le second maréchal, Conall, lui avait donné congé pour la soirée et la nuit, et lui avait commandé de trouver un médecin pour être soigné. - Les dieux soient remerciés, vous êtes encore en vie, dit-il en reconnaissant Treiwy, toujours assise aux abords du camp. Il s'accroupit près d'elle. Elle ne bougea pas d'un cil. - Mon premier détachement est tombé, dit-elle sur le ton de la conversation. Il est tombé [i]avant la bataille[/i]. Elle eut un rire faible et heurté. Avant même que la bataille commence, un quart de mes hommes étaient déjà morts. J'y perdrai mon grade, si je n'en perds pas la raison. - Nous avons tout perdu quelque chose aujourd'hui, je crois, dit Tarian en posant sa main sur son épaule. A l’heure où nous parlons, le prince Mael Duinn n'a plus d'archers dans son armée. Elle leva les yeux sur lui, se troublant peu à peu. - Plus d'archers ? Plus aucun ? - Je n’ai revu aucun de mes hommes, dit Tarian en se relevant. Conall est en train de compter ceux que l'on a retrouvés à terre. Je n'ai pas eu le courage de le faire. Il ne m'en tient pas rigueur, je crois. Treiwy étouffa un cri en se couvrant la bouche de sa main. - Marchons un peu, si vous le voulez bien, dit-elle dans un soupir. Je suis lasse d'être assise. Je crois que je l'ai été suffisamment été pour les dix prochaines années. Elle confia son cheval à un écuyer qui rassemblait les montures valides et les menait à l'enclot par les rennes.

Ils marchèrent sans échanger un mot, laissant derrière eux le camp et le champ de bataille où le silence tombait lourd comme une pluie de cendres. Leurs pas les menèrent à une large boucle de la rivière approvisionnait l'armée de Mael Duinn en eau. Située en amont des combats, son cours était pur, d'un gris d'ardoise presque bleu. - Vous avez vu d'autres combats avant celui-ci, Tarian, dit Treiwy. Ce n'était pas une question. - Vous avez été capitaine sous les ordres de Conall depuis cinq ans de plus que moi, m'a-t-on dit, ajouta-t-elle. - Mais je n'en ai vu aucun tel que celui-ci, répondit le capitaine d'un ton calme presque inquiétant. Cette fois, trop de sang est tombé sur moi. Je ne sais si je pourrais m'en laver un jour. Il regarda ses mains. Elles étaient noircies par la poussière et la graisse des harnais, mais du sang séché était incrusté sous ses ongles et dans les sillons de ses mains. Son visage était livide, et lui aussi maculé de poussière et de sueur. Une large tâche, qui apparaissait noire et luisante sur la tunique bleu nuit, s'étalait à son épaule gauche. En son centre se trouvait une brèche effilochée là où la toile avait été déchirée par la lame d'une lance. Une vague de dégoût monta en lui comme une marée soudaine.

Il défit laborieusement les boucles de ses brassards d'archer et les laissa tomber à terre. Il ôta ceinture et tunique. Plusieurs mailles de sa broigne avaient été enfoncées à son épaule, disjointes et arrachées. Il grimaça en la quittant avec peine. Sa chemise était devenue raide là où le sang avait séché. Quand il l'enleva enfin, apparut une vilaine plaie : la lame de la lance avait glissé sur l'os de la clavicule, et seule la pointe avait pu traverser les mailles d'acier. Mais la force du choc et les anneaux enfoncés avaient meurtri la chair, bleuie et tailladée autour de la blessure. Ses avant-bras, couverts par les brassards d'archer n'avaient pas trop souffert, mais ses mains étaient couvertes d'écorchures.

Ne gardant sur lui que ses braies, il avança dans la rivière comme un somnambule jusqu'à ce qu'il eut de l'eau jusqu'à la taille. Elle était glacée. Pendant un long moment, il eut l'impression que des aiguilles jaillissaient de sa peau. En premier, il lava avidement ses mains. Il lui fallut plusieurs minutes pour ôter de ses ongles le sang et la terre. Puis, il s'aspergea longuement le visage, courbé au-dessus de la surface comme pliant sous un orage, les gouttes ruisselant sur son front et ses trempant cheveux. Enfin, il trouva assez de courage pour nettoyer la blessure de son épaule, grimaçant sous l'eau froide. Il baigna la plaie et s'obligea à la tenir immergée assez de temps pour réduire l'inflammation. Sa peau le brûlait de toute part, presque suffisamment pour oublier le froid.

Seulement à ce moment, il s’aperçut que Treiwy l'avait rejoint. Elle tentait de laver le sang collé à ses cheveux : elle avait reçu une longue entaille sur le front. Ses bras étaient couverts de coupures et d'ecchymoses : les éclaireurs portaient seulement une légère armure de cuir, sans mailles. Elle semblait avoir oublié le monde autour d'elle et se tenait immobile, agenouillée dans le courant les bras le long du corps, comme un pantin de chiffons. Tarian la regarda sans bouger. Elle ne frissonnait pas dans le vent froid, bien que ses lèvres et ses ongles aient pris une teinte violacée. Ses yeux bruns étaient comme deux pierres de jais dans sa figure pâle.

Les larmes montèrent doucement aux yeux du capitaine, tièdes et piquantes parmi les gouttes qui glissaient lentement de son front. Il tendit la main à Treiwy pour la relever. Elle la prit sans la regarder, mais s'y raccrocha comme un bateau tanguant sur son ancre dans une tempête. Tarian desserra doucement les doigts fermés de son autre main et tenta d'y ramener un peu de chaleur, elle était d'un froid presque sans vie. Il serra Treiwy contre lui, jusqu'à ce qu'elle laisse enfin retomber sa tête contre son cou. Il sentit les larmes chaudes couler sans bruit sur son épaule, les paumes de Treiwy crispées dans son dos. Ils restèrent serrés et immobiles un long moment, chacun tourné vers ses propres pensées, presque oublieux de l'autre, trempés et glacés au milieu du courant.

Enfin, Tarian dit doucement : - Nous devrions rentrer. Nous n'avons pas échappé à la mort par les armes pour la rencontrer par le froid. Treiwy hocha la tête et regagna la berge d'un pas chancelant, suivi par le capitaine qui la guidait comme un petit enfant. Ils remirent leurs vêtements, ramassèrent leurs armes et prirent le chemin du camp en silence. Treiwy grelottait.

Tarian la reconduisit à la tente de commandement des éclaireurs et la confia à un jeune écuyer à la tête blonde qui avait le bras en écharpe. - Un bon feu, des vêtements secs et une nuit de sommeil, dit-il au garçon. Donnez-lui du vin s'il faut. Elle s'en relèvera, mais elle a besoin d'oublier. - Merci, seigneur Tarian, balbutia l'écuyer. Merci de l'avoir ramenée. Nous étions inquiets. Il chercha deux coupes à la hâte, et les remplit de vin. Il en tendit une à Tarian. - Vous avez besoin de repos, vous aussi, dit-il en considérant les yeux cernés et le visage sévère du capitaine. Voulez-vous rester un peu ? - Non, je vous remercie, je dois trouver Conall et apprendre quel a été le sort de mes hommes, dit Tarian en buvant le vin à longs traits. Mais appelez le mire pour qu'il regarde mon épaule, il me trouvera sur le camp. - Ne puis-je rien faire d'autre ? demanda l'écuyer en saluant. - Tout ce qui pouvait être fait l'a été, répondit Tarian en écartant la porte de toile de la tente. Treiwy vint à lui et lui serra la main, le regard ombrageux, mais apaisé. - Merci, Tarian. Je vous serai redevable pour longtemps. Il salua à la manière des hommes de Dal Riada, en portant la main à son front puis en la posant sur son coeur, et tourna les talons.

Elisa Bes (Kendra), Mars 2009.[sws_divider_top]


ISENGAR


Les dernières heures des Dunedain de Cardolan...

Quitter Andrath...

Assis sur le trône, immobile et certainement perdu dans de sombres pensées, le roi ostoher dominait l’assemblée de ses conseillers. A grands cris, ceux-ci se querellaient au sujet de l’attitude qu’il convenait d’adopter face à la subite invasion des troupes malfaisantes du Roi-Sorcier de l’Angmar.

- Il faut fuir vers le nord ! cria Araglas, partisan de la fuite sans combats vers les alliés septentrionaux qui étaient beaucoup mieux protégés. Vers le nord, oui, vers le nord se trouve notre salut ! - Non et trois fois non, Araglas ! La fuite vers le nord signifierait notre perte, fit le vieux conseiller Maldacil. Le Roi-Sorcier lit dans nos âmes et certainement a-t-il prévu de longue date une éventuelle fuite dans cette direction. - Le conseiller Maldacil a raison, dit avec calme et assurance Belegund, un capitaine de l’ost cardolani. Et cette armée de mauvais hommes qui remonte vers nous depuis le sud a sans aucun doute pour mission de nous repousser vers un piège maléfique. En même temps il n’est pas question de rester ici car cette place est indéfendable et nous ne disposons que d’un nombre insuffisant de combattants pour résister à un inévitable assaut de l’ennemi. Et le tumulte des éclats de voix de reprendre...

Sortant de sa profonde méditation le roi Ostoher se dressa majestueusement et d’un geste de la main, il imposa le silence. Devant l’assemblée de ses conseillers, il exprima le fond de sa reflexion.

- Nous allons nous réfugier dans le camp retranché élevé sur les hauteurs des Tyrn Gorthad. Toute fuite vers le nord me semble effectivement dangereuse, la fuite vers l’est est hors de propos en raison de la venue des Orques sur les Tyrn Harad et toute idée d’aller contrer l’ennemi qui se dirige vers nous depuis le sud tient de la folie pure... Il ne nous reste donc que les Tyrn Gorthad.

L’ensemble des conseillers, avec force hochement de têtes, approuva la sagesse de la royale décision.

Les collines des Tyrn Gorthad étaient parsemées d’antiques sépultures parfois plus anciennes que les Royaumes Exilés fondés par les Dúnedain, et depuis toujours les hommes de Cardolan tenaient ces lieux en grand respect. L’installation d’une ligne de défense dans cette partie du royaume avait été décidée par le roi parceque le paysage s’y prétait parfaitement mais beaucoup de conseillers n’avaient alors pas saisi le sens de cette démarche. A présent que les mauvais hommes de l’Angmar approchaient et que les Orques occupaient à quelques lieues à peine les bois des Tyrn Harad tous comprenaient parfaitement que le roi Ostoher avait vu juste et que ce refuge fortifié pourrait sans doute tous les sauver.

Les conseillers prirent congé du roi et tous sortirent un par un par le grand couloir qui faisait face au trône. Sur un geste du souverain les gardes sortirent à leur tour et fermèrent les grandes portes en bois précieux de la salle du conseil.

Ostoher se retrouva seul. Il contemplait la grande carte sculptée sur les portes de la salle. Elle représentait l’île de Númenor d’où étaient venus les fiers Dúnedain, la terre bénie à jamais engloutie dans les profondeurs océanes. Jadis, pressentant la Grande Catastrophe, Elendil le beau et les siens fuirent l’île tant aimée et se réfugièrent sur la Terre du Milieu pour fonder les Royaumes Exilés dont le Cardolan était un lointain héritier. Pour Ostoher la situation était sensiblement identique à celle de son légendaire ancêtre : il convenait de fuir Andrath et le délicieux palais d’été, ses beaux jardins, la fraicheur de ses ruisseaux et tant de doux souvenirs, car rester sur place à attendre l’impitoyable ennemi et le flot des armées orques signifiait la mort.

Dame Idril, la femme d’Ostoher, entra dans la grande salle ovale par une petite porte discrète située à côté du trône. Elle s’agenouilla aux pieds de son époux et lui prit la main.

- Qu’a-t-il été décidé ? demanda-t-elle. - Nous irons nous réfugier dans le fort des Tyrn Gorthad, répondit-il. C’est actuellement l’endroit le plus sûr où se replier. - Ne peut-on pas tenter de regagner Tharbad et ses puissants remparts ? - Hélas, mon aimée. Tharbad est trop loin et une armée ennemie nous coupe la route du sud. - Le sage Iarwain Ben-Adar qui vit près de la Forêt ne peut-il pas nous venir en aide ? - Iarwain est un mage qu’on dit puissant mais il est un peu fou, dit Ostoher. J’ai envoyé des émissaires lui demander conseil. Mais il se serait contenté, en guise de réponse, d’entonner un étrange refrain disant plus ou moins que la lutte contre la puissance de l’Angmar était au-dessus de ses forces et que les affaires exterieures à son domaine ne l’intéressaient guère. Après celà il serait parti en dansant vers la Forêt. Après ça, mes hommes ne l’ont plus revu. - Puissent les Valar nous venir en aide, fit mélancoliquement la reine, déçue et découragée. - Courage, belle Idril ! dit le roi. Tout n’est pas perdu. Sur les Tyrn Gorthad nous pourrons nous défendre et soutenir le siège aussi longtemps qu’il le faudra. Les Elfes du seigneur Círdan ont sans doute déjà reçu nos appels et ils viendront à notre secours. Ensemble, nous repousserons les forces du Roi-Sorcier de l’Angmar.

Il y eut un silence. Les deux époux se regardaient avec tendresse. Le roi sentit cependant qu’il n’avait pas réussi à convaincre et à rassurer sa femme.

- Et puis une fois la bataille gagnée, reprit-il, nous pourrons nous réinstaller à Andrath. - A moins que l’ennemi ne détruise le palais et les jardins, ajouta Idril. Mais l’idée d’aller à Tyrn Gorthad ne me plaît guère, je dois te l’avouer. Car j’y vois de sombres nuages et peut être une fin funeste pour nous tous... - Nous ferons en sorte d’éviter cela, dit le roi avec un sourire crispé.

Vint le soir. Les premiers convois étaient partis par les chemins escarpés vers le camp retranché installé dans le nord-ouest des collines, tout près du Long-Mur qui marquait la frontière entre le Cardolan et son voisin septentrional, l’Arthedain. Ostoher était dans ses appartements. Il avait déjà revêtu son armure en bronze décorée de précieuses lamelles de mithril. Sa tête était ceinte de la couronne royale, une fine bande d’or uniquement décorée d’une superbe bille de rubis. Sa longue épée était à ses côtés et il portait sous son bras gauche le cimier de guerre des souverains du Cardolan orné de deux grandes ailes de faucon. Il observait les somptueuses mosaïques de cette salle qu’il avait tant aimé. Pour lui elles évoquaient la joie de vivre, les rires des enfants, l’insouciance, le bonheur, la paix... Tant de choses que les troubles du royaume et les guerres continuelles contre le Roi-Sorcier de l’Angmar ne lui avaient pas permis de connaître.

Depuis quelques minutes la luminosité dans la pièce avait pris des teintes rougeâtres. Sans doute à cause des lueurs du crépuscule. Mais des cris se firent entendre de l’exterieur : « Yrch ! Yrch ! », « Les orques ! Les orques ! » Il était temps de fuir.

Les derniers occupants du palais, le roi à leur tête, prirent à leur tour le chemin menant au cœur des collines de Tyrn Gorthad. Les hauteurs à l’est étaient en feu. Les orques étaient en train de brûler les aimables bois des Tyrn Harad et le ciel était rouge de ces sinistres incendies.

Belegund et une dizaine de guerriers restèrent en arrière-garde pour protéger la fuite du roi. Ils rejoindraient les autres plus tard, par des chemins détournés.

Tout en conduisant ses sujets à travers le chemin sinueux et creusé d’ornières profondes, Ostoher jeta un dernier regard sur son beau palais d’Andrath. A présent on pouvait clairement entendre le sinistre son des tambours de guerre des orques d’Angmar. Le cœur lourd, le roi se détourna. La nuit allait bientôt tomber. Elle camouflerait leur fuite et permettrait à Belegund et à ses hommes de s’eclipser plus facilement. Mais un froid croassement se fit entendre au dessus des têtes. Plusieurs grands charognards survolaient la colonne d’assez haut pour être hors de portée des flèches.

- Sombre présage, fit un écuyer.

Le roi ne répondit pas et la troupe, mal à l’aise, reprit hâtivement la route.

Le palais qui débordait le matin même d’une fièvreuse activité était à présent vide et silencieux. Mais à l’exterieur s’entendait le choc des armes qui se heurtaient sans retenue et le hurlement des blessés. Belegund et ses guerriers furent rapidement submergés par le flot continuel des combattants orques astreints au jeûne depuis plusieurs jours et donc assoiffés de sang. le nombre des défenseurs dúnedain se réduisait dramatiquement alors que pour un orque tué cinq autres surgissaient de bois en beuglant.

Dans un cri terrifiant surgit le Grand Troll, le monstrueux seigneur de guerre du Roi-Sorcier en personne. Il portait une simple côte de maille en fer et un casque noir couvrait sa tête énorme. Sur son flanc, tels de sinistres trophées, pendaient les têtes tranchées d’ennemis vaincus. A sa main il tenait une gigantesque massue à l’extrêmité cerclée de fer et gravée de runes de terreur et de mort. Lorsque le Grand Troll porta son regard haineux sur lui, Belegund comprit que la fin était venue...

JR, octobre 2002.[sws_divider_top]





Cette nouvelle est la suite de l'Elfe Noir. Par conséquent, il est passablement conseillé de la lire. Bonne lecture.

La chute de Minas Tirith

Eferokal contempla l'immense armée qui s'étendait sous ses yeux. Plus de 150 000 Orcs attendait ses ordres, campés hors de portée des arcs des habitants de la Cité Blanche. L'heure de Minas Thirit approchait. L'Elfe éxultait. Il fit un signe de tête au neveu de sa femme Kouran. Kouran monta sur son cheval et avança vers les portes, suivi par un cavalier portant un drapeau blanc et par un autre portant le signe du Grand Oeuil. Il s'avança et cria d'une voix clair: "Le Seigneur Sauron désire apporter protection et gloire au royaume de Gondor. Sauron le Grand aimerait que cela se fasse sans que le sang coule a flot. Mais pour cela, Sauron le Grand exige que toute les armes contenues dans la Cité Blanche lui soit remise, et que l'Intendant de Gondor lui remette les pleins pouvoir. Les hommes sur les remparts se regardèrent et s'interrogèrent. Puis, Faramir cria: - Partez! Nous rejetons toutes vos conditions et ne nous rendronts jamais! - Comme vous voudrez... murmura Kouran en partant." Sur un signe d'Eferokal, les 9 Nazgul cheuvochèrent jusqu'aux remparts. Là, ils mirent pieds a terre et formèrent un demi- cercle. La terreur qu'ils inspiraient était telle que personne, même Faramir, n'osa leur tirer dessus. Les Nazgul murmurèrent quelque chose, puis remontèrent a cheval et se replièrent. Faramir respira. Il avait cru que ces horreur allaient faire exploser la ville. Soudains, les murs tremblèrent, se fissurèrent et des pans de mur entier s'écroulèrent. - Oh mon dieu... murmura le fils de Denethor. Descendez des remparts! hurla- t- il.

A peine les troupes de Gondor était descendus des murs qu'ils s'écroulèrent, sans faire une seule victime. Eferokal attendit que les murailles se soient écroulés, sortit son épée de son fourreau et la pointa au ciel. Pendant une seconde, tout fut silencieux. Puis, il l'abaissa brusquement et les Orcs chargèrent en hurlant. Il monta sur son Ptérodactil [NDL'A: la monture ailée des Nazgul] et s'envola vers Minas Thirit. Il stationna au dessus et regarda la résistance désesperré des Hommes. Quant il jugea qu'il y avait eu assez de mort, il tira une flèche enflammée en l'air, et presque immédiatement, 5 Nazgul, le Roi- Sorcier en tête, chevauchèrent a bride abattue et entrèrent dans la ville. La terreur qu'ils inspiraient était telle que tous lachèrent leurs armes et se rendirent. Seul Faramir se battait encore. Le Roi- Sorcier prit un Poignard de Morgul et le lui lança. Il atterit en plein coeur. Quant tous se furent rendus, Eferokal atterit au milieu des prisonniers. Il s'avança et dit:

"Sauron le Grand n'aime pas qu'on lui résiste. Quant Sauron fait une proposition généreuse, on se doit de l'accepter. Par conséquent, 1000 prisonniers seront exécutés. Mais avant cela... Eferokal sembla chercher quelqu'un du regard. Sauron se dois de récompenser celui dont l'aide fut précieuse. Il désigna un capitaine. Toi, tu sera grandement récompensé. Tu ne regretteras pas d'avoir trahis ce vieux débris de Denethor. Et 10 de tes amis seront liberrés. Il désigna 10 Hommes. Partez! Sauron vous laisse la vie sauve, mais cela ne se reproduira pas. Kouran! dit- il en le cherchant des yeux. - Oui Seigneur? - Veille a ce que 1000 prisonniers soit sacrifiés a Melkor. Et que ces Hommes recoivent des chevaux frais.[sws_divider_bar1 barsize="500"] [/sws_divider_bar1]

Volte Face

Eferokal rentra dans la chambre royale, ferma la porte et son visage changea complètement. Là où il était sombre et cruel, il passa à fatigué et anxieu. Il soupira et se tourna vers sa femme. - Eh bien, mon chéri, demanda- t- elle allongée sur un divan, a tu fait ce que je t'ai demandé? - Oui, à la lettre. répondit celui- ci en s'asseyant. D'ailleurs, je n'ai pas compris pourquoi. - Je vais t'expliquer: en laissant partir les 10 hommes, ils vont propager le récit de tes actes et du massacre. Cela va sapper le moral des ennemis, et la victoire sera plus facile avec moins de mort et plus d'esclave. - En bref, si j'ai bien compris, tu me demande de jouer le tyran sanguinnaire pour que tu ais sufisament d'esclave pour t'accompagner le samedi quand tu vas faire ton shopping à Fondcombe Street? - Voila. finit Mîrifca. - Et le... traître? - J'ai dit à Kouran de le balncer secrètement à la mer avec un poids autour du coup. - A part ça, comment va l'enfant? demanda l'aprenti- tyran en désignant le ventre rond de sa femme. - Il va bien, il va très bien. déclara Mîrifca en se caressant le ventre. Tu as trouvé un nom? - Si c'est un garçon, Limion. Et si c'est une fille? - Si c'est une fille, Daymos.[sws_divider_bar1 barsize="500"] [/sws_divider_bar1]

Conseil de Guerre

Eferokal entra dans la tente suivi de Kouran. Il avait repris son aspect sombre et cruel. Il regarda ceux qui se trouvait là:le Roi- Sorcier, Kamul, la Bouche de Sauron, Korill, le capitaine de la Garde Noire et d'autres capitaines. Il les regarda et commenca a parler: "Messieurs, si je vous ai réunis içi, c'est pour décider de ce que nous allons faire pendant les 6 prochains mois. Voici ce que je propose: avec mes troupes, je partirai vers le Nord, raserai le Val et les Nains de la Montagne Solitaire. Pendant ce temps, les forces de la Moria devront raser la Lorien et attaquer la Forêt Noire. Nos forces de Dol Guldur et les miennes attaqueront les Elfes simultanément, et nous raseront la Forêt. Puis, en passant par Caradhras, je prendrait Fondcombe, le tout en 6 mois. Bouche de Sauron, tu attaqueras le Rohan, puis assiègeras Isengard. Le Roi- Sorcier devra attaquer Dol Amroth, puis reprendre vers le Nord et assiéger et détruire le traître Saroumane. Puis, vous me rejoindrez à Fondcombe dans 6 mois. Apreès, nous verrons. Des questions? Il n'y a pas grand chose a dire sur les batailles qui suivirent, tout ce déroulait éxactement comme le plan d'Eferokal l'avait prévu, du moins, jusqu'a Fondcombe.[sws_divider_bar1 barsize="500"] [/sws_divider_bar1]

La chute de Fondcombe

Eferokal contempla la vallée de Fondcombe. Il contempla cette vallée où il avait passé toute son enfance. Il pensa à ses vertes prairies, ses rivières, ses bois... Il repensa également à sa mère qui l'avait délaissé, à son beau- père qui ne l'avait jamais aimé et à son demi- frère... Un sourire sinistre apparut sur son visage... - Koril. demanda- t- il. - Oui Monseigneur? répondit celui- çi. - L'armée est- elle en place? - Tout le monde est en position. - Parfait. Fait seller mon cheval. - A vos ordres.

Eferokal regarda la vallée avec nostalgie, repensant au passé avec nostalgie pendant quelque seconde puis chassa cette pensé de son esprit. Il se dirigea vers son cheval et monta dessus. Puis, il se dirigea vers Imladris au petit trot. Il chevauchait sans escorte, sans drapeau, comme si il revenait de voyage... Il s'arreta aux portes et regarda. Un Elfe apparut de derrière les remparts. - Eh bien Lindir, dit Eferokal, tu ne salut plus tes vieux amis? - Que veut tu Eferokal? demanda Lindir. - Simplement vous demander de vider les lieux. - Pardon? - Tu sais combien j'aime cette vallée, je n'aimerais pas la voir ravagé par la guerre. - Et alors? Tu crois que nous allons sortir pour nous laisser massacrer dehors? - Oh, non! Mais je vous donne mon assurance que vous pourrez aller jusqu'aux Havres sans être inquietté. - Tu crois que nous allons te croire? - Je te donne ma parole.Tout ce que je demande en échange c'est ma famille et Fondcombe. - Pourquoi cela? - Je te l'ai déja dit, et puis, ça m'arengerait de vous voir partir pour Valinor. Sans comter que je préfère avoir à raser les Havres plutot qu'Imladris. - Nous allons réfléchir.

Eferokal s'assit sur l'herbe et commença à déjeuner. A la fin de son repas, Lindir réapparut. - C'est d'accord.

Et c'est ainsi que tomba Fondcombe, la forteresse d'Elrond. Sans combat, mais avec des négociation.[sws_divider_bar1 barsize="500"] [/sws_divider_bar1]

Problèmes familiaux

Eferokal rentra dans l'ancienne maison d'Elrond, ce dirigea vers la grande salle et s'assit sur l'ancien fauteil où siégeait avant le semi- Elfe. Sa femme le suivit et s'assit à sa droite. Pendant ce temps, les Gardes Noires investissaient les lieux. L'Elfe Noir avait donné des consignes très précises là dessus. Aucun Orc ne devait approcher de Fondcombe. Seul les membres de sa garde personnelle devait entrer. - Korill. appela Eferokal d'une voie sifflante. - Oui Seigneur? - Va chercher ma famille. - Ils ne sont pas partis Seigneur? - Non, non. - Bien Seigneur, j'y vais tout de suite.

Mîrifca regarda son mari. Il avait l'air... diabolique, la lueur froide au fond de ses yeux brillait largement plus que d'habitude. Et, cette fois, elle n'y était pour rien. La porte s'ouvrit, et 3 elfes dont une femme entrèrent, chacun flanqué de 2 Garde Noir. Les Garde les forcèrent à s'agenouiller, et la femme- Elfe leva les yeux. - Eferokal? - Bonjour, répondit- il, mêre. - Mais... commença t- elle. QUE FAIS TU ICI? - Faites la taire! - Eferokal? demanda un des 2 Elfes. - Mon très cher beau- père. - C'est... C'est toi? - On dirait bien. - Que nous veut- tu? - Vous "remercier" pour tous ce que vous avez fait pour moi. - Que... Que veut tu dire? - Que tout ce que tu m'a fait, tu va me le payer cher. - Je n'ai fait que t'élever, tu le sais bien. - M'élever? demanda Eferokal d'un air énervé. M'élever? L'élever lui oui! explosa- t- il en montrant le dernier Elfe. - Non, c'est faut! - C'est tout a fait vrai au contraire! - Je n'ai fait que ce que tout père aurait fait! - Je ne connais pas beaucoup de père qui battent leur enfant tout les jours! cria- t- il. Encore moins qui battent leur beau- fils pour les bétises du demi frêre!

La fureur d'Eferokal faisait peur à voir. Personne ne l'avait jamais vu dans cet état. - Mais tout ça vous allez me le payer cher, très cher. dit- il plus calmement. - Moi aussi? murmura le dernier Elfe. - Mon très cher demi- frère... - Je n'y suis pour rien. - Peut- être, mais je te servais de souffre- douleur. - Mais... - Silence! Korill, fait fouetter cet imbécile jusqu'a ce que son dos ne laisse plus voir la moindre parcelle de peau! - Ne fais pas ça! cria la mère d'Efferokal. - Silence. - Et... son regard passa de l'aliance de son fils à celle de sa femme, puis à son ventre rond. Tu es marié? - Silence! - Tyrion... - JE T'INTERDIS DE M'APELLER PAR CE NOM, FEMME! explosa- t- il. Kouran, fais la mettre en prison, et veille à ce qu'on lui donne un verre d'eau tout les 2 jours et un crouton de pain rassit par semaine. - Bien Seigneur. - Korill, je t'ai dis quelque chose. - Bien Seigneur. - Et baillone le. - Bien seigneur. - Et attache mon beau- père sur une table, je vais m'occuper de lui personnellement. - Bien Seigneur. - Et que tout le monde s'en aille. - Bien Seigneur. - Et arrête avec ton "bien Seigneur", c'est soulant à la fin. - Bi... A vos ordres. Quand tous eurent quitté la salle, Mîrifca se tourna vers son maris. - Tyrion? - Aucune importance. - Qu'est ce que c'est? - Rien, et je t'interdis de m'appeler par ce nom. - Bien, bien... Que veux tu faire à ton beau- père? - M'entrainer à la torture sur lui. dit- il avec un sourire sadique.[sws_divider_bar1 barsize="500"] [/sws_divider_bar1]

Fondcombe

Eferokal se tenait sur le balcon. La nuit était magnifique. La lune avait l'air d'avoir palit et les étoiles brillaient plus que d'habitude. L'étoile d'Earendil en particulier brillait énormément. Les Elfes quitaient la Terre du Milieu. Il se sentait... Apaisé. Apaisé comme il ne l'avait jamais été. Sa femme entra et s'assit à coté de lui. Sa robe était noir, avec des étoiles qui brillaient cousus dessus. - Tu es bizare ces temps ci. murmura t- elle. - Pourquoi? Je ne suis pas asser sanguinaire? - Trop, au contraire. Il y a même des moments où tu me fait peur. - Moi? - Eh, oui. Mais il n'y a rien de mal à cela, au contraire... Je comprend maintenant pourquoi tu ne me parlai jamais de ta mère.

A ce moment, un Garde Noir entra. - Monseigneur? - Oui? - Korill vous demande ce qu'il fait de votre demi- frère. - Au même régime que ma mère. Et dans la même célule. - Bien monseigneur. - Ces imbéciles ont l'art de gacher les conversations romantiques. murmura Mîrifca pour elle- même. - Tu as dit quelque chose ma chérie? - Non, non, rien du tout.

Un autre Garde Noir entra. - Excusez moi Seigneur, mais un messager de l'armée du Roi- Sorcier est içi, et il demande à vous parler. - Fait le entrer.

Le messager entra et s'agenouilla. - Seigneur. - Parle. - Le Roi- Sorcier vous faits dire que toutes les troupes seront içi dans 8 jours. - Déja? - Exacte. - Bon, tu peut te retirer. - Merci Seigneur. - Ces imbéciles sont allé beaucoup trop vite. gromela Eferokal. Ils ont au moins 3 semaines d'avance. Je ne vais pas avoir le temps de me reposer. - Ce sont les contraintes des chefs de Guerre. déclara Mîrifca l'air amusé. - C'est ça, moque toi de moi. - Je n'oserai pas. - Tu sais très bien que si. - Voyons, qu'est ce qui te fait dire ça? - Je me le demande. Coment va l'enfant? - Bien, bien. Il sera ton digne sucesseur. - Parfait.

Et ils s'embrassèrent.[sws_divider_bar1 barsize="500"] [/sws_divider_bar1]

Politique

Eferokal entra dans la tente où se trouvait l'Etat Major. Il y avait là : La Bouche de Sauron, le Roi- Sorcier, Kamul, Kouran, Korill, un capitaine de la Moria et un autre des forces de la Fôret Noire. - Messieurs, commença Eferokal, il est temps de soummetre les dernières contrés de la Terre du Milieu. Je propose que nos armées partes pour Lindon avant de nous occuper de l'Arnor. - L'Arnor est déja tombé. déclara la Bouche de Sauron. - Pardon? - Oui, une armée de Suderons et d'Orientaux à dévasté l'Arnor et est en route pour Lindon. - Une armée à nous est en marche et je n'en suis pas avertis? cria Eferokal en attrapant son interlocuteur par le col. - Oui Seigneur, mais vous pouvez lui ordonner de faire demi- tour. - Or de questions. déclara l'Elfe en lachant la Bouche de Sauron. Quand arriveront- ils? - Dans un mois Seigneur. - Bien, nous devos donc y être dans un mois. Galadriel et Celeborn ont bien été tué? demanda l'Elfe au capitaine de la Moria. - Euh... Sans doute. répondit l'Orc. - Commen ça, sans doute? - Personne ne les a vus, et leurs cadavres n'ont pas été retrouvé Seigneur. Mais, ils ont pu périre dans l'incendie. - Je l'espère pour toi.

Eferokal rentra dans sa chambre et ferma la porte à clé. - Le conseil s'est très mal passé. déclara sa femme. - Tu espionne maintenant? - Tu oublie notre première rencontre. - C'est vrai, tes yeux... - Alors, que c'est- il passé? - L'ex- premier- lieutenant de Sauron vient de m'aprendre qu'une armée dévaste l'Arnor et le capitaine des Orcs de la Moria me dit que les corps de Galadriel et de Celeborn n'ont pas été retrouvés. - Il a fait tout cela pour miner ton pouvoir politique. Il faut riposter.

Un homme entra dans le camps des Orcs. Un capuchon rabatu sur la tête fesait que son visage était caché dans la pénombres. Il entra dans une tente et en ressorti suivis du capitaine de la Moria. Ils marchèrent trois quarts d'heure puis arrivèrent à une falaise d'une vingtaine de mètre. - Alors, commença l'Orc, que fait votre maître? - Il est en retard. - Qu'il se dépèche.

L'Orc se retourna pour admirer la vue. L'homme sortit un minuscule couteau et entailla le bras de l'Orc. Il ne le remarqua pas. Puis, la tête lui tourna, il eut un haut- le- coeur et l'homme le poussa, ce qui fit tomber l'Orc dans la rivière. Le vent fit tomber la capuche de l'assassin et on put distinguer les traits de Malus, le fils de Kouran avant que celui- ci ne remette sa capuche en place. Il recula et disparu litéralement dans l'ombre de la nuit. Dix minutes plus tard, un homme apparut. C'était Girathon, le lieutenant et le porte- parole de la Bouche de Sauron. Il regarda autour de lui puis se retourna pour regarder le chemin. Malus sortit de l'ombre plus silencieusement qu'aucun humain n'aurait pus le faire. Il sortit un arc Orc de sa cape, encocha une flèche et visa Girathon. "Seigneur!" appela- t- il. Girathon se retourna, et avant d'avoir pu faire quoi que ce soit la flèche se planta dans son coeur.

Gabriel Bendayan, septembre 2002.[sws_divider_top]




Découverte

Eferokal chevauchait vers Mordor.Il sourit et se dit:"Enfin, je vais connaître le pouvoir. Je deviendrai le Lieutnant de Sauron et mon pouvoir sera presque infini. Je serai l'Elfe le plus puissant des Terres du Milieu! Dès qu'il aurait donné au Seigneur ses informations sur ce qui se passe à Fondcombe... [sws_divider_bar1 barsize="500"] [/sws_divider_bar1]

Assassinat

Eferalla se tenait à l'entrée du village quand un autre Elfe était entré. Il était vétu de noir. La trahison se lisait sur son visage, et à en voir son épée, sa dague et son arc, il venait de Fondcombe ou des Havres Gris. Elle le suivit dans l'auberge, s'assit et commanda un repas et une chambre, comme l'Elfe Noir. Eferokal, après avoir fait un repas moyen mais copieu, observa la salle. "Tous des futurs esclaves" pensa- t- il. Mais il remarqua un homme homme grand et fort, envellopé dans une grande cape. "Un Rodeur" se dit Eferokal. Il sortit, entra dans l'écurie et se cacha drière la porte. Le Rodeur ne tarda pas à entrer, la main sur son épée. Sans un bruit l'Elfe se glissa derière lui et l'égorgea sans un bruit. Il essuya son couteau sur la cape de l'humain et la remis dans son foureau et dit: "On ne t'a jamais appris à regarder derrière toi bouseux? - Le frère du bouseux te tiens en joue avec une arbalète Assassin. dit une voie derrière lui. Eferokal se retourna et leva les mains lentement. Un autre Rodeur se tenait derière lui armé d'une arbalète. Tout d'un coup, l'Elfe sauta sur le coté et sortit son épée qui repoussa le carreau du Rodeur. L'Humain n'eut pas de seconde chance.[sws_divider_bar1 barsize="500"] [/sws_divider_bar1]

Altercation

Eferokal sortit sa lame du cadavre et l'essuya sur le Rodeur. Il se lecha les lèvres en savourant cette instant. Il adorait ces moments, quand l'adrénaline n'était pas encore retombée et que le combat était fini. Il regarda dans l'écurie et compta 25 chevaux. Il repera rapidement ceux des Rodeurs, ils étaient les plus grands les plus beau et les plus fort de l'écurie, après le sien et un autre coursier Elfique, évidament. - Le meurtre te procure donc tant de plaisir? fit une voix féminine derrière lui. - Qui est tu pour t'opposer à moi? murmura Eferokal ense retournant, il vit une jeune fille Elfe d'une très grande bauté. - On me nomme Eferalla, mais tu peut m'appeler Mîrifca. - Mîrifca? L'Arc du Joyeau? Et que me vaut l'honneur de ta présence? - Tu te rend vers le Mordor avec l'intention de trahirton ancien Seigneur et de devenir le nouveau Lieutnant de Sauron, n'es ce pas? Ne fais pas l'étonné, c'est écris sur ton visage. Pourquoi crois tu que les Rodeur t'avait remarqué? - Soit, admettons. Mais alors que me veux tu? - T'aider! donne moi ton message, je fais partis des proches de Sauron, et je veillerais à ce que tu sois récompensé. - Pour quoi me prends- tu? Si ce que tu dis est vrai, tu me trahiras et t'en tireras tous les honneur! Et, qu'est ce qui me prouve que tu es haute placée au Mordor? - Si je ne l'étais pas, tu serais mort! - Mais oui, mais oui... - Tu veux du concret? - Exacte. - Tu vas l'avoir! Mîrifca fit 2 pas en arrière, pausa les mains sur son visage et murmura quelque chose. Pendant une seconde, la marque de l'oeuil rouge apparut sur son front, avant de disparaître. - Tu me crois maintenant? - Effectivement. Je ne te turais donc pas. - Quoi? cria Mîrifca. Tu voulais me tuer? - Ne t'inquiète pas, si je réussis, cela deviendra une fierté de porter cette marque. - Comment veux tu accéder au Mordor? - Par la Porte Noire voyons. Mais maintenant... Eferokal attrapa Mîrifca, la plaqua contre un poteau, lui passa les mains au niveau de la tête et derrière le poteau, lui attacha les mains et commença à la ligoter. - Imbécile! rugit Mîrifca. Si tu ne connais pas les mots de passes, tu seras torturé et ton message seras connus de La Bouche de Sauron, et il te laisseras mourir lentement! - Tais toi. - A tu une chance de parvenir jusqu'a Barad- Dur sans moi? dit l'Elfe en grimaçant de douleur tant ses liens étaient sérés. - Bon, d'accord, mais je te préviens : je suis très fort au lancer de couteau et ma daguez est empoisonnée. Le marché te convient? - D'accord, mais que feras tu de moi après? - Qui sais? murmura Eferokal en la détachant. Je t'épouserai peut- être. - Quoi? dit Mîrifca en se massant les mains. - Tais toi. murmura Eferokal en attachant les mains de sa "collègue". - Eh? Mais pourquoi m'attache tu les mains? - On n'est jamais trop prudent. Aller, viens. dit Eferokal en l'entrainant vers l'auberge.[sws_divider_bar1 barsize="500"] [/sws_divider_bar1]

Premiers problèmes

Mîrifca sortit de l'écurie les mains liées dans le dos et poussée par Eferokal. Incroyable ce dit- elle. Elle voulait simplement aider ce jeune Elfe assé mignon, elle qui était la seule Elfe au service des Ténèbres. Et ce petit prétencieu qui la traitait comme du bétail! Elle en avait mare, mare de cette vie pourie et des mission ne raportant rien donnée par La Bouche De Sauron. Et c'était pour cela qu'elle voulait aider cet Elfe. Mais cette proposition qu'il lui avait faite au sujet de son avenir. Etait- il serieux? - Je te préviens, lui chuchauta Eferokal à l'oreille, à la moindre enterloupe tu mourra. - J'avais compris. gromela Mîrifca en entrant dans l'auberge. Ils traversèrent l'auberge et montèrent à l'étage avant d'entrer dans la chambre de l'Elfe Noir. - Bon, murmura Eferokal, j'espère que ça ne te dérange pas de dormir par terre? - Tu te crois drôle? demenda Mîrifca d'une voix lugubre. - Très. - Et mes affaires? - Quelles affaires? - Dans ma chambre. - Je vais les chercher dans une seconde, dès que j'en aurais fini avec toi. Mîrifca se laissa attacher les mains au mur, puis elle s'assit par terre en attendant le retour d'Eferokal - Très joli, ton arc. murmura celui- ci en entrant. L'arc en question était incrusté de différents joyeaux et apparaissait majestueux. L'Elfe le pausa au mur et recouvrit Mîrifca d'une couverture. - Ne me touche pas! cria Mîrifca. - Bon, bon, je voulais juste être agréable. - Détache moi et on en reparlera. - Sale caractère. chuchauta Eferokal. - Répète! - Quoi? - Répète ce que tu viens de dire! - Tais toi et dors. Bonne nuit.[sws_divider_bar1 barsize="500"] [/sws_divider_bar1]

Retour en arrière

Mîrifca se réveilla et vit Eferokal penché sur elle. - Salut, bien dormi? demenda- t- il. La seule réponse qu'il obtint fut un regard noir. Il détacha l'Elfe et l'aida à se relever. - Bon, tu viens manger? demenda- t- il. - C'est quoi ce changement d'humeur? - A une bonne nuit de sommeil et à une heure de réflexion intensive. - Je rève! répliqua Mîrifca d'un ton sarcastique. Tu sais ce que veut dire réflèchir? - C'est ça l'humour de Mordor? - Seulement avec les privilégiés. - Bon, suis moi. Les 2 Elfes descendirent dans la grande salle et déjeunèrent tranquilement. - Bon, demanda Mîrifca, pourquoi a tu décider de cesser de me traiter comme du bétail? - J'ai repensé à ce que tu m'a dis hier : je me fais trop remarquer. Et si en plus je me promène avec toi comme ça, j'aurais tous les Rodeurs de la Terre du Milieu sur le dos dans 2 jours. - Et comment peut tu être sûr que je ne te trahirais pas? - J'ai un otage. - Un ot... Mon arc! - Et oui, c'est ça mon otage. - Mais, comment à tu deviner ce qu'il représentait pour moi? - Question de logique. Un arc comme ça ne se trouve pas à tous les coins de rues, même a Fondcombe, et j'ai vue ton regard quand je l'ai raporté. Dis moi, quel est son nom? - C'est mon père qui m'a fabriqué cette arc il y a plus de 2500 ans. dit Mîrifca d'un air absent. Il a été bénie par le Roi- Sorcier lui même. - Ton pére était au service de la Tour Sombre? - Les Elfes Noirs ont toujours existés, mais ont toujours agits dans l'ombre. Mais ils sont presques tous mort dans la Dernière Alliance. Mon père est mort dans l'écroulement de Barad- Dur, après avoir tué le frère d'Isildur. - Mon père, lui, dit Eferokal, est aussi mort dans la Dernière Alliance, quand des Hommes et des Elfes l'ont pris lui et ses compagnons pour des Orcs et les ont criblés de flèches. Mais, dis moi, et ta mère? - Ma mère... commença Mîrifca en riant nerveusement, ma mère est la Maîtresse de la Bouche de Sauron. - Tu dois être assez puissante en Mordor. - Si on veut oui. Du moins, si tu réussis ta mission. - Pourquoi? - J'ai été envoyé par la Bouche de Sauron en mission pour espionner Fondcombe, et tu en viens avec des renseignements de la plus haute importance. - Comment le sais- tu? - Mes yeux... - Sont magnifiques, je sais. Mîrifca éclata de rire. - Mais non, dit- elle, mes yeux l'ont vu. Eferokal lui prit la main droite et la baisa en disant: - Allez, viens, il faut partir.[sws_divider_bar1 barsize="500"] [/sws_divider_bar1]

Voyage

Mîrifca et Eferokal sortirent de l'auberge après avoir payer, prirent leurs chevaux et sortirent du village. Ils chevauchèrent vers le Sud, droit vers la Porte Noir. - Dis moi ma belle, dit Eferokal, tu ne m'a pas dis le nom de ton arc. - C'est pas ton problème. répliqua l'Elfe d'un tom noir. - Je rève ou tu a reppris ta mauvaise humeur? - A toi de juger. - Laisse tomber. Après 3 heures de route, ils s'arretèrent pour manger, puis repartirent vers le Sud. A la tomber de la nuit, ils s'arretèrent une nouvelle fois. Eferokal dû préparer le repas car sa "collègue" était toujours d'aussi mauvais poil. Puis, ils préparèrent des lits pour passer la nuit. - Bonne nuit. commença Eferokal. - 'nuit.[sws_divider_bar1 barsize="500"] [/sws_divider_bar1]

Rêve

Efakol avança en restant à couvert. les Elfes de son escouade le suivirent de près. Ils progressèrent sur une centaine de mètres. "Parfait, se dit Efakoral, aucun ennemie en vue du point de ralliment." Ils avancèrent encore sur environ 200 mètres, avant de s'arreter pour faire le point. Soudain, une flèche atteignit un Elfe dans le dos et il s'effondra. Puis, deux autres flèches, deux autres morts. Une pluie de flèche s'abattit sur eux. Une flèche tomba juste à coté de l'épaule d'Efakol. Une flèche Elfique. "Par les Valar, pensa- t- il, ils nous prennent pour des Orcs!" Il se releva et voulut crier quelque chose, mais 3 flèches se plantèrent dans son torse. Il tomba, du sangs'écoula de ses plais. Il repensa à son fils, Eferokal, et maudis ceux qui l'avait tué avant de retourner à Valinor au trône de Mandos. - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - Eferokal se réveilla en sursaut, et se mit à rire faiblement. "Un rève, se dit- il. Ce n'était qu'un rève." Il se retourna et vit Mîrifca. Il contempla son visage parfait, ses yeux verts, ses cheveux bruns et son corp mince. "Elle est vraiment jolie, se dit- il." Et il se rendormit. - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - Keroll se tenait à une meurtrière et contempla l'Alliance des Elfes et des Hommes. "Tous des boufons." Il chargea son arbalète et choisit sa cible. Il vit un Humain habillé richement qui ralliait ses hommes autour de lui. Il tendit son arbalète et visa l'Humain. Keroll appuya sur la gachette et le carreau partit. L'Homme s'écroula, un carreau planté dans l'oeuil. Un projectil frappa juste à sa droite et les éclats de pierre le blessèrent à la tête. Avant de mourir, il repensa à sa toute jeune fille Mîrifca, puis son esprit quitta les Terres du Milieu. - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - Mîrifca se réveilla. Un rève. Elle avait révé des derniers instants de son père. Elle regarda Eferokal, ses longs cheuveux noirs, ses yeux gris- verts et son visage parfait. "Mon amour, pensa- t- elle."[sws_divider_bar1 barsize="500"] [/sws_divider_bar1]

Ah! L'amour!

Eferokal se réveilla, et vit qu'il faisait toujours nuit. Il regarda les étoiles, puis tourna la tête et rencontra le regard de Mîrifca. Elle lui sourit. - Je t'ais réveiller? demanda- t- elle. - Non. répondit- il- calmement. Je me réveille et je vois une vision de rève qui me regarde. - Tu parle de moi? demanda Mîrifca en se levant. - De qui veut tu que je parle? - Je ne sais pas... dit- elle en s'asseyant près de lui. Il fait froid. - Retournes sous ta couverture. dit Eferokal en s'asseyant également. - Une chaleur Elfique me conviendrait mieut. - Que veux tu dire par là? demenda Eferokal en l'enlaçant. - Arrète de dire n'importe quoi. Tu sais très bien de quoi je parle. - Qui sait? dit- il d'un air absent, puis reprit d'un air plus serieux.Mîrifca... dit- il en lui caressant le visage. - Oui? - Il... Il faut que je te dise... - Dis le... - Je... Je t'aime. - Moi aussi, mon amour. Et Eferokal l'embrassa. Et ils s'embrassèrent, encore et encore, puis ils se couchèrent et (s'embrassant toujours) s'endormirent.[sws_divider_bar1 barsize="500"] [/sws_divider_bar1]

Arrivée en Mordor

Eferokal se réveilla et se demanda si il n'avait pas révé. Il regarda Mîrifca qui dormait encore et l'enlaça en se disant qu'il avait vraiment de la chance. Mîrifca ouvrit les yeux et regarda Eferokal. - Eh bien, mon amour, dit- elle en lui caressant le visage, tu as bien dormi? - Je me le demande... comença- t- il. - Quoi, si tu a bien dormi? - Non, si on ne devrait pas renoncer à aller en Mordor... - Quoi? - Non, je plaisante. Je me demande si je peut te faire confiance. - Parce que tu ne me fais pas confiance? - Je ne fais confiance à personne. - Bon, très bien. commença- t- elle. On part? - Oui, si tu veux. Quand arriverons nous à la Porte Noire? - Dans l'après midi. Bon, viens. Après un déjeuner rapide, ils chevauchèrent rapidement, firent une halte à midi et arrivèrent finalement à la Porte Noire. - Brr. commença Eferokal en contemplant l'imposante batis. Ils arrivèrent à la Porte et Mîrifca murmura quelque chose. La Porte s'ouvrit et ils entrèrent en Mordor. Un Garde Noir les attendait à la porte et il s'exclama : - Holà! Mîrifca! Comment va tu? - Très bien, merci. Et toi Korill? - Içi tout va très bien. Mais qui est ton ami? - Il a des renseignement de la plus haute importance pour le Seigneur lui même. - Je vois. Bon, entrez, ne restez pas dehors. Il les mena dans un poste de garde et partit en disant qu'il allait essayer de contacter un Nazgul. A la tombée de la nuit, un vent froid se mit à soufler Et Korill entra en tremblant de tous ses membres et dit à Eferokal : - Sors! Il est dehors![sws_divider_bar1 barsize="500"] [/sws_divider_bar1]

Entretien avec un Nazgûl

Eferokal se leva et mit sa cape. Il embrassa Mîrifca, puis sortit sur la muraille. - Suis moi. déclara Korill. Ils avancèrent le long de la muraille et, après une centaine de mètres, l'Elfe se rendit compte que Mîrifca les suivait. Ils avancèrent encore sur 300 mètres, puis ils sentirent un courant d'air froid et les Elfes se mirent à trembler. Après 50 mètres, Korill s'arrêta et indiqua à Eferokal d'avancer. Il progressa et vit le Nazgul : il était entièrement recouvert d'une cape noir et d'un capuchon de la même couleur. Une épée pendait à son coté, il faisait au moins une tête de plus que l'Elfe et la seule chose qu'on voyait de lui était une lueur froide d'yeux. Autour de lui, il y avait une vingtaine de gardes noirs, 4 armés d'arbalètes, un capitaine avec une épée et qui fumait un cigare, les autres avaient des hallebardes. Eferokal avança jusqu'au Nazgul, inclina légèrement la tête et le regarda droit dans ce qui semblait être des yeux. - Dis moi, commença le Spectre, on m'a dit que tu avait des renseignements de la plus haute importance. - C'est exacte, répliqua Eferokal, mais avant toute chose, j'aimerai vous dire que j'ai dans ma bouche une bille de poison que je peux avaler quand je veux et qui me tueras en moins de 2 secondes, donc la torture est inutile sur moi. Me suis- je fais comprendre? - Très bien. Parle. - Je n'ai pas demandé à parler avec un simple émissaire. Je veux parler avec Sauron en personne! - Ne te trouve tu pas un peu arrogant? - Ce n'est pas là le problème : mon message est beaucoup trop important! - Dis moi, commença le capitaine des Gardes Noirs, ne te prend tu pas un peu trop au serieux? - Dis moi, répliqua Eferokal en s'approchant de l'Humain, toi, pour qui te prends tu? - Rien de plus que pour moi. répliqua l'homme en souflant de la fumée de son cigare à la figure de son interlocuteur. - A oui? dit Eferokal en lui prenant son cigare. Eh bien, dit- il en en tirant une boufée, sache que dans la vie, il y a 2 types de gens: il y a ceux qui tiennent le cigare, et ceux qui meurent. Et, dit- il en écrasant le cigare dans l'oeuil de son interlocuteur, je viens t'annoncer que tu viens de changer de coté. Et d'un coup de pied il le fit s'écraser de l'autre coté des remparts. Puis il se retourna et déclara: - Korill, tu viens d'être nommé capitaine. - Eferokal, dit le Nazgul, il est temps de rejoindre Barad- Dur. - D'accord mais elle vient avec nous. répondit- il en désignant Mîrifca. - Très bien. Suis moi.[sws_divider_bar1 barsize="500"] [/sws_divider_bar1]

La fin du Voyage

Eferokal suivit le Nazgul en savourant pleinement le moment : il avait réussis à se faire respecter d'un Nazgul! L'instant du dénoument était proche, le moment où les Ténèbres règneraient sur la Terre du Milieu, le moment où il serait le lieutenant de Sauron et où il pourrait règner sur Fondcombe, la Comtée, la Lothlorien et Lindon! Ils montèrent sur des étranges bètes volantes et s'envolèrent droit vers Barad- Dur. Après quelques minutes de vol, ils arrivèrent en vue de la Tour Sombre. Eferokal put voir la cité s'étalent au pied de la Tour Sombre. La partie touchant la Tour était peuplé par l'élite de Mordor qui vivaient dans un luxe énorme, l'autre partie était peuplé par les esclaves et les Orcs qui vivaient dans une pauvretée effroyable et abjecte. Eferokal sourit en se disant que tout cela serait bientôt sous sa coupe et que les habitants seraient tous à sa botte. Les bètes étranges attérirent sur une sorte de piste d'atterissage dans Barad- Dur et ils descendirent. Un sentiment de peur était répendue dans l'athmosphère et il progressait à chaque instant. Ils suivirent le Nazgul en silence, il s'arreta devant une porte et dit: - C'est içi la fin. Entre. Eferokal regarda Mîrifca, l'embrassa et se retourna. Le sentiment de peur était à son comble, l'Elfe suait d'une sueur froide. Tremblant de tous ses membres, il pénètra dans la pièce, sentit la présence du Seigneur, s'agenouillat et entendit une voix qui semblait résonner dans sa tête lui dire : "Eh bien Eferokal, tu es arrivé au thermes de ton voyage. Parle, et la récompense sera à la hauteur du renseignement. Vas- y, je t'écoute."[sws_divider_bar1 barsize="500"] [/sws_divider_bar1]

Le Bal des Ténèbres

Mîrifca attedait depuis un quart d'heure environ. "Je me demande bien ce qu'il peuvent se raconter." Soudains la porte s'ouvrit. Eferokal en sortit, il était à la fois identique et totalement différent. Il n’avait pas changé physiquement mais son maintient était différent, et une sorte de lueur froide était dans ses yeux. Elle s’approcha de lui, passa ses bras autour de son coup et déclara : - Mon amour, quelle puissance ! - Tu n’as encore rien vu ! dit- il avant de l’embrasser. - Viens, il est temps pour toi de te reposer. - Où va- t- on ? - Chez moi. Viens. Ils sortirent de Barad- Dur et rentrèrent dans une maison assez luxueuse. Ils pénétrèrent dans une chambre et Mîrifca déclara : - Dis moi, pourquoi ne me ferais tu pas un enfant ? - Excellente idée. J’allais te la proposer.

Passage coupé car pouvant choquer certains jeunes lecteurs

Eferokal se dit qu’il avait vraiment de la chance. Il était l’un des Elfes les plus puissant de la Terre du Milieu, il allait bientôt se marier et (en plus) mettre le monde à sa botte. On frappa à la porte. Un esclave alla ouvrir, et dit : - Maître, un messager voudrait vous voir. - Fais le entrer. - Bien maître. L’esclave sortit et un homme entra. Il se prosterna et dit : - Seigneur, le cousin de Dame Mîrifca m’a donné un message pour vous. - Tu peux te relever. Quel est- il ? - Est bien, il donne un bal en votre honneur, et aimerait que vous et sa cousine soyez présent. - Qu’est ce que j’entends ? fit Mîrifca en entrant. Elle portait une robe de chambre en velours noir et paraissait royal. Elle reprit : - Un bal en notre honneur ? Dis à ton maître que nous viendrons. C’est quand ? - Demain à 10 heures, Ma Dame. - Très bien. Dis à mon cousin que nous y seront. - Très bien Ma Dame. Au revoir.

LE LENDEMAIN A 9 HEURE 30.

Eferokal remit en place ses cheveux et attendit. Mîrifca sortit et son fiancé en eut le souffle coupé. Elle était… Magnifique ! Elle avait de longues bottes en cuir noir, un pantalon moulant en cuir noir, un diadème de métal noir avec une tête de mort représentée, et son haut était… Comme il n’en avait jamais vu ! Il était noir, partait d’un collier noir, se divisait en deux larges bandes qui couvraient chacune un sein, et se rejoignaient à la ceinture. - Eh bien mon amour, tu deviens muet ? dit- elle. - Non, mais tu es… Magnifique ! - Allons, viens, il faut partir. Une heure plus tard, ils étaient tous deux en train de danser. - Dis moi, commença Mîrifca, c’était quoi le renseignement de la plus haute importance ? - C’était la position de l’Anneau Unique. - Effectivement, c’est un renseignement important. Mais qu’as tu fais de mon arc ? - Je l’ai pausé sur le mur. Tu ne l’as pas vu ? - Je n’ai pas trop regarder. Mais, dis moi, où est l’anneau ? - Sur le doigt de Sauron dans une ou deux minutes. - Parfait. Ton triomphe est total. Et elle l'embrassa.

Ainsi se termine "L'Elfe Noir".

Gabriel Bendayan, juillet 2002.[sws_divider_top]




Les rêves de Meriadoc

En l'an de grâce 1484 de la Comté, on raconte que Peregrïn Touque et Meriadoc Brandebouc rejoignirent le roi de la Marche pour vivre leurs derniers jours en Rohan. Mais leur mort dans le royaume des Hommes ne fut qu'une rumeur. En fait, seuls Legolas et Gimli, anciens membres de la Communauté de l'Anneau, furent mis au courant des projets de Pippin et de Merry. Eomer, roi de la Marche depuis la chute de Sauron le Ténébreux, avait toujours le fidèle Merry à son service et quand il le fit appeler de Meduseld pour mettre par écrit le dernier combat de la Guerre de l'Anneau, celui-ci se présenta avec Pippin à ses côtés en moins d'une vingtaine de jours. Mais le roi ne put voir la fin de l'ouvrage. Il quitta le monde des Hommes un matin pluvieux tandis que les deux Hobbits dormaient encore dans une chambre voisine. Ils se lassèrent vite du Rohan qui, même s'il était d'une beauté renouvelée et admirable, n'avait pas le charme de leur Comté natale. Déjà, ils la regrettaient, alors qu'ils ne l'avaient quittée que peu d'années auparavant. De plus en plus souvent, ils se surprenaient à penser aux champs verts et fleuris de Cul-de-Sac, à leurs petites maisons aux portes rondes, aux pièces qu'il était agréable de simplement regarder, sans aucun angle vif. Ici, à Edoras, les bâtiments étaient hauts et carrés, d'une agressivité peu commune en pays Hobbit. Un matin, quelque six mois après les funérailles du roi Eomer, Merry se réveilla en sursaut, et en larmes. Dans ses songes, il s'était vu avec Frodon, Gandalf et Sam, eux aussi anciens membres de la Communauté de l'Anneau qui ne vivaient désormais plus en Terre du Milieu. Ils avaient rejoint les Terres Immortelles en compagnie de nombreux Elfes ; parmi eux, Galadriel, Elrond et Celeborn. Merry avait pleuré pendant de nombreuses et tristes heures après le départ de ses amis, mais il lui était défendu de quitter la Terre du Milieu car seuls les Porteurs de l'Anneau y étaient autorisés, encore que Maître Samsagace dût attendre plusieurs années avant de suivre Frodon au-delà des mers. Il quitta ses enfants devenus grands et ne revint jamais. Seul une rumeur affirmait qu'il avait suivi son maître à l'Ouest des Terres du Milieu. Merry reprit ses esprits, essuya son visage et sortit de sa chambre pour parler à Pippin qu'il entendait travailler dans son bureau. Quand il entra, il le surprit en effet en train d'achever sa dernière sculpture, la Tour d'Orthanc. « Mon cher Pippin, je ne crois pas pouvoir rester ici encore très longtemps. J'ai fait de nombreux rêves, revoyant tantôt certaines de nos épopées chez les Ents, tantôt le doux visage de Frodon. Mon cour s'emplit alors de joie, mais lors de mon réveil, je préfèrerais encore ne pas en avoir rêvé pour éviter la tristesse et la mélancolie que je ressens. - Et à quoi songes-tu donc ? demanda Pippin. - Je n'en sais trop rien. Quoiqu'il en soit, je vais aller rejoindre Aragorn dans le royaume d'Arnor, dit Merry. - Aragorn n'est pas toujours en Arnor. Depuis la chute de Sauron de Mordor, il occupe de nombreux territoires et autant de royaumes tous sous son autorité. Je crois savoir que la Cité Blanche est une de ses principales demeures. La route sera moins longue jusqu'à Minas Anor. - En fait, peu m'importe la route, dit Merry. - Certes mais comme je compte bien ne pas te laisser partir seul, j'espère aussi marcher le moins longtemps possible. Je crois avoir bien assez marché et couru durant ma courte vie. » Ils préparèrent leurs affaires et informèrent le nouveau roi régnant, Elfwine-le-Blond, fils d'Eomer. Celui-ci daigna libérer Merry de son service et fournit deux chevaux et de la nourriture à profusion car les champs du Rohan étaient de nouveau fertiles et prolifiques depuis la chute de l'Ombre à l'Est. Ainsi, ils quittèrent Edoras un soir, car ils aimaient chevaucher à la nuit tombée, maintenant que plus une seule main mal intentionnée n'osait s'aventurer dans les territoires des Hommes. Ils longèrent les Montagnes Blanches sur de nombreux kilomètres. Leurs montures étaient vaillantes et non plus oppressées par les ténèbres sans nom. La nuit fut longue mais agréable. Les étoiles parsemaient la voûte céleste comme du sucre sur un gâteau. La dernière fois que les deux Hobbits avaient suivi ce chemin, le monde était sous une terrible menace invisible et omniprésente. Mais maintenant, la Terre du Milieu était libérée de tout, libre, à jamais. À présent, ils pouvaient voyager en paix. Ils firent une première étape le soir, après une nuit et un jour de voyage. Leurs montures étaient prêtes à chevaucher encore plusieurs heures mais les deux cavaliers avaient perdu l'habitude de monter à cheval et la fatigue les faisait perdre leur assiette. Leur grand âge ne se traduisait pas sur leur visage car ils avaient bu l'eau des Ents dans la forêt de Fangorn mais les voyages qui duraient du matin au soir n'étaient plus pour eux. Les deux Hobbits firent un feu et préparèrent un copieux repas grâce à la bonté d'Elfwine-le-Blond qui leur avait fourni le nécessaire pour faire un bon voyage. Le roi de la Marche connaissait les traditions des Hobbits pour avoir vécu longtemps aux côtés de Merry et Pippin, il avait donc donné de la nourriture en conséquence. Les deux Hobbits étaient épuisés après leur première étape. Ils ne parlèrent pas beaucoup, signe d'une grande fatigue. Merry s'allongea sur sa couverture et regarda les étoiles en repensant au temps où ici même, une ombre ténébreuse empêchait leur lumière d'atteindre le Rohan. « Mon cour frappe fort dans ma poitrine à l'idée de revoir Aragorn », dit Pippin. - Et le mien davantage à l'idée de retrouver Frodon et Sam, car Elanor, sa fille, m'a bien dit que ce cher Sam avait eu l'intention de rejoindre les Terres Immortelles. Il fut un temps Porteur de l'Anneau et en tant que tel, il a le droit d'atteindre ses côtes », dit Merry. Puis les Hobbits sombrèrent dans un sommeil doux et profond. À nouveau, Merry fut agité par des rêves mélancoliques. Son cour était tiraillé en tout sens mais rien ne pouvait le soulager. Avoir de nouveau Frodon à ses côtés serait l'unique remède. Le lendemain, le soleil était déjà haut dans le ciel quand Merry secoua Pippin qui ronchonnait dans son sommeil. Ils rassemblèrent leurs affaires en hâte car prendre du retard en flânant n'était jamais bon et Gandalf n'aurait pas manqué de le leur rappeler s'il s'était trouvé à leurs côtés. Pippin, en repliant sa petite couverture, fut troublé par une vision. Il se revit, pendant une seconde, sous un ciel noir et menaçant. Il devait se dépêcher car l'Ennemi n'était pas loin, à l'affût, prêt à sauter sur ses victimes à n'importe quel instant. Puis le trouble passa et le soleil brilla de nouveau. Pippin se couvrit les yeux de sa main puis regarda autour de lui. Merry jetait son sac sur le cheval et jetait quelques poignées de terre sur les braises encore rougeoyantes. Ils quittèrent l'endroit et ordonnèrent aux chevaux d'aller au trot. Leur voyage ne dura que sept jours et il parut bien plus court aux Hobbits car le temps était agréable. Nous étions en mai, les journées étaient douces, et les nuits aussi fraîches qu'on pouvait le souhaiter. Ils arrivèrent au milieu de l'après-midi en vue de la grande Cité Blanche de Minas Thirith, que l'on appelait à nouveau Minas Anor comme avant l'an 2698 du Troisième Âge, quand Echtelion construisit la tour qui porte son nom pour surveiller Morgûl, à l'est. On entendit un cor d'argent sonner et sa clameur se répercuter contre le Mont Mindolluin. Un garde approcha au-dessus de la porte en mithril, forgée par les gens de Durin après la chute de Sauron. « Holà ! cria-t-il, que voulez-vous, jeunes Hobbits ? - Voici venir le Thain Peregrïn et Meriadoc le Maître Grand Echanson qui désirent s'entretenir avec le roi du Gondor ! », répondit Merry. Le garde disparut pour un temps et revint pour faire ouvrir les portes. Celles-ci glissèrent dans leurs gonds en silence, et les Hobbits découvrirent avec stupeur qu'un seul soldat poussait les hautes portes de mithril. Ils passèrent la grande arche de la Cité Blanche et traversèrent plusieurs cercles jusqu'à atteindre la Grande Tour. Là, le soldat leur demanda de bien vouloir attendre pendant qu'il annonçait les visiteurs. Les Hobbits n'entendirent rien de la conversation qui se tint derrière les portes de la grande salle et au retour du soldat, ils purent entrer là où Pippin avait prêté serment à Denethor, alors Intendant du Gondor. La salle paraissait plus éclairée que la première fois que le Hobbit l'avait vue. La lumière se déversait à l'intérieur par de hautes fenêtres et les murs scintillaient comme s'ils étaient couverts d'argent. Tout au fond, le trône royal était inoccupé. Un autre grand siège de taille moindre se trouvait à côté et une lumière blanche l'entourait. Une silhouette se leva du trône et approcha des Hobbits. Ils furent heureux de revoir à nouveau Arwen Undómiel, la compagne du roi Aragorn Elessar depuis la chute de Sauron. « Je vous souhaite la bienvenue dans la Cité Blanche, Meriadoc et Peregrïn. En l'absence du roi, je suis la plus haute autorité en ces lieux, dit-elle. - Nous avons une requête à vous présenter, Dame Arwen, dit Merry. Notre dernière volonté en ce monde est de rejoindre la Communauté de l'Anneau, au-delà de la Mer Immense. Vous avez connaissance du monde elfique et c'est donc vers vous que nous nous tournons pour savoir si nous y serons acceptés. - Mes chers Hobbits, votre cour est grand et votre esprit bien plus encore. Vous fûtes de grands guerriers lors de la Grande Bataille et vous pouvez avoir toute ma bénédiction. Quant à savoir si vous pourrez rejoindre les Terres Immortelles, cela ne dépend aucunement de ma seule personne. Legolas et Gimli Ami-des-Elfes vivent désormais en Ithilien. Allez demander leur conseil quand vous le souhaiterez, ils pourront vous apporter une aide certaine. - Grand merci, Dame Arwen. Nous suivrons vos conseils, dit Pippin. - En attendant, vous pourrez séjourner dans la Cité Blanche aussi longtemps qu'il vous plaira. Les chambres que vous occupâtes bien des années auparavant sont toujours prêtes et n'ont pas été changées depuis votre départ, car tout ce que vous avez fait, touché ou occupé est désormais adoré. Quand la Terre du Milieu devra vous abandonner, l'on se souviendra bien longtemps encore de celui qui détruisit le Capitaine Noir. » dit Arwen. Puis elle appela de sa douce et claire voix le soldat qui attendait au seuil de la grande porte. Les Hobbits s'inclinèrent devant la Dame avant de la quitter et ils furent conduits jusqu'à leur chambre car déjà, le ciel perdait de son éclat à l'Est et quelques points scintillants parsemaient sa voûte. Sous le charme de la Cité Blanche, ils demeurèrent une semaine entière à Minas Anor sans voir passer le temps. Un matin, les trompettes d'argent résonnèrent, répondant ainsi à l'appel des cors, au loin dans le Nord-Ouest. Merry et Pippin se penchèrent par dessus le rebord de la fenêtre pour voir une ombre qui avançait vers Minas Anor dans les brumes. La chevauchée était assez restreinte. Les cavaliers de tête portaient le drapeau du Gondor, un cheval blanc sur un fond bleu. Derrière, un groupe plus serré protégeait le roi lui-même. La chevauchée avança rapidement vers les portes de la Cité Blanche où l'on ouvrit les portes pour laisser entrer le roi. Les deux Hobbits descendirent au pied de la tour pour accueillir les nouveaux arrivants. Le roi s'arrêta devant eux, digne et majestueux, et leur jeta un regard en biais. Il s'apprêta à repartir tandis qu'un soldat ordonnait aux Hobbits de laisser le passage libre au roi Elessar. « Il fut un temps où nous l'appelions Aragorn, et même parfois Grand-Pas, dit Pippin. - Le roi a d'autres. » mais le soldat fut interrompu par le roi lui-même. Aragorn sauta de son cheval. Son visage s'était éclairci et en un instant, il avait perdu toute trace de sévérité et était redevenu le Rôdeur qu'avaient connu Merry et Pippin. « Merry, Pippin ! s'écria Aragorn. Cela fait tellement longtemps que nous nous sommes vus qu'il m'a fallu du temps à faire revenir vos visages à mon esprit. Dans mes souvenirs, je n'arrivais à vous revoir que tout petit, comme vous fûtes avant de rencontrer les Ents. Si je vous ai offensé, veuillez m'en excuser car j'ai maintes choses dont je dois m'occuper dans tout mon royaume, ici et au Nord. » Les gardes du roi furent plein de respect pour Merry et Pippin car leur souverain tout puissant leur parlait comme s'ils lui étaient supérieurs en sagesse et en renommé. Aragorn leur proposa de le suivre jusque dans la salle du trône, en haut de la tour. Arwen l'attendait depuis plusieurs semaines déjà et Aragorn était impatient de la retrouver. Ils montèrent donc tous les trois les interminables marches de la Tour d'Argent et se trouvèrent à nouveau face aux portes de la grande salle. Aragorn entra et les Hobbits l'accompagnèrent. Arwen vint à sa rencontre, toujours pleine de grâce et de douceur dans les yeux. Elle déposa un baiser sur le front de son compagnon. « Tu as donc trouvé ces chers Hobbits sur ton chemin ? demanda Arwen. - Oui et j'ai bien cru avoir affaire à de parfaits étrangers, dit Aragorn. - Voilà qui est bien triste d'oublier de vieux amis qui furent si chers au roi, au Gondor et à la Terre du Milieu tout entière. Ils avaient une requête à me soumettre. Un grand projet anime leur cour, et leur tristesse en ce monde est trop grande pour qu'on la leur refuse. - Quelle est-elle ? demanda Aragorn. - Nous sommes venus à Minas Anor pour rencontrer Arwen afin qu'elle nous dise s'il nous serait possible de rejoindre Gandalf, Frodon et le vieux Bilbon dans leur nouvelle résidence dans les Terres Immortelles, au-delà de la Mer Immense, commença Merry, car de nombreuses images du bon vieux temps nous reviennent au souvenir, et d'autres disparaissent à jamais. Aussi nous avons décidé de quitter la Terre du Milieu et de vivre encore un peu aux côtés d'amis qui furent les plus chers que nous n'ayons jamais eus. - Je vous propose de demeurer encore pour quelques jours à Minas Anor, en attendant que je réfléchisse à cette question avec mon épouse. » Sur ce, les Hobbits se retirèrent après avoir accepté l'invitation à dîner que leur proposèrent Aragorn et Arwen. Ils passèrent l'après-midi dans leur petite chambre à tourner et retourner dans leur tête tout ce à quoi pouvait penser Aragorn. Leur projet était totalement fou car personne d'aussi commun que Merry et Pippin n'avait franchi la Mer Immense ; et dans leur infinie sagesse, il était évident qu'Arwen et Aragorn refuseraient. Cependant, le roi avait demandé un moment pour se concerter et Arwen n'avait pas semblé opposée au projet et c'était de bonne augure. En ce qui sembla être aux Hobbits un temps très court, une semaine entière passa avant qu'ils ne fussent appelés auprès du couple royal. Ils montèrent les marches menant à la Tour d'Ecthelion, le cour serré par l'appréhension. Ils entrèrent dans la Grande Salle, passèrent sous la grande voûte décorée et marchèrent le long de l'allée pavée, bordée des statues des anciens rois, fiers et imperturbables. Tout au fond, en haut de quelques marches, la lumière d'Arwen éclairait le trône d'un aura blanc. Une étrange impression de solennité planait dans la pièce ; dans chaque recoin, une pression se faisait sentir. L'heure était grave, à n'en pas douter. Pippin et Merry approchèrent doucement et s'inclinèrent jusqu'au sol devant la sagesse et la respectabilité du Seigneur de Minas Anor, resplendissant dans ses habits officiels, avec à ses côtés sa compagne, la Dame de Fondcombe, tout aussi impressionnante dans sa robe bleue et rayonnante d'une lumière bénéfique. Ses yeux avaient pris l'éclat que les Hobbits avaient remarqué chez Galadriel, en Lórien, car en l'absence de la Dame de Lórien, Arwen était désormais la Reine Elfe de la Terre du Milieu. « Amis Hobbits, dit Aragorn, j'ai pris ma décision avec l'aide d'Arwen, mais ce ne fut pas chose aisée. J'ai envoyé un message à Legolas qui vit désormais en Ithilien du Nord, à cent kilomètres d'ici et sa réponse nous est parvenue ce matin-même. - Que disait-il ? demanda Merry. - Il a lui aussi, ainsi que Gimli qui vit à ses côtés, reçu un message de la Dame de Lórien, pendant son sommeil. Déjà, il prépare un navire pour accoster les Terres Immortelles. Si vous le désirez, il pourra vous attendre et vous naviguerez ainsi tous ensemble. Mais que vous arrive-t-il donc ? demanda Aragorn, voyant que Merry avait maintenant une triste mine. Le voyage ne vous met-il pas en joie ? - Si, bien sûr, mais ce n'est pas dans les habitudes d'une Reine Elfe de demander de l'aide à deux Hobbits, un Nain et un Elfe. Je vois dans ce geste quelque chose de mauvais qui se trame. Une Elfe ne s'est jamais vue en position de demandeur et j'ai été longtemps troublé quand Frodon m'a raconté l'avoir vue tendre la main vers l'Anneau, lors de notre premier séjour en Lothlorien. Ce n'est pas un geste de Reine Elfe. Voilà mon idée, et ce voyage ne m'inspire plus rien de bon, si ce n'est pouvoir revoir des visages familiers, dit Merry. - Ne vous en faîtes pas, le rassura Arwen, car quoi qu'il advienne, vous serez en sécurité dans les Terres Immortelles et la Communauté à nouveau réunie sera plus forte que tous les Seigneurs des Ténèbres. » Merry et Pippin décidèrent donc de voyager avec leurs deux vieux amis. Aragorn fit envoyer un autre message pour avertir Legolas qu'il devrait attendre les deux Hobbits. Le soir-même, ils préparaient déjà leurs bagages en vue du départ tout proche. Pippin jeta quelques regards à Merry tandis qu'il faisait son sac et il vit sur son visage la même inquiétude relative à la situation de la Dame de Lórien. Pippin devait avouer que ses arguments étaient tout à fait plausibles et que lui aussi avait eu une étrange impression quand Frodon, de longues années auparavant, lui avait relaté son expérience du miroir de Galadriel. Il soupira à l'idée de nouvelles aventures, non sans un léger sentiment de mélancolie tout au fond de son cour. Il avait connu la fin d'un âge, ce qui n'était pas donné à tous les Hobbits, et il avait grandement participé à ce passage d'un âge à l'autre. Les souvenirs de grands combats entre le Gondor et le Mordor, désormais, étaient loins ; ils avaient perdu tous leurs dangers et seuls demeuraient la vertu, le courage et la gloire de tels affrontements. A l'idée de devoir participer à d'autres combats par la suite, Pippin se sentit ragaillardi comme un jeune Hobbit fougueux tel qu'il fut jadis. Son grand âge, comme Bilbon, lui semblait n'être qu'un mensonge. Il savait parfaitement quelle année il avait vu le jour en Comté, un après-midi triste de 1390, ce qui lui faisait donc 94 ans. Cependant, la boisson des Ents se faisait encore sentir dans ses veines et dans son esprit. Il était fort, grandi et prêt à entrer dans l'action à tout moment s'il le devait encore. De plus, son séjour prolongé aux côtés de Gandalf le Blanc, resplendissant d'une lumière nouvelle et bienfaisante, avait beaucoup influencé sa croissance et sa longévité. Merry était un peu plus vieux, de quelques années à peine, mais lui n'avait pas chevauché avec Gandalf pendant des nuits entières et cela se sentait sur son visage vieilli. Cependant, la simple idée de revoir ses amis suffisait à lui redonner un second souffle, et rien ne pourrait l'empêcher de les rejoindre. L'orque qui voudrait lui barrer la route aurait à se frotter au Maître Grand Echanson. Les deux Hobbits, une fois leurs sacs bouclés, durent bien accepter le fait que le départ aurait lieu dans quelques heures seulement. Mais cela ne leur permit pas de trouver le sommeil pour autant. Tout en restant silencieux dans la chambre noire, ils revoyaient les images du dernier âge, tout un univers qui paraissait bien plus agréable malgré la menace de Sauron, sans pouvoir dire pourquoi. Le danger, sans doute, rapprochait les Hobbits et renforçait leurs liens. Et surtout on se sentait fort, important, porteur d'un lourd fardeau et du destin de tout un monde. Désormais, ils coulaient des jours heureux mais seule une réputation qui fut glorieuse planait autour d'eux. Ils étaient redevenus deux Hobbits, abandonnés de la plupart de leurs amis en Terre du Milieu pour mourir en paix, dans un temps futur mais pourtant si proche. La tergiversation des deux Hobbits pendant une bonne partie de la nuit ne fit que renforcer leur volonté déjà grande de quitter cette terre et de revoir, enfin, tous leurs amis. Seuls Aragorn, désormais roi de nombreux royaumes des Hommes, et Boromir, qui avait vaillamment combattu pour sauver Merry et Pippin mais qui avait péri, manqueraient pour reformer la Communauté de l'Anneau. Merry pensa qu'il fallait cependant rester modéré car il restait toujours un espoir, même s'il était infime, du moins dans le cas d'Aragorn, car Boromir, lui, demeurait maintenant aux côtés des Hommes glorieux du Gondor, quelque part au-delà des cavernes de Mandos. Puis le sommeil surprit les deux Hobbits et la nuit passa alors en un éclair. Au petit matin, un soleil chaud et bienveillant surgit des Monts de l'Ombre. Mais Pippin et Merry s'étaient levé bien avant l'astre solaire car celui-ci leur avait paru prendre du retard, ce qui avait grandement amusé Aragorn et Arwen. Ils se trouvaient ce matin dans la Grande Salle tels qu'ils avaient paru à Aragorn le jour de leur rencontre à l'auberge du Poney Fringant, au village de Bree : joyeux, surexcités et parcourus d'une énergie peu commune à cette heure du matin. Cela réjouit le cour de la Reine Arwen qui les observa de son regard pur et compréhensif. L'heure du départ vint enfin, à la mi-journée et les deux cousins quittèrent la Cité Blanche par les grandes portes en Mithril sous les cris de joie de tous les habitants. Ils ne comprirent pas pourquoi tant de gens assistaient à leur départ et ils se plurent à penser que ce n'était que l'occasion de crier sa joie dans un monde fraîchement lavé du Mal. Aragorn et Arwen criaient eux-aussi des « Adieu ! » inaudibles parmi ceux de la foule. Juste avant de se trouver hors de portée des voix, Merry sentit une larme couler sur sa joue quand il crut entendre un « À bientôt ! » prononcé par la voix forte et vibrante d'Aragorn.[sws_divider_bar1 barsize="500"] [/sws_divider_bar1]

Ithilien

Les Hobbits chevauchèrent pendant deux jours avant d'apercevoir les vastes plaines verdoyantes de l'Ithilien. Le pays tout entier avait repris ses couleurs d'antan depuis la chute de Sauron ainsi que sa fertilité légendaire. Samsagace aurait été heureux d'y planter toute sorte de légumes et de fleurs, pensa Merry. Pippin reconnut les terres où la dernière grande bataille fut livrée au Capitaine Noir et à ses serviteurs armés. Là avaient combattu Gandalf, Aragorn, Gimli, Legolas et Pippin, accompagnés des cavaliers du Rohan et des hommes du Gondor. Tous luttaient contre les noires armées du Mordor. Pourtant, malgré les forces en présence, seuls Frodon et Sam permirent la victoire en détruisant l'Anneau Unique au moment crucial de la bataille. Sous le règne de Legolas en Ithilien, le Sud des Marais des Morts avait été nettoyé et aménagé pour qu'y vive le peuple Elfe venu avec Legolas à la fin du Troisième Âge. S'y trouvait désormais le village d'Arabar, la ville du Soleil, où Legolas était maire. Les deux Hobbits se présentèrent devant les grandes portes du village en fin d'après-midi. Un garde, inutile en ces temps de paix, demanda la raison de leur venue. « Nous venons voir notre vieil ami Legolas Feuille-Verte de la part du roi Aragorn, que vous appelez Elessar. » dit Merry. Le garde ouvrit les grandes portes décorées d'Ithildin et il les conduisit vers la demeure de Legolas. Ils marchèrent le long d'interminables allées pavées et aperçurent au loin une silhouette qui n'avait rien à voir avec celle d'un Elfe. Elle était courte et trapue et se déplaçait rapidement. Merry jeta un coup d'oil à Pippin et ils se comprirent. Ils crièrent le nom de Gimli et la silhouette s'arrêta. Elle fit demi-tour et approcha des deux Hobbits. « Sacrebleu ! Pippin, Merry ! Mes très chers Hobbits ! Depuis combien de temps ne nous sommes nous vus ? s'écria-t-il en sautant sur place. - Certes bien des années, cher Gimli, mais vous n'avez changé en rien, dit Merry. - Le sang de Durin-Trompe-la-Mort coule dans mes veines, ne l'oubliez pas. Qu'est-ce qui vous amène si loin de chez vous ? - Eh bien je vous propose, ami Nain, de tout vous révéler autour d'une table bien garnie, en compagnie de Legolas, également. - Heureuse idée, je gage. Je vais vous conduire en ma demeure tandis que le garde ira faire mander Legolas, dit Gimli en s'adressant au garde de la porte. » Les deux Hobbits suivirent donc leur vieil ami à travers les ruelles d'Arabar. La mi-journée approchait et les allées se vidaient car l'heure du repas s'avançait, ce qui n'était pas pour déplaire aux Hobbits. Gimli s'arrêta enfin devant une porte bien plus basse que les autres. Il la poussa et invita ses amis à y entrer les premiers. Ceux-ci s'exécutèrent. Une volée de marche descendait en-dessous du niveau de la rue et de cela aussi les Hobbits se réjouirent car les souvenirs de leur dernier séjour dans une chambre d'Elfe n'étaient pas les meilleurs. C'était en Lothlorien, pensa Pippin, et les arbres de ce pays étaient les plus hauts de toute la Terre du Milieu. Dans la cuisine, les Hobbits découvrirent un mobilier à leur taille. Quand ils prirent place dans les sièges en bois après avoir fait un rapide tour du propriétaire, Legolas entra, le dos courbé car cette petite demeure n'était pas conçue pour accueillir des Elfes. « Alors, voici de retour Merriadoc-le-Magnifique et le Thain Peregrïn. Vous vous êtes bien attardés en Gondor car cela fait longtemps déjà que le messager d'Aragorn est reparti d'Arabar, dit Legolas. - Le confort des chambres que nous avons occupées était propice aux retards. Et vous connaissez fort bien les mours des Hobbits, mon ami Legolas, dit Merry. - Certes ! dit Legolas en serrant dans ses grands bras les petits corps des Hobbits. Voilà bien des années que je n'ai revu vos visages et bon nombre de mes nuits furent perturbées par l'apparition d'êtres qui m'étaient chers. - C'est ce que nous a dit Aragorn et qui a inquiété Merry car l'idée de voir la Dame demander de l'aide est certes perturbant, dit Pippin. - Je ne supporterai de la voir ainsi, dit Gimli. - Pourtant, dans sa grande sagesse, elle accepte d'appeler à l'aide quand le besoin en est réel. Elle ne saurait souffrir d'orgueil. Aussi nous devons nous de répondre présent à son appel car c'est ce qu'elle fit quand nous fûmes affublés par le chagrin, au sortir de la Moria. - C'est en effet de bien tristes souvenirs que vous ravivez là, Legolas, dit Gimli, mais je préférerais mourir plutôt que de n'avoir jamais connu telle aventure. Nous avons parcouru les terres sur des milles et des milles, tantôt chevauchant à travers les prés, tantôt rampant dans les souterrains de la Moria ou dans les grottes scintillantes du gouffre de Helm. - Mais pour l'instant, nous devons nous reposer. Dès demain, nous commencerons les préparatifs, dit Legolas. Bonsoir ! » Legolas quitta la demeure de Gimli, le dos toujours courbé. Gimli se leva à son tour et héla un garde qui passait dans la rue. Il lui demanda de conduire ses deux invités d'honneur à la meilleure auberge de la ville, car seules les auberges pouvaient accueillir toutes les races de la Terre du Milieu. Dans tout Arabar, il n'y avait que la maison de Gimli qui se trouvait près du sol car c'était une ville Elfe et les Elfes vivaient dans les hauteurs. Les Hobbits se souvinrent de longues nuits passées en Lorien. Le confort n'était pas celui qu'ils souhaitaient mais il était offert avec bonté et le savoir-vivre voulait qu'on l'acceptât. Les Hobbits suivirent donc le garde dans les rues d'Arabar après avoir salué Gimli. Ils passèrent devant un somptueux palais érigé à la grandeur de la Terre du Milieu purifiée. Dans ce palais se tenait un musée où Dard, l'épée de Frodon, était exposée. On pouvait y observer la cotte de mithril ; et même Narsil, l'épée qui fut brisée et que l'on a reforgée, y fut en démonstration pour un temps jusqu'à ce que le roi Elessar la ramène en Gondor, car elle était le symbole du retour du roi. L'heure avançait rapidement et le soleil descendait à l'ouest, illuminant le Nindalf jusqu'aux falaises du Rauros, tandis qu'on fermait les larges portes marbrées du palais. Merry et Pippin continuèrent encore jusqu'au mur d'enceinte nord où une auberge pittoresque trônait seule au milieu d'une grande cour pavée. Une écurie abritait sur la droite de nombreux chevaux, splendides et en pleine forme, prêts à galoper jusqu'en Comté s'il le fallait. Les Hobbits savaient que les chevaux des Elfes étaient dévoués à ceux qui les montaient. Ils étaient beaux et détestaient le Mordor par dessus tout. Le garde laissa les deux Hobbits devant l'entrée de l'auberge et leur dit que l'aubergiste était au courant de leur venue. Ainsi ils entrèrent et faillirent tomber à la renverse en apercevant le maître de maison. L'homme était grand et gras. Il portait un tablier noué à la taille. Son crâne était chauve et sa face rouge. Un sentiment de bonheur émanait de sa personne. Quand il aperçut les Hobbits, il arrêta ses gestes et les dévisagea un instant. Il approcha doucement d'eux et plus il avançait, plus il grandissait. Merry resta immobile, observant lui aussi celui qui lui faisait face. « J'ai déjà vu une peinture dans mon pays qui représentait quatre Hobbits et vous devez être des parents ou des proches car, c'est certain, vous avez de leurs traits, surtout vous, dit l'aubergiste en désignant Pippin. - Eh bien, à vrai dire, vous ne m'êtes pas inconnu non plus, dit Pippin. Où se trouve ce chez vous ? - En Eriador, bien plus loin au nord-ouest. Et j'ai vécu de nombreuses années à Bree. - Prosper ! Comment cela se peut-il ? s'écria Merry. - Ah ! Prosper est mon père, en effet, dit l'aubergiste. - Comment va ce cher ami ? demanda Pippin. Bien des années avant aujourd'hui, nous avons quitté la Comté pour retrouver le roi Eomer et nous sommes passés par Bree avant de descendre par le Chemin Vert puis la Vieille Route du Sud. - Mon père a servi les gens de Bree et les étrangers pendant longtemps encore après votre passage et l'attaque des Nazguls qu'il ne manquait pas de raconter à chaque fois qu'on le lui demandait et même parfois quand on ne lui demandait pas. Un soir, il a chanté et dansé, apportant une bière d'un côté, criant sur ce bon vieux Nob de l'autre. Quand les clients ont quitté l'auberge, Nob s'est chargé du service seul tandis que mon père se reposait dans sa chambre du dernier étage. Il me parla tout en plongeant vers un sommeil mérité. Il évoqua toute l'aventure à laquelle il a pu prendre part, une infime et minuscule part, lorsque vous passâtes sous son enseigne, un soir pluvieux, et que vous rencontrâtes le Rôdeur, maintenant roi de nombreuses terres. Il me raconta comment vous prîtes la fuite, au petit matin, sous la menace toujours grandissante des cavaliers noirs qui osèrent s'aventurer dans le village. Une larme roula sur sa joue et disparut dans sa moustache épaisse, puis il ferma ses yeux, un sourire aux lèvres. Ce sourire traduisait la satisfaction d'avoir eu une bonne vie, une vie qui valait la peine d'être vécue, et je crois savoir que vous y fûtes pour quelque chose. Je déposai un baiser sur sa joue tendre et quittai la pièce. Il ne rouvrit jamais les yeux mais je ne pouvais souhaiter pour lui une plus belle mort. Rendez-vous compte, chers Hobbits, mon père est mort en pleurant de bonheur, un sourire aux lèvres. - C'est en effet une mort que bien des guerriers auraient voulu connaître, dit Merry. Prosper nous fut d'une aide remarquable en nous nourrissant, en nous cachant et en nous fournissant de belles montures pour chevaucher rapidement. Croyez bien que son aide ne fut pas vaine et sans importance dans notre aventure. En ces temps de malheur et de menaces, la plus petites aide était autant de services qui n'étaient pas rendus au Seigneur Ténébreux, le plus petit allié était une personne de moins au service de Sauron de Mordor. Votre père a bien servi notre cause, soyez rassuré, mon cher. - Puisse-t-il vous entendre et puissiez vous mener une vie paisible après avoir vaincu l'Ombre, dit l'aubergiste. Et appelez-moi Willelm, comme tout le monde. Voici ma compagne Tornile. » dit-il en présentant aux Hobbits une femmes aux traits épais et à l'apparence imposante. Les Hobbits se présentèrent à leur tour et ils échangèrent de nombreuses paroles avec le couple Poiredebeurré, ainsi qu'avec de nombreux clients. Le repas du soir, pris dans la grande salle commune avec les autres clients, dura longtemps, comme selon la coutume des Hobbits et des Poiredebeurré. C'était une véritable fête et des Elfes et des hommes chantaient et dansaient autour des Hobbits. Les oreilles de Pippin étaient noyées dans un capharnaüm de cris et de voix. L'air empestait la viande rôtie dans l'âtre de la cheminée, la bière coulait à profusion et des volutes de fumée s'échappaient des pipes. Tout à coup, Pippin entendit plus distinctement une douce voix, lointaine mais précise. Son timbre était celui d'un jeune Hobbit de cinquante ans, ou d'un homme plus jeune. Les paroles se firent plus nettes tandis que le brouhaha de la salle s'amenuisait. A présent le violon faisait deedle-dum-diddle ; Le chien se mit à rugir, La vache et les chevaux se tinrent sur la tête ; Les hôtes bondirent tous du lit Et dansèrent sur le parquet. Avec un ping et un pong, les cordes du violon cassèrent ! Pippin reconnut la voix, ainsi que les paroles de la chanson. Il se tourna lentement en direction de la voix. Tout autour de lui devenait flou. L'endroit d'où venait la voix était parfaitement clair et ce contraste l'attirait, lui, son regard, son esprit, son cour. Puis il aperçut sur une table un jeune Hobbit qui dansait, les mains dans les poches et agitant ses pieds de ci de là. Il chantait : La vache sauta par-dessus la Lune. Le Hobbit fit alors un bond prodigieux et ses pieds retombèrent dans une assiette encore pleine d'un ragoût juteux. Le ragoût, l'assiette, la table et le Hobbit se retrouvèrent par terre, mais Pippin ne vit plus le Hobbit. Il avait disparu. Puis en une seconde, tout disparut et il se retrouva de nouveau en Ithilien, dans l'auberge de Willelm Poiredebeurré. Sauron était vaincu. Frodon et Sam avaient disparu depuis bien des années déjà, sans aucun espoir de les revoir un jour, pas plus que Gandalf et Boromir. Cette pensée brusque et soudaine atteignit Pippin au plus profond de son cour et non seulement d'autres images lui revinrent à l'esprit, mais aussi des sons, des odeurs et des sentiments, un sentiment de gaieté, de bonheur et de joie pleine qu'il ne connaîtrait plus jamais. A cette idée, il éclata en sanglots, surprenant tous les autres qui riaient et chantaient et buvaient de bon cour. Pippin bouscula d'une main la foule autour de la grande table tandis que de l'autre, il se cachait les yeux. Il disparut dans sa chambre de Hobbit où Merry vint le rejoindre immédiatement car il connaissait les raisons d'un tel chagrin. Il poussa doucement la porte et quand ses grincements se turent, il entendit les gémissements de son cousin. Il approcha et le trouva vautré sur un lit, à plat ventre. Merry posa une main sur l'épaule de Pippin et sentit le corps du petit Hobbit tressaillir comme celui d'un enfant que l'on vient de gronder. Pippin se redressa et s'assit sur son lit, le dos courbé, encore sanglotant. « Excuse-moi, j'ai. commença-t-il. - Je sais, tu as revu Frodon, ce cher Frodon dont j'oublie parfois le visage, ce qui m'attriste, et dont je revois parfois les aventures, ce qui me désespère de le revoir un jour. Vois-tu, à présent, pourquoi je tenais à braver tous les interdits pour retrouver la Communauté entière ? demanda Merry. - Oh oui ! mon bon Merry ! Comme je le comprends désormais et comme tu dois souffrir. Mais je souffre aussi à présent. Et je suis résolu à retrouver Frodon, dussé-je traverser à la nage la Mer Immense. » Les deux Hobbits se réconfortèrent en imaginant le voyage prochain, et pleurèrent de nouveau en se narrant les aventures passées, les intrusions dans les cultures du père Maggotte, leurs joies et leurs peines. Ils s'endormirent enfin, l'un à côté de l'autre dans leur petit lit de Hobbit. Le lendemain matin, le soleil entra dans leur chambre par une large fenêtre qu'ils n'avaient pas eu le temps de repérer la veille. Ses rayons réchauffèrent leur visage et séchèrent les dernières traces de larmes car ils avaient encore pleuré dans leur sommeil. S'ils avaient rêvé, ils ne s'en souvenaient plus, et d'une certaine manière, cela leur plaisait que ce fut ainsi. Ils ne souffriraient pas de nouveau d'une terrible mélancolie incurable. Pippin se leva le premier et sortit de la chambre après s'être passé un peu d'eau fraîche sur le visage. Il jeta un coup d'oil dans le couloir et aperçut la grande salle commune. Il regarda la table sur laquelle il avait cru voir Frodon danser et chanter mais il n'y avait plus personne. Le couvert avait été débarrassé et le sol nettoyé. Le vieux Nob qui travaillait désormais au service de Willelm, était en train d'attiser les restes mourants du foyer, dans la cheminée. Merry surprit Pippin qui épiait et le fit sursauter. « Alors, on espionne ? demanda Merry. - C'est juste que j'ai peur de voir de nouveau Frodon apparaître dans un coin pour disparaître aussitôt, dit Pippin. - Ne sois pas ennuyé, le temps approche où nous serons ensembles comme jadis. Tu verras, ce sera un grand jour, bientôt ! » dit Merry. Les Hobbits entrèrent complètement dans la salle commune et Nob leur souhaita le bonjour de sa voix grave et enrouée par les ans et l'herbe à pipe qu'il avait coutume de fumer dès très tôt le matin. Il leur présenta une table dans un coin. Deux bols de soupe chaude les attendaient, fumant dans l'air encore frais de la pièce. Will entra alors et demanda de leurs nouvelles. « Vous avez quitté si vite la salle hier soir ! Y a-t-il un chagrin ? demanda-t-il. - Non, rien de bien grave, de vieux souvenirs ravivés par l'atmosphère agréable de votre auberge, cher Will, dit Merry. - Cela ne me réconforte guère. Je n'aime pas qu'on soit triste dans mon établissement, quelle qu'en soit la raison. Mais tout ce que j'espère, c'est qu'il ne vous arrive rien de grave. » Les Hobbits avalèrent leur soupe en vitesse pour rejoindre rapidement Legolas et Gimli. Ils firent leurs adieux à Will et Nob, leur répétant encore et encore qu'ils avaient passé un agréable moment en leur compagnie et que leur chagrin passager de la veille était sans importance, même si au fond, il en avait une grande. Ils quittèrent l'auberge, laissant Will sur le palier, un torchon à la main. Ils retrouvèrent de mémoire l'itinéraire qu'ils avaient suivi le jour précédent et aperçurent la maison basse caractéristique de Gimli. Ils se présentèrent à la porte et frappèrent trois coups. Personne ne vint ouvrir et Merry cogna encore trois fois. Toujours rien. Ils hélèrent une femme qui passait derrière eux dans la rue pavée, un panier à la main. « S'il vous plaît, chère dame, savez-vous où se trouve l'occupant de cette maison ? demanda Pippin. - Le Nain Gimli ? Cela fat déjà trois heures qu'il a quitté sa maison. Il doit être avec le maire, au bord de l'Anduin. » dit la femme. Pippin remercia la femme qui continua sa route tranquillement. Les Hobbits prirent la direction de l'ouest et purent découvrir l'architecture agréable et fine des demeures elfiques qu'ils ne connaissaient que trop peu. Puis les maisons se firent plus éparses et ils aperçurent plus loin l'embarcadère. Un immense bateaux d'argent attendait au quai. Il avait trois grands mâts et ses voiles étaient soigneusement pliées et attendaient d'être hissées et de se gonfler sous le vent. Legolas attendait sur le quai mais Gimli restait invisible. Quand les Hobbits arrivèrent auprès de Legolas, ils lui demandèrent où était passé leur ami. « Il est affairé à charger la nourriture à bord depuis déjà une heure ! répondit Legolas. Sa gourmandise n'a d'égal que sa robustesse au combat. - Oui mais cela fait fort longtemps qu'il n'a combattu. Ce doit être difficile à supporter pour un Nain, dit Merry. - Il le supporte plutôt bien, je crois, depuis qu'il a pris goût à l'art et aux mours elfiques car s'il ne dort pas encore dans les hauteurs comme les Elfes des forêts, il aime à contempler les ouvres que nous créons de nos mains. Ce navire, expliqua Legolas, a été construit par des ouvriers Elfes et nous assurera la sécurité lors de notre traversée. Je vous ai dit que je comptais partir ce jour, mais le temps à l'ouest semble méchant. Il y a de hautes vagues à l'horizon et d'épais nuages selon les dires de mes messagers. C'est un mauvais présage pour notre voyage. - Nous sommes prêts à attendre s'il le faut, dit Pippin car nous aventurer dans une tempête et y périr ne nous servirait à rien dans notre quête. » Les Hobbits s'assirent sur la jetée, balançant les pieds au-dessus de la mer. Ils virent enfin Gimli apparaître sur le pont et rejoindre la jetée par une passerelle de bois. « Vous voilà donc réveillés, chers Hobbits, dit-il. Je suis passé tôt ce matin devant votre chambre, mais l'on m'a dit que vous ronfliez encore, alors j'ai cru bon de commencer le chargement du fret. Mais Legolas ne semble pas favorable à ce que nous larguions les amarres aujourd'hui et cela m'attriste. Puisse le temps nous être clément au plus tôt. - Je l'espère aussi, dit Legolas, mais si une tempête nous vient de l'ouest, je préfère attendre qu'elle passe plutôt que de nous jeter dans ses bras avides. Croyez bien que je désire tout autant que vous retrouver mes vieux amis mais il nous faut être vivant pour cela et le navire, même de construction elfique, ne saurait supporter une tempête sur la Mer Immense qui dépasse en violence toutes les autres mers ; soyez en sûr. » La matinée passa lentement pour les Hobbits. Tantôt ils patientaient au bord de la jetée, tantôt ils se promenaient le long de l'eau, scrutant le ciel gris. Gimli s'efforçait de charger tout le nécessaire pour le voyage le plus vite possible, il faisait des allers et venues sur la passerelle, sans souffler une seconde, et les Hobbits furent étonnés de voir tant de vigueur dans une personne de l'âge de Gimli. Mais le sang de Durin Trompe-la-Mort coulait dans ses veines, il l'avait maintes fois répété, et de plus il était un Nain, ce qui signifiait force et vigueur pour longtemps. La race des Hobbits ne bénéficiait pas d'une santé si éclatante mais grâce à l'eau de Sylvebarbe que Merry et Pippin avaient pu savourer dans la forêt de leur vieil ami Ent, ils pouvaient encore courir et sauter en tout sens quand l'envie les prenait. Cette envie s'était faite de moins en moins fréquente ces dernières années et les deux Hobbits, se remémorant leurs vieilles aventures, ne tiraient aucune joie de ces récits mais plutôt une mélancolie désespérante qui les forçait à quitter la table plus tôt que tous les autres convives et à se coucher, le cour triste. Grâce au projet d'un voyage, d'abord vers l'Ithilien puis ensuite vers les Terres Immortelles, ils retrouvaient bonheur et joie de vivre et pas une journée ne se passait sans qu'il souffre d'une anxiété insoutenable cependant préférable à leur tristesse des soirs pluvieux. Puis vint l'heure du dîner sans qu'ils ne s'en aperçoivent, ce qui était rare pour des Hobbits. Legolas, qui avait quitté le port en milieu de matinée, revint les chercher pour les inviter dans sa demeure. D'abord enthousiasmés, Merry et Pippin se rappelèrent tout à coup la Lothlorien et son architecture tout en hauteur. Ils craignirent que certaines maisons Elfes qu'ils n'avaient peut-être pas encore vues au village soient toutes de la même construction mais décidèrent que l'invitation d'un ami tel que Legolas empêchait toute objection. En passant de nouveau dans les ruelles d'Arabar, Merry remarqua que jamais auparavant il n'avait vu ni même entendu parler de maisons elfiques faîtes de pierres et de mortier. Il posa donc la question à Legolas qui lui apprit qu'en effet, les Elfes avaient coutume de vivre au sommet des plus hauts et des plus vieux arbres des forêts les plus anciennes. « C'est notre ami Gimli qui a apporté à Arabar la pierre et avec elle l'amitié de tout le peuple Nain que les Elfes avaient perdu depuis longtemps pour de bien sottes raisons. Mais jadis, les peuples des Eldar vivaient comme toutes les autres races dans des maisons au sol. - Oui, confirma Gimli, nul soucis en Terre du Milieu depuis la chute du Seigneur Ténébreux. » Merry se surprit à songer à quel point le nom de celui qui fut l'ennemi des peuples libres n'avait plus aucune force. Au temps où l'Ombre s'étendait jusqu'en Lorien depuis le Mordor, le nom de Sauron ne devait être prononcé qu'avec une infinie précaution. Il fallait s'assurer qu'aucun espion à la solde de l'ennemi ne pût entendre la conversation. Cette pensée réchauffa le cour du Hobbit car pour une fois, l'évocation du temps passé ne l'avait pas conduit à penser à la Communauté dissolue, source de chagrin. Le groupe arriva en vue de la maison de Legolas, au bout d'une rue pavée. Cette demeure, celle du maire de la cité et du fils du roi de la Forêt Noire, était d'une magnificence peu commune même pour un ouvrage elfique. Les murs étaient de marbre rose et les rideaux de tissus précieux. Des dalles d'une matière inconnue, transparente, menaient jusque devant la grande porte en mithril. Plusieurs tours montaient très haut dans le ciel comme des flèches d'argent et l'allure générale du palais rappelait vaguement Minas Anor, au sud-ouest. Legolas les conduisit jusque dans la grande salle où un repas les attendait déjà. Merry et Pippin se précipitèrent et découvrirent dans leur assiette de porcelaine un fumet délicieux qui donnerait faim au plus repu des Hobbits. Une portion de lembas leur rappela qu'ils n'en avaient jamais mangé malgré les commentaires de Sam et Frodon. L'occasion se présentait maintenant à eux et ils ne manqueraient pas d'en profiter. Le repas fut le meilleur qu'ils n'aient jamais pris, du moins c'est ce qu'ils dirent à Legolas quand celui-ci le leur demanda car en fait, cette nourriture divine ne convenait pas à des Hobbits. Ils préféraient de loin des mets moins raffinés mais plus goûteux. Le repas de Legolas était certes succulent, mais pas à la manière des Hobbits. Les plats les plus simples leur convenaient, du moment qu'ils étaient pour eux synonyme de sensations pour leurs papilles gustatives. Mais l'atmosphère autour du repas suffit amplement à faire oublier aux Hobbits ce petit désagrément. Legolas, Gimli, Merry et Pippin, enfin réunis autour d'une table depuis tant d'années de séparation, c'était quelque chose qui n'avait pas de prix. Et bientôt, bientôt, pensa Merry, d'autres les rejoindraient pour reformer la Communauté. « J'espère que je n'aurai pas le mal des mers, dit Pippin. Les Hobbits ont guère l'habitude de quitter le sol, que ce soit pour voyager par les airs ou par les mers. - Soyez rassuré, dit Legolas, mon navire est stable et ne tangue que par grands vents. De plus, le voyage vers les Terres Immortelles, selon la légende, est bien plus qu'une traversée des eaux. Les navigateurs qui suivent une telle route connaissent bien plus qu'un simple voyage. C'est une expérience unique connue de très peu de personnes. - Comment pouvez-vous savoir cela, ami Elfe ? demanda Gimli. - Le vieux Bombadil est venu lors de l'inauguration d'Arabar. Nous avons passé quelques jours ensembles et il m'a raconté l'amitié qui l'a uni à mon père, il y a bien longtemps, ainsi que de nombreux contes et légendes des Terres du Milieu. Des choses à propos d'Iluvatar et d'Ulmo, celui qui créa tout en jouant de la musique et celui qui commanda aux mers. C'est en fait à lui que nous aurons affaire lors de notre traversée de la Mer Immense et il se peut qu'il ne nous laisse pas passer car nous ne sommes pas tous des Eldar ni des porteurs de l'anneau. - Comment le saurons-nous ? demanda Merry. - Ulmo saura nous faire voir sa position à propos du voyage. Si les vents sont défavorables, les mers agitées et le ciel orageux, alors la traversée sera difficile ou même impossible. Alors nous saurons qu'il ne nous reste qu'à faire demi-tour, dit Legolas. » Les Hobbits restèrent intrigués par ces histoires mais Legolas les tenait de Tom Bombadil et le petit bonhomme qu'ils avaient rencontré longtemps auparavant, même s'il était prompt aux plaisanteries, ne mentirait pas sur de tels sujets. « Mais la Dame de Lorien nous a appelés, on ne doit pas nous refuser l'accès aux Terres Immortelles, s'exclama Pippin. - Bien vu, Peregrïn, dit Legolas, car c'est justement ce sur quoi je fais reposer tout notre périple. Sans cet appel, jamais je n'aurais tenter une aventure si imprévisible et au dénouement si incertain car rien ne nous permet de profiter d'un sort différent de tous les marins qui ont entrepris ce voyage et qui se sont perdus. Du temps où Valinor, le pays immortel des Valar, était encore de ce monde, tous les Eldar étaient libres de traverser les mers vers l'Ouest, mais aujourd'hui, seuls ceux qui sont dans les desseins de Manwë peuvent accomplir un tel exploit. - Puissions-nous être dans son cour, dit Gimli, car les navires et les Nains ne font pas bon ménage. » Le repas s'acheva très tard le soir et tous les convives se saluèrent avant d'aller se coucher. Gimli préféra rentrer dans sa demeure pour profiter d'un sommeil réparateur efficace et les Hobbits reçurent une chambre spacieuse dans le palais de Legolas. Ils remercièrent leur hôte qui les laissa seuls. « Ceci, mon cher Merry, est une chambre de Hobbit, ou je ne m'y connais pas, dit Pippin. - Comme si Legolas avait su qu'un jour nous nous reverrions et que nous devrions passer du temps ici. C'est touchant. - Oui, et je compte bien profiter de tout ce confort mis à nos disposition. Bonne nuit ! dit Pippin en plongeant sous les couvertures. Merry était bien plus soigneux et il mit quelques minutes à arranger la couche selon ses goûts. Quand il rendit son bonsoir à Pippin, celui-ci ne l'entendit même pas car il ronflait déjà comme tout bon Hobbit. [sws_divider_bar1 barsize="500"] [/sws_divider_bar1]

Le départ

La nuit fut douce et calme et une bruine matinale lança son air froid à travers la fenêtre ouverte de la chambre et les Hobbits se réveillèrent doucement. Merry se pencha par la fenêtre, encore en tenue de nuit, et sentit la pluie sur son visage. Il huma l'air et se sentit jeune et frais, prêt à affronter mille dangers. Il faillit cependant défaillir quand Pippin lança dans son dos un « Bonjour » tonitruant. Merry sursauta et manqua de peu de passer par la fenêtre tellement son bond fut prodigieux. « Comment vas-tu, cher cousin ? demanda Pippin, souriant. - Outre le fait que j'ai failli vivre mes dernières secondes et que le temps n'a pas l'air encore très favorable aujourd'hui, je vais bien. Et toi, tu risques bien de te retrouver au sol si tu recommences. » Et Merry, tel un enfant, se jeta sur Pippin pour l'étrangler. Ils roulèrent au sol avec grand fracas et renversèrent les chaises dans leur affrontement. De ses doigts agiles de sculpteur, Pippin lançait des attaques fulgurantes en direction des côtes de Merry qui était très chatouilleux et à chaque fois, il sursautait comme piqué par un fer rouge. Il riait tellement qu'il était tout rouge et commençait à étouffer de rire. C'est alors qu'une silhouette imposante fit irruption dans la pièce et les Hobbits s'arrêtèrent en une seconde. En contre-jour, l'homme paraissait ténébreux et Merry, toujours à la merci de Pippin, le regardait avec inquiétude car cet étrange personnage n'avait rien à faire ici. Puis Gimli parla : « Ceci est touchant de vous voir, à votre âge, aussi prompt au rire et aux folies comme des Hobbits de vingt ans. Si je n'avais été aussi endurci par mes combats et ma lignée, vous m'arracheriez une larme. - Je veux qu'on sache que c'est Pippin qui a commencé et que c'est toujours ainsi, dit Merry. - Je veux bien vous croire, Merry, car j'ai connu Pippin pendant quelques temps et je crois que cela me fut suffisant pour savoir son caractère. Déjà au temps du trouble, il aimait à jouer sans arrêt. » Les Hobbits se relevèrent et passèrent un coup sur leur vêtement de nuit. Ils se regardèrent et sourirent, sachant que la bataille interrompue par Gimli ne serait que repoussée et jamais oubliée. « Vous m'avez sauvé, Gimli, dit Merry, et je vous en suis reconnaissant. Maintenant, si vous voulez bien nous laisser, je vais occire notre ami. » Gimli se retira pour laisser les Hobbits s'entretuer. Mais ceux-ci n'en firent rien et s'habillèrent tranquillement. Leur folie avait passé et aucun des deux ne pouvait savoir quand elle reviendrait. Merry était certain cependant que ce serait chez Pippin qu'elle ressurgirait, comme c'était toujours le cas. Ils sortirent ensuite et trouvèrent Gimli qui arpentait les couloirs en flânant. Il était vêtu d'une longue robe de Nain avec une fine corde à la taille et Pippin en fut encore étonné, bien qu'il l'eût déjà vu la veille et les jours d'avant aussi, mais il ne l'avait connu qu'en armure et en casque et le contraste était fort. Gimli les salua et leur demanda s'ils avaient pu trouver un terrain d'entente. Pippin répondit qu'il avait accordé une trêve à son petit adversaire. Ils montèrent deux paires de marche pour entrer dans le grand hall car leur chambre de Hobbit était légèrement en dessous du niveau du sol, tout comme la demeure de Gimli en ville. Ils trouvèrent Legolas juste devant le palais, dans la grande cour pavée, et lui demandèrent qu'elles étaient les nouvelles pour la journée qui s'annonçait. « Le ciel est gris, comme vous pouvez le constater, mais les gens des Ports ont envoyé un messager jusqu'ici et disent que la Mer, loin de nous à l'ouest, est calme et que le ciel est dégagé jusqu'aux limites du regard. Je pense que nous partirons aujourd'hui, et dans une heure au plus tard si vous êtes prêts. - Mon ami Legolas, jamais vous ne pûtes faire tant plaisir à un Hobbit qu'en disant ces mots. Pippin et moi allons de suite chercher nos bagages dans votre palais et nous serons prêts dans bien moins d'une heure, croyez-moi. » Mais avant même que Legolas ait pu leur dire un mot, ils couraient déjà tous les deux en direction des grandes portes décorées du palais. Legolas jeta un coup d'oil à Gimli, à ses côtés. « Regardez-les gambader comme des enfants, dit Legolas. Qui pourrait croire qu'ils ont cent ans ? - Je ne sais s'il s'agit de la nourriture de ce vieil Ent ou si c'est la joie de revoir leurs amis, mais ils ont retrouvé une vitalité dont même moi, tout Nain que je suis, je ne pourrai jamais profiter. - Je n'ose pas imaginer quelle pourrait être leur déconfiture si nous ne pouvons pas naviguer sur la Voie Droite, le chemin secret des Terres Immortelles. Puissent les puissants de l'Ouest nous accorder cette faveur. » Les deux Hobbits revinrent bien plus tôt qu'ils ne l'avaient dit avec de nombreux paquets sous le bras. Pippin avait une grosse malle, un cadeau pour Frodon qu'il avait sculpté de ses mains et Merry avait tout son matériel pour tracer des cartes à partir des nouvelles terres qu'ils découvriraient au cours du voyage et au pays immortel lui-même. Déjà, la rumeur du départ des deux fondateurs de la ville, Legolas et Gimli Ami-des-Elfes, s'était répandue et de nombreux Elfes arrivaient pour assister au départ. Legolas chargea un grand cheval blanc des dernières affaires qu'il n'avait pas encore mises dans le navire et ferma les portes du palais. Les clés de la ville furent remises à Relamon, un Elfe de confiance, ami de Legolas qui avait conçu le palais d'Arabar. Il devrait diriger la cité en l'absence de son fondateur et ce jusqu'à son retour. C'était une lourde responsabilité car Arabar était une ville importante en Gondor et la seule digne de ce nom dans les deux Ithiliens. Dans tout le reste du territoire entre le Gondor et le Mordor, on ne trouvait que de petits villages tout à fait confortables et à la population chaleureuse mais ce n'étaient pas des villes à proprement parler. Les quatre compagnons se mirent en marche, avançant à pied à côté du cheval blanc. Tout le long du chemin, on les observa, à la fois attristé et excité à l'idée d'une telle entreprise. Certains cours étaient pourtant assombris car les rumeurs à propos de la Dame de Lorien en détresse enflaient à travers Arabar toute entière et prenaient des proportions inconsidérées. Le cour des Hobbits s'emballa quand les grands mâts du navire elfique apparurent au-dessus des toits des maisons, majestueux et resplendissants comme la grande tour d'Echtelion. Les quais étaient remplis de monde venu assister au grand départ de personnages si importants. Il y avait Legolas, Seigneur d'Arabar, fils du roi Thranduir de la Forêt des Feuilles Vertes, Peregrïn Touque le Thain et Merriadoc Maître Grand Echanson, ainsi que Gimli Ami-des-Elfes, descendant de Durin Trompe-la-Mort, source de la réconciliation définitive entre les peuples des Nains et des Elfes. Tous les quatre avaient été compagnons de Frodon aux Neuf Doigts et membres de la Communauté de l'Anneau. Ils s'en allaient tous là où rares furent ceux qui réussirent, vers le pays immortel au delà de la Mer Immense. L'événement serait encore relaté par ceux qui y assistèrent longtemps après qu'il eût été oublié de la mémoire du monde. Legolas, fier et droit, monta la passerelle menant au navire en premier, suivi de Gimli, puis de Merry et Pippin, heureux, enfin, d'entreprendre ce voyage. L'équipage était assez restreint. On trouvait Gwelor, le capitaine, Ofland, son second, et quelques marins, pas plus d'une quinzaine en tout car les navires de construction elfique sont dociles et d'un maniement facile. Avant même que les amarres soient largués et tandis qu'on installait les dernières affaires dans les chambres, Merry se lia d'amitié avec un matelot nommé Radian qui avait autrefois servi Cirdan aux Havres Gris et il était un de ses proches descendants Eldar. Il avait fait de nombreux voyages et connaissait certaines îles du large des Terres du Milieu. C'est pourquoi durant le voyage, Merry resta de longues heures à écouter les récits et les descriptions de Radian pour tout mettre par écrit, du plus vite qu'il put, et pour ébaucher quelques cartes. Gimli se sentit déjà faiblir quand il monta sur le pont supérieur du navire, là où Gwelor tenait la barre. Legolas n'avait pas dit vrai quand il affirmait que son bateau était stable. Au calme plat, Gimli sentait son cour balancer de droite et de gauche, ce qui ne lui fit prédire rien de bon pour les prochains jours, voire les prochaines semaines. Legolas le rejoignit après que tout fût embarqué et tenta de le rassurer. Il avait avec lui de la nourriture elfique et des lembas qui pourraient faire passer le désagrément de la mer. Il avança jusqu'au bord du pont et regarda les vagues se briser sur la coque. Le navire semblait fort et solide, prêt à braver les vents de Manwë et les colères d'Ulmo. Il leva la main en direction des quais et fit un signe d'au revoir à la foule amassée au bord de l'Anduin. Elle lui rendit son geste avec une harmonie presque parfaite et on entendit les cris fuser de toute part. Parmi ces cris, il y eut aussi des « Larguez les amarres » et les cordes épaisses qui retenaient le navire blanc au quai furent détachées et tirées sur le pont principal. On défit les voiles et on les tendit le long des mâts puis elles se gonflèrent comme d'orgueil et le navire s'éloigna du bord avec une vitesse et une puissance qui impressionna tout le monde et Gimli lui-même vacilla sous l'accélération. On manouvra rapidement pour rester au milieu du Grand Fleuve et éviter des risques inutiles. Le grand navire blanc de Legolas descendit le long de l'Anduin à grande vitesse et fut dès la fin d'après-midi au niveau du Cair Andros, grand lieu de bataille contre Sauron. Le capitaine fit passer son bateau par le bras ouest car c'était le chemin le plus court et fit stopper le navire quand les deux bras de l'Anduin se furent rejoints. Aucun port ni aucun quai à l'horizon mais le bateau que le capitaine avait nommé Alquaglar (ce qui signifiait le Cygne Éclatant car sa blancheur illuminait les paysages quand le soleil perdait de son éclat à l'ouest) avait une ancre lourde qui accrochait les fonds avec force et empêchait le navire de dériver. Alors les compagnons se couchèrent chacun dans leur chambre après avoir soupé ensemble et observé l'éclat d'Alquaglar sur les vertes prairies au-delà de l'Anduin. Legolas, bercé par les remouds du fleuve, partit dans le sommeil profond et n'en ressortit que le lendemain matin aux cris et aux bruits, signe que l'activité reprenait déjà. Les quatre compagnons se retrouvèrent sur le pont principal et se souhaitèrent le bonjour. « Ce lit n'arrêtait pas de bouger, comme s'il allait se renverser. Une tempête a dû remonter depuis la Baie de Belfalas et agiter le navire, s'exclama Gimli. - Vous voilà tout à coup bien sensible, maître Nain, dit Legolas. La nuit fut calme et nul tempête dans les environs car je l'aurais senti si tel avait été le cas. Et qu'en est-il de vous, chers Hobbits ? - Eh bien, j'ai dormi bien mieux que je ne l'espérais, en fait. Les vagues m'ont bercé toute la nuit mais j'ai tout de même un détail à changer, dit Pippin. - Et je crois que j'ai le même, dit Merry. Je souhaiterais pour la suite occuper la même chambre que mon cousin et ami de toujours car nous n'avons guère l'habitude de nous retrouver éloignés depuis la fin du Troisième Âge. - Agissez comme bon vous semble car vous êtes ici chez vous, dit Legolas. » Aussitôt, ils allèrent déplacer les meubles et les affaires de Merry jusqu'à la chambre voisine de Pippin. Pendant le déménagement, Alquaglar repartit et le capitaine annonça qu'ils feraient escales au port de Minas Anor mais qu'ils n'auraient pas vraiment le temps de s'attarder en ville. Legolas espéra qu'Aragorn serait mis au courant le soir et assisterait au départ du matin. Les deux seigneurs étaient très occupées par leurs nouvelles fonctions et ne se voyaient que rarement. Pourtant les aventures dans la Communauté avaient fait d'eux des amis proches dans le malheur. Aujourd'hui que la paix était revenue en Terres du Milieu, ils pourraient en profiter pour se remémorer le passé autour d'un bon repas. Et avant le soir, Ofland entra dans la chambre de Legolas avec une colombe à la main. Legolas fut étonné de voir un oiseaux si peu farouche et docile. « Voici un oiseau, messager au service du roi Elessar. Il tenait un message autour de ses pattes et s'est posé sur mon épaule tandis que je revoyais mes cartes sur le pont principal. Le rouleau est cacheté et je le remets dans vos mains car ce sont les ordres du capitaine. » Legolas le remercia et décacheta le rouleau. Il lut : Mes espions ne vous laissent jamais tranquille, direz-vous, mais ils me permirent ici de savoir votre venue proche. Une grande fête sera organisée ce soir, dès votre arrivée. La table sera mise sur les quais pavés et le peuple de Minas Anor festoiera sous la lumière de l'Arbre Blanc. Vous repartirez dès le lendemain matin et j'espère vous revoir dès vos aventures terminées. Puissent le ciel et la mer être avec vous lors de votre périple et qu'Eärendil vous guide. Ainsi se terminait le message venant d'Aragorn lui-même. Legolas fut réjoui à l'idée de revoir son ancien compagnon de guerre et voisin de royaume. Il alla annoncer la nouvelle à ses amis sur le navire et informa également le capitaine. L'itinéraire ne serait pas changé, le déroulement du voyage ne serait pas perturbé, seulement le départ du lendemain serait sans doute plus dur en raison de la fête et des abus qu'elle ne manquerait pas d'engendrer « notamment chez nos amis Hobbits », murmura Legolas à l'oreille de Gwelor. Et ce dernier ajouta que Gimli aussi ferait honneur au repas. Puis il descendit demander des nouvelles de Gimli le Nain qui humait la brise marine par-dessus la rambarde. « Le voyage ne vous éprouve pas trop ? demanda Legolas. - Je commence à m'y faire mais je dois avouer que vous venez de trouver le moyen d'éradiquer les Nains à jamais. Si des troubles surviennent à nouveau entre nos deux races, il vous suffira de rejoindre les mers et nous serons vaincus. - Voilà une tactique que j'espère ne jamais avoir à utiliser, dit Legolas. - Nul grief ne séparera nos deux races, à présent. Nous voilà frères ! s'écria-t-il. » A la mi-journée, les vents se calmèrent et l'Alquaglar ralentit sa folle course sur l'Anduin. Les marins manouvrèrent les voiles pour profiter au maximum des courants d'air. Gimli sentit de nouveau la tête lui tourner à cause des accélérations et des ralentissements successifs. L'Alquaglar était vraiment un navire vif, presque fougueux, et il lui revint à la mémoire sa chevauchée avec Legolas à travers les champs de Gondor. Ce fut sans doute pour lui l'épisode de sa vie le moins agréable. Les deux Hobbits avaient appris à s'assagirent au cours de leurs nombreux séjours au pays des hommes et ils prenaient leur repas en même temps qu'eux. Mais aujourd'hui, il était hors de question de suivre Legolas et le reste de l'équipage qui croyaient bon de ne pas déjeuner en prévision du festin du soir. Merry et Pippin furent donc les seuls à prendre le repas de la mi-journée, autour d'une petite table installée sur le pont principal. Les Hobbits riaient en rattrapant leurs assiettes qui glissaient sur la table à cause du mouvement du bateau. Un verre finit par se déplacer jusqu'au delà de la table et roula au sol. Il ne se brisa pas mais tout le vin fut répandu au sol. Gimli les regardait de loin, depuis la proue du navire et ne résista pas longtemps à la vue des mets sur la table. Il prit une chaise dans sa chambre et la plaça juste à côté de celle de Pippin. « Je suis décidément faible de volonté car je ne sais résister à l'appât de la nourriture, dit Gimli. - Nous espérions vous faire succomber, dit Pippin, et je vois que ça marche. - Voilà encore une faiblesse qui pourrait coûter cher. Je parlais tout à l'heure avec Legolas de la faiblesse des Nains au sujet de la mer, et voici que je succombe cette fois à la nourriture. - Ne craignez rien, maître Nain, car j'ai longuement étudié les récits des peuples à Minas Anor, dit Merry, et les Nains savent oublier tout le confort et les plaisirs quand il s'agit de se défendre contre le Mal. Ne soyez pas inquiet à ce sujet car je suis certain qu'aujourd'hui encore vous pourriez occire quelques régiments d'Orques si cela s'avérait nécessaire. - Puissiez-vous avoir raison ! fit Gimli. En tout cas, l'heure n'est pas à la bataille et profitons de cette tranquillité. » Le Nain avait bien parlé et les Hobbits l'écoutèrent donc, replongeant de plus belle dans leur assiette bien garnie. Il y avait de la viande froide et du pain, accompagnée d'une sauce préparée par Ofland. C'était une recette qu'il tirait de ses ancêtres et cette sauce était vraiment délicieuse. Il y avait aussi du fromage et du lait. Les Hobbits avaient refusé de manger du poisson, comme il eût été le cas à bord d'un navire, car Frodon, qui avait pris la suite du livre de Bilbon, lisait tout haut ce qu'il écrivait et à de nombreuses reprises, Merry, Pippin et Sam avaient assisté à ces séances tardives. L'épisode de Gollum les avait particulièrement écouré de cet être informe et sans cour, d'autant plus qu'il avait osé arraché un doigt à Frodon. S'il n'était déjà mort dans les flammes avec son trésor, Merry l'aurait volontiers étranglé de ses propres mains. Sachant de plus qu'il fut un temps où Gollum était un Hobbit comme Merry et Pippin, ils n'en étaient que plus dégoûté encore et refusaient de manger du poisson, dussent-ils mourir de faim dans un gouffre sombre, car ils craignaient de subir d'étranges transformations de leur corps. Ils achevèrent leur repas dans la bonne humeur, à peu près comme tous les repas qu'ils avaient pris dans leur vie. Radian, l'ami de Merry, vint les rejoindre à leur table après la fin du repas. Il apportait avec lui une petite fiole d'une liqueur qu'il tenait de Cirdan le charpentier. Il en versa quelques gouttes à chacun et ils dégustèrent lentement tout en bavardant de la vie aux Havres Gris. Radian leur raconta l'arrivée de Gandalf, Frodon et Bilbon, ainsi que de Galadriel, Celeborn et Elrond, tous porteurs des anneaux des Elfes. Mais voyant que cela attristait les Hobbits, il trouva vite un prétexte pour arrêter son récit. Il quitta la table et revint plus tard avec une petite malle en bois bellement sculptée. Il l'ouvrit et dit qu'il s'agissait d'un jeu très ancien qui consistait à avancer des bâtons sur des cases de manière à piéger son adversaire. Le jeu ne plut pas tellement aux Hobbits qui ne virent en lui qu'un autre moyen de mener une guerre. En revanche, Gimli joua avec Radian jusqu'à la fin de l'après-midi. Les Hobbits restèrent à l'écart un moment puis finirent pas rentrer dans leur chambre car le vent se levait de nouveau et que le soleil venait de passer derrière les Montagnes Blanches, à l'ouest. Le navire se retrouva dans l'ombre et la fraîcheur très rapidement. Pippin se mit à travailler sa sculpture pour Frodon et Merry l'observa longtemps manier le ciseau avec une rapidité et une précision qui lui rappela le travail des Elfes. Quand la nuit commença à se faire plus profonde, Pippin dut allumer une chandelle pour continuer à travailler sur le bois. Merry avait commencé la lecture d'un livre qui parlait des gens de Durin et de la construction ancestrale de la Moria que l'on appelait avant Hadhodrond ou Khâzad-dûm en langage des Nains. Gimli lui avait dit qu'un jour prochain, il déciderait de redonner à la Moria sa splendeur d'antan car la dernière fois qu'il la vit, envahie d'Orques et de mort, il avait été submergé par un océan de tristesse, sans compter que la Communauté y avait perdu son principal guide, Gandalf le Gris. Merry se dit qu'il aimerait bien voir la Moria restauré comme les gens de Durin l'avait connue car il avait senti sa grandeur alors même qu'elle était dévastée et à demi effondrée. Soudain, une grande lumière d'une blancheur inhabituelle embrasa la chambre de Merry et Pippin. Les Hobbits sortirent sur le pont où déjà, tout l'équipage observait l'ouest. En se penchant par dessus bord, Pippin vit la coque de l'Alquaglar étinceler de mille feux et il fut frappé de stupeur par la beauté des paysages. Il n'avait jamais vu la grande tour d'Echtelion de loin. Lors de son séjour à Minas Anor avec Merry, il ne voyait que sa lumière réfléchie sur les paysages alentours, mais vue depuis l'Anduin, elle prenait une toute autre dimension. Les eaux du Grand Fleuve s'enflammaient et la tour chassait les ombres jusqu'à des milles à la ronde. Alquaglar avança jusqu'aux grands quais et y accosta. Les gens de Minas Anor attrapèrent les cordages et les nouèrent solidement aux quais. On lança une passerelle et l'équipage descendit. On leur fit bon accueil et les quais étaient illuminés de toutes les couleurs par des lampions. On avait installé de longues tables avec des chaises où les convives prendraient place. D'autres tables étaient couvertes de nourriture. Il y avait de quoi tenir un siège et les Hobbits en furent réjouis. Un grand tapis de velours épais rouge avait été déroulé des quais jusqu'aux grands sièges du roi et de la reine de Minas Anor. Ils se levèrent pour accueillir leurs invités. Legolas descendit le premier de l'Alquaglar et alla saluer Aragorn et Arwen, la reine de la race des Elfes depuis que la Dame de Lorien avait quitté les Terres du Milieu au début du Troisième Âge. « Cher Legolas, s'écria Aragorn à la vue de son vieil ami, enfin vous revoilà chez nous. - Diriger une ville est une chose à laquelle je n'étais pas habitué malgré la position de mon père. Mais aujourd'hui nous nous rencontrons et passerons une agréable soirée. - Malheureusement, il vous faut repartir dès demain car vous semblez pressé par le temps. - Oui, en effet, dit Legolas. Nous pensons qu'on nous demande sur les Terres Immortelles mais nous n'en sommes pas encore certains. Nous verrons en temps voulu ce qu'en pense le maître des vents. » Aragorn salua les Hobbits qu'il avait déjà vus lors de leur dernier passage à Minas Anor, puis Gimli fit la révérence devant la Dame. « Relevez-vous donc, Maître Nain, car vous n'avez plus à prouver votre respect envers les Elfes. Je suis heureuse de revoir celui par qui nos deux races se sont réconciliées en dépit du danger et de la menace constante du Mordor. Soyez le bienvenu dans la Grande Cité Blanche et je vous souhaite de passer la plus fabuleuse soirée. - Grand merci, ma Dame. Puissiez-vous rayonner sur les terres et réjouir les cours tristes, dit Gimli, puis, à Aragorn : bonjour, Roi des Hommes. - Bonjour à vous, Gimli. » dit Aragorn. Puis ils allèrent prendre place autour de la grande table et le repas fut rapidement servi. Des ménestrels jouaient de leurs instruments mais les éclats de voix des convives suffisaient à créer une ambiance. Il y avait là le roi et la reine, l'équipage et les passagers de l'Alquaglar, les proches du couple royale et plusieurs hautes personnalités de la ville. On demanda aux cinq anciens membres de la Communauté de l'Anneau de raconter tous leurs périples à travers la terre du milieu. Nombreux étaient ceux qui, parmi les convives, avaient lu l'ouvrage de Gimli dont plusieurs exemplaires avaient été recopiés et circulaient librement dans tout le pays. Mais cela ne leur suffisait pas puisqu'ils avaient avec eux l'auteur de cette épopée historique qui racontait la guerre de l'Anneau de l'intérieur. Gimli succomba donc aux demandes et se mit d'abord à décrire la tension qui régnait au gouffre de Helm avant l'attaque des Orques. Mais le but de son récit n'était pas tant de relater la bataille mais plutôt d'écrier son admiration pour les Grottes Étincelantes qui plongeaient dans les montagnes derrière Cor-le-Fort. Toute l'assemblée resta en admiration devant Gimli. Celui-ci s'était laissé lui-même emporté par l'énergie de son discours et il était monté sur la table, renversant les verres et les plats sous les acclamations de la foule. Aragorn souriait car lui aussi se sentait réjoui de voir Gimli si vigoureux. Il criait presque en terminant le récit des combats qu'il avait menés contre les Orques, il agitait ses bras en de grands mouvements de moulinet et sautillait sur la table branlante qui manquait de s'effondrer à chaque saut. L'auditoire restait ébahi car le Nain donnait une force vitale à cet affrontement terrible où le Rohan avait failli être vaincu par les bandes désordonnées des Orques. Seule l'arrivée des Ents avait pu renverser le sort de la bataille. Une ombre mystérieuse plana au-dessus de la table quand Gimli évoqua ces étranges êtres que nul n'avait vu en action. Tout le monde restait muet. Sans aucun doute, ils accordaient crédit à leur conteur mais ils se montraient perplexes à l'évocation de si anciennes formes de vie. Depuis quelques minutes, Aragorn regardait d'un oil l'assiette de Gimli encore pleine et fumante. Les invités mangeaient lentement tout en écoutant Gimli mais celui-ci se fatiguait à reproduire le moindre de ses gestes comme s'ils avaient été gravés à jamais dans sa mémoire. Aragorn se pencha vers Arwen et lui murmura quelques mots à l'oreille qu'elle fut seule à entendre. Puis Gimli arriva à la fin de son histoire, regarda l'assemblée émerveillée et se passa un mouchoir sur le front. Il se sentait épuisé comme s'il avait refait le combat de Helm. Mais en quelques sortes, c'est ce qu'il venait de faire. Il se retourna et vit son assiette pleine. « Maintenant, comme tout bon soldat, je vais prendre ma ration bien méritée. » Et il se rassit à sa place, plongeant sa cuillère en bois dans le ragoût fumant. Arwen regarda alors à son tour Aragorn et sourit en acquiesçant. Effectivement, comme il l'avait dit à son épouse, il paraissait étrange que Gimli se détache aussi longtemps de son assiette. Merry et Pippin, eux, avaient déjà terminé leur assiette. Ils s'étaient dit d'attendre que Gimli commence son repas avant d'entamer le leur mais l'odeur avait fait vaciller leur détermination. Ils étaient cependant certains que Gimli comprendrait parfaitement. La soirée fut réussie selon Legolas et Gimli, mais les Hobbits regrettaient les fusées de Gandalf. En Terres du milieu, c'est ce qui manquait le plus. Chaque grande fête comptait Gandalf parmi ses invités et il s'amusait comme un jeune Hobbit à envoyer sa magie dans les hauteurs du ciel, pour le plus grand bonheur de tous. Depuis qu'il avait disparu du pays, plus aucune fête ne profitait de sa connaissance du feu. Selon les archives, il devait rester encore quelques Istari dans les Terres du Milieu mais, s'ils existaient vraiment, ils devaient rester cachés quelque part à l'Est. Quant à Radagast, le seul qui était connu des foules, il avait disparu et c'était Gandalf qui l'avait vu pour la dernière fois, juste après lui avoir appris que Saroumane lui offrirait aide et conseil dans la lutte contre le Mordor, et le trahissant par là-même. La fête prit fin très tard finalement, et Legolas ne pouvait se résigner à rejoindre sa couche même si le départ le lendemain n'en serait que plus difficile. Il fêta avec ses amis de voyage jusqu'à ce que la place se vide et que le brouhaha diminue. Aragorn invita ses invités dans la tour d'Echtelion, dans une petite pièce au décor agréable. Aragorn, Arwen, Merry, Pippin, Gimli et Legolas prirent place autour de la table. « Vous projetez réellement de rejoindre Valinor ? demanda Aragorn. - Eh bien nous allons en effet tenter une traversée de la Mer Immense, dit Legolas. - Oui, même si ce ne fut jamais fait par d'autres que des Elfes ou des porteurs de l'Unique, nous croyons pouvoir y arriver car Galadriel nous a appelés dans notre sommeil, dit Pippin, et Merry souhaite ardemment revoir ses anciens camarades de la Communauté de l'Anneau, et moi aussi. - La Dame a besoin de nous voir, c'est chose certaine, fit Gimli. » Aragorn les regarda chacun leur tour, scrutant au plus profond de leur âme. « Vous savez à quel point Valinor reste inaccessible à des êtres tels que vous, dit Arwen. Le voyage peut être dangereux. - Mes amis semblent très décidés, Aragorn, et nous pensons que cela pourrait suffire à convaincre les Valar, dit Legolas. - Et vous, le croyez-vous, Legolas ? demanda le roi. Pensez-vous que la détermination d'un être suffit à faire pencher la décision des Valar d'un côté ou d'un autre ? - Je n'aime pas penser le contraire, mon ami. Mais j'ai moi aussi ressenti l'appel de la Dame. - Vous perdez de votre sagacité et de votre perspicacité, mon ami Elfe, fit Arwen. Cela m'étonne de vous, enfant d'une grande lignée. » Legolas se sentit inquiété par les paroles d'Arwen. En effet, il se sentait plutôt faible de volonté. Ce n'était pas normal, surtout pour un Elfe. Pour le reste de la soirée, Legolas ne se sentit pas bien. Arwen l'avait blessé, non pas dans une intention mauvaise, mais en lui ouvrant les yeux sur un terrible changement qu'il ne pouvait s'expliquer. Peut-être avait-il souffert d'orgueil en dirigeant l'Ithilien. Faramir était prince de l'Ithilien depuis la chute de Sauron et Legolas avait pris sa place quelques années après. C'est Aragorn qui l'avait décidé car selon lui, Faramir était imprévisible. Son père, corrompu par le palantir, son frère, Boromir, tenté de dérober l'anneau à Frodon, étaient autant d'indices qui faisaient douter le roi du Gondor de la place de Faramir à la tête de l'Ithilien. Legolas s'était senti gêné d'occuper un tel poste, et Aragorn aussi d'avoir à expliquer sa décision à son peuple. Pourtant, cela avait été tel et ne pouvait être changé. « Je vous souhaite beaucoup de courage pour cette traversée, dit Aragorn. - Puisse la lumière d'Elendil guider votre route vers l'Ouest. » fit Arwen. Ils se levèrent et allèrent se coucher. Il leur faudrait à tous une bonne nuit de sommeil avant de reprendre le voyage le lendemain matin.[sws_divider_bar1 barsize="500"] [/sws_divider_bar1]

Un événement inattendu

Tout le monde s'endormit rapidement, le ventre plein et le cour joyeux. Seul Legolas resta allongé dans sa couche, ressassant sans cesse les paroles d'Arwen. En tant qu'Elfe de haute lignée, fils du roi de la Forêt Noire, il se devait d'approcher la perfection échue à sa race, ou du moins de s'y essayer. Il voulait changer, il voulait à nouveau avoir une bonne image auprès d'Arwen car il semblait l'avoir perdue. Il se sentait troublé et cela l'empêchait de trouver le sommeil. De leur côté, les Hobbits y plongèrent plus vite que jamais. Le repas avait été copieux, celui du midi aussi et le vin avait coulé à flot. Si l'eau de Sylvebarbe n'avait coulé dans leur gorge, ils auraient presque été fatigués. Quant à Gimli, il rêva longuement de la bataille dont il venait de faire le récit à tous les convives. Il l'avait presque oublié au fil des années mais l'atmosphère de la soirée lui avait petit à petit remis en mémoire les événements aux frontières du Mordor. C'est Aragorn qui resta à veiller le plus tard aux côtés d'Arwen. Il pensait au projet ambitieux de Legolas. Lui, un Elfe, aurait pu aisément rejoindre Valinor. Mais c'était folie que de vouloir emmener avec lui des Hobbits et un Nain, tout cela uniquement parce qu'ils avaient tous fait un rêve. Il était certes étrange de partager le même rêve mais de telles coïncidences ne devaient pas être prises au sérieux tel qu'ils le faisaient. « C'est étrange que Legolas ait de tels desseins, dit Arwen. - En effet, cela m'intrigue. Mais il semble impossible de les détourner de leur projet. Les Hobbits souffrent de l'absence de leurs amis. Ils vécurent des aventures avec Frodon et Sam qui les lièrent les uns aux autres comme rien d'autre ne saurait le faire. - L'amitié est quelque chose de prodigieux mais la rupture est déchirante. Les Hobbits sont résistants de corps et d'esprit, mais ils ont le cour sensible aux aléas de la vie, dit Arwen. - C'est Legolas qui m'inquiète. Les Elfes passent pour être de la race la plus endurante à tous les maux de la Terre du Milieu. Ils peuvent courir pendant des jours, veiller toute la nuit, subir maints désillusions et maints chagrins et leur volonté est réputée inflexible. Je me demande ce qui le pousse à céder de la sorte à une émotion passagère, dit Aragorn. - Mais laissons-le agir comme il le souhaite. Nous verrons de quelle sorte agiront les Valar. » Puis ils s'endormirent côte à côte, bercé par le bruit du vent dans les sculptures du sommet de la tour d'Echtelion. Le Gondor tout entier dormait d'un sommeil tranquille. Nulle menace, nul danger ne mettait en péril la paix nouvelle que connaissaient les habitants du territoire. Le ciel était encore découvert et ponctué de milliers de pointes brillantes. A l'ouest, une brillait plus que les autres. Selon les légendes de la Terre du Milieu, il s'agissait d'un Silmaril, porté au front de Feanor sur son navire le Vingilot. Il guidait les voyageurs vers les Terres Immortelles, du moins ceux qui en étaient dignes. Loin à l'Est, au-delà de la chaîne de l'Ephel Duath, le Mordor était encore synonyme de crainte et de peur. Pourtant, disait-on, l'herbe verte recommençait d'y pousser, les arbres à nouveau se couvraient de feuilles, les animaux sauvages repeuplaient les plaines dévastées. Oradruin, la Crevasse du Destin, avait peu à peu cessé son activité et le grondement sinistre qui s'élevait chaque journée jadis s'estompait au fil des saisons. Tout cela était signe du retour des jours heureux en Terre du Milieu. Ce qui n'avait pas changé depuis la chute de Sauron était la grande tour d'Orthanc. Elle s'élevait toujours, dans la vallée de l'Isengard, jusqu'à des hauteurs vertigineuses. Ses pointes noires acérées agressaient le ciel clair. Le mal qui avait résidé dans ses murs était par certains côtés bien pire que celui qui occupait les terres du Mordor. Sauron était mauvais dès les premiers jours du monde, mais Saroumane avait été un grand sage dans la jeunesse de la Terre du Milieu et sa trahison avait été bien plus grave que les agissements de Sauron. Depuis lors, Orthanc et ses murs noirs indestructibles gâchaient le paysage de la vallée de l'Isen. A l'approche du petit matin, un grondement sourd agita les herbes qui poussaient tant bien que mal dans les vallées du Mordor. Le sol fut agité comme une mer sous les assauts du vent. Tel une vague, une secousse terrible ébranla les forêts jusqu'aux territoires du Gondor et de l'Ithilien et jusqu'aux frontières australes de la Forêt Noire. Bien que d'une rare violence, ce tremblement de terre ne fut plus qu'un faible grondement quand il atteignit les constructions. Celles-ci, de construction elfique, résistèrent aux mouvances du sol. Dans toute la zone touchée, on se réveilla en sursaut et prêt à prendre les armes au premier appel. Mais il n'y avait cette fois-ci aucun ennemi. La nature s'ébrouait de temps en temps comme un vieillard endormi sur sa chaise au coin du feu. Gimli sauta en bas de son lit, jambes écartées, sa main cherchant avidement la hache qu'il n'avait plus tellement l'habitude de tenir. Il ne l'avait pas oubliée, certes, mais elle attendait bien loin de lui, dans les cales de l'Alquaglar. Il l'avait emportée davantage pour le folklore que dans l'idée de s'en servir. La secousse avait fait trembler les meubles de sa chambre mais rien n'était cassé. Gimli était moins effrayé par le tremblement de terre que par le rêve qu'il faisait avant d'être réveillé. Il se voyait à bord de l'Alquaglar voguant sur nue mer déchaînée, agitée par des vents terribles venus de l'Ouest. Il sortit de sa chambre et croisa Merriadoc dans les couloirs de la Tour d'Echtelion. « Qu'était-ce ceci, Gimli ? demanda Merry. - Que sais-je ? Un tremblement de terre, j'imagine. - Je n'en ai jamais connu de toute mon existence d'aussi violents. - Je n'en ai connu que très peu dans ma vie, et il est vrai que celui-ci fut assez violent. » Ils croisèrent Arwen dans les étages supérieurs. Elle descendait au pied de la tour pour s'assurer que tout allait bien. Elle lança quelques paroles pour les rassurer mais ne s'arrêta pas. Les gens de Minas Anor s'agitaient dans la ville. Il n'y avait rien de grave mais quelques personnes avaient perdu l'équilibre et s'étaient blessés légèrement.

Suite : On ne sait pas quelle est la cause séisme, mais on en vient à savoir qu'il fut plus fort près du Mordor. Les voyageurs de l'Alquaglar y voient un mauvais présage, Aragorn dépêche une patrouille en Mordor pour inspecter les lieux.

Alexandre Vallet, Août 2002.[sws_divider_top]



Une pathologie inédite, mais pas tant que ça...

Autoroute A8, entre Canne et Nice, avril 2000

Le premier souvenir qui me soit revenu de ce jour-là, avant même que je reprenne réellement conscience, c’est la vision des enfants riant au milieu des buissons de cistes. Images surexposées, comme éclairées trop brutalement par le flash du soleil, aux couleurs éclatantes, aux contrastes trop violents... Mouvements au ralenti, cheveux bruns ou blonds qui volent doucement, parabole d’un ballon s’élevant trop lentement dans l’air vibrant de chaleur et de poussière, visages réjouis qui se tournent soudain vers moi avec stupeur... Film qui passe et repasse sans cesse sur l’écran de mes paupières closes. Film muet... Je me souviens de n’avoir entendu que leurs rires trop aigus et le gémissement du vent par ma fenêtre ouverte, rien d’autre, alors que je devais être assourdi par le rugissement du moteur : je me rappelle très nettement avoir rétrogradé plusieurs fois dans les secondes précédentes, pour obtenir un frein-moteur qui me ralentirait un peu. Pourquoi s’était-il arrêté là, cet autocar rempli d’enfants ? Quelle folie ! J’ai su plus tard qu’un des gamins avait vomi sur les sièges et le chauffeur, pour s’éviter un nettoyage approfondi, avait immédiatement stoppé au premier espace dégagé : sur la voie d’accès à cette piste d’arrêt d’urgence, où les véhicules privés de freins peuvent venir s’enliser... où j’avais espéré mettre un terme à la course folle de mon camion, dont le circuit d’air comprimé venait de lâcher dans la descente. Je n’ai vu l’obstacle qu’au dernier moment, après avoir donné le coup de volant qui me précipitait, brinquebalant, sur la piste caillouteuse menant à la tranchée remplie de sable... Trop tard pour continuer sur l’autoroute.

J’ai vu les enfants jouant dans le soleil. Je me suis acharné sur la pédale de frein en sachant que je n’avais aucune chance de m’arrêter. J’ai réalisé en un éclair que j’allais les faucher, et heurter le car de plein fouet... Que ma citerne contenait encore plusieurs milliers de litres d’essence.

J’ai compris que j’allais enfin mourir, mais surtout que j’allais tuer tous ces enfants. Comme j’avais tué Claire et Pascal.

En un instant, dans le silence qui résonnait encore des rires enfantins, j’ai su ce qu’il me fallait faire. Ma vie, je la traînais depuis deux ans... fardeau trop lourd. Rien ne m’importait davantage, en cette seconde, que de préserver celle de ces gamins qui regardaient sans bouger le monstre de métal rugir en fonçant vers eux. Je n’ai pas hésité. Le cœur soudain léger de pouvoir enfin mettre un terme aux remords qui me rongent, racheter ma faute, je me suis arc-bouté sur le volant pour détourner mon poids-lourd vers la garrigue. Vers la falaise toute proche. J’ai senti la cabine basculer... J’ai sans doute crié, mais pas de peur.

Plutôt une clameur de délivrance.[sws_divider_bar1 barsize="500"] [/sws_divider_bar1]

Réanimation Polytraumatisés, Hôpital Nord, Marseille

La douleur me tient compagnie. Douleur physique qui me fait gémir malgré moi, quand l’effet de la morphine s’atténue et que mes os brisés se rappellent à mon souvenir, mais surtout douleur morale : je n’ai pas encore réussi à savoir si des enfants sont morts... Et moi, je suis toujours vivant. J’oscille entre souffrance et inconscience, entre désespoir et renoncement ; il faut dire que les calmants dont on m’assomme ne favorisent pas la lucidité ! Je flotte le plus souvent dans un demi-coma où l’image des enfants jouant dans le soleil me revient inlassablement. Des souvenirs plus anciens aussi — du premier accident — remontent à ma mémoire. Je mélange les deux et ma souffrance est double. Régulièrement, quelqu’un s’approche de moi pour des soins. Parfois, je les entends me parler, des phrases bêtes : « Tout va bien, monsieur Castellotti... Vous sentez-vous mieux ce matin ? ». Mais la plupart du temps, ils viennent à deux et parlent entre eux, du boulot, des enfants... Des enfants... Je veux me réveiller, savoir combien sont morts par la faute de mon camion fou... Savoir pourquoi je vis encore... A d’autres moment, quand la souffrance sape les derniers remparts de ma volonté, je préfèrerais dormir, oublier... Ne jamais me réveiller.

...

A la question de savoir si j’allais mieux ce matin, j’ai répondu « non », ce qui a eu l’air de les réjouir beaucoup. Alors ils n’arrêtent pas de venir me parler, me harcèlent pour que je leur réponde, comme si le fait d’aligner des mots me tirait vers la surface, vers la vie ! Peut-être... Je suis de plus en plus conscient... Conscient de la douleur.

...

J’ai enfin pu mettre des visages sur les voix. Celle qui vient le plus souvent, c’est Estelle, l’infirmière de jour. Elle est très jeune, presque encore une gamine, mais elle a l’air de savoir ce qu’elle fait. Elle tourne autour de moi en parlant continuellement et en souriant, s’occupe avec concentration de tous les tuyaux qui entrent et sortent de mon corps, des écrans qui entourent la tête de lit. Parfois, elle vient avec une femme plus âgée — Lise ou Lisa... — qui l’aide à me laver, à refaire le lit. Elle a des soucis avec son fils, qui est au chômage et traîne dans la cité. Elle ne parle que de ça. Le soir, c’est Paul qui prend le relais. Il n’est pas très causant et cela me convient bien. Je le vois rôder derrière les parois vitrées de ma chambre, attentif aux écrans des autres box qu’il tourne comme les miens vers le couloir. Les médecins, eux, passent rapidement. Visiblement, depuis que je suis sorti du coma, je les intéresse moins. Non pas qu’ils soient désagréables ou négligents, non ! Surmenés, sans doute...

...

J’ai réussi à stopper la ronde d’Estelle autour de mon lit en agrippant sa main avec un doigt que je peux bouger ; mes gestes sont lents et maladroits, et ces deux plâtres n’arrangent pas les choses. Elle me sourit et arrange mon oreiller de sa main libre. Elle ne dit rien, attend que je parle, mais les mots ont du mal à sortir. Est-ce que je veux vraiment savoir ? — Les enfants... Beaucoup sont morts ? — Non ! dit-elle en souriant encore plus largement. Vous avez réussi à éviter le groupe et vous seul êtes blessé. Je lâche sa main et ferme les yeux. Dieu merci, je n’ai pas d’autres morts sur la conscience ! Je sens le poids qui m’oppresse depuis mon réveil s’envoler et je soupire profondément. Je m’endors...[sws_divider_bar1 barsize="500"] [/sws_divider_bar1]

Soins Continus, chambre 7

J’ai découvert que ma jambe gauche ne répond pas, et le bras à peine. J’ai beau m’efforcer de plier le genou, essayer de remuer les orteils, rien à faire ; ça ne veut pas bouger. Le bras, je ne m’en étais pas aperçu avant, vu qu’ils sont tous les deux plâtrés et que les bouger me fait vraiment mal. C’est en voulant remuer les doigts que j’ai réalisé l’inertie de ma main gauche. J’en ai parlé au médecin qui est passé ce matin, il a dit que c’était normal. « C’est à cause de l’hématome dans le cerveau. Ça récupèrera ». Puis il est parti en vitesse. Et il croit que je le crois ? Tous des menteurs ! Ils m’avaient dit « Votre femme, elle récupèrera ! ». Elle est morte un mois après ; la paralysie l’empêchait même de respirer seule...

...

Maman est venue en début d’après-midi. Elle était là les deux premiers jours, mais comme j’étais à moitié dans le coma, je ne l’ai pas reconnue. C’est un voisin qui l’a amenée. C’est pas facile, pour elle, de venir ; elle habite Mazaugues et ne conduit pas. Elle a pleuré. Bien sûr. Maman pleure toujours dès que quelque chose ne va pas. En plus, je suppose que je dois être impressionnant ! Les plâtres, le gros pansement autour de la tête — et j’ai sans doute un œil au beurre noir car j’ai du mal à l’ouvrir — les tuyaux, les écrans et les bip-bip... Tout ça doit lui rappeler des souvenirs... Comme à moi... Elle m’a transmis les souhaits de rétablissement de Gisèle et son mari « Tu sais, mon petit Benoît, c’est pas facile pour ta soeur de venir d’aussi loin... Ils ont le travail, les enfants... ». Tu parles ! Ils n’étaient même pas venus à l’enterrement de Pascal... Claire non plus n’y était pas, mais elle, elle l’a rejoint très vite... Pour Pascal, j’étais dans une chaise roulante ; pour Claire, j’avais tenu à marcher derrière le type des Pompes Funèbres qui portait l’urne, mais les copains avaient dû me soutenir. Maman m’a apporté quelques vêtements, dont je n’ai pas besoin pour l’instant, et des affaires de toilette. On a parlé un peu, mais je fatigue vite. Elle est partie au bout d’une heure « Monsieur Vidal m’attend en bas, je ne veux pas trop le retarder ! Il m’a dit qu’il me ramènerait samedi... ». Je lui ai assuré que ça irait pour moi, que je serais en meilleure forme quand elle reviendrait... Elle a pleuré. Elle m’a embrassé sur un bout de joue libre, ces petits baisers qui m’énervaient quand j’étais gamin, rapides et bulleux comme un poisson hors de l’eau... Elle m’a chuchoté dans l’oreille « Je suis fière de toi, mon grand ! » Je n’ai pas compris pourquoi et je l’ai regardée d’un air idiot quand elle a quitté la chambre.

...

J’ai eu une autre visite, cet après-midi là : un couple est entré timidement. Leur tête ne me disait rien et j’ai cru qu’ils se trompaient de chambre. — Monsieur Castellotti ? a demandé l’homme. La trentaine, visiblement embarrassé de se trouver là. Sa femme s’accroche à son bras comme si elle avait peur de moi. — Oui... On se connaît ? — Non, je suis Doran Satouri. Et il s’avance vers moi en tendant la main avant de réaliser que j’ai les deux bras dans le plâtre. Il rougit et bafouille des excuses. — Nous sommes les parents d’un enfant qui se trouvait dans le car, explique sa femme. Nous venions... vous remercier. — Ah !... Ils vont tous bien ? — Oui, aucun n’a été blessé... grâce à votre courage ! Les pompiers nous ont dit que si vous n’aviez pas réussi à éviter le car, tout aurait explosé et ils seraient tous morts... Elle a les larmes aux yeux et les tamponne avec un mouchoir en papier. « Ils ont dit, continue-t-elle, que vous les aviez sauvé par votre acte courageux ». Je ne sais pas quoi répondre. Je n’avais pas vu les choses comme ça... Acte courageux... Ce n’était pas du courage ! Seulement... de l’expiation ! J’étais prêt à tout pour sauver la vie de ces enfants, et jeter mon camion du haut de la falaise n’était pas de l’héroïsme, juste... une évidence ! Mais comment leur expliquer ça ? Je n’ai pas envie de leur raconter ma vie, de leur parler de Claire et Pascal... Alors, s’ils veulent voir du courage dans le renoncement à vivre... — Je suis content qu’ils soient tous saufs. Mais vous savez, tout le monde en aurait fait autant ! Je sais bien que je sors des banalités, mais c’est un bon refuge. La femme fouille dans son sac et en sort une grande enveloppe. Elle l’ouvre et étale sur le lit des dessins d’enfant. Une trentaine au moins. Tous représentent la même chose : le soleil, la garrigue fleurie et un gros camion rouge. Sur certains, le camion est de face et emplit presque toute la feuille ; quelques-uns ont même représenté le visage d’un homme hurlant derrière le volant. Sur d’autres, le camion est renversé au bord de la falaise et on voit la mer bleue au loin. D’autres encore ont dessiné les voitures de pompier, une grue, un hélicoptère. Elle continue d’étaler en silence les dessins très colorés sur le drap blanc. Je ne dis rien non plus ; j’ai l’impression affreuse qu’elle m’impose de voir un film que j’avais jusque là refusé d’imaginer. Les larmes montent, coulent sur mes joues et je ne peux pas les essuyer ; je ne peux rien faire, que fermer les yeux très fort. Elle termine son étalage par une grande feuille couverte d’écritures enfantines. « Ils ont tous mis un mot pour vous remercier ! » dit-elle. Me remercier !?! Les sanglots m’étouffent. J’ai honte de pleurer comme ça devant ces inconnus, sans pouvoir même me détourner pour cacher les larmes, mais la peine est trop forte. Je suffoque d’un chagrin qu’ils ne comprennent pas, qui les effraie, une souffrance vieille de deux ans que j’avais réussi à cacher au plus profond de moi, que j’avais enterrée en même temps que ma femme et mon fils... Le concert d’alarmes qui s’est déclenché rameute le médecin et l’infirmière. Ils font sortir le couple hébété. La femme pleure elle aussi, de voir ma peine, de peur rétrospective. Elle bafouille des excuses que je n’écoute pas. L’infirmière ramasse les dessins et les remet dans l’enveloppe. Je ne veux pas les voir... Je ne peux pas... J’aurais été si heureux... J’aurais tant voulu que Pascal me fasse un dessin... Le soleil, les fleurs et le beau camion rouge de Papa...[sws_divider_bar1 barsize="500"] [/sws_divider_bar1]

Service Ortho-Traumato, début mai

Ça fait presque deux semaines maintenant que ma vie a basculé avec le camion. Treize jours exactement. Cela devrait me porter chance aujourd’hui... Les médecins ont dit que j’allais mieux ; je suis maintenant dans une chambre claire donnant sur le ciel ; je ne sais pas à quel étage, mais suffisamment haut pour que le bruit de la circulation me parvienne assourdi. Je suis seul et cela me convient très bien ; la visite d’un toubib le matin et le passage régulier des infirmières pour les soins suffisent à combler ma piètre envie de parler. Je préfère rester seul avec mes pensées. Les copains sont passés me voir plusieurs fois ; d’abord Fred et Nico quand j’étais encore en réa, puis ils sont revenus la semaine suivante avec une bonne partie des chauffeurs. C’était sympa de leur part, mais cette demi-douzaine de types dans la chambre m’a saoulé très vite. Ils avaient découpé tous les articles parlant de moi et voulaient me les lire à tour de rôle ; heureusement, Nico leur a dit que j’étais encore fatigué et que je les regarderais plus tard. Ils sont partis en rigolant parce qu’ils auraient voulu me serrer la main pour me féliciter d’avoir évité une catastrophe, mais ils ne pouvaient pas à cause des plâtres. « On va quand même pas te faire la bise, hein, Benoît ! Bravo quand même, mec ! »

Monsieur Abensur est venu également, accompagné de sa femme qui m’a amené des gâteaux dégoulinants de miel. Elle a absolument voulu que je goûte et n’en a mis trois dans la bouche, comme un bébé ; j’étais gêné et j’avais des haut-le-cœur car ils étaient trop sucrés, mais je n’ai pas osé refuser : elle semblait si certaine de me faire plaisir ! Lui m’a appris que l’assurance n’avait pas fait de difficultés pour le camion, surtout à cause des journaux et de la télé ; Il y a même eu des journalistes de TF1 qui sont venus l’interviewer ! Il paraît que je suis un héros... et les assurances, visiblement, remboursent presto les patrons des héros ! Il m’a dit de bien me reposer, que je reprendrais le boulot seulement quand je serais bien remis... Je ne sais pas si quelqu’un l’a mis au courant qu’un chauffeur-routier à moitié paralysé, ça risquait de poser quelques problèmes...

Hier, j’ai eu la visite d’un employé de la Préfecture. Lui aussi s’est trouvé bête en voulant me serrer la main pour me féliciter de mon « acte de courage et d’abnégation ». Maman, qui était là, buvait du petit lait ! Le type, un jeune en costard-cravatte, m’a expliqué que le Préfet voulait me remettre une médaille en présence de la presse et de la télé... « Monsieur Castellotti, votre action héroïque a permis de sauver la vie de nombreux enfants et Monsieur le Préfet tient à en porter témoignage devant la société entière... De nos jours, les actes d’abnégation sont trop rares pour ne pas être applaudis publiquement... etc, etc... ». Il avait dû réviser son discours et l’a débité sans s’arrêter. Ça m’a fait tout drôle de l’entendre. Je trouvais l’histoire bien exagérée, mais... quand même... J’étais quelque part flatté que tant de monde me traite en héros. S’ils continuent tous à le dire, je vais finir par le croire ! Le Chef de Service s’est pointé sur ces entrefaites ; ce n’était pourtant ni le jour ni l’heure de sa Grand Visite, comme disent les infirmières. La surveillante suivait, toute essoufflée et tremblotante. Ils ont fixé ensemble le jour et l’heure de la petite cérémonie, pour que tout le monde puisse être là. Ils ne m’ont pas demandé mon avis ; à priori, je suis celui qui est le plus disponible...

Aujourd’hui, je m’ennuie un peu ; c’est la première fois, depuis que j’ai repris conscience, que me viennent des envies de bouger, d’ouvrir cette fenêtre sur les nuages qui s’effilochent très haut dans le bleu du ciel, poussés par le mistral. Je ne peux rien faire avec mes deux bras plâtrés ; même pas manger seul ! Il vient bien quelqu’un pour m’aider, mais j’ai intérêt à manger vite ! Quant à la toilette et l’hygiène... Elles ont beau dire qu’elles ont l’habitude, moi, je suis rouge de honte à chaque fois que je dois faire appel à elles. Maman m’a amené mon baladeur, mais je suis là aussi obligé de demander qu’on me mette les CD. Je suis simplement capable d’appuyer sur les touches du bout des doigts de ma main droite, la seule qui puisse me rendre quelques petits services comme presser la sonnette quand j’ai besoin de quelque chose, ou allumer l’éclairage au dessus du lit quand l’insomnie me torture, quand les images de garrigue et d’enfants me réveillent haletant. La télé, je ne l’allume jamais ; je me sens si éloigné du monde, dans cette chambre ! Je suis un peu honteux de mon indifférence pour l’actualité, pour la vie qui grouille loin au dessous de ma fenêtre, mais rien n’arrive capter mon intérêt, même pas les films ou les matchs que je regardais avant, vautré pendant des heures. Avant... Alors je passe mes journées à penser, à sommeiller. Dans la matinée et souvent l’après-midi, je voyage dans les bras d’un brancardier à la carrure impressionnante, du lit au fauteuil et du fauteuil au lit. Mais aujourd’hui, je me sens un peu plus vivant ; j’ai envie de respirer l’air extérieur, de voir des gens ; pas de leur parler, simplement de les voir vivre, marcher, d’assister de loin à l’animation qui continue dehors, dont je me sens exclu et que je commence à regretter un peu. J’ai soupiré en regardant le ciel quand l’infirmière est passée dans l’après-midi. Elle m’a demandé pourquoi et je le lui ai dit. Elle est gentille, celle-là ; elle s’appelle Nadia, elle est très jeune, timide, très effacée ; une petite souris, ou plutôt un hamster car elle est petite et toute ronde, mais très vive. Elle est revenue quelques minutes après avec un fauteuil roulant et le brancardier, et m’a demandé si je voulais aller faire un tour. Je m’y attendais tellement peu que je n’ai rien trouvé à dire et elle a pris ça pour une approbation. Je me suis retrouvé assis dans le fauteuil, calé par une couverture, et elle a franchi la porte de la chambre.

Le couloir est large, un peu sombre, pas très gai. Quand on est passé devant le bureau médical et la tisanerie, plusieurs infirmières et aide-soignantes m’ont fait un petit bonjour de la main et m’ont souhaité bonne promenade. J’ai souri mais en fait j’avais presque le trac de quitter le cocon de ma chambre. On a pris l’ascenseur. Nadia m’a demandé plusieurs fois si ça allait. Mes premiers « oui » ne devaient pas être très convaincants mais quand on est arrivés dans le hall, j’ai ressenti comme un pincement au cœur ; tous ces gens qui marchaient, parlaient... Toute cette vie ! J’en étais oppressé. Elle a dû sentir mon malaise car elle a pris un couloir moins fréquenté et nous sommes arrivés dans un petit patio. Une fontaine au centre, avec le bruit de l’eau qui cascade. De l’herbe verte, un peu pelée par endroit mais dont l’odeur m’a sauté au nez. Deux ou trois rosiers aux boutons à peine éclos. Des piafs. Et loin au dessus, dans la trouée encadrée de vitres miroirs qui reflètent la lumière du jour, le ciel. Nadia a installé mon fauteuil dans un angle, au soleil, m’a demandé si j’étais bien ici. Mon « oui » a dû être éloquent car elle a souri d’un air sincèrement ravi et m’a demandé si je voulais qu’elle reste ou si je préférais être seul. A ma demande, elle m’a laissé là. « Je reviens dans un petit quart d’heure. Ca ira ? » Oui, ça va. Je respire à fond et relâche l’air doucement. Ce n’est pas franchement l’air parfumé des pinèdes derrière chez Maman — ça sent le béton chauffé et la poussière — mais c’est mieux que l’odeur d’antiseptique de ma chambre ! Je lève la tête, ferme les yeux et laisse le soleil réchauffer ma peau. C’est la première fois depuis treize jours que je ressens du plaisir à être vivant, la première fois où je ne pense à rien d’autre qu’au léger souffle de vent sur mon visage, au pépiement des oiseaux, au clapotis du bassin. Quand je rouvre les yeux, ma vision est assombrie par la trop forte luminosité qui est passée à travers mes paupières. Je remarque un couple de petits vieux assis sur un banc non loin de moi. Elle est en robe de chambre et regarde d’un air hébété le miroitement de l’eau. Ses mains ridées tremblent continuellement. Lui la regarde affectueusement, lui dit quelques mots qu’elle ne semble pas entendre. Il soupire et lève les yeux vers moi. Il me sourie. Il a le regard triste et résigné. Mon bien-être tout neuf disparaît. On aurait sans doute vieilli ensemble, Claire et moi, tendrement assis sur un banc au soleil, si ma bêtise et mon orgueil ne l’avaient pas tuée... J’ai été soulagé quand Nadia est revenue me chercher. Je suis retourné avec empressement dans le cocon de mon lit.[sws_divider_bar1 barsize="500"] [/sws_divider_bar1]

La médaille

C’est aujourd’hui que l’on doit me remettre cette foutue médaille. Depuis ce matin, le service est en effervescence — il l’est même depuis hier, puisque les employées de ménage ont dû briquer les couloirs, changer les néons qui n’éclairaient plus, nettoyer toutes les vitres... Même l’ascenseur a été bloqué pendant au moins une heure pour le récurer de fond en comble ; c’est tout juste si les pauvres filles ne m’ont pas tenu pour responsable de ce surcroît de travail ! Le coiffeur qui a un petit salon dans le hall est monté dans ma chambre pour me couper les cheveux ; je suppose que c’est Maman qui le lui a demandé. Elle m’a acheté un pyjama neuf — qui me gratte horriblement — et mon lit a été refait avec des draps repassés ! Si, au début, une telle agitation m’a fait sourire, je la regarde maintenant avec détachement. Tout cela me paraît de plus en plus futile. Le fait de savoir les enfants sains et saufs suffit à me faire éprouver un sentiment de satisfaction que je n’avais pas ressenti depuis... bien longtemps. Que pourrait m’apporter de plus le geste d’épingler une médaille sur mon pyjama neuf ? Mais comme on ne m’a pas demandé mon avis, je considère la chose comme une formalité à supporter du mieux possible.

Ils sont une vingtaine dans la petite chambre. Maman est à ma gauche, assise sur l’unique chaise. Le Professeur Machin — je ne le vois pas assez souvent pour me souvenir de son nom... — se tient tout sourire de l’autre côté de mon lit, escorté de la surveillante encore plus tremblotante que d’habitude ; il est en train d’expliquer face à la caméra que c’est grâce à la qualité de ses soins que j’ai réussi à sortir vivant « de l’effroyable état dans lequel m’a laissé mon geste héroïque. » Le Préfet est plus jeune que je ne l’aurais pensé, la cinquantaine dynamique. Il se tient en face de moi, une main cordialement posée sur pied du lit, entouré de quatre sous-fifres empressés. Il écoute avec complaisance le baratin du toubib mais je sens qu’il ne va pas tarder à lui couper la parole. Il doit avoir pas mal de choses à faire et passer l’après-midi à l’hosto n’a pas l’air de l’emballer, malgré son sourire de circonstance ! Il y a là également quelques parents ; ceux qui étaient venus m’apporter les dessins des enfants ainsi qu’un autre couple que je n’avais jamais vu jusque là. Madame Satouri m’a fait un petit signe timide de la main. Je lui ai répondu avec un sourire chaleureux et elle a eu l’air soulagée que je ne lui en veuille pas après le choc des dessins. La demi-douzaine d’autres personnes qui encombrent la chambre sont des journalistes. Ils ont installé deux projecteurs qui me font cligner des yeux et qui, surtout, rendent la température dans la pièce absolument insupportable ; je sens la sueur couler sur mon front et le long de mon nez, et je vois Maman s’éventer aussi discrètement que possible avec une revue. La caméra vrombit doucement et je ne peux m’empêcher de fixer la lumière rouge en façade, comme un œil posé sur moi. C’est le journaliste de la télé qui finit par interrompre le médecin, en me posant une question. — Monsieur Castellotti, qu’avez-vous ressenti quand vous avez réalisé que le seul moyen d’éviter les enfants était de jeter votre camion du haut de la falaise ? Pourquoi les journalistes posent-ils toujours des questions absurdes ? Je ne sais quoi répondre et l’angoisse de bredouiller me fait déglutir bruyamment. Je dois avoir l’air parfaitement idiot ! L’objectif tourne doucement sur son axe : je suis sûr que le cadreur zoome à fond sur mon visage, pour épier l’angoisse au fond de mes yeux, pour livrer en pâture l’horreur du choix que j’ai dû faire, en cette seconde-éternité... — Vous savez... ça ne s’est pas passé comme ça... Je n’ai pas pensé à moi ni à ce que je pouvais faire... Juste... pensé à... à ce que je ne devais pas faire ! Il fallait que j’évite les gamins ! Alors... Je ne peux pas continuer. L’émotion me noue la gorge. En fait, c’est la première fois depuis l’accident que j’essaie de raconter ce qui c’est passé dans ma tête durant ces quelques secondes et je n’arrive pas le formuler. Ce sont pas des choses que je peux dire, juste des images dans mon souvenir, des images horribles que je veux oublier. Pour arrêter les larmes que je sens perler sous mes paupières, je pense aux enfants que j’ai réussi à éviter, aux jeux qu’ils pourront continuer, à la vie qui se poursuit... Un peu grâce à moi. Non que je me prenne pour un héros, loin de là ! Simplement pour quelqu’un qui est content d’avoir pu éviter un drame. Ça me réconforte et je souris à Madame Satouri, dont les larmes coulent sur ses joues. La caméra se détourne de moi pour se repaître de son émotion, images parfaites pour bouleverser les foules ce soir aux actualités. Je respire un grand coup. Ça va mieux. Je me sens en paix avec moi-même, satisfait d’avoir empêché cette catastrophe, plus heureux en cet instant que je ne l’avais été depuis des mois. Quand le Préfet commence son petit discours, je l’écoute à peine. La chaleur et le repli sur moi-même que m’impose cette foule autour du lit m’ont mis dans un état second, dans lequel je flotte avec béatitude, comme si j’assistais de loin aux événements, sans implication. Je l’entends vaguement débiter un panégyrique dans lequel je ne me reconnais pas vraiment, mais qui me flatte néanmoins. Je pensais que ces louanges me laisseraient froid, pourtant je dois reconnaître que je les apprécie, comme un baume sur d’anciennes blessures ; non qu’elles s’effacent, mais elles en deviennent moins sensibles, apaisées. Je sens un sourire béat plaqué sur mon visage quand, le discours terminé, les applaudissements me sortent de la torpeur. Le Préfet est penché sur moi et je vois la sueur serpenter à la racine de ses cheveux, glisser dans son cou et se perdre sur le col de la chemise blanche. Il épingle sur le pyjama neuf un ruban tricolore qui retient une médaille dont le bronze luit à la lumière des projecteurs. Mon visage s’empourpre sans que je puisse savoir si la chaleur ou l’émotion sont en cause et, malgré moi, mes yeux s’embuent. Il me serre la main avec ardeur et, à voix basse, sans phrases pompeuses, me glisse à l’oreille des félicitations qui me semblent sincères et me touchent d’autant plus. Je l’en remercie dans un chuchotement, à la fois par désir d’être entendu de lui seul que par impossibilité de contrôler ma voix ; je suis sûr qu’elle aurait chevroté de façon pathétique ! Les parents tiennent aussi à me serrer la main et leurs remerciements me bouleversent encore plus que je l’aurais cru possible. Madame Satouri embrasse Maman qui pleure ouvertement, la félicite d’avoir élevé un fils aussi généreux et héroïque. Elles sanglotent dans les bras l’une de l’autre, mères comblées, puis Maman me sourit derrière le mouchoir qu’elle chiffonne entre ses doigts ; pour elle aujourd’hui, les larmes sont le vin même de la béatitude.[sws_divider_bar1 barsize="500"] [/sws_divider_bar1]

DIXIT DOMINUS

La semaine qui a suivi cette cérémonie me paraît aujourd’hui comme une parenthèse de bien-être et de paix, déjà refermée et qui s’estompe dans un cafard de plus en plus accablant. J’avais pourtant vu jaillir le bien-être avec délectation le lendemain, jour où on m’a enlevé les plâtres. Le bras droit était complètement enraidi et je n’avais plus aucune force dans les muscles, mais le plaisir de pouvoir m’en servir pour quelques petits gestes m’a prodigieusement remonté le moral. Depuis, le kiné vient deux fois dans la journée et, si les exercices qu’il m’impose ne sont pas une partie de plaisir, je gagne en souplesse et en force de jour en jour. Le bras gauche, lui, reste encore en grande partie paralysé ; je ne peux que bouger trois doigts, et encore en y mettant toute la concentration et la volonté dont je suis capable. J’ai parfois l’impression que l’annulaire frémit, mais c’est le seul progrès que je remarque après trois semaines de rééducation intensive. La jambe gauche, elle, ne répond absolument pas à mes ordres et cela commence à m’inquiéter sérieusement, même si j’ai envie de croire aux affirmations de Bachir qui m’assure que je finirai par récupérer. Bachir, c’est le kiné, une espère d’armoire à glace capable aussi bien de me mettre tout seul au fauteuil — et pourtant, même si j’ai beaucoup maigri depuis presque deux mois, je ne suis pas particulièrement léger ! — que de manipuler avec les gestes les plus doux mes membres inertes. La paix, elle, était arrivée comme une bouffée délectable juste après la cérémonie, quand je m’étais enfin retrouvé seul. Paix avec moi-même que je n’avais pas connue depuis deux ans ; non que je me sois pardonné la mort de Claire et Pascal ! Mais ces vies d’enfants que j’avais réussi à préserver, cette reconnaissance que les parents m’avaient montré, la fierté que j’avais lu dans les yeux de Maman me semblaient alors un ... une sorte de rachat. Oui, c’est cela ! En évitant ces gamins au prix de ma vie, je m’étais un peu racheté à mes propres yeux d’avoir été responsable de l’accident qui avait coûté la vie à ma femme et mon fils. Mon orgueil m’avait interdit cette nuit-là de passer le volant à Claire, bien que je me savais fatigué et un peu éméché après cette soirée chez Fred ; je n’avais songé qu’à moi quand j’avais refusé de lui donner les clés, en me préoccupant d’abord de ce qu’auraient pensé les copains si je m’étais fait trimballer par ma femme ! Alors que, face aux enfants, je n’avais pensé qu’à eux... Rien qu’à eux. Cela atténuait un peu le remords que je traîne depuis deux ans. Hélas, cela n’a pas duré... C’est durant ces jours d’euphorie douce que j’ai demandé à Maman de m’amener les disques de Claire. Je ne les avais pas réécoutés depuis... depuis qu’elle est partie. Mais, dans l’état de bien-être où je flottais, je me sentais à présent capable de le faire. Maman a froncé les sourcils, pourtant je l’ai convaincue que je désirais vraiment les entendre à nouveau. Le samedi suivant, elle me les a tendus avec hésitation et je les ai rangés avec un sourire dans mon tiroir pour les écouter le soir même, quand je serais seul. Je n’aurais pas dû. Je pensais être assez fort et je ne l’étais pas. Quand le calme s’est installé dans le service, à la nuit tombée, j’ai glissé le Dixit Dominus de Haendel dans mon baladeur. J’avais choisi celui-là, plutôt que les Suites de Max Reger, car c’est une œuvre qu’elle chantait avec jubilation, qui lui « exaltait le cœur » disait-elle. J’avais réalisé l’enregistrement moi-même, durant un concert que le Chœur Universitaire avait donné quelques mois avant l’accident, et j’avais travaillé la bande sur la console de mixage de Fred pour en améliorer la qualité. Je le connaissais par cœur mais, quand l’orchestre a entamé avec fougue les premières notes, j’ai frémi comme la première fois que je j’avais entendu. Durant tout le premier mouvement, je me suis laissé transporter par l’exubérance haletante du chœur, sans penser à la soprane au troisième rang, chemisier blanc et jupe noire, les cheveux indisciplinés tordus en un chignon qui ne tenait que par une pique d’olivier. Les deux arias suivantes m’ont bercé sans me troubler outre mesure mais quand, après un silence profond à peine troublé par quelques toussotements, le chœur s’est déchaîné sur le Juravit Dominus, la douleur m’a pénétré sans préavis avec la violence d’un poignard. Sa voix... J’entendais le timbre clair de son chant émerger avec vigueur du chœur, plus éclatant et joyeux que tous les autres. Je me suis souvenu qu’elle chantait pour moi à ce moment-là, les yeux rivés aux miens d’un bout à l’autre de la salle, le visage transfiguré par le plaisir du chant comme il l’était dans l’amour. Claire... Les larmes sont venues brusquement m’étouffer et j’ai arraché le casque comme s’il m’empêchait de respirer. Des images, des sons, des odeurs ont surgi de ma mémoire comme un raz-de-marée brisant une digue trop faible. Son rire, sa voix, la douceur de sa peau... Tout cela disparu... Par ma faute ! En un sursaut masochiste, j’ai remis le casque, désirant plus que tout retrouver sa voix parmi les autres. « Implebit ruinas, conquasabit capita in terram... Il sème la ruine, Il disperse les crânes sur toute la terre... » Pourquoi as-Tu pris leur vie, pourquoi eux et pas moi ? Pourquoi me laisses-Tu vivre ainsi avec le remord et la douleur ? Combien de temps devrai-je expier avant que Tu ne m’accordes la paix ? Haendel poursuit, sans égards pour mon chagrin. La musique coule maintenant comme mes larmes, en un flot continu amer et lénifiant. « De torrente in via bibet, propterea exaltabit caput... Il boira au torrent sur son chemin, ainsi il pourra relever la tête... » A quelle source pourrai-je jamais me laver de ma faute ?[sws_divider_bar1 barsize="500"] [/sws_divider_bar1]

Mélancolie

La paix et le bien-être ont fondu comme neige au soleil depuis maintenant deux semaines. La morosité m’a à nouveau envahi et les idées noires reviennent. J’ai beau essayer de me raisonner, de retrouver l’état d’esprit qui m’avaient mené à cette sérénité si apaisante, rien n’y fait. J’ai un très désagréable sentiment de... de gâchis, d’inanité totale. Tout est sombre et vide. Je ne sers à rien au fond de ce lit. A rien ni à personne. Si mon camion était tombé du haut de cette falaise, le monde continuerait à tourner aujourd’hui comme hier ; ni mieux ni plus mal. On m’aurait accordé la médaille à titre posthume et Maman aurait pleuré sur l’épaule de Monsieur Vidal ; il l’aurait réconforté en lui disant que j’étais mort avec honneur et elle aurait hoché la tête avec résignation. Les copains auraient bu un coup à la mémoire d’un « mec bien » et ils auraient fini en rigolant au souvenir de toutes les conneries qu’on a faites ensemble. Et, au lieu de flotter dans un néant serein, je suis là, le corps brisé et impotent, la cervelle engourdie ; je n’arrive plus à réfléchir, j’ai la tête vide ; ce qu’on me raconte ne m’intéresse pas et je n’ai pas envie de parler. Je n’ai goût à rien. Je me réveille en sursaut la nuit et j’attends le lever du jour en ruminant des idées noires. Je me sens seul, inutile. Pire, un fardeau ! Un infirme même pas capable de marcher, sans boulot, sans avenir... Maman dit que Monsieur Vidal l’aidera à aménager une chambre chez elle. Qu’elle s’occupera de moi... Mais je n’ai pas envie qu’on m’assiste jusqu’à la fin de mes jours, incapable de vivre comme je le veux, dépendant des autres comme un enfant... Non, c’est pas possible, c’est pas une existence, ça ! Nom de Dieu, j’aurais mieux fait de crever tout de suite !

— Hé, monsieur Castelloti, vous entendez ce que je vous dis ? — Désolé, Bachir, je pensais à autre chose... Euh... il faut que je fasse quoi ? Et, s’il vous plait, appelez-moi Benoît ! — Alors, Benoît, serrez la balle très fort dans votre poing... Plus fort encore ! Allez ! C’est mou ce matin ! Vous ne faites aucun effort... Vous voulez le récupérer, votre bras gauche, ou pas ? Vous croyez que ça va revenir comme ça, sans travail ? Allez, du nerf, mon vieux ! — Récupérer ? Mais c’est mort, tout ça, ça ne reviendra jamais ! Je balance la balle de mousse au pied du lit ; au moins, la main droite a retrouvé un peu de force ! — Ça, c’est sûr que si vous n’y croyez pas, ça ne risque pas de s’améliorer... Enfin, c’est vous qui voyez ! Je reviens cet après-midi ; j’espère que vous y mettrez un peu plus de cœur... Parce que sans confiance, y a pas de progrès possible. Tout est dans votre tête, et elle n’a pas l’air d’aller très bien, votre tête, ces jours-ci !

Bachir a dû aller parler au médecin car, pendant la visite en fin de matinée, il me demande comment ça va et insiste lourdement. — Et alors, monsieur Castellotti, on n’a pas trop le moral ? Qu’est-ce qui ne va pas ? Vous allez mieux, pourtant... Vous faites des progrès ! Allez, il faut vous secouer un peu ! Je ne me donne même pas la peine de répondre. Qu’est-ce qu’il en sait, lui, de l’effort insurmontable nécessaire pour « se secouer » ! C’est pas lui qui restera cloué sur une chaise roulante toute sa vie ! Comme je ne semble pas convaincu, il soupire. « Bon, je demanderai à une consœur de passer vous voir. Elle s’y connaît mieux que nous en déprime... ».

Nadia est restée un bon moment avec moi dans la soirée, comme pour m’inciter à vider mon sac. Mais je n’ai pas envie de parler, pas envie de raconter le désespoir qui me ronge. Ça servirait à quoi ? Elle insiste pour que je mange mais je n’ai pas faim. Rien ne me fait envie et elle soupire, découragée. Elle est pourtant sympa, cette petite infirmière, un peu gourde mais gentille ! J’ai pas envie qu’on soit gentil avec moi. J’ai envie qu’on me fiche la paix. Qu’on me laisse me vautrer dans mes idées moroses.

Madame Dumay est venue dès le lendemain. Elle est entrée dans la chambre, pas vif et sourire professionnel, s’est assise dans le fauteuil à côté de la table, a sorti une liasse de papiers et entrepris d’écrire avant même que j’aie ouvert la bouche. Le badge épinglé sur sa blouse est vraiment inutile ; tout chez elle proclame « psychiatre » : la jupe droite sous le genou, le chemisier de soie sous la blouse, ses lunettes et son stylo de prix, l’air déterminé mais onctueux. Une vraie caricature ! J’étais déjà en train de me fermer comme une huître quand elle a commencé à parler. Elle a une voix grave pour une femme, douce. Pas mièvre, non, ni compatissante... Une voix... humaine, bienveillante ; je ne sais pas la décrire autrement. En deux mots et trois silences de sa part — je ne sais pas comment elle a réussi à m’embobiner alors que j’étais fermement décidé à ne rien lui dire — je me suis retrouvé à lui raconter ma vie. J’ai les yeux fixés sur le ciel à travers la fenêtre mais je sens son regard sur moi, sans que cela me pèse, au contraire. Elle pose peu de questions et, quand elle parle, elle abandonne ses phrases en suspens pour que je les continue ; en fait, elle se contente de répéter ce que je viens de dire, mais d’une autre façon, et elle me pousse ainsi à m’expliquer plus clairement, à creuser plus profond en moi. Elle laisse les silences s’étirer jusqu’aux limites du supportable en attendant que je me sente obligé de reprendre la parole pour les meubler. Elle écoute attentivement, calme mais présente, sans juger. Un mot me revient à l’esprit, un terme dont j’avais dû chercher le sens dans le dictionnaire et dont je saisis brusquement la signification profonde. Empathie. Oui, c’est ça ! Cette faculté de donner l’impression qu’on comprend, qu’on ressent ce que l’autre éprouve ; qu’on va pouvoir l’aider... L’oppression que j’endure depuis si longtemps s’allège un peu, me laisse respirer plus intensément. Et je parle ; je parle sans garder le souvenir de ce qui je lui dis...

Son téléphone sonne et vient briser le flot de mes mots. Je ressens douloureusement l’interruption, comme une aiguille qui fait éclater la bulle d’apaisement qu’elle m’a aidée à élever. Elle s’excuse d’un sourire contrit et sort répondre dans le couloir. Son absence dure. J’espère son retour mais elle ne revient pas. Elle m’a laissé seul. J’ai beau me dire qu’elle a dû être appelée pour une urgence — pour quelqu’un qui a encore plus besoin que moi de sa voix grave et de ses silences —, je me sens abandonné. Après une longue hésitation, et avec le sentiment paradoxal de commettre une indiscrétion, je tends la main vers les papiers qu’elle a laissés sur la table. Elle écrit plutôt lisiblement pour un médecin, j’arrive presque à déchiffrer ce qu’elle a griffonné pendant que je parlais. Des mots ressortent, écris en capitale ou soulignés : état dépressif... culpabilité... pulsion d’autolyse... Je veux croire que cela ne me concerne pas mais l’oppression est revenue, plus forte, plus pénible encore. Les larmes troublent ma lecture et me poussent à sauter rapidement au bas de la page, pour mettre un terme à cette douleur. Elle a encadré la dernière phrase, comme une conclusion, une sentence. Je la relis plusieurs fois, en essayant de donner un sens aux mots que je déchiffre.

Accident de la route datant de deux mois. Polytraumatisme avec hémiplégie sur contusion cérébrale. Etat dépressif ancien, aggravé par choc émotionnel important. Embellie euphorique récente puis cyclothymie réactionnelle avec dépression nette, bradypsychie, autodévalorisation, déni de reconnaissance sociale, pulsions suicidaires. Probable syndrome de Frodo. A surveiller de près.[sws_divider_bar1 barsize="500"] [/sws_divider_bar1]

Thérapie

Des petites pilules blanches se sont ajoutées aux médicaments que je prends trois fois par jour. Je n’ai pas demandé ce que c’est et personne ne m’en a parlé. Je ne sais pas si elles agissent déjà, mais je me sens un peu apaisé. J’ai des visites plus régulières aussi ; on dirait que les médecins et le personnel s’inquiètent pour moi et, en même temps, que je leur fait peur... Au moins toute les heures, la porte s’ouvre et quelqu’un me demande — avec plus ou moins de conviction — si tout va bien. Je réponds invariablement « oui merci » et on me laisse tranquille jusqu’à l'intrusion suivante. Le bruit de la porte résonne pour moi maintenant comme un guichet de cellule... Madame Dumay est venue quatre fois en deux semaines. Elle s’assoie toujours au même endroit, croise les jambes et arrange ses papiers de manière identique. J’attends avec impatience les quelques mots qu’elle prononce de sa voix grave et douce, quand elle résume ce qu’elle a retenu de nos précédents entretiens. Je lui parle maintenant avec empressement, comme je ne me suis jamais confié à personne. Bizarrement, mes propos remontent le temps ; si j’ai réussi à enfin exprimer ce que j’ai ressenti entre l’autoroute et la falaise, cela m’a amené ensuite à lui raconter l’accident qui a coûté la vie à Claire et Pascal, puis à parler de la mort de Papa d’un cancer du poumon quand j’avais onze ans... Je lui ai décrit mon adolescence, Maman et les ménages qui la tenaient trop souvent absente, ma sœur Gisèle qui n’attendait que l’occasion de quitter la maison et son petit frère encombrant, les copains, les conneries et les bons moments... Même à Claire je n’avais pas raconté tout ce que je dis à cette femme au parler si envoûtant. Quand elle s’en va, j’ai l’impression qu’elle emmène dans ses papiers un peu du fiel que j’ai réussi à évacuer par ma bouche ; je me vide petit à petit des miasmes qui m’étouffaient, je prends conscience de ceux qui m’étouffent encore. Quand j’ai essayé de lui expliquer ce que je ressentais, elle m’a parlé avec un sourire encourageant de « catharsis libératoire ». Je n’aime pas quand elle emploie des mots comme ça, que je ne comprends pas et qui me donnent l’impression d’être... malade. Détraqué du ciboulot...

Bachir passe deux fois par jour et nous travaillons pendant une demi-heure dans ma chambre, puis il m’assoie dans le fauteuil roulant et me descend en rééducation. Maintenant que je n’ai plus de plâtre, il me fait travailler dans un bassin où l’eau abolit la pesanteur et permet de mobiliser mes membres plus facilement. Je me donne à fond là-dedans, sans vraiment l’espoir de retrouver ma mobilité mais plutôt avec le désir de m’épuiser le corps et de m’occuper l’esprit. Cela marche assez bien et mon opiniâtreté, si elle n’obtient pas de résultats extraordinaires pour mes membres toujours inertes, me permet au moins de trouver plus facilement le sommeil. Revenu dans ma chambre, je passe le temps en lisant, ou en m’acharnant sur des mots croisés. J’écoute de la musique aussi, mais je me limite à des chansons que j’appréciais quand j’étais adolescent. Par Maman, j’ai hérité de goûts assez démodés en matière de musique et Goldman, Madonna ou Brassens passent en boucle sur mon baladeur. Rien d’autre. Elle m’a téléphoné pour me dire qu’elle ne pourrait pas venir ce samedi ; Monsieur Vidal ne peut pas l’amener. Je dois avouer que sa visite ne me manque pas ; nous n’avions jamais eu grand chose à nous dire et nos conversations commençaient à tourner en rond. Et puis sa prévenance m’exaspère, cette façon qu’elle a de s’apitoyer sur moi, de me caresser la main gauche en soupirant...

C’est la petite Nadia qui travaille ce week-end. Elle est la seule du service qui prend vraiment le temps de bavarder avec moi. Les soins lui laissent peu de moments libres mais elle trouve toujours cinq ou dix minutes à passer dans ma chambre. Sa conversation est divertissante et me change les idées. C’est surtout elle qui parle, d’ailleurs ; elle me raconte l’extérieur, la chaleur qu’il a fait ces derniers jours, la fête de la musique où elle est allée avec ses frères mercredi dernier... — Avec vos frères ? Vous n’avez pas de copain ? — Vous savez, chez les musulmans, c’est pas très bien vu qu’une fille sorte seule avec des amis. Il y a toujours un de mes frères ou un cousin pour m’accompagner... — Ah ! Je comprends mieux alors ! Je regarde le voile blanc qui recouvre ses cheveux. Je croyais que c’était votre boulot d’infirmière qui vous obligeait à porter une coiffe... — Non ! Les collègues n’en ont pas, vous aviez remarqué ! Mais moi, je trouve ça plus pratique et propre, alors je fais d’une pierre deux coups... Je hoche la tête d’un air entendu en me traitant d’idiot. Je n’avais même pas fait attention... — Excusez-moi... — Il n’y a pas de quoi ! ajoute-t-elle en riant. Et pour une fois que je vous entends parler un peu... Ça fait plaisir ! Vous allez mieux maintenant ! Je lui décoche un bref sourire ; oui, on peut dire comme ça... — Nadia... Je peux vous poser une question... médicale ? — Oui, bien sûr, si je sais vous répondre ! — C’est quoi, le... syndrome de Frodo ? Elle hésite un moment, essaie de lire sur mon visage le pourquoi de cette question. — Où avez-vous trouvé ça ? — Sur les papiers du docteur Dumay... Elle les avait oubliés dans la chambre, il y a quelques jours. Ce... C’est une maladie grave ? — Non, je ne crois pas, finit-elle par répondre. Mais interrogez-la, elle vous expliquera ! — Je préfère le demander à vous. Elle, elle va me sortir des tas de mots que je ne connais pas et ça me met encore plus mal à l’aise ! — Je comprends, dit-elle d’un air très sérieux. Et bien, le syndrome de Frodo*, c’est une forme de... de dépression, qu’on retrouve chez les gens qui avaient franchi le pas de sacrifier ce qu’ils ont de plus précieux — leur vie souvent — pour ce qu’ils pensent être le bien d’autrui, et qui se retrouvent malgré tout vivant. Souvent, après une période d’euphorie, ils perdent goût à tout, se désintéressent de la vie et tombent dans un état dépressif plus ou moins profond... Mais ça se soigne bien ! ajoute-t-elle avec autant de conviction que possible. Je réfléchis en silence à ce qu’elle vient de m’apprendre... Oui, c’est un peu cela. Dans ma tête, j’avais accepté le sacrifice de ma vie pour sauver celles des gamins et si, les jours suivants, je me suis senti heureux d’avoir réussi et de m’en être malgré tout tiré vivant, l’existence a aujourd’hui perdu pour moi de son attrait. J’ai du mal à l’expliquer mais je me demande pourquoi je vis encore, à quoi je sers maintenant... — Vous savez, poursuit-elle, embarrassée par mon long silence, si vous le lui demandez, Madame Dumay vous expliquera cela mieux que moi... Mais si vous pouviez éviter de lui dire que je vous en ai parlé... Je ne suis pas sûre qu’elle serait contente d’apprendre que je vous ai raconté tout cela... — D’accord, je ne dirai rien. Je ricane amèrement. C’est un peu tordu, comme maladie... Qui c’est, ce docteur Frodo ? — Ce n’est pas un médecin ! Elle rit de bon cœur et je me demande si elle n’est pas en train de se ficher de moi. Frodo, c’est un héros de roman ! — Un... roman !?! — Oui, une des plus belle œuvre qui soit ! Vous connaissez Tolkien ? — Non, jamais entendu parler... — Je vous passerai son livre, si vous voulez. Ça s’appelle Le Seigneur des Anneaux.

* NdA : Ne cherchez pas dans vos encyclopédies médicales ! Ce syndrome-là sort directement de mon imagination.[sws_divider_bar1 barsize="500"] [/sws_divider_bar1]

Premières pages...

Aujourd’hui, nous sommes le dimanche 25 juin. Cela fait juste deux mois que je suis cloué sur ce lit. Soixante-et-un jours à me morfondre, soixante-et-une nuits à me demander ce que je vais devenir. Si je déprime, il y a de quoi...

Nadia frappe à ma porte, entrouvre et me demande si ça va. « Oui, merci ». Elle entre alors avec un sourire satisfait et un peu faraud. — Je vous ai amené le livre dont je vous ai parlé hier. — L’histoire de Frodo ? Mais c’est un vrai pavé !!! Elle me le tend. Il est si gros et lourd que ma main droite, encore faible, ne peut le saisir et il tombe sur le lit avec un bruit sourd de pages qui se referment. — J’ai beaucoup de travail ce matin. Je vous le laisse. Elle s’esquive vivement par la porte, mais repasse le nez en me lançant un « veinard ! » d’un air joyeux. Un rire qui s’estompe ; elle n’est plus là.

Je m’assois plus confortablement et m’adosse aux oreillers. Je regarde d’un œil perplexe l’énorme livre qui repose sur le drap, puis je l’attire vers moi d’une main hésitante ; mon bras gauche, encore inerte, ne peut servir qu’à le bloquer entre mes jambes. La couverture est attirante. Intrigante aussi. Dans des tons de verts glauques ; un vieil homme marche sous la pluie ; il tient un grand bâton qu’il manie d’un air décidé, porte une cape qui vole au vent, cheveux blancs et longue barbe — que j’ai d’abord prise pour une besace ; le haut chapeau pointu qui le coiffe, et qui lui donne des airs de magicien, griffe une bulle blanche cerclée d’or qui annonce « JRR Tolkien – Le Seigneur des Anneaux ». En haut et en bas, des glyphes incompréhensibles courent sur une bordure dorée. Je fais glisser mon pouce sur la tranche et les pages s’effeuillent avec un chuintement soyeux. Les caractères défilent sous mes yeux, si rapidement que les pages semblent simplement grisées sur toute leur surface. Il est énorme, ce bouquin ! Et, en plus, écrit tout petit ! Combien de pages ? ... Plus de 1200 ! Le plus gros que j’ai jamais lu devait à peine dépasser les 500, et c’était un thriller passionnant... Alors ce machin... ! Je le cale entre mes jambes et survole les premières pages. J’ai quand même bien envie de savoir qui est ce Frodo... ... Un poème auquel je ne comprends rien, qui parle d’elfes, de nains et d’hommes. Et d’un Seigneur des Ténèbres. Mais c’est un roman pour gamins !?! Qu’a-t-elle dit, la petite Nadia... Une des plus belles œuvres qui soient ! Mouais... ... Tiens, une carte... Mais si petite que je n’arrive même pas à la lire ! Parce qu’en plus, il faut un plan pour s’y retrouver, dans cette histoire ! ... Ah ! « Prologue : Des Hobbits ». Bien, allons-y, cela me fera passer la matinée. Et si ça ne me plait pas, je lui rendrai son bouquin, tout simplement ! « Ce livre traite dans une large mesure... »

En fin de compte, j’ai sauté les prologues car je n’y comprends rien. J’ai juste lu le IV — sur la découverte de l’anneau — vu qu’il ne fait que quatre pages et que, en fin de compte, cette histoire est bien censée parler d’anneaux, non ? J’y ai croisé une mention du Frodo qui m’a incité à commencer ce pavé mais, là, il s’appelle Frodon... Bizarre... Je suis ensuite tombé sur de nouvelles cartes qui, elles, sont plus lisibles ; la Comté, l’Eriador... Je saurai sans doute plus tard à quoi cela correspond... Ah ! « Chapitre I » L’histoire va peut-être enfin commencer !

— Alors ? Comment trouvez-vous ? Nadia a passé le nez par la porte et guette anxieusement mon verdict. — Euh... Oui, pas mal... Mais c’est assez... lent ! Pour l’instant, il ne se passe pas grand chose ! — Vous en êtes où ? — Bilbon s’apprête à partir de chez lui, après la fête. — Soyez patient ! Je sais, au début on est un peu dérouté... Mais, croyez-moi, persévérez et vous ne serez pas déçu ! Je lui souris et replonge le nez dans le bouquin ; en grande partie pour lui faire plaisir, il faut bien le reconnaître. Elle s’apprête à tourner les talons, mais se ravise. — Euh... A propos, tout va bien ? — Oui, merci ! — Bon, alors à tout à l’heure. Et... vous verrez, ça va vous plaire ! Je jette un regard à la porte qu’elle vient de refermer. Si elle le dit... Bon, où en étais-je ? Ah oui ! « ... Adieu pour le moment, Bilbon. Prenez bien soin de vous ! Vous êtes assez vieux, et peut-être assez sage... »

Quand on m’a amené le plateau-repas, j’ai corné un coin de page et fermé le livre. Ce n’est pourtant pas que j’aie vraiment envie de manger ! Ce midi, j’ai droit à des pâtes et une tranche de viande difficilement identifiable, si molle que je peux en détacher des morceaux avec ma fourchette... Au moins, avec une main droite plus forte et habile, je peux me débrouiller seul maintenant, si je prends la précaution de demander des trucs pas trop coriaces. Tout en mangeant la crème aux œufs qui, elle, me fait assez envie, je réfléchis à ce que je viens de lire. Bizarre, comme bouquin... Je ne peux pas dire que j’accroche vraiment ; j’aime bien les petites touches humoristiques du texte, très “british”, mais le caractère un peu enfantin du récit me déroute. Quel rapport peut-il y avoir entre cette histoire de magicien et de lutins aux pieds poilus — qui ne peut plaire qu’à l’adolescent attardé que je suis parfois — et le sacrifice résigné de celui qui n’a plus rien à perdre ? Peut-être la suite me renseignera-t-elle... Gandalf semble prêt à faire des confidences intéressantes à Frodon...

J’ai repris ma lecture depuis moins d’une heure, et j’essaie de m’y retrouver dans les révélations compliquées sur l’anneau et ses divers possesseurs, quand la visite de Fred m’oblige à fermer le livre. Je suis pourtant heureux de le voir, mais la pulsion d’impatience que son intrusion a levé en moi me fait mesurer combien je me laisse captiver par ce récit. Le livre est trop lourd pour que je puisse le poser seul sur la table de nuit et je le laisse sur le lit, la main posé sur la couverture cartonnée. Ce contact me distrait un peu et m’empêche de m’intéresser véritablement à ce que raconte Fred. Il est pourtant mon meilleur copain, le seul dont la conversation arrivait à agrémenter la grisaille de ma vie depuis deux ans ; les autres chauffeurs sont des potes sympas mais, en dehors du plaisir de vider des cannettes pendant les matchs de l’O.M ou d’échanger des blagues salaces sur les auto-stoppeuses, je n’éprouve pas un plaisir particulier dans leur compagnie. La fraternité que nous partageons, Fred et moi, est toute autre ; elle est d’abord fondée sur des goûts communs — musique, cinéma... — et sur des souvenirs de lycée, de découvertes partagées, de discussions sans fin à l’âge où on refait le monde avec l’enthousiasme de la jeunesse. Il a été témoin à mon mariage et Stéphanie, sa copine, était la marraine de Pascal. Je m’oblige à me concentrer sur ce qu’il raconte mais je ne peux empêcher mes doigts de tapoter le bouquin, de caresser l’angle des pages dont je devine le chuintement soyeux. J’ai toujours aimé les livres et ils sont pour moi, depuis deux ans, la principale source d’évasion et de plaisir qui me permet d’oublier la solitude pendant quelques heures. Je lis beaucoup, des romans surtout, et Fred et moi échangeons souvent nos découvertes. Si celui-là me plait, je lui en parlerai... — Tu lis quoi, en ce moment ? Fred a remarqué le manège de mes doigts et son regard est posé sur le livre. — Un bouquin que m’a passé une infirmière. Je l’ai commencé ce matin... — C’est quoi ? Ah ! Le Seigneur des Anneaux ! J’ai essayé de le lire, il y a quelques années, mais je n’ai même pas pu dépasser les premiers chapitres... C’est compliqué, et je n’aime pas le style ; vraiment vieillot, avec de l’imparfait du subjonctif à tous les coins de phrase ! Ça me rappelle trop les bouquins qu’on nous obligeait à lire au lycée ! Par contre, j’avais bien aimé Bilbo le Hobbit ! Je te le passerai, si tu veux. Je dois l’avoir encore au fond de la bibliothèque... — D’accord, amène-le. Mais je vais essayer de lire celui-là avant. Elle serait déçue si j’arrêtais au bout de quelques pages ! — Qui ça ? L’infirmière ? Laquelle ? — Nadia... Tu sais, la petite qui porte un voile... — Ah ! Celle qui a “ de la conversation ” ! Il me fait un clin d’œil égrillard en dessinant des deux mains les formes plus que généreuses de l’infirmière. « Tu t’ennuies pas, mon gars ! » — Ah ! ah ! ah ! Très drôle ! Je prononce ça d’un air glacial. Je n’aime pas trop qu’on me charrie sur les filles. C’est vrai que depuis la mort de Claire, je maintiens une certaine distance avec toutes celles que les copains veulent me coller dans les pattes en espérant me changer les idées... — Oh ! Te vexe pas, mec, c’était pour rire ! Allez, je te laisse, faut que j’aille bosser. Tout le monde pense bien à toi et les copains passeront un de ces jours. A la prochaine !

Dès que la porte s’est refermée, j’ai glissé le livre sur mes genoux et repris avec un frémissement d’excitation le fil de ma lecture. Quand Nadia est passée, à la fin de son service, c’était juste au moment de la rencontre avec le Cavalier Noir. Elle a eu la bonne idée de ne pas rester trop longtemps et j’ai pu poursuivre rapidement ma lecture. J’ai laissé le dîner refroidir car on me l’a apporté au moment où le père Magotte leur raconte la visite du « type en noir ». J’ai avalé la soupe froide en vitesse, juste avant qu’on ne m'enlève le plateau. Quand je me suis décidé à éteindre, les Hobbits venaient de s’endormir en sécurité à Creux-de-Crique. Cette nuit-là, mes songes aussi ont été peuplés de créatures flairantes et rampantes. Et, comme Frodon, j’ai rêvé de la mer...[sws_divider_bar1 barsize="500"] [/sws_divider_bar1]

Souvenirs

La première fois que j’ai vu Claire, elle était adossée au capot de sa voiture, sur le parking d’une aire d’autoroute. Je l’ai remarquée car elle ne ressemblait pas du tout aux filles qui racolent autour des camions, juste à côté de leurs fourgonnettes aménagées. Non ; elle, elle paraissait égarée, incongrue dans un univers qui n’était visiblement pas le sien et qui l’effrayait. Elle était appuyée à une Twingo garée un peu en retrait de la station-service, la portière ouverte comme pour y trouver refuge en cas de besoin. Elle portait un pantalon noir très ample et le tissu léger, poussé par le mistral, moulait ses jambes de façon très suggestive sans qu’elle paraisse s’en rendre compte. Son chemisier blanc lui aussi faseyait dans le vent et elle tenait une grande boite qu’elle serrait entre ses bras, telle une protection contre les rafales ou un fétiche. Le soleil bas allongeait son ombre sur le bitume et nimbait sa silhouette d’une lumière dorée. Elle était belle, insolite et fascinante. Je l’avais observée en faisant le plein, intrigué, et je me suis garé non loin d’elle pour aller régler à la caisse. Quand je suis revenu après avoir avalé un café, elle n’avait pas bougé d’un pouce ; lorsque j’ai bifurqué vers elle, je l’ai vue fixer obstinément l’autoroute comme si elle voulait, par son indifférence, me convaincre de ne pas lui adresser la parole. Je lui ai demandé si elle avait un problème ; elle m’a répondu froidement qu’elle attendait la dépanneuse et que tout allait bien, merci. Je lui ai proposé de voir ce qui clochait dans son moteur mais elle m’a lâché, la gorge nouée, que j’étais le troisième à venir la relancer et que, non, elle ne tapinait pas, qu’elle était simplement en panne et qu’elle n’avait besoin de rien. Je l’ai sentie tellement tendue, prête à craquer, que j’ai cherché à la tranquilliser ; je lui ai assuré avec solennité qu’il ne pouvait y avoir aucune confusion car elle n’avait visiblement pas la tête de l’emploi. Ça l’a faite sourire et elle s’est un peu laissée amadouer. Elle m’a expliqué que sa fichue voiture faisait des siennes depuis quelques jours, qu’elle l’avait faite réviser la semaine dernière mais que, visiblement, le garagiste était un incapable. Tout en pestant contre la mécanique et les mécaniciens, elle écartait de son visage des mèches de cheveux balayées par le vent, qu’elle s’obstinait à ramener sans succès derrière l’oreille, et regardait fébrilement sa montre puis la voie d’accès au parking. Elle attendait là depuis plus d’une heure, me confia-t-elle, et malgré plusieurs coups de fil la dépanneuse n’était toujours pas arrivée ; « C’est une catastrophe car il faut absolument que je sois à Marseille avant 20h ! » J’étais persuadé qu’elle allait refuser ma proposition de l’y emmener mais, après un silence indécis, elle m’a demandé si cela ne me détournerait pas trop ; je lui ai assuré que non et, après une dernière hésitation, elle a accepté. A l’époque, je faisais des livraisons de colis urgents avec une fourgonnette ; je connaissait Marseille comme ma poche et, quand elle m’a dit qu’elle allait à l’Opéra, je lui ai promis qu’elle y serait à l’heure. Tout en ne quittant pas la route des yeux, cramponnée d’une main à la portière et de l’autre à sa boite noire, elle m’a expliqué qu’elle était musicienne et qu’elle participait ce soir à un concert très important pour elle. Quand je lui ai demandé de quel instrument elle jouait, elle m’a répondu « alto » en tapotant son étui, puis a ajouté devant mon silence embarrassé : « c’est comme un violon, mais un peu plus grand et plus grave. » Nous sommes restés silencieux plusieurs minutes ensuite, comme si mon ignorance ou ses explications doctes avaient créées une barrière entre nous. Je roulais vite mais je ne pouvais pas m’empêcher de jeter de brefs coups d’œil sur ma passagère ; elle était belle, élégante, avec des mains soignées aux ongles courts. Des mèches très brunes, échappées d’un chignon torsadé retenu par une pique de bois, encadraient son profil délicat ; elle ressemblait aux madones dont Maman garnit les pages de son missel. A l’angle de sa mâchoire s’étalait une tache rouge, marque de l’endroit où elle appuyait son menton sur le violon. L’empreinte ressortait nettement sur la pâleur de sa peau ; c’est rare, ici, les filles qui ont la peau si claire. J’avais remarqué tout à l’heure la couleur étonnante de ses yeux, bruns piquetés de vert et d’or, mais depuis qu’elle était installée à côté de moi elle ne m’avait pas jeté un regard ; elle devait sentir mon intérêt mais ne quittait pas la route des yeux, gênée autant que moi sans doute. Arrivés dans Marseille, elle m’a fait prendre des petites rues et m’a indiqué l’entrée des artistes. Comme elle me remerciait encore, debout sur le trottoir, son étui d’une main et l’autre posée sur ma portière, je lui ai demandé ce qu’elle jouait ce soir. « Les Suites pour alto de Max Reger. Ce n’est pas un compositeur très connu... » a-t-elle ajouté avec une petite moue et un sourire. Elle a claqué la portière avant que j’aie pu ajouter quelque chose. Je l’ai regardée courir pour traverser la rue et s’engouffrer sous un porche. Je n’ai démarré que plusieurs minutes après. Je me sentais tout drôle ; elle m’attirait, c’est vrai, elle me plaisait, mais... mais surtout elle me donnait envie de la connaître mieux, de découvrir ce que cachaient ses silences, sa réserve. Je désirais l’entendre parler, même si c’était pour m’expliquer comment sonne un alto ou pourquoi elle aimait Reger... J’ai ramené la fourgonnette à l’entrepôt, j’ai repris ma voiture et je suis retourné à l’opéra. Le concert était commencé et je n’ai pas pu entrer ; alors j’ai fait le tour du bâtiment et je me suis garé où je l’avais laissée, face au porche, de l’autre côté de la rue. J’ai attendu. Je n’ai même pas mis l’autoradio ; j’avais envie de silence et je tendais l’oreille pour essayer de saisir des échos du concert, mais la rumeur de la circulation masquait tout. Il n’était pas loin de minuit quand le porche s’est animé ; des musiciens se saluaient avant de se disperser, d’autres bavardaient encore sur le trottoir. Je suis descendu et je me suis adossé à la voiture ; je n’avais pas envie de traverser. Je l’ai vue apparaître dans le halo du lampadaire, les cheveux comme un morceau de nuit et le visage encore plus diaphane que dans mon souvenir. Elle parlait et riait, visiblement soulagée et satisfaite. Elle a suivi une amie vers une voiture garée un peu plus loin sans que je bouge ; j’avais la pulsion de laisser au hasard le choix de donner ou non une suite à notre rencontre, et en même temps je souhaitais ardemment qu’elle se tourne vers moi, qu’elle m’aperçoive... Elle m’a vu. Elle s’est arrêtée, surprise, hésitante, et elle m’a souri. Elle a rejoint son amie en trois pas, lui a parlé quelques secondes puis s’est détournée en la saluant de la main. Elle a traversé la rue et s’est approchée de moi. Au travers des mèches indisciplinées qui entouraient son visage en contre-jour, la lumière d’un réverbère dansait et s’éparpillait comme le soleil d’été au travers d’une frondaison, l’auréolant de diamants scintillants.

Je viens de lire la chanson de Lúthien et Beren, que Grands-Pas raconte aux Hobbits au cours d’un bivouac. Elle m’a ému plus que toute autre poésie que j’ai découvert jusque là. Malgré mon peu de connaissances en ce domaine, je me rends bien compte que la traduction est bancale et que le texte original doit être bien plus envoûtant, mais je ne peux m’empêcher, en lisant ces vers, de penser à cette nuit où Claire est venue vers moi. Parmi les ombres de ses cheveux Il vit là scintiller comme dans un miroir La lumière tremblante des étoiles aux cieux. La belle Tinúviel Sur lui répandit ses cheveux ombreux Et l’enserra de ses bras semblables à l’argent miroitant.[sws_divider_bar1 barsize="500"] [/sws_divider_bar1]

Rééducation

Ça y est, demain 1er juillet, les vacances commencent... Depuis plusieurs jours déjà, l’atmosphère était devenue à la fois plus nerveuse et plus décontractée dans le service, comme en attente de cet événement si désiré ; les « tu pars quand ? » faisaient partie de toutes les conversations et deux clans se dessinaient nettement : ceux qui comptaient les jours avant le départ tant attendu, et ceux qui allaient devoir pallier à l’insuffisance de personnel et travailler d’autant plus. Sans ménagement, la surveillante m’a averti que je serai transféré demain en rééducation, puisque la fermeture de l’étage pendant les mois de juillet et août oblige à disperser les patients dans d’autres services. Je ne peux pas dire que la nouvelle m’ait enthousiasmé ; je me suis habitué à ma chambre depuis presque deux mois que j’en contemple les murs. Il va falloir faire connaissance avec d’autres personnes, adopter d’autres habitudes... Lorsqu’on est dépendant de son cadre de vie comme je le suis devenu, le moindre changement prend des proportions désagréables ! Quand Bachir est venu me faire travailler ce matin, il s’est vite rendu compte que j’étais préoccupé. Il s’est efforcé de me remonter le moral en m’assurant que l’ambiance en rééducation était beaucoup plus sympa qu’ici, qu’il était temps que je sorte de ma tanière et que je me rende compte que la vie pouvait valoir la peine d’être vécue, même pour un hémiplégique. — La vie ? Qu’est-ce qu’on peut lui trouver comme attrait quand on est paralysé ? — Mais enfin, Benoît, vous rendez-vous compte des progrès que vous avez fait ces dernières semaines !?! Vous arrivez à bouger le coude maintenant ! — Rien à foutre de bouger le coude ! Ce que je veux, c’est pouvoir marcher et me servir de ma main ! — Ça viendra !!! Patientez, bossez... et vous récupérerez ! Je hausse les épaules. Les deux ensemble, et presque à la même hauteur ; c’est un progrès, ça !

Non seulement j’ai changé de service, mais je partage maintenant la chambre d’un autre. Ça m’a filé un sacré coup au moral, qui n’est déjà pas si haut ; j’avais pris l’habitude, depuis plus de deux mois, d’être seul avec moi-même et cela me convenait très bien ; je n’ai jamais éprouvé un besoin impérieux de compagnie, surtout depuis le départ de Claire et Pascal. Il est pourtant assez sympa, mon voisin ; il s’appelle Ludovic mais tout le monde le surnomme Ludo. Il vient juste d’avoir 19 ans et manie son fauteuil roulant comme il devait conduire sa moto avant de se retrouver sous le capot d’une voiture en sortant de boite, après avoir raté un virage. Cela fait plus d’un an qu’il est paraplégique et il se comporte avec un naturel que je lui envie ; on dirait que cela ne le gène en rien et il passe son temps à rigoler ou à sortir des vannes, pas toujours très fines hélas. Mais ce qui m’irrite le plus en lui est qu’il parle continuellement ; pas un moment de silence ou de rêverie possible quand il est dans la chambre. Heureusement, il part souvent retrouver d’autres jeunes du service avec lesquels il déconne pendant des heures ; il connaît tout le monde et tout le monde le connaît. Il était au courant de mon accident et de la remise de la médaille mais j’ai eu l’impression qu’il trouvait un peu absurde, voire ridicule, le fait de risquer sa vie pour des gens que l’on ne connaît même pas. Je n’ai pas essayé de le lui expliquer ; de toutes façons, je me fous de ce qu’il pense. Bachir avait raison sur au moins un point : ce service est beaucoup plus vivant que le précédent ; la convivialité y est bien plus marquée, un peu trop même à mon goût. Le point central en est la grande salle de rééducation, encombrée d’appareils de torture, où je passe plusieurs heures à travailler la récupération de mes muscles et de ma force en compagnie d’autres estropiés comme moi ; la Salle, comme tout le monde l’appelle, c’est le lieu de regroupement favori pour les résidents du service ; la plupart ont moins de trente ans et, même en dehors des créneaux de rééducation, ils viennent bavarder avec les copains et les soutenir dans leurs souffrances, souvent par des plaisanteries ou des conneries. Les grand-mères avec leurs prothèses de hanche toutes neuves n’y restent jamais plus longtemps que nécessaire et préfèrent se retrouver dans une autre pièce plus petite et plus calme pour parler entre elles. Je parle de souffrance et le mot n’est pas exagéré ; je réalise maintenant que, jusque là, les exercices qu’on m’imposait étaient plus destinés à empêcher l’ankylose de mes membres en attendant la guérison des fractures, plutôt qu’à peiner laborieusement pour une récupération que je persiste à croire hypothétique. Les mouvements sont quasiment tous difficiles, douloureux, épuisants, et je sors souvent vidé d’une heure de travail ou de manipulations avec les kinés. Au début, Ludo ou ses copains venaient m’encourager, jugeaient en plaisantant l’acharnement que je mettais dans les mouvements et ma volonté à poursuivre ces tortures, mais je me sentais ridicule et pitoyable et j’ai sans douté été très vite désagréable avec eux ; en quelques jours, je me suis retrouvé seul pour faire face à la douleur et au découragement. J’en viens presque maintenant à regretter mon caractère revêche et renfermé mais je suis trop fier pour tendre la main vers une aide de cette sorte. C’est en moi que je dois trouver la force de supporter cela et de m’en sortir . En moi seul. Le problème, c’est qu’en ce moment je suis vide, sans motivations pour vivre, sans avenir, sans espoir. Il n’y a pas que mon corps qui soit brisé.

Quand on m’a déménagé de chambre, Nadia n’était pas là et je n’ai pas osé emporter son livre ; je l’ai remis à une collègue pour qu’elle le lui rende. Depuis, je le regrette ; j’ai laissé Frodon blessé, inconscient après qu’il ait franchi le gué, et l’envie de savoir ce qui se passe ensuite augmente mon état d’irritation et de frustration à me voir impotent, qui devient permanent chez moi et me rend désagréable envers tout le monde. Elle est venue me voir. Elle rentre de quinze jours de vacances et voulait prendre de mes nouvelles, a-t-elle dit. Je me suis senti tout heureux de la voir passer timidement le nez par la porte entrebâillée, alors que je n’avais pas répondu quand elle a frappé. Nous bavardons de tout et de rien, de ses vacances au pays, de la chaleur qui sévit depuis quelques jours, de mes progrès. Elle parle de repartir déjà quand Ludo déboule dans la chambre ; il est tout surpris de me voir causer avec quelqu’un et il prend juste des cassettes pour son walkman avant de repartir sur un « à tout’, mec ! » accompagné d’un clin d’œil égrillard. Ça fait rigoler Nadia. — Il a l’air marrant, votre voisin. Ça doit vous changer les idées ! — Il est parfois assez pénible, même. Il déconne continuellement. On dirait que ça l’amuse de filer à toute vitesse dans son fauteuil roulant... — Et vous ? — Quoi, moi ? — Je veux dire... ça va mieux ?... le moral... — Mouais. Faut bien. J’aimerais sortir un peu du service mais je dois me contenter des allers et retours entre la chambre et la Salle ; je n’ai pas encore assez de force dans le bras gauche pour diriger correctement un fauteuil et ça me rend dépendant des autres. Je n’aime pas ça. — Ça viendra. — J’en ai marre d’attendre. Ça fait presque trois mois maintenant que... que je suis cloué ici sans rien faire, à ruminer des idées noires. Ça va mieux avec les médicaments de Madame Dumay mais ce n’est pas vraiment l’euphorie quand même ! — Je reviendrai vous voir, si vous voulez, quand j’aurai le temps. — Oui, ça me ferait très plaisir. Je n’ai pas beaucoup de visites... — Et votre mère ? — Oh... Elle vient moins en ce moment. Monsieur Vidal, le voisin, en a sans doute marre de l’accompagner aussi souvent. Et puis ma sœur et ses enfants vont venir bientôt en vacances chez elle ; elle sera très occupée. — Elle viendra vous voir, alors ! Je me contente d’une moue pour toute réponse ; les visites de Gisèle... Elle m’a téléphoné deux fois en trois mois, je ne pense pas qu’elle se morfonde d’inquiétude pour moi. Les rapports avec ma sœur ont toujours été assez distants, surtout depuis la mort de Claire et Pascal ; je ne lui ai pas encore pardonné l’indifférence dont elle a fait preuve. Nadia est presque à la porte quand je sors de mes pensées. — Merci d’être passée, et revenez si vous le pouvez. — Promis. » Elle sourit presque avec timidité. — Hé, Nadia... Vous avez récupéré votre livre ? — Oui, merci. — Vous ne pourriez pas... me le prêter à nouveau ? J’aimerais bien le continuer. — Ç’est vrai ? Je croyais que vous l’aviez laissé parce qu’il ne vous plaisait pas... » Son sourire s’élargit de satisfaction. Elle paraît visiblement rassurée ; je n’avais pas pensé la froisser en lui rendant le livre aussi vite, sans l’avoir terminé. — Non, au contraire ! Mais je ne voulais pas disparaître avec, avoir l’air de l’embarquer sans votre accord... — Je vous le ramènerai. Promis. Bon, il faut que j’y aille. A bientôt, donc ![sws_divider_bar1 barsize="500"] [/sws_divider_bar1]

Gisèle

Ma sœur débarque sans avoir prévenu. C’est bien elle, ça, de ne pas se poser de questions : l’envie lui vient, elle passe à l’acte ! La porte s’ouvre avant même que je réponde au seul coup qu’elle y a frappé. Elle entre dans ma chambre comme elle pénètre chez elle, avec l’assurance d’occuper un terrain conquis. — Salut, petit frère ! Comment tu vas ? » Elle m’appelle toujours “petit frère”, comme pour me rappeler le temps où je collais à ses basques et où elle avait autorité sur moi. Avant que je puisse répondre, Kévin et Audrey entrent, tirant une tronche de condamnés, poussés par Jean-Louis. J’aime bien mon beau-frère : il est d’une compagnie très agréable et ne laisse jamais paraître la moindre condescendance ou dédain pour la famille de sa femme. Son père par contre, cadre de banque, et surtout sa mère, vraie caricature de prof de fac, n’ont jamais fait d’effort pour cacher la déception — voire le mépris — que leur a inspiré cette mésalliance ; voir leur fils unique et chéri épouser une divorcée avec deux bébés, dont la mère faisait des ménages et le frère menaçait de mal tourner, a porté un sacré coup à leurs ambitions de “beau mariage”. Jean-Louis, lui, sans se départir de son air sérieux d’ingénieur à petites lunettes, a toujours été amical envers moi et prévenant avec Maman : depuis que Gisèle et lui sont mariés, et durant les deux semaines qu’ils passent traditionnellement à Mazaugues au cours de l’été, il appelle cordialement sa belle-mère « Julia » et, quand ma sœur est occupée avec les enfants ou prolonge sa grasse matinée, il n’hésite pas à faire les courses ou aider Maman à la cuisine, ce qui la met dans tous ses états : en bonne fille d’émigrés Italiens, elle trouve presque vexant qu’un homme s’immisce dans son domaine réservé, geste que ni son mari, ni son père, ni aucun mâle de la famille (moi inclus) n’ont jamais fait. Pour moi, Jean-Louis a été un peu comme un grand frère, ou un mentor bienveillant à une période où je partais à la dérive. C’est souvent vers lui que Maman se tournait quand, en désespoir de cause devant mes frasques d’adolescent, elle craignait de ne pas arriver à me maintenir sur le droit chemin ; j’avais alors droit à des leçons de morale qui m’exaspéraient. Un jour, après un appel désespéré de Maman, il est descendu de Troyes à Marseille en roulant toute la nuit pour me récupérer chez les flics ; j’étais en garde à vue depuis la veille à cause d’un chapardage dans lequel j’avais été le seul à me faire pincer. Maman pleurait comme une madeleine en implorant tous les saints du paradis et Jean-Louis s’est occupé de tout. Une fois rentrés à la maison, il m’a pris à part et m’a parlé comme à un adulte responsable ; pas de leçon de morale cette fois-là, mais un bilan très précis de ce que j’allais devenir si je continuais sur ma lancée. Je crois que j’étais encore plus honteux que s’il m’avait engueulé. Je lui suis très reconnaissant de m’avoir secoué ce jour-là, de m’avoir tiré de l’ornière dans laquelle je menaçais de m'enliser : à la rentrée suivante, j’abandonnais définitivement la bande de copains avec laquelle je traînais ainsi que les conneries qui devenaient notre quotidien, et je m’inscrivais en BEP de transport routier. Ça a bien marché et j’ai réussi à décrocher un boulot stable, puis à fonder une famille. Je ne sais pas pourquoi ma sœur et lui n’ont jamais eu d’enfants, mais Jean-Louis s’est occupé de ceux de Gisèle comme s’ils étaient les siens. Il leur a donné un cadre de vie stable, affectueux mais strict, dont Kévin et Audrey n’auraient sans doute jamais bénéficié si leur mère n’avait pas eu la bonne idée de quitter ce glandeur de Johnny quand ils étaient tout jeunes. Aujourd’hui, ce sont des adolescents bien dans leur peau, prêts même à sacrifier une journée de vacances pour rendre visite à leur oncle dans un hosto déprimant. Leur bonne volonté s’est quand même émoussée depuis une heure que nous discutons, et leur envie de bouger est manifeste ; j’espère qu’ils vont bientôt partir tous les quatre, car moi j’ai mon compte de bavardages. Je laisse traîner la conversation pour les inciter à lever le camp, mais ça ne marche pas puisque Jean-Louis se redresse et s’étire en annonçant qu’il a envie de griller une clope, et propose aux enfants de l’accompagner pour se dégourdir les jambes.

Je reste seul avec Gisèle. Elle regarde par la fenêtre, indécise, cherchant visiblement ses mots. Voir ma sœur hésiter est si insolite que la curiosité me réveille un peu ; je me demande si le repli de son mari n’était pas convenu entre eux, et ce qu’elle peut bien avoir à me dire. Elle décide d’attaquer de biais et, m’adressant un sourire étudié, commence par des banalités. — Alors, petit frère, comment vas-tu maintenant ? Je hausse les épaules (merci Bachir) et, après un silence destiné à lui faire sentir l’incongruité de sa question, je me fends d’un grand sourire. — Super ! Tout baigne ! Bon, d’accord, je suis à moitié paralysé, je ne pourrai plus jamais rebosser, mais j’ai gagné une médaille ! C’est génial, non ? Elle soupire, consciente de sa maladresse. — Tu sais, petit frère, je suis passée voir le docteur qui s’occupe de toi avant de venir ici. Il m’a assuré que tu récupérerais très certainement... Je hausse à nouveau les épaules en regardant le ciel en silence. Mais ma rancœur est si forte que je ne peux m’empêcher de rétorquer. — Ils m’avaient dit aussi que Claire s’en sortirait... — Ecoute, Benoît, il faut te secouer maintenant ! ça fait plus de deux ans que Claire et Pascal sont... enfin... que l’accident a eu lieu. Tu ne peux pas passer ta vie à ne penser qu’à ça ! — Pfff ! On croirait entendre Maman ! Toujours à vouloir que j’oublie, que je passe à autre chose... — Pour une fois, je suis d’accord avec elle. Tourne la page ! Te morfondre ne les fera pas revenir ! — Mais qu’est-ce que vous en savez, vous, de ma peine ? Vous ne pouvez pas vous rendre compte ce que c’est que de perdre celle qui... que... Gisèle lève les deux mains pour me couper la parole et je me tais ; à la fois parce que c’est un geste auquel j’avais appris à obéir, mais aussi parce que je n’ai pas envie de parler de ça avec elle. C’est ma peine, mon tourment. Je ne peux pas, je ne veux pas le partager. — Benoît, te rends-tu compte de ce que tu dis ? As-tu oublié que Papa est mort en laissant Maman seule avec deux gamins ? Que crois-tu qu’elle ait ressenti, à se retrouver veuve à trente-six ans ? Tu ne pense pas qu’elle a souffert, elle aussi, de perdre l’homme qu’elle aimait ? — Oui... bien sûr... Mais... Elle avait un but à sa vie... Elle nous avait ! — Ouais... Et tu crois que ça suffit pour effacer le chagrin ? — Je... Je ne sais pas. Je n’avais pas vu les choses comme ça... — Tu es égoïste, Benoît. Comme tous les hommes ! Tu ne vois que tes problèmes, ta peine ! Tu ne regardes jamais autour de toi pour te demander si les autres souffrent aussi. J’avale le reproche en silence. C’est vrai que je n’ai jamais considéré Maman comme une femme qui avait vu mourir l’homme de sa vie... J’en ai honte tout à coup. Je riposte : — Oui, mais ce n’était pas pareil ! Papa avait un cancer, elle n’était pas responsable de sa mort ! — Alors ta peine est surtout du remord ? Tu souffres moins de la disparition de Claire et Pascal que du fait de t’en considérer responsable ? C’est ça ? Tu te morfonds dans ta culpabilité ? Et ça te ronge ? Sa critique me pique au vif. La colère jaillit comme un geyser et je crois que je serais capable de la gifler si je le pouvais. — Mais pour qui tu te prends, à me donner des leçons de morale ? Qu’es-ce que tu connais, toi, à la culpabilité ? Tu te crois au dessus de tout ça ? Je la fusille du regard, furieux, mais la rage retombe aussi vite qu’elle m’avait envahi ; Gisèle pleure. Elle est livide, les yeux pleins de larmes qui coulent sur ses joues sans qu’elle bouge, sans un sanglot. Je n’ai jamais vu pleurer ma sœur. C’est la première fois. « Quoi ? Qu’est-ce que j’ai dit, encore ? », mais ma rogne sonne faux. Elle la fait réagir néanmoins, chercher fébrilement un kleenex dans son sac et s’essuyer les yeux, puis se moucher à petits coups. — Tu me crois si dure que ça ? Tu te trompes, tu sais ! » Elle soupire et ajoute à voix très basse : « Je connais très bien la culpabilité, celle qui mine jour après jour, qu’on traîne comme un boulet, celle qui gâche la vie et qu’on n’arrive pas à oublier... Je la regarde, ébahi. Gisèle ? Rongée par le remord ? — De quoi tu parles ? Tu te sens coupable de quelque chose ? Toi ? Elle ne répond pas tout de suite. A sa respiration, à sa façon de bouger les lèvres, je sens qu’elle a envie de parler, d’alléger le fardeau qui l’oppresse, mais sa froideur naturelle retient les confidences. Brusquement, je me demande si cette dureté que j’ai toujours ressentie chez ma sœur fait vraiment partie de sa personnalité, ou bien si c’est un rempart qu’elle a construit autour de sa faiblesse... J’ai l’impression d’une porte entrebâillée qui laisse deviner une autre femme, vulnérable et lasse ; si je bouge, si je dis quelque chose, la porte se refermera... Et c’est autant par compassion que par curiosité que je réfrène mon envie de la questionner ; je laisse le silence se prolonger, comme le faisait la psychiatre pour m’inciter à parler. — Je... Maman pense que je suis responsable de la mort de Papa. La stupeur me fait écarquiller les yeux et je retiens avec peine une exclamation. Notre père est décédé d’un cancer du poumon, après deux opérations et plusieurs mois où nous l’avons vu s’affaiblir, miné par la douleur. J’avais onze ans et Gisèle seize. Je réussis à me taire et j’attends. « ... Quand il est revenu de l’hôpital la deuxième fois, il savait très bien qu’il allait mourir, mais Maman s’obstinait à le nier, à lui assurer qu’il guérirait. Alors c’est à moi qu’il parlait. Il en plaisantait le plus souvent, mais je sentais sa peur, même si j’étais très jeune encore. » Elle s’interrompt à nouveau et je sens qu’elle atteint le nœud du problème. « ... Et il avait envie de fumer. Les médecins lui avaient bien dit qu’il fallait absolument arrêter, mais le désir était plus fort que la raison.... Au début, il m’empruntait une cigarette de temps en temps et nous fumions en cachette de Maman. Puis il m’a demandé de lui acheter des paquets. Je ne voulais pas mais il me disait que ça ne changerait rien pour lui, qu’il n’en avait plus pour très longtemps et qu’il rêvait de se faire un petit plaisir avant qu’il soit trop tard... Tu te souviens comment il était ! Charmeur, baratineur comme un Italien sait l’être, il arrivait toujours à ses fins avec les femmes ! J’avais seize ans et j’admirais beaucoup Papa, tu sais... Alors... Je lui fournissais des paquets. Il toussait à en perdre le souffle mais il continuait à fumer... jusqu’à ce que Maman s’en aperçoive. » Le silence s’installe à nouveau et je vois ma sœur trembler au souvenir de cette confrontation. Elle inspire longuement avant de poursuivre. « Elle était furieuse. Elle m’a traînée sur le balcon et m’a frappée en hurlant que je voulais le tuer, que j’étais une écervelée, une criminelle, que je pouvais tout aussi bien lui trancher la gorge que de lui fournir ces cochonneries... J’essayais bien de lui expliquer comment Papa m’avait convaincue, mais elle ne me laissait pas placer un mot ; elle criait si fort que les voisins sortaient sur les balcons pour voir ce qui mettait cette brave Julia Castellotti dans un tel état. Elle hurlait et sanglotait en même temps, me frappait avec le balai. Moi, je pleurais autant de honte que de douleur et de fureur ; j’essayais d’échapper à ses coups et ses reproches injustes... J’ai giflé Maman. Si fort qu’elle est tombée par terre. » Elle se tait, haletante. Des taches rouges sont apparues sur son front et son cou comme à chaque fois qu’elle est émue. Elle se lève et s’enferme dans la salle de bain ; je l’entend se passer de l’eau sur le visage. Elle revient, s’assoie à nouveau en face de moi et me regarde dans les yeux Elle a retrouvé son sang-froid ; la porte s’est refermée et il ne reste plus que l’ancienne Gisèle. « Les deux années suivantes ont été un enfer glacial entre Maman et moi. J’attendais mes dix-huit ans avec impatience pour pouvoir quitter la maison. Elle m’adressait à peine la parole et, la plupart du temps, elle m’ignorait ; il n’y en avait que pour toi, comme si tu étais le seul orphelin. Elle ne me laissait jamais oublier qu’elle me tenait pour responsable du décès de Papa ; enfin... pas de sa mort elle-même, mais plutôt de l’avoir précipitée, puisqu’on l’a enterré deux semaines après cette scène. » « J’ai fait la connaissance de Johnny pendant cette période. Il disait qu’il m’aimait, que je n’avais qu’à vous larguer tous les deux et me tirer, qu’il s’occuperait de moi. Il avait vingt ans et fricotait assez à droite et à gauche pour avoir suffisamment d’argent et un petit appart’ à Marseille. Quand je suis tombée enceinte, on a décidé de vivre ensemble et Maman n’a rien eu à dire. On s’est mariés le jour de mes dix-huit ans et Kévin est né un mois plus tard. Un an après venait Audrey, mais je ne supportais plus de vivre avec Johnny. Je l’ai quitté dès que j’ai pu et je suis montée à Paris avec mes deux bébés. La suite, tu la connais. » Je ne trouve rien à dire et le silence s’appesantit entre nous. Je dois tirer une drôle de tête car Gisèle laisse échapper un petit rire amer : « Je venais pour te secouer, t’obliger à surmonter ta déprime , et en fin de compte c’est moi qui trahis mes faiblesses... Tu vois, la vie n’est pas si facile qu’on le désirerait ! Pour personne ! » Comment ai-je pu ignorer tout cela ? Bien sûr j’étais jeune à cette époque, mais je n’ai rien vu, rien ressenti du drame qui se jouait à la maison. Il ne me reste de cette période que le souvenir de cette grande sœur qui s’occupait de moi et me houspillait sans cesse pendant que Maman travaillait, celle qui la faisait pleurer parce que « la Gisèle à cette pôvre Julia a fêté la pâque avant le carême avec son voyou de fiancé », comme cela se chuchotait entre voisines en pensant que je ne comprendrais pas. Bien sûr elles se sont rabibochées ensuite, principalement à cause des enfants que leur grand-mère adore, et surtout quand Gisèle s’est remariée avec Jean-Louis, qui correspondait mieux à l’idée que se faisait Maman du gendre idéal. Je comprends maintenant l’espèce de tension qui persiste entre elles. Mais comment ai-je pu être tenu à l’écart de cette sombre histoire avec Papa ? La réponse m’apparaît avant même que j’aie eu le temps de formuler la question : je n’ai pas “été tenu à l’écart”, je ne m’y suis tout simplement pas intéressé ! Entre onze et treize ans, le gamin gâté que j’étais n’avait rien à faire de ces histoires de gonzesses et je trouvais bien plus passionnantes les virées avec les copains. Après, Gisèle était loin et on n’en parlait rarement à la maison. Et j’avais toujours les copains. Et puis les choses se sont tassées entre elles... Moi, j’avais ma propre vie, mes propres problèmes... Voilà comment je suis passé à côté des brouilles de ma famille, voilà comment j’ignore tout de la véritable personnalité de ma sœur... Gisèle a dit tout à l'heure que j'étais égoïste. C'est vrai. J’ai honte.

Sylvie Butet, mai 2005.[sws_divider_top]



Histoire des Hommes.

La caverne de méditation

Le vieux shaman se faufilait dans le boyau de la caverne qui menait à la chambre de méditation. Il avait écouté le matin les récits ramenées par les trop rares jeunes hommes du clan qui se risquaient encore sur les lisières de la forêt pour y recueillir des nouvelles du monde extérieur. Or celles ci étaient inquiétante et corroboraient ce que le vieil homme percevait depuis quelques temps déjà dans le chant de l’eau, le parfum de l’air et l’inconfort croissant des animaux. Il avait alors ressenti le besoin de s’isoler du monder pour chercher comment faire face à ce nouveau péril qui s’annonçait et tenter de sauver une nouvelle fois les Hommes de la destruction.

A force de ramper, il finit par déboucher dans la chambre et s’y redressa péniblement. Il s’agissait d’une cavité régulière que le pic, jadis, avait en certains endroits discrètement redressée pour lui donner une forme quasi hémisphérique. Les parois en étaient couvertes de peintures d’animaux réalisées il y avait déjà maintes générations. De toutes tailles et de toutes couleurs elles s’imbriquaient parfois les unes dans les autres mais sans jamais se superposer.

Le vieux shaman s’attarda quelques instants à les contempler en songeant à ses lointains ancêtres qui les avaient tracées. La lumière fluctuante de la torche semblait les animer et leur donner une vie propre. Lui qui savait communier, tant avec les bêtes qu’avec les pierres, n’aurait pas été plus surpris que cela de les voir soudain se décoller de la paroi et circuler dans la pièce. Il se dirigeât ensuite vers son siège de méditation composée de deux dalles de pierre. Une horizontale à même le sol et une autre verticale servant de dossier. Cet instrument avait été dressé au jour déjà lointain de son initiation shamanique définitive. A cette occasion, il avait longuement incanté ces pierres et il savait que désormais leur sort et le sien étaient liés. A l’instant ou son cœur cesserait de battre, les deux dalles se briseraient en de nombreux morceaux qui ne seraient jamais plus utilisés pour un quelconque usage. Il s’assit avec lassitude et, pour la première fois, il songeât que ce jour n’était probablement plus très lointain. [sws_divider_bar1 barsize="500"] [/sws_divider_bar1]

Souvenirs d'enfance

Il commença par étouffer sa torche et se retrouva dans une obscurité totale, à plusieurs dizaines de mètres sous terre dans un silence absolu. Cependant, pour plus de recueillement encore, le vieil homme ferma les yeux respira profondément et régulièrement. Il se sentait accablé par le poids des ans. Les siens, tout d’abord, car le cycle des saisons s’était déjà renouvelé bien des fois depuis sa naissance; ceux de son peuple ensuite qui remontaient à une époque si lointaine que rares étaient ceux qui en avaient encore le souvenir.

Comme souvent chez les personnes d’âge, son esprit se tourna naturellement vers les images de son enfance. Il se rappelait parfaitement du jour de son troisième anniversaire, lorsqu’il avait été présenté aux trois vielles Sages pour qu’elles lisent son avenir au sein des Hommes. Elles s’étaient alors livrées à des pratiques divinatoires, dont même aujourd’hui après son initiation il ignorait les mécanismes. Elles avaient, en particulier lancé à de nombreuses reprises des osselets de cerf sur une peau de sanglier, ou encore contemplé longtemps des baies d’ifs flottant dans un vase de bronze, pour finalement décider qu’il serait un jour le shaman et le guide des Hommes.

Il avait alors été séparé de ses parents et de ses frères et sœurs. Aujourd’hui encore il ressentait toujours dans sa poitrine le déchirement d’alors. Puis durant sept ans il était resté dans une caverne dans le noir total. Parfois seulement, il avait le droit de sortir quelques minutes au crépuscule, à l’heure où les ombres et les lumières se fondent dans des contours incertains, afin que ses yeux ne se déshabituent pas totalement de la vision. Cette longue réclusion avait, elle aussi, été bien cruelle pour un jeune enfant, mais l’initiation était à ce prix. Seul cet isolement total permettait de se dégager des soucis quotidiens et permettait d’atteindre la communion avec les parcelles de lui même que le créateur, le Père de Tous, avait mises dans chaque élément de sa création. C’est ainsi, que petit à petit, il avait appris à développer l’empathie profonde qui permettait de communiquer avec les plantes, les animaux ou certain monolithes

Durant cette période de réclusion où rien ne permettait de mesurer le temps, il avait aussi développé le don de l’immobilité qui stupéfiait toujours les Étrangers. Il était maintenant capable de rester jusqu’à trois jours sans bouger le moins du monde, au point de pouvoir être confondu avec une statue. Toujours dans la nuit, il avait appris à maîtriser la Substance. Une sorte de pâte composée de plusieurs champignons vénéneux macérés ensembles et dont les effets subtilement se neutralisaient. La Substance permettait, prise en doses savamment calculées, d’atteindre la Transe et de regarder dans le « ce qui peut être » et d’y entrevoir des choses inaccessibles aux autres mortels. Enfin ces longues années dans l’obscurité lui avait aussi permis d’assimiler l’histoire des Hommes, qui remontait loin, si loin… Tout naturellement son esprit passa doucement de ses souvenirs personnels à ceux de son peuple. [sws_divider_bar1 barsize="500"] [/sws_divider_bar1]

L'enfance des Hommes

Les Hommes s’étaient éveillés il y avait déjà plusieurs dizaines de siècles. Combien de dizaines? Il ne savait pas exactement, certainement plus qu’il n’avait de doigts sur une main et probablement moins que sur ses deux mains. Les récits des anciens disaient, même si cela semblait incroyable aujourd’hui, que les Hommes s’étaient éveillés alors que le soleil et la lune n’existaient pas encore et que seules des myriades d’étoiles constellaient le firmament. Sous la clarté qu’elles diffusaient ils vécurent d’abord une vie simple et heureuse. Ils péchaient et chassaient dans les rivières poissonneuses et les collines giboyeuses du pays ou ils étaient nés. En ces temps bénis la nourriture était abondante et les fécondes, le peuple des Hommes se multipliait et rien ne semblait devoir ternir ce bonheur simple.

C’est alors que les premiers événements se produisirent. Des enfants qui étaient partis insouciants jouer dans les bois ne revinrent jamais auprès de leurs parents. Puis ce furent de jeunes enceintes qui disparurent à leur tour. Au début les Hommes voulurent croire à des s ou à des coïncidences, mais les disparitions continuèrent avec une fréquence et une précision dans le choix des victimes qui rendait impossible un simple fait du hasard. Petit à petit autour des feux de camps se répandirent des histoires à glacer le sang, de créatures gigantesques et plus sombres que l’obscurité elle même qui guettaient tapies dans l’ombre en attendant leur proie. Les Hommes n’osèrent plus se déplacer seuls et pour dormir allumaient des feux gigantesques et organisaient des tours de garde. La peur était entrée dans la vie des Hommes et elle ne devait plus jamais vraiment les quitter.

Une ou deux générations plus tard apparurent des êtres nouveaux, cruels, faits de chair et de sang qui marchaient debout sur deux pieds et étaient doués de parole. Ils ressemblaient aux Hommes par certains cotés mais n’étaient pas des Hommes. En tout cas personne ne voulait reconnaître en eux une quelconque parenté, même si les Sages murmuraient entre elles qu’il s’agissait d’horribles rejetons des disparus de jadis. Mais personne ne voulut accepter une telle réalité et les Hommes appelèrent les nouveaux venus les Pervertis ou les Abominations et n’employèrent jamais d’autres noms pour les désigner. Une haine inextinguible s’alluma en leur cœur pour ces créatures de cauchemar et, dans les millénaires qui suivirent, aucun autre peuple doué de parole ne leur fut un ennemi plus implacable. En contrepartie, aucun de ces autres peuples ne fut autant harcelé et persécuté par les Abominations.

Au début les Hommes tentèrent de s’organiser et de résister. Ils tendirent de nombreuses embuscades et massacrèrent des Abominations par centaines. Mais celles ci semblaient se multiplier avec la rapidité de la vermine sur le dos d’un animal malade. Les Sages et les Shamans de ce temps lointain comprirent vite, d’ailleurs, que cette comparaison était la bonne. Seulement, l’animal était la Terre elle même, et la maladie une sorte de cancer insidieux. Le pouvoir bénéfique qui circulait jusqu’alors dans l’eau des rivières et des lacs semblait reculer face à ce nouveau mal et la vermine des Abominations pouvait pulluler sur le dos de la Terre.

Les Hommes pressés de plus en plus près durent céder du terrain et quitter leurs territoires ancestraux pour des contrées de plus en plus inhospitalières et de plus en plus froides. Mais toujours, les Pervertis les poursuivaient et les harcelaient. Vint un moment où les Hommes se retrouvèrent dans un paysage entièrement glacé sans la moindre végétation. Le froid y était si cruel que les Abominations, elles même renoncèrent à les poursuivre, persuadées que dans de telles conditions tous allaient périr de froid ou de faim.

Mais les Hommes étaient incroyablement plus durs au mal qu’il n’y paraissait et ils avaient l’envie de vivre chevillée au corps. Si beaucoup moururent, d’autres s’adaptèrent et survécurent. Ils apprirent à construire des huttes rondes entièrement de neige et de glace, à creuser des trous dans la glace pour y tendre des lignes de fonds dans la mer qui dormait en dessous, à harponner les phoques qui venaient respirer par ces trous, à alimenter des braseros avec la graisse de ces animaux et à se fabriquer de chauds vêtements avec leurs fourrures. Dans ces conditions si rudes leur taille diminua, à force d’affronter les blizzards leur peau se parchemina et leurs yeux se bridèrent. Leur apparence physique avait changée mais ils vivaient et ils restaient des Hommes.[sws_divider_bar1 barsize="500"] [/sws_divider_bar1]

Les Etrangers

Les Hommes vivaient sur la banquise depuis déjà suffisamment de temps pour que les récits faits par les anciens auprès des poêles à graisse parlant de collines verdoyantes et d’enfants vêtus de simples pagnes parussent des légendes fabuleuses à ceux qui les écoutaient.

Un jour des chasseurs partis en expédition lointaine revinrent précipitamment porteurs de nouvelles stupéfiantes. Un peuple immense d’êtres marchant debout s’avançait sur la glace non loin du campement des Hommes. Certains s’affolèrent alors croyant que les Abominations avaient entrepris une expédition de grande envergure pour en finir avec leurs ennemis. Mais les chasseurs étaient catégoriques. Il ne s’agissait pas des Pervertis mais d’un autre peuple qui venait de l’Ouest et non du sud comme l’auraient fait des Abominations. D’autres éclaireurs furent alors dépêchés avec la mission expresse de voir sans être vus.

Ceux ci suivirent les indications des premiers chasseurs et ne tardèrent pas à découvrir eux même le peuple en question. Ils restèrent confondus d’étonnement. Ces êtres étaient remarquablement beaux et grands, leurs yeux brillaient d’une lueur étrange comme s’ils gardaient le reflet d’une clarté intense et pure, enfin, ils étaient incroyablement endurants et robustes. Alors qu’ils n’étaient pas équipés pour affronter le froid cruel, ils avançaient sur la glace avec courage dans des conditions qui auraient tué rapidement n’importe quel Homme. Fascinés les éclaireurs les suivirent durant des jours. Ils les virent franchir toutes les glaces et parvenir dans les terres tempérées. Là ils les virent fondre comme la foudre sur les Abominations qui montaient la garde contre les incursions des Hommes et les massacrer avec des lames brillantes infiniment plus létales que les harpons d’os que les Hommes utilisaient.

Les éclaireurs rentrèrent alors en toute hâte au campement des Hommes pour raconter ce qu’ils avaient vu. Après de longs palabres les anciens décidèrent que ce nouveau peuple s’il était un ennemi des Pervertis n’était pas du côté du mal. Pour autant ce ne pouvait être des Hommes. Ils le baptisèrent alors les Etrangers. A partir de ce moment le monde des êtres doués de paroles fut séparé en trois catégories. Les Hommes d’abord au centre de la création, les Abominations et ceux qui les conduisaient et les Etrangers. Par la suite les Hommes découvrirent que ceux-ci pouvaient avoir différentes formes, être beaux et lumineux comme ceux qui étaient passés sur la glace ou petits, trapus et barbus et vivant dans des mines ou enfin fort peu différents des Hommes. Mais peu importait ils n’étaient pas des Hommes et tous restèrent des Etrangers.

Les Shamans et les Sages chacun de leur coté se réunirent pour débattre de la signification de l’irruption des Etrangers dans le monde. Or pendant qu’ils palabraient longuement entre eux, voici que des signes grandioses apparurent dans le ciel. Deux luminaires se succédèrent l’un pâle et couleur d’argent et l’autre dardant des rayons dorés. Pour la première fois les Hommes découvraient la lumière et ils en furent abasourdis. Que pouvaient signifier tant de boulversements ?

Les palabres reprirent de plus belle et voici qu’un autre changement se révéla. Les shamans sentirent que le mal qui jusqu’alors se répandait lentement mais sûrement sur la Terre comme un cancer, s’était brutalement rétracté lors de l’apparition des luminaires. Il n’avait pas tout à fait disparu mais il était concentré en un seul point. Certains y voyaient une sorte de germe inquiétant et promesse de sinistres récoltes à venir. Mais d’autres soulignaient que l’important était que le mal avait reculé, que l’ancien pouvoir bénéfique circulait à nouveau dans les eaux et que l’air était redevenu pur. Ceux qui disaient cela commencèrent à rêver d’un retour vers le pays de leurs ancêtres, la Terre Sans Glaces des légendes. [sws_divider_bar1 barsize="500"] [/sws_divider_bar1]

La Partition

Les partisans des deux camps s’expliquèrent devant l’assemblée plénière des Hommes. Les premiers prononcèrent des paroles de sagesse qui s’adressaient à la raison de leurs interlocuteurs. Ils soulignèrent que depuis le temps que les Hommes vivaient sur la banquise, celle-ci était devenue leur vrai pays et qu’ils seraient des étrangers dans les nouvelles Terres. Par ailleurs le mal était encore vivace et il se terrait probablement uniquement provisoirement sous les hautes montagnes. Enfin, la glace les avaient toujours préservés des Abominations et le mieux était de continuer à se fier à cette protection que conférait la nature. Les partisans du retour, eux, employèrent un tout autre langage qui s’adressait au cœur de ceux qui écoutaient. Ils utilisèrent des mots propres à enflammer l’imagination et parlèrent d’espaces vierges à découvrir, d’aventures exaltantes et d’esprit pionnier. Sans le dire ouvertement, ils opposèrent subtilement l’audace du départ à la pusillanimité supposée de la sédentarité.

Ils firent tant et si bien que la majorité des Hommes s’enthousiasma à l’idée d’un retour vers les contrées tempérées et décida de quitter la banquise. Cependant un petit nombre d’entre eux furent d’un avis contraire et ne voulurent pas tenter l’aventure. C’est ainsi que les Hommes se divisèrent et cet épisode de leur histoire fut appelé la Partition. La séparation fut d’ailleurs parfois cruelle car certaines familles se déchirèrent à cette occasion ou des amis chers se quittèrent pour ne plus jamais se revoir.

Le vieux shaman dans sa caverne de la méditation interrompit sa rêverie pour se demander s’il existait encore des Hommes sur la banquise, vêtus de fourrures et qui survivaient en chassant le phoque. Il souhaitait vivement que ce fut le cas car en cette période de péril, ce lui aurait été d’un grand réconfort de savoir que quelque part d’autres Hommes étaient à l’abri et continueraient à vivre quoiqu’il advienne. Mais il n’avait aucun moyen de savoir ce qu’il en était et il reprit le cours de ses pensées. [sws_divider_bar1 barsize="500"] [/sws_divider_bar1]

Les Fourmis

Les Hommes qui avaient choisi l'aventure contournèrent largement par l'Est la grande montagne sous laquelle reposait le mal puis descendirent vers le Sud. Les évènements semblaient répondre aux promesses de bonheur faites naguère par leurs meneurs. Le climat devenait chaque jour plus clément. Au fur et à mesure des journées de marche, la glace fit place à la toundra, puis à celle-ci succéda de vastes forêts de bouleaux. Puis petit à petit, les hêtres et les chênes supplantèrent les bouleaux. Alors les Hommes osèrent bifurquer vers l'ouest. et descendirent sans se presser le cours d'un grand fleuve.

Au cours de leur périple ils eurent la surprise de découvrir de nouveaux être doués de paroles. Ils étaient plus petits que les Hommes mais incroyablement robustes et dotés de grandes barbes .Comme ils vivaient en colonies nombreuses, toujours affairés à creuser des galeries souterraines, le Homme les surnommèrent les Etrangers Fourmis. Après bien des délibérations, ils se décidèrent à abandonner leurs politiques de secret et osèrent se manifester auprès des Fourmis. Passées les premières difficultés de communication dues à la barrière de la langue, les deux peuples établirent des relations cordiales, sans toutefois aller jusqu'à lier une véritable amitié. Les Hommes apprirent des Fourmis le secret du travail des métaux. Cependant, jamais ils n excellèrent dans cet art. En effet, ils préféraient travailler les matières organiques tel le bois l'os ou la corne. Toutefois au cours de ces échanges les Hommes apprirent des Etrangers Fourmis à connaître les pierres. Et c'est depuis cette période que les shaman découvrirent petit à petit comment incanter la roche pour lui insuffler une partie de leurs pouvoirs.[sws_divider_bar1 barsize="500"] [/sws_divider_bar1]

Le retour du mal

Durant quelques générations, les Hommes vécurent heureux. Ils subsistaient sans difficulté grâce à la chasse et la pèche et devinrent rapidement de remarquables pisteurs, capables de traquer leur gibier à l’odeur comme les meilleurs des limiers. Ils apprirent aussi à connaître la flore. En particulier, ils surent vite distinguer toutes les plantes bénéfiques et celles qui étaient vénéneuses. Ils découvrirent comment jouer sur les contraires et à chaque poison ils surent trouver un antidote, de sorte que les Hommes devinrent les meilleurs guérisseurs par les plantes que la terre aie jamais portés.

C’est à cette époque qu’ils arrivèrent à créer la Substance et que les shamans purent amplifier considérablement leur transe et entrer en communion avec les différents êtres vivants marchant ou poussant sur la terre. Grâce à elle ils arrivèrent aussi à correspondre par la pensée avec d’autres shamans si ceux-ci n’étaient pas trop éloignés. Cette capacité à communiquer en esprit à distance devait se révéler particulièrement précieuse par la suite.

Cependant un jour des chasseurs découvrirent une clairière saccagée, des arbres brisés et abandonnés au sol, l’herbe piétinée et des immondices éparpillés alentours. Les shamans lorsqu’ils arrivèrent sur les lieux confirmèrent qu’un grand mal avait résidé en cet endroit. La peur renaquit alors dans le cœur des Hommes et à nouveaux ils ne se déplacèrent plus qu’en nombre et postèrent des sentinelles et des guetteurs autours des campements.

Grâce à ces précautions ils ne furent pas pris au dépourvu lorsqu’une troupe d’Abomination tenta de les attaquer un petit matin. Les attaquants se transformèrent bientôt en gibier et finalement aucun des Pervertis ne ressortit vivant de la forêt, de sorte que le Grand Mal qui gisait toujours tapis sous la grande montagne, au nord, ne connut pas tout de suite l’existence des Hommes. Pourtant, malgré la victoire, à part quelques jeunes écervelés, personne ne se réjouit le soir de cette escarmouche, car chacun savait bien ce que cet événement signifiait. Le mal était de retour sur la terre et les Abominations allaient à nouveau pourchasser les Hommes.

Cette fois encore les Hommes cherchèrent à résister et de nombreuses fois ils furent victorieux. Les shamans arrivaient en communiant avec les arbres de la forêt à prévenir l’arrivée des ennemis, ainsi les Hommes pouvaient leur tendre des embuscades. Ils développèrent d’affreux poisons dont ils enduisaient leurs flèches et qui tuaient les Pervertis dans d’atroces souffrances. De sorte que les Abominations se mirent à craindre les bois où vivaient les Hommes et les évitèrent. Ainsi ceux-ci gagnèrent-ils un léger répit.

Mais comme les vagues de la mer à la marée montante semble se retirer pour seulement revenir, lames après lames, toujours plus fortes et montant toujours plus haut, ainsi en allait-il des hordes de Pervertis. Les Hommes comprirent alors que l’histoire se répétait et que comme leurs lointains ancêtres, ils allaient devoir fuir vers un refuge plus sûr pour échapper aux suppôts du Grand Mal. Mais où aller? La question était angoissante, la route du nord était désormais coupée avec le réveil des forces maléfiques et un retour vers la banquise était donc exclu. Alors où trouver une terre à l’abri des Abominations?

Toutefois, par le peuple des Fourmis, les Hommes entendirent qu’à l’ouest, au delà des montagnes, les Étrangers aux yeux brillants empêchaient toute incursion des Abominations. Alors, après bien des hésitations, les Hommes décidèrent de quitter leurs terrains de chasse et de chercher la protection des Étrangers qui avaient jadis franchi la banquise avec tant de courage.[sws_divider_bar1 barsize="500"] [/sws_divider_bar1]

Les Cousins

Pour émigrer vers l’ouest, les Hommes devaient d’abord franchir les montagnes dont les hauts cols étaient pris été comme hiver par les neiges et la glace. Heureusement, grâce à la longue mémoire que les shamans se transmettaient de maître à disciple de génération en génération, les hommes n’avaient pas perdu la science de la survie dans les glaces. Ils savaient ainsi que pour résister au froid, plutôt que d’empiler des vêtements sur le corps il vaut mieux se couvrir la tête et protéger ses pieds et ses mains. Ou encore, ils se souvenaient quel type de nourriture « tenait au corps » pour durer longtemps dans les températures les plus froides. Ils se rappelaient aussi comment fabriquer des maisons de neige pour s’abriter, comment se faire des raquettes pour progresser dans la neige fraîche ou comment faire des lunettes de bois percées d’un trou minuscule juste devant la pupille pour ne pas devenir aveugle malgré la réverbération

Grâce à cet ancien savoir, les Hommes purent progresser dans les montagnes sans trop souffrir. Seuls quelques vieillards ne purent suivre la colonne et furent perdus. Mais cette relative aisance dans la neige et les glaciers n’appartenait qu’aux Hommes. En effet, ceux-ci eurent la surprise de rencontrer au soir du deuxième jour en altitude un autre peuple doué de parole qui tentait lui aussi de franchir les montagnes. Mais ils n’étaient pas équipés ni préparés à affronter de telles conditions. Après avoir descendu une pente extrêmement raide et verglacée qui serait presque impossible à regrimper en sens inverse, les Hommes et ce peuple se retrouvaient bloqués par un amoncellement de glaciers et de séracs entrecoupés de crevasses apparemment impossibles à franchir. Quelques téméraires parmi les nouveaux venus s’y étaient risqués mais avaient invariablement finis engloutis par des crevasses traîtresses cachées sous une fine pellicule de glace. Les Etrangers se désespéraient car affaiblis et déjà épuisés comme ils l’étaient, ils ne pensaient pas pouvoir survivre à une nouvelle nuit glaciale. Les Hommes furent émus par leur détresse et, face au péril commun, les deux peuples firent cause commune. Les Hommes partagèrent leurs provisions avec les Etrangers et leur apprirent à construire des maisons de neige. Ainsi les deux peuples arrivèrent à passer la nuit dans des conditions supportables et à survivre à l’obscurité glaciale.

Le lendemain, les shamans se livrèrent à la Transe et parvinrent à communier avec des oiseaux de proie qui planaient haut dans le ciel. Grâce aux yeux des rapaces ils purent contempler le glacier de haut et, ce qui vu du sol semblait un amas inextricable, révélait une logique et laissait apparaître des chemins lorsqu’on pouvait le contempler dans son ensemble. C’est ainsi que les Hommes parvinrent à se tailler un chemin au milieu du glacier et que les Etrangers purent les suivre et se tirer, eux aussi de ce mauvais pas.

Dans les jours qui suivirent les deux peuples continuèrent à cheminer ensemble et, en souvenir des périls partagés, une grande amitié naquit entre eux. Les nouveaux venus étaient en tous points semblables aux Hommes même s’ils ne faisaient pas partie du clan et étaient de bien plus haute stature. Les Hommes ne pouvaient toutefois pas les considérer comme membres à part entière de leur clan mais reconnurent cette proximité en les appelant les Cousins. L’alliance entre les Cousins et les Hommes ne devait pas se démentir par la suite et pour plusieurs siècles leurs destins furent liés. Après un premier temps d’errance dans les nouvelles terres de l’ouest, les deux peuples finirent par s’établir dans un campement stable à la confluence de deux fleuves. La symbiose entre eux était parfaite. Les Hommes apportaient leur connaissance des plantes et des bois et collectaient des informations grâce aux pouvoirs de shamans. De leur coté les Cousins apportaient la force que leur conféraient leur stature et leur carrure. Aussi, dans leur nouveau pays, les deux peuples se mirent, une fois de plus à rêver de bonheur.[sws_divider_bar1 barsize="500"] [/sws_divider_bar1]

Déception

Mais ceux qui avaient cet espoir ne savaient pas que la terre dans son ensemble avait été souillée dès avant sa création par le grand corrupteur, celui là même qui se terrait sous la grande montagne dans le nord. Or, en voyant que les Hommes et les Cousins avaient réussit à passer sur les terres de ses ennemis et espéraient ainsi se soustraire à son pouvoir, il en conçut une grande colère et résolut de se venger. Il envoya des émissaires au peuple de Fourmis dont le cœur avide se laisse facilement tenter par l’aspect de richesses. Il promit à leurs chefs des joyaux merveilleux s’il laissait passer ses armées par leurs tunnels sous la montagne. Les Fourmis se laissèrent corrompre et acceptèrent ces pierres dont ils firent un merveilleux collier dont la beauté devait rester célèbre dans les ages qui suivirent. Mais toujours ces pierres portèrent la trace de la trahison qui avait permis leur acquisition et c’est pourquoi par la suite le collier porta toujours malheur à ceux qui le portaient.

Après avoir ainsi acheté la complicité des Fourmis, le Grand Corrupteur dévoila une partie de sa puissance et dépêcha une armée d’Abominations plus nombreuse que toutes celles qu’il avait auparavant envoyé contre les hommes. Les pervertis passèrent comme une horde de vermine grouillante par les cavernes et les tunnels de Fourmis et surgirent à l’improviste à proximité des Hommes et des Cousins. Comme ceux-ci se croyaient en sécurité ils n’avaient pas disposé de sentinelles et si les Abominations avaient été plus avisées, ils auraient pu détruire définitivement les Hommes et leurs alliés. Il aurait suffit qu’ils attendent d’être tous regroupés avant de lancer leur premier assaut. Mais leur goût pour le sang et le meurtre fut le plus fort et leur avant garde se rua au combat sans se préoccuper des renforts. Malgré cette erreur tactique leur attaque fut proche de réussir et si les Hommes avaient été seuls, ils auraient connu l’anéantissement et la mort. Mais ce jour là les Cousins payèrent leur dette contractée dans les glaciers des hauts cols. Leur large carrure faisait merveille contre les Pervertis. Ils se regroupèrent autour de leur chef, un Cousin impavide, de haute taille et aux larges épaules, il maniait un tinel de chêne et nulle abomination ne parvenais à tenir devant lui.

Ainsi, les Hommes et leurs alliés parvinrent à repousser le premier assaut et à s’enfuir par des chemins détournés jusqu’à un éperon rocheux qui surplombait la confluence des deux fleuves. Durant la nuit, ils travaillèrent avec la furie du désespoir, creusant la terre, abatant des arbres et taillant des poteaux. De sorte, qu’au matin lorsque les Abominations s’approchèrent pensant porter le coup à des fuyards pris au piège ils urent la stupeur de découvrir que l’éperon était désormais barré d’une double enceinte composé de deux talus de terre battue, plus haut qu'un homme et surmontés chacun d’une forte palissade de pieux effilés. Enfin les glacis de ces nouvelles fortifications étaient tapissés de chevaux de frises en abattis vifs qui rendaient la progression difficile juste sous le jet des arcs des défenseurs. Plutôt qu’une facile curée, une longue et dure bataille s’annonçait.[sws_divider_bar1 barsize="500"] [/sws_divider_bar1]

La palissade

Le combat dura sept jours et sept nuits. Les assaillants exposés aux flèches des défenseurs sur les glacis subissaient de lourdes pertes. Cependant leur nombre paraissait inépuisable et pour un attaquant qui tombait deux semblaient se presser à l’attaque. Au contraire les défenseurs étaient trop peu nombreux et chaque homme qui tombait creusait un vide irremplaçable. Le chef des cousins tomba le troisième jour lors d’une sortie qu’il avait menée pour éteindre des brûlots que les abominations avaient lancés au pied de la palissade. Son fils qui avait tenté à la tête d’un détachement de lui porter secours fut transpercé de lances. Les cousins choisirent alors pour les remplacer la fille du défunt chef. Cette décision stupéfia les hommes, eux qui ne choisissaient leurs chefs de clan que parmi les anciens et après avoir longtemps consulté les oracles, ne pouvaient comprendre que la seule filiation soit un critère suffisant pour choisir un meneur.

Cependant force fut de constater que le choix était bon. La demoiselle des cousins semblait faite d’acier trempé, elle galvanisa les défenseurs avec autant, sinon plus d’énergie que n’en déployait son propre père. Elle semblait partout à la fois, sur les palissades lors des assauts et auprès des blessés lors des brefs moments de répit. Fait inédit lorsque les fortifications semblaient prêtes à tomber, elle n’hésita pas à armer les et les enfants et à les faire combattre. Grâce à cette initiative la barricade tint bon lors de plusieurs attaques qui paraissaient désespérées. Par la suite, en souvenir de cette résistance héroïque le peuple des cousins fut le seul où les participaient communément à la guerre et ses bataillons d’amazones y étaient des combattants redoutés.

Cependant un autre ennemi se fit rapidement jour. Les Hommes et les cousins s’étaient réfugiés en grande hâte derrière la palissade sans pouvoir prendre le temps d’y entasser des vivres en quantité suffisante. La faim fit donc rapidement son apparition et affaiblissait encore plus les défenseurs. Les Hommes arrivèrent bien à pécher du haut des falaises qui plongeaient dans les fleuves de part et d’autre de leur refuge. Leurs prises étaient un précieux soutien qui permettait de préserver les forces des guerriers, mais elles étaient malgré tout bien insuffisantes.

Dans ces conditions terribles, vint un moment où l’héroïsme des Hommes et des cousins mêlés et la force de caractère de la Demoiselle lui même, ne furent plus suffisants pour contenir les assauts des Abominations. Au soir du septième jour, les assaillants parvinrent à percer une brèche dans la double palissade et, telle une rivière en crue commencèrent à se déverser dans le campement, tuant et massacrant avec sauvagerie. Déjà certains préférant une rapide noyade dans les tourbillons du fleuve aux lentes souffrances qui attendaient les captifs, se jetaient du haut des falaises. La fin des hommes et des Cousins semblait certaine et la vengeance du Roi Noir acquise.

C’est alors que se produisit un véritable miracle. Venues de nulle part des nuées de flèches venaient, avec une précision inouïe décimer les Pervertis. Tout à leur curée, ceux-ci avaient négligé de surveiller leurs arrières et un fort détachement du peuple aux yeux brillants les avaient entièrement encerclé et venait de les prendre à revers. Ils utilisaient de grands arcs en bois d’if d’une portée et d’une puissance incomparablement supérieure à celle des petits arcs en corne utilisés par les Hommes. Grâce à ces armes redoutables ils pouvaient causer des ravages dans les rangs de leurs ennemis avant même que ceux ci aient pu établir le contact pour un combat au corps à corps. Ce soir là, le massacre des Abominations fut méthodique et impitoyable. Pas une d’entre elles n’en réchappa. De sorte que le maître du mal caché au Nord sous sa montagne ne sut jamais ce qu’était devenue sa grande armée qu’il croyait si redoutable. Il connut alors le doute et la peur et renonça alors pour un temps à attaquer ses ennemis. Ainsi, l’héroïsme des Hommes et des cousins et l’aide providentielle du peuple aux yeux brillants gagnèrent-ils quelques années de paix supplémentaires pour les peuples libres de la Terre.[sws_divider_bar1 barsize="500"] [/sws_divider_bar1]

Le grand campement

Les Hommes et leurs alliés restèrent longtemps à panser leurs plaies et à se relever après leurs terribles épreuves. Cependant les nouveaux venus les secoururent et firent preuve d’un exceptionnel talent de guérison. De sorte que biens des blessés qu’on aurait pu croire irrémédiablement perdus recouvrirent finalement la santé après une convalescence étonnement courte. Les Hommes et les cousins se trouvèrent donc doublement redevables du peuple aux yeux brillants. Par ailleurs, la fréquentation de ce peuple était hautement profitable. Ils possédaient un savoir et une sagesse qui semblaient inépuisables ,.et les Hommes apprirent beaucoup en les fréquentant. Pourtant il était un domaine où, à la surprise de tous, le savoir des Hommes égalait voire surpassait celui des Yeux Brillants, c’était la connaissance des plantes et de toutes les choses qui poussent. L’amitié et l’estime réciproque des deux peuples s’en trouva d’ailleurs renforcée.

Les Yeux Brillants apprirent aux Cousins que de nombreux clans qui leur étaient visiblement apparentés s’étaient rassemblés dans un vaste campement non loin de là au Nord-Est. S’ils le souhaitaient, ils pourraient, une fois leurs plaies pansées, s’y rendre pour bénéficier de la protection qu’apporterait le nombre. Après de nombreuses discutions, il fut décider de se ranger à cet avis. Aussi, par petites étapes car ils étaient encore bien éprouvés, les Hommes et les Cousins rejoignirent-ils le Grand Campement

Durant les premiers mois, ils apprécièrent de se retrouver entre égaux, de pouvoir benéficier de l’entraide entre clans et de pouvoir enfin se reposer après les épreuves qu’ils avaient subies. Les Hommes furent toutefois surpris de constater qu’une telle foule pouvait exister. Ces êtres qui peuplaient le campement ressemblaient beaucoup aux Cousins, mais ils parlaient une langue différente, c’est pourquoi les Hommes les appelèrent-ils les Quasi-cousins. Leur accueil fut d’ailleurs chaleureux pour les nouveaux arrivants, et plein de compassion eut égard aux épreuves qu’ils avaient traversées.

Pourtant les Hommes n’arrivèrent pas à s'accoutumer à vivre dans une telle presse et un tel tumulte. Ils se sentaient intimidés à cause de leur petite taille et de leur apparence différente. Aussi, assez rapidement quittèrent-ils le grand campement pour retourner vivre dans la forêt en petits clans comme ils en avaient l’habitude. Ils restaient cependant à proximité et continuaient donc à rencontrer et échanger de manière quasi-quotidienne avec leurs amis les Cousins et l’amitié qui existait entre les deux peuples ne souffrit pas de cette séparation.

Les Cousins se sentaient plus à l’aise dans le grand campement. A l’exception de leur langage, ils étaient physiquement en tout point semblable aux autres occupants et partageaient les mêmes coutumes. Ils auraient donc pu se fondre dans la masse et vivre en bonne entente avec les autres. Mais la Demoiselle, qu’ils aimaient et admiraient tous depuis que son énergie et son courage les avaient sauvés sur la palissade, était d’un esprit fier et indépendant. Elle appréciait peu de devoir composer avec les autres chefs de clans. Elle était de très loin la plus jeune d’entre eux et était la seule ‘femme au conseil. Aussi lui semblait-il que ses avis n’étaient pas suffisamment entendus et pris en compte. Lorsque son peuple fut entièrement remis elle décida donc de reprendre son indépendance et d’emmener son clan dans une région vierge où elle pourrait gouverner sans partage.

Si certains parmi les Cousins furent surpris par cette décision, voire la regrettèrent, leur dévouement pour la demoiselle était si fort, qu’ils n’en laissèrent rien paraître. Les Cousins se préparèrent donc à émigrer vers l’ouest. Les Hommes, par amitié décidèrent de les suivre et c’est ainsi qu’ils devaient faire la connaissance du Fléau des shamans.[sws_divider_bar1 barsize="500"] [/sws_divider_bar1]

Le fléau des shamans

En pensant à cet épisode de l’histoire de son peuple, le vieil homme seul dans sa chambre de méditation frissonna d’horreur. Plus de six mille ans après les évènements, la peur le saisissait encore à l’idée qu’un tel phénomène pourrait encore se reproduire et qu’il pourrait lui même en être victime. En effet, lorsqu’ils partirent pour suivre les Cousins dans leur migration vers l’ouest, malgré toutes les persécutions qu’ils avaient subits dans les siècles passés, les Hommes ignoraient qu’il existait sur la terre des choses et des êtres biens pires et biens plus pervers que les Abominations.

Les Cousins eux aussi l’ignoraient et ils s’engagèrent d’un cœur léger dans les montagnes sans savoir que les être aux yeux brillants les avaient déjà surnommées « les montagnes de la terreur ». Très vite cependant ils découvrirent par eux même l’aspect funeste de ces passages. Certains souhaitèrent alors rebrousser chemin mais la Demoiselle ne voulut rien entendre et sa force de caractère était telle que chacun la suivit. Rapidement Hommes et Cousins se trouvèrent perdus dans de sombres forêts accrochées aux flancs de coteaux abrupts où les chemins se divisaient en des labyrinthes inextricables. Ceux qui s’aventuraient seuls ou en petit groupes dans ces sombres sentiers disparaissaient silencieusement. Lorsque, enfin consciente du péril, la Demoiselle choisit de revenir sur ses pas, il apparut que d’horribles filets semblables à des toiles d’araignées géantes avaient été tissés derrière eux les prenant au piège et empêchant toute retraite.

Dans ces conditions critiques les shamans des Hommes résolurent de recourir à la Substance pour chercher à communier avec quelque oiseau pour tenter de repérer du ciel une issue à la nasse où ils semblaient pris. C’est là que le Fléau se produisit. D’ordinaire, lors de la Transe l’âme des shaman arrivait à interpénétrer en douceur celle d’un autre être vivant, à communier avec elle durant un temps relativement bref avant de la quitter, comme un invité prendrait respectueusement congé d’un hôte accueillant. Mais cette fois-ci l’inverse se produisit. Alors qu’ils croyaient s’ouvrir pour chercher le contact, les shamans découvrirent avec stupéfaction que d’autres esprits infiniment plus puissants que les leurs rodaient aux alentours et cherchaient avidement à pénétrer leur propre âme. Les monstres arachniformes qui les traquaient étaient, en effet, habités par des esprits maléfiques gorgés de haine et avides de possession.

Les Shamans terrifiés voulurent alors refermer leur esprit pour échapper à ces puissances démoniaques, mais une fois ingurgitée les effets produits par la Substance ne pouvaient pas être stoppés. Les Shamans furent donc la proie sans défense de leurs ennemis. Curieusement la forme physique que ces monstre avaient adopté avait déteint sur leur esprit. Une réelle araignée peut harponner un petit insecte puis lui sucer lentement l’intérieur du corps avant de rejeter une enveloppe en apparence intacte mais entièrement vide. Ils agissaient de même avec l’âme des shamans. Ils se saisissaient de l’esprit des Hommes et l’aspirait lentement jusqu’à l’incorporer au leur ne laissant qu’un corps, vivant, mais vide de toute parcelle d ‘esprit ou d’intelligence.

Dans cette situation apparemment désespérée, la Demoiselle fit encore preuve de son extraordinaire force de caractère. Alors que les plus robustes de ces guerriers cédaient déjà à la panique, elle sembla redoubler de courage et de détermination. Elle contraignit les Hommes et les cousins à se regrouper en une masse compacte hérissée d’épieux tandis que des archers situés au centre du groupe arrosaient de flèches tout être mauvais qui s’approchait. Ensuite pariant sur la stabilité du vent elle n’hésita pas à bouter le feu à une partie de la forêt ce qui eut un double effet. D’une part une partie des monstres arachniformes périt dans l’incendie, d’autre part en brûlant les broussailles et les ronces le chemin se trouva dégagé et les Hommes et les Cousins purent enfin s’extirper du piège mortel où ils s’étaient engagés.

Les Hommes survécurent donc une fois de plus mais depuis cette date pas un shaman ne put s’adonner à la transe sans frémir à l’idée que peut-être à proximité rodait un esprit puissant prêt à lui voler son âme. [sws_divider_bar1 barsize="500"] [/sws_divider_bar1]

Un bref répit

Après cette terrible épreuve, le voyage se déroula sans encombres notables. Les deux peuples finirent par arriver en une région boisée traversée par un fleuve et, trouvant le pays accueillant, décidèrent de s’y installer. Un chef des Yeux Brillants, dont on disait qu’il avait épousé une fée, se manifesta toutefois en revendiquant la propriété de cet endroit et il envoya des émissaires pour demander aux Hommes et aux Cousins de quitter les lieux. La Demoiselle les reçut avec une telle autorité et un tel charisme que leur volonté et leur détermination fléchit face à sa propre force de caractère. Les émissaires retournèrent donc bredouilles en ayant promis de plaider la cause des nouveaux venus auprès de leur maître.

Les Yeux Brillants sont généralement des êtres droits et ceux-ci tinrent parole. Ils arrivèrent donc à persuader leur suzerain et celui-ci accorda le droit de rester sur ses terres à condition que les Cousins et les Hommes les gardent fidèlement contre toute incursion des Abominations. En apprenant cette condition ,la Demoiselle répondit fièrement qu’après ce qu’ils avaient subis derrière la palissade il n’y avait aucune chance pour que les Hommes ou les Cousins laissent les Pervertis pénétrer dans leur nouvelle patrie. C'est ainsi que cette alliance fut scellée et bien qu’elle ait commencée en des termes plutôt froids, elle se révéla par la suite solide et toujours les Hommes et les Cousins furent amis avec ce peuple des Yeux Brillant, leur roi et leur reine la fée.

Dans un premier temps les deux peuples vécurent une relative prospérité. Les Hommes retournèrent vivre une vie de semi-nomades par petits clans dans la forêt alors que les Cousins préféraient vivre en villages fixes et en plus grands nombres. Les liens d’amitié restèrent cependant solide au fur et à mesure du temps qui passait. Les Hommes apprirent à connaître leur nouvel environnement. Ils découvrirent que certains animaux étaient habités d’un esprit puissant et supérieur à celui des Hommes, à l’image des monstres qu’ils avaient rencontrés dans la forêt de la terreur. Simplement ces esprits n’étaient pas maléfiques, mais indépendants. C’était par exemple le cas des grands aigles qui vivaient dans les montagnes du nord. Parfois ils acceptaient de communier avec les Hommes lorsque ceux-ci les sollicitaient, parfois leur esprit restait fermé à toute tentative de communication. Dans cette affaire, les aigles étaient les meneurs de jeux. Ils obéissaient à des motifs et poursuivaient des buts qui échappaient aux Hommes.

Après quelques années de relatif bonheur, les jours s’assombrirent à nouveau et les Abominations reprirent leurs raids sur la Terre et se remirent à harceler les Hommes et leurs alliés. Un jour un shaman qui s’était retiré seul dans la forêt pour méditer assista à la prise en chasse de deux jeunes Quasi-cousins par une forte troupe d’Abominations. Les deux fugitifs étaient jeunes , vigoureux et beaux et le shaman ne voulut pas les laisser périr ainsi misérablement. Il tenta de rentrer en communication avec les aigles et ceux-ci acceptèrent de répondre et d’intervenir. Au moment où les Pervertis allaient rejoindre leurs proies, les aigles les enlevèrent dans les airs à leur nez et à leur barbe et les déposèrent en lieu sûr dans une cité secrète des Yeux Brillants.

Ainsi, de même qu’une minuscule pierre roulant au flanc d’une montagne peut parvenir à déclencher un vaste éboulement, un membre du peuple des Hommes fut à l’origine des vastes événements qui entraînèrent tout d’abord la chute du royaume caché des Yeux Brillants puis, in fine, la venue des Puissances de l’Ouest pour libérer la Terre. Si peu, même parmi les plus sages s’en rappellent aujourd’hui, le vieil Homme dans sa grotte de méditation, bien des siècles plus tard s’en souvenait encore et se sentait fier du rôle joué par ses ancêtres.

Les jours succédèrent aux jours et s’assombrirent peu à peu. Le pouvoir du grand corrupteur s’étendit progressivement sur la Terre. Un jour, une grande bataille se déroula dans le nord et le plus grand nombre des Cousins et des Quasi-Cousins y périrent. Les Pervertis se firent alors à la fois plus nombreux et plus agressifs. Les Cousins après leurs lourdes pertes se cachèrent au sein de la forêt, devenant un peuple de bûcherons quant aux Hommes ils se fondirent encore plus profondément au cœur des bois pour échapper à leurs ennemis de toujours.

Un temps un guerrier de haute taille maniant une épée noire vint chercher refuge parmi les Cousins. Sa force et son courage leur redonnèrent durant un temps espoir. Mais les ‘ Sages prévinrent les Hommes qu ‘une sombre malédiction pesait sur lui et les Hommes l’évitèrent .De sorte qu’ils ne partagèrent aucun de ses exploits mais ne furent pas non plus entraînés dans le sillage de son funeste destin.

Vinrent alors des temps de malheur comme les Hommes n’en avaient encore jamais connus malgré les nombreuses souffrances qu’ils avaient déjà endurées. Plus rien ne semblait devoir arrêter les puissances néfastes et le peuple des Hommes paraissait définitivement condamné et sans avenir. [sws_divider_bar1 barsize="500"] [/sws_divider_bar1]

La grande colère

C’est alors, lorsque tout semblait perdu , que contre toute attente les Seigneurs de l’ouest, ceux qui vivent loin au-delà des mers , se décidèrent à intervenir. Les Hommes ne surent jamais ce qui motiva leur action et assistèrent simplement dans une heureuse stupéfaction à la marche de leur armée. Celle-ci avait beau être innombrable, la guerre pour renverser le Grand Corrupteur n’en fut pas moins longue et cruelle. Peu parmi les Hommes prirent part aux combats. La plupart d’entre eux était trop épuisée et trop lasse pour aspirer à autre chose qu’au repos et à la discrétion. Certains pourtant qui avaient été capturés et torturés par les Abominations puis leur avaient miraculeusement réchappés ou encore dont les proches étaient tombés de la main des Pervertis, rejoignirent les rangs de l’armée de l’ouest.

Malgré leur petit nombre, ils y rendirent d’immenses services comme sentinelles et éclaireurs. En effet, leur capacité à communier avec les pierres et à se fondre parmi elles dans une totale immobilité pendant des heures voire des jours se révéla particulièrement précieuse. De cette manière ils arrivaient à rester parfaitement inaperçus même au beau milieu d’un campement d’Abominations; Ainsi ils pouvaient les observer, écouter les conversations de leurs officiers puis en rapporter ultérieurement la teneur aux Seigneurs de l’ouest. De même , ils pouvaient entrer en communion avec certains oiseaux du ciel et observer à distance les mouvements de troupes de l’adversaire. Grâce à ces quelques Hommes , bien des embûches et des embuscades furent évitées et la victoire des libérateurs en fut facilitée.

En remerciement pour ces services rendus, lorsque la guerre fut gagnée et le Grand Corrupteur rejeté hors des limites de ce monde, ces Hommes furent autorisés à s’embarquer avec les cousins et les quasi-cousins vers l’île en forme d’étoile construite pour eux tous au milieu de l’océan. Ce fut la seconde partition des Hommes . Aujourd’hui encore le vieux shaman, seul , dans l’obscurité de sa chambre de méditation se demandait ce qu’il était advenu de leur descendants lorsque , un âge plus tard, l’île en forme d’étoile fut engloutie durant la grande submersion. Certains Etrangers racontaient qu’ils avaient su quitter l’île à temps et qu’ils s’étaient installés tout à l’ouest de la terre sur les rives de l’océan. Le vieil homme espérait de tout son cœur que ce fut vrai car dans la tourmente qui s’annonçait ils auraient constitué une chance supplémentaire de perpétuer la lignée des Hommes. Malheureusement, il n’avait aucun moyen de vérifier la véracité de ces récits, aussi abandonna-t-il le fil de cette pensée et reprit-il le cours de sa méditation. [sws_divider_bar1 barsize="500"] [/sws_divider_bar1]

Le Lieu des Rencontres

Après tous les espoirs déçus qu’avaient connus les Hommes au cours de leurs longues épreuves, ils n’osèrent pas, au début, croire en la victoire du bien sur les forces du grand corrupteur et restèrent encore longtemps terrés au fond de leurs forêts sans oser sortir en terrain découvert. Pourtant, pour une fois leur méfiance semblait infondée, durant près de quarante générations les Hommes, et toute la terre avec eux, connurent la paix et le repos. Le peuple des Hommes put, enfin, se multiplier, grandir et prospérer. La durée de leur vie resta courte, plus courte que celle des autres êtres doués de parole, mais au moins leurs vies étaient heureuses et bien remplies de sorte que lorsque le grand âge venait et qu’il fallait s’endormir dans la mort, les Hommes acceptaient généralement leur sort paisiblement et sans révolte.

Durant cette période heureuse, les Hommes continuèrent à vivre en petits groupes et ne bâtirent jamais de grandes citées. Toutefois, leur nombre grandissant, ils prirent l’habitude de se réunir tous deux fois par an,aux solstices d’hiver et d’été. Pour ce rassemblement bi-annuel, ils aménagèrent un emplacement dans le sud adossé aux montagnes qu’ils appelèrent « le lieu des rencontres ». Petit à petit cet emplacement prit un caractère plus ou moins sacré et des shamans vinrent y vivre à demeure. C’est dans les montagnes qui bordent le Lieu des Rencontres que furent aménagées les premières chambres de méditations et cet endroit devint en quelque sorte le cœur de la civilisation des Hommes.

Après chacune de leur rencontre, le peuple de Hommes prit alors l’habitude d’élever une statue en souvenir des échanges et des joies qui y avaient été partagés. Ces statues étaient ensuite longuement incantées par les shamans afin qu’elles émettent des ondes positives et amicales envers les futurs visiteurs, de sorte que la joie et le bonheur partagés par une génération pouvait être encore ressentis par les générations suivantes. Petit à petit, au long des siècles les statues se multiplièrent, sortes de sentinelles amicales qui accompagnaient les arrivants tout au long du long chemin qui montait de la plaine vers le contrefort de la montagne où se trouvait le Lieu des Rencontres. Le vieil homme dans sa chambre de méditation avait entendu dire que, aujourd’hui encore, ces statues perduraient. Certes, après que plus cent générations se soient écoulées, elles avaient perdu leur pouvoir bénéfique et n’étaient plus que des blocs de granit à moitié érodés. Cependant, en ces temps de périls, il était heureux de savoir qu’un souvenir de la période de bonheur qu’avaient jadis connue les Hommes existait encore.[sws_divider_bar1 barsize="500"] [/sws_divider_bar1]

Le grand massacre

Mais, si le grand corrupteur avait bien été chassé hors du monde, les graines qu’il avait semées n’avaient pas pu être entièrement éradiquées. Comme certaines semences dans les pays arides peuvent attendre cachées durant des années puis germer aussitôt aux premières gouttes de pluie, ces germes de mal attendaient leur heure. Un nouveau prince du mal fit alors soudain son apparition et les Hommes l’appelèrent le Second Corrupteur. Au début, il ne s’intéressa pas aux Hommes qu’il jugeait trop insignifiants pour son pouvoir. Son attention était entièrement tournée vers les Yeux Brillants qu’il tenta d’abord de séduire puis qu’il affronta par la force. Malgré leurs craintes, les Hommes n’eurent donc pas trop à souffrir dans cette période de troubles. Ensuite, durant un temps la puissance orgueilleuse des quasi-cousins d’au-delà de la mer tint le Second Corrupteur en échec. Il fut même emmené prisonnier et les Hommes se crurent définitivement délivrés de sa menace. Pourtant, ce n’était qu’une ruse et le Second Corrupteur revint bientôt après avoir détruit définitivement la grande île.

Son pouvoir se déchaîna alors sans retenue. Il laissa alors la vielle haine ancestrale qui animaient les Abominations se libérer à l’encontre des Hommes. Pour éviter d’avoir à les traquer les uns après les autres ou famille par famille, il attendit le Grand Rassemblement sur le Lieu des rencontres pour les assaillir. Insensibles au message des statues qui les accueillaient, les Pervertis réunis en une horde innombrable, assaillirent soudainement le peuple rassemblé. Les Hommes étaient venus dans le but de se réjouir et de faire la fête et non de combattre. Ils étaient donc peu armés. Ils n’en opposèrent pas moins une résistance farouche et les abominations payèrent chèrement leur attaque sauvage. Avec le temps, ils avaient oublié combien les hommes étaient durs au mal et comme ils avaient développé avec le temps une étonnante résistance. Cependant à la fin le nombre finit par l’emporter et la quasi-totalité des Hommes présents fut massacrée.

Le temps qu’ils avaient gagné grâce à leur résistance désespérée ne fut toutefois pas inutile. En effet, les Shamans présents mirent à profit ce bref délai pour sceller soigneusement les portes des chambres de méditations car nul non initié ne doit y pénétrer. Ils incantèrent ensuite longtemps ces pierres avec des formules puissantes. De sorte que quiconque autre qu’un shaman des Hommes entièrement initié ne puisse toucher une de ces portes sans y rester mystérieusement attaché ,condamné soit à se trancher les mains soit à périr devant ces portes sacrées.

Malheureusement, quelques instants après avoir accompli leur tâche, ces grands shamans furent impitoyablement massacrés par les abominations. De sorte que le secret de leurs incantations fut perdu et que personne n’avait pu depuis réouvrir les portes de ces chambres de méditation. Trois millénaires plus tard, le vieil Homme ressentait encore cruellement cette perte et éprouvait la nostalgie de ces chambres de ses ancêtres. Il était bien conscient que la chambre dans laquelle il se trouvait, malgré tout l’art qu’avaient déployé ses concepteurs, était loin de pouvoir rivaliser avec ses prédécesseurs.

Les Hommes ne se remirent jamais totalement de cet épouvantable massacre Toutefois quelques familles qui n’avaient pas pu parvenir à temps au Lieu des Rencontres échappèrent ainsi miraculeusement à la mort. Lorsqu’ils arrivèrent enfin ils ne découvrirent que désolation. Parmi les monceaux de cadavres, ils découvrirent pourtant quelques blessés que les Abominations avaient laissés pour morts derrière eux. Ces petits clans plus les rescapés du grand massacre permirent malgré tout de perpétuer la lignée des Hommes.[sws_divider_bar1 barsize="500"] [/sws_divider_bar1]

La prophétie

Les Temps qui suivirent le Grand Massacre furent particulièrement sombres pour les Hommes, mais après tout ce qu’ils avaient eu à subir durant leur longue histoire ils étaient devenus doués pour la survie. Il recommencèrent à se cacher au fond des bois, misant sur le secret plus que sur la force pour échapper aux Abominations. Mais même dans ces conditions critiques les Hommes ne perdirent pas foi en leur avenir. En effet lors du Grand Massacre les rescapés avaient découvert parmi les blessés mortellement atteints le maître des Shamans. Celui-ci avant d’expirer avait juste eu le temps de prononcer ces paroles « un jour viendra où l’espoir viendra chez les Hommes et ceux-ci connaîtront enfin le bonheur ». Depuis les Hommes se répétaient cette prophétie qui leur permit de ne pas désespérer.

Ils continuèrent à sculpter des statues de pierre. Mais au lieu de les charger d’ondes bénéfiques, les shamans les incantaient de manière à ce qu’elles inspirent la terreur et sapent le courage de ceux qui les approchaient. De sorte qu’à moins d’être en grand nombre les Pervertis évitaient les zones où de telles statues étaient érigées.

Lors de la grande guerre où les Yeux Brillants alliés aux Quasi-cousins revenus d’au-delà de la mer renversèrent le Second Corrupteur, les Hommes se gardèrent d’intervenir. Ils se réjouirent de la chute de leur ennemi mais ils avaient encore trop à faire à panser leurs plaies pour songer à mener une guerre.

Ensuite malgré la victoire des alliés la situation des Hommes ne s’améliora que lentement. Les Abominations ne furent pas éradiquées et continuèrent à les harceler. Puis survinrent d’autres peuples avec lesquels les Hommes ne purent jamais établir des relations harmonieuses. Certains étaient franchement hostiles, comme celui qui se déplaçait en longues processions de lourds chariots. D’autres ne l’étaient pas vraiment, à l’image du peuple des chevaux qui vint prendre possession des plaines et s’accapara le Lieu des rencontres. Lorsque les Shamans arrivèrent à communier avec certains de leurs chevaux ils découvrirent, grâce à ces montures, que ces quasi-cousins avaient le cœur droit. Mais ils étaient fiers et ombrageux et ne souhaitaient pas partager avec d’autres ce qu’ils considéraient comme leur bien. En conséquence, ils n’hésitaient pas à pourchasser, voire à tuer ceux qu’ils trouvaient sur leurs terres. Les Hommes eurent donc à souffrir régulièrement de ces nouveaux voisins et durent bientôt renoncer à se rendre en pèlerinage au Lieu des Rencontres.

Dans ces conditions, le peuple des Hommes continua à se terrer dans les forêts et petit à petit cessa entièrement de se mêler aux autres peuples doués de paroles. De sorte que, au fil du temps, ils disparut de la mémoire de ces autres peuples, ou devint, dans le meilleur des cas, un sujet de légendes.

Chaque génération d’Homme transmettait pieusement à la suivante le texte de la Prophétie. Mais au fur et à mesure que les siècles passaient, la foi en son accomplissement diminuait. Elle tendait à devenir un simple sujet de folklore et nombreux étaient ceux qui maintenant en riaient ouvertement. Le vieux shaman dans l’obscurité de sa chambre de méditation n’en faisant pas partie. Pourtant en ces temps de troubles, face à l’orage qui s’annonçait, il se sentait saisi par le doute.[sws_divider_bar1 barsize="500"] [/sws_divider_bar1]

La transe

Malgré tout, après avoir revu toute l’histoire de son peuple, le vieux shaman se sentit encore plus déterminer à le sauver. Face au péril qu’il pressentait, il se tourna vers la Substance et décida de transgresser pour la première fois un des interdits que lui avaient transmis ses maîtres. La substance était savamment dosée et mesurée à l’aide de coquilles de moules d’eau douce. D’ordinaire les shamans ne prenaient qu’une seule dose et il leur était interdit d’en prendre plus de deux. Au-delà ils risquaient, soit de ne jamais revenir de la transe, soit de voir leur cœur s’arrêter de battre sous l’effet du produit. Là le vieil homme avala d’un seul coup quatre coquilles de Substance. Il savait fort bien que même s’il se réveillait de sa transe l’effort infligé à son organisme serait tel que ses jours en seraient forcément écourtés, mais il n’en avait cure. Il savait que s’il voulait sauver son peuple il fallait bien qu’il accepte de payer le prix et d’en supporter les risques.

Aussitôt après avoir avalé le produit, dont le goût amère le fit encore grimacer même après tant d’années d’accoutumance, il bloqua sa respiration afin de priver son cerveau d’oxygène et de faciliter l’arrivée de la Transe. Celle-ci ne tarda pas à se déclencher avec une puissance inégalée. Il commença par affronter les ténèbres et leurs fantasmagories terrifiantes, semblables mais formidablement amplifiées à celles que les hommes ordinaires connaissent dans ce qu’ils appellent des cauchemars. Il avait appris au cours de sa longue initiation à maîtriser et apprivoiser ces forces obscures et récita les formules apaisantes qui permettait de les repousser. Petit à petit, à force de volonté, il sortit vainqueur de ce combat des Esprits et émergea à la clarté super-consciente de la Transe avec une étendue et une acuité de perception qu’il n’avait jamais connues jusqu’à lors.

Son Esprit pouvait se déplacer à la vitesse de la pensée sur une large partie de la Terre, pouvait même se dédoubler et se démultiplier à l’infini. l’Homme dut lutter pour ne pas se laisser submerger par la multitude de sensations qui l’assaillaient en même temps et qui risquaient d’emporter sa raison dans un orage de bruits et de perceptions diverses. Petit à petit il parvint à maîtriser son environnement et chercha à l’investiguer.

Il pensa être brin d’herbe et il devint la prairie à l’Est du Grand fleuve et il souffrit d’être écrasé sous les lourds godillots ferrés des abominations. Il pensa être un grand corbeau et se retrouva à voler loin au-dessus des plaines de l’est et frémit en voyant les interminables colonnes des armées du Second Corrupteur qui convergeaient vers l’ouest. Il sut ainsi que la guerre arrivait par l’Est.

Il pensa à la mer et se retrouva fou de bassan volant au-dessus des vagues et il détailla les voiles noires des pirates qui se préparaient à remonter le grand fleuve. Il sut ainsi que la guerre venait aussi par le Sud.

Il pensa être un poisson et se découvrit truite dans une rivière à l’Ouest et découvrit le goût du sang des Quasi-cousins qui étaient tombé en défendant des gués, mêlé à la souillure des Abominations qui avaient profané l’eau claire du cours d’eau. Il sut ainsi que la guerre venait aussi par l’Ouest.

Il s’imagina écureuil et se vit bondissant dans les forêts de mallorn du bois doré. Il y vit les archers du peuple aux Yeux Brillants perchés dans les branches qui décimaient de leur flèches les Pervertis qui tentaient d’envahir leur territoire. Il sut ainsi que la guerre venait aussi par le Nord Ouest

Il s’imagina passereau et se retrouva grive dans les pays du nord nichant sur les flancs d’une montagne solitaire. Il vit le peuple des Fourmis qui se hâtaient de fortifier leur cité car une armée d’Abominations approchaient de leurs portes. Il sut ainsi que la guerre était aussi au Nord Est.

Grâce à un puissant effort de volonté et grâce à l’entraînement petit à petit acquis au cours de toute une vie, il parvint à réintégrer son corps et se retrouva soudain dans le noir de sa chambre de méditation pantelant sur son siège de pierre, épuisé par l’épreuve qu’il venait de s’infliger et glacé d’horreur par ce qu’il avait vu. Le mal et la guerre étaient partout, encerclant complètement le territoire des Hommes. Avec la prescience que lui avait conférée la Transe, il savait que la politique de secret au fond des bois, qui avait protégé son peuple au cours des derniers siècles, ne serait d’aucune utilité cette fois ci. En effet si le Second Corrupteur l’emportait les Abominations viendraient et raseraient purement et simplement les forêts pour alimenter les forges monstrueuses de leur maître, pour le plaisir de détruire aussi et enfin pour les débusquer, eux les vrais Hommes, et mettre fin à une querelle et une haine presque aussi vieille que le monde lui-même.

Aussi, bien qu’éperdu de fatigue et d’angoisse le vieil Homme se demandait fébrilement quelle était la conduite à tenir pour chercher à éviter le désastre. Après bien des hésitations et des tergiversations il comprit qu’il n’y avait q’un seul choix possible. Pour la première fois depuis des millénaires, les Hommes devaient sortir de leur isolement et partir en guerre ouverte contre le péril qui s’avançait. [sws_divider_bar1 barsize="500"] [/sws_divider_bar1]

Palabres

Malgré l’inquiétude qui le taraudait et le sentiment d’urgence qui en résultait, le vieux shaman resta encore de longues heures dans l’obscurité de sa chambre de méditation, bien trop épuisé pour pouvoir bouger. Il lui fallut attendre d’avoir récupéré suffisamment de force et d ‘énergie pour entamer sa longue remontée vers la surface via les boyaux étroits de la grotte.

Lorsqu’il y fut parvenu, une nouvelle épreuve l’attendait. Avant de l’affronter il prit sagement le temps de s’y préparer en prenant un peu de nourriture et quelques heures de sommeil alors seulement il convoqua le conseil des shamans, des ‘ sages et des anciens. Il y parla longtemps, narrant tout ce qu’il avait vu dans la Transe et les menaces qui pesaient sur le peuple des Hommes. Il plaida ensuite pour une intervention dans le grand conflit qui se préparait. Mais il se heurta à une incrédulité diffuse. Ses interlocuteurs doutaient de ses paroles. Les visions qu’il avait eu n’étaient-elles pas des fantasmagories due à un usage abusif et en contravention avec toutes les traditions de la Substance ? La politique de secret dans les bois avait protégé les Hommes durant des millénaires, quelles preuves avait-il qu’elle serait inefficace cette fois ci ? Les palabres durèrent pendant des heures et des heures sans résultats. Le vieux shaman rappela l’histoire de leur peuple, les exploits accomplis jadis derrière la palissade ou durant la grande colère, il invoqua avec force la Prophétie, mais sans parvenir à emporter de décision. Finalement, en désespoir de cause, il réclama le recours aux oracles par les ‘ Sages.

Cette pratique n’était plus guerre utilisée et certains murmurèrent contre un usage apparemment suranné. Mais finalement son opinion prévalue et on fit venir les osselets et les bâtonnets sacrés ainsi qu’un drap blanc et une bassine d’eau. Les ’ sages jetèrent de nombreuses fois les os sur le drap et les bâtonnets de coudrier dans l’eau interprétant la manière dont ils roulaient sur l’étoffe ou dont ils s’assemblaient à la surface de l’eau. Elles renouvelèrent maintes fois l’expérience comme si elles voulaient se convaincre de la véracité de ce qu’elles y voyaient.

Finalement après s’être consultées une dernière fois, les trois ‘ Sages se relevèrent et prononcèrent cette phrase énigmatique : « de partout l’avenir n’est que ténèbres, mais au-delà des ténèbres progresse un Cœur pur qui porte l’Espoir. Les Hommes doivent se battre pour sauver l’Espoir ». On discuta beaucoup pour chercher à comprendre ces paroles sibyllines mais sans y parvenir. Une chose toutefois était claire, les Hommes devaient se battre et l’opinion du vieux shaman prévalut enfin.[sws_divider_bar1 barsize="500"] [/sws_divider_bar1]

La bataille

Une fois ce point acquis, restait à définir qui dirigerait les opérations et quelle tactique adopter. Ces deux sujets nécessitèrent encore bien des discutions et des palabres. Mais assez naturellement, au cours du temps l’autorité du vieux shaman s’imposa et il prit le commandement de cette guerre qui arrivait.

Aussi, lorsqu’il annonça qu’il fallait envoyer des émissaires auprès du peuple des chevaux, il y eut bien quelques murmures mais il trouva des volontaires qui acceptèrent cette mission. A la grande surprise de tout le monde les cavaliers se montrèrent bienveillants et même en situation de demandeurs, eux qui d’habitude se comportaient en maîtres. Leur roi rencontra le vieux shaman sous un grand arbre dans la forêt. Celui-ci lui fit part de ce qu’il avait vu au cours de sa grande transe et le roi l’écouta avec intérêt et humilité. Les deux interlocuteurs surpris eux même de leur apport réciproque regrettèrent amèrement la méfiance viscérale qui les avaient jusqu’alors séparés et ils comprirent qu’il s’agissait certainement d’une œuvre du Corrupteur.

Le vieil Homme dont la mémoire si précise remontait si facilement à des millénaires en arrière s’étonna de découvrir combien celle du Quasi-cousin était courte, au point d’ignorer jusqu’à l’existence même d’une route qui pourtant ne datait pas de plus de quelques siècles. Grâce à cette information apportée par le vieux shaman, l’armée des cavaliers put contourner les Abominations et prendre à revers les forces du Second Corrupteur, à temps pour sauver la cité blanche bâtie jadis par les descendants des Cousins revenus d’au-delà des mers.

Ensuite le vieux shaman se demanda avec une pointe d’angoisse dans quelle direction orienter son action et celle des jeunes Hommes qui lui avaient fait confiance pour les guider. Finalement il résolut, encore une fois de se fier aux arbres et à la forêt. Il choisit donc de se joindre aux Arbres qui marchent et il prit la tête de son petit ^^détachement et partit à la rencontre de ces étranges alliés. Lorsqu’enfin il les rejoignit, il eut l’agréable surprise de trouver des êtres dont la mémoire était à peu de chose aussi longue que la sienne. Il prit donc un plaisir extrême à échanger avec leur chef des souvenirs anciens, même si les choses étaient un peu différentes entre eux. En effet, l’Homme répétait une tradition pieusement transmise de générations en générations, alors que l’Arbre qui Marche, lui, se souvenait de ce qu’il avait vécu.

Le vieux shaman découvrit avec joie que ce peuple ancien se souvenait fort bien des Hommes et de leur passé. Alors qu’il en était venu à croire que la quasi-totalité des êtres doués de parole ignoraient pratiquement tout de son peuple et de son histoire. Il rencontrait enfin un peuple aussi ancien que le sien et qui traitait d’égal à égal avec lui. Cette discussion lui redonna foi en la grandeur des Hommes et il prit cette rencontre pour un heureux présage. Après cette conversation, pour la première fois depuis longtemps il se prit à croire à la Prophétie, sans avoir à faire un effort de volonté.

Mais cet intermède heureux n’était qu’une parenthèse dans la brutalité de la guerre qui ravageait la Terre. Bientôt les Hommes et les Arbres qui marchent, ensemble durent livrer bataille à une armée d’Abominations qui s’avançait pour tenter de prendre à revers la cité blanche dont l’armée s’était aventurée jusque devant les portes du Second Corrupteur. Pour la première fois depuis des siècles, les Hommes n’étaient plus sur la défensive et de gibiers, ils étaient devenus chasseurs. Ce jour avec l’aide de leurs puissants alliés, ils prirent leur revanche pour toutes les persécutions qu’ils avaient subies au cours de leur longue histoire. La rage de la bataille les avait enivrés et ils se révélèrent des guerriers redoutables autant qu’impitoyables. Leur ardeur se montra même décisive au plus fort de la mêlée. En effet les Arbres qui marchent étaient extraordinairement robustes et puissants mais ils étaient peu nombreux. S’ils avaient été seuls, les Pervertis auraient finit par en venir à bout en les isolant un par un. Mais les Hommes juchés sur les épaules de leurs compagnons de lutte parvinrent, grâce à des volées de flèches empoisonnées à éviter à leurs alliés de se retrouver encerclés et abattus un à un. Ainsi la victoire finale fut-elle autant celle des Hommes que celle des Arbres qui marchent.

Cette bataille est rarement citée dans les récits qui racontent la chute du Second Corrupteur, mais elle n’en fut pas moins bien réelle et farouche. Les Hommes peuvent donc à juste titre s’enorgueillir d’avoir sauvé la cité blanche. Sans leurs actes de bravoure et ceux de leurs alliés, les Quasi Cousins qui étaient partis défier le Second Corrupteur jusque dans ses terres seraient revenus victorieux pour trouver la désolation, leur cité en cendre et leurs proches massacrés. Cet exploit finit de rendre aux Hommes leur fierté et désormais, jamais plus il ne se sentirent honteux de leur aspect ou de leur petite taille face aux Quasi Cousins ou au peuple des chevaux. Ils étaient maintenant leurs égaux, des guerriers victorieux envers lesquels les autres peuples avaient une dette.[sws_divider_bar1 barsize="500"] [/sws_divider_bar1]

Epilogue

Grâce à la force et la puissance de son compagnon, avec peut-être aussi l’aide de la chance, le vieux shaman traversa cette glorieuse bataille sans blessure physique. Cependant, lorsqu’il ramena sa petite armée victorieuse au sein de sa forêt auprès de son peuple, il ressentit soudain une immense fatigue. Le poids des ans et des soucis cumulés à l’énorme dépense d’énergie mentale qu’il avait effectuée lors de sa grande transe, pesait tout d’un coup comme une montagne sur ses vieilles épaules.

Il fut acclamé par ses semblables et devint l’objet d’une révérence superstitieuse, mais il n’arrivait pas réellement à réaliser ce qui lui arrivait. Après avoir présidé les fêtes et las banquets donnés en l’honneur de la victoire et de la chute du Second Corrupteur, il n’aspirait plus guerre qu’à la tranquillité et au repos. Lui qui avait mené une vie d’ascète durant tant d’années se laissait aller à la douceur, se nourrissant de fruits, se levant tard et parfois, au cours de la journée, somnolant tranquillement adossé à un arbre dans le doux soleil d’été.

Un jour qu’il se reposait ainsi, à l’orée de la forêt qu’il avait contribué à sauver de la destruction, une brillante compagnie chevaucha à proximité de là où il était. Un Quasi-Cousin de haute taille et de noble figure et une femme aux Yeux Brillants d’une surprenante beauté démontèrent et main dans la main s’approchèrent de la lisière du bois. Le Quasi-Cousin s’exprima d’une voix forte et cria « Écoutez, le roi Elessar est venu, il donne cette forêt à Ghân-buri-ghân et aux Hommes, qu’elle soit leur pour toujours et que, désormais, personne n’y entre sans leur permission »

Le vieil Homme, adossé à son chêne, senti son cœur se dilater de joie. Il murmura, comme pour lui-même le début du texte de l’antique prophétie qu’il savait maintenant réalisée : «L’Espoir est venu chez les Hommes », puis il ferma doucement et paisiblement les yeux. A cet instant précis les pierres qui composaient son fauteuil de méditation se brisèrent en autant de morceaux qu’il s’était écoulé d’années depuis son initiation.

Lui qui ne connaissait pas l’ancienne langue du peuple aux Yeux Brillants, ne pouvait pas savoir qu’il venait dans son dernier souffle d’appeler le nouveau roi de la Terre du nom d’amour que seule la nouvelle reine employait, Estel-Espoir.

Jean Chausse, novembre 2004.[sws_divider_top]



Petit conte de Noël à ma façon.

J’étais sortie de cours à 3 heures de l’après-midi, après avoir cru que le temps s’étaient définitivement figé entre quatre murs, et que ma montre voyait son mécanisme grippé et ralentissait par un fait exprès l’avancée de son aiguille, pour me faire croire qu’entre ce qu’il me semblait deux coups d’oeil espacés de vingt minutes, il ne s’en était écoulé que trois... Les montres sont très douées pour ce genre de vilain tour. Notre aimable professeur n’ayant pas jugé bon de nous écourter l’épreuve de son cours passionnantissime, il ne me restait guère que cinquante minutes avant d’aller prendre mon train. J’espérais que cela me suffirait pour faire un tour au marché de Noël, et trouver ces deux santons que je cherchais — au moins deux, car me connaissant, le plus dur, si je trouvais un santonier qui me convienne, serait de choisir et de me limiter à deux. Sortie au métro de la Place des Maraîchers, je remontai à pied la Rue de la Libération, où depuis les Illuminations, les artificiers avaient installée lucioles et guirlandes de lumière. Les échoppes s’étaient mises au ton, et des loupiotes jaunes répondaient aimablement, entre les branches de houx, aux lumignons rouges accrochés aux branches de sapin. Les odeurs de marrons chaud et de pommes au sucre se mêlaient au parfum de neige que couvait le ciel gris et bas. Du beau monde se promenait dans la rue, dames au manteau de fourrure au bras d’hommes en costume, s’arrêtant aux vitrines de luxe, et puis des familles, plus modestes, mais bien moins empesées, des gamins surexcités — la neige n’allait pas tarder — et des étudiants qui, comme moi, marchaient nez en l’air et mains dans les poches, l’écharpe par-dessus le manteau. La nuance était l’allure : mon pas était beaucoup plus vif et je les dépassai vite. Oui, le ciel était neigeux, et après un petit matin bruineux, les nuages s'effilochaient autour de la basilique sur la colline, cachant la ville aux yeux de la Madone. Les pavés reluisaient de feuilles mortes, et la pierre grise prenait un aspect humide et glissant ; le froid pinçait mes joues, mais l’absence de vent le rendait supportable... Une journée agréable, en somme.

J’arrivai enfin à la Place des Halles, où se tenaient une centaine de baraques peintes de couleurs vives, et où, sous un kiosque décoré de cèdre bleu et de fausses pommes rouges, des orchestres se succédaient, à côté du marchand de vin chaud et de l’alambic. Si je n’avais guère le temps de flâner, du moins ailleurs que devant les échoppes qui m'intéressaient, ça ne m’empêcha pas de saisir au passage un biscuit qu’une pâtissière tendait aux chalands, et d’en apprécier le goût : pur beurre, cannelle et orange confite. Meilleur, bien meilleur que le sandwich qui m’avait rempli le ventre le midi. Vendeur de chapeaux de fourrure, que je trouvais d’un goût douteux, sculpteur sur bois de champignons rigolards ou menaçants, de gnomes tirant la langue et de korrigans accomplissant des cacublètes, joailliers de pacotilles ou de lourds colliers d’argent, breloques de verre teinté, bricoleurs de jouets et de pantins dansants, un premier santonier. La facture était grossière. Je passais mon chemin. Baraque de pères noëls dansant sur des airs mécaniques et surannés. Un fabriquant de marionnettes, de belle prestance et de couleurs vives. Je me joignis un moment au public d’enfants ébahis pour admirer l’adresse avec laquelle il peignait la tête en bois d’une vieille grand-mère comme on en rêve, joues de pomme ridée et sourire de matriochka. Souffleur de verre exposant ses boules de Noël translucides. Trois santonniers. Je n’y trouvai pas mon bonheur, à part une petite oie blanche chez Goufanier. Je devais être trop exigeante quant à l’expression des visages, mais aucun des bergers ne marquait l’air de calme admiration que je recherchais. Il me restait une demi-heure avant de devoir courir dans les escaliers de la gare. Je tirai à droite, dans une petite allée où résonnaient les piou piou des petits poussins et les coin coin des canards. Les cot cot des poules aussi, et je souris en voyant une dame porter une boîte en carton, d’où sortait la tête d’une petite poule rousse, l’air curieux. La dame n’avait pas l’air rassurée, et le marchand lia le carton, y laissant un trou que la bête puisse passer la tête sans s’échapper. J’arrivai bientôt au bout de l’allée, quand j’y vis un autre santonier. Celui-là me plu dès l’abord : il avait un petit âne à croix noire sur les épaules, et une belle charrette verte. L’âne tendit la tête à mon approche, et je lui flattait le museau avant de regarder l’étal de son maître. Les santons étaient superbes. De la taille de mon index — ce qui correspondait à ce que je cherchais, en argile rouge pour les non-peint, mais les traits fins et gracieux. Quant à ceux qui étaient peints, c’étaient de vrais oeuvres d’art. La première fois que je voyais un ravi vraiment ravi, de l’air de l’innocent admiratif devant un miracle qu’il ne comprend pas. Les ânes avaient l’air doux et patient, et la Vierge, agenouillée, avaient comme une lumière dans les yeux. L’Enfançon était adorable avec son air rieur et ses menottes tendues, allongé dans une berce improvisée de bois, garnie de paille sèche. Je ne pu retenir un « wow » admiratif, et levai la tête vers le santonnier, que je n’avais pas encore vu. Il était grand, sans âge, la barbe encore un peu grise, et les mains noueuses. Des mains de charpentier, mais capables sans doute de modeler l’argile avec grande adresse, si c’était bien lui qui avait fait ces santons.

« Ils vous plaisent ? — Pas qu’un peu ! Ils sont vraiment magnifiques ! Et pourtant j’en ai fait des échoppes et des santoniers. Je n’ai trouvé qu’une petite oie pour me plaire, mais pas ce que je cherchais. Comment voulez-vous que je ne refasse pas ma crèche entièrement devant les vôtres ? Jamais je n’ai vu d’aussi beaux santons, même chez Goufanier. — Peut-être qu’ils n’y ont pas mis assez de cœur. — Sans doute. J’étais partie pour un jeune berger et sa bergère, mais ils vont avoir leur troupeau pour les suivre, je crois. C’est vous l’artiste qui les a fait ? — Je les modèle, et j’en fais peu, avec l’aide de mon épouse... Mais mon apprenti les peints. — Rudement bien. On les dirait vivants. Tenez, j’ai pas mal d’imagination, mais c’est la première fois que des santons me parlent. D’habitude il faut vraiment que je les scrutent pour qu’ils me disent leur histoire, là, elle éclate d’elle-même. » Il rit. « Korin ! » cria-t-il. La porte du fond s’ouvrit, et vînt un... soit un petit jeune homme, soit un grand garçon. Le visage blanc et interrogatif. « La jeune dame est admirative devant tes santons ». Il rougit subitement et baissa la tête, gêné. Je l’assurai que c’était vrai, et lui demanda s’il suivait un modèle ou s’il les peignait d’une inspiration nouvelle à chaque figurine. J’avais remarqué qu’ils étaient tous différents. Il avait une toute petite voix, mais je l’entendais sans avoir à tendre l’oreille. « Je les fais comme ils me le disent. Quand je les ai dans les mains, je vois toute leur histoire. — Tu peux m’aider à les choisir, alors ? Je voudrais un couple de jeunes bergers. Mais il ne faudrait pas que je les maries mal. — Je viens, alors. » Il repassa par la porte et sorti pour se mettre dans l’allée. Il m’arrivait à la taille. Il regarda un moment les bergers, et m’en désigna deux. « Ceux-là. Ils sont amoureux. — Et est-ce qu’ils ont des moutons à eux ? — Ils sont pas bien riches, mais elle a une petite brebis, en plus de l’agneau qu’elle a à ses côtés. Lui, c’est un jeune bélier. Celui-là. Les autres sont pas à eux, mais ils les soignent quand même. — Et bien je vais prendre ceux que tu m’as dit. Tu as vraiment un don, Korin. » Il rougit encore plus et leva le regard vers le santonier. Lui sourit. J’eus un moment d’arrêt. Ses yeux pétillaient comme une eau fraîche, comme un ne-m’oublie-pas tout juste fleuri. Il me regardait dans les yeux, et il éclata de rire, et le petit Korin aussi. Je me joignais à eux.

J’avais compris.

J’étais heureuse. Comme je l’ai rarement été, d’une joie de rivière subitement libérée et bouillant d’envie de courir la plaine. Des gens se retournèrent et la dame à la poule se retourna. Elle paya l’éleveur et s’approcha de nous, intéressée sans doute par les santons, intriguée par notre joie. Qu’elle ne pourrait comprendre. Que je n’osais éparpiller.

Je parti peu après, l’heure de mon train approchant dangereusement, détentrice d’un couple de bergers — et on voyait qu’ils s’aimaient, tous les deux, et qu’elle était prête à danser dans sa robe verte, cheveux aux vent, avec lui dont la chemise bleue faisait ressortir la couleur de ses yeux.

Détentrice, surtout, d’une joie que je savais où retrouver, d’une connivence qui s’était tissée dans un regard et un éclat de rire...

Stéphanie, décembre 2004.[sws_divider_top]



Cette nouvelle a pour point de départ quelques soirées entre amis qui ont donné vie à Alfirin et ses compagnons de voyage... Merci à Hiswelókë pour les noms des étoiles et des constellations que j'ai trouvés dans l'article L'Astronomie chez les Elfes.

Une soirée chez Angus

C’était une douce soirée d’été comme il y en a beaucoup en terre du milieu. L’air était calme et les bruits de la journée se calmaient un à un. Le repas du soir venait de prendre fin et le vieil Angus qui avait présidé la tablée se leva lentement en faisant craquer ses articulations. Les enfants, les jeunes gens et même, à vrai dire, tous les autres, le suivirent des yeux, attendant le signal. Il s’approcha lentement de la fenêtre, contempla quelques instants les collines à l’est qui passaient du rouge flamboyant au violet, au-delà le ciel commençait à se piqueter d’étoiles. Derrière lui les enfants s’excitaient les uns les autres et leurs parents leur demandaient avec maints chuchotements de se tenir tranquilles encore quelques instants. Le vieil Angus sourit, c’était un rituel tant de fois répété au cours des années, attendre le temps qu’il rassembla ses souvenirs, les vrais et les faux. Et quand la foule de sa famille et de ses amis n’y tenant plus commençait à faire de plus en plus de bruit, enfin se retourner et déclarer « C’est une soirée pour raconter des histoires, n’est-ce pas. Sortons tous dans le jardin pour profiter de l’air du soir, et je vous conterais la vie d’Alfirin jeune elfe de la forêt de Mirkwood » . A ces mots, toutes les personnes encore attablées se levèrent et passèrent dans le jardin où des sièges et des coussins furent vite installés. Le vieil Angus s’installa à sa place préférée sous un arbre, si vieux qu’il l’avait toujours connu et qu’il l’avait nommé secrètement et affectueusement Cornoueux. Autour de lui prirent place d’abords les enfants, tout près presque contre ses jambes. Après venaient les jeunes gens, les filles d’un côté et les garçons de l’autres pour pouvoir s’observer sans tourner la tête. Les femmes prirent place autour de la balancelle où quatre d’entre elles, les plus rapides, purent s’asseoir. Les hommes, eux s’installèrent autour de la vieille table en bois leur matériel pour fumer devant eux. Le vieil Angus attendit que le silence se fit autour de lui, il prépara sa pipe l’alluma et après avoir tiré dessus une longue bouffée, sa voix s’éleva haute et claire dans le jardin. « Alfirin en ce temps là vivait dans la forêt de Mirkwood au-delà des montagnes brumeuses. Alfirin était connue de tous les elfes de la forêt de Mirkwood car elle était barde et par elle se transmettait l’histoire et la légende. Sa voix était plus pure que l’eau d’un ruisseaux dévalant la montagne, son visage et son corps étaient la perfection et même parmi les elfes sa beauté était louée. Quand elle commençait un chant le temps s’arrêtait pour celui qui écoutait et il était immédiatement transporté dans le monde qu’elle lui façonnait pour lui. Mais elle était encore jeune et son impétuosité la poussait à faire certaines choses que les elfes, êtres sages et réservés ne font pas naturellement. Elle était à la fois le désespoir et la fierté de son père qui était le plus grand des bardes elfes. Son désespoir car elle n’était pas patiente et de ce fait commettait souvent des impairs et sa fierté car il savait qu’elle était promise à un grand destin. Pendant cent années, Alfirin avait étudié les chants et les contes, les sagas et les légendes. Cent ans à écouter son père. Cent ans à lire et relire les mêmes passages. Cent ans à apprendre les lignées des elfes, des hommes et des nains, et tout le monde sait comme les liens familiaux des nains sont compliqués. Cent ans à cataloguer les objets puissants qui étaient éparpillés sur la terre du milieu. Mais Alfirin n’avait pas perdu sa jeunesse ni la fougue de celle-ci, car cent ans peut paraître beaucoup pour certains mais pas pour les elfes pour qui ce n’est qu’un court instant. Quand Alfirin n’étudiait pas elle marchait dans la forêt, et les autres elfes la suivait des yeux, c’était pour eux une telle joie de l’apercevoir entre les arbres que certains même la guettaient, attitude pour le moins singulière pour un elfe. Mais Alfirin, elle ne les voyait pas. Ses pensées la portaient vers d’autres arbres, d’autres forêts, mais aussi des routes qui la menaient de ville en ville. Alfirin rêvait de voir toutes les merveilles qu’elles rencontraient dans les chants. La douce forêt de Lothlorien, la maison d’Elrond à Rivendelle, les grandes salles de la Moria et tant choses et de gens qui dans son esprit peuplaient ses endroits magnifiques. » Le vieil Angus s’interrompit, posa sa pipe. Quelques enfants s’étaient endormis et un, même, le petit Pierre avait posé sa tête sur le pied droit de Angus. Il l’attrapa doucement et le prit dans ses bras et déclara « Allons, c’est tout pour ce soir, il est tard et l’été ne fait que commencé. Nous aurons d’autres belles soirées pour continuer l’histoire de la vie d’Alfirin. »[sws_divider_bar1 barsize="500"] [/sws_divider_bar1]

Le départ de Canthalion

Le lendemain la famille et tous les amis d’Angus furent là très tôt dans la soirée. Il y avait même des nouveaux qui n’avaient pas pu être présent la veille, Luca le propre fils de Angus leur avait fait un résumé de l’histoire à l’hombre du pommier où ils étaient encore quand Angus sortit de la maison. Il s’arrêta sur le palier huma l’air du soir et vint s’asseoir dans son fauteuil au pied de Cornoueux. La foule s’installa autour de lui, et l’histoire put continuer. « Où en étais-je ? Ah, oui. Alfirin rêvait d’aventures à travers le monde mais son père Amloth ne voyait pas les choses de cette façon. Pour lui elle était encore une enfant, son enfant et sa place était près de lui à continuer l’histoire des elfes de la forêt de Mirkwood. Tous les pères veulent garder leur enfant avec eux et le lien qui s’était tissé entre Alfirin et le sien avait été renforcé par les heures qu’ils passaient à étudier ensemble. Mais Amloth avait déjà vécu longtemps et intensément avant de devenir un barde renommé, il avait lui même fait une partie de l’Histoire, mais ceci sera peut-être le sujet d’une autre soirée. Son sang coulait dans les veines d’Alfirin, et elle, qui admirait son père plus que tout elfe au monde, brûlait de partir vivre sa propre histoire et ajouter un chapitre à celle des elfes de la terre du milieu. Ne trouvant aucune réponse auprès de son père, Alfirin se tourna vers sa mère qui était une elfe douce et sage. Quand elle regardait Alfirin, elle revoyait toutes les qualités qui lui avait fait choisir Amloth comme compagnon. Et quand Alfirin lui confia son désir de partir à travers le monde, elle se réjouit de savoir que la vaillance et la curiosité de son père coulaient dans ses veines. Elle lui dit ces mots « Alfirin, je voudrais comme ton père te garder toute ma vie près de moi mais si tu dois partir, tu partiras et je ne te retiendrais pas. Le monde t’attend. Quand tu es née, j’ai choisi ton nom d’après un poème qui me faisait rêver depuis mon enfance : D’argent coulent les rivières de Celos et Erui dans les champs verts de Lebennin ! Haute y pousse l’herbe. Au vent de la mer se balancent les blancs lis ; Et du mallos et de l’alfirin sont secouées les clochettes d’or. Dans les champs de Lebennin, au vent de la mer. Je n’ai jamais vu les rivières Celos et Erui mais toi, tu es faite pour fouler l’herbe verte de Lebennin, là bas dans le sud. Quand viendra le jour où tu devra partir, je parlerai à ton père et nous ne te retiendrons pas. » Alfirin fut rassurée par les paroles de sa mère et c’est le cœur léger qu’elle repartit vers ses études, sachant que l’heure de son départ ne serait plus retardée.

Vint un jour où de graves nouvelles parvinrent aux oreilles (qu’ils avaient fort longues) des seigneurs elfes de Mirkwood. Les humains qui habitaient cette même forêt étaient touchés par une maladie effrayante qui les décimaient. Beaucoup des elfes ne s’intéressèrent pas à ces bruits, car pour eux la clef de la tranquillité était de ne pas se mélanger avec les autres races. Mais bientôt les nouvelles devinrent de plus en plus alarmantes, la maladie prenait de l’ampleur et une rumeur couru comme quoi quelques elfes étaient tombés malades eux aussi. Les incrédules dirent que c’était loin en bordure de forêt, que c’était sûrement même pas des elfes car ceux-ci étaient trop résistants pour attraper une maladie humaine. Mais certains sages ne voyaient pas les choses de la même manière, certes les rumeurs sur cette maladie étaient faibles mais si elles s’avéraient, les choses risquaient d’empirer très vite. De plus, rajouta un très ancien, les hommes et les elfes s’étaient souvent entraidés par le passé et cette fois-ci les elfes ne devaient pas faillir. Le conseil des anciens se réunit et il fut décider, après moult débats, d’envoyer un jeune chasseur qui avait fait ces preuves de nombreuses fois. Il se nommait Canthalion et il était renommé sur des lieues à la ronde pour son habileté à l’arc, de plus il ne manquait ni de courage ni d’astuce. Canthalion brûlait d’envie de prouver à ses pairs qu’ils ne s’étaient pas trompés en le choisissant. Ses affaires furent vite prêtes car il avait besoin de peu pour vivre, le seul objet dont il ne se séparait jamais était son arc, et il partit vers la ville humaine la plus proche.

Je vois dans vos yeux que vous vous demandez ce que cette maladie et ce jeune héros peuvent bien avoir comme rapport avec Alfirin, la barde de Mirkwood. Attendez la suite de l’histoire et vous verrez que les liens entre ces deux affaires s’entremêlent étroitement. »[sws_divider_bar1 barsize="500"] [/sws_divider_bar1]

La clairière aux chênes

« Canthalion était déjà parti de la forêt depuis plusieurs jours quand Alfirin l’apprit. C’était la première fois depuis de nombreuses décennies qu’un elfe était envoyé en mission hors de la forêt. Bien sûr le choix de Canthalion était judicieux et Alfirin savait qu’aucun sage n’aurait envoyé à sa place une jeune barde sur les chemins de la forêt de Mirkwood. Et encore moins, la fille d’Amloth qui serait sûrement si elle suivait les pas de son père une grande historienne d’ici à peine quelques siècles. Alfirin ne connaissait pas Canthalion, car la partie de Mirkwood habitée par les elfes était vaste, et leurs deux familles étaient éloignées. Depuis son départ la renommée de Canthalion avait encore augmenté et partout où elle allait Alfirin entendait parler de ses exploits à l’arc. Les gens encensait son courage, il avait, paraît-il, tué à lui tout seul un orc égaré dans le nord de la forêt. Tous ne tarissaient pas d’éloge sur sa facilité à vivre dans les bois les plus hostiles sans autre aide que son astuce. Elle en vint à le détester à force de l’envier. Vous vous rendez bien compte que Alfirin n’était pas vraiment dans le bon état d’esprit pour entendre des louanges à propos de sa beauté et de sa voix. Malheureusement, ce fut justement en ces jours là que le conseil décida que pour distraire leurs pairs des mauvaises nouvelles de la maladie il fallait organiser des festivités. La fête chez les elfes est très particulière, ils se retrouvent tous dans une clairière de la forêt où ils chantent et dansent ensemble vêtus de leurs plus beaux atours. Bon, soit, vous allez me dire « Angus cela ressemble à n’importe quelle kermesse humaine ». Détrompez-vous, les différences sont énormes, les fêtes elfes sont réservées aux seuls invités, si toi Rémi (qui hausse les épaules sans arrêt, oui, je t’ai vu) tu cherches à t’inviter à une fête elfe, tu peux toujours courir la forêt toute la nuit. Tu vas entendre quelques notes de musique et même quelques mots mais jamais tu ne trouveras la clairière où se retrouvent les elfes. Tu suivras les notes qui venaient du sud et elles disparaîtront, puis tu les entendras au nord et quand tu te mettras en route elles s’arrêteront de nouveau. Et ainsi de suite jusqu’à ce que tu t’endormes au pied d’un arbre et que seule l’aube te réveille, et la fête elfe sera fini depuis longtemps. Donc une fête elfe fut préparée, c’était les elfes de la clairière aux chênes qui l’organisaient, justement ceux qui avaient eu l’honneur d’envoyer un des leurs « sauver le monde », le fameux Canthalion. Bien que vivant loin de cette partie de la forêt Alfirin et son père Amloth furent conviés ainsi que beaucoup d’autres de leur famille à se joindre aux réjouissances. Le départ se fit un matin lumineux. Imaginez ! les arbres immenses étendaient leurs branches au dessus du chemin, des colonnes obliques de lumières pures apparaissaient et disparaissaient au gré du mouvement des feuilles. Sentez ! les mille parfums des fleurs et des herbes, la terre sur le chemin, humide et fraîche. Les elfes marchaient le cœur joyeux, l’esprit tendu vers leurs frères qui les attendaient à la clairière aux chênes. Une seule n’avait pas le cœur à la fête, elle pensait comme à son habitude au vaste monde et à ce chemin qui pourrait l’y mener. Quand ils arrivèrent c’était déjà le soir, et les préparatifs étaient bien avancés. Tous les elfes se mêlèrent très vite et la fête devint rapidement une des plus réussies de la saison. Amloth et Alfirin étaient écoutés avec respect car leur renommée était grande. Les chants à deux voix étaient leur spécialité, et nombreux furent ceux, ce soir-là, qui rirent ou pleurèrent en entendant les grandes sagas elfiques. L’autre grande attraction de la soirée était les improvisations faites sur le thème de « Canthalion, le jeune héros ». Chaque fois qu’Alfirin ou son père finissait un chant classique, un ami de Canthalion reprenait de plus belle une des ces improvisations. Vous voyez bien que la soirée ne se déroulait pas idéalement pour Alfirin. Mais le pire était à venir et il ne tarda pas. La soirée touchait à sa fin et l’ancien des elfes de la clairière aux chênes en était à remercier tous les participants. Quand il en vint à ceux de la famille d’Alfirin, ce qu’il dit ressemblait un peu à ça : « Et maintenant, je voudrais féliciter ceux de la colline aux herbes et particulièrement leur jeunesse. En effet, la clairière aux chênes a peut-être engendré l’elfe qui sauvera la forêt de Mirkwood de la maladie, mais la colline aux herbes, elle a donné naissance à la plus belle des bardes qui nous a enchantés de sa voix claire et douce toute cette nuit. Et c’est avec émotion que …. » Alfirin n’entendit jamais la fin de cette phrase. C’était celle de trop, elle rassembla ses affaires et s’éloigna de la clairière à travers les grands chênes. Quand son père se retourna à la fin de l’éloge de l’ancien, il trouva la place d’Alfirin vide. Il la chercha du regard dans la foule et ne la trouvant pas il porta son regard au delà du cercle des elfes. Enfin il la vit, déjà loin, marchant à grands pas. Ne comprenant pas ce qui lui arrivait, ou voulant se le cacher encore quelques instants, il courut après elle. « Alfirin attend, où vas-tu ? » lui cria-t-il à travers les branches. Alfirin se retourna quand il arrivait tout près d’elle. Elle pleurait, car elle quittait son père et son enfance. Elle dit seulement ces mots « Il est temps ». Les yeux et l’esprit d’Amloth s’ouvrirent à ce moment là, et il sut que le moment qu’il redoutait le plus était arrivé, le départ de son enfant. Il se maudit de s’être caché cette évidence pendant si longtemps, elle partait sans y être préparée. Il avait encore tant de choses à lui apprendre. Mais c’était trop tard, Alfirin avait disparu derrière les grands arbres. Voilà, Alfirin est partie vers son destin, mais de grands dangers la guettent avant même d’arriver dans une ville humaine, la forêt de Mirkwood n’est pas un endroit sûr en dehors des territoires elfes. Mais heureusement pour la jeune barde un autre voyageur est en route vers la même destination et par le même chemin, et leur rencontre évitera beaucoup de problème à Alfirin. »[sws_divider_bar1 barsize="500"] [/sws_divider_bar1]

Galadhil

Angus avait réfléchi toute la journée à comment continuer son récit sans lasser son auditoire, et quand le soir tomba amenant son lot de voisins et d’amis, ses idées étaient ordonnées et il put commencer sans attendre à narrer les débuts de Galadhil dans le chant d’Alfirin. « Ce troisième voyageur, oui troisième car il ne faut pas oublier Canthalion qui était parti quelques jours plus tôt, se nommait Galadhil. Ce n’était pas un elfe comme les deux précédents, bien qu’il en soit plus proche qu’il ne le pensait. C’était un homme, un grand homme habitué à vivre seul par les chemins et les routes de la terre du milieu. Son foyer était non loin à l’est de la forêt de Mirkwood. Mais sa famille, depuis longtemps exilée à l’ombre du mont solitaire par une triste histoire que je vous raconterais peut-être plus tard, était originaire d’une contrée bien plus éloignée. Galadhil n’avait comme souvenir de ce pays, que ceux échappés des contes que sa mère lui racontait quand il était enfant. Cette nuit-là, la nuit de la fête des elfes de la clairière aux chênes, Galadhil avait établit son campement légèrement plus au sud, à l’abri d’un chemin creux. Peu après le lever de la lune, il avait entendu les chants des elfes mais il n’avait pas essayé de les trouver car son expérience lui disait que cela ne le mènerait qu’à une mauvaise nuit sans sommeil. Galadhil ménageait sa santé car c’était sa seule richesse, une mauvaise nuit engendrait une mauvaise journée qui pouvait elle-même mener à de mauvaises rencontres. Et cela Galadhil essayait de l’éviter par tous les moyens. Son avancée à travers la forêt de Mirkwood avait été laborieuse, évitant les grands chemins il avait voyagé sous les arbres suivants des sentes tracés par les animaux, s’arrêtant souvent pour vérifier les traces laissées soit dans la boue au bord du chemin, soit sur le tronc d’un arbre. Ces nuits n’avaient pas été plus paisibles, il dormait entouré de nombreux pièges mais quand même l’oreille aux aguets et l’arme à porté de main. Son voyage de retour vers son foyer durait depuis plusieurs semaines et il lui tardait de sortir de cette maudite forêt pour enfin relâcher un tant soit peu son attention. Il n’était donc pas du tout disposé à courir après les elfes qui chantaient au loin. Et c’est en les maudissant (mais pas trop fort, on ne sait jamais avec les elfes) qu’il se retourna sur sa couche et essaya de trouver le sommeil. Les premières lueurs de l’aube le réveillèrent. La forêt était tranquille, plus aucune voix elfe ne venait troubler la quiétude de l’endroit. Galadhil reprit vite son chemin, et il ne tarda pas à croiser une piste bien étrange. Elle était légère et disparaissait même par endroit, mais Galadhil n’avait aucun mal à la suivre. Ce n’était pas un animal qui avait laissé ces traces, encore moins un de ces monstres qui vivent au cœur de la forêt de Mirkwood. Un humain aurait laissé beaucoup plus de preuves de son passage, à moins que ce soit un homme entraîné comme lui à n’en laisser aucune. Galadhil était piqué de curiosité, la piste était fraîche et partait vers l’est, direction qu’il suivait depuis plusieurs jours. Sa décision fut vite prise il allait rejoindre cet inconnu qui marchait silencieusement dans la forêt. Peut-être pourrait-il être un agréable compagnon de voyage. Cependant Galadhil restait prudent, il partit au petit trot le long de la sente, sa grande silhouette courbée sous les branches basses. La sente montait le flanc d’une colline boisée, et quand Galadhil eu dépassé le sommet il distingua le bruit d’un torrent un peu plus bas. La piste parlait à Galadhil et il savait qu’il était maintenant très proche de l’inconnu. Il descendit prudemment la colline, observant le ruisseau qu’il entrapercevait au milieu des arbres. Puis, alors qu’il n’était plus qu’à quelques mètres de la berge, il aperçut son inconnu. Une elfe, c’était une elfe, pale dans la lumière, sans age. Elle était assise tranquillement sur un rocher au milieu du ruisseau, insouciante du reste de la forêt. Galadhil comprit pourquoi la piste était si ténue, les elfes savent naturellement marcher sans laisser de trace, c’est un de leurs talents innés. Mais cette elfe n’avait pas du développer ce don ou alors elle n’était pas très douée. C’était la première fois que Galadhil pistait un elfe, tous ses maîtres lui avaient enseigné que c’était impossible. Sa fierté était grande et il en oublia presque de rester caché. Il ne savait d’ailleurs pas trop quelle attitude adopter quand l’elfe se mit à chanter. Sa voix était plus douce que le vent dans les feuilles, mais Galadhil l’entendait comme si elle ne chantait que pour lui près de son oreille. Son chant mélancolique était dans une langue qui lui était inconnue, mais il le transportait dans des pays magnifiques et oubliés après lesquels pleurent les elfes. »[sws_divider_bar1 barsize="500"] [/sws_divider_bar1]

Rencontre en forêt

« Alfirin termina son chant, car vous avez bien compris que c’était elle, assise au milieu des ondes. En relevant la tête elle découvrit sous les branches d’un châtaigner proche du ruisseau une grande silhouette sombre qui l’observait. Alfirin ne connaissait pas la peur, car elle n’avait jamais eu a subir aucune attaque. Elle se leva lentement, s’approcha du châtaigner et s’adressa à Galadhil, qui n’avait pas bougé pris dans les filets du chant d’Alfirin, en ces termes : « Bonjour, étranger, qui es-tu pour me regarder et m’écouter sans te présenter à moi au préalable ? » A ces mots Galadhil sortit de sa torpeur et commença à bégayer une vague explication, honteux comme s’il était un jeune enfant qu’on réprimandait. Alors qu’il était encore en train de s’emmêler dans ses explications, il entendit le rire clair d’Alfirin « Ce n’est pas grave si tu ne te rappelles pas ton nom, dis-moi seulement ce que tu es. Je ne crois pas avoir déjà vu de gens comme toi. Tu es un humain indéniablement mais tu es différent de ceux qui vivent dans la forêt. » Galadhil commençait à reprendre ses esprit et l’étrangeté de la situation lui apparut soudain, il parlait avec l’elfe qu’il avait pisté toute la matinée (chose impossible d’après ses maîtres, je le rappelle). Gonflé de fierté, il fit une présentation de lui même un peu pompeuse mais qui plut beaucoup à Alfirin qui comme tous les elfes aimait bien tout ce qui avait un côté un peu officiel. « Je suis Galadhil, de la province perdue de Rhudaur, exilé dans l’est, premier pisteur de la compagnie grise, pour vous servir ma dame ». Alfirin était ravie, elle qui voulait changer de vie, voir de nouveaux mondes et de nouvelles personnes, les choses commençaient fort. Sa première rencontre était avec un humain et pas des moindres, vous vous rendez-compte un membre de « la compagnie grise », Alfirin n’avait aucune idée de ce que cela pouvait être mais elle imaginait que Galadhil faisait parti d’un conseil de sage comme il y en avait chez les elfes. Elle ne connaissait pas plus la province de Rhudaur et ne savait vraiment pas pourquoi elle était perdue. Mais peu importait c’était ça première rencontre d’aventure, et cet humain lui convenait très bien, ça serait son humain. « Galadhil, accompagnes-moi jusqu’à la fin de cette forêt, j’aimerais voir ce qu’il y a après les arbres. » lui dit-elle en se levant et en sautant légèrement sur la berge. Galadhil fut d’abord surpris puis amusé par le ton employé par l’elfe. « Ma dame, je veux bien faire la route avec toi mais auras-tu la grâce de me dire ton nom ? » « Mon nom ? Mais je suis Alfirin, barde de la colline aux herbes, n’as-tu jamais entendu parler de moi ? ». Et comme Galadhil gardait un silence prudent, elle repartit d’un pas léger sur le chemin. Galadhil la rattrapa vite, il ne voulait pas se départir des précautions qu’il prenaient depuis le début de ce voyage en forêt et lui demanda de bien vouloir lui laisser ouvrir la route. Alfirin qui ne connaissait ni le danger ni la peur, je vous le rappelle, le laissa quand même passer de bon gré, car elle ne savait pas quelle route les mènerait hors de Mirkwood. Il firent vite connaissance, et la conversation qu’ils entretenaient rendait leur voyage moins monotone. Le plus souvent c’était Alfirin qui lançait le sujet. » A ce moment là, Angus se leva à la grande surprise de son auditoire, et se mit à jouer un dialogue entre Alfirin et Galadhil. Prenant tour à tour, une voix fluette pour représenter l’elfe et une voix grave et profonde pour Galadhil. « Je vous vois bien attentif, le regard baissé sur le chemin, nous n’avançons pas vite de cette manière. - Il vaut mieux être trop prudent que pas assez. - Oui, bien sûr, mais que craignez-vous ? - Je ne veux croiser aucun animal qui puisse vous blesser. - Je ne crains pas les animaux, ça ne rime à rien d’avoir peur d’une mésange ou d’un écureuil… - Ce ne sont pas les seuls animaux de la forêt, vous avez aussi des loups assoiffés de sang et des araignées. - Des araignées ?? Mais vous n’allez pas me dire que vous avez peur des araignées, un grand garçon comme vous ? - Les araignées dont je vous parle sont plus dangereuses que les faucheux qui dorment sur la poutre d’une chambre. Elle sont bien plus grosses. - Plus grosses, plus grosses, ce ne sont pas des sangliers quand même !!! »

Ce spectacle avait mis tous les enfants en joie. Et quand Angus déclama de sa voix la plus aiguë (au risque d’être aphone le lendemain) la dernière réplique d’Alfirin, son public éclata de rire. Angus se rassit dans son fauteuil et les laissa s’amuser quelques instants. Le silence revint doucement dans l’assemblée et seul quelques hoquets se firent encore entendre, les enfants et les autres étaient de nouveaux attentifs. Angus prit son air le plus sombre et dit : « Ne riez pas tant ! Alfirin non plus n’aurait pas fait cette remarque moqueuse à Galadhil si elle avait su ce qui l’attendait au détour du chemin »[sws_divider_bar1 barsize="500"] [/sws_divider_bar1]

Mauvaise rencontre en forêt

« Galadhil qui marchait toujours devant se redressa et stoppa, un doigt sur les lèvres il fit signe à Alfirin de se taire et de rester derrière lui. Il semblait humer l’air et écouter attentivement. Alfirin qui ne pouvait rien voir cachée derrière le grand dos de Galadhil, décida d’adopter la même attitude. D’abord elle ne vit pas de différence avec l’instant d’avant, puis elle réalisa que la forêt était étrangement silencieuse, on n’entendait plus aucun oiseau comme s’ils avaient déserté cette partie de la forêt. Une odeur horrible s’infiltra dans ses narines, cela n’avait rien à voir avec le doux parfum des feuilles et elle tira le col de sa tunique devant son nez. Galadhil lui fit de nouveau signe de garder le silence et l’invita par geste à le suivre hors du chemin. Ils escaladèrent le terre-plein qui bordait le sentier et se laissèrent glisser lentement de l’autre côté. Ils marchaient précautionneusement, profitant de l’ombre des larges troncs d’arbres pour se cacher. Le silence fit place à un crissement étrange et répétitif, à intervalle irrégulier ils entendaient un bruit ressemblant à un froissement à la fois d’étoffe et de métal. Cela mettait leurs nerfs à rude épreuve mais ils continuèrent néanmoins à avancer. Bientôt, ils aperçurent une petite clairière. Galadhil les fit s’accroupir à l’orée des arbres, l’herbe haute devant eux était aplatie et même arrachée par endroit laissant apparaître de grandes traînées dans la terre grasse. Le bruit, maintenant était plus proche, il provenait sûrement de l’ombre des arbres de l’autre côté de la clairière. Ils virent tous les deux en même temps la masse sombre sur leur droite et Galadhil fit signe à Alfirin de le suivre. Ils approchèrent doucement et découvrirent un cadavre de la taille d’un veau, l’odeur était insoutenable à cette endroit là. Alfirin contourna le corps essayant de ne plus être sous le vent, elle était incapable de dire de quel animal il s’agissait et un regard vers Galadhil lui confirma que lui non plus. A l’odeur cela devait être là depuis assez longtemps, les deux amis s’approchaient de plus en plus et au moment où ils n’étaient plus qu’à trois mètres un nuage de mouches s’en envola les enveloppant dans un bruit étourdissant. Alfirin se couvrit rapidement de sa cape pour se protéger du contact dégoûtant des centaines de pattes et d’ailes. Quand elle se redressa après le passage de la nuée, ce fut pour découvrir la bête à qui appartenait le cadavre, ou du moins ce qu’il en restait. C’était une araignée énorme (Galadhil n’avait pas exagéré). Son abdomen immonde et gonflé reposait sur le sol, plusieurs de ses pattes avaient été sectionnées et gisaient non loin de là, les autres étaient repliées sous le corps comme dans un ultime geste de défense. Galadhil s’était détourné du spectacle morbide, le bruit répétitif qui venait de sous les arbres avait recommencé. « Il y en a une autre, sûrement blessée. » Il empoigna l’épée qu’il portait à la ceinture et invita Alfirin à le suivre. « Viens, il est temps que tu affrontes les dangers de Mirkwood, une araignée blessée est un bon début, j’espère que tu sais te servir de l’arc que tu portes. » Alfirin savait s’en servir mais en fait ne l’avait jamais utilisé pour autre chose que la chasse. Mais, se dit-elle, une araignée blessée devait être plus facile à tuer qu’un lièvre en pleine course. Plutôt que traverser la clairière, ils en firent le tour et arrivèrent près de l’endroit où ils pensaient trouver l’autre monstre. L’ombre sous les arbres était profonde après la lumière de la clairière. Mais indéniablement le bruit venait de cet endroit là. Après quelques secondes d’adaptation ils aperçurent la deuxième araignée à dix mètres d’eux. Elle était tapie entre deux arbres, son corps se soulevait au rythme de sa respiration difficile. Il lui manquait aussi plusieurs pattes, mais une qui restait encore attachée au reste de la bête remuait d’un mouvement désordonné et, en frottant contre un tronc d’arbre proche, créait le bruit immonde. L’araignée les avait vu arriver et ses centaines d’yeux noirs et malsains les fixaient étrangement. « Il est temps que tu lui tire une flèche entre les deux (centaines d’) yeux, Alfirin. - Ah, non, non, non. Il n’est pas question que je fasse ça, c’est dégoûtant, elle est à terre. - Justement, il faut l’achever. Veux –tu que j’ailles la titiller avec mon épée pour qu’elle est l’air plus vivante ? - Mais tu es horrible, je ne peux pas tuer cette pauvre bête. - Pauvre bête !! Mais sais-tu ce que cette pauvre bête te ferait si elle avait encore la force de se lever. Elle t’attraperait avec ses pattes, t’inoculerait son poison avec son dard, puis elle t’envelopperait soigneusement dans un cocon pour te garder à manger pour plus tard. Et toi tu serais impuissante à faire quoique ce soit. A moins qu’elle ait seulement envie de jouer et qu’elle t’arrache les membres un à un. » Alfirin regardait Galadhil avec dégoût, mais ne se décidait pas moins à tirer sur l’araignée. Galadhil prit doucement l’arc et une flèche dans son carquois et lui tendit. Alfirin les prit en tremblant,ses mains étaient sans force et Galadhil dut l’aider à encocher la flèche et bander l’arc. « Allez, Alfirin, après ça ira mieux, le prochain monstre que tu rencontreras ne sera plus qu’une formalité ». Alfirin lâcha la corde et comme dans un cauchemar vit la flèche partir et se ficher dans la tête de l’araignée avec une netteté incroyable. Galadhil s’approcha de la bête et après avoir constaté qu’elle était bien morte, donna le signal du départ à Alfirin. « En route tueuse d’araignée ! » Angus se leva, lentement, la soirée avait été longue. « Allez, les amis, laissons Alfirin se reposer après toutes ces émotions. On verra demain si la vie sur les routes de la terre du milieu la tente toujours autant. »[sws_divider_bar1 barsize="500"] [/sws_divider_bar1]

Dernière étape en forêt ?

« Les jours étaient passés depuis la rencontre avec l’araignée et Alfirin avait fini par accepter le fait qu’il fallait des fois tuer pour survivre. Galadhil tous les jours lui avait répété, et encore répété les dangers de la forêt, ainsi que la nécessité de savoir se défendre. Il n’acceptait pas la présence d’Alfirin par pure générosité, cela faisait de nombreux mois qu’il voyageait seul et la compagnie de l’elfe le changeait agréablement. De plus dans la forêt de Mirkwood, la main sûre d’un archer à ses côtés pouvait être d’une aide non négligeable. C’est pour ça qu’il décida de faire l’éducation d’Alfirin. Après l’affaire de l’araignée, celle-ci s’était un peu affermie, mais cela ne suffisait pas à Galadhil, il lui offrit une courte épée qui n’avait pas grande valeur mais qui ferait la différence lors de combats rapprochés. Certains diront qu’il était présomptueux de vouloir éduquer une elfe qui avait vécu à peu près quatre fois plus longtemps que lui, mais Galadhil avait été longtemps seul et c’est avec enthousiasme que chaque soir, il l’entraînait à frapper de taille, pointer d’estoc et parer. Tout cela n’était pas vraiment du goût d’Alfirin qui languissait de passer ses soirées à manier les strophes et les vers plutôt que cette lourde épée inélégante. Mais elle se prêtait à cet apprentissage car elle savait que Galadhil avait besoin de ces exercices autant qu’elle quoique pour des raisons différentes. Un jour Galadhil annonça que la fin de la forêt était proche, il pouvait sentir porté par la brise du soir, l’odeur des foins dans les champs cultivés. Il décidèrent de passer leur dernière nuit en forêt avant de la laisser définitivement. Alfirin annonça à Galadhil qu’elle désirait se promener seule dans la forêt pour les derniers moments passés en compagnie des arbres. Malheureusement pour la paix de son esprit, elle ne profita pas longtemps de la douceur de la soirée. Elle avait à peine fait quelques dizaines de mètres sous les arbres qu’elle entendit des voix s’élever d’un peu plus loin. Elle se cacha dans l’ombre d’un arbre et attendit de voir qui approchait sur le chemin. Très vite elle vit arriver deux étranges personnages qui discutaillaient avec force. Il étaient tous les deux de petite tailles, mais ils ne ressemblaient pas à des enfants, loin de là. Leurs torses étaient larges, leurs bras et leurs jambes étaient puissants, et sous leurs sourcils et leurs barbes fournies leurs visages étaient burinés. Alfirin reconnu des nains des monts de fer, car son père lui avait enseigné leur histoire. Ces deux là, étaient habillés pour le voyage et sous leurs lourdes vestes de cuir ont pouvait voir briller le métal des armes. La conversation qu’ils avaient était très animée. Alfirin l’entendit mais ne compris pas toute sa signification. « Je te dis qu’il nous suit toujours. - Bien sûr, Bali, qu’il nous suit, il va au même endroit que nous ! - Moi, je ferais bien demi-tour, pour lui apprendre la politesse. - Avec ta hache ? - Pourquoi nous suit-il ? Il pourrait se joindre à nous, on n’est pas des sauvages quand même. - Je pense qu’il vaut mieux qu’il reste où il est, je n’ai pas confiance en ces gens là. - Enfin, Dwalin, faisons demi-tour et allons lui parler. » En disant cela, Bali le plus grand des deux avait empoigné sa hache. Le deuxième ne semblait pas convaincu du bien fondé de cette proposition et se grattait la barbe en regardant alternativement vers son compagnon et vers le chemin d’où ils venaient. « Je ne suis pas sûr qu’on puisse le retrouver dans cette forêt, il est chez lui. - Essayons, quand même, Dwalin quand arrêteras-tu de réfléchir pendant des heures avant de te décider à agir ? - Quand tu arrêteras de foncer tête baissée dans n’importe qu’elle histoire trouble. » A ce moment là les deux nains, se retournèrent vers une lueur qui venait d’apparaître derrière les arbres. Ils se regardèrent et sans un mot, s’élancèrent vers l’endroit illuminé. Alfirin bien plus silencieuse qu’eux, leur emboîta le pas. Elle ne remarqua pas l’ombre qui, sans un bruit, se laissa tomber d’un arbre derrière elle. Les nains s’arrêtèrent au bord de la lumière. Dwalin chuchota : « Ce n’est pas celui que nous cherchons ! » Bali chuchota de même : « Qui est assez confiant ou fou pour faire un tel feu dans la forêt de Mirkwood ? » Alfirin un peu plus loin savait bien qui était sûr de lui au point de ne plus se cacher, en suivant les nains elle était revenu au camp qu’elle avait monté avec Galadhil. Elle était en train de réfléchir à comment le prévenir discrètement, quand l’improbable se produisit. Le premier nain se leva dans un cri : « Mais c’est Galadhil, notre ami Galadhil ! » Galadhil se retourna la main sur son épée pour voir sortir de l’obscurité de la forêt deux nains hilares qui couraient vers lui. « Bali, Dwalin, mes vieux amis que faites vous ici ? » Alfirin n’eut pas le temps de s’étonner de ces retrouvailles. Une main vint se plaquer sur sa bouche et un bras la ceintura alors qu’elle entendait une voix chuchoter à son oreille. « Toi, aussi que fais-tu ici ? »[sws_divider_bar1 barsize="500"] [/sws_divider_bar1]

La flèche

Angus avait laissé passer quelques jours avant de reprendre l’histoire d’Alfirin. Une urgence l’avait appelé auprès d’un vieil ami, en fait une simple affaire de plants de tomates, mais Angus s’était bien abstenu de le dire à sa famille. Tous attendaient avec impatience la suite de l’histoire : qu’allait-il arriver à Alfirin ? Le soir du retour d’Angus, il y avait donc foule chez lui pour entendre ce qu’allait répondre Alfirin, et d’ailleurs si elle allait pouvoir répondre. « Installez-vous confortablement tous. Bon, où en étais-je ? Ah, oui. Une voix chuchotait à l’oreille d’Alfirin : Toi, aussi que fais tu ici ? Alfirin était en bien mauvaise posture, et elle ne voyait pas trop ce qu’elle pouvait répondre bâillonnée et immobilisée comme elle l’était. Elle essaya de se dégager en se tortillant dans tous les sens et en donnant des coups de pieds, mais les prises sur sa taille et sa bouche ne lâchaient pas. Elle se sentit soulever du sol, et son adversaire la lança avec force. Alfirin s’étala de tout son long au pied d’un chêne, elle essaya de se retourner le plus vite possible pour enfin voir son adversaire. Mais la manœuvre ne l’amena qu’à se retrouvée assise contre les racines de l’arbre avec une flèche pointée exactement entre ses deux yeux. Elle en eu le souffle coupé, la flèche ne bougeait absolument pas, Alfirin était si obsédée par la pointe à cinq centimètres de son front qu’elle ne voyait rien d’autre. Le monde se résumait à la pointe de cette flèche. « Je répète ma question, que fais tu ici ? » La flèche ne déviait toujours pas de sa trajectoire mortelle, mais Alfirin put enfin distinguer derrière, la silhouette de l’archer. C’était un elfe, Alfirin ne pouvait pas se tromper même troublée comme elle l’était. Comment avait-il fait pour se mettre en position de tir aussi rapidement ? Alfirin n’avait pas la réponse. Elle cherchait dans sa mémoire s’il existait dans la région des elfes exilés pour une quelconque raison, mais rien ne lui revenait. Puis elle vit un détail sur l’habit de l’archer, une broche représentant trois chênes en cercle : c’était le signe de ceux de la clairière au chênes. Elle regarda mieux l’elfe, mais son visage ne lui disait rien, elle était loin de connaître tous les elfes du nord de Mirkwood. « Je suis Alfirin, Barde de… - Je sais qui tu es, je t’ai demandé ce que tu faisais ici. - Comment ça tu sais… - Vas tu me répondre oui ou non ? La voix était sèche et Alfirin se dit que l’archer n’allait peut être pas garder son calme encore longtemps, elle se décida donc sagement à répondre à sa question (qu’il n’avait posé que trois fois) : « je voyage avec cet humain, Galadhil » dit-elle en désignant le groupe dans la clairière. « Tu connais les deux nains ? - Non, ils viennent d’arriver. Tu ne peux pas laisser tomber ton arc, ça m’empêche de me concentrer. » L’elfe baissa son arme mais laissa la flèche encochée. Alfirin regardait alternativement son visage et sa broche. Une idée faisait son chemin dans son esprit apeuré, la clairière aux chênes, un elfe seul, manifestement un chasseur… « Je sais !! Tu es Canthalion… - Arrête de faire autant de bruit, tu vas alerter tout le voisinage » En disant cela son regard s’était porter vers la clairière pour vérifier ce qu’il s’y passait. Mais elle était maintenant vide, il n’eut pas le temps de se retourner qu’il se retrouva face à deux nains et un humain apparemment fort mécontents. Un des nains s’adressa à lui « Alors on s’amuse à terrorisé la petite dame, je vais te faire manger ton arc… » Le deuxième tout en essayant de retenir son ami, ajouta « Non, laisses le moi…. » Galadhil, après un regard inquiet vers Alfirin, s’avançait vers l’elfe « si tu lui as fait mal, tu regretteras de m’avoir croisé… » Les choses allaient trop vite, Alfirin voulut calmer le jeu et en se levant vint se placer entre l’humain et les deux nains d’un côté et l’elfe de l’autre. « Je crois que tout ça est un malentendu. Je le connaît il vient de la même région que moi. Il ne voulait pas me faire de mal » Alfirin avait de sérieux doutes sur la véracité de ce qu’elle venait de dire, mais il n’était pas question qu’elle laisse Canthalion se faire molesté par des non-elfes. Elle s’expliquerait avec lui plus tard. Galadhil accepta à contre cœur les dires d’Alfirin, mais les deux nains furent plus difficiles à convaincre. Il finir par accepter un statu quo par amitié pour Galadhil. Celui-ci avait bien sentit qu’Alfirin n’avait pas tout dit mais il invita quand même Canthalion à se joindre à eux. Toute la troupe repartit vers la clairière et au moment où Alfirin passait devant Canthalion, il lui lanca dans un souffle « Qu’avais-tu besoin de me défendre, je me débrouille très bien tout seul ». Ce à quoi elle répondit aussi discrètement « Tu ne serais pas allé très loin avec une lame enfoncée entre les côtes ». [sws_divider_bar1 barsize="500"] [/sws_divider_bar1]

Evocation

Quand il furent tous réunis autour du feu dans la clairière, le temps des explications était venu. Seuls Alfirin et Galadhil étaient assis près des braises, les deux nains faisaient les cent pas derrière l’humain et Canthalion restait immobile debout derrière l’elfe. Les trois se lançaient des regards assassins par dessus les flammes. L’atmosphère était chargée d’électricité, et Galadhil qui essayait d’être l’arbitre de cet affrontement avait toutes les peines du monde à démêler le vrai du faux et la bonne foi de la mauvaise. Il finit par ressortir après plusieurs heures de discussion que les deux nains et l’elfe tendaient vers le même but. Bali et Dwalin avaient été envoyés sur la route par leur roi car plusieurs de leurs compatriotes avaient été touchés par une redoutable maladie. Les nains étaient horrifiés et totalement impuissants devant ce nouveau fléau car leur résistance était grande et jamais ils n’avaient été confrontés à ce genre de problème. L’elfe qui était parti de chez lui pour des raisons similaires les avait rencontrés dans la première ville qu’il avait trouvé sur son chemin hors de la forêt. Là vivaient beaucoup d’humains et l’espoir de trouver un remède était grand mais même le guérisseur du village n’avait eu de solution à leur offrir. Après de nombreuses recherches on leur avait parlé de deux humains qu’ils pourraient trouver dans le village de Manor au cœur de la forêt et qui pourraient peut-être les aider. Cette piste était faite de rumeurs et de on-dit mais si ténue fusse-t-elle, ils avaient quand même décidé de la suivre. Mais à la suite de différends pas très clairs pour Galadhil, l’elfe était parti de son côté et les nains du leur. Il faut dire que mettre d’accord des nains et des elfes n’est pas une chose facile à réaliser, les exemples d’entente parfaite entre des représentants de ces deux races sont rares, voir proches du légendaire. Galadhil qui avait appris à tous les connaître et à les apprécier, pensa naïvement qu’il suffisait qu’il montre à chacun les qualités des autres pour que les difficultés s’aplanissent. L’affaire de la maladie sévissant dans sa ville l’avait alerté, Bali et Dwalin avaient eu le temps de lui donner des nouvelles de sa famille, assez pour le rassurer sur leur sort immédiat mais aussi pour lui donner l’envie de partir au plus vite à la recherche d’un remède. Et dans sa sagesse toute humaine, il pensait que l’union faisait la force et donc qu’ils avaient plus de chance de réussir une fois tous réunis. Ne comprenant toujours pas le différend qui opposait les nains et Canthalion, il se tourna vers Alfirin afin de lui demander si elle avait compris. Mal lui en prit, Alfirin avait semble-t-il très bien compris et s’empressa de lui expliquer la sottise et la maladresse des nains qui s’ expliquait sûrement par le fait qu’ils n’étaient qu’à moitié (et sûrement moins) aussi sages et intelligents que les elfes. Vous comprenez que ce n’était là que le point de vue d’Alfirin (amplement partagé, soit dit en passant, par Canthalion). Dwalin et Bali bouillaient de rage, et croyez-moi la température d’ébullition est très vite atteinte chez un nain. Juste avant l’explosion, Galadhil se leva et dans un geste d’apaisement les invita à se calmer et surtout Alfirin à se taire. « Bon, j’ai bien compris que vous êtes différents, mais acceptez de faire la paix le temps de trouver le remède qui nous sauvera peut-être tous ». Heureusement, ils l’écoutèrent et ne s’entretuèrent pas sur l’instant. Galadhil continua en ces termes « Vous vous connaissez mal, c’est un fait, apprenez les uns des autres afin de finir peut être par vous apprécier. Alfirin vient de nous présenter son point de vue sur la supériorité des elfes, mais vous Bali et Dwalin, n’avez-vous que vos armes pour lui répondre, je suis curieux de connaître le point de vue des nains. » Les deux nains rangèrent leurs armes, se détournèrent du reste du groupe le temps d’un bref conciliabule, et enfin Dwalin prit la parole « Galadhil, mon ami, tu a parlé sagement comme à ton habitude. Pour toi, nous allons faire quelque chose d’exceptionnel. Nous sommes cousins, comme tu le sais, et avons été élevés ensemble dès notre plus jeune âge, depuis nous partageons tout, nous pourrions parler longuement de notre ardeur au combat, de notre art à forger les armes les plus belles et les plus mortelles, de nos villes souterraines aux milles chambres. Mais nous avons un moyen plus efficace de vous montrer cela, ce que nous allons faire maintenant vient du plus profond de notre mémoire quand nous n’étions que des gamins avec à peine de poil au menton. » Les deux nains se mirent épaule contre épaule, debout face au groupe, bien campés sur leurs jambes. Ils commencèrent doucement à taper avec leurs bagues et leurs bracelets sur leurs cuirasses. Leurs pieds frappaient le sol, et tout d’un coup de la gorge de Bali sortirent des sons gutturaux qu’il répéta plusieurs fois, Dwalin lui répondait plus doucement comme dans le lointain, et toujours leurs pieds tapaient et leurs mains frappaient leurs armures. Le rythme s’accélérait par instant, ralentissait à d’autres, les voix des deux nains s’accordaient remarquablement et s’enlaçaient dans un écho étonnant. Les deux nains chantaient, Galadhil n’avait jamais entendu rien de pareil, il ne savait même pas que ses amis pouvaient faire une telle chose. Les deux elfes eux étaient pétrifiés, les yeux fermés comme hypnotisés, ils étaient pris dans le filet du chant nain. Il voyaient derrière leurs paupières closes de longues files de nains marchant sous terres leurs voix se répercutant sur le rocher sombre, ils étaient assourdis par le bruit métallique des forges, les éclairs du marteau tombant sur l’enclume les aveuglaient. Galadhil moins sensible à l’évocation du peuple nain n’en n’était pas moins impressionné et ému par ce que leur dévoilaient Bali et Dwalin. Tout à coup, les deux nains s’arrêtèrent, abruptement et restèrent droits et sombres face à l’humain et aux elfes. Un silence de plomb s’était abattu sur la clairière et la forêt entière semblait retenir son souffle. Galadhil souriait béatement, regardant tour à tour les nains et les elfes. Alfirin et Canthalion clignaient des yeux comme s’ils se réveillaient d’un long rêve. Alfirin s’approcha des deux nains et les deux mains croisées sur son cœur, elle leur dit « Merci, mes amis, merci d’avoir ouvert mon esprit aux beautés du monde nain. Plus jamais, je n’abaisserais la valeur des nains par mes dires. J’efface de ma mémoire tous les chants pouvant vous porter atteinte. Merci mes amis » Canthalion s’était approché d’elle et les mains croisées de la même manière sur son cœur, il répéta après elle « Merci ».

Toute l’assemblée autour d’Angus était sous le charme de l’amitié naissante entre les nains et les elfes. Les langues se déliaient sur les qualités et les défauts de ses deux grandes et vieilles races de la terre du milieu. Quelques enfants s’essayaient à reproduire les sons de la forge en tapant sur des objets divers. Et bien que le récit d’Angus soit fini pour la soirée, beaucoup restèrent pour prolonger l’instant magique.[sws_divider_bar1 barsize="500"] [/sws_divider_bar1]

Manor

Angus s’était quelques peu attendu à des remarques sur le chant nain, du genre « Personne n’a jamais entendu de nains chanter ». Sa réponse était toute prête puisque personne autour de lui n’avait jamais entendu ou même vu un nain. Mais aucun de son public ne vint lui faire de remarques tant ils attendaient avec impatiente la suite du récit. C’est donc dans le calme qu’il s’assit au pied de Cornoueux et continua son histoire. « L’entente régnant enfin dans le groupe, ils purent partir vers le village de Manor. D’après Galadhil qui connaissait assez bien la région quatre jours de marches les attendaient. Mais Galadhil comptait son temps en heures humaines, et les choses n’étaient pas les mêmes avec des elfes et des nains. Les deux elfes étaient heureux d’être en forêt, marcher sous les arbres était pour eux tout ce qu’il y a de plus naturel, mais leurs pensées s’échappaient facilement vers le ciel entraperçu entre les feuilles ou vers l’oiseau qui les regardait du haut d’une branche. Alfirin ne comprenait pas que Galadhil la réprimanda quand elle s’arrêtait pour chanter les mains posés sur un arbre pour entendre son cœur. Canthalion, lui, se contentait de s’asseoir près d’elle pour l’écouter et rêver aux bois qui l’avaient vu naître et aux longues chasses avec ses frères. Dans ces moments là le fossé entre les deux peuples était évident et tous les propos de Galadhil pour ramener les elfes à la raison (sa raison) ne pouvaient passer cet abîme. Avec les nains le problème était différent. Ils étaient forts et résistants et les quatre jours de marche auraient pu être vite accomplis par eux. Mais la forêt ne leurs plaisait pas, et ils ne se gênaient pas pour le dire, jusqu’à cent fois par jour. Et à chaque remarque de l’un ou de l’autre, ils s’arrêtaient pour débattre de ce point précis. Pourquoi les racines des arbres apparaissaient brusquement sous les pieds de Bali était un des sujets de discussion préféré de celui-ci. Dwalin était lui très énervé par les branches qui se faisaient un malin plaisir de lui revenir avec violence dans la figure. Ce fut donc au bout de six laborieux jours que le groupe arriva en vue de Manor. Du haut d’une colline, ils pouvaient voir en contrebas une grande clairière artificielle où se logeait un village fortifié. Quelques maisons se serraient autour de la place principale et deux murailles de rondins de bois entouraient l’ensemble. Bali fut le premier à prendre la parole : « Hum, des gens prévoyants que ces humains, leur village est bien protégé. » Galadhil qui observait avec attention lui répondit : « Protégé depuis peu, les abords de la clairière portent encore les traces des coupes qui ont été faites pour réaliser les fortifications. » Dans le village en contre bas ils ne voyaient aucun mouvement des villageois, le village semblait vide. « Je n’aime pas cet endroit, intervint Alfirin, on dirait une cage. - Ils ont peut-être leurs raisons de s’être fabriqué une cage…. Répondit Galadhil. Dwalin prit la parole : « Une cage empêche de sortir, est-ce le but de celle-ci où bien interdit-elle d’entrée ? » Les cinq compagnons étaient pensifs, ce village ne ressemblait en rien aux villes humaines bruyantes et animées que tous (sauf Alfirin) connaissaient. « Quelque chose ne va pas, dit Bali, on dirait qu’il n’y a pas âmes qui vivent dans ce village. - Je pense plutôt qu’ils se cachent, répondit Galadhil qui observait attentivement les barricades de bois, ils nous ont vu et attendent… - Que faisons nous, alors ? - Nous sommes ici pour rencontrer deux personnes qui sont dans ce village, donc nous y allons » Le groupe reprit sa marche vers le village. Galadhil avait vu juste, quand ils approchèrent des fortifications une voix s’éleva de celles-ci « Passez votre chemin étrangers, nous ne voulons pas de vous ici !! » Galadhil qui avait été désigné implicitement comme le porte-parole du groupe répondit au garde invisibles derrière les murailles : « Nous ne venons pas en ennemis, nous devons rencontrer des personnes qui habitent ce village. - Vous ne pourrez pas entrer, nous n’acceptons plus rien qui vient de la forêt. - Nous avons absolument besoin de voir ces personnes, notre survie en dépend… - Hum, qui est-ce ? - Nous ne connaissons pas leurs noms, mais on nous a assuré qu’ils pourraient nous venir en aide pour combattre une maladie qui décime nos peuples et nos familles. - Ici aussi, les gens meurent d’une maladie affreuse, je ne connais personne capable de l’arrêter. Mais je vais parler à celui qui essayent d’aider les malades. Installez votre camp à au moins cent mètres derrière les arbres, vous verrez bien s’il vient vous voir. » Bali et Dwalin bouillaient de rage de se voir interdire l’accès à un simple village mais Galadhil les calma en leur expliquant qu’ils avaient déjà obtenu beaucoup, et qu’ils ne gagneraient rien à se faire des ennemis des villageois. Le jour baissait et ils partirent tous préparer leur nuit. » Et moi aussi, ajouta Angus en se levant.[sws_divider_bar1 barsize="500"] [/sws_divider_bar1]

Une étrange personne

Angus s’était absenté pendant quelques jours laissant ses auditeurs sur les charbons ardents, car le dénouement de l’histoire leur semblait proche. Mais à son retour, il su vite se faire pardonner. Il était parti en fait à la pêche chez son cousin qui vivait près du lac et pour amadouer ses amis qui étaient restés au village, il avait ramené quelques beaux poissons. Ceux-ci furent préparés et servis pour le repas du soir de son retour, leurs chairs parfumées, le fenouil et l’oignon qui farcissaient leurs ventres et le bon vin qui les accompagnaient eurent tôt fait de calmer à la fois les estomacs et les esprits de ceux qui attendaient la suite de l’histoire avec impatience. Ce fut donc dans le calme que Angus reprit son récit. «Manor dormait, la nuit s’était installée, aucun bruit ne faisait vivre la forêt proche. Les cinq compagnons avaient installé un camp provisoire autour d’un feu un peu au de-là de la lisière de celle-ci, le repas avait été silencieux, chacun perdu dans ses pensées. La piste qu’ils avaient suivie jusqu’à ce village au milieu des bois n’était-elle pas une impasse ? Quelle chemin prendre après cela si la solution n’était pas derrière ces murs de bois ? Plus le temps passait, à attendre un visiteur improbable, plus les questions se faisaient nombreuses. Alfirin qui elle aussi s’interrogeait sur le devenir de leur quête, finit par entonner un chant apaisant pour aider ses amis à retrouver leur sérénité. Sa voix montait doucement vers les étoiles, et semblait à la fois lointaine et proche à ses compagnons. Elle avait choisi de chanter dans la langue des humains que les elfes et les nains connaissaient aussi, afin que tous puissent profiter non seulement de la mélodie mais aussi du sens des paroles. Ce chant parlait d’un paradis perdu après lequel son cœur soupirait mais qui un jour appartiendrait à tous. Ils se laissaient tous bercer par le son apaisant de la voix d’Alfirin, et ce ne fut qu’à la fin, quand la dernière note se fut enfuie sous les arbres qu’ils remarquèrent la présence de l’homme. Il se tenait juste à la limite du cercle éclairé par le feu mais ses habits sombres ne renvoyaient aucun éclat. Il fit un pas en avant pour entrer dans la lumière et parla avant qu’aucun ne réagit : « Votre chant était émouvant Dame Elfe, mais la maladie qui tue ma famille et mes amis nous laissera-t-elle à tous le temps d’attendre pour voir votre paradis ? » Cela n’appelait aucune réponse et Alfirin qui regardait jusque là l’homme avec curiosité, baissa les yeux pour ne pas avoir à affronter son regard fiévreux. Bali s’était levé et approcha de l’homme, il l’interpella : « Etes-vous celui que nous attendons, on nous a dit que vous saviez peut-être quelque chose sur les deux hommes qui guérissent la maladie ? Nous avons parcouru de nombreuses lieues afin de venir jusqu’à ce village, et maintenant vous nous dites que la maladie tue votre famille et vos amis… » Le nain avait laissé sa phrase en suspend, sa voix laissait entendre l’abattement qu’il ressentait. L’homme les regarda lentement l’un après l’autre, « A quelque chose malheur est bon, dit-il, la maladie a réuni des races qui se haïssaient. » Puis après une légère pause il reprit : « Je me nomme Scutila, je suis peut-être celui que vous attendez, tout dépend de ce que vous entendez par là. Je suis celui qui est sorti du village pour venir vous parler, mais pas celui qui vous donnera un remède à la maladie. » Sa façon de parler était étrange, comme si chacun de ses mots cachait un secret. Et sa façon de fixer du regard mettait mal à l’aise son interlocuteur. Bali continua malgré tout : « Connaissez-vous les guérisseurs ? - Je crois connaître celui que vous cherchez, mais il est parti de Manor depuis déjà une semaine. - On nous a parler de deux personnes… - Je voyage souvent avec lui, les gens ont du croire que j’avais aussi le don de guérir, malheureusement ce n’est pas le cas. - Pourtant l’homme à la porte de la ville nous a dit que celui qui aide les malades viendrait nous voir. - En effet j’aide les malades… avec les herbes que mon ami m’a laissées. Ses herbes soulageaient certains de la fièvre mais pas toujours, j’ai fini les dernières feuilles du dernier pot il y a une heure, je n’en ai plus et je n’ai pas les connaissances de Beralath pour les trouver et les préparer. Malheureusement mon ami a du partir précipitamment, des gens de son village sont venu le chercher en urgence il y a huit jours, il n’a même pas eu le temps de m’expliquer ce qu’il se passait. J’imagine que la maladie est arrivée là bas aussi. Maintenant le village de Manor n’a plus de moyen de guérison, j’espère que le plus gros de l’épidémie est passé. Nous n’avons plus de mouches depuis trois jours, c’est sûrement bon signe. Les cinq compagnons se taisaient, ils attendaient tant de cet étranger que son récit fataliste les laissait sans voix. Après de longues minutes de silence, Galadhil se leva enfin, et pris la parole : « Puisque vous n’avez pas le remède, puisque votre ami sait guérir les gens et puisqu’il est parti pour son village, il ne nous reste qu’une solution partir le rejoindre… » En disant cela, il s’était levé et avait regardé ses compagnons de route, tous lui donnèrent rapidement leur accord d’un signe de tête, n’importe quoi plutôt que rester là dans l’incertitude. Puis il ajouta après s’être tourné vers Scutila « Indiquez-nous le chemin, s’il vous plait… » Le personnage étrange dirigea son regard vers le village, puis de nouveau vers la petite troupe « Certes, je n’ai plus rien à faire ici, laissez-moi jusqu’au matin pour régler mes affaires et je vous accompagnerais, afin que vous rencontriez Beralath. » Sur ces mots, il fit demi-tour et disparu dans la nuit. Au matin, la petite troupe augmentée d’un nouveau compagnon reprit la route, entrant encore plus profondément dans la sombre forêt de Mirkwood. »[sws_divider_bar1 barsize="500"] [/sws_divider_bar1]

Ciel étoilé

« De nombreux jours de marche les attendaient, encore, dans la sombre forêt de Mirkwood. Les jours n’étaient guère moins sombres que les nuits tant la forêt était épaisse. Et les heures se suivaient sur un rythme monotone, la petite troupe était silencieuse. Alfirin était de moins en moins réceptive à la voix des arbres et elle n’avait même plus le courage de chanter pour réchauffer le cœur de ces amis. Le nouveau venu, la transperçait de son regard d’aigle, il l’étudiait comme on étudie un animal inconnu et Alfirin se sentait comme un papillon piqué sur une plaque de liège. Oui, les humains font ça parfois. Elle se flétrissait. Même Canthalion ne la rassurait plus car il ne marchait plus avec eux, Alfirin le voyait parfois dans les bois à la limite de la vision de ses compagnons, il faisait sa route solitaire. Il réapparaissait seulement parfois quand ils montaient le camp pour la nuit, mais repartait aussi vite pour passer les heures nocturnes, loin du groupe. Une des nombreuses nuits qu’Alfirin passait seule à écouter la respiration de ses amis endormis, elle aperçut entre les branches des arbres une lueur diffuse. Alfirin aimait le ciel étoilé et les histoires qu’il lui contait, chaque groupe d’étoiles avait sa légende, toutes avaient un nom et une histoire. Le lune n’était pas encore levé et aucune étoile ou constellation de sa connaissance ne pouvait dégager une telle lumière, même la grande route dont chaque pavé était formé de milliers d’étoiles et qui traversait le ciel n’éclairait autant. Alfirin se leva doucement pour ne pas réveiller ces compagnons et parti en quête d’un endroit dégagé où elle pourrait contempler le ciel. Elle trouva non loin de là une colline herbeuse, les arbres n’ y poussaient pas et elle pouvait voir le sommet désert et le ciel immense au dessus. L’herbe y brillait doucement comme si le lune l’éclairait. Menelmacar, la constellation du chasseur semblait posé sur la colline et Alfirin y vit un signe, elle s’élança vers le sommet. Arrivée tout en haut elle se retourna dans la direction où elle avait vu la lueur. Un spectacle impossible s’offrait à ces yeux : une étoile plusieurs fois plus grosses qu’Eärendil suivi par un voile lumineux qui illuminait la moitié du ciel. Alfirin s’assit dans l’herbe ne pouvant détacher son regard de cette image incroyable. Le ciel qui entourait l’apparition paraissait plus sombre et inquiétant que celui qui berçait Alfirin depuis des décennies, l’étoile étrange semblait vivante et très présente. Alfirin s’étendit dans l’herbe pour mieux contempler les détails de sa découverte puis ferma les yeux afin de se rappeler les étoiles cachées par sa présence et leur redonner vie. « Je me demandais combien de temps tu mettrais à te rendre compte que le ciel avait changé » Alfirin se redressa sur ces coudes, et regarda Canthalion qui s’asseyait à ses côtés. « Le temps où tu es restée avec ces hommes et ces nains, enfermée dans tes pensées de maladie et de remèdes. Le temps où tu es restée à regarder la poussière du chemin et les ronces qui étouffent les arbres. Tu ne contemples plus les étoiles, Alfirin ? » Alfirin restait sans voix, que répondre à ça. Oui, elle avait oublié de contemplé le ciel, oui, elle avait accepté la manière de vivre d’autres peuples, oui, elle avait arrêté de chanter, et oui, elle avait survécu. Elle était toujours Alfirin, au plus profond d’elle même et maintenant elle voyait. « Cette chose parcoure le ciel, depuis déjà plusieurs semaines, ajouta Canthalion, voyant qu’elle ne répondrait pas. - Qu’est ce que cela peut être, penses-tu que ce soit un signe de mauvaise augure. - Un signe,oui, mais est-il mauvais ou bon, je ne saurais te répondre. - Cela me fait penser à un œil qui nous regarde et nous juge, je me sens écrasé sous son poids. Notre quête n’aboutiras pas sous ces cieux… - Nous verrons quand nous trouverons ce guérisseur, en tout cas nous devons la suivre, cette étoile va dans la même direction que nous. » Le silence fut plus profond après les derniers mots de Canthalion, et ils restèrent immobiles au sommet de la colline le reste de la nuit. »

Angus se tut, et contempla son auditoire. La plupart était bouche bée mais les plus anciens laissaient paraître un léger sourire. Ils reconnaissait bien là, Angus, tous ceux qui avaient connu plus de soixante treize hivers, savaient bien que de tels miracles existaient. Angus reprit la parole au bout de quelques instants : « Ce n’est ni magie, ni invention, une étoile comme celle là se nomme une comète, et quand elle traverse le ciel de grandes choses se préparent ». Maintenant, allons nous coucher tant que le ciel est calme.

Alcyone, juin 2002.[sws_divider_top]


ISENGAR


Le sire des Vaux aurait du tenir compte de la vieille chansonnette avant de blesser la Colline d'Haute-Isle : "La Guivre des Vaux, parfois pucelle et parfois serpent, se promène sans oripeaux, et aime se nourrir d'enfants..."

Le Chevalier et l’arpenteur

"Un coq chante au loin et la campagne s’éveille. Fraîcheur du matin et rosée sur la plaine. De l’horizon serein, le soleil glisse en rais de miel. En ce jour câlin, la douceur sera reine. Et tournent les oiseaux, dancevolent entre les rameaux"

- Mmmmh… Comment être honnête sans froisser, fit le Chevalier. C’est pauvre, mon ami. Très pauvre. - L’ami n’est pas froissé car la remarque semble sincère, dit l’arpenteur. Mais le poète est proprement déchiré ! - Au moins cette ode champêtre n’a-t-elle pas fait fuir les oiseaux comme l’affreuse chansonnette que vous m’avez entonnée hier au soir… - Vos sarcasmes, Chevalier, glissent sur moi sans m’atteindre ! « Loup y es-tu » est une très bonne comptine qui fit la joie de ces dames du pavillon de Louveciennes. Ne le niez pas : vous y étiez. Le Chevalier eut un sourire moqueur. On savait ce qu’il pensait des goûts artistiques des futiles suivantes de Madame du Barry.

La route de Paris filait toute droite depuis quelques lieues en direction de la Ferté-Canteloup. De chaque côté, des hêtres centenaires veillaient, tels de silencieux et éternels gardiens, sur les rares voyageurs qui cheminaient sous leurs ombres. Droit devant eux, à l’ouest, se dressaient les sombres côteaux des Monts d’Haute-Isle, tels qu’ont les appelaient depuis Paris ou Versailles. Mais les ténébreuses pentes boisées ou le soleil ne semblait jamais oser pénétrer rappelaient aux voyageurs qu’ici, ces hauts étaient appelés les « Collines Noires ».

- Nous entrons dans les terres du Vicomte de Canteloup, dit l’arpenteur. Le château doit se trouver à une lieue vers le sud, derrière la rivière. Le chemin qui tourne à gauche doit y mener… - Je préfère loger en ville, interrompit le Chevalier. Canteloup a la réputation d’être un bigot ascétique. Il n’aura pour nous recevoir que vin de messe, veillée maigre, oraisons et chuchotements des nonnes qui l’entourent. Moi, j’ai envie de bon vin, de bonne chaire, de chansons et de cris de femmes ! - Je reconnais bien là mon ami le libertin, plaisanta l’arpenteur.

Les deux compagnons étaient dissemblables au possible. Jean Leloup, arpenteur royal, était blond, de petite taille et très fluet tandis que son grand compagnon, le brun Gilles-Marie de Linville, Chevalier de Poissy, était de carrure massive. Le premier était d’une origine fort modeste, le second de noble naissance – la lignée des Chevaliers de Poissy remontait, disait-on, à Saint-Louis. L’un, enfin, chantait la beauté de la vie, l’autre en jouissait sans se préoccuper de la morale. Ils étaient amis. Et de fort longue date. Tout simplement inséparables. Y aurait-il eu plus de ressemblance qu’on aurait pu les prendre pour des frères. Notons au passage que la mère de l’un fut un temps la nourrice de l’autre. Puis la vie et leurs origines sociales finit par les séparer. Le Chevalier partit en guerre, fut blessé à la terrible bataille de Minden puis à celle de Clostercamp. Rapatrié, il passa sa longue convalescence dans le château familial de Verneuil puis auprès du Duc de Penthièvre, à Rambouillet et à Versailles. Ce fut durant ces années oiseuses que le Chevalier retrouva son compagnon d’enfance, à l’occasion d’une visite à son ancienne nourrice. Jean Leloup fut ainsi présenté à la cour par son ami. Ses divers talents lui permirent de se faire connaître dans les salons mondains où, autour des tasses de chocolat parfumées, se côtoyaient grandes et vertueuses dames et charmantes courtisanes ingénues. Mais ne voulant pas vivre au crochets de son aristocrate compagnon, le jeune homme s’était tout de même attaché à dénicher une formation puis un travail d’arpenteur à Versailles. Introduit par le Chevalier auprès des Cassini père et fils, les célèbres géographes royaux, Jean était devenu depuis peu Arpenteur du Roy, un titre envié dans cette corporation.

- Le temps se gâte et la nuit va bientôt tomber, fit l’arpenteur. Et ces sinistres collines font froid dans le dos, dans cette terne lumière. - C’est pourtant vers elles que nous devons nous diriger, précisa le Chevalier. Vous pour relever les mesures et faire l’inventaire d’une seigneurie dont le roi ignore tout ; moi pour élucider un mystérieux assassinat. - Je me demande toutefois pourquoi votre cousin le sire des Vaux a tant besoin d’aide. D’après ce que vous m’en avez soufflé, il vous estime comme le plus compétant pour résoudre ses ennuis… - Cette mission requiert, semble-t-il, beaucoup de discrétion, répondit le Chevalier. Mon cousin a sans doute pensé que les événements évoqués dans sa lettre pouvaient être réglés en famille…

Les deux cavaliers firent leur entrée à la Ferté-Canteloup. La Ferté était un bourg austère qui gardait la route de Paris et le petit pont sur la Bivrette, une petite rivière au débit nonchalant. La plupart des habitations étaient rassemblées le long de la route. Mais autrefois, le village devait probablement s’agglutiner autour d’un ancien château médiéval aujourd’hui abandonné, dont les tristes ruines trônaient sur les premières pentes des collines.

Il se mit à pleuvoir. A l’entrée du bourg se trouvait une auberge dite « de la Porte de Paris ». Le Chevalier et l’arpenteur s’y réfugièrent avec hâte tandis qu’un valet s’occupa des chevaux.[sws_divider_bar1 barsize="500"] [/sws_divider_bar1]

Le Chemin des Vaux

Un épais brouillard couvrait d’un manteau humide toute la vallée de la Bivrette. Le Chevalier s’étira en regardant ce voile blanc et irréel de la fenêtre de sa chambre. Il congédia d’une caresse la jeune et égrillarde chambrière qui avait passé la nuit dans son lit. Dans la salle commune, deux valets s’affairaient autour de la grande cheminée. Un troisième apportait son petit déjeuner à l’arpenteur qui était déjà levé. - Alors, Chevalier. Bien dormi ? - Fort bien, ma foi. Et vous même ? N’avez-vous point quelque exploit grivois à me conter, ce matin ? - Hélas, non, mon ami. J’étais trop épuisé hier soir. Et après un agréable bain, je n’avais plus ni la force, ni la volonté de lutiner la jolie soubrette qui m’avait brossé le dos…

Leur déjeuner terminé, les deux compagnons réglèrent leur note au tenancier. Ils récupérèrent affaires et chevaux à l’écurie. Un valet qui finissait d’y brosser Etoile du Soir, la monture du Chevalier, accepta pour un louis d’or d’indiquer le chemin des Vaux aux deux voyageurs. La route de Paris était une antique chaussée que les anciens pensaient devoir au talent des ingénieurs de l’Empire romain. Curieusement, contrairement à l’usage qui voulait que ces chaussées soient un exemple de la rectitude du génie romain, la route de Paris déviait vers le sud par un brusque virage, passant sur le pont de la Ferté-Canteloup et contournant les Monts d’Haute-Isle par une large boucle qui rejoignait la ville de Nogent des Bois, un peu plus à l’est. Ce tracé atypique pouvait faire penser que les anciens avaient à tout prix voulu éviter aux voyageurs de trop s’approcher des menaçants coteaux boisés… Aussi, pour se rendre directement à la seigneurie des Vaux, fallait-il emprunter un chemin de terre mal entretenu, parsemé de flaques de boues et des larges ornières laissées par le passage récent de chariots de marchandises.

Les chevaux peinaient à avancer sur la terre lourde et collante du vieux chemin. Le paysage, dés la sortie du bourg de la Ferté devenait particulièrement sinistre. Les pentes de la première colline descendaient jusqu’au bord du sentier et de vieux arbres, tordus et méconnaissables, faisaient pendre leurs branches menaçantes et crochues au dessus des deux cavaliers. On avançait comme dans un oppressant tunnel de végétation. Sur la gauche, le terrain descendait jusqu’au bord de la Bivrette. La rivière était elle-même cachée par de sombres marsaults aux troncs torturés et ses rives étaient parsemées de joncs, de roseaux et de massettes.

Après une bonne lieue de pénible pérégrination, le Chevalier et l’arpenteur passèrent les premières masures d’un hameau appelé le Rosay. Sur leur passage, les femmes, les enfants et les vieillards sortaient des huttes et des cabanes couvertes de rouches qui formaient l’essentiel des habitations de l’endroit. Ces curieux avaient l’air passablement surpris de voir passer sur ce vieux chemin de si beaux seigneurs sur de si grands chevaux. Ces derniers ne prirent pas la peine de s’arrêter tant les lieux semblaient si peu accueillants. Le chemin continuait au sec en direction des Vaux, toujours sous la sombre surveillance des grands arbres. La rivière et les marécages s’étendaient à présent un peu plus au sud et l’atmosphère redevenait salubre. - Voici un voyage que je ne garderai pas parmi mes bons souvenirs fit l’arpenteur.

Enfin, au détour d’un épais bosquet de vieux bouleaux, le bourg des Vaux apparut aux deux compagnons. Les collines, en cet endroit, s’ouvraient sur une grande vallée cernée de coteaux pentus. A la sortie de la vallée s’allongeaient les maisons, les magasins et les fermes du bourg des Vaux. Et un peu plus haut, dominant le bourg, les petits fiefs du Temple et du Vau Gaillard. De la route, on pouvait en distinguer quelques toits et le clocher ruiné d’une ancienne commanderie au milieu des arbres. Tout au bout, dans le prolongement du chemin de la Ferté-Canteloup, se trouvaient le vieux château de la seigneurie des Vaux, flanqué de quatre imposantes tours médiévales, une massive église aux allures de citadelle antique, et le hameau de Saint Nicaise qui fermait l’accès à la vallée.

L’endroit semblait plus populeux et moins abandonné que le bourg du Rosay. Le Chevalier arrêta un passant chargé d’un sac de légumes. - Mon brave, indiquez-moi où nous pouvons trouver le sire des Vaux. Vit-il dans ce vieux château que nous pouvons voir d’ici ? Ou bien réside-t-il dans un pavillon en dehors du bourg ? - Il vit bien au château… mais vous l’trouv’rez là-haut ! A la carrière ! Il désignait la direction des collines et de la forêt, en amont de la vallée.

Les deux cavaliers poussèrent donc leurs chevaux dans cette direction. En remontant une large rue pavée –un pavage très récent– ils constatèrent que de nombreux écoulements de boue avaient abîmés maisons et enclos. Plus haut, certains jeunes arbres étaient encore couchés et couverts de terre. Et plus on montait vers le haut de la vallée, plus les dégâts étaient flagrants. La rue pavée longeait à présent un tranquille ruisseau. Des tâcherons, souillés jusqu’aux cheveux de boue séchée, étaient occupés à récurer son lit encombré de débris de branches et de caillasses. - Ohé ! Du fossé ! cria l’arpenteur. Que s’est-il passé au pays ? Quelle catastrophe a encrassé toute cette vallée ? - Une coulée de boue, monseigneur ! Suite aux pluies d’orage du début de semaine, comme qui dirait ! On se serait bien passé de ce cadeau du malin ! - où peut-on trouver le sire des Vaux, demanda le Chevalier ? On nous a parlé d’une carrière… - Tout droit, monseigneur ! Tout droit par ce même chemin jusqu’au trou du cul de la colline ! Vous ne pourrez pas le rater ! Les deux cavaliers tournèrent bride tandis que les tâcherons, satisfaits de leur vulgarité, s'étranglèrent en rires gras.

Le chemin devenait raide. Mais les pavés facilitaient l’effort des chevaux. Les deux compagnons découvrirent sur leur gauche une clairière artificielle et le trou béant d’une entrée de galerie souterraine. Quelques ouvriers s’affairaient à diverses tâches sous le contrôle de deux personnages dont l’attitude figée et charismatique révélait sans doute le haut rang.

En s’approchant du chantier, Jean Leloup remarqua les dégâts provoqués par les débris minéraux tirés du cœur de la carrière souterraine. Des dizaines de milliers de quintaux de terre, de pierres, de caillasses, de scories broyées avaient été déversées dans le lit encaissé du ruisseau, interrompant l’harmonie de son cours, déviant sa course naturelle… On avait même construit une digue artificielle pour permettre au chemin des Vaux de rejoindre la carrière en passant au-dessus du ruisseau.

Passés cette digue, les deux cavaliers se retrouvèrent dans l’axe de l’entrée de la carrière. Frappés de plein fouet par un terrible courant d’air humide et glacial, les chevaux eurent un brutal geste de recul. - Hé ! fit un des deux individus sur le côté. Les chevaux ne sont pas habitués aux soupirs de la terre ! Tenez-les éloignés de l’entrée. On a déjà vu des montures s’enfuirent au fond des bois pour moins que ça !

Le Chevalier et son ami mirent pied à terre et s’approchèrent des deux hommes. - Eh bien, cher cousin. Ne reconnaissez-vous point votre parentèle ? - Chevalier ! s’exclama le premier homme. Cher Gilles ! Quel soulagement de vous voir venir si vite… - Voici mon ami Jean Leloup, Arpenteur du Roi, fit le Chevalier. Il vient ici en mission tout à fait officielle afin d’établir l’inventaire des domaines de la seigneurie. Ce qui semble-t-il, n’a pas été effectué depuis au moins le temps du bon roi Henri… - Je veux bien le croire ! plaisanta le sire des Vaux. Soyez le bienvenu, ajouta-t-il en s’adressant à l’arpenteur. Le regard fuyant du châtelain interpella Leloup. Cet homme ne semblait pas très satisfait de la venue d’un fonctionnaire royal en mission…

Le sire des Vaux s’appelait Armand Sacquet de Villette. Il était le cousin germain de Gilles-Marie par sa mère qui était la jeune sœur de feu le Chevalier de Poissy père. L’autre homme était un solide gaillard, peu bavard. Ses gestes étaient lents et précis. Il portait ce qui semblait être les plans des galeries en cours d’excavation. - Je vous présente Nicolas Losier, le nouvel intendant de la Carrière. Un natif du pays. Il entre depuis peu dans cette fonction, c’est pour cette raison que je l’accompagne dans la prise en main de son travail, ajouta le seigneur d’un air gêné.

Les mœurs du temps voyaient d'un œil lourd de reproches que des aristocrates s'avilissent à des activités à caractères commerciaux ou industriels. Devant son cousin le Chevalier, le sire des Vaux n'osait manifestement pas dévoiler qu'il prenait une part plus qu'active dans l'exploitation de la carrière et dans le commerce de la pierre à plâtre qu'on arrachait quotidiennement aux entrailles de la colline. Aurait-il aussi avoué qu'il avait ouvert une manufacture de porcelaine sur le site du fief de Forvache dont il venait d'acquérir les bénéfices ? Pour toutes ses activités qui dérogeait scandaleusement au bon ordre de la société et au monopole royal en ce qui concernait la production des porcelaines, le sire des Vaux mettait en avant ses intendants, sortes de devantures officielles destinées à voiler la réalité de ses entreprises.

L'arpenteur glissa un œil interessé sur le plan que portait Losier, mais celui-ci d'un geste brusque les retira à sa vue.

- Ici, les gens ont le cœur troublé, continua le seigneur. L'ancien intendant de la carrière, dont le nom était Perrin Baudet, a été retrouvé un peu plus haut sur le bord du chemin, le cou perforé par une vilaine morsure de serpent. - Serpent ? firent en cœur les deux compagnons. - Ô combien aurais-je préféré qu'il fut dévoré par une lionne d'Afrique, se lamenta le sire des Vaux ! Le serpent a dans ce pays un relent maléfique qui éveille le sombre souvenir de la Guivre des Vaux ! - Continuez, fit le Chevalier, avide d'en savoir plus ! - C'était une légende locale un peu tombée dans l'oubli. Sauf peut-être dans la tête des vieilles femmes qui s'en servaient pour effrayer les enfants désobéissants : " Si tu ne manges pas ton brouet, la Guivre viendra te chercher avant le matin ! "… Rien de bien inquiétant. Mais, ces dernières années, la sombre nouvelle d'une mystérieuse et malfaisante créature tueuse de femmes et d'enfants dans la province d'Auvergne réveilla brusquement cette ancienne terreur de la Guivre, la femme-serpente des Collines Noires… " Je ne sais pas grand-chose de cette légende. Et c'est bien dommage car certaines personnalités du pays comme le bailli de Nogent des Bois ou le curé des Vaux développent chaque jour un solide argumentaire en ma défaveur, arguant du fait que mes entreprises sur et sous la colline ont réveillé la terrifiante créature. - Les morsures de serpent sont elles des blessures communes dans le pays, demanda le Chevalier ? - Il arrive que des maraîchers ou des rouchiers des bord des marais et de la rivière soit agressés par des petits serpents. Mais la blessure de Perrin Baudet était le fait d'un reptile beaucoup plus volumineux. - Est-on certain qu'il s'agit bien d'une morsure de serpent ? - Le médecin de Nogent l'a confirmé...Un serpent. Et un serpent de belle taille ![sws_divider_bar1 barsize="500"] [/sws_divider_bar1]

Le lieu du crime

- Nous y voilà, fit sombrement le châtelain à ses deux accompagnateurs. C’était un endroit sinistre. De grands châtaigners aux troncs massifs semblaient épier en silence chaque geste des trois visiteurs. Les branches mortes sur le sentier et les ronces qui agrippaient les jambes rendaient la progression difficile. - Le corps a été découvert il y a deux jours au matin par un des ouvriers et récupéré par le diacre et le charron en présence du sire du Temple. J’ai demandé à ce que personne ne vienne jusqu’à cet endroit par ce chemin.

Les trois hommes semblaient se recueillir en silence. Mais le regard du Chevalier était à l’affût du moindre indice. Une branche brisée et des tiges de ronces pliées attirèrent son attention. Il s’avança. - Il y a un bout d’étoffe accroché sur les épines de ce roncier, fit-il. Un insignifiant bout d’étoffe, mais les traces de pas qui l’accompagnent ont écrasé l’humus tout autour de l’endroit où se trouvait le corps. - Qu’en déduisez-vous ? demanda l’arpenteur. - J’en déduis que si personne n’est monté jusqu’ici depuis le jour où le corps du contremaître a été pris en charge, et que si ce bout d’étoffe n’appartient ni à vos vêtements ni aux vêtements de ceux qui ont défilé sur ce chemin pour s’occuper de la dépouille, c’est qu’il s’agit d’un morceau des habits de l’assassin. - Dans quelle direction se dirigent les traces de pas, demanda Jean Leloup ? - Droit vers le nord, fit le Chevalier. Elles ne sont pas très discrètes. La terre d’ici est encore lourde. Nous n’avons qu’à les suivre. - Vers le nord ? dit le sire des Vaux, visiblement inquiet. Vers la Fontaine aux fées ? C’est un endroit sinistre où les gens d’ici ne vont plus depuis longtemps… - Eh bien nous ne sommes pas d’ici, railla le Chevalier. Nous tenterons donc l’expédition sans déroger aux coutumes locales !

Ils remontèrent silencieusement l’étrange piste sur une centaine de mètres. Les oiseaux perchés dans les vieux arbres aux allures menaçantes, étaient de moins en moins bavards, sans doute étonnés de voir défiler un inhabituel trio sous les branches de leur domaine.

Les trois hommes s’arrêtèrent. Ils avaient atteint un endroit où les traces étaient assez flagrantes et nombreuses. - Il y a eu lutte, ici, fit le châtelain Les branches cassées et la terre soulevée l’attestent. - Oui. Et une lutte inégale si on en croit le nombre de traces sur le sol. Une lutte à au moins trois contre un, précisa le Chevalier. « Et nous avons ici la preuve que votre contremaître n’a point été occis par une créature fantastique de vos légendes locales, cher cousin. Il a été assassiné en ce lieu très précis par trois malfaiteurs tout à fait réels. « Si nous observons précisément le sol, nous pouvons voir que quatre personnes, au moins, se sont retrouvées à cet endroit. Toutes venaient de cette direction (il indiqua l’est). Une seule est revenue sur ses pas après ce qui semble être une rixe qui a mal tourné. Deux hommes lourdement chargés –les traces de pas profondément marquées dans le sol l’attestent, se sont dirigés jusqu’au lieu où fut retrouvé le corps de l’infortuné Perrin Baudet. On devine que leur charge était donc le cadavre du quatrième homme et que ce quatrième homme était bien l’intendant. Ensuite, les deux porteurs ont probablement regagné le chemin par lequel nous sommes venus…

Le chevalier s’interrompit. Il se retourna brusquement. - On nous épie, fit-il ! Il dégaina son épée et se rua, la lame en avant, à travers la sombre futaie. Les deux autres n’avaient rien vu et rien entendu. Mais ils se précipitèrent à la suite du hardi Gilles-Marie, comme si l’idée de rester seuls sur le lieu du crime les répugnait. Ils retrouvèrent le Chevalier devant un bloc de pierre curieusement fiché dans le sol. Un mégalithe, haut comme la moitié d’un homme, recouvert de parmélie et de vieux lierre aux feuilles tordues. - Eh quoi, Poissy ? fit l’arpenteur sur un ton faussement léger. Vous comptiez nous laisser sur place ? - Une femme nous observait de cet endroit, dit le Chevalier. Elle s’est volatilisée sous l’ombre des arbres. Dommage. Peut-être aurait-elle pu nous donner des renseignements sur ce qui s’est passé le jour du drame… - Peut-être. Et peut-être pas, fit le sire des Vaux, blafard comme un suaire. Ne restons pas ici. Cet endroit me donne la chair de poule… Comme pour lui donner raison, un vent frais se leva, glissant entre les troncs et sifflant entre les branches et les feuilles des vieux arbres.[sws_divider_bar1 barsize="500"] [/sws_divider_bar1]

Questions...

- Alors, qu’en pensez-vous, mon bon ami ? Le Chevalier était accoudé au balcon du grand salon, qui offrait une vue très étendue sur la vallée de la Bivrette et au-delà sur la vaste plaine du pays de Nogent, parsemée de champs et de bosquets. Il tenait à sa main un verre à pied contenant un succulent vin liquoreux issu des quelques vignes d’un coteau voisin. Le soleil glissait lentement derrière l’agréable ligne d’horizon. - Ce que j’en pense ? fit l’arpenteur, qui détendait ses jambes, assis dans une petite grenouillette près de la cheminée. « Eh bien je pense qu’il s’agit très probablement d’un vulgaire règlement de compte. Baudet devait peut-être de l’argent à quelque occulte créancier. Il y a certainement eu tromperie et volerie. D’où vengeance. - Pourquoi la forêt ? Pourquoi la pseudo morsure de serpent ? - La forêt terrifie les gens d’ici. Même votre aimable cousin, qui semble pourtant être quelqu’un de raisonné, tremble comme une feuille dés que l’ombre des arbres s’épaissit ou dés que sont murmurées les vieilles légendes du cru. Les assassins ont simplement voulu brouiller les pistes en mettant la mort de l’intendant sur le dos d’un serpent. Et pas n’importe quel serpent, Chevalier. Le plus terrifiant de tous pour les habitants de ces collines : La Guivre des Vaux.

- Quelle est donc cette légende, marmonna le Chevalier après un silence. Elle ne m’évoque rien. - C’est très probablement une légende locale dont la renommée n’a pas atteint les salons parisiens, ricana l’arpenteur. Ces dernières années, les gens ont eu leur portion de créatures maléfiques avec cette invraisemblable histoire du grand loup meurtrier d’Auvergne. - Si comme moi vous aviez vu la dépouille du monstre à Versailles il y a six ans, vous seriez moins hâbleur, cher ami. C’était un loup absolument hors du commun. Une bête aux traits et aux muscles déformés par la solitude, la malveillance et la haine absolue envers l’être humain. Terrible. - Soit, Chevalier. Mais la créature à laquelle nous avons affaire pour le meurtre de Baudet est bien humaine. Et elle a des complices tout à fait terrestres ! Les monstres fantastiques se parent rarement d’étoffes pour commettre leurs crimes... Peut-être y a-t-il un lien avec les menaces de dénonciation au Parlement par les sires des environs. - Je vous suis bien. Mais je serais curieux d’entendre le témoignage de notre jeune espionne de la forêt. Peut-être fut-elle témoin de quelque chose. Elle doit probablement vivre dans une de ces communautés de charbonniers dont m’a parlé mon cousin. J’irai leur faire une visite dès demain. - Fort bien. J'espère que vous pourrez la retrouver facilement... Je suggère cependant que vous demandiez à votre cousin de vous adjoindre un compagnon. Les charbonniers d’ici sont certainement les mêmes qu’ailleurs : des gens frustes et farouches que la solitude des bois a accoutumé à des moeurs auxquelles les personnes de votre rang ne sont certes pas habitués. « Pour ma part, je n’oublie pas que j’ai beaucoup de travail qui m’attends, continua l’arpenteur ! Et dès demain, je m’attelle au recensement des diverses parcelles de la seigneurie… et je devine que le travail sera de longue haleine, ajouta-t-il pour lui-même.[sws_divider_bar1 barsize="500"] [/sws_divider_bar1]

Le Gruyer

Au matin, accompagné de deux valets mis à sa disposition par le sire des Vaux, Jean Leloup commença son travail de relevés. Il se rendit tout d’abord aux archives cadastrales de la seigneurie, qui étaient conservées – un bien grand mot vu l’état général des documents – dans une des ailes du château. Le chaotique désordre qui régnait dans les pièces consacrées à ces archives nécessitait un grand travail préalable de rangement et de classement, auquel il consacra toute la matinée. A l’heure du repas, on y voyait un peu plus clair. Cependant, un des valets, sans doute fort sensible aux poussières soulevées pendant le rangement, fut rapidement hors d’état de rendre le moindre service. Il avait le corps secoué de toux irritantes et d’éternuements convulsifs… Le « mal des archives », probablement… Après une agréable mais rapide collation qu’il prit seul, Leloup replongea dans les documents. Il constata que si, dans le tas, figuraient un grand nombre d’archives paroissiales, tout ce qui concernait les domaines forestiers de la seigneurie n’était pas archivé en cet endroit. - Sauf votre respect, lui indiqua le valet restant, peut-être tous ces documents se trouvent-ils à la maison du gruyer de la châtellenie. - Il y a donc un gruyer aux Vaux ? fit l’arpenteur.

La gruerie de la châtellenie des Vaux était un vieil héritage des temps anciens. A l’époque, le gruyer, officier seigneurial, s’occupait de la gestion des bois et des gibiers de la seigneurie. Mais beaucoup d’anciens fiefs étaient à présent passés au domaine royal. Et les gruyers n’ont subsisté pour la plupart qu’au service du Roi et pour la gestion des grands patrimoines forestiers comme on en trouvait autour de Paris ou des grandes villes comme Beauvais ou Orléans. Il arrivait cependant que localement, la fonction de gruyer rattaché à telle châtellenie ou à telle seigneurie demeure. C’était le cas aux Vaux dont une grande partie du domaine était recouvert de bois et de forêts.

L’arpenteur fit donc une visite au gruyer des Vaux. L’homme vivait dans une maison isolée aux abords de la forêt, assez grande, aux allures de modeste gentilhommière. On y accédait par le chemin dit de la Fourche, car au delà de la maison du gruyer se trouvait le clos du Gibet où les anciens seigneurs des Vaux faisait autrefois appliquer leurs décisions de haute Justice. Pour accéder à la maison proprement dite, il fallait passer par un grand jardin délicieusement ordonné, coupé par une allée centrale décorée de diverses variétés de rosiers et de graminées. Sur les murs de la demeure grimpaient des lierres aux feuilles magnifiques qui formaient une étonnante et apaisante fresque végétale et qui couronnaient toutes les ouvertures comme autrefois César l’était de ses lauriers…enfin, c’était ce à quoi songeait l’arpenteur en se présentant sur le pas de la porte.

Un homme attendait sur les marches de l’entrée. Il était assez élégamment vêtu. Il portait une veste en tissu gaufré vert pâle, un mouchoir de col assorti à la veste, une culotte et des bas blancs. Ses souliers étaient noirs et vernis. Leloup se présenta. « Service du Roi » précisa-t-il, bien que le sésame semblait inutile dans cette situation. L’homme s’appelait Raoul de Gauvilliers. Il n’était plus tout à fait dans la force de l’âge mais ses yeux pétillaient encore d’une certaine jeunesse. Sa courte barbe blanche et ses rides profondes lui donnaient un air aussi mystérieux que malicieux.

Il fit un très bon accueil à l’arpenteur et s’enquérit aimablement du but de sa visite. - Effectivement, fit Gauvilliers, je dispose ici d’une imposante quantité de documents concernant le domaine forestier de la seigneurie et la répartition des parcelles exploitables. C’est un vaste méli-mélo, je vous préviens. Et ce malgré le classement que j’ai effectué depuis quelques années. Certains documents sont forts anciens et remontent, je pense, au temps du roi Saint Louis.

Il ouvrit la porte d’une haute pièce aménagée comme une bibliothèque de prieuré. Des meubles entiers étaient encombrés de livres, des étagères fragiles pliaient sous des amas de paperasses diverses. Au sol, rangées dans des malles et classées à la fois par dates, par thèmes et par lieux, se trouvaient les archives de la forêt. Elles étaient constituées de notes, de lettres, de manuscrits divers, de mémoires imprimés parfois forts anciens, de procès verbaux de toutes sortes, ici entourés d’une simple cordelette, là reliés sous une couverture de cuir défraîchi ou rangés en vrac dans une pochette cartonnée élimée et cachetée par un sceau dont la signification s’était perdue.

- Il y a de la lecture, n’est-ce pas ? souriait le gruyer. - Loin de moi l’intention de tout lire, fit l’arpenteur. Je cherche quelques indications précises afin de bien cerner les limites de la paroisse des Vaux. En particulier du côté de la forêt. Souvent les archives anciennes peuvent apporter des indices utiles : la localisation d’un arbre particulier, d’une pierre fitte, d’un chemin perdu… bref de tout élément susceptible de faciliter mon travail sur le terrain. - Monsieur l’arpenteur, dit fièrement l’homme, point n’est besoin de fouiller dans cette malle : je connais tous ces éléments par cœur pour les côtoyer quotidiennement. Je suis à votre disposition pour tous les renseignements à propos desquels vous souhaiteriez avoir des précisions, et je serai, si vous le souhaitez, votre guide pour vos relevés sur le terrain. Jean Leloup accepta avec joie. Autour d’un verre de vin du pays, les deux hommes convinrent d’un rendez-vous pour le lendemain.[sws_divider_bar1 barsize="500"] [/sws_divider_bar1]

Le Coeur de la Colline

Le sire des Vaux s’était levé tôt et avait passé la matinée dans son cabinet, déjeunant par-dessus ses courriers et ses comptes. Le Chevalier de Poissy l’avait rejoint alors qu’il venait de terminer de s’habiller. - Ne voyez-vous pas d’inconvénients à ce que je vous accompagne dans vos déplacements de ce jour, cher cousin, demanda le Chevalier ? - Ce sera un grand plaisir de vous avoir à mes côtés, Chevalier, fit le châtelain avec une légère défiance dans la voix. Mais en quoi ma compagnie vous sera-t-elle utile pour les avancées de votre enquête ? - Eh bien, dit le Chevalier avec son plus beau sourire, avouerais-je que je ne sais guère par quel bout prendre mes investigations ? J’ai cependant dans l’idée que les charbonniers qui vivent dans les bois pourraient peut-être avoir été témoins de quelque chose. Ainsi, cette femme qui nous espionnait et qui se trouvait à l’endroit où le crime fut commis pourra peut-être apporter de l’eau à notre moulin ?... - Peut-être. Et peut-être pas. Sa présence était sans doute une coïncidence. Mais –sans vouloir le moins du monde douter de vos dires– vous êtes le seul à avoir distingué cette femme dans la pénombre des arbres, mon très cher cousin. Peut-être vos yeux ont-ils été trompés par la lumière du soleil. Ce sont des choses qui arrivent… - Il y avait bien une femme. Et ne me faites pas croire que c’était cette guivre dont tout le monde semble avoir peur ou je vous ris au nez ! - La Guivre ? Certes non, fit le sire des Vaux, blêmissant malgré ses efforts pour prendre un air détaché. Vous avez alors peut-être raison... Aussi vous accompagnerai-je auprès des charbonniers… « Je dois cependant rendre une petite visite à l’intendant de la carrière que j’abreuve de mes conseils. Le pauvre homme est compétant mais il manque d’expérience… - Soit, nous irons d’abord à la carrière, fit le Chevalier

Les deux cousins montèrent donc à la carrière où l’intendant Nicolas Losier avait sans doute encore besoin d’être épaulé par le châtelain... Ils reprirent le chemin pavé qui montait à travers les hameaux du temple et de Vau Renard puis le long de la ravine qui coulait tranquille depuis les sombres hauteurs des Collines Noires.

- La Fontaine aux fées dont vous me parliez hier est la source de cette ravine, n’est-ce pas ? demanda le Chevalier. - En effet, dit son cousin. Cet endroit est un des lieux pittoresques du pays. La légende raconte que c’est aux sources de la ravine que Sainte Eulalie chassa jadis le monstre à corps de serpent et à tête de femme – la Guivre, qui terrorisait les villageois. - Donnez-vous crédit à ces superstitions ? - Bien entendu que non, fit le sire des Vaux un peu gêné. Mais le fait est que je n’aime pas traîner du côté de la Fontaine aux Fées, comme vous avez sans doute pour vous en rendre compte hier : c’est un endroit fort sinistre.

Tout en parlant, les deux hommes arrivèrent à la digue qui menait à la carrière. A l’entrée tout était silencieux et froid, comme si l’endroit était abandonné de longue date. - Il n’y a personne, demanda le Chevalier ? - Ils sont tous à l’intérieur. Me ferez vous l’honneur de m’accompagner au cœur de la colline, cher cousin ? - L’usage voudrait que je vous réponde « avec joie ! » mais c’est avec une certaine appréhension que je vous vais vous suivre…

Affrontant le glacial courant d’air qui jaillissait de la galerie, le Chevalier suivit son cousin sous l’arche qui marquait l’entrée de la carrière souterraine. Au sommet de l’arche, une petite niche avait été aménagée et une figurine représentant la Sainte Vierge symbolisait le dernier repère du monde extérieur avant l’entrée dans les ténèbres.

Quelques pas à peine après avoir franchi le seuil, Poissy se retrouva dans l’obscurité absolue. Ses yeux semblaient marquer une certaine réticence à s’habituer à l’absence de lumière. Il sentit une légère panique lui mordre l’estomac et le cœur. Mais tout à coup, la chaude lueur d’une flamme fit son apparition, puis une seconde. Son cousin sortait d’une cavité, aménagée comme une salle de réserve ou un entrepôt, équipé de deux lampes à huile. - Ainsi pourvus, fit-il en tendant sa lampe au Chevalier, nous y verrons plus clair !

Ils s’engouffrèrent dans les froides ténèbres par une galerie dont la voûte maçonnée était si basse que les deux hommes devaient plier l’échine pour ne pas abîmer leurs tricornes. L’étroitesse du passage était inquiétante et tous les sens en éveil, le Chevalier devait se faire violence pour étouffer des cris à chaque fois que, dans un désagréable crissement, la manche de sa veste frottait la paroi farineuse du goulot. Puis le passage d’entrée prit fin, cédant la place à une galerie directement creusée dans la matière du sol et dont le plafond à peine plus élevé que le couloir d’accès, était soutenu par des piliers de bois et des étais. - C’est la première galerie, expliqua le châtelain. Elle part en direction du nord-est et rejoint la première salle d’exploitation. Les ouvriers y ont travaillé pendant deux ans, vidant les lieux de la pierre à plâtre disponible. C’est de là que partent deux nouvelles galeries récemment creusées dont une mène droit à une cavée riche en gypse.

Ils débouchèrent subitement dans la première salle. Le Chevalier se sentit happé par l’obscur vide qui s’ouvrait devant lui et que tout son corps et tout son esprit semblaient redouter. La lumière des deux lampes fut avalée par l’ombre impénétrable des lieux. Il se serait cru dans une cathédrale de ténèbres, tous cierges et tous lumignons éteints, une nuit sans lune, avec la sensation qu’à chaque instant le sol menaçait de s’ouvrir subitement sous ses pas… Le Chevalier sursauta, une forte odeur de paille et de crottin investit ses narines tandis qu’un animal fit danser les noires et indistinctes ombres. - Aujourd’hui, fit le sire des Vaux avec détachement, cette première salle sert d’écurie pour les ânes qui portent les hottes de gypse jusqu’au vieux four à plâtre situé au hameau du Temple.

Ils continuèrent. Malgré l’abri des carreaux de verre, les flammes des lampes à huile vacillèrent sous l’effet des courants d’air. - Juste au-dessus de nous doit se trouver le puits d’aération que j’ai fait percer à la fin du printemps pour que les ânes ne craignent pas l’étouffement, dit fièrement le châtelain. - Les ânes… et les ouvriers, remarqua le Chevalier. Mais sa voix se perdit dans les ténèbres.

Ils se glissèrent dans un goulot étroit et assez bas. A la lumière des lampes, le Chevalier put observer les traces de pioches et de barre à mine sur les parois. Comme si on avait enlevé la roche par petits copeaux pour creuser la galerie. Il y faisait très humide. - Le gypse est un minéral assez souple et tendre fit le sire des Vaux. Il se creuse facilement. « J’ai visité la carrière de pierre blanche à Nogent des Bois avant de faire commencer les travaux ici. Les techniques sont très différentes. Là-bas, les chantiers sont très anciens et les travaux se font à ciel ouvert. On y extrait des blocs importants à l’aide de coins enfoncés à la masse ou avec de longues barres à mine. Puis les blocs sont taillés sur place et livrés par de lourds chariots jusqu'aux commanditaires. « Ici, nous creusons les galeries à travers les couches du sol jusqu’au filon de pierre à plâtre. Nos outils sont plus modestes : barre à mine courte, pioches à deux têtes, pelles… et lampes à huiles pour y voir clair.

La dernière remarque du châtelain fit malgré tout sourire Poissy, lui qui n’y voyait guère à la chevrotante lumière contenue des lampes.

Une nouvelle odeur assaillit les narines du Chevalier, comme si l’odorat était décuplé par la déficience de ses repères visuels. Une odeur de sueur mêlée à d’humides effluves de putréfactions. - Il y a beaucoup d’humidité dans cette salle. Le gypse est une roche étonnamment poreuse. Lorsqu’il pleut en surface, l’eau glisse rapidement à travers la terre en surface puis le sable et s’infiltre à travers les couches de marnes fissurées. Et en fin de compte, le gypse et les cavités que nous avons creusées récupèrent tout. « Ce ne sont pas des conditions idéales pour travailler mais qu’y pouvons-nous ?

Rythmé par les coups de pioches et les « han ! » des carriers, le travail continuait dans la semi-obscurité et l’étroitesse angoissante de ce que le sire des Vaux appelait « la salle » avec un détachement atterrant. Il s’agissait plutôt d’une cellule resserrée, d’une oubliette surpeuplée dont les prisonniers essaieraient de s’évader par la voie des Enfers. « Clang ! » faisait la pioche à deux têtes sur la muqueuse minérale des entrailles de la terre. « Craaac ! » répondait la barre à mine, en mettant à vif la membrane de précieux gypse. « Bing ! » continuait la pelle en évacuant dans un récipient les blessures du sous-sol… Pour le Chevalier, l’abominable niche avait tout l’air d’une fosse commune dont tous les occupants se seraient éveillés pour danser une macabre sarabande au milieu d’un bouillonnement de râles, de sueur et d’abjectes mycoses en suspension. Des pulsations frappèrent ses tempes et l’intérieur de ses oreilles… étaient-ce les battements du cœur de la Colline ou bien son propre corps qui vibrait au rythme des coups de pioches ? Il fut pris d’un malaise où se mêlaient nausées et claustrophobie… Les murs semblaient se resserrer autour de lui, avalant tout , lumière, hommes, outils… - Sortons de ce trou, Sacquet ! Je meurs ici ! fit-il en appelant son cousin par son nom de famille.

Le sire des Vaux prit le Chevalier par le bras et le guida avec hâte jusqu’à l’air libre. Le ciel s’était couvert. De vilains nuages gris menaçaient de déverser leur pluie sur le pays. Les arbres sombres semblaient regarder avec de lourds reproches les deux hommes. Et pourtant ! Poissy riait comme un enfant de se retrouver à la lumière du jour, à respirer les aimables senteurs de la forêt…

Un peu plus haut, cachée derrière le large fût d’un châtaigner, une jeune fille aux yeux d’émeraudes observait les deux hommes en silence.[sws_divider_bar1 barsize="500"] [/sws_divider_bar1]

Le Chevalier poursuit l’enquête

Au matin du troisième jour de leur présence au château des Vaux, l’arpenteur et le Chevalier se séparèrent sur le chemin de Saint Martin qui passait devant une des grilles du château. Le premier monta en direction des bois pour retrouver le gruyer, le second descendit le chemin pavé en direction de l’église.

La chaussée était glissante : une fine pluie voilait silencieusement le pays. L’intention de Poissy était de rencontrer le curé des Vaux et de s’entretenir avec lui. Il avait de nombreuses questions à lui poser et il pensait ne pas avoir trop de la matinée pour obtenir les réponses qu’il souhaitait.

L’église des Vaux était une bâtisse massive, dominant tout l’ouest du bourg et la route de Nogent à la Ferté. Elle se dressait sur un petit éperon rocheux situé juste sous un vieux rempart, à l’ombre de deux des quatre antiques tours du château. Son clocher était épais, de forme rude et de construction ancienne. Et bien plus austère qu’une aimable et légère flèche de cathédrale. Plusieurs solides contreforts accentuaient l’impression d’épaisseur primitive des lieux.

Le Chevalier passa sous le porche de l’église. C’était un porche d’une grande sobriété, dominé par un arc en plein cintre et un tympan sans sculptures. Par endroits, on pouvait deviner des traces de diverses peintures très anciennes. Un œil entraîné aurait pu reconnaître, en observant les traces encore visibles, une représentation du Christ en majesté, probablement entouré de figures naïves représentant les symboles des quatre évangélistes. Mais Poissy ne s’attardait guère, en général, sur ce genre de détails qu’il considérait avec une certaine ironie propre aux libertins de son genre. Il remarqua toutefois les démons grimaçants sculptés sur les chapiteaux des quatre colonnes du porche. L’un d’entre eux particulièrement attira son attention : Il avait un visage et un buste féminin et tout le bas de son corps formait la queue d’un serpent qui s’entremêlait au feuillage sculpté du chapiteau... La Guivre.

La porte était ouverte. Au-delà se trouvait la pénombre. Ne souhaitant pas s’attarder plus longtemps sous la pluie et sous le regard menaçant des quatre démons inertes, Poissy entra discrètement.

Le curé était au fond de l’église, vers l’abside. - Ne dites pas un mot, dit-il avant même que le Chevalier puisse distinguer son visage. Je sais qui vous êtes et pourquoi vous êtes là ! - Voilà une entrée en matière qui attise ma curiosité, mon père...

Le prêtre était debout, immobile devant une statue baroque de la Vierge à l’enfant qui contrastait par son style, ses couleurs et le réalisme des visages à l’austère tristesse de l’édifice et à la froide et roide allure du curé. Il toisait le Chevalier du regard tandis que celui-ci prenait place tranquillement sur un banc réservé aux fidèles. - Je me permets, mon père, d’abuser de votre hospitalité pour vous poser quelques questions au sujet de vos relations avec le châtelain des Vaux, reprit le Chevalier. - Vous n’aurez pas besoin de poser de questions car je compte bien tout vous dire.

Il se déplaça en direction d’une porte discrète placée sur le coté gauche de l’abside, un peu après la statue de la vierge. - Si vous voulez bien me suivre au presbytère, fit-il. Ce sera un lieu certainement plus convenable pour le genre de conversation que nous allons avoir à tenir…

Les deux hommes s’installèrent autour d’une table sur laquelle le prêtre avait servi rapidement et contre toute attente deux bols et une carafe en terre cuite de laquelle s’échappait une odeur de cidre. La pièce aussi sentait la pomme. Et l’ail, aussi. Elle était bien plus lumineuse que l’intérieur de l’église et le Chevalier eut le loisir d’observer son interlocuteur : visage sévère mais fatigué, front dégarni et cheveux grisonnants tombant en ondes cendrées sur les épaules ; mains longues et maigres laissant apparaître, dans les nœuds des muscles et des os, une continuelle tension nerveuse.

- Il me semble que toute la lumière doit impérativement et rapidement être faite dans l’affaire pour laquelle vous me rendez visite, reprit le curé. « J’ai ouï dire par une quelconque rumeur que d’aucuns soupçonneraient qu’une main terrestre aurait pu mettre fin aux jours de notre pauvre Perrin Baudet… Je vous affirme tout de suite que c’est faux ! Sa mort a été provoquée par une rencontre tout à fait véridique avec la sanguinaire et démoniaque créature qui hante nos bois depuis les temps les plus anciens. Cette bête qu’on dit prendre pour moitié l’apparence d’une femme et pour moitié celle d’un serpent est armée par Dieu pour punir les dérives, dérèglements et autres infidélités des hommes de ce siècle. Les principes et les devoirs du christianisme sont aujourd’hui délaissés, et les beaux esprits professent des philosophies impies au lieu d’enseigner la crainte de Dieu. « La crainte de Dieu devrait pourtant inspirer le plus mécréant de tous, Armand Sacquet de Villette, le soi-disant seigneur des Vaux. La mort de Baudet est un signe céleste qui le vise directement ! Par ses nombreux péchés connus ou méconnus, par ses tromperies à l’encontre des représentants de la sainte foi, par ses blasphèmes, par la lente destruction des Collines Noires et des ses bois, Sacquet s’expose à la juste colère divine incarnée par la Guivre des Vaux. - Il y a plus mécréant que Sacquet, fit Poissy avec un sourire narquois. Mais pourquoi dites-vous « soi-disant seigneur des Vaux » ? Je ne comprends pas ce que vous insinuez... - Sacquet n’est pas le seigneur légitime des Vaux quand bien même est-il d’un noble sang. Il est un étranger, un arriviste, un engagistequi a racheté les droits vacants de la châtellenie pour profiter des revenus qui y sont liés : droit de banalité de four, de moulin, de pressoir ; droit de cens en grains, volailles et deniers sonnants et trébuchants ; droit sur la production de vins, cidres et liqueurs de fruits ; droit de lods et ventes ; droit de ban pour la moisson et les vendanges... auxquels s’ajoutent les revenus du péage du petit pont de la Ferté-Canteloup et les droits de haute, moyenne et basse justice sur l’ensemble de la seigneurie... « Sacquet s’enrichit sur le labeur des paroissiens des Vaux, du Temple, de Vau Renard et de Vau Gaillard, et ceux de Bois Robert, du Rosay et de Beauregard. Et pire que tout, il étripe la colline pour ses sordides entreprises et détourne les eaux de la ravine du Temple, cet aimable ruisseau autrefois si pur et si doux à boire. « Enfin, non content de brouiller les coutumes, les usages et les liens traditionnels entre les paroissiens, il ouvre les terres de la seigneurie à des hordes pécheresses de pèlerins impies dont le seul et odieux dessein est de transformer la forêt en désert de cendres...

- Et si la Guivre n’existait pas, glissa Poissy après un silence ? Et si Perrin Baudet avait bien été assassiné ? - Semer le doute sur l’existence la Guivre des Vaux, cher Chevalier, c’est être complice de ses activités démoniaques, dit le curé en fixant le regard de Poissy. « Maintenant vous m’excuserez, ajouta-t-il après un lourd silence, mais quelques pêcheurs m’attendent pour la Confession.

Il but d’un coup sa bolée et se leva. Le Chevalier l’imita. Mais il dut se contenir pour ne pas recracher le cidre gâté, parfaitement imbuvable. « Dire que mon cousin perçoit les droits sur la production de cette horreur » pensa-t-il, amusé.[sws_divider_bar1 barsize="500"] [/sws_divider_bar1]

A propos de Bois Robert

Le fief de Bois Robert avait un statut juridique particulier. C’était un fief sans seigneur, une obscure mouvance du domaine royal dépendant également pour une part de la châtellenie des Vaux, via la gruerie, et pour une autre part du couvent des religieuses de Nogent des Bois. Traditionnellement, les revenus de ces terres boisées revenaient au trésor royal, mais un vide juridique permettait aux Dames de Nogent, comme on les appelait ici, de bénéficier des maigres subsides. Tout le reste, était, par défaut, à la charge du Seigneur des Vaux. Cependant, l’habile Sacquet de Villette, exploitant à son avantage la complexité du système, s’appuya sur le récent Edit royal de 1766 qui précisait que tous ceux qui s’engageaient à défricher des terrains incultes depuis vingt ans et à les rendre propres à la culture pouvaient en devenir les légitimes propriétaires. Le châtelain couvrit de modestes mais suffisantes largesses des volontaires venus d’un peu partout – et même d’autres provinces – pour qu’ils s’installent sur le fief de Bois Robert, chassant les anciens occupants des bois, défrichant les terrains boisés pour leurs propres comptes, mais offrant de leur temps et de leurs efforts aux entreprises locales de leur protecteur. Les taillis étaient donc méthodiquement essartés par parcelles et de nombreux nouveaux actes de propriété étaient en cours de validation auprès du baillage de Nogent, au détriment des religieuses qui percevaient jusqu’alors de maigres bénéfices en nature – comprenez en fagots, en bois de chauffage et en charbon de bois – de la part des anciens habitants.

C’est ce qu’expliquait avec force détails l’érudit gruyer à l’attentif arpenteur royal. - C’est une grande tristesse que le Bois Robert soit la proie des ambitions vénales du Sire des Vaux, ajouta l’homme en se frottant la barbe avec tristesse. Rien ne semble pouvoir empêcher la destruction de ces délicieux sous-bois. Les chemins, autrefois si agréables, sont à présent défoncés par les ornières des lourds chariots qui évacuent les troncs élagués de jeunes arbres qui n’aspiraient qu’à durer. Les abords des chemins sont encombrés de cabanes et de huttes où s’entassent dans une promiscuité absolue hommes, femmes, enfants et animaux. Même les charbonniers qui vivent au cœur des bois semblent mieux installés. Et puis il y a cette odeur constante de fumée des branches qui se consument dans des âtres improvisés qui sont autant de petits enfers pour les poumons, pour les yeux et pour le cœur, blessé par tant de ravages…

- Vous m’avez précisé, reprit Leloup après un silence de son interlocuteur, que selon vous, il n’existe pas de documents précisant la surface du Bois Robert. - En effet, le grand flou concernant ce fief ne date pas d’hier. Et si des documents ont existé, il ne fait aucun doute qu’ils sont aujourd’hui perdus. - Je compte donc aller sur place faire des relevés. M’accompagnerez-vous ? Le gruyer hésita avant de donner sa réponse. Un éclair passa dans ses yeux. - Oui, je vous accompagnerai. Certains endroits du Bois Robert sont à éviter absolument. Il vaut donc mieux qu’un guide vous accompagne. - Qu’y a-t-il donc de si dangereux ? - Je ne souhaite pas vous en dire plus, fit enigmatiquement l’officier royal. Il est temps que vous partiez, je dois me reposer à présent…Retrouvons-nous demain à l’entrée du fief du Temple. Un chemin nous conduira directement au Bois Robert.

Isengar, Mai 2005.[sws_divider_top]





Un jeune homme devient l'enjeu d'un conflit entre bien et mal.

Prologue

L'homme fut jeté avec brusquerie au pied du trône environné de ténèbres. Pantelant et frissonnant de terreur, il n'osa pas relever la tête lorsque la voix retentit, chargée de menaces:

- L'on m'a dit que tu désirais me voir... Ton voeu est exaucé à présent. Qui es-tu et que veux-tu? Parle donc! En gémissant, l'homme se mit péniblement à genoux et risqua un coup d'oeil vers la pénombre glauque au-dessus de lui. Ce qu'il vit le fit de nouveau s'aplatir de terreur. Mais il se reprit rapidement, songeant que pire l'attendait s'il demeurait silencieux. - Je suis Morthug, dit-il d'une voix qu'il aurait voulue tellement plus assurée. J'ai une requête à vous faire, Seigneur. L'être éclata de rire, un rire qui se transforma soudain en rugissement, plein de hargne et de colère. - Oublierais-tu que tu t'adresses à P'amin, troisième Seigneur nacarat et Serviteur de l'Arbre Rouge, et qu'en outre je suis capable de t'écraser à l'instant pour ta hardiesse? - Mais, Seigneur, balbutia l'homme de plus en plus terrifié. Je ne viens pas en ennemi... Je suis venu vous présenter mes hommages, et demande à devenir votre vassal. - Qu'ai-je à faire de tes hommages? gronda P'amin. - Je suis Sire de la Ville de l'Eau, Morgemalde... Je mets la puissance de mes armées entre vos mains, si vous le désirez. - Fort bien... - Je ne vous demanderais qu'une petite chose en échange, reprit Morthug dont la voix trembla encore, car telle était la raison profonde de sa visite. - Laquelle? - Je souhaiterais que vous m'accordiez l'immortalité. Le silence qui suivit lui fit craindre que sa témérité avait été trop loin, et il se blottit plus encore contre le sol humide. Mais P'amin lâcha finalement: - Ceux de ton peuple sont déjà immortels. Pourquoi demandes-tu ce que tu possèdes déjà? - Les armes et la maladie peuvent m'atteindre, Seigneur. Contre cela je ne peux rien... - Soit, dit P'amin après un nouvel instant de silence. Tu auras ce que tu désires. Je prend également note de ton premier engagement. Dans trois jours, deux de mes serviteurs viendront prendre connaissance de la puissance de ta ville. Tu es désormais aux ordres de Täldîonath, mais c'est moi qui te transmettrai ses ordres. Je devrai être informé de tout ce que tu entreprendras, et tu ne devras oeuvrer que pour la gloire de Täldîonath. Si tu faillis à ton engagement, rien ne m'empêchera de reprendre mon cadeau, et tu sais ce qui t'arrivera alors. Pars![sws_divider_bar1 barsize="500"] [/sws_divider_bar1]

Entraînement

Le soleil brillait haut au-dessus des frondaisons, perçant en taches claires sur la terre battue, et moirant d'ombres vertes la peau des deux jeunes gens qui s'entraînaient au milieu de la clairière. Le plus âgé des deux tenait par la bride un cheval bai harnaché, et remettait en place un mannequin de paille hautement perché capable, en pivotant sur lui-même, de présenter sur sa droite une barre redoutable susceptible de désarçonner un cavalier lancé au galop.

- N'abime pas le matériel, Herric! l'apostropha en riant son compagnon, un jeune homme blond à l'air jovial, mais aux iris étranges car d'un rouge luisant, presque incarnat, rehaussé encore par l'absence de pupille; absence parfaitement normale quant à elle pour ceux de son peuple. Cela fait trois fois que tu le fais tomber... S'il se casse, Heulen ne va pas être contente! L'autre haussa les épaules; il se mit prestement en selle, raffermit la prise de ses mains sur la hampe de son arme et s'élança. La pointe de sa lance vint violemment percuter le mannequin en pleine poitrine, tandis qu'il évitait la barre pivotante avec une facilité née de l'habitude. Vacillant, le mannequin menaçait de s'effondrer à nouveau; le jeune homme aux iris rouges vint prestement le retenir. - Tu ne perds pas la main, dit-il à son compagnon qui revenait au petit trot. Tu ne l'as jamais perdue. Je ne comprend pas pourquoi tu t'obstines à t'entraîner si longtemps, tous les jours. - C'est un dérivatif, grogna l'autre en descendant de sa monture pour prendre un peu de repos. En fait, cet entraînement m'ennuie. Je n'arrive pas à oublier qu'il ne s'agit que d'un mannequin de paille... J'ai hâte de me faire la main sur de véritables ennemis. - Il t'ennuie parce qu'il ne t'apporte rien, rétorqua malicieusement le jeune homme. Fais comme moi... Apprends! En disant cela, il alla se saisir d'un grand arc d'if appuyé contre un tronc ainsi que des flèches élégamment empennées qui l'accompagnaient; avisant le mannequin de paille, il encocha une flèche, banda son arc et tira. La flèche se ficha dans la paille avec un bruit sourd, au niveau du coeur. Herric hocha la tête, admiratif. - Tu as fait des progrès, Finn... - Je te remercie.[sws_divider_bar1 barsize="500"] [/sws_divider_bar1]

L'arbalétrier

Galvanisé par le compliment de son compagnon, Finn se saisit d'une autre flèche qu'il ajusta soigneusement; mais alors qu'elle s'élançait vers la cible, un carreau décoché de l'ombre des sous-bois la percuta en pleine course, avant de venir se ficher exactement entre les deux supposé yeux du mannequin.

Chad abaissa son arbalète et s'avança calmement vers les deux hommes stupéfaits. La remarque désobligeante d'Herric mourut sur ses lèvres; le regard de l'arbalétrier imposait vraiment au silence. - Joli tir, Chad, murmura Finn. Sans répondre, le nouvel arrivant se dirigea vers le mannequin duquel il retira son carreau profondément enfoncé. Ni Finn ni Herric n'esquissèrent un geste quand , d'une poussée violente, il fit tomber à terre la figure de paille. Un silence effrayant prit possession de la clairière. - Rentrez immédiatement au château, dit Chad entre ses dents. Il se passe quelque chose de grave en forêt. La jeunesse et la beauté de l'arbalétrier ne trompaient personne; tout le monde savait qu'il était presque aussi âgé que le Roi. Personnage sombre et mystérieux, nombreux étaient ceux qui le respectaient, et plus nombreux encore, ceux qui le craignaient; aussi Finn et Herric exécutèrent-ils ses ordres sans faire d'histoires. Les trois hommes rejoignirent leurs chevaux en silence; celui de Chad était noir, évidemment, tout comme sa tunique, ses bottes et son pourpoint, ses cheveux et même ses yeux; phénomène d'ailleurs assez rare chez le peuple khelte. Même sa peau semblait bien moins pâle que celle de la plupart des siens, ce qui lui avait valu nombre de remarques et de murmures; mais Chad s'en moquait bien, tout comme il se moquait des questions de ses compagnons d'armes, ou des avances des nombreuses jeunes filles qui avaient posé le regard sur lui. Taciturne au possible, nul ne pouvait se vanter de le connaître; mais sa renommée, de tireur hors pair ou d'orfèvre de talent, dépassait de loin les frontières du royaume. Le voyage fut court de la forêt à Morgemalde, la Cité Belle aux Mille Fontaines, la Ville de l'Eau près de l'Eau, capitale des terres d'Eost, le plus grand territoire khelte du continent. Lorsque les trois cavaliers passèrent les portes de la ville, la herse se referma derrière eux. Aux questions inquiètes de Finn, un garde répondit qu'une patrouille avait repéré des êtres suspects rôdant près de la cité, et qu'il était plus que certain qu'il s'agissait d'etelnaÿs, ennemis mortels des kheltes; or personne ne leur avait permis de franchir la frontière, aussi une attaque était-elle supposable. Et de fait, l'énorme cité toute entière se terrait dans l'attente.[sws_divider_bar1 barsize="500"] [/sws_divider_bar1]

Attente

Il y avait maintenant plus de deux heures que Finn et Herric, en armes, attendaient dans une salle de garde que l'on vienne leur donner des instructions. Tous les hommes en âge de se battre restaient de même sur le pied de guerre, trépignant de ne pouvoir agir. Les ordres de Morthug étaient clairs: rien ne serait tenté tant que la menace ne s'avérerait pas sérieuse.

Herric faisait les cents pas dans la pièce exigüe, sous le regard fatigué de son compagnon. - Par Ullchain! jura t-il. Nous faire ça à deux jours de la Fête de la Flamme! Ils me le paieront! - Calme-toi, Herric, murmura Finn. Nous ne sommes pas encore en guerre... Ce n'est peut-être après tout qu'une fausse alerte. - Morthug est parano, grogna son compagnon en se rasseyant. Je te parie qu'il enverra les troupes même s'il ne s'agit que d'un pauvre groupe de vagabonds. On dirait qu'il cherche n'importe quel prétexte pour déclarer de nouveau la guerre aux etelnaÿs. - C'est peut-être vrai, dit sombrement Finn. Cela fait trop longtemps que la situation est tendue, il faudra bien que l'abcès crève... Quelques minutes plus tard, la porte de leur pièce s'ouvrit, et autre soldat vint mettre fin à leur attente. - Vous avez droit à un peu de répit, leur dit-il, car l'un des rôdeurs a été attrapé. Il s'agit bien d'un etelnaÿ. Il doit être devant Morthug à l'heure qu'il est.[sws_divider_bar1 barsize="500"] [/sws_divider_bar1]

Le Prisonnier

Tranquillement installé sur son siège royal, Morthug au jeune visage balafré de peintures émeraude symboles de son rang, observait le prisonnier pantelant, encadré de deux guerriers en armes, qui venait de lui être amené. Tout autour du Roi, siégeaient une dizaine de conseillers et de personnages majeurs, au regard inquisiteur; il y avait Serclyn et Gâlbakh, les deux ministres à la parole sévère mais le plus souvent juste; il y avait Argäs, Eamor et Dîonvel, aux vêtements verts et or, à l'apparence agréable mais au sourire cruel; et il y avait Chad, en habits de cérémonie, dont deux tresses mêlées de boucles d'argent encadraient le visage pensif.

A terre, le prisonnier regardait le Roi. Ses vêtements déchirés et maculés, sa longue chevelure d'un beau mauve sombre qui balayait le sol autour de lui accentuaient encore son aspect misérable. Mais il n'y avait pas de peur dans ses yeux allongés; seulement de la haine, et une sorte de défit vainement lancé aux seigneurs qui l'entouraient, capables de le mettre à mort à l'instant. - Que les Avnes te maudissent, Morthug roi des chiens! cria t-il en se redressant, devançant toute question. Aussitôt ses deux gardiens le remirent à genoux en le frappant avec violence, sans pour autant tirer un seul cri des lèvres du supplicié. Morthug sourit. - Qui t'a envoyé sur nos terres? susurra t-il. Est-ce ton maître, Angal? Savait-il que seule la mort t'attendait ici? L'etelnaÿ frémit mais ne répondit rien. Argäs s'agita sur son siège. - Ces maudits Fronts-Bas ne cesseront leurs insolences que lorsque nous les aurons éliminés! dit-il avec hargne. Prenons les armes et écrasons-les une bonne fois pour toutes. Sa véhémente déclaration souleva des murmures parmi les seigneurs assemblés; le Roi hochait rêveusement la tête sans se départir de son sourire. Alarmé, Chad se dressa à demi. - Seigneur Morthug, commença t-il. Le Roi le fit taire d'un geste, et se pencha vers le prisonnier. Les rumeurs cessèrent peu à peu. - Ce n'est pas la première fois que vous enfreignez les règles, martela t-il. Argäs a raison; il est grand temps de remettre à sa place ta détestable engeance. Que cette punition serve d'exemple à tous les etelnaÿs de la contrée. - Nous ne vous avons jamais attaqué, protesta le prisonnier. Nous ne faisons que subir. Mon groupe et moi-même désirions seulement traverser votre pays. Cette guerre est injuste. - Ecoutez-le, Seigneur, renchérit Chad. Nous risquons de nous attirer l'hostilité des autres peuples si nous agissons sans raison valable. Il est inutile de provoquer une guerre. Laissons plutôt repartir ce malheureux; qu'il rejoigne les siens et, si vous le désirez, qu'il leur apporte votre avertissement. - A mort! rugit Argäs en se dressant, les yeux fous. Avertissement ou non, il y aura bataille! Mais c'est à nous de porter le premier coup! En silence, tous les regards se tournèrent vers Morthug. Le Roi souriait toujours; il tourna légèrement la tête vers Chad, qui l'observait, et lui dédia un coup d'oeil ironique; enfin son regard revint lentement sur le prisonnier. - Qu'il meure, lacha t-il simplement. Une lance s'abattit dans le dos du prisonnier avant même que celui-ci comprenne le sens de la phrase; il s'effondra avec un faible cri, et son sang commença de se répandre sur le sol dallé. Courroucé par l'attitude du Roi, Chad se leva d'un bond et sortit de la pièce d'un pas rapide, les pans de son manteau sombre voletant autour de lui, lui donnant la semblance d'un grand oiseau noir. - Nettoyez-moi ça, jeta Morthug quand il fut parti. Et laissez-moi seul. Les généraux et moi-même, allons délibérer d'un plan de guerre. Donnez l'ordre à chaque combattant de se tenir prêt. Dans deux mois tout au plus, nous en aurons définitivement terminé avec les etelnaÿs.[sws_divider_bar1 barsize="500"] [/sws_divider_bar1]

Aux Champs

Depuis la première heure du jour, Heulen en compagnie d'autres jeunes femmes, travaillaient en plein air à la fabrication des cordages servant aux navires de la ville, ou qui seraient vendus au port de Kâlech, plusieurs lieues à l'Ouest.

Dans une joyeuse et fébrile agitation, le chanvre récolté était roui, puis teillé par Heulen et son amie Debda, c'est-à-dire libéré de sa filasse par un séran, un peigne de fer; plus loin une dizaine de jeunes filles encourageaient à grands cris celles qu'elles avaient choisies pour fileuses; celles-ci attachaient de grosses poignées de fibres teillées à leur taille, l'autre bout de ces fibres fixé à un crochet tournant, puis marchaient à reculons en laissant filer le chanvre humide. Enfin, un dernier groupe tordait les fils de caret obtenus, les peignaient et les doublaient dans le sens de la longueur avant de les entreposer au sec dans une grange où ils attendraient de servir aux beaux navires blancs de Morgemalde, ou d'être vendus à Kâlech. Lorsqu'elle vit Herric qui accourait en sa direction, Heulen laissa tomber chanvre et séran et se précipita vers lui. Dans le même élan, il la saisit par la taille et la souleva sans peine, l'entraînant dans une joyeuse ronde en riant aux éclats. Finn arrivait à sa suite, accompagné par Sedb, guerrière confirmée, dont le sang n'était pas seulement celui d'une khelte; mais à cette époque un tel fait ne gênait personne. Les fileuses cessèrent leur travail et les dévisagèrent en souriant; mais elles cachaient mal leur inquiétude. De fait, Herric avait perdu son sourire, et la façon dont il serrait Heulen contre lui était à présent celle d'un homme anxieux de perdre ce à quoi il tenait le plus au monde, bien plus qu'à sa propre vie. En silence, Heulen le dévisagea. - Tu vas partir, murmura t-elle. - Non, pas encore, répondit Herric. Mais la guerre est là. Il y aura une célébration ce soir; cependant la première escouade ne partira que dans trois jours, je crois. Je ne sais pas encore qui y sera nommé. Sans rien dire, Heulen enfouit sa tête au creux de son épaule, serrant Herric contre elle à s'en faire mal. - Ce sera vite terminé, mon ami, souffla t-elle, les yeux brillants. - Je l'espère... Lentement il la relâcha; les fileuses reprirent leur travail. Finn et Sedb s'étaient déjà éclipsés, attirés par la rumeur des préparatifs de la fête, parallèles à ceux de la guerre elle-même. Déjà dans le ciel bleuté, la fumée qui s'élevait des forges pesait comme une menace.[sws_divider_bar1 barsize="500"] [/sws_divider_bar1]

Etrange visiteur nocturne

La nuit était bien avancée lorsqu'une ombre voila un instant la lune en survolant la ville, endormie tardivement après la célébration. Se dirigeant vers la demeure royale en battant silencieusement de ses grandes ailes sombres, elle y pénétra par l'une des immenses fenêtres, largement ouverte; Morthug était là qui l'attendait, frissonnant dans son manteau royal, car fraîche était la brise nocturne. L'inconnu se posa avec délicatesse sur les dalles froides, repliant ses ailes dans un froissement de plumes; après lui avoir souhaité la bienvenue à voix basse, Morthug alla refermer la fenêtre, puis à la lueur de la lune, alluma deux bougies vacillantes de chaque côté de la grande pièce. La faible lumière ainsi diffusée joua furtivement sur la peau du visiteur couverte d'un pigment vermillon, et sur l'ovale parfait de son visage aux yeux lourdement soulignés. Quand Morthug se tourna à nouveau vers lui, l'être dit quelques mots avec un accent chantant qui donnait au langage guttural des kheltes une étrange beauté.

- Qu'en est-il de l'accomplissement des ordres de la Rouge Branche? s'enquit-il. - Le chaos avance, comme Täldîonath l'avait souhaité, rouge âjna, répondit le Roi en s'inclinant avec un sourire cruel. Lorsque mes armées auront écrasé les etelnaÿs, les autres peuples entreront en guerre, victimes de leurs propres alliances. Alors la Rouge Branche pourra se repaître de leurs cadavres. - C'est bien, siffla l'âjna. Le Rouge Arbre est-il en sécurité? - Il est ici, au secret, dit Morthug en désignant une porte en retrait de la salle, dissimulée sous une tenture frappée des armes kheltes. L'âjna s'en approcha, et se contenta de poser la main contre la porte, comme s'il écoutait à travers le bois poli. Puis il s'en éloigna, apparemment satisfait. Il sortit d'un pli de la tunique qui serrait sa taille une arme étrange, semblable à un large cimeterre rouge sombre, dont la lame émettait sans discontinuer une plainte très faible mais excessivement sourde, qui vibrait contre les murs. Il la tendit à Morthug, qui s'en saisit respectueusement. - P'amin t'offre ceci, expliqua l'âjna. La Gweddenme, "Mange-Lumière". Prends-en grand soin, comme de l'enfant de Täldîonath. Grâce à elle, la Rouge Branche reconnaîtra les siens. Morthug s'inclina profondément. L'âjna allait s'éclipser et reprendre son essor pour disparaître dans la nuit quand il revint soudain sur ses pas, et évoqua ce que Morthug redoutait depuis le début: - Qu'en est-il du Vellerùadha?[sws_divider_bar1 barsize="500"] [/sws_divider_bar1]

Une menace

- Le Vellerùadha? répéta Morthug, l'air ennuyé. Et bien.. Que Täldîonath me pardonne, mais je n'ai pas pu agir.

L'âjna ferma les yeux à demi, ce qui accentua de plus l'impassibilité de son expression; mais Morthug ne s'y trompa pas, et intérieurement il commença à trembler. - Cette affaire aurait dû être réglée il y a longtemps, dit l'âjna d'une voix monocorde. Je crains que la Rouge Branche ne finisse par perdre patience. - Je ne peux rien faire! s'écria Morthug dont la panique grandissait. - Quelle en est la raison? - Un Vigilant est arrivé il y a bien six mois, expliqua le Roi. Il est sans cesse à mes côtés, et surveille chacune de mes actions. J'ai appris qu'il avait justement pour mission de protéger le Vellerùadha. - Un Vigilant, murmura l'âjna. C'est ennuyeux... - Il ne peut sentir l'arbre, continua Morthug, mais il commence à deviner la présence de la Rouge Branche. Son attention a redoublé depuis une semaine, et il se montre de plus en plus exigeant et soupçonneux. Je crains qu'il ne découvre la vérité si je fais tuer le Vellerùadha... - Débarasse t-en, le coupa l'âjna. Fais-le tuer également. - Mais si je fais cela, les Avnes... - Ce n'est pas mon problème, ni celui de Täldîonath. Fais-les tuer tous les deux. Ce problème doit être réglé avant quarante jours. Sinon c'est ta tête qui ornera la Rouge Branche. Et sans daigner écouter les supplications de Morthug, il prit son essor et disparut dans les ténèbres.

Vayrenoth, mars 2002. [sws_divider_top]



Les tribulations d'une jeune elfe méfiante à l'égard des humains et d'un jeune aventurier au coeur pur...

Introduction

La nuit claire et étoilée était descendue sur le pays depuis de nombreuses heures déjà et une petite troupe de soldats parcourait les terres royales pour y débusquer et en chasser tout intrus nuisible. Il y a dix hommes et leur capitaine, un homme grand et à l'allure fière. Tandis que ses troupes avaient mis pied à terre et préparaient un feu, il était resté en retrait sur son cheval. Les soldats se préparaient à enfin prendre leur repas du soir. Ils ne faisaient que très peu de bruit car ils craignaient la forêt voisine.

En effet, des légendes diverses couraient à son sujet. Quelques uns disaient qu'elle était hantée, d'autres qu'elle était maudite mais il y avait aussi une rumeur qui disait qu'elle était peuplée d'êtres pacifiques, doux et beaux : les elfes. Pourtant, depuis plusieurs dizaines d'années, les elfes étaient devenus rares et se montraient craintifs à l'égard des hommes. Ils entretenaient toutefois encore une relation amicale avec les nains des grandes montagnes du sud et se battaient contre les trolls des marais de l'ouest. Peu de gens avaient eu la chance, depuis près de cinquante ans, de voir un elfe de près ou de loin...[sws_divider_bar1 barsize="500"] [/sws_divider_bar1]

Le campement

Le camp enfin installé, un soldat s'approcha de son capitaine et posa doucement la main sur l'encolure du cheval. Il caressa la bête puis leva la tête vers le cavalier et dit:

-"Mon capitaine, tout est prêt. Vous devriez venir manger avant que ça refroidisse... - J'arrive, murmura le capitaine. Garde ma part près de l'âtre. - Oui, mon capitaine." Le soldat reprit sa place près du feu, laissant son capitaine perdu dans ses pensées. Ce dernier descendit lentement de sa monture et s'installa entre deux de ses hommes. Les discussions allaient bon train sur divers sujets et un soldat fit remarquer aux autres le calme étrange des environs. Ils entendaient à peine les animaux des bois. Ils n'avaient pris aucun intrus et ils s'en félicitèrent car cela montrait l'efficacité de la surveillance des frontières. Un léger bruit derrière eux les fit sursauter et ils sortirent leurs épées. Ils scrutèrent l'ombre puis, au bout de quelques instants, un jeune homme apparut dans le cercle de lumière du feu. Il portait des vêtements déchirés et une épée, rangée dans son fourreau de cuir, pendait à son côté. Il avait le visage fatigué et tendu mais il souriait en s'approchant lentement de l'âtre. Il s'arrêta à quelques pas du capitaine qui l'examinait de la tête aux pieds. -"Qui es-tu, étranger ? Demanda le capitaine. - Je ne suis pas vraiment un étranger, je suis un aventurier. Je viens de l'est lointain où j'ai combattu d'étranges créatures venues d'une île proche de Luk Tholein. J'ai perdu mon cheval en traversant la rivière du milieu des terres et je suis très fatigué... - Tout ça ne me donne pas ton nom! - J'ai faim aussi, reprit le jeune homme, comme s'il n'avait pas entendu le capitaine. - Tu auras un morceau de pain et un bol de ragoût quand tu m'auras donné ton nom et dis ce que tu viens faire par ici. - Je m'appelle Logan Shearmus et je vais de ce pas à Milendil pour voir un vieil ami, le propriétaire de l'auberge, Le cyclope borgne. - Ainsi, tu vas voir Hans ? - C'est Henry que se nomme mon ami. Je ne suis pas venu depuis huit mois, l'auberge a changé de tenancier pendant ce temps ? - Non, c'était pour savoir si tu mentais. Le cyclope borgne est très connu dans tout le royaume pour sa bière, son vin et ses bagarres alors c'est facile de citer ce nom-là... - Oui, en effet! Puis-je avoir un peu de nourriture s'il vous plaît ?" Un soldat donna un bol fumant et une cuillère en bois à Logan ainsi qu'un morceau de pain. Il s'installa près du feu, entre deux soldats et les discussions reprirent. Le capitaine ne quittait pas des yeux le jeune homme. Ce dernier releva la tête, se sentant observé, et affronta le regard du soldat un instant. Le capitaine finit par détourner le regard, se leva et partit près de sa monture. Logan se leva à son tour et s'approcha de l'homme. Il remarqua le teint pâle et le regard triste du soldat mais ne dit rien. Il posa juste sa main sur son épaule, lui sourit et lui fit ses adieux avant de s'enfoncer dans les ténèbres de la nuit...[sws_divider_bar1 barsize="500"] [/sws_divider_bar1]

Premier contact...

Le jour se leva doucement et Logan reprit la route. Il scruta les alentours pour vérifier qu'il était dans la bonne direction. Une fois les vérifications faites, il s'engagea sur un sentier sinueux qui serpentait dans la forêt voisine. Seul le chant des oiseaux et le bruit des pas du voyageur troublaient la paix des bois.

Soudain, un cri rauque déchira le silence et un bruit de bataille se fit entendre alors. Logan avait reconnu le cri de guerre des trolls des marais et il courut vers l'origine du vacarme en sortant son épée en vue d'un éventuel combat. Ce qu'il vit le surprit : Une jeune femme tenait tête à trois trolls immenses. Il y avait déjà un cadavre de troll sur le sol. Les trolls étaient des créatures répugnantes à la peau grisâtre et aux yeux rouge sang. Logan sauta sur le premier adversaire qui se présenta, lui enfonçant son épée jusqu'à la garde en travers de la gorge. Le monstre s'écroula et les deux autres hésitèrent un instant. Les trolls détestaient les combats les combats équitables... Ils s'enfuirent alors sans jeter le moindre regard en arrière. La jeune femme, le visage dissimulé par une capuche, se tourna alors vers Logan. -"Je suppose que je suis obligée de vous dire merci ? Demanda-t-elle d'un ton rude. - Pas forcément... J'ai vu qu'il y avait assez d'ennemis pour deux combattants alors je suis venu vous aider. - Bien... Merci... Murmura la jeune femme. Adieu!" La jeune femme s'éloigna d'un pas rapide mais elle s'écroula au bout de quelques mètres. Le jeune homme se précipita vers elle et l'examina. Il vit qu'elle était blessée au bras et que des traces verdâtres étaient mêlées au sang de la plaie. Logan sut alors que les lames des trolls étaient empoisonnées. Il souleva doucement la femme et l'installa dans le creux que formait deux racines d'un arbre centenaire. Il repoussa la capuche et constata avec surprise que la jeune femme était un elfe. Il contempla quelques instants la beauté du visage de la jeune elfe, les longs cheveux bouclés, ses traits fins et doux et aperçu les yeux d'un noir profond qui lui jetaient un regard où se mêlaient crainte et gratitude...[sws_divider_bar1 barsize="500"] [/sws_divider_bar1]

Amitié et loyauté

Le jeune voyageur fit un feu et se mit en quête de plantes médicinales pouvant stopper les effets du poison. Il banda la blessure de l'elfe et lui prépara un léger repas avec ce qu'il put trouver. Celle-ci, ayant repris ses esprits, ne bougea pas et n'adressa pas la parole non plus au jeune homme. Elle l'observait attentivement, fronçant parfois les sourcils ou secouant la tête par dépit.

Au bout de quelques jours, Logan s'assit devant l'elfe et la regarda dans les yeux. Celle-ci ne détourna pas le regard et ses traits restèrent impassibles. Le jeune homme soupira et se leva. Il commença à s'éloigner lorsque la voix claire de l'elfe le retint : -"Qu'est-ce que vous voulez ? Pourquoi vous vous occupez de moi ? - Je veux que vous alliez mieux. Le poison des trolls est puissant, vous n'auriez jamais pu vous en sortir toute seule... - Vous croyez que je vais vous récompenser avec de l'or ou en vous suivant partout ? Reprit l'elfe. Je partirais dès que j'irais mieux, sans un regard en arrière. - Tout ce que je veux, c'est que vous alliez mieux. Ma récompense sera votre bonne santé et, peut-être, un merci. J'aimerais aussi connaître votre nom... - Jamais ! S'écria l'elfe. Sale humain, tu veux mon nom pour retrouver mon peuple, c'est ça ? - Du calme, fit Logan, doucement. Je veux ton nom pour savoir comment se nomme la belle elfe que j'ai soigné. Je garderais pour moi que j'ai croisé la route d'un elfe. Je sais que vous autres, vous n'aimez pas les humains... - Qu'est-ce qui me dis que tu es sincère ? Tu es un humain, toi aussi ! - Bon... Si je te donne un nom, tu n'y vois pas d'inconvénients ? - Tu fais ce que tu veux, je m'en fiche éperdument ! - Je vais t'appeler Ondine. C'est pour ta magnifique chevelure bouclée... - Ondine ? Quel nom étrange... - Tu n'aimes pas ? - Si... Pour un humain, tu as du goût..." Un bruit de troupe en mouvement interrompit soudain la conversation et, d'un geste, Ondine avait rabattu sa capuche sur son visage. Logan, lui, se retourna et vit approcher le capitaine qu'il avait croisé quelques jours avant à l'orée de la forêt. Sans dire un mot, le soldat avança vers l'elfe et la regarda. Il tendit sa main vers la capuche mais, avant qu'il n'ait pu la toucher, il sentit la pointe d'une épée contre sa nuque. Il frissonna au contact du métal froid et retira sa main. L'épée partie, il se releva et se tourna vers le jeune voyageur. Il soutint son regard plein de fureur et dit : -"Quelque chose ne va pas, Logan ? - Cette jeune femme est malade, capitaine. Je suis désolé de vous avoir fait peur mais il ne faut pas la toucher. - Je vois... Mais pourquoi a-t-elle rabattu sa capuche ainsi ? - Le mal qui la ronge la défigurée et elle ne veut en aucun cas montrer son horrible visage, mentit le jeune homme. Je vous suggère de la laisser là et d'interdire à vos hommes de venir. Je me chargerais de son cadavre quand elle rendra l'âme. - Elle en a pour longtemps à vivre encore ? Je peux abréger ses souffrances si elle le voulait... - Non, elle est courageuse et elle veut mourir seule. Elle m'a demandé de brûler son corps dans la forêt. Sa mort n'est plus qu'une question de jours et, je crois capitaine, que vous avez bien mieux à faire que de regarder une femme mourir, non ? - En effet... Bien... Adieu, Logan !" Le capitaine tourna les talons et s'en fut rejoindre ses hommes. Le groupe reprit alors son chemin en jetant de temps à autre des regards curieux vers le mystérieux couple. Lorsque la troupe fut assez loin, Logan approcha sa propre main de la capuche d'Ondine. Celle-ci, d'un geste vif, agrippa le bras du jeune homme et le fit basculer en avant. Elle le plaqua au sol et sortit une dague qu'elle pointa sur la gorge du voyageur. Elle approcha son visage de celui du jeune homme et lui déposa un baiser sur les lèvres avant de se lever vivement et de disparaître dans la forêt...[sws_divider_bar1 barsize="500"] [/sws_divider_bar1]

Nouveau départ

Logan, surpris par le geste de l'elfe, resta allongé quelques instants sur le sol puis un léger bruissement de feuilles l'obligea à se lever. Une fois debout, il s'aperçut qu'il était encerclé par une douzaine de silhouettes encapuchonnées. L'une d'elle lui parut familière et il fronça les sourcils en essayant de se rappeler où il avait déjà croisé cette personne mais il n'y arriva pas. La plus grande des silhouettes se détacha du groupe et s'approcha du jeune homme. Les deux êtres se tenaient à quelques pas l'un de l'autre mais aucun des deux ne fit le moindre geste durant quelques minutes. Finalement, l'être encapuchonné baissa la tête puis, d'un geste plein de grâce, releva sa capuche. Son geste fut imité par tous les autres et Logan vit qu'il était entouré d'elfes...

L'elfe le plus proche de lui, le chef de la petite troupe, le dévisagea un instant de ses yeux doux mais perçants. Finalement, l'elfe s'approcha et le serra dans ses bras fraternellement. Une fois dégagé de son étreinte, Logan lui demanda : -"Qu'est-ce qui me vaut ce traitement amical ? - Jeune humain, tu as sauvé la vie de ma fille alors je t'en remercie en t'accueillant parmi nous. Comment t'appelles-tu, enfant des hommes ? - Je m'appelle Logan... - Bien, Logan, tu es des nôtres désormais car je sais que tu ne nous trahirais jamais... - C'est très gentil de votre part de m'accueillir parmi vous mais je suis un voyageur moi, je ne reste jamais à sa place... Et puis, je n'ai pas sauvé Ondine pour une récompense mais parce que je devais l'aider. Ma conscience m'aurait torturé si je ne l'avais pas secourue... - Tu as suivi la voie de ton coeur, Logan... Ton coeur est pur et tu seras toujours le bienvenu dans notre forêt quand tes périples te mèneront près de nous. - Merci, c'est très gentil à vous. C'est comme si j'avais retrouvé une famille... - Logan, fit Ondine. Je voudrais venir avec toi dans tes voyages à travers le monde, tu veux bien ? - Ondine, je croyais que tu ne voulais pas me récompenser d'une telle manière... - Oh mais ce n'est pas une récompense ! Je veux découvrir le monde, c'est tout. - Bien, viens si tu veux mais demande à ton père s'il est d'accord avant... - Il veut bien car il a confiance en toi. - Bien, alors allons-y ! Au revoir mes amis elfes et à bientôt !" Sur ces paroles, Logan et Ondine s'enfoncèrent dans les ténèbres du chemin traversant la forêt, laissant derrière eux les autres elfes. Le père de la jeune elfe, lui, les regardait partir d'un air songeur. Elle a trouvé un compagnon fiable ma brave fille... Bonne chance, Earwen, se dit-il en retournant avec son groupe dans les profondeurs de sa forêt natale...

Samuel Letouzé, mars 2002.

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Le Mystère du Croisement, dont certains pourraient trouver qu'elle n'est pas sans lien avec notre précédente nouvelle...

Le Croisement du Saule

Balthazard Lavard étira sa grande carcasse et se gratta frénétiquement les cheveux. Il s'assit l'air ébahi, et vit au loin le soleil darder ses derniers rayons sur le massif montagneux qui dessinait l'horizon. « Ah mais non ! Comment peut-il être aussi tard ? ». Il se leva, mit son chapeau et descendit à grand pas la colline où il s'était assoupi. Lorsqu'il était pressé, on ne pouvait trouver en ce pays de marcheur plus infatigable que Balthazard, et il marchait là où d'autres auraient couru. Il arriva au Croisement du Saule à la nuit tombée.

Les causes de l'incident demeurent obscures. Balthazard ne leva, semble-t-il, pas un sourcil à l'abord du croisement. Il avait hérité de son grand-père l'habitude funeste de regarder ses bottes tout en marchant. Madame Eglantine, qu'il avait plus d'une fois manqué renverser pendant qu'elle cueillait ses framboises, pouvait l'attester. Mais on ne saurait nier la part de responsabilité de Théodore Rastignac, qui, en cette heure indue, faisait un croquis de fleur, près du croisement, une bougie à la main. Le malheur était que Théodore, de dos, cachait la bougie et qu'il se releva au moment même ou Balthazard accélérait le pas. Il va sans dire que le choc fut rude.

Théodore put jurer de la violence de l’impact mais n’eut que le temps d’entrapercevoir une forme noire, lourde mais vive, un moment arrêtée par la surprise, qui tentait de le saisir désespérément par le bras, avant que sa tête ne heurte lourdement la pierre. Tout à la réalisation de son œuvre, il fut reversé comme un ballot de paille par Balthazard.

Après une inconscience profonde durant laquelle il s’occupa à des rêves fort peu agréables, Théodore ouvrit lentement les yeux. Une forte pression s’exerçait sur son crane que Balthazard avait, à l’aide d’un bras de chemise, orné d’un turban fort exotique en guise de pansement. En voyant ce redoutable infirmier penché sur lui d’un air soucieux, Théodore crut que ses cauchemars n’étaient pas finis en fin de compte ; mais non, aucun cauchemar ne pouvait lui imposer cette vision d’horreur, il était bien éveillé. « Encore vous ! » fut tout ce qu’il trouva à dire.

Cette apostrophe est à l’origine de bien des débats. Au sein des textes de la tradition qui sont parvenus jusqu’à nous, elle est l’unique occurrence suggérant que Balthazard et Théodore se connaissaient déjà avant à leur rencontre. Dans son compte-rendu de 2024, John Ronwan a pu en tirer la conclusion que le texte ici rapporté était apocryphe. On verra dans la suite de ce récit que cette opinion peut se prévaloir de certains faits tout aussi troublants.

« Madame Eglantine ? » fit Balthazard, en regardant avec crainte le visage de Théodore faiblement éclairé par la bougie vacillante. « Est-ce vous ?»

« Je vous en prie, arrêtez votre mascarade, bien sûr que non je ne suis pas votre Madame Eglantine. Aidez-moi plutôt à me relever. » Dans un grognement de douleur, Théodore, aidé de Balthazard, réussit à se hisser sur ses jambes. « Prenez mon carnet et mes crayons, voulez-vous ? Mon moment d’inspiration s’est maintenant envolé grâce à vos bons soins. » Théodore recouvrait peu à peu ses esprits et il en vint vite à vouloir taquiner celui qui l’avait si violemment bousculé. « J’espère que vous m’offrirez bien un remontant après votre lâche agression. Je suppose que, tout comme moi, vous aimez le Madère ? » Etait-ce dû au vent sifflant dans les branches des arbres alentour ou à un soupir échappé à Balthazard ? Toujours est-il qu’un frisson de peur parcouru l’échine de Théodore qui manqua s’écrouler à nouveau sur le sol. « Conduisez-moi chez vous, c’est le moins que vous puissiez faire, je crois. Vous ne refuseriez pas le dernier souhait d’un mourrant, n’est-il pas vrai ? »

Ici les annalistes divergent. Emiliano Vampano a prétendu retrouver dans le ton du texte et la mention du Madère les réminiscences du récit Quête ou Anti-Quête et en a déduit, sans doute hâtivement, que leurs auteurs étaient identiques. Mais la majorité des commentateurs se sont opposés à cette interprétation en faisant valoir la difficulté méthodologique qu’il y avait à associer un récit où Balthazard et Théodore interprètent des hommes à un autre où ils interprètent des Hobbits, ainsi que la suite du récit le laisse deviner.

« Certes non, je suis navré pour votre bosse, dit Balthazard. Allons, venez, je vous emmène dans mon trou ». Il saisit Rastignac et le mit sur son dos. C’était un étrange équipage qui se mit en route au Croisement du Saule, en pleine nuit, à la lueur des étoiles. « Bon, il faut que j’élucide deux ou trois points, reprit Balthazard. Passe encore que défiant toute logique vous prétendiez si bien me connaître, alors que je n’arrive pas à me souvenir où je vous ai déjà vu. Mais que vous vous trouviez au croisement du Saule, de sinistre réputation, dans la nuit noire à dessiner je ne sais quelle fleur, dépasse tout ce que j’ai vu ! » - Une fleur peut-être, mais pas n’importe laquelle, permettez-moi de vous le dire. Figurez-vous que dans les prés de Saule pousse la seule fleur phosphorescente que l’on connaisse. On n’en connaît que fort peu d’exemplaires et je m’évertuais justement à tenter d’en saisir la beauté durant cette nuit sans lune. Mais elle est éphémère, et demain, elle sera sûrement fanée. Il me faudra alors reprendre mes recherches. » Théodore parlait à voix basse, déçu de cette occasion manquée mais bien décidé à renouveler l’expérience. Amoureux de la nature, il aimait, dans ses moments de solitude, se promener sur les chemins caillouteux avec pour seul compagnon le bruit de ses pas. « Voilà pour la raison de ma présence. Mais vous, pourquoi vous amuser à bousculer ainsi les badauds en pleine nuit ? Oh, et puis lâchez-moi maintenant, je peux très bien marcher seul, je ne suis pas un ballot de paille. - Ah dites donc, vous pourriez me remercier de vous avoir porté secours au lieu de me houspiller ! Et puis vous êtes apparu au croisement tout soudainement comme un hobbit de son trou ! Vous êtes blessé et il faut bien que je vous porte, alors cessez de gigoter comme une oie! Mais c’est qu’on n’y voit goutte. Nous allons nous perdre ! » La nuit était d’un noir d’encre. De cette obscurité, il semblait à Balthazar et à Théodore que tout un peuple d’ombres les contemplait et murmurait à leur passage. Balthazard marchait sans lever les yeux, fixant ses bottes toujours, tandis que Théodore, qui claquait des dents, s’accrochait avec une sorte de fureur à ses cheveux. Pour leur plus grand malheur, que ce fût en raison de son fardeau ou des ténèbres environnantes, Balthazard perdit son chemin. Il résolut néanmoins de n’en rien dire à Théodore qui continuait de pérorer d’une voix tremblante sur la fleur des prés de saules pour se donner du courage.

Bercé au rythme rassurant des pas de Balthazard, Théodore finit par s’apaiser et arrêta bientôt son soliloque. « Vous savez, vous ressemblez beaucoup à votre frère, je l’ai bien connu avant qu’il ne nous quitte. J’imagine qu’il vous manque autant qu’à moi. » murmura Théodore. « Peu de temps après, mon propre frère l’a suivi et ce fut la plus grande peine de mon existence. » Il reste un moment silencieux. « Depuis, la nuit est mon royaume. C’est fini, je ne veux plus montrer ma peine et préfère partager cette ambiance particulière que font naître les ténèbres. Je croise des insectes, des animaux nocturnes en quête de nourriture comme des renards, des chouettes, ce genre de faune. Leur compagnie me suffit ». Il sifflotait maintenant « Et parfois déboule quelque insomniaque, comme ce soir » finit Théodore dans un grand rire triste.

« Ah, fit Balthazard, de plus en plus incertain sur la direction à prendre, vous êtes donc Théodore Rastignac ! Mon frère m’a beaucoup parlé de vous. Ce vieil idiot de Théodore, me disait-il, quel phénomène ! Ah, il faut vous reprendre, vous savez, la mort doit être acceptée comme un don, dit-on, l’essentiel en somme étant de mourir à point et avec dignité. Après tout, c’est la vie qui est absurde, pas la mort. Voyez comme Madame Eglantine s’accroche à la vie, cette vieille avare, elle mériterait de voir ses plants de framboises dépérir ! Ne vous laissez pas abattre par le départ de votre frère.

Cette irruption du thème de la gémellité, unique dans les annales théodo-balthazariennes, fut regardée avec scepticisme par les commentateurs. Ronwan y a vu une confirmation du caractère apocryphe du texte. Seul Vampano, heureux d’y trouver un élément semblant accréditer le rapprochement avec Quête ou Anti-Quête, en a fait une étude approfondie. Pourtant, malgré l’origine douteuse du texte, et bien que Vampano se soit discrédité ultérieurement en chantant les louanges de l’adaptation cinématographique du Silmarillion par le cinéaste Peter Jackson, devenu fou comme on le sait sur ses vieux jours, on ne peut se résoudre à tenir pour rien un élément qui procède à la fois de l’immense construction en abyme que constitue toute l’épopée tolkienienne, et du thème du double toujours latent chez Tolkien.

« Saviez-vous, dit Théodore, que notre chère mère, je n’ai jamais trouvé plus excentrique qu’elle, nous avait appelés mon frère et moi du même prénom ? Imaginez-vous la confusion de nos esprits parfois ? Cela dit, même jumeaux et portant la même identité, nous avons été très différents dans notre approche de la vie ; lui, les mots et la poésie, moi, les images et le dessin. Et pourtant, parfois je crois le voir dans mes rêves, heureux, libre mais si loin de moi. - Dites, c’est encore loin chez vous, poursuivit Théodore? J’ai vraiment soif maintenant. D’ailleurs, j’ai l’impression que vous me faites tourner en rond depuis tout à l’heure. » - Euh, nous y sommes presque, fit Balthazard d’une voix mal assurée. Quoiqu’à présent certain de s’être perdu, il lui semblait parfois reconnaître à leur forme quelques ombres d’arbres, courbées sur l’étroit chemin où il se trouvait. En vérité, Balthazard approchait, par une voie qu’il n’avait jamais empruntée, du trou cossu de Madame Eglantine.

L’histoire ne dit pas pour quelle raison la vieille avare choisit précisément cette nuit et cette heure pour sortir cueillir des framboises. La rumeur se répandit après coup que sa nièce Pétula, invitée le lendemain de cette nuit fatidique et grande amatrice de Framboises Sautées, le fameux plat Touque, pouvait bien être la cause innocente du drame. Il reste que Madame Eglantine, revêtue d’un châle sombre, se trouvait par extraordinaire auprès de ses plants de framboises lorsque Balthazard et Théodore débouchèrent de derrière son domaine, regardant tous deux en l’air on ne sait quelle étoile. Sa surdité bien connue lui ayant interdit de prévoir cette arrivée soudaine, elle n’eût que le temps de voir avant le choc une énorme masse en mouvement, surmontée en son sommet de deux visages horrifiés, posés l’un sur l’autre, et entourés sur le dessus d’un grotesque pansement en forme de turban. De frayeur, Madame Eglantine poussa, avant d’être dûment aplatie, un cri tel qu’Arda n’en avait pas connu depuis que Morgoth hurla de terreur devant Ungoliant. Balthazard et Théodore, qui crièrent aussi en tombant dans les plants de framboises, en eurent les tympans crevés. Depuis lors, une première chute au Croisement du Saule fut toujours interprétée comme en annonçant une seconde.

C’en fut trop pour Théodore. Une seconde chute en une seule nuit, c’était deux chutes de trop. Avant même que quiconque ait pu émettre la moindre protestation, il fut debout, oublieux du nouveau coup qu’il avait reçu sur la tête et de ses vêtements déchirés par endroit. « Nom d’un petit bonhomme, c’est un complot ! » explosa-t-il tout en tentant de relever, plutôt rudement, la pauvre Madame Eglantine. « Balthazard, allez-vous me dire maintenant pourquoi vous persistez à me faire chuter ? » Il tournait en rond comme un lion en cage. « Et puis, je croyais que nous allions chez vous alors que nous sommes ici, chez cette pauvre dame que vous avez littéralement failli tuer ? »

Il fallut quelque temps à Théodore et à Balthazard pour réaliser qu’ils étaient devenus à moitié sourds. « Plait-il ? fit Balthazard, une bosse proéminente sur le front. Chez les beaux ânes que j’ai nuitamment alités ? Qu’entendez-vous par là ? » Puis, il regarda avec effroi Madame Eglantine, ou du moins ce qu’il en restait. C’est avec une certaine tristesse qu’il faut dire ici que son nez, déjà fameux par sa taille, avait pris des proportions oliphantesques. Le corps entouré de ses framboises écrasées comme d’une couronne mortuaire, elle paraissait prête à rendre son dernier soupir. Pourtant un observateur attentif aurait pu deviner, aux sourcils froncés de ce visage difforme, que la vieille avare était déjà en train de fomenter quelque terrible vengeance. Elle n’avait pas encore dit son dernier mot. Balthazard, effrayé, se rua vers Théodore et l’entraîna avec lui dans sa fuite. « Partons avant qu’elle ne se réveille cela vaut mieux pour nous ! dit-il. - Plait-il ? répondit Théodore. - Vous dites ? reprit Balthazard Et claudiquant, ils s’évanouirent dans la nuit. L’histoire ne dit pas si Madame Eglantine se vengea, mais Balthazard et Théodore évitèrent jusqu’à la fin de leurs jours le Croisement du Saule.

Certains annalistes, dont Vampano, toujours imperturbable dans ses excès herméneutiques, s’efforcèrent de donner aux deux chutes successives de Balthazard et de Théodore, en les interrogeant à l’aune de l’importance de la chute dans l’œuvre de Tolkien, une signification qu’elles n’avaient sans doute pas. Quant à nous, nous croyons pouvoir affirmer que le lecteur attentif conclura sans peine, au ton de ce récit et à la lumière de son étrange chute (on nous pardonnera ce jeu de mot douteux), que nous avons affaire ici à un texte apocryphe.

Cédric & Semprini, Mars 2002.[sws_divider_top]


ISENGAR


Reportage, par Gauthier de Villette, photographe chez les frères Leblond, éditeurs de cartes postales.

L'arrivée

La Couche du Géant était une table de pierre posée sur quatre solides blocs en grès qui se trouvait sur un arpent de terre en bordure du Chemin de l’Abbé, juste au bas de la pente d’un tertre qu’on connaissait sous le nom de Butte au Berger car depuis toujours, ses pâtures avaient accueilli moutons, brebis et agneaux. La riche famille des Guerville possédait la ferme de la Coudreuse et de nombreux champs de part et d’autre du cours de la Fontenelle, une petite rivière au flot aussi paresseux que tortillant. La Couche du Géant se trouvait aux confins de ses biens et un ancêtre Guerville avait soigneusement planté ses allées de charmes depuis le bas talus de la butte jusqu’au bord du chemin afin de bien marquer la frontière de ses terres. Les pâtures, bosquets et gâtines qui se trouvaient au-delà étaient des communaux, ouverts à tous les citoyens. Cependant, aucune acte officiel ne validait le fait que l’arpent de terre qui longeait le chemin de l’abbé entre charmilles et bosquets était la propriété des Guerville. Les documents cadastraux n’étaient guère d’un grand secours sur le sujet car la partie concernant le petit arpent du Chemin de l’Abbé était griffonné d’une écriture aussi ancienne qu’illisible. Et ce premier problème était sans doute en partie à l’origine des désordres qui marquèrent le pays et pour lesquels je fus dépêché sur place par mes patrons, les frères Leblond, célèbres éditeurs parisiens de cartes postales.

Lorsque je descendis du train, en cette pâle matinée de février, je compris tout de suite que mon travail allait prendre une saveur tout à fait différente de tout ce que j’avais pu connaître jusqu’alors.

Le quartier de la gare de Montbauron, petite étape provinciale sur la ligne de chemin de fer de Paris vers Tours ressemblait à s’y méprendre à tant d’autres que j’avais eu l’occasion d’immortaliser au cours de mes voyages sur d’aimables clichés imprimées en phototypie sur cartes postales. Même décors, même rangée de tilleuls dégarnis par l’hiver, même hôtel – ici, le café du chemin de fer – même troupe de curieux bravant la fraîcheur piquante du matin pour observer avec étonnement mon matériel de photographe.

Mon folding, un Monroe numéro 06 à plaques de 1898, ne me quittait jamais lors de mes déplacements en province. J’aimais travailler avec des plaques. Elles me donnaient la sensation d’être à la fois artisan et artiste, de travailler mes clichés comme un peintre avec ses toiles, et une fois la photo prise, d’y lire les sujets figés en noir et blanc comme s’il s’agissait d’un beau livre dans lequel tout était à découvrir. Avec une fine plume d’oie, je signais toutes mes photographies de mon nom : Gauthier de Villette.[sws_divider_bar1 barsize="500"] [/sws_divider_bar1]

Montbauron

Les occasions de prendre des clichés se présentèrent assez vite. La gare devenue déserte après le départ du train était un sujet empreint de mélancolie. Le ciel d’un blanc tourmenté offrait une luminosité pâle mais suffisante pour éveiller l’émulsion chimique qui recouvrait la plaque et saisir l’austérité du bâtiment, la tristesse solitaire des arbres dépouillés de leurs feuillages et la froidure qui enveloppait le tout. Inversement, la façade de l’hôtel du chemin de fer et tous ses occupants posant fièrement, avec sourires et moustaches au garde à vous, canotiers virils, coquettes ombrelles, grands manteaux et cols fourrés, apportaient une touche vivante et joyeuse à cette même place de la gare, aussi délicieusement ambivalente qu’en rêve.

Le bourg de Montbauron n’était pas très grand. Quelques centaines de maisons s’agglutinaient d’une part autour des deux cœurs qu’étaient la vieille église et la grande mare du village et d’autre part le long de l’axe de la grande route. Des petites places aéraient un peu l’ensemble. Et on retrouvait sans surprise des bâtiments bien connus tels le bureau des postes et télégraphes, la petite école communale, la mairie cernée par un café du commerce et une auberge du cheval pressé, et enfin un oratoire entouré de fleurs à côté duquel trônait, majestueux, un orme pluriséculaire. Malgré les quelques confortables maisons bourgeoises de deux ou trois étages dans le centre, plusieurs fermes de village contribuaient à donner à l’ensemble du bourg un aspect rural indéniable. Et comme souvent dans un décor provincial, la voiture moderne tirée par de fiers chevaux croisait le meneur de bestiaux et son fidèle chien de berger, l’occasion pour moi d’obtenir à nouveau d’aimables clichés. Les limites du bourg étaient plutôt nettes et on se retrouvait dans la campagne humide assez brusquement. Les paysages étaient encore gris et tristes, en particulier au dessus de la zone marécageuse des Gâtines, non loin de la route du bourg. Il avait neigé plusieurs jours durant ces dernières semaines, mais quelques bourgeons pointaient discrètement ici ou là, annonçant fébrilement l’approche tranquille du futur printemps.

Je consacrais le premier jour à la découverte du bourg. Et mes errances dans les rues tranquilles avaient un parfum de dépaysement complet. Emmitouflé dans mon manteau, l’écharpe autour du cou, je laissais d’épaisses fumerolles s’échapper de ma bouche à chaque respiration tandis que la bise glaciale me brûlait les joues. Et dans ce brouillard artificiel dont je m’enveloppais, je découvrais pour chaque maison une porte cochère au-delà de laquelle s’ouvrait une vaste cour, à chaque fois identique et à chaque fois différente, avec sa charrette ou sa gerbière garée dans un coin, ses poules vagabondes, ses vaches tranquilles, son chien méfiant et son tas de fumier ou son abreuvoir... Dès le lendemain, je me mis en quête d’un guide susceptible de me conduire jusqu’à la fameuse Couche du Géant, ce mégalithe qui se trouvait être l’objet d’un grand trouble dans le pays. Ce fut au voiturier Boulin, dont le travail consistait à effectuer inlassablement des liaisons entre le bourg, les différentes fermes et une minoterie située sur la Blavette, une petite rivière dont la Fontenelle était un affluent, de me conduire gracieusement jusqu’au pied de la Butte au Berger. Ce jour là, l’homme rapportait une cinquantaine de bidons de lait à la Coudreuse, la ferme des Guerville, qu’il connaissait bien.[sws_divider_bar1 barsize="500"] [/sws_divider_bar1]

Le projet de Georges Guerville

Le riche patriarche des Guerville était mort au début de l’hiver, léguant la majorité de ses biens au plus âgé de ses fils, Georges. L’aîné des Guerville était un homme pragmatique. Tard marié, père de deux jeunes fils, son ambition était de mécaniser ses activités avec les nouveaux outils modernes, batteuse et locomobile à vapeur et surtout une faucheuse-lieuse américaine flambant neuf qui coûtait une fortune mais qui permettait de faire l’économie des salaires des équipes de faucheurs et de botteleurs. Un de ses frères – Louis, le cadet – était resté près de lui, endossant le rôle du fidèle lieutenant et s’occupant de l’intendance et des cordons de la bourse qu’on devinait assez bien garnie. L’autre, Joseph, avait hérité d’un lopin de terre et d’un logis, tout près des Petites Gâtines, un des bourbiers alimentés par le cours paresseux de la Fontenelle. Solitaire et introverti, il semblait s’accommoder de cet héritage en double teinte.

On savait depuis quelques semaines que Georges Guerville avait pour dessein d’agrandir la surface cultivable de l’arpent du Chemin de l’Abbé pour y semer de l’avoine. Déjà, certains bosquets avaient été brutalement essartés et les vieux arbres abattus avaient été laissés sur place, offrant un décor dévasté aux usagers de la petite route voisine. Mais la nouvelle du projet de démantèlement de la Couche du Géant, qui s’inscrivait dans le programme progressiste et extensif de Guerville, mit tous les habitants des environs en émoi. Le fermier se désolait en effet de la gêne occasionnée par l’ancestral monument. Outre son encombrante présence qui perturbait toute idée de labour rectiligne, la Couche du Géant attirait continuellement des curieux et des visiteurs des environs. Car de tenaces superstitions locales prétendaient que la pierre était investie de certains pouvoirs. Ainsi les jeunes filles mal mariées ou les femmes infécondes qui soupiraient après l’enfantement devaient se frotter le bas du ventre contre la table de pierre. On pensait également que toucher le monument donnait l’assurance de revenir mourir au pays et ces dernières années, les mères de jeunes soldats y conduisaient leur fils avant leur départ pour des destinations lointaines comme le Tonkin ou l’Afrique. En général, ces dévots venaient avec de nombreux accompagnateurs et les attroupements abîmaient systématiquement les cultures... Et puis de son point de vue, Gorges Guerville considérait que le mégalithe allait à l’encontre de sa conception élémentaire de la parfaite harmonie agreste. Il décida donc de façon unilatérale – puisqu’il se considérait en toute bonne foi sur sa propriété - que les jours de la Couche du Géant étaient comptés.[sws_divider_bar1 barsize="500"] [/sws_divider_bar1]

Discorde, légende et observations savantes.

Boulin, natif du pays, eût l’amabilité de me narrer les étapes de la crise née de ce projet. Dans un premier temps, une délégation de personnalités du bourg, se rendit à la Coudreuse pour s’assurer des intentions réelles du gars Georges et pour tenter de le raisonner. Mais devant l’insistance des visiteurs, celui-ci s’entêta et renvoya la délégation avec une fermeté déplaisante.

Ce premier incident entraîna une réunion exceptionnelle du conseil municipal de Montbauron qui fut invité à délibérer sur le projet de destruction du monument mégalithique. Le cadastre fut présenté comme une pièce élémentaire du dossier. Il fut considéré que l’annotation indéchiffrable concernant l’arpent du Chemin de l’Abbé était une preuve de l’appartenance de ce bout de terre aux communaux et que sa revendication par la famille Guerville était abusive. A la suite de cette délibération, le maire notifia à Guerville l’interdiction de démanteler la Couche du Géant. Mais l’opiniâtre cultivateur n’en resta pas là. Comme il avait reçu une assez bonne éducation, il savait de quelle manière contrer la municipalité. Il demanda l’intervention du conseil de Préfecture pour annuler l’interdiction du Maire et plaida dans sa longue lettre à l’autorité départementale qu’il était victime d’un abus de pouvoir et que les intentions de la municipalité à son encontre étaient strictement contraires à son droit naturel et imprescriptible à la propriété, tel qu’on pouvait le lire dans une loi, mais il ne savait plus laquelle...

Tandis que le Préfet étudiait le dossier avec la hauteur, le recul et les délais nécessaires, la situation sur le terrain s’envenima. Le maire fit d’abord installer des clôtures en bois sur les accès à l’arpent que les gens du pays appelaient désormais « champtier de la discorde » et celles-ci furent rapidement arrachées à la faveur de la nuit. On passa alors au fil de fer barbelé. Ils furent coupés. A chaque fois, Guerville niait être l’auteur de ces bravades à l’ordre public mais il décida de monter une sorte de comité de défense avec quelques-uns de ses fidèles employés afin d’empêcher les intrusions des personnes indésirables sur ses terres. Il y eut ainsi à plusieurs reprises quelques échanges de chevrotine, sans conséquences dramatiques fort heureusement.

Enfin, alors que le Maire envisageait de faire appel à la troupe, le conseil de Préfecture rendit son jugement. Le Préfet donna raison au gars Georges, sur la foi de ce même cadastre qui avait servi de pièce maîtresse dans la délibération du conseil municipal. Et l’interdiction fut levée.

Les raisons de l’émotion des habitants du pays concernant les intentions de Georges Guerville ne tenaient pas qu’au rituel désuet de fécondité auquel s’adonnaient les jeunes femmes du pays. Depuis toujours, on tenait la Couche du Géant comme la pierre gardienne des caprices de la Fontenelle. Cette petite rivière était en fait une résurgence d’eaux souterraines instables. A son sujet, on racontait qu’à d’autres époques, son niveau était monté si haut que toutes les cultures de la vallée furent noyées et de nombreux jardins, vergers et masures furent proprement engloutis. A ces catastrophes correspondaient les périodes d’abandon du mégalithe par les habitants, lorsque celui-ci se retrouvait recouvert de ronces et d’orties au milieu de friches impénétrables.

La légende disait qu’un géant de passage avait autrefois séduit la belle nymphe de la rivière et que leur union sur cette couche de pierre, avait permis à la nymphe d’enfanter la vallée. Malheureusement, le géant sans attaches reprit la route au bout d’un certain temps, laissant la nymphe à son chagrin. Ses larmes inondèrent les Gâtines, ces marécages qui se trouvent à la sortie du bourg. Et pour se consoler, elle dévia le cours de la Fontenelle jusqu’à la Couche du Géant pour pouvoir poser son regard avec nostalgie sur le lieu de leurs tendres ébats. Lorsque les gens de pays, par négligence, laissaient la nature recouvrir le monument d’une épaisse végétation, la nymphe devait sortir du lit de la rivière pour améliorer son point de vue, entraînant ces inondations redoutées...

Cette légende, que certains observateurs savants rattachaient au mythe du célèbre et mystérieux Gargantua, était bien connue et très prise au sérieux dans le pays. Et c’était certainement la raison principale et inavouable de l’acharnement du maire – pensez donc, une telle superstition guidant l’action d’un élu républicain au temps des débats sur la laïcité et la séparation de l’Eglise et de l’Etat ! – à contrer les projets de Georges Guerville. Il était cependant soutenu par tous ses concitoyens, et même par le curé.

Alertés par différents correspondants, des experts des sociétés archéologiques des environs et d’ailleurs s’étaient réunis sur place la semaine précédant mon arrivée afin d’observer et établir la valeur scientifique du monument. Montbauron s’était alors honoré de la présence dans ses murs de signatures aussi prestigieuses que le professeur Petit, grand découvreur de dolmens et de menhirs, l’abbé de Nottonvilliers, dont l’ouvrage sur les sépultures et les allées couvertes du Perche et du Maine était une référence, et le grand préhistorien Albert Allain. Ils se penchèrent avec attention sur la Couche du Géant et épluchèrent tout ce qui s’y rapportait dans les confuses archives de Montbauron. La synthèse de leurs courts travaux pouvait se résumer ainsi : « Dolmen de la Couche du Géant, commune de Montbauron. Pierre à Légende. Beau et massif monument druidique érigé sur un replat cultivé au pied d’une petite butte et dominant le ru de la Fontenelle. La table de grès d’environ 3,30 m sur 2,80 m et 0.80 m d’épaisseur repose sur deux orthostates au nord, une à l’ouest et une autre affaissée à l’est, ce qui donne à l’ensemble un aspect légèrement incliné vers le sud-est. Sous la table se trouve une chambre d’environ 5 mètres carrés. Une légère déclivité en forme de goulet devant la partie sud du dolmen laisse supposer l’ancienne existence d’un couloir d’accès au monument. Les archives municipales ne signalent aucune découverte particulière en dessous et autour du dolmen. Ni corps, ni mobilier ancien tels que silex, colliers ou autres. De telles découvertes nécessiteraient une fouille approfondie. Bien qu’admirablement agencé et remarquablement conservé, et bien que sa préservation soit tout à fait opportune, ce dolmen se révèle très certainement sans réel intérêt historique. Avis défavorable pour un éventuel classement à l’inventaire des monuments historiques de France. »

La synthèse apparaissait bien sévère sur sa conclusion, même pour le néophyte complet que j’étais en la matière. « Sans réel intérêt historique » ne voulait pas dire « sans intérêt du tout ». Comment expliquer alors toute la fièvre autour de cet ensemble mégalithique ?

Ma question trouverait peut-être sa réponse sur place. Boulin avait engagé sa voiture sur le chemin de l’Abbé. Il me laissa au bord du « champtier de la discorde » avec la consigne de venir me récupérer au même endroit après sa tournée.[sws_divider_bar1 barsize="500"] [/sws_divider_bar1]

Quelques photos, quelques frayeurs...

J’approchais donc du monument. Après tout ce que j’avais pu entendre à son sujet, je fus de prime abord un peu déçu. Il m’apparut en effet plus petit et beaucoup moins impressionnant que ce à quoi je m’attendais.

Je fis le tour de l’ensemble pour chercher les meilleures vues, et finalement, j’installais mon matériel pour saisir ces nouveaux tableaux. Le rituel de l’installation et des opérations préliminaires pouvait commencer. Le trépied de mon folding se cala dans le sol humide, assurant à l’appareil une parfaite stabilité. Je fixais le boîtier sur le dessus et je rabaissais le capot. L’objectif apparut, œil sublime de la modernité, prêt à immortaliser le vénérable et pluri-millénaire mastodonte de grès condamné à mort par la sotte détermination d’un rejeton éphémère de la frêle humanité. Je déployais ensuite la chambre de cuir rouge et je réglais l’obturateur en fonction de la pâle luminosité. Six plaques reçurent alors l’image de la Couche du Géant, selon six angles différents et toujours selon ce rituel technique. Il me tardait de développer mes photos. Mais puisque j’avais encore un peu de temps avant le retour de mon guide et que je disposais du modèle original face à moi, je décidais d’en profiter un peu. Je continuais donc d’en observer les contours en déambulant irrégulièrement un peu par ici, puis un peu plus loin, et en revenant de l’autre côté.

Le froid et le silence, parfois perturbés par un lointain croassement, apportaient un cadre très mystérieux à ce lit de pierre. Plus je posais mon regard sur le monument plus il me semblait majestueux et imposant. Les premières impressions étaient à présent effacées, et j’étais en admiration devant la masse harmonieuse des grés et la puissance qui se dégageait de l’ensemble. Je me surpris même à ressentir une forme de crainte respectueuse devant ce passage légèrement creusé qu’on supposait être l’entrée. Comme un enfant fasciné et attiré par l’inconnu, je me glissait timidement à genoux sous l’ombre de la dalle. Au cours de mes pérégrination provinciales, j’avais entendu parler des pierres tournantes, tourneuses, virantes ou sassantes dont on disait qu’à certaines périodes de l’année elles pouvaient s’ouvrir et laisser entrevoir la présence de fabuleux trésors sous l’ombre de leur table... Ce fut sans doute cette idée qui me poussa à tenter de me glisser précautionneusement. Mais les herbes roussies par l’hiver étaient humides et visqueuses et le sol était légèrement boueux. Je ne m’avançais pas plus loin pour ne pas salir mes vêtements et, aussi curieux que cela puisse paraître, ce prétexte m’apporta quelque soulagement. De toute façon, la Couche du Géant n’avait pas la réputation d’une « pierre tourneuse » à ce que j’en savais... En me relevant, je constatais qu’un brume légère et humide s’était levée. Il faisait un peu plus froid et le silence était plus lourd encore qu’auparavant. Dans ce contexte particulier, je fus saisi d’une angoisse puérile, et j’eus le net sentiment d’être observé. Afin de me changer les idées, je préparais mon matériel et le chargeais sur mes épaules et sur mon dos comme si je m’apprêtais à rentrer à pied au bourg. En fait, je me contentais de regagner le Chemin de l’Abbé et d’y faire les cent-pas. Cependant, la sensation d’être la cible d’une paire d’yeux invisible continuait de peser sur mon âme. Curieusement, bien que le brouillard commençait à s’épaissir sérieusement, je constatais que l’espace entre le dolmen et moi restait assez dégagé, comme s’il se formait une sorte de libre corridor sous une voûte de brume glacée. Et comme si – j’ose à peine le rapporter ici tant l’idée est saugrenue – c’était le monument lui-même qui m’observait avec insistance.

Le son délicieux du grincement des roues de la charrette de Boulin me sauva de l’étau invisible qui me tétanisait de plus en plus. Le charme se dissipa en même temps que les volutes brumeuses et lorsque le voiturier arriva à ma hauteur, tout était redevenu à peu près normal. La Couche du Géant avait repris son aspect massif et inoffensif... mais l’angoisse qui m’avait serré le cœur était encore là. Et de nombreuses nouvelles questions aussi...[sws_divider_bar1 barsize="500"] [/sws_divider_bar1]

Une invitée sur les photos...

Les ombres du soir arrivèrent vite ce jour là. Les nuages étaient bas et une pluie fine et poisseuse commença à tomber sur le pays. Les conditions d’obscurité étaient parfaites pour le travail de développement des photographies qui m’attendait.

Je préparais les différents bains pour stabiliser l’émulsion chimique sur les plaques puis révéler les images et les insensibiliser à la lumière. La chambre de l’hôtel n’était pas grande mais j’étais habitué à travailler dans des espaces réduits et mon organisation permettait de m’adapter à tous les cas de figure. Après les bains successifs, les images commencèrent à se révéler sur les plaques. Les clichés étaient bons et le jeu de pâles lumières et d’ombres légères qui se dégageait des photographies donnait à l’ensemble de la série une certaine harmonie et un sentiment de douceur nostalgique. Atmosphère parfaite pour un sujet voué à une destruction imminente. Une par une, je plongeais les plaques dans l’ultime bain, celui de la solution de thiosulfate de sodium, le fixateur chimique qui assurait la stabilité définitive de l’image sur la plaque. La dernière photographie représentait le monument vu « de face », à l’endroit où la table de pierre apparaît la plus massive et où l’ouverture entre les orthostates était la plus large. L’opération de fixage semblait avoir ravivé la force et la puissance du sujet et les ombres du mégalithe apparaissaient plus profondes et plus impénétrables. Cette photographie stimulait l’imagination. Elle dégageait un tel mystère que les yeux ne pouvaient quitter aisément l’ombre sous les pierres. Que dissimulait cette ombre ? Quel secret cachait cette Couche du Géant qui pouvait soulever tant de passions dans le pays ?

Tout à coup, je m'arrêtais sur un détail troublant. Un froid glacial fila de ma nuque jusqu’au creux du dos et de décharges de frissons angoissés remontèrent le long de mes bras. Je crus percevoir – non, je VIS – ce qui semblait être une vague silhouette assise dans l’ombre sous la pierre. Les traits fondus dans l’obscurité étaient très ceux d’une femme au visage sévère qui semblait fixer l’objectif avec attention. Mais les yeux n’étaient pas visibles dans le ténébreux flou de l’image. Du reste de son corps, on ne pouvait distinguer qu’un bout d’épaule et éventuellement ce qui me semblait être ses deux genoux légèrement relevés et penchés vers la lumière de l’extérieur, laissant deviner la probable position assise. Cette femme n’était pas sur place lorsque je travaillais avec mon folding. Et pourtant, elle s’était retrouvée saisie par la photographie... A la fois tremblant et exalté, je retirais de ma sacoche une forte loupe dont j’avais rarement l’usage dans le cadre de mon travail, mais en cette occasion elle se révélait plus qu’utile. Elle allait me permettre d’analyser plus précisément l’ « extra » – c’est ainsi que les professionnels de la photographie désignaient ces figures fantomatiques invisibles au moment du cliché et qui apparaissaient parfois au développement.

Cependant, le grossissement de la loupe ne confirma pas mes premières analyses. Là où quelques secondes plus tôt je voyais encore un visage de femme, ma loupe renvoya l’image grossie d’un léger rayon de lumière sur la paroi. L’évidence des instants précédents était redevenue un doute... Mon imagination m’avait-elle joué un tour ? Ou bien m’étais-je retrouvé quelques instants à l’entrée d’un monde inconnu des hommes, un royaume féerique insoupçonné dont la Couche du Géant aurait pu être une des passages et cette improbable femme une gardienne ?

Mais la photographie telle que je la voyais à présent ne présentait plus cette touche d’envoûtant mystère. Le charme était rompu et le visage captivant de cette femme s’était définitivement évaporé dans le grain obscur de l’image sur la plaque. Encore tremblant, je décidais de consacrer tout le reste de ma soirée à un repos forcé...[sws_divider_bar1 barsize="500"] [/sws_divider_bar1]

Errance sur les terres des demoiselles

La date du démantèlement du mégalithe avait été fixée au 1er mars par les deux frères Guerville. Le temps pour eux de réunir un attelage suffisant pour renverser l’énorme table qu’on estimait peser plus de 20 tonnes. Cette nouvelle fit l’effet d’une bombe dans le pays, et de nombreux journalistes et observateurs débarquèrent du train dans les jours qui suivirent.

Cette recrudescence de l’agitation locale me laissait indifférent. En fait, depuis ma visite à la Couche du Géant, et depuis la furtive apparition de l’ « extra » sur la photographie je n’arrêtais plus de faire des rêves étranges dont le souvenir était confus mais dont l’effet – celui de me réveiller en pleine nuit et de perturber mon sommeil – était bien réel.

Me changer les idées me paraissait une bonne alternative. Je décidais donc d’aller explorer les environs et de prendre quelques photos supplémentaires. On m’avait signalé un peu au sud de Montbauron un autre ensemble mégalithique plus modeste connu sous le nom des Pierres demoiselles. Il s’agissait là aussi de « pierres à légendes » pour reprendre la formule consacrée. Celles-ci avaient la chance de se trouver sur une lande stérile, à l’écart de toutes les exploitations. Elles avaient tout de même divisé les érudits et les spécialistes en leur temps et on avait longtemps débattu dans les cercles de connaisseurs membres de savantes sociétés locales d’histoire et d’archéologie rivales, pour déterminer si ce groupe de trois petits rochers de grès rose fichés dans le sol depuis la plus lointaine antiquité pouvaient être considérés comme d’authentiques mégalithes préhistoriques ou bien comme de vulgaires blocs erratiques parfaitement naturels. En ce début de siècle, la question n’était visiblement pas encore tranchée, mais personne ne s’en préoccupait plus car tous les regards étaient tournés vers la vedette du moment : la Couche du Géant. L’histoire légendaire qui se rattachait aux Pierres demoiselles était aussi originale que celle de la pierre condamnée par Georges Guerville. On racontait en effet qu’autrefois les trois filles du Diable s’étaient liées avec un preux chevalier errant qui s’était attardé dans la région. Prisonnières de leur père qui les avait condamnées à rester sans époux toute leur vie – car il considérait avec mépris le genre humain et le trouvait particulièrement indigne de ses trois filles – elle demandèrent au chevalier de les aider dans leur projet d’évasion et de les protéger dans leur fuite. Celui-ci accepta mais le Diable eut vent du projet et rattrapa les fugitives en haut d’une butte qui dominait les bourbiers de la Fontenelle. Ivre de rage, il pétrifia les demoiselles et – selon la version qu’on m’avait livrée à Montbauron – il dévora le pauvre chevalier...

Au sommet de la butte, les trois pierres étaient au rendez-vous. A peine plus grandes que des femmes allongés et assez proches les unes des autres, elles étaient éclairées par un doux soleil et se trouvaient dans un confortable lit de mousses oxydées et de graminées de l’été précédent. Des prunelliers, de jeunes châtaigniers et divers arbustes dressaient leurs frêles branches vers le retour du soleil tandis que leur bourgeons se tenaient prêt au signal du printemps. Je n’étais pas seul sur place, un vieil homme goûtait à la paix et au silence agréable de l’endroit. C’était un ancien coupeur de rouches de Montbauron qui cheminait parfois dans le pays pour désengourdir ses vieilles jambes. Avec son bâton de pèlerin, son béret et son grand manteau en col de peau de lapin, il accepta de poser pour la postérité devant les demoiselles pétrifiées. En bavardant avec lui, je pus apprendre ce qu’il advint réellement du chevalier. Celui-ci ne fut pas dévoré, contrairement à ce qui se disait au bourg. Mais le Diable lui décocha un tel coup de sa patte griffue qu’il fut précipité tout en bas du talus et succomba à ses blessures au milieu des noues de la Fontenelle. Lorsque le niveau du capricieux ruisseau était bas, une grande pierre solitaire était visible au milieu d’un bassin à moucherons et elle portait encore les traces des griffes du Diable, et c’était d’ailleurs le nom que les gens du pays avaient autrefois donné à cette pierre : la Griffe du Diable. Sauf que les jeunes générations ne s’en souvenaient plus.

Je pris congé du brave homme et, suivant ses indications, je descendis un sentier jusqu’aux rives incertaines de la Fontenelle. Je me retrouvais au milieu des joncs et je pris garde de bien vérifier où mes pieds se posaient, me souvenant des diverses mises en garde concernant les marécages du pays. Dans ce contexte, mon matériel de photographie que j’avais pourtant l’habitude de trimbaler dans les endroits les plus inattendus était assez encombrant. Tandis que je cherchais un passage jusqu’à l’étang que m’avais indiqué le vieux, le soleil se laissa voiler par quelques nuages et la température baissa un peu, favorisant la formation de nappes de brouillard au-dessus des marais. Je me retrouvais ainsi très vite dans un décors inquiétant. Il n’y avait plus ni ciel, ni terre, juste les volutes brumeuses, à travers lesquelles dépassaient les joncs, et moi. Je laissais mon instinct me guider jusqu’à une sorte de trouée au milieu du brouillard. Le sentier était de plus en plus humide et je risquais à chaque pas de basculer dans un étang vaseux qui cernait le passage de chaque côté. Soudain, comme si les brumes m’y avaient délibérément guidé, je me retrouvais face à un étonnant monolithe partiellement immergé et recouvert de mousses et de lichens. Il était tout près du sentier et je pouvais voir très distinctement de nombreuses éraflures lui couvrir la partie du flanc épargnée par les végétaux. C’était le pauvre chevalier de la légende. Le récit du vieux coupeur de rouches était donc vrai. Je ne pouvais partir sans saisir la trace des griffes du Diable sur une de mes plaques. La luminosité était mauvaise et l’humidité empêchait toute tentative d’utilisation de la poudre éclairante, mais je tentais ma chance…

Plus tard, après avoir travaillé ma plaque au révélateur chimique, je fus heureux de découvrir que la photographie n’était pas si mauvaise. Avec ces effrayantes griffures comme sujet central, elle allait être une des plus étonnante et des plus mystérieuse de ma carrière – même si je savais pertinemment qu’au-delà de toute captivante rêverie, c’était l’innocente photographie de simples traces d’usures antiques sur un vieux polissoir des temps néolithiques que je détenais là...[sws_divider_bar1 barsize="500"] [/sws_divider_bar1]

Evénements étranges et veillée fantastique

La date fatidique approchait très vite. Durant toute la deuxième quinzaine de février, Georges Guerville se consacra presque exclusivement à la recherche de matériel pour la réalisation de son projet, à tel point qu’il prit un retard considérable sur les semailles de printemps et sur d’autres activités de saison.

Il avait besoin de sangles suffisamment longues et solides pour enlacer la pierre. Il recherchait également des harnais puissants pour les chevaux qui devaient participer au démantèlement du monument. Il lui restait d’ailleurs à réunir un nombre suffisant de bêtes de somme pour réaliser l’exploit de renverser la table de pierre mais aussi les quatre orthostates dont la taille et la masse étaient certes plus modestes mais qui étaient fichés profondément dans le sol de l’arpent du chemin de l’Abbé depuis des millénaires. Le calcul réalisé par son frère Louis permettait d’évaluer le besoin à 22 chevaux, ce qui était considérable. D’autant que les éleveurs du pays, hostiles à l’idée de la destruction de la Couche du Géant, refusaient de louer le moindre animal aux Guerville...

Mais peu ou prou les préparatifs avançaient. Et dans une dernière tentative désespérée, le maire de Montbauron écrivit une lettre au Président de la République, Emile Loubet. Lettre pour laquelle il n’y eut probablement jamais de réponse.

Ce fut dans les derniers jours de février que des événements étranges se multiplièrent. Sans doute n’avaient-ils aucun lien avec la fin annoncée de la Couche du Géant, mais d’habiles et persiflantes diffamations anonymes eurent tôt fait de rapprocher les faits entre eux. On nota par exemple une augmentation inexplicable et particulièrement désagréable de moucherons, moustiques, mouches des marais et autres diptères. Les paluds de la Fontenelle avaient de tout temps abrité toute sorte de nuisibles voletants et on ne s’était jamais ému auparavant de voir revenir d’indésirables insectes au retour du soleil et à l’approche du printemps, même si ces réapparitions saisonnières signifiaient aussi celles des fièvres. Cependant, dans le contexte particulier du moment, on attribua cette soudaine et virevoltante invasion au prémices d’une malédiction qui ne manquerait pas de s’abattre sur le pays au lendemain de la destruction du célèbre mégalithe. Aux agaçants diptères s’ajouta une soudaine invasion de taupes qui ravagea les jardins du bourg. Leurs sillons labourèrent sans discernement modestes potagers et riches hortillonnages, retournant les jeunes carottes, les chicorées, poireaux ou bulbes tout juste plantés, ravageant les belles pelouses de M. le Maire... On nota aussi – funeste présage, selon les anciens du pays – l’installation d’une grande corbeautière dans les charmilles au dessus du champtier de la Couche du Géant. Les nouveaux venus, des freux d’un noir plumage de ténèbres, tranchaient nettement avec les familières corneilles des champs ou les tranquilles et discrets choucas qui logeaient dans le clocher de l’église. Par leurs sinistres et sonores croassements, les freux corrompirent la quiétude de l’endroit. Ils semblaient s’être installés aux premières loges pour la date fatidique du 1er mars.

Enfin, pour agrémenter et parfaire l’angoissante ambiance de ces derniers jours du mois de février, la rumeur du retour des sinistres fantômes de la Chasse maudite fit le tour du pays. Cette Chasse maudite qu’on appelait aussi la Chasse d’Hellequin, était une vieille légende à peu près oubliée qui revint à l’ordre du jour après qu’un duo de cheminots, des vagabonds de passage, gagnes-misère attirés par les opportunités qu’offraient l’effervescence dans le pays, débarquèrent un matin à Montbauron en jurant tous leurs dieux avoir croisé la route de l’infernal cortège des démons et des chasseurs damnés, guidés par Hellequin, un veneur à tête de chien. Leurs élucubrations firent forte impression au bourg et on ne manqua pas de rapprocher cet événement aux autres mystères du moment.

Cette succession d’incidents finit par attirer une foule de journalistes, photographes, observateurs scientifiques, simples curieux et autres baguenaudiers. L’Hôtel de la gare, si agréable et si paisible depuis mon arrivée, se remplissait désormais d’une clientèle bruyante et agitée. Les autres établissements du bourg affichaient complet. Les habitants eurent l’occasion de découvrir dans ces jours de douce folie, les premières automobiles jamais vues dans le pays. Elles venaient de Tours, d’Orléans voire directement de Paris.

Les nouveaux venus décidèrent d’improviser pour la veille du démantèlement de la pierre un grand pique-nique sur le champtier, autour du Mégalithe condamné. Mais cette idée se heurta à l’hostilité locale. Par mesure de précaution, le Préfet mobilisa une compagnie de gendarmes et programma son arrivée pour le 1er mars, afin d’éviter tout débordement. La « Grande fête de l’Adieu », comme avaient décidé de la baptiser les journalistes présents sur place, se passa sans incident malgré la tension palpable. Georges Guerville avait gracieusement donné l’autorisation aux organisateurs de disposer de son arpent de terrain. J’en profitais pour prendre quelques photographies assez banales d’anonymes endimanchées, de chapeaux de mousseline et de canotiers, melons et casquettes traînant sous des mâts improvisés décorés de rubans et de lampions. Ces clichés permettraient de compléter mon étrange reportage pour les frères Leblond. Les freux de la charmille voisine se tinrent silencieux toute la journée durant. Mais au soir, quand la foule se fit moins nombreuse à cause de la fraîcheur, ils reprirent leur concert menaçant de plus belle jusqu’à la disparition du soleil. Lorsque la nuit tomba, un dernier groupe de Parisiens décida de rester sur place jusqu’au matin afin de surprendre l’improbable envol de la Chasse d’Hellequin, car ils avaient entendu dire que la Couche du Géant était le point de départ de l’infernale cavalcade nocturne. Bien que parfaitement conscient de la sottise d’une telle idée, je décidais de rester avec eux.

Bien entendu, il ne se passa rien en terme de chasse maudite. Vers minuit et demi, je décidais de me dégourdir les jambes. Sans trop m’éloigner du groupe qui avait dressé un bon feu non loin du monument, je longeais la charmille jusqu’à un bosquet plus touffu au pied de la Butte au Berger. La lune était dans la fin de son premier quartier et sa clarté était suffisante pour que je puisse y voir assez loin dans la froide obscurité.

Tandis que j’avançais avec prudence en goûtant au plaisir du silence nocturne, je me retrouvais au milieu de soudaines volutes brumeuses. La visibilité se réduisant, je jugeais plus réfléchi de faire demi-tour pour retrouver le groupe des Parisiens. Mais à ma grande surprise, le feu n’était plus visible. Gardant mon sang-froid, ce qui n’avait rien de compliqué avec la température de plus en plus glaciale qui accompagnait cet embarrassant brouillard, je tentais de revenir sur mes pas. Tout à coup, un grand bruit secoua les halliers sur le talus de la butte, comme si une énorme bête forçait le passage au milieu des ronces et des basses branches. Instinctivement, je m’allongeais dans l’herbe humide, espérant de cette manière échapper au regard de cette chose, quelle qu’elle fût. Un grand courant d’air accompagnait son bruyant déplacement et la brume virevolta et finit par s’ouvrir devant elle. Alors je le vis. Haut comme un arbre, large comme un tram, il avançait en pliant les charmes, les trembles, les liards ou les bouleaux comme de vulgaires roseaux. Il portait un vaste chapeau de feutre avec une longue et gigantesque plume tombant par derrière. Ses cheveux bruns dégringolaient dans son cou en une cascade de boucles épaisses. Il portait un riche manteau de voyage, renforcé des fourrures de centaines de visons et d’hermines et sous lequel on devinait une houppelande de velours noirs entrouverte sur une journade décorée d’orfrois et de broderies précieuses. A chaque pas, ses grandes heuses larges comme deux troncs de vieux marronniers écrasaient les buissons et creusaient de profondes fosses dans la terre humide. Le géant de la légende était de retour au pays, ayant probablement eu vent des mauvaises intentions de Georges Guerville. Je pensais qu’il se dirigerait vers sa couche, piétinant au passage les parisiens incrédules, soufflant le brasier comme une minuscule bougie. Mais il n’en fit rien. Il s’installa pesamment à l’orée du champtier, juste sous l’abri des derniers arbres. Il comptait visiblement attendre le lever du jour et assister au spectacle risible que ne manqueraient pas de donner les insignifiants humains autour de son monument.

Je restais tétanisé plusieurs minutes dans l’herbe glacée. Puis la sensation du froid devint suffisamment intolérable pour supplanter la terreur qui me maintenait au sol, et je finis par me relever. L’obscurité était alors profonde, la lune ayant disparu derrière d’opaques nuages. Même si je sentais encore sa présence, j’avais perdu de vue le géant dans les ombres des bois, et j’espérais – dérisoire fourmi anthropomorphe - ne pas glisser malencontreusement dans son champ de vision. Cependant, les chaudes lueurs du feu des parisiens m’étaient à nouveau visibles. Aussi, en m’évertuant à la plus extrême des prudences, je regagnais le campement improvisé...[sws_divider_bar1 barsize="500"] [/sws_divider_bar1]

Le dénouement...

Je m’étais donc bien gardé de confier à quiconque le moindre détail de mon étrange aventure nocturne. Et aux questions qui concernaient l’état de mes vêtements à mon retour, je fis le choix avisé d’évoquer une stupide et malheureuse chute sans gravité dans les halliers. Une bonne âme me raccompagna en automobile jusqu’à l’hôtel, afin de m’éviter une fâcheuse fluxion de poitrine.

Et vint le 1er mars. Une foule considérable vint retrouver les quelques courageux qui avaient tenu toute la nuit sur place. Une compagnie de gendarmes montés dépêchée par le Préfet se chargea de maintenir un semblant d’ordre sous les huées et les insultes croassantes des freux incivils cachés dans les charmilles. Mon folding en position, je me tenais prêt, tout comme une dizaine de collègues arrivés depuis la veille d’horizons différents. Le géant ne donnait pas signe de vie, les fourrés et les arbres qui bordaient le champtier restaient parfaitement immobiles. Et aux lueurs du soleil matinal, je commençais à croire que j’avais simplement fait un rêve... un rêve pourtant si réel.

Georges Guerville finit par arriver sur place avec une dizaine de ses employés et un nombre impressionnant de lourds chevaux. Sous les applaudissements de certains et sous les invectives des autres, ils préparèrent presque rituellement l’opération. Deux énormes câbles furent enlacés autour de la vaste table de grés. On y noua de longues et solides sangles avec des pièces métalliques annulaires et le tout fut fermement rattaché aux harnachements des chevaux. L’impressionnant équipage était composé de 22 puissants hongres, percherons et autres chevaux de trait. Ils provenaient de plusieurs fermes lointaines et Guerville les avaient fait venir à grands frais. Ils méritaient une magnifique photo pour la postérité. Un peu avant midi, quand tout fut prêt, le pathétique spectacle pouvait commencer. Une équipe de plusieurs gaillards solides placèrent des barres à mines derrière le monument afin de faire levier et de faciliter le basculement de la table. Sur un seul appel de Guerville, tout le mécanisme se mit en branle. Les chevaux avancèrent sur quelques mètres puis s’immobilisèrent dans leur sublime effort. Et leur supplice commença. Ils tirèrent de toutes leurs forces, encouragés d’abord par les cris et les solides tapes du plat de la main des bouviers puis par les claquements cruels des fouets. Les câbles et les harnais tendus et rigides comme des pièces de bois dur mettaient en valeur les muscles saillants des animaux. Les garrots bombés vers le ciel, les naseaux crachant de la fumée et chanfreins, flancs, poitrails et croupes brillants de sueur, les bêtes de sommes aux yeux exorbités luttèrent et luttèrent encore jusqu’à en trembler des sabots jusqu’aux jarrets. Pendant de longues minutes, les chevaux semblaient intensément concentrés sur cet objectif fixé par le maître : renverser la pierre. Mais le spectacle devenait aussi atroce qu’absurde. Paradoxalement, j’en tirais sans doute la meilleure et plus terrifiante série photographique de ma carrière.

Les hommes chargés des barres à mines renoncèrent lorsqu’une seconde pièce de métal se brisa en deux dans un bruit terrifiant. La table de pierre n’avait pas encore bougé d’un petit millimètre. A peine avait-elle été ébréchée par les coups des barres à mines rageurs des hommes vaincus. Mais le spectacle dura encore trente interminables minutes. Trente minutes durant lesquelles Guerville poussa les chevaux jusqu’aux limites de leurs forces. Lorsque l’un d’entre eux, dans un gémissement déchirant, finit par s’affaisser sur le flanc, le fermier arrêta tout.

Un silence pesant domina le bruyant essoufflement des bêtes, fumant et crachant leur souffrance. La Couche du Géant, parfaitement intacte, dominait tout le site de sa superbe et mégalithique arrogance. Pour ma part j’avais envie de hurler de joie. Mais seules quelques silencieuses et incontrôlables larmes trahirent l’intense émotion qui me submergeait.

Tout à coup, un applaudissement sonore attira toutes les attentions. Sortant de la foule, Joseph, le troisième de la fratrie Guerville, celui qui vivait en exil plus ou moins volontaire aux confins des gâtines de la Fontenelle, s’avança vers ses frères. D’une voix forte, il clama que Georges était vaincu par la pierre et que cet échec était mérité. Il ne pouvait en effet abattre le monument qui garantissait l’équilibre de la vallée et il rappela les vœux de leur père sur le lit de mort qui avait sommé ses trois fils d’être les gardiens respectueux des héritages anciens qui se trouvaient sur leurs terres. En trahissant ces vœux, Georges avait risqué de briser l’harmonie qui liait depuis la nuit des temps la Couche du Géant et la Fontenelle. Son échec du jour devait servir de leçon à tous. Il ajouta mystérieusement « La porte peut se refermer ! » et il me sembla – mais sans doute était-ce un tour de mon imagination embrumée par les larmes – qu’il jetait un œil dans ma direction.

J’imaginais le géant de la nuit précédente approuver tous ces mots avec un sourire aux lèvres. Peut-être était-il toujours caché dans les arbres, à l’extrémité de l’arpent du chemin de l’Abbé. Et peut-être se félicitait-il de l’incroyable solidité de sa vieille couchette qui avait déjà autrefois supporté ses antiques et mythiques ébats.

En fin de compte, tous les badauds finirent par reprendre le chemin de leurs domiciles, déçus et soulagés à la fois, un peu à l’image des multiples contradictions qui commandent aux agissements de l’humanité toute entière. Les gendarmes furent les derniers à partir. Ils ne quittèrent les lieux de façon définitive que lorsque Guerville et son équipe eurent rassemblé leurs affaires et leurs animaux pour retourner comme une armée vaincue, tête basse et pas traînant, à la ferme de la Coudreuse.[sws_divider_bar1 barsize="500"] [/sws_divider_bar1]

Épilogue...

Mon retour en train vers Paris fut emprunt de nostalgie. Je gardais sans cesse en tête les images des rencontres irréelles de cette aventure : le chevalier pétrifié par la griffe du Diable, le géant qui était revenu sur les lieux de ses amours passés, et la mystérieuse et sévère dame cachée sous l’ombre de la pierre. Etait-ce la nymphe de la Fontenelle ? Etait-ce une fée ?

La série photographique devint une collection de cartes postales à succès. Le thème mystérieux de ce dolmen qui refusait de se laisser détruire séduisit de très nombreux amateurs et les frères Leblond y gagnèrent un plus de notoriété. Mes chers éditeurs me payèrent donc tous les frais liés à mon long séjour de très bonne grâce.

Ces dix jours passés à Montbauron me marquèrent profondément. La simple idée d’avoir erré aux portes de l’inconnu ébranla à jamais ma conception du monde. Je savais cependant que la tentation de poser les mille questions liées à ces événements ou de témoigner au monde entier cette expérience étonnante ne devait pas voiler le fait que j’étais devenu dépositaire d’un secret. De toute façon, en imaginant que j’eusse pu un jour parvenir à expliquer tous ces étranges phénomènes physiques dont j’avais été le témoin et à les décortiquer méthodiquement pour les présenter à mes contemporains avec toute la rigueur scientifique nécessaire, je dois bien reconnaître aujourd’hui que je restais désormais confronté à ces chemins merveilleux et à leur emprise sur mon esprit et à ce besoin nouveau et vital pour mon âme de donner une forme concrète à ces phénomènes par le doux truchement de mon imagination.

Et en fin de compte, ceux qui savent vraiment, tel le vieux coupeur de rouches rencontré près des Pierres demoiselles ou l’étrange Joseph Guerville, ceux-là donc ne posent pas de question. A l'image des grands conteurs de jadis, ils prennent le temps d’attendre en silence que de nouvelles portes s’ouvrent à eux, guident parfois, quand l’occasion se présente, les égarés pour lesquels le royaume merveilleux veut bien se découvrir et qui n’en ont pas encore conscience, et prennent bien soin de refermer ces portes derrière eux, afin de préserver la Féerie des folies de nos contemporains...

Isengar, mai 2007.

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Lors d’une conversation, Semprini et moi-même avons abordé le thème de la Quête dans Le Seigneur des Anneaux. Est-ce que ce monument Tolkienien est de la veine des grands récits médiévaux en cela qu’il suit l’un de leurs points communs, celui que la Quête du Héros ? Ou, au contraire, s’en démarque-t-il ?

Le Seigneur des Anneaux, Quête ou Anti-Quête ?

"Ce n'est pas une quête, vraiment ? Ce n'est pas par esprit de contradiction que j'interviens, mais pour moi, il n'en est pas de plus belle. Les actions de Frodon contribuent à l'accomplissement d'un même objectif : la Quête qu'il s'est fixé, c'est-à-dire la destruction de l'Anneau. Pour y arriver, il traverse les épreuves et les dangers et irrésistiblement, il s'en rapproche." Balthazard leva un sourcil et toisa de haut son interlocuteur. Il fit un geste vague de la main et se mit à regarder fixement la fenêtre contre laquelle battait la pluie comme pour se convaincre qu'il fallait bien dire quelque chose. Il battit des mains et sentant sur lui le regard interrogateur de l'autre, répondit enfin : "Bonjour. Euh je vous demande pardon ? Frodon, le critique de cinéma ? Ah mais mon cher, Frodon devrait faire attention à ce qu'il dit ! - Excusez-moi cher Monsieur, mon enthousiasme m'emporte, comme bien souvent. Je m'appelle Théodore, Théodore Rastignac. Écrivain sans inspiration, poète sans imagination, je ne fais que révérer ceux qui ont le talent que je n'ai pas. Mais je reste toujours curieux et désireux d'échanger avec mes contemporains. Et là, en vous entendant lire tout haut votre texte, je n'ai pu m'empêcher de vous répondre. J'espère ne pas vous avoir offensé, tel n'était pas mon dessein. Vous évoquiez Frodon comme un critique de cinéma. Je ne suis pas sûr de vous comprendre, pourriez-vous me dire à quoi vous pensez exactement ? - Mais oui, le critique de cinéma. De quel Frodon voudriez-vous parler ? - Et bien, LE Frodon, Frodon Sacquet, le Porteur de l'Anneau."

Balthazard se retourna soudain et couva du regard l'ensemble de la pièce aussi longtemps que la politesse le lui permettait. Il cherchait un moyen de fuir. Résigné, il dit d'une voix d'outre-tombe : "Le porteur de l'Anneau ? Mais oui, bien sûr le Porteur de l'Anneau ! Et comment va-t-il ce cher ami ? A-t-on des nouvelles de lui ? Nous avons fait les quatre cents coups ensemble. Cela me rappelle ma jeunesse... ". Il essuya une larme. "Vraiment, fit Théodore d'un air narquois ! Un ami à vous ! Quels moments formidables vous avez dû vivre. S'il vous plaît, racontez-moi. Quelles cocasseries avez-vous infligées à vos amis, car je suppose que ces quatre cents coups n'étaient pas tous dénués de malice ? - Cocasseries ? Malice ? Un peu de retenue jeune homme, s'écria Balthazard ! Vous permettez ? "

Il se retourna et traversa la pièce en sifflotant d'une démarche chaloupée. Rastignac lui courut après. "Je crains de vous avoir irrité, ne m'en portez pas grief, je vous prie, dit-il. Soyez indulgent avec un être qui ne cherche qu'une agréable compagnie." Balthazard s'arrêta et soupira. Un lourd silence tomba, entrecoupé seulement par les bruits de la tempête. "Bon, dit enfin Balthazard d'une voix de stentor essoufflée. Dites-moi donc ce qui vous possède au point d'en paraître tout retourné. Après tout, pourquoi ne pas débattre. Vous m'amusez, j'aurai au moins le loisir de me divertir pour enfin ne plus penser a rien." Et comme pour donner corps a ces dires, il fixa sur Rastignac ses yeux d'eau, d'un regard pénétrant. "Voyez-vous, je me demandais si vous aviez cette même inclination que moi qui veut que je réagisse à mes différentes lectures, dit Théodore intimidé. Parmi elles, l'une de mes favorites est sans conteste Le Seigneur des Anneaux. Sur cette oeuvre, les avis divergent, les opinions font front. Peut-être certaines interrogations vous rongent-elles l'esprit en ce moment même ? Pour moi, elles sont légions et me martèlent la tête chaque jour. - Très bien, très bien, mais poursuivez donc ! Quelles sont ces questions qui vous rongent ? - Mon Dieu, comme je vous le disais à l'instant, elles sont aussi nombreuses que les nic-briqueux de Sam Gamegie. Je crois que je pourrais en poser des dizaines. Certaines sont davantage liées au récit en lui-même et à l'enchaînement des événements ; d'autres sont plus, comment dirais-je, "existentielles". Je me demandai donc si vous aviez vous aussi cette lecture à plusieurs niveaux. A mon sens, c'est justement l'un des intérêts majeurs de l'ouvre de Tolkien : étudier par quantité de prismes et de filtres une oeuvre qui a marqué mon imagination à tout jamais. - Existentielles ? Oui, posons-nous des questions existentielles ! Pour moi, je ne lis une oeuvre qu'à un seul niveau : le mien ! ricana-t-il. Je vous écoute. - Eh bien, vous avez dit à voix haute tantôt que Le Seigneur des Anneaux n'était pas une quête. Je voulais apporter un démenti sur ce point car pour moi, l'histoire de Frodon n'est rien d'autre, il part véritablement à la recherche de quelque chose de mystérieux qui entretient l'espoir et la motivation de celui qui cherche." Balthazard à ces mot pris Rastignac par le bras et, le soulevant presque, l'amena au milieu de la pièce où il le fit asseoir rudement sur un des deux fauteuils étroits qui les attendaient là. "Comment ? dit-il, en tentant, à grands renforts de 'hum!', de s'installer aussi confortablement que sa corpulence le lui permettait. Ah ça cher ami, voilà qui est étrange ! Cela mérite une vraie discussion. Vous entendez des voix ma parole, car je ne me souviens pas avoir parlé à voix haute ! Quant à cette histoire de quête, vous devez plaisanter, Le Seigneur des Anneaux, n'est pas une quête et c'est là son originalité. Détruire l'Anneau, se défaire de la tentation oppressante de la domination, renoncer au pouvoir qui asservit, et non partir à la recherche de je ne sais quel absolu qui n'existe pas. Une quête ! Hé hé hé ! Hi hi hi ! Ho ho ho ! "

Rastignac eut un peu de mal à reprendre son souffle après cette empoignade soudaine. "Malgré le rire qui vous prend, je dois confirmer mes propos, dit-il. Je partage votre point de vue, il s'agit ici de détruire, non de conquérir ou de trouver. Mais qu'entend-on par Quête ? C'est l'action d'aller à la recherche. Frodon part bien à la recherche de quelque chose même si ce n'est pas d'un objet. Il part à la recherche de la liberté qu'il a perdu lorsqu'il a accepté sa mission. Non seulement la sienne, mais celle de l'ensemble des peuples libres de la Terre du Milieu. Ne croyez-vous pas que c'est cela, la véritable quête ? Trouver un symbole et non un simple objet ? Cet absolu, il existe."

Le visage de Balthazard se fit soudain sérieux. "Mais saisissez-vous tout ce que le mot quête recouvre ? fit-il dans un murmure. Il renvoie aux récits traditionnels de quête, et ne dit pas la spécificité du Seigneur des Anneaux, le premier récit épique dénonçant la vanité de la conquête et la corruption du pouvoir. Le Seigneur des Anneaux est une Anti-quête. Et vous vous trompez sur la liberté. En disant à Fondcombe dans le silence des esprits qui doutent 'Je prendrai l'Anneau, même si je ne connais pas le chemin', Frodon ne perd pas sa liberté, bien au contraire, il l'exerce enfin, il n'a jamais été plus libre. Il exerce sa liberté de renoncer aux choses. Quant à cette histoire d'absolu, laissez-moi rire, quel absolu ? - Ecoutez, je me rends bien compte que le mot quête est porteur à lui seul de quantité de récits entrés dans l'imaginaire de nos cultures occidentales. Mais ce n'est pas parce qu'un mot à un sens particulier que nous ne pouvons lui en accorder un autre ! Je ne nie pas la spécificité du Seigneur des Anneaux. Mais pensez-vous vraiment que Frodon exerce SA liberté ? Croyez-vous donc que lorsque Frodon dit 'J'emporterai l'Anneau', il ne réponde pas à une obligation morale ? Il est vrai que cet engagement est lourd de conséquences pour lui mais pouvait-il en être autrement ? Aucun des Sages ne veut revendiquer la possession de l'Anneau, aucune solution alternative à sa destruction n'est envisageable. Frodon pouvait-il vraiment refuser ce qui devait être fait ? - Oh que oui, il aurait pu refuser. Nos obligations morales sont à la mesure de l'idée que nous nous en faisons, je crois bien. Si nous avions parlé d'Aragorn, je vous aurais concédé ce point. Porteur sans doute du sentiment de culpabilité du refus d'Isildur de détruire l'Anneau, consumé par son amour pour Arwen et hanté par l'idée qu'il doit se montrer digne des espoirs placés en lui, Aragorn n'est pas tout à fait libre. Pour Frodon, c'est autre chose. Sans doute exerçait-il une sorte de libre arbitre quand il décida sur Amon Hen d'entrer seul en Mordor. Quant au sens du mot quête, pour revenir au sujet qui nous préoccupe, prévenez d'abord qui vous lit ou vous écoute si vous voulez vous en affranchir ! Le mot anti-quête possède cette qualité d'attirer le regard. On pourrait même avancer que Frodon, cet anti-héros aux proportions ridicules, mène une anti-quête tandis que Gollum, son double, celui qu'il aurait pu devenir, mène une quête. Si vous voulez à tout prix inscrire votre livre favori dans la continuité des récits de quêtes, indiquez en quoi il départ de ses prédécesseurs !"

Balthazard s'était échaudé au fur et à mesure de sa diatribe, et finit sa dernière phrase le corps penché en avant, les yeux rivés sur ceux de Rastignac, qui avait fini par regarder ses pieds. La tête baissée, Théodore souriait. Il secoua la tête en haussant les épaules. " Le libre-arbitre dites-vous ? Oui, sans aucun doute. Frodon a pris sa décision seul, il pouvait refuser ou accepter, le choix lui était donné. Il a exercé son libre-arbitre, mais non sans influence. Celui qui est libre de ses décisions ne l'est pas forcément de ses actes. Frodon a choisi de conduire l'Anneau sur le Mont du Destin, mais à l'heure du choix, de nombreux regards était posés sur lui et il pouvait difficilement se dérober. Qu'auriez-vous fait, vous-même, sachant la conséquence terrible d'un refus ? Oui, nos obligations morales sont à la mesure de l'idée que nous nous en faisons, et c'est justement parce que Frodon en a une haute opinion qu'il a pris l'Anneau. Le refuser aurait été un refus total d'assumer son devoir, un rejet de sa part de retrouver tout ce à quoi un Hobbit aspire, la Paix. La quête, c'est celle de Frodon et de ses compagnons pour leur Salut. C'est une quête pour échapper à la damnation de Sauron et en fin de compte, pour Frodon, retrouver sa quiétude et apaiser le tourment de son âme. Détruire l'Anneau n'est que le moyen, pas la fin."

Balthazard se redressa et contempla ses énormes mains. "J'entends bien, mais vous omettez d'associer certains thèmes du livre à cette destruction en ne parlant que de quête. Allons, nous sommes seuls dans cette pièce, personne ne saurait que vous vous avouez vaincu. Et mettons de côté cette question du libre arbitre, il y a là trop à dire et les méandres de la conversation nous feraient perdre de vue notre sujet de départ. Théodore partit d'un rire clair et sonore.. "Vous êtes impayable ! M'avouer vaincu ? Ce serait mal me connaître. D'ailleurs, il m'importe peu de savoir si j'ai tort ou non, ce qui m'intéresse, c'est d'avoir un débat d'idées avec vous, rien de plus. J'ai fait voeu de diplomatie envers mon prochain, je vous concéderai la victoire si elle est évidente. Néanmoins, les joutes verbales étant mon plaisir, il me plairait de continuer celle-ci." Théodore porta son verre à ses lèvres et sirota une gorgée de Madère. Après un claquement de bouche, il reprit : "Prenons l'exemple de la Quête du Graal. A l'origine, ce nom ne désignait qu'un banal récipient, une écuelle par exemple. Mais selon l'interprétation chrétienne, le Graal est le calice qui servit à la Cène et dans lequel Joseph d'Arimathie recueillit ensuite le sang qui s'épanchait de la blessure du Christ, causée par la lance du centurion Longin. Evidemment, les différents héros de la littérature ne sont pas mis en quête de l'objet mais du symbole et de ce qu'ils pourraient en retirer. Le Seigneur des Anneaux reprend ce thème médiéval où la quête n'a pas pour but la recherche ou la perte d'un trésor mais d'un objet qui fait allusion à quelque chose de perdu ou de caché. Allons, tentons-nous de trouver un arbitre à notre discorde ? Que pensez-vous de restituer leurs paroles aux protagonistes du Seigneur des Anneaux, voire à Tolkien lui-même ? Nous y trouverions sûrement des éléments de réponse. - Eh bien, les vers ne mangent pas encore votre cadavre, il se débat encore ! Je sais tout cela, et c'est avec une tristesse infinie (il se mouche) que je dois constater que vous ne proposez rien de nouveau dans votre argumentation. Pis même, vous baissez pavillon et vous demandez à débattre par procuration. Holà Frodon, venez donc débattre à ma place je ne le puis plus ! Venez donc dire le mot 'quête', je me noie sans vous ! Tenez, pour le plaisir du jeu, je vous laisse faire venir vos amis, quoique les personnages de roman ne soient pas toujours les mieux placés pour parler de ce qu'ils font, de ce qu'ils sont, et du fond des choses."

Il but d'un trait son verre de Madère et laissa voir dans une espèce de sourire hideux ses dents petites et folâtres. Théodore, piqué au vif, rétorqua : "Vous me reprochez mon manque d'argumentation, mais vous-même, qu'avez-vous dit ? Vous me martelez ce préfixe 'anti' et vous vous y accrochez comme le naufragé à sa bouée, mais vous ne le justifiez que par une simple pirouette. Parce que Frodon détruit l'Anneau au lieu de le quérir, vous faites de l'ensemble du Seigneur des Anneaux une anti-quête ? Moi, je vous affirme que le Seigneur est un conte et qu'il entre dans les canons de la littérature tels qu'ont pu les décrire certains théoriciens. Et ce, malgré le contre-pied que vous prenez et le fait que l'on puisse lire parfois que Frodo est une sorte d'anti-Bilbo car l'un est le destructeur et l'autre l'inventeur de l'Anneau. Je ne vous ferai pas l'injure de vous rappeler ce qu'ont pu dire ces théoriciens, mais je vous préciserai néanmoins que l'un d'eux présente la quête du héros comme un élément fondamental. Malgré tout le respect que je porte à l'oeuvre de Tolkien, le genre existait bien avant lui et il en était conscient. - Allons, allons, jeune homme, ne prenez pas la mouche, dit Balthazard, d'un air amusé. Je vais vous préciser plus avant ce que j'entends par le terme 'anti-quête'. Je comprends bien que Le Seigneur des Anneaux se place sous l'égide de la tradition littéraire de la quête, et qu'une quête est aussi un voyage intérieur. The Searchers était le titre original de La Prisonnière du Désert de John Ford, que vous avez du voir. John Wayne y recherche sa nièce pour la tuer parce qu'elle s'est compromise avec ces indiens qu'il hait tant. Mais lorsqu'il la retrouve enfin, après sept années de quête, il la laisse en vie, et se libère peut-être alors du racisme qui l'habitait. Nous convenons donc qu'une quête est à la fois la recherche d'une chose et une conquête sur soi. Mais pour ne pas diminuer la singularité du Seigneur des Anneaux, je veux trouver une formule qui véhicule aussi bien la notion de quête intérieure de Frodo et son cheminement vers ce que Tolkien appelle sa 'sanctification', que l'idée d'une renonciation à l'Anneau, c'est à dire au pouvoir et à la machine. La formule 'anti-quête', ramassée et claire, me semble avoir les qualités requises. Elle renvoie vers une tradition littéraire et convoque l'idée de renonciation. Cela vous semble-t-il être une argumentation valable ou tenez-vous à ce que nous finissions par nous entretuer ? Nous ne pouvons sortir de cet étrange lieu, et on nous a indiqué tantôt que cette tempête ferait rage une heure encore, alors ou l'un de nous cède ou nous en venons aux mains. C'est toujours ainsi que j'ai conçu les discussions. Bon, qu'avez-vous à me dire maintenant ?"

Théodore soupira : "S'il vous plaît, cela fait trois fois que vous me servez du 'jeune homme', je vous remercie de cesser cela. L'âge n'a rien à voir dans notre histoire et je n'ai que faire de votre condescendance." Sans signe annonciateur, d'une voix plus forte, il proclama : "Ainsi, il ne saurait y avoir de demi-mesure, l'un de nous devra céder ? Et bien soit !" Il se leva brusquement en relevant ses manches, toisa Balthazard d'un regard plein de colère, et alla attiser le feu dans l'âtre, où les bûches fraîchement posées faisait entendre leur torture, d'un geste sec. Les flammèches bondissaient en tumultueuses volutes. Les rugissants éclairs du dehors illuminèrent soudain l'intérieur chaud et boisé de l'auberge et imprimèrent, pour une fraction de seconde, un masque fantomatique sur le visage rubicond des deux hommes.

Théodore continuait de réveiller les flammes endormies à l'aide d'un soufflet. "'Sanctification', continua-t-il. Le mot est de Tolkien, mes félicitations pour cette référence. Tolkien parle en effet de l'ennoblissement des humbles et de la sanctification de Frodo, mais il mentionne également son 'apostasie' et sa 'renonciation' à la quête qu'il s'était fixé. Et c'est là, oui, c'est là le terme que vous auriez dû employer. Là se trouve la singularité du Seigneur des Anneaux car le héros traditionnel erre infiniment mais ne faillit pas lorsqu'il est si près du but, alors que Frodon verra au dernier moment sa volonté brisée par l'Anneau, incapable de lui résister." Furieux, Balthazard se leva et saisit son siège qu'il souleva comme un rien. Tel l'Hercule de Farnèse brandissant sa massue, il se tourna vers Rastignac en soufflant et en grognant. "Vous ne m'avez pas compris jeune homme, s'écria-t-il ! Je ne parlais pas de la renonciation à la quête mais de la renonciation au pouvoir, à la machine, à l'Anneau par sa destruction ! Deux concepts différents, que vous semblez avoir du mal à saisir ! Ah que je hais cet endroit infect !" Le colosse s'empara aussi du fauteuil de Rastignac, et s'avança à pas lourd vers l'âtre où il déposa son fardeau au coin du feu comme s'il s'était agi de jouets des nains des Monts de Fer. "Nous aurons plus chaud assis ici. Et cessez donc vos mouvements brusques ! Vous êtes en dehors du sujet. Sinon oui, cet échec de Frodo est une autre singularité du Seigneur des Anneaux. - Aaaghh ! Je vous ai dit d'arrêter avec ce 'jeune homme', espèce de vieille locomotive vrombissante ! Une fois de plus et, tempête ou pas, je quitte cet endroit et vous laisse à cette solitude qui doit vous être coutumière et que vous appréciez sûrement. Ceci dit, reprenons nos esprits, vous avez raison."

Théodore courut s'emparer de la bouteille restée sur la table, en versa une généreuse rasade dans chacun des deux verres et, les mains chargées, rejoignit sa place. Il se versa une lampée de Madère dans le gosier, reposa son verre et se frotta les mains face à la chaleur du feu. "Je crois que les mots sont parfois impuissants à exprimer des sensations qui sont enfouies au plus profond de notre être. Une différence irrémédiable semble nous opposer puisque, contrairement à vous, j'ai une nette propension à penser positivement. Je considère avant tout l'aspect positif du rôle de Frodon et mets en exergue ce qu'il veut conserver et protéger, sa vie paisible et la liberté des peuples, plutôt que ce à quoi il veut renoncer, le pouvoir et l'Anneau. C'est une simple question de point de vue, une quête pour moi, son contraire pour vous. Êtes-vous d'accord avec cela ? - Non, pas tout à fait. Vous ne pouvez réduire nos discours à une opposition entre l'ombre et la lumière, le négatif et le positif. Mais je perçois le renoncement conscient comme un geste vrai et rare, alors que l'instinct de conservation est de tous les instincts le mieux partagé et le moins noble. Peut-être pourrait-on parler alors d'une quête du renoncement. Il s'agit d'une quête bien particulière, si c'en est une."

Il but d'un trait son verre de Madère et s'absorba d'un air las dans la contemplation des flammes. "Ne trouvez-vous pas qu'il fait de plus en plus froid ?", reprit-il soudain.

A peine Balthazard eut-il terminé sa phrase que, dans un fracas épouvantable, le verrou de la lourde porte d'entrée céda, sous la force du vent, en laissant derrière elle une ouverture béante sur la nuit. Un tourbillon glacial s'engouffra dans la pièce, fit voler les tentures, renversa les tables et les chaises. Théodore bondit de son fauteuil et aida l'aubergiste à refermer la cicatrice du mur. Il s'en retourna vers sa place essoufflé, but une longue gorgée de Madère et poursuivit : "Pour répondre à votre dernière question, oui, il fait vraiment plus froid, il règne un froid polaire même. Et pour ne rien arranger, ce satané vent a soufflé les flammes que j'avais éveillées avec tant de mal. Mais je sais comment me réchauffer autrement." Il but un autre verre. D'une voix de moins en moins assurée, il continua : "Quant à l'ombre et à la lumière, Le Seigneur des Anneaux n'est pas une oeuvre manichéenne, loin s'en faut, et passe par toutes les variations possibles de ces couleurs. Mais nous nous égarons et j'ai bien peur que nous ayons perdu notre idée première." "Certes oui, nous nous égarons, fit Balthazard, mais en bonne compagnie ! Ce Madère est excellent !" Il remplit de nouveau son verre. "Vous avez bien raison, excellent, ce Madère. Savez-vous où l'aubergiste se le procure ?" chuchota Théodore à l'adresse de Balthazard. Sans prendre le temps de respirer, il continua : "Vous avez parlé de quête particulière, cela me semble préférable à anti-quête. A mon sens, Frodon porte son regard vers le point à atteindre et non vers l'objet à détruire. Sa quête se situe au-delà de ce qu'il peut voir, il doit arriver à ce point, peut-être de non-retour, et s'il y arrive, sa quête sera accomplie. Si ma mémoire est bonne, Tolkien disait que Frodon a entrepris sa quête par amour. Pour sauver le monde du désastre mais en totale humilité car il sait pertinemment qu'il est totalement inadéquat pour cette tâche. Et c'est la pitié de Bilbo puis de Frodon, en épargnant Gollum, qui a fait le succès de cette quête. Sur ce, trinquons ! - Très bonne idée, trinquons, s'écria Balthazard ! Et puisque nous sommes entre amis, je dois vous faire une petite confidence. Je crois le terme quête particulière plus précis en fin de compte, et je vous le concéderais, si je n'étais retenu par une certitude : il est souvent judicieux de trouver un terme qui frappe les esprits quitte à s'expliquer ou se dédire un peu ensuite, plutôt qu'une formule usée. Et puis, Le Seigneur des Anneaux : Une Anti-Quête, quel beau titre ! Bon, buvons maintenant cet excellent Madère ! Balthazard saisit d'un geste fébrile la bouteille de Madère, comme les marins pris dans la tempête s'accrochent au mat, et versa d'un geste généreux la moitié du vin sur le gilet brodé de Rastignac en voulant remplir son verre.

Théodore, au lieu de s'emporter et de se plaindre de la ruine de son habit, décocha à Balthazard un sourire de joie, lui tira la manche et lui dit tout bas : "Et bien voilà, c'est à lui qu'il faut demander."

Des coups à la porte avaient en effet appelé l'aubergiste qui laissa entrer un homme enveloppé dans un long manteau sombre ruisselant de pluie. Il s'avança au milieu de la pièce et s'assit à l'écart l'air perdu dans ses pensées. Balthazard et Théodore l'observaient avec intérêt. C'était un homme grand aux yeux gris et à la chevelure argentée. Son visage semblait comme au confluent de deux mondes, à la fois jeune et marqué des rides de la vieillesse naissante. Balthazard se leva bruyamment et s'avança d'une démarche incertaine vers l'inconnu. "Bienvenue ! Je n'aurais pas cru possible que quelqu'un puisse continuer de marcher dehors avec ce vent ! Venez donc vous réchauffer près du feu. Nous disposons d'un excellent vin de Madère, de quoi tenir le temps de la tempête. En outre, nous aurions besoin de vous pour nous départager mon ami et moi : Comment appelleriez-vous Le Seigneur des Anneaux ? Une Quête ou une Anti-Quête ? " L'étranger leva un regard interrogateur vers Balthazard. "Le temps de la tempête ? Mais elle ne prendra pas fin. Toujours le murmure du monde se fera entendre ici et toujours nous resterons à l'écouter. Quant au reste de votre discours (sa voix se réduisit à un murmure), je n'y entends rien. - Ah ça !, répondit l'autre d'une voix d'ivrogne. La tempête ne prendra pas fin,? Ha, ha, ha ! Balthazard coincé dans un trou à rats avec du vin de Madère ! Ah, mais j'ai d'autres choses à faire, moi, que de mener des conversations de poivrots sur la quête du père Frodon ! Moi, il faut que j'agisse, que je vive pour oublier que je vis !"

Il s'arrêta, haletant, dégrisé, attendant un acquiescement qui ne venait pas. L'étranger se leva et regarda Balthazard avec compassion. "C'est que vous ne vivez déjà plus, fit-il d'une voix sourde. Nous sommes là où les hommes attendent depuis la nuit des temps le destin qui ne leur a pas été révélé. Nous sommes. morts." Théodore restait muet, sous le choc. Il avait senti que cet endroit était différent, qu'on y respirait un air chargé de l'odeur des fleurs. Mais de là à penser qu'il était... Pris d'un étourdissement, il s'agrippa à la manche de Balthazard, qui paraissait maintenant éteint et contemplait le plafond d'un air anxieux. "J'admets qu'il règne ici une étrange atmosphère, repris Balthazard, j'admets me sentir comme à mi-chemin du rêve et de la réalité, mais je ne m'avoue pas encore vaincu. C'est que ce lieu ne ressemble pas beaucoup aux Cavernes de Mandos, ni ce gros aubergiste à Mandos lui-même ! Quant à attendre la Seconde Prophétie, non merci ! Je me révolte donc nous sommes !, cria-t-il en serrant si fort Rastignac contre lui que leurs têtes s'entrechoquèrent. Vous allez voir, mon ami, dans une seconde, on va nous dire que nous ne débattions pas de la quête de Frodon mais de nos propres vies. Mais ne soyons pas si crédules! "

A ce moment la porte s'ouvrit de nouveau et un petit homme au visage sévère, à la mèche blanche rebelle et au costume en tweed, fit son apparition, en tempêtant dans un langage presque inintelligible. "Ce n'est absolument pas ainsi que j'avais conçu les choses, cria-t-il ! D'ailleurs rien n'était achevé, rien n'était conçu pour s'achever, rien ne devait s'inscrire en une forme immuable ! Tout n'était que mouvement perpétuel et incertitude ! " Il vit soudain l'homme aux cheveux gris et au manteau gris et se tut. Il s'avança alors vers lui en tremblant, l'oeil brillant d'une magnifique et étrange intuition.

Cédric & Semprini Novembre 2001.

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A toutes les âmes qui hantent ces bois ; au Précepteur et ses enfants qui attendent le retour de la pluie, à la sève invisible qui monte sous l'écorce. A la feuille nouvelle, qui déjà n'est plus blanche.

La vieille forêt

L'elfe tranquille se pencha vers les bois secs, scrutant l'obscurité sous les frondaisons, et s'efforçant de distinguer un signe de vie survivant entre les souches et les racines pourrissantes. Le jeune hobbit regardait l'ancienne habitante de la forêt, mais dédaigna le coup d'oeil.

"Ce bois est mourant. Ces dernières semaines si sèches n'ont pas été propices, le printemps ne reviendra plus après ce long hiver sans neige." L'elfe aguerrie hocha la tête avant de répondre lentement : "Ce bois est en fait moribond depuis... depuis... je ne sais même plus quand. De temps en temps, un bref sursaut. Mais ce n'est qu'un sursaut." Elle soupira un peu, et s'en retourna vers les bois riants qui s'étendaient de l'autre côté de l'Eau. D'ici, on pouvait passer à gué. "Il est encore des forêts riantes, de l'autre côté de l'Eau ! Allons, ne faisons pas grise mine !" Le vieux bois s'endormait, en effet, et le printemps pour lui était long à venir. Mais les anciens, quand ils se réunissaient à l'orée, hochaient souvent la tête en contemplant les arbres. "Ce n'est pas parce que la forêt semble endormie que personne n'y trace des sentiers", disaient-il, mais eux-mêmes étaient des ramasseurs de mousse, ou des arbres aux racines trop profondes pour aller s'enraciner ailleurs.

Les hauts-faits du petit royaume de la forêt dataient de plusieurs saisons; mais certains n'avaient pas été heureux. On se souvenait encore en frissonnant de la cruelle grande guerre, la fratricide Jacquesonnerie, et son évocation encore maintenant pouvait provoquer levées de bouclier et tintements d'épée. Au coeur de la forêt, arbres et elfes, hobbits et hommes avaient vécu nombreux et en bonne intelligence. Là où la terre est peuplée, les conflits naissent. Mais là où est la sagesse, les mains peuvent encore se serrer pour construire et bâtir. Et ils avaient bâti plus qu'une citée, une citadelle. Mais un nouveau cycle était venu, le lierre s'était attaqué à la pierre, les habitants de la forêt avaient voyagé à l'extérieur, et les contacts entre eux s'étaient fait plus fréquent en dehors de la forêt que sous les troncs. Seuls les arbres étaient restés sans cesse. Et encore ; car si l'Ent peut se creuser de profondes racines, certains arbres s'éveillent parfois pour découvrir le monde et quitter le sol qui les a nourris et vus naître. Et ces derniers avaient été nombreux durant les dernières saisons.

Maintenant, la forêt donnait au visiteur non averti la vision trompeuse d'une vieille endormie échouée sur les rivages du Temps. Le jeune Nathan s'y était laissé prendre. Tandis que notre hobbit et notre elfe s'éloignaient, devisant le long de l'Eau courante, lui restait là, invisible derrière les pierres creusées par l'Eau, à observer le bois. Et la curiosité le rongeait. Les branches étaient lourdes, et le lichen pendait en longues barbes. On pouvait voir, à quelques pas d'ici, le miroitement faible d'une eau dormante, presque enfouie sous les lentilles d'eau.

"Il y a donc une eau dans ce bois. Fort bien, mais il m'a tout l'air d'être mort. Comment donc saurais-je si ce qu'on raconte est vrai ?"

Il tendit l'oreille, cherchant à surprendre le pied léger d'un elfe sur les feuilles, le pas cadencé de l'Ent sous les futaies, la voix chantante d'un hobbit; mais seul le vent sifflait autour de ses oreilles, échouant même à faire bouger les branches sombres ou remuer l'obscurité lourde des bois.

Et soudain, ce vent sembla tourner, dévalant des froides montagnes perdues dans la brume avec un relent de glaces, de pics autour desquels tournent les choucas, et de crevasses gelées. Alors un son si lointain qu'il l'entendait à peine dans le silence parvint presque jusqu'à lui. Je dis presque ; car le tintement clair était si faible qu'il pensa l'entendre plus qu'il ne l'entendit vraiment.

"Alors il y aurait bien une fontaine dans cette forêt, ainsi que le racontent les légendes !"

Il tourna en rond quelques minutes sous les premiers arbres de la forêt. Puis, comme obéissant à un appel venu du fond des bois, saisissant un sac préparé à l'avance, il se glissa furtivement entre deux massifs de ronce et disparut du monde éveillé.[sws_divider_bar1 barsize="500"] [/sws_divider_bar1]

Première rencontre

Ici, la nature vivait presque. Les arbres s'étaient réduits au rang d'arbustes, et une pelouse grasse courait en pente jusqu'au talus appuyé sur un rocher sombre. Si on ne levait pas les yeux vers la masse luisante d'humidité, que la brume enveloppait, laissant voir ici et là un sapin rachitique et décharné, la clairière aurait été plaisante. A l'endroit le plus haut sur lequel le regard craintif de Nathan osait se poser, là où le talus allait rejoindre la pierre en s'aplanissant dans une courbe élégante, un détail incongru frappait.

On voyait, émergeant des herbes plus hautes, une cheminée.

C'était une petite cheminée de poêle, tordue, noire et coiffée d'un cône. Et cette cheminée fumait.

Nathan s'approcha lentement du talus, quittant les aiguilles de pins pour rejoindre l'herbe épaisse. L'ombre du printemps s'attardait dans ce lieu paisible. Et là, dans le talus, qui lui arrivait à l'épaule, il trouva une porte. La porte était ronde, et joliment peinte en bleu. On y voyait un bateau aux voiles blanches s'élancer sur les flots. Nathan, pour la première fois depuis qu'il avait entrepris ce voyage hasardeux, soupira d'aise. Un hobbit, quelle chance, pensa t-il. Depuis la veille, il avait marché sans fin sous les arbres, son pantalon s'était déchiré aux ronces de la forêt, il avait épuisé de trop faibles provisions et la nuit, passée à l'ombre d'un vieux saule au bord d'un étang noir, avait été épouvantable, infestée de moustique, froide et humide. La matinée commençait à s'avancer, et Nathan ne craignait pas de surprendre le maître de la maison au saut du lit. Peut-être arriverait-il même à temps pour se joindre à sa collation de dix heures. Il frappa trois fois, mais sans effet. Sans vouloir s'adonner au désespoir, il allait chercher un coin pour s'asseoir quelque part en vue du trou, lorsqu'il aperçut, à la lisière des derniers arbres, un hobbit replet qui l'observait en silence. - Bonjour ! C'est votre trou ? - Bonjour. Il est loin le temps où les enfants des hommes venaient me rendre visite chez moi. - Oh, mais je ne suis déjà plus un enfant. J'aurais 16 ans au prochain printemps. - Tes 16 ans pourront attendre, si tu restes ici. Il est loin aussi le temps où le printemps venait jusqu'à ma porte. - Je m'appelle Nathan. Je suis depuis hier dans la forêt sans rencontrer personne, et si je n'ai nul désir de vous importuner, je suis toutefois bien aise de voir une âme qui vit encore! - Peu d'âme vivent encore ici. Mais la forêt n'est pas aussi morte que certains voudraient bien le croire. Elle est devenue pour moi un refuge. Un endroit important par lequel sont nées - et où sont nées - des amitiés sincères et partagées - voire plus, ai-je cru entendre dire. Ne sois donc pas trop prompt à enterrer un cadavre qui bouge encore. Il y a plus ici qu'une simple survivance... Le hobbit hocha la tête lentement, et Nathan se remémora la conversation entre une elfe et un autre hobbit surprise la veille. - Je m'appelle Isengar. Bienvenue chez moi, gamin. Il ouvrit sa porte devant Nathan, et ce dernier entra à sa suite. Le hobbit n'était plus tout jeune, mais encore vaillant ; et sa veste boutonnée d'or témoignait d'une certaine aisance. - Vous ne quittez jamais votre forêt ? - Bien sûr que si. Je fais des affaires avec les forestiers de Luidil, de l'autre côté de l'Eau. Tu connais Luidil ? - Je l'ai traversé en venant ici. Ce bois m'a paru beaucoup plus animé ! - Mais tu n'es pas d'ici ? - Je viens de la ville, de Jacquesonne.

La réaction de notre hôte fut pour le moins surprenante, et Nathan n'eut guère le temps que de reculer précipitamment la trop petite chaise sur laquelle il s'était installé. Sur la cheminée était posée une longue dague, suffisante pour servir d'épée à un hobbit. Sauf que la dague n'était plus sur la cheminée, mais au point du hobbit soudain belliqueux. - De Jacquesonne, tu es de Jacquesonne ! Malheureux, sais-tu au moins ce qu'est l'empereur Jacques ? - Oui, oui, je connais son histoire, bégaya le pauvre Nathan. - Sais-tu ce que l'Empereur aurait fait de ce pays, si on l'avait laissé faire ? - J'ai entendu parler de ces choses. Mais ce ne sont pas des histoires que l'on nous apprend à l'école! - Je m'en doute bien, jeune inconscient ! - Que s'est-il passé alors ? - On a raconté que cette ville a été fondée par des forestiers, qui décidèrent d'accroître leur univers et de se tourner vers les gens des autres pays. - C'est ce qu'on raconte en effet. Et les gens des autres pays sont à leur tour venus habiter dans la ville. - Certes-certes. Mais mon avis, c'est que l'empereur n'est pas du tout un forestier. Il ne s'est jamais fait à la forêt, à son mode vie et peut-être même pas à ses habitants. Il n'a eu de cesse, après son arrivée, de fonder une bonne vieille ville comme on en connaît tant. Et dès qu'il en a eu les moyens, il a posé la première pierre. - Où est le problème ? - Des étrangers sont venus visiter sa ville, et certains s'y sont même installés. - Et alors ? - Et alors, saperlipopette ! Et alors ils ont commencé à tout envahir, ils ont fondé tout un tas de colonies dans les forêts, sans chercher à la connaître, à la comprendre... Oh, il y en a qui ont fait l'effort, je ne dis pas le contraire... Mais quand on vient de la ville, c'est plus difficile. C'est très difficile. Je dirais même que c'est impossible. Ca tient à l'essence de la ville, tu vois ? - Moi, je veux la comprendre ! - Toi, nous verrons. Tu es encore jeune, mais c'est limite. Je dis qu'après 16 ans, ça devient vraiment très difficile. - Que s'est-il passé, après la fondation des colonies ? - Si ce n'était que ça ! Il est venu même des orques, te rends-tu compte ? Des orques ! Jusqu'ici, dans ma forêt, sur ma pelouse, ils sont venus camper sous mes fenêtres !

Le vieux hobbit contempla avec dégoût la lame qu'il avait posée devant lui, sur la petite table ronde, juste devant la théière. - Mais je ne me suis pas laissé faire, ça non ! J'ai commencé à les chasser, et à dire à qui voulait m'entendre que cette ville, ça n'était rien de bon, ça non, rien de bon. Et puis finalement, ils sont partis d'eux-mêmes. Quand on ne comprend pas la forêt, l'intérêt s'émousse rapidement...

Une pendule rythmait le silence. Isengar se servit une coupe du thé qui avait infusé durant sa diatribe, et servit son jeune visiteur. Après quelques gâteaux, Nathan reprit : - Pourquoi l'empereur et tous ces gens n'ont pas su comprendre la forêt ? Un haussement d'épaule lui répondit. - J'ai entendu de bien étranges histoires au cours de mes vagabondages. Isengar lui jeta un fugace mais perspicace regard par dessus sa coupe. - Et que racontent-elles ? - On dit qu'il y a un secret au coeur de ces bois... Un secret qui fait vivre cette forêt. Et si un être intelligent découvre ce secret et l'utilise à bon escient, il possédera les clés d'un Royaume inconnu... - Le seul Royaume que je connaisse, c'est celui-ci. Et le secret, le voilà : "pour des yeux déformés, la vérité peut porter un visage grimaçant". C'est ce qu'on dit par ici. Et m'est avis, même si certains prétendent le contraire, que quelqu'un qui vient de la ville n'y voit pas clair. - Mais je pensais à quelque chose de bien plus concret, si vous pardonnez mon insistance. On m'a parlé d'une fontaine... - Une fontaine, hein ? Boniment. Mais tu ne peux pas repartir comme ça au hasard dans la forêt. J'ai du travail aujourd'hui : le bois à couper, la viande à fumer, et la pelouse à tondre. Je t'offre le gîte et le couvert, en échange de tes bras. Ce soir, nous aviserons.

Le hobbit ramassa le couvert, et remit son épée en place. Mais Nathan lui trouvait un regard soupçonneux. Il allait être surveillé aujourd'hui, à n'en pas douter ! Et puis la réponse finale du vieux bougon ne le satisfaisait pas. Qu'il garde ses "boniments" pour lui, il était presque certain d'avoir entendu la fontaine chanter, la veille. Le vieux grognon lui cachait quelque chose, et il n'aurait pas trop de toute la journée pour lui tirer les vers du nez.

Oui, décidément, cette forêt servait d'écrin à quelque mystère ![sws_divider_bar1 barsize="500"] [/sws_divider_bar1]

Première séparation

Nathan avait coupé le bois, vidé les lapins, taillé les haies et la pelouse. Son dos le faisait souffrir. Il prévoyait déjà que la route qui l'attendait le jour suivant serait douloureuse. Quand le soleil se cacha derrière la sombre falaise, Isengar tira un petit tabouret devant sa porte, s'assit, alluma sa pipe et tira quelques bouffées. Nathan attendait patiemment, espérant la fin de ses tâches.

- La soleil se couche plus tôt ces temps-ci ; et dans des draps épais. L'hiver sera précoce, si tu m'en crois, jeune homme. Et il sera long et vigoureux. - Mais je n'ai nulle intention de repartir en arrière. Tant pis pour l'hiver ! Et ces bois ne sont pas aussi désert qu'ils veulent bien le paraître. - Il est un fonds de sagesse caché même chez le plus inconscient des sots.

Le hobbit lacha un joli rond de fumé, l'observa un temps s'élever dans les airs. - Va donc te chercher un siège. C'est notre dernier moment dehors avant que les moustiques ne sortent. L'hiver sera peut-être précoce, c'est en tout cas ce que j'affirme, mais ça n'a pas l'air d'être l'opinion de tout le monde. Pas celui du petit peuple piqueur des marécages en tout cas.

Nathan s'empressa d'obtempérer, refusa une pipe, et étendit ses jambes en s'appuyant le dos contre la paroi du trou. Il n'était pas grand pour ses bientôt 16 ans ; mais il faisait déjà deux têtes de plus que son hôte. Celui-ci le dévisageait maintenant, plissant les yeux pour se convaincre de sa perspicacité. - Alors tu es un Jacques. Où as-tu entendu ces bobards sur la forêt ? - Quels bobards ? - Et bien... Ces bobards selon lesquels il y aurait une fontaine... Je ne sais quoi...

Il a donc retenu que j'avais évoqué une fontaine, pensa le jeune homme. S'il l'a retenu, c'est que la chose est plus importante à ses yeux qu'il a bien voulu l'avouer.

- Un habitant du bois voisin... Luidil je crois. Nous parlions de la forêt, et certains disaient qu'elle était morte. Tous n'approuvaient pas, loin s'en faut ! - Un elfe ? - Non... une elfe. Du diable si j'ai retenu son nom ! - Elle a parlé d'une fontaine ? - Pas exactement... Mais elle avait l'air de penser que les bois qui puisent leur eaux à une certaine source ne meurent jamais. - L'eau de Jouvence ! Tu crois donc à ces boniments ? - Elle peut donner la vie éternelle ? - Je n'y crois pas plus que les gens raisonnables. Cette forêt est tout aussi mortelle que n'importe quelle autre. Surtout dans la saison qui vient. - Et pourtant, elle ne meurt pas. Au détour d'un chemin vagabondant, tracé par des pas inconnus, on peut encore trouver une maison, un château, pas le souvenir de hauts faits, non... Mais de nouvelles rencontres. Pas seulement des ruines... Aussi des chantiers en construction. Pourquoi ? La guerre aurait du la détruire, non ?

Le hobbit ne répondit rien ; il était bien trop occupé à curer sa pipe à présent. Quelques instants plus tard, ils rentraient tout deux et s'attablaient devant un premier et conséquent souper. Ils discutèrent de choses et d'autres ce soir là, mais aucun ne fit plus allusion aux secrets de la forêt.

Quoique bien installé, Nathan ne connu pas un sommeil paisible cette nuit là. La forêt s'agitait à sa fenêtre ; le vent soufflait en rafale, hurlait autour de la maison, et quand il s'arrêtait de courir, c'était comme pour prêter l'oreille à des sons que Nathan n'entendait pas. Et quand il tomba enfin dans le sommeil, il entendit une eau couler sans parvenir à en déterminer la source. Il se réveilla pourtant remis de ces fatigues de la veille. Isengar était déjà debout, s'affairant autour de son premier petit déjeuner, qu'il voulu bien partager avec le garçon. Il prépara ensuite quelques provisions pour la besace de son invité.

- Je rajoute un peu d'eau-de-vie. Elle ne donne pas la vie éternelle, mais elle peut t'épargner une mort précoce.

Quand tout fut prêt, il s'assit devant la besace pleine, à la table, et invité Nathan à prendre place en face de lui. - Je sais que tu n'abandonneras pas. J'ai pu t'observer hier, tu es dur à la tâche. Et je ne t'ai pas ménagé. J'aimerais bien savoir pourquoi tu t'es lancé dans cette aventure, aussi...

Il y eut un petit temps de silence, et comme Nathan ne réagissait pas, Isengar continua. - Je crainds que tu ne trouves pas du tout ce à quoi tu t'attends, quoi que tu trouves. Je ne dirais pas que la forêt ne réserve pas encore des surprises, même à un vieux hobbit chenu comme moi. Mais fais attention à ce que tu cherches. Il n'y a pas de remède contre la mort ou le malheur ici. Mais comme dans tout voyage, tu trouveras sans doute sur ta route un miroir qui te montreras la vérité sur toi et sur le monde qui t'entoure. Fais attention. La vérité peut être un cadeau empoisonné. N'oublie pas : pour des yeux déformés, elle a un visage grimaçant. Il se leva et tendit la besace à Nathan. - Et pourtant, elle te rendra libre. Mais est-ce bien ça que tu veux ?

Nathan se leva à son tour. - Et bien, voici le moment de se dire au-revoir. J'espère croiser ton chemin un autre jour sous le soleil ou sous la lune. Je ne t'envoies pas à l'aveuglette sans conseil. En sortant de chez moi, prend vers le nord. Au bout d'une centaine de pas, tu tomberas sur le lit asséché d'une rivière. Elle vient des montagnes, et ne se remplit qu'au printemps. Tu pourras cheminer là sans encombre, et si tu le suis, tu trouveras avant deux nuits une chaumière. La Dame qui y vit accueille bien volontier les visiteurs ; et tu pourrais trouver quelque intérêt à sa conversation. Enfin, je dis ça... - Merci, monsieur ! - Pas de quoi, fiston. Je n'aurais jamais cru tirer du plaisir de la visite d'un Jacques. Mais d'étranges choses arrivent parfois, quand on fume une pipe devant sa porte sans chercher les aventures ; c'est ce qu'on raconte chez moi, en tout cas. Bonne route ![sws_divider_top]



Ce qui est à César. Et à Tolkien ce qui lui appartient... L'idée de cette nouvelle est née d'un anneau. Et si un jour, un fou s'amusait à envoyer des répliques de l'anneau de pouvoir à ceux qui en ont, comme des alliances à cet étrange mariage qui lie le Roi à son Trône ? Dans un pays européen quelconque, la vie n'est pas toujours de tout repos pour les ministres de l’intérieur. J’ai tenu à raconter cette anecdote, une histoire amusante et poignante, qui ressemble presque à un conte moderne. Mais un conte à la mode Perrault, à la mode Andersen, pas à la mode Disney !

Tout commença un jour de pluie

Il flotte. La ville se noie sous un linceul dégoulinant et grisâtre. On distingue avec peine derrière le rideau de pluie la forme sombre d’une église, la silhouette de quelques arbres encore trop dénudés servir de refuge aux fantômes des passants. Sirène, gyrophares. La voiture perce les eaux, freine dans un éclaboussement. Le voile de pluie maintient l’ombre dans le flou. Trois véhicules de police sont déjà là, sans compter une masse informe de journalistes, vautours agglutinés autour des lieux du drame. Olivier sert les dents, remonte son col, empoigne la portière et s’extirpe du refuge de la banquette arrière comme on plonge dans une mer glaciale. Déjà, les silhouettes vagues des policiers s’approchent. - Qui est en charge ici ? L'uniforme qui l'aborde vient de repousser sans ménagement un JRI de Canal3 qui tentait une approche de l'envoyé ministériel. Le journaliste, un grand gaillard du genre à ne pas se laisser démonter, titube sous les poids conjugués du coup et de la caméra en étouffant un juron. Imperturbable, le représentant des forces de l'ordre continue : - Commissaire Varlin, il est sous la tente, Monsieur… - Olivier Careau. Ministère de l'intérieur. Il songe un instant à tendre sa carte, mais l’averse l’en dissuade. Et puis, il n’a pour l’instant en face de lui qu’un vague subalterne. Il en est fier, de cette carte. Dessus on peut lire : Monsieur Olivier Careau, Ministère de l'intérieur, Attaché de Communication. Le tout encadré des armes et couleurs du pays. Décidément oui, il en est fier, de cette carte de visite acquise il y a à peine deux mois. Olivier, un grand et mince futur trentenaire à l'allure hiératique, avait toujours rêvé d’entrer dans un ministère. Il avait su se mettre les bonnes personnes dans la poche, au temps de l’Ecole d'administration et de Politiques Publiques. Il avait su prendre sa carte au bon parti. Il avait su surfer sur la vague, et avait rejoint très tôt l’équipe de Sylvie Audimat, maintenant ministre de l’intérieur. Il avait bien joué son jeu. Il aimait les cartes, Olivier. Surtout les belles cartes de visite que les jeunes gens de son âge sont rares à posséder. Un petit filet d’eau lui dégoulina dans le cou à l’entrée de la tente. A l’intérieur, dans un QG de campagne, quelques policiers fumaient, les fesses sur la table. - Messieurs… - Vous êtes ? - Olivier Careau… - Ministère de l'intérieur, acheva le policier qui avait guidé le jeune fonctionnaire, au grand agacement de ce dernier. Un petit homme sec surgissait de derrière le bureau les mains tendues, tandis que les autres rectifiaient leur tenue et escamotaient les cigarettes. - Expliquez moi la situation, monsieur le commissaire…[sws_divider_bar1 barsize="500"] [/sws_divider_bar1]

Wojtyla

Au même instant, à quelques milliers de kilomètres vers le sud, un évêque bedonnant lisait pour la troisième fois une lettre incompréhensible.

... "c'est pourquoi je vous prie, Monseigneur, d'accepter ma démission de curé de Djongolo et d'aumônier du collège Saint Augustin. Non que je ne souhaite reprendre ma charge à mon retour. J'ai simplement le sentiment que cette fois, je ne reviendrais pas... A cet effet j'ai transmis à un notaire l'ensemble de mon testament, ainsi qu'une lettre expliquant la folle démarche qui est la mienne à l'heure actuelle. Il vous transmettra ces documents en temps voulus..."

Ce diable d'homme avait encore disparu. Bien-sûr, il laissait ses affaires en ordre et ses tâches entre de bonnes mains, comme toujours. Mais une fois de plus, il s'était envolé sans prévenir, vers une quelconque quête insensée... Et maintenant, il se mettait à avoir des prémonitions ! S'il n'avait pas aussi bien connu l'homme, l'évêque désemparé aurait facilement imaginé que son prêtre avait défroqué pour rejoindre quelque maîtresse ailleurs. Ce n'était pas si fréquent, les gens préfèrent si souvent ne pas choisir, chercher le beurre et l'argent du beurre... Ceci dit, le père Wojtyla était doté d'un caractère suffisamment entier pour s'encombrer de principes compliqués dont le seul but était de lui faire toujours choisir la solution la plus extrême. Oui, l'évêque aurait aimé croire dans cette théorie confortable et plausible - et confortable parce que plausible. Mais il connaissait son homme mieux que ça. Il y des individus, sur cette planète, qui n'ont vu le jour que pour rendre dingue leur entourage par des actions totalement aberrantes. Le père Wojtyla est de cette race : imprévisible et déconcertant, irréfléchi plutôt que courageux, survolté plus qu'actif. L'évêque froisse le papier entre ses mains noires et le rejette dans un tiroir. Son regard se perd dans la végétation luxuriante qui borde sa fenêtre. Un oiseau répète son appel lancinant, de gros lézards multicolores se chauffent au soleil sur un parpaing abandonné. Plus loin, près de la route dont les rebords de macadam effondrés surplombent le bas côté de poussière rouge, des enfants en uniforme scolaire, dans le bleu de Vogt ou le gris de Leclerc, jettent des bâtons pour décrocher des mangues, cartables abandonnés contre un tronc. Comme d'un autre monde, de derrière le bocal de verdure, les klaxons répondent à l'oiseau solitaire. Il fait chaud : le prélat s'essuie le front avec un mouchoir, d'un geste rageur. Il referme le tiroir rapidement, après un dernier coup d'œil au papier froissé. Dans quelle jungle lointaine ce fou de curé est-il encore allé se perdre ?[sws_divider_bar1 barsize="500"] [/sws_divider_bar1]

Où apparaît un anneau trublion

Un autre bureau, sous un autre ciel, plus humide pour l'heure, dans la jungle d'une capitale européenne quelconque. Pas de parc vert, ni oiseau, ni lézards ; Décembre oblige. Seulement la pluie qui bat les carreaux, noyant une ville grise et floue de béton et de briques. La porte claque, les murs lambrissés tremblent. Le secrétaire sursaute, se détourne un instant de ses papiers. Une femme est devant la porte, en tailleur clair, les bras croisés. - Ce n’était qu’un courant d’air, Marc. Ma fenêtre est ouverte. Il y a du courrier important ? Le fonctionnaire se dresse, regarde dans la corbeille posée sur son bureau. La cravate balaie la table. - Il y a quelques courriers internes, madame le ministre, mais rien d’important. Ah, et une lettre extérieure, à votre intention personnelle. - La sécurité l’a regardée ? demandait la ministre, en observant l’enveloppe avec soin. - Oui, je crois bien. Je ne me suis pas permis, en ce qui me concerne… Vous aviez bien recommandé… - Oui, oui, très bien Marc. Vous avez des nouvelles d’Olivier ? - Pas encore madame, mais il ne devrait plus tarder. - Je veux être informée en temps réel de ce qui se passe là bas. - Oui, madame le ministre. La porte s’ouvrit à nouveau, et le ministre une fois de plus ne prit pas la peine de la refermer. Une bonne odeur de terre humide emplit l’atmosphère. Le claquement résonna dans toute la pièce.

Sylvie glissa jusqu’à son bureau, décachetant la lettre. A travers le papier craft, on sentait un objet rond et dur sous les doigts. Elle était certaine qu'un quelconque membre de la sécurité avait déjà pris connaissance de la nature de l'objet que contenait l'enveloppe. L’enveloppe avait été soigneusement recollée, mais tout de même, elle n'aimait pas ces intrusions dans sa vie privée. Seuls ses proches libellaient l’adresse à ce nom, et elle ne comptait pas de terroriste parmi eux. Du moins pas à sa connaissance, évidemment : on ne peut jamais être sûr à cent pour cent. Le papier se déchire, l’enveloppe cède enfin, et elle fait tomber sur le bois sombre de la table… un anneau. Sylvie fronça des sourcils. Qui avait pu lui envoyer un anneau par la poste ? L'humour lui échappait. Ce n’était tout de même pas une demande en mariage ? Elle regarda dans l’enveloppe, mais celle-ci était à présent vide. Avec des doigts fébriles, elle déplia complètement le papier brun, la déchirant aux plis. Rien, pas un mot. Son attention se reporta vers l’anneau. Il était rouge, le rouge d’un mauvais métal qui n’aurait pas résisté au temps. Un peu terni. Elle cligna rapidement des yeux : il y avait une inscription sur l’anneau, une pointe effilée y avait gravé des lettres inconnues. Inconnues ? Pas tant que ça… Si la signification des mots tracés lui échappait à présent, la forme des lettres lui fournit tout de suite l’assurance que ce n’était effectivement pas une demande en mariage. Cet anneau, c’était un des innombrables anneaux uniques édités en tirage limité tel qu’on en vendait il y a plusieurs dizaines d’années de cela, lorsque Peter Jackson avait voulu faire du Seigneur des Anneaux un succès marketing. Elle s'était ajoutée à la liste des gogos à s’être laissés avoir, à l’époque. On lui avait offert, ou elle l’avait acheté, elle ne se rappelait plus très bien. Mais elle en avait eu un comme ça, tout a fait pareil, autrefois… Il y a bien longtemps. Elle ne se rappelait même plus ce qu’elle en avait fait. Mais pourquoi diable quelqu’un, quelqu’un qu’elle connaissait nécessairement, ou qu’elle avait fréquenté à un moment ou à un autre de sa vie, croyait-il bon de lui envoyer l’anneau unique de Sauron ? Son téléphone sonna. - Madame ? C’est Olivier. - Fais entrer.[sws_divider_bar1 barsize="500"] [/sws_divider_bar1]

Une curiosité ecclésiale

La porte s’ouvrit une troisième fois, avant de se refermer brutalement, et Olivier pénétra dans la pièce, les cheveux trempés et le teint humide, laissant sur son passage de larges traces d’eau. Sylvie observa un instant le garçon, puis jeta un œil à la fenêtre. Ah, tient oui, il pleuvait fort, dehors. Elle jeta un regard froid sur la situation - en l'occurrence l'air de plongeur sous-marinier de jeune homme. - Tu aurais pu te changer. - Désolé… Je n’ai pas pris le temps… - Ça ne fait rien. Bonne recrue que ce jeune homme. On en fera quelque chose, s'il ne fond pas à la pluie. Son prédécesseur - qui n'a pas fait deux mois au ministère - serait rentré chez lui pour prendre une douche. Il sait quand une affaire est plus urgente que son bien-être personnel ou sa tenue. Mais Sylvie n'ajoute aucun commentaire et se contente de s'enquérir, laconique : - Alors ? Situation ? - Ils sont une cinquantaine, peut-être plus, entassés dans cette église. Ils ne sortiront que lorsque leur situation sera régularisée. Madame… ils ont le soutien des autorités ecclésiales. Pas un soutien de forme, non... J'ai remarqué une ambiance assez curieuse à l'évêché, un peu gêné aux entournures. - Tiens… curieux. Qu'est ce que tu veux dire ? - C'est difficile à définir. J'avais l'impression qu'ils attendaient des réponses de moi... mais ils n'ont posé aucune question. En fait, ils avaient l'air... Curieux. Comme s'ils ne savaient pas à quoi s'attendre... - Bon… Origine des sans-papiers ? - Afrique Noire, essentiellement. Sénégalais, Maliens, Ivoiriens ou assimilés. - Rien de très curieux, en somme. - Une rumeur prétend qu’il y aurait aussi des camerounais. - Ça serait un peu plus étonnant… On les retrouve rarement dans ce genre de merdier. Mais bon, pas de quoi casser trois pattes à un canard. Des journalistes ? - Bien sûr, madame… - Ben voyons… c’était couru d’avance. Ils sont là depuis quand ? - Les journalistes ou les sans-papiers ? - Les deux. - Les sans-papiers se sont installés là il y a deux heures, les journalistes sont arrivés en même temps, si ce n’est avant. - Bien sûr. C’est une entreprise médiatique de déstabilisation hein ? - Je suppose, madame. Il y avait surtout des journalistes de gauche. - C'est d'une banalité, Olivier ! On sait d’où ça vient ? - Non. Euh… je dois signaler aussi la présence de l’Appel du Clocher… je sais bien qu’il s’agit d’une occupation d’église, mais c’est quand même rare de les voir sympathiser avec les sans-papiers… du moins à ce point. C'est une parution plutôt... alternative, au sein de l'Eglise, ils sont plutôt bien marqué à droite. D'habitude ils pleurent sur les misères du tiers-monde mais s'enquièrent immédiatement de la durée de l'occupation. On dirait presque qu'ils sont ravis de la laisser, leur église... Nous avons rencontré le curé de la Tisse, qui est assez proche de cette parution, et ça explique un peu l'attitude des journaliste. Très bizarre, le Père Raymond. Il nous a rassuré sur le sort de ses paroissiens qui se rapatrieront dimanche sur Saint Bernard. Il est plutôt tradi, vous savez, soutane, latin, tout le monde à genoux... pas exactement le genre à jouer les trublions sur la scène sociale, aux côtés des gauchistes ! Et bien je n'ai vu personne d'aussi serein que lui aujourd’hui. J'ai même eu l'impression que l'affaire l'amusait ! - Selon toi, on a une crise potentielle ? - Plus que potentielle, je dirais. J'ai un sentiment de malaise, je ne saurais pas l'expliquer mais... il y a quelque chose de louche dans l'air. Pour un peu que la pluie se calme, ça va rappliquer… Il y a déjà du monde malgré le temps, alors… - Pas d’écho de l’extrême droite ? - On verra cette après-midi, il doit y avoir une amélioration. - Misère… Le beau temps est l’ennemi de la stabilité sociale, Olivier…[sws_divider_bar1 barsize="500"] [/sws_divider_bar1]

Pirate

Sylvie réfléchit un instant, puis empoigne son téléphone d’un geste sûr. Olivier entend une voix aux tonalités changeantes grésiller à l’autre bout du fil. - Marine ? Je veux une cellule de crise sur pied dans une heure. On a une occupation d’église par des sans-papiers, depuis ce matin. La presse est sur place. Ça va empirer, la pluie s’arrête. - … ? - Notre Dame de la Tisse. - … - Oui, je sais… mais la météo va s’arranger dans les heures à venir, alors les touristes risquent de rappliquer. - … ? - Mais… qui vous voulez, bon sang ! Il me faut un médiateur, mon délégué à l’immigration, deux ou trois acteurs sociaux, l’évêque, la police, les pompiers… vous savez gérer ça enfin ! Dans une heure maximum à la salle de réunion. Vous réglez ça avec mon directeur de cabinet.

Elle balança le combiné sur la table, et redressa les yeux vers Olivier, qui n’avait pas bronché. - Il y en a qui ont besoin d’être remué dans la vie.

C’est comme cela qu’il l’appréciait, son ministre ; des allures de petite étudiante, frêle, mince et fragile par devant, et par en dessous, la force d’un ouragan. Elle avait toujours l’air de ne pas écouter, la petite ministre, sous ses longs cheveux bruns détachés. Mais elle posait toujours ou presque les bonnes questions. Elle pouvait mener deux conversations à la fois, et en suivre quatre ou cinq en même temps sans perdre une miette de ce qui se disait. Sur son bureau, dans un petit cadre, il y avait une curieuse phrase calligraphiée :

« You’re a pirate ! »

Pirate, elle devait l’être, cette femme, pour avoir accédé au poste de ministre de l’intérieur avant ses trente cinq ans. On la disait brillante ; Olivier lui, était certain d’une chose. Elle savait jouer aux cartes, elle aussi, et elle perdait rarement. Autant dire qu’il n’avait pas pour elle qu’admiration. L'envie et la jalousie rongeaient son esprit quand il la voyait ; mais il n'était pas sans savoir que cette femme était son meilleur professeur, et sa principale porte sur la réussite. C'était sa première vraie crise en tant que ministre. Olivier espérait sincèrement qu'elle passerait l'épreuve du feu, mais une sourde inquiétude s'insinuait en lui depuis qu'il avait rencontré le terrain. Sylvie Audimat jouait à présent avec un anneau posé sur le bureau. - Je veux que tu retournes là bas. Renseigne toi sur l’humeur de la presse, essaie d'en avoir plus sur le corps ecclésial et tiens-moi au courant de l'humeur à l'extrême droite. Dans une heure, je veux te voir à la réunion. C’est compris ? - Oui, bien-sûr madame. - Il se leva d’un bond et se dirigea d’un pas ferme vers la sortie, prêt à affronter à nouveau les éléments avec l'audace d'un poilu montant à l'assaut. - Et… Olivier ? - Madame ? - Regarde à droite, appuyé contre la bibliothèque ? - Il y avait un parapluie. - Prend le… - Merci madame !

Comme c’était étrange de se faire appeler madame en permanence ! Sylvie ne s’y était jamais vraiment faite. Madame… Quand avait-on commencé à l’appeler madame pour la première fois ? Elle n’était pas bien âgée alors : elle devait avoir quoi, vingt ans ?[sws_divider_bar1 barsize="500"] [/sws_divider_bar1]

Retrouvailles

Des pas résonnent dans l’église ; quelques têtes se redressent. L’allée droite est pleine de couvertures, duvets, installations de fortune. Certains ont même apporté un réchaud à gaz, et entreprennent de cuisiner. Il y a surtout des hommes, mais quelques enfants jouent au foot avec un pull roulé en boule dans une allée transversale. Les têtes se tournent à l’approche du prêtre. Comment est-il entré ? Par la sacristie, du moins on voudrait bien le croire… La police n'a t-elle pas fait bloquer toutes les entrées du bâtiment ? Peut-être profite t-il de quelque complicité ? C'est la solution la plus probable, et on aimerait en savoir plus. Les chuchotements s'élèvent sur son passage, prennent de l'ampleur, et bientôt le murmure se fait vacarme. Il ralentit en arrivant près des réfugiés, il cherche, scrute chaque visage qui se dresse pour mieux le voir. Soudain une main se pose sur son épaule, et une voix douce et claire demande : - C’est moi que vous cherchez, monsieur l’abbé ? Monsieur l’abbé se retourne, et se trouve face à un prêtre africain. Une soutane face à une autre. - C’est vous, en effet… Les deux prêtres se contemplent un instant, puis un même sourire jaillit sur les deux visages. - Ma foi, je ne pensais pas te retrouver ici ! - Moi, j’étais certain de te voir aujourd’hui. - Alors… que fais tu là ? Quand on m’a dit, je ne voulais pas croire… - Je suis arrivé sans papiers ! L’Africain écarte les bras dans un mouvement misérable mais son sourire s’est teinté d’amusement. Une lueur pétille dans son regard. - Non… sincèrement, cher ami… On ne t’aurait pas refusé le visa alors que tu as déjà effectué de nombreux séjours parmi nous ? - Qui sait ? Avec vos politiques de restrictions… Le pétillement s’accentue. - Nous pouvons en parler chez moi, si ça ne te fait rien. - On peut sortir d’ici ? Il me semblait que vos forces de l’ordre avaient bloqué toutes les issues… - C’est le cas ; elles ont reçu l’ordre d’empêcher toute communication directe entre les sans-papiers et la population. Mais cela ne doit pas nous défendre de parler du vieux temps autour d’une bière ! Je te demanderais en revanche de garder le silence absolu sur ce que je vais te montrer…

Les deux hommes traversèrent quelques rangées de bancs. La porte de la sacristie grinça légèrement en leur livrant passage. Ils étaient alors au centre d'une petite salle de pierre, dans laquelle on ne trouvait rien d’autre que plusieurs placards engoncés dans la muraille. Le prêtre blanc sorti une clé de fer forgé et entreprit d'en déverrouiller un. Le bois était ancien, mais probablement pas antérieur au début du siècle. Les panneaux ne dissimulaient que des aubes d’enfants de chœur à la blancheur fantomatique. Le prêtre blanc poussa les cintres vers la droite et sorti une seconde clé, de la même époque, sous le regard intrigué de son confrère, puis il s’engagea entièrement dans le placard, le dos voûté, la tête rentrée dans les épaules et les genoux pliés. Après quelques grincements, il fit signe à son collègue de le suivre. - Par ici la sortie ! Et ce disant, il indiquait le plafond. Et dans le plafond s’ouvrait une trappe…[sws_divider_bar1 barsize="500"] [/sws_divider_bar1]

Voyage dans l'obscurité

La trappe menait à un boyau dans lequel on ne pouvait se tenir qu’assis. Le boyau plongeait rapidement, et seuls quelques échelons étaient visibles à la lueur de la lampe que tenait le Blanc. - Je suppose que nous descendons ? - Exactement… Au bout d’une dizaine de minutes, ils purent enfin poser pied à terre. Une terre sèche et rocailleuse. Leur pas résonnaient comme à l'intérieur d'une cathédrale, malgré l'étroitesse du boyau. C'était comme s'ils n'avaient pas quitté l'église. On entendait un goutte à goutte, quelque part au loin, amplifié par les parois coudées. Le Noir rentra la tête dans les épaules, mais l'atmosphère n'avait rien de suffocant. On se sentait étonamment à l'aise, dans ce boyau, loin du monde, comme à des kilomètres de profondeurs. Pourtant, une lente inquiètude montait dans le coeur des hommes qui descendaient ici, tel un insidieux poison. Remonteraient-ils un jour à la surface ? Et en auraient-ils l'envie, car après tout, le calme qui règne ici prend un ascendant si fort sur les coeurs que ceux-ci se soumettent, et le désir de revoir le monde des vivants s'amenuise à mesure que le temps passe et que les errements dans les couloirs étroits se prolongent, indéfiniment. "Le silence éternel de ces étendues infinies"... Ce souterrain pouvait-il devenir leur tombeau ? - C’était une véritable descente aux enfers ! - Il fallait bien cela… le passage s’ouvrait autrefois dans la crypte, qui est la partie la plus ancienne de l’église, et dont la construction remonte au troisième siècle, je crois. Mais les chercheurs de trésors risquaient fort de l’investir en premier lieu, si bien que le curé de la paroisse a fait construire cette entrée là, et détruire la porte de la crypte, à la fin du XIXe siècle. - L’existence de ce souterrain est donc connue ? - Pour certains, il relève de la légende. Mais la plupart des habitants de cette ville n’ignorent pas que c’est dans cette église que les tisserands révoltés disparurent un beau jour au nez et à la barbe des autorités. C'est d'ailleurs de cette anecdote que l'église a tiré son nom. Notre Dame de la Tisse est traditionnellement invoquée dans les temps de troubles et de misères sociales... Certains l'appellent même Notre Dame des chômeurs. Les manifestants ont fait de l'église un passage obligé. L'ombre d'un sourire plana dans le vide. Le curé de la paroisse de la Tisse n'a rien d'un prêtre ouvrier. Accueillir tous les quatre matins une armée de manifestants à drapeaux rouges ne devaient pas l'enchanter, mais il est des traditions contre lesquelles les opinions et les allégeances ne peuvent plus rien. Il avait bien fallu s'incliner. D'autant que l'évêché voyait d'un très bon oeil ces amusements populaires. "C'est bon pour l'image de l'Eglise", pensait l'évêque. "C'est très mauvais pour mes nerfs", songeait quant à lui le curé de la paroisse. Et dans le souterrain, un sourire était venu se fixer sur les lèvres de son compagnon sans-papiers, alors qu'il pensait à tous ces désagréments. Le destin a parfois le sens de l'humour.

Tout en discourant, les deux prêtres parcouraient une galerie en pente douce, dont le sol était légèrement sablonneux par endroit. Le souterrain était curieusement sec, pas une goutte ne ruisselait le long des parois bosselées. Ils parvinrent à une salle ronde, dont le sol était de dalles dures, soigneusement imbriquées les unes dans les autres.Dans les parois taillées de mains d'homme, à même le roc, étaient creusées de nombreuses niches. Le prêtre noir s’avança vers l’une de celles qui étaient à sa hauteur, et, parvenu en face, laissa échapper une exclamation. - Des catacombes, cher ami. Je te présente les premiers chrétiens du coin, du moins ce qu'il en reste. Il ne sont pourtant certainement pas les plus anciens occupants de cette salle. Un crâne blafard l'observait, l'air moqueur. « Ne t'inquiète pas, mon ami à la peau sombre. Un jour tu seras aussi blanc que moi... » taquinait le crâne. « Quand ? » s'inquiéta le vivant. « Bientôt », promit le mort. « Le temps est toujours plus court que l'on ne croit ». - Dépêche-toi ! Le prêtre noir se détacha du spectacle morbide des ossements de la niche, et suivit son guide, qui passait sous une arcade s’ouvrant sur une deuxième salle ronde, presque aussi grande que la première. Au centre se dressait une pierre plate, probablement un autel. Les deux prêtres ne s’attardèrent pas. Le boyau suivant était si bas de plafond qu’il fallait se tenir voûté. Néanmoins, le prêtre blanc fit soudain halte au milieu du passage, et saisissant le bras de son compagnon, il leva la lampe, jetant un rayon sur des peintures rupestres. - Les premiers usagers de ce tunnel ont laissé leur marque. Il est probable que des dessins similaires aient orné les deux salles rondes, mais il n’en reste plus rien. Il est dommage de laisser un tel patrimoine se perdre... Mais le secret fait partie de la charge paroissiale. Et comme tu le vois, il peut s'avérer utile. Ils ne marchèrent plus longtemps. Au bout de ce tunnel il y avait une porte en bois. Derrière cette porte, un couloir minuscule, et au fond du couloir, une petite ouverture fermée par un battant en pierre, plus large que haute, qu’il fallait franchir en rampant. Ce passage, maquillé en tombe, ouvrait sur un caveau, et au dessus du caveau s’élevait une petite chapelle privée dans un parc. C’est ainsi que les deux soutanes s’échappèrent, pour cette fois, de l’église Notre Dame de la Tisse.[sws_divider_bar1 barsize="500"] [/sws_divider_bar1]

Les Gardiens du Rêve

Les deux prêtres étaient maintenant confortablement installés dans un salon sombre et encombré d’épaves du passé, qui possédaient toutes un caractère familial indéniable, et dont quelques-unes pouvaient s'ennorgueillir de hautes qualités artistiques. Le prêtre blanc, dans sa soutane noire, se redressait avec deux verres et une bouteille de porto à la main, qu’il avait retirés d’une armoire ancienne. Le prêtre noir, dans une soutane assortie, prenait ses aises, s''asseyant dans un canapé antédiluvien avec la légéreté d'une pierre s'enfonçant dans un marécage, à la différence qu'un marécage n'a pas de ressors pour protester contre les intrusions violentes.

Ces deux prêtres s’appelaient le Père Raymond, curé de la paroisse hautement touristique de la Tisse, et le Père Wojtyla, curé de la paroisse moins touristique de Djongolo au Cameroun. Les deux curés s'étaient rencontrés voilà plusieurs années, alors que le Père Wojtyla achevait ses études en France. Ils avaient passé plusieurs mois dans la même communauté religieuse, avant de partir chacun vers sa terre de mission. Entre eux, ils s’appelaient Ray-Casque-Granit et Woy-Coeur Ailé.

L'origine de ces surnoms se perd dans la nuit de leurs aventures de jeunesse. Une vingtaine de jeunes gens faisaient route entre le Mont Saint Michel et Saint Jacques de Compostelle. Un soir de fatigue et de rire, trois khâgneux du groupe avaient développés le concept de l'applicabilité inversée : une idée produite par des cerveaux malades de littérature conceptualisée, dont les tenants assuraient que l'oeuvre littéraire peut servir à étayer le réel, y ajoutant profondeur des rêves imaginés, de la même manière que le réel inspire l'oeuvre en y ajoutant l'épaisseur de l'expérience vécue. L'idée est à la fois trop tordue et trop complexe pour être développée ici. Le résultat de ces délires d'initiés à une certaine littérature britannique, fut la naissance de l'Ordre de la Tour de Garde. Une confrérie estudiantine dont l'objet était "la protection du rêve et de la beauté contre les forces obscures du matérialisme".

Inutile de s'attarder sur ces histoires de potaches. Lors de cette mémorable soirée - Dieu, qu'ils devaient être épuisés - les pèlerins s'étaient attribués ces stupides noms de guerre. Ainsi, Casque-Granit se voulait le reflet de la remarquable aptitude de Raymond à refuser toute idée qui viendrait perturber l'ordre établi. Aptitude que nous avons déjà évoqué en filigrane. Une idée nouvelle mettait autant de siècles à se frayer un chemin jusqu'à son esprit qu'il en fallait au ravinement pour creuser la roche de granit, perçant finalement son chemin, cascade solitaire au coeur obscur de la montagne. Ainsi dit poétiquement, ce que d'aucuns appellent une détestable proximité avec le réactionisme irréfléchi devenait une qualité légendaire. Coeur-Ailé méritait tout autant son nom de guerre : volant de part et autre, incapable de se poser ne serait-ce que pour souffler, toujours en route, toujours curieux. Un papillon n'a pas assez de sa vie pour tout explorer ! Coeur-Ailé ne s'arrêtait jamais, mais jamais non plus il ne savait percer les mystères de la fleur qu'il découvrait. La rose restait une inconnue; le renard, un étranger. Il prenait son envol sans savoir quelle serait sa prochaine destination.

Mais Ray n'avait pas invité son confrère pour parler du bon vieux temps, qui se portait bien, merci pour lui. Une autre idée, presque obsessionnelle, lui tourmentait l'esprit à la façon dont un Sudoku non résolu peut jeter l'ombre de son énigme sur une soirée sans télévision. Ce que Ray aurait aimé savoir, c’est la raison pour laquelle Woy s’était mêlé à une bande de clandestins. Obtenir des papiers en règle ? Il n’y croyait guère. Défendre ses « frères » ? Il s’occupait plus, en temps normal, du salut de leur âme que de leur nationalité. Promouvoir une « cause » ? La cause du Seigneur, voilà tout ce qui intéressait Woy. Non, la raison de sa présence ne pouvait être que… très bonne d’un côté, et complètement farfelue de l’autre… Ray se souvenait fort bien l’avoir vu fréquenter des lieux peu fréquentables pour un séminariste dans l'espoir d'y repêcher un ami – mais sa véritable raison, il l’avait gardée secrète jusqu’à ce qu’on s’interroge en haut lieu, avec toute l'inconséquence de la jeunesse. Malheureusement, les années n'avaient pas assagi le phénomène. Woy-Coeur-Ailé voletait toujours dans la lumière crépusculaire, ainsi qu'il le faisait aux premières secondes de son existence, alors que les premiers rayons du soleil n'avaient pas encore asséchée l'herbe de sa rosée perlée.

- J'ai été surpris de t'apercevoir, tôt ce matin, avant que la police ne boucle le périmètre. Je crainds qu'elle n'aie été surprise de ma soudaine sympathie à l'égard de votre petite fête. J'espère que cette sympathie a une raison d'être ! Alors dis moi… quel poisson pêches-tu dans ces eaux ? Tu connais un sans-papiers dont l’âme est en perdition ? - Tu sais, on trouve toute sorte de gibier dans ces eaux : requins, cachalot, marins en détresse ou pirates… - Et lequel t’intéresse cette fois ? - Ah ! Un fol espoir… j'espère simplement avoir le temps. J'aurais sans doute dû m'y prendre plus tôt... sans doute ais-je été lâche. - En quoi ton temps serait-il limité ? Tu n'as qu'à le prendre... - Mon frère, cela fait quelques mois maintenant que j'ai cet étrange pressentiment... Je crois que je ne verrais plus Noël ici-bas. - As-tu une bonne raison de dire des horreurs ? - Oh, il ne s'agit d'une horreur que dans le cas où je n'aurais pas fini le travail. Et je m'y emploie. Mais tu sais qu'on ne vit pas toujours vieux dans mon pays. Un mauvais palu, un accident de la route, que sais-je ! Les papillons ne durent pas longtemps. Et on ne discute pas une prémonition. Les voies du Seigneur sont impénétrables. - Mais n'oublie pas le vieux proverbe, mon frère... Il écrit droit avec des lignes courbes...[sws_divider_bar1 barsize="500"] [/sws_divider_bar1]

Dans l'antre de l'anneau...

Olivier arriva avec cinq minutes de retard à la conférence, trainant dans ses basques un commissaire Varlin qui manquait d'enthousiasme. Madame le ministre ouvrait déjà son ordinateur portable. Il bafouilla deux trois mots, et elle lui enjoignit de s’asseoir d’un regard. - Mauvaise nouvelle. Je viens de consulter quelques blogs, et ils annoncent déjà l’occupation depuis une demi heure. On va avoir l’extrême droite sur le dos, le temps se dégage déjà. Olivier, les touristes ? - Ils arrivaient quand je partais. - Commissaire, la situation sur le plan sécurité ? - On gère la situation, madame. On a bloqué toutes les issues, et à moins qu’ils ne connaissent le passage secret… (sourires autour de la table rectangulaire), aucune chance. - Parfait. Je ne veux aucun contact avec les médias. On ne peut pas empêcher les appels téléphoniques. Il y a déjà une interview publiée sur Internet. C’est cette satanée blogosphère qui va nous foutre dedans… Une fois de plus. Misère ! Enfin, j’ai rendez-vous avec le ministre de l’immigration, on va discuter des solutions. En attendant, restez courtois avec la presse, courtois, mais incorruptible.

De retour dans son bureau, Sylvie aperçut l’anneau à côté du téléphone. Cet anneau ! Il lui était presque sorti de la mémoire… Elle n’avait pas le temps de se laisser distraire par ce genre de colifichets. Elle voyait dans cette occupation comme un piège, et elle ne voulait pas se laisser enfermer. Elle devait voir le ministre de l’immigration dans l’heure. Elle mit l'anneau dans la poche de sa veste sans réfléchir. - François… - Salut Sylvie. Quelques problèmes de gestion ? - On s’en occupe. Concrètement, il nous faut des solutions avant ce soir. Il est onze heures. - Et madame le ministre veut un plan B… - Ce soir, 18 heures au plus tard, je veux les associations pour une table ronde. Il faut qu’on ait quelque chose à leur proposer. Je te préviens, c’est mon secteur. Je fais comme d’habitude : on évacue l’église dans le calme, dans un premier temps je les garde en détention, avec la promesse que leur situation sera examinée. Dans un second, sauf objection de ta part, je régularise. - Je vois que tu as déjà pris ta décision… - Décision habituelle. Droit au but, comme toujours… - Tu vas avoir l’air de lâcher trop vite. Ça ne va pas plaire à l’extrême droite. - Tu as une alternative ? - Attend quelques jours de plus. Laisse mijoter. - C’est une affaire de comm. Si les flics entrent dans l’église et ressortent avec les sans-papiers, ça fera impression. - Qui te dis qu’ils sortiront ? - Ils sortiront, s’ils savent qu’ils ont gagné gain de cause. Et de toute façon, on ne leur laissera pas le choix. Il n'est pas question de laisser se transformer cette occupation en symbole médiatique ! - Correction : il faut que le symbole médiatique soit en notre faveur... Les associations auront l’air battues. Elles vont refuser. - Si on prend l’option charter, c’est toi que ça regarde. Le ministre de l’immigration, un grand échalas mince et blanc dont le discours se teintait toujours d’ironie fixa un instant la petite ministre de l’intérieur. Il avait été le second homme du dernier gouvernement. Il briguait pour celui-ci le poste de premier ministre, au moins. Ou ministre de l’intérieur. A la rigueur, les affaires étrangères lui auraient convenu. Mais « immigration, intégration et identité nationale » ! Ça puait la promesse électorale ! Et c'était ça : le tintamarre médiatique, l'inaction politique. Ses prérogatives se réduisaient à presque rien, si on appelle presque rien les multiples campagnes de presse haineuse ici et à l’étranger auxquelles il avait dû faire face déjà. Non, Monsieur le Ministre de l'immigration n’avait aucune envie de suivre le plan charter. C’était un coup à se faire démonter par la gauche. Mais si Madame le Ministre de l'intérieur prenait comme option le plan régularisation, elle se ferait démonter par la droite. Les choses étaient faites ainsi… et ce n’était pas pour déplaire au ministre. Voilà de quoi rabattre le caquet de cette pirate de la politique… Et en même temps, il savait bien que le dénouement ne dépendrait pas de lui, mais de l’actuel rapport de force entre la droite et la gauche… et de l’humeur du Président de la République. - Je vous souhaite une bonne chance… Madame ! Madame… ce mot lui rappelait définitivement quelque chose. Madame… “Bonjour Madame”, entendait-elle résonner dans sa tête. “Bonjour Madame”, se répétait-elle machinalement en montant dans sa voiture. « Bonjour Madame », pensait-elle en parcourant les couloirs menant à la salle de réunion. « Bonjour Madame » se disait-elle en gratifiant le Président d’un obséquieux « bonjour, Monsieur le Président », alors que ses doigts quittaient le métal chaud de l'anneau, qu'elle avait trituré machinalement tout au long du trajet.[sws_divider_bar1 barsize="500"] [/sws_divider_bar1]

L'Ombre du Passé

- L’idéal est de trouver une solution discrète. Le rapport est plutôt favorable à la droite, mais les bonnes gens sont rapides à s’émouvoir. Ce n’est peut-être pas une excellente idée d’envoyer l’armée, non… Une forte présence policière, pourquoi pas, mais pas trop visible non plus. Demandez aux CRS de sourire ! Qu'ils soient présents, mais détendus. Ca passera mieux, le public aura le sentiment que la situation ne nous pose pas problème. Embrouillez la presse, l’important est de régler rapidement la crise. Faites gaffe aux associations, en cas de promesses intempestives, elles vous feront tenir parole. - En d’autres termes, Monsieur le Président, pour la majorité de droite, des flics, et pour les associations de gauche, des régularisations ? - Comme d’habitude. Ce n’est pas la première fois que nous faisons face à une crise de ce type ! N'étiez-vous pas attachée de comm au moment de l'occupation de la Cathédrale ? - On mettra l’accent sur la comm, Monsieur le Président, annonça Sylvie en songeant : « s’il y a des ratés ce sera pour ma pomme ». C’était normal aussi. Elle devait faire ses preuves… Mais elle savait qu’elle serait sacrifié sans remord sur l'autel du lynchage médiatique en cas d’échec. Un bouc émissaire… La routine.

Et soudain, ça la frappa comme un éclair : "Alors Madame, c’est comment ?" C’était lui, qui l’appelait Madame autrefois ! C’est lui qui avait commencé ! Une autre citation lui revient en mémoire avec la force d’un coup de tonnerre : "Toi là… toi, tu es un pirate, hein !" Lui, ah ! Comment pouvait-elle l’avoir oublié, son premier – et malheureux – amour ? Ce mauvais garçon, premier d’une longue série de déveine ? Son premier amour, il était Camerounais et vivait… au Cameroun. Elle l’avait rencontré lors d’un stage pour l’école d’administration. Un vrai salaud, qui sortait avec deux filles en même temps, et n’était pas assez catholique pour elle ! Tout de même, qu’elle était stupide à l’époque ; il lui aurait suffit de le prendre, elle avait de l’argent, et il aurait été à elle. Et puis après… après, on aurait bien vu. On ne sait jamais, ça peut marcher, ce genre d’histoire. Bon, d’accord, ça marche rarement. En fait, ça ne marche même jamais. Son second amour… il était homosexuel. C’est dingue la chance qu’elle avait eu en amour, jusqu’à présent ! Elle ne préférait pas penser aux autres. Elle s'était au final marié avec le gouvernement. Un choix ni mauvais ni pire qu'un autre, même si dans l'affaire, on gagnait toujours à rester célibataire. Pirate… C’était amusant après tout, d’y repenser à présent… juste en ce moment. Oui, elle était un pirate. Du moins l’était-elle maintenant, car à l’époque, il aurait fallu beaucoup pour la corrompre. Ces pensées venaient ajouter à l'angoisse des circonstances un malaise indéfinissable. Quelque chose lui échappait aujourd'hui. Une donnée inconnue l'empêchait de tout maîtriser, comme si un enchanteur avait décidé de la téléguider vers un but qu'elle ignorait. Sa main glissa le long de sa veste. « Qu'ai-je dans ma poche ? » songea t-elle soudain. Plongeant sa main à la recherche de l'objet de son trouble, elle sentit le métal froid de l'anneau Unique. Elle y associa la cause de son malaise : cette donnée inconnue, c'était l'anneau reçu ce matin, dont le destinataire se cachait dans l'ombre. Le mystère l'environnait, et l'ombre du passé planait au-dessus, menaçante. Ce qui vivent dans l'ombre craignent la lumière, dit-on, et elle voyait cet anneau comme une énigme qui surgissait de son passé, et qui guidait les événements vers une terrible réponse, à la manière dont un souffle estival annonce l'orage autant qu'il en est la cause. Et l'orage, tel l'épée de Damoclès, fait toujours attendre avant d'éclater.

Mais il éclate. Toujours.

- "Madame" ? - ? - Quelque chose ne va pas ? - Tout va très bien, Olivier.[sws_divider_bar1 barsize="500"] [/sws_divider_bar1]

Un récif encerclé par les vagues

Le père Wojtyla était à nouveau dans l’église, allongé sur une mauvaise couverture au milieu de la travée. Il regardait la voûte millénaire, cherchant machinalement du regard le scintillement d'une étoile sur la pierre. Dans ce lieu hors du temps, il se sentait comme en apesanteur, libéré des entraves temporelles et physique. Ici était son refuge : il l'avait bien choisi. Il avait confié à Ray-Casque Granit sa mission. Il avait confiance : le bouillant curé saurait se rappeler ses allégeances, il accomplirait sa tâche en temps voulu. Il ne restait plus qu'à attendre, ici, perdu dans un moment d'éternité. La voile était dressée. Mais le vent allait-il souffler ? Il n'était pas maître de tout dans l'affaire, et le destin passait sur leur tête comme le vent dans les herbes et l'esprit qui planait sur les eaux, au Commencement. Le mécanisme était enclenché. L'église était maintenant tel un récif encerclé par les vagues, guettant l'approche de la tempête Coeur-Ailé s'envola à la suite de son regard, là-haut vers les voûtes sombres. Il appelait ça "prendre de la hauteur par rapport aux événements". Et de là-haut, il suivait le cours des événements, contemplateur actif des avancées de l'ouragan qu'il avait déclenchée, d'un battement de ses ailes. Combien de temps ? Combien de temps cela lui prendrait-il pour comprendre ? Il l'oubliait parfois, entre les piliers de pierre nés du passé pour supporter l'avenir... mais il n'avait pas trop de temps. Il n'avait que toute la vie...

- Olivier, je me rends sur le terrain. Je veux le maximum de communication de ce côté. Comment sont logés les clandestins ? - Euh… dans l’église, madame… - Oui, mais quelles sont leurs conditions de vie sur place ? - Pas excellentes… ni matelas ni nourriture suffisante, on suppose. - Tu n'es pas payé pour supposer, mais pour savoir. Maintenant, nous allons agir, et nous avons besoin d'informations fiables pour ça ! Bon, vous vous arrangez avec une association, une ONG, peu importe. Je ne veux pas qu’on puisse dire qu’ils ont souffert du blocus. Allons faire un peu de bruit médiatique autour de ça maintenant… - Oui, madame. Mais il va falloir réviser vos réponses en route… depuis le conseil, l’extrême droite s’est mobilisée ! - Plus on est de fous…

Une voiture grise et silencieuse les emporte vers la colline où s’élève l’église Notre Dame de la Tisse. Il ne pleut plus depuis longtemps, et un rayon de soleil timide assèche lentement les trottoirs. A l’intérieur du véhicule frais, spacieux et parfaitement insonorisé, le silence préside. Le ministre semble plongé dans des réflexions peu réjouissantes, et observe sans les voir les polycopiés de son intervention. Une ride d'inquiétude plisse son front ; Olivier, qui digère lentement les récents reproches, le remarque pour la première fois. Le ministre paraît soucieux, comme vieilli prématurément par des événements impossibles à maîtriser. Le jeune fonctionnaire n’ose sortir son patron d'un inquiétant mutisme. Un car blindé rempli de policiers les précède de peu. Discrétion, mais sécurité. Discrétion dans la sécurité. Sur la place de l’église, la situation est déjà tendue. Plus rien à voir avec l'ambiance tranquille et provinciale de ce matin. Identitaires et consorts se sont groupés sous une banderole, et scandent déjà des slogans vindicatifs, couvrant de la voix le vacarme que produisent les associations. Les associations, elles sont là, enfin : Droit d'asile, Terre Sans Frontière, Force Rouge... Entre les deux, les journalistes préparent leur Une et affûtent leurs armes, vautours avides de guerres et de malheurs, sur lesquels ils fondent leur succès et gagnent leur croûte. On annonce l’arrivée du Ministère de l'intérieur, représenté par sa plus haute autorité. L'excitation monte encore d'un cran. Les uniformes se resserrent presque instinctivement autour des manifestants. La voiture grise ralentit, quelques gradés se précipitent. La ministre descend, secoue tout le monde, comme à son habitude. Les slogans montent en volume : « Du PQ pour les sans papiers ! »… « Charter – Dictature ! »… Une conférence de presse s’improvise. On interroge à droite, à gauche. Des questions classiques : La politique du gouvernement est au durcissement des lois sur l’immigration. Il faut s’attendre à des charters ? Vous parlez d’examiner au cas par cas ; cela veut-il dire que tous seront régularisés ? Quelles sont les conditions dans lesquelles ce squat s’est organisé ?[sws_divider_bar1 barsize="500"] [/sws_divider_bar1]

Un parfum d'aventure...

… Au moment du débarquement ministériel, Vincent Déplare promenait son spleen et sa bêtacam décorée aux couleurs de Canal3, depuis le petit matin, devant Notre Dame de la Tisse.

La veille, l'affaire avait été clairement entendue. - De deux choses l'une : ou bien tu nous trouve un scoop, tu gères ton affaire et tu ramène du neuf à l'antenne. Dans ce cas, tu peux préparer dès maintenant tes bagages pour l'Afrique, c'est toi qu'on envoie dans deux semaines. Ou alors tu continue à végéter et on refile l'affaire à Sébastien. Tu as trois jours. - J'ai déjà pris mes contacts, mon visa... - Tu refileras les contacts à Séb et le visa, on te le paie. Le rédacteur en chef du journal international, cheveux gris blancs, veste et jeans, s'était tiré de son fauteuil, avait évolué vers la machine à café pour lui verser l'impôt. Le monstre grondait maintenant, et un liquide brunâtre tombait dans le gobelet marron. Vincent se prenait la tête, au sens propre comme au sens figuré. Son univers sans dessus dessous, chamboulé, hors de la compréhension, comme suspendu entre deux battements de son coeur. Le grand horloger allait-il remonter la pendule ? - Ecoute, je sais que c'est inhabituel, mais il y a d'autres enjeux derrière ça. J'ai 50 ans, Vincent, ma carrière à Canal3, elle est derrière moi... Le jeune homme mis bien trente seconde avant d'interpréter ces propos. - Tu veux dire que tu prends ta retraite ? - Retraite est un terme un peu prématuré. Disons que j'ai d'autres projets à l'heure actuelle. Il y a des pages qu'il faut savoir tourner... - Et quel rapport avec les élections camerounaises ? J'étais sensé les couvrir ! - Oui. Seulement, il me faut un remplaçant. - Sébastien ! Ca paraît acquis, non ? - Sébastien est le choix de la direction. C'est un accro du travail, mais sans aucune originalité. J'ai proposé une autre option... Toi. - Moi ? Tu veux rire, j'ai même pas trente ans ! - T'emballes pas, rien n'est sûr. A toi de prouver que tu peux être à la hauteur. Le choix de t'envoyer au Cameroun plutôt que Sébastien, c'est moi qui en suis l'auteur. Mais avec mon départ, les choses se compliquent. La-haut, ils sont persuadés que c'est mon successeur désigné qui doit s'y rendre, tu comprends ? - Ouais. La décision tombe quand ? - En fin de semaine. T'as qu'à prier pour qu'il se passe quelque chose de fort d'ici là.

Dans la soirée, Vincent Déplare avait eu le sentiment de vivre un mauvais remake de Bruce Tout puissant. Et coup de bol : cette occupation d'église. La fée ne l'avait pas laissé sans atout ! Elle était apparu au milieu de la nuit pour déposer son don sur terre... Les sans-papiers dans l'église de la Tisse. Il n'y avait plus qu'à espérer que quelque chose se passe. Et Vincent était curieusement optimiste. Il y avait des signes qui ne trompaient pas. Et cet air angoissé sur le front des fonctionnaires... Oui, il y avait définitivement dans l'air un parfum de scoop... de surprise... d'aventure, se prit-il à penser. Une odeur qui disait : "quelque chose va changer dans ta vie". Il se rappelait l'avoir senti dès l'appel, au saut du lit, du curé de la Tisse, qui l'avait attiré ici aux premières heures.

Les forces de l'ordre n'étaient pas encore en place à son arrivée, mais il avait à peine eu le temps de prendre quelques images qu'on le repoussait déjà à l'extérieur. Impossible maintenant d'entrer, ni de voir quoi que ce soit d'intéressant : il s'était rabattu sur les quelques policiers en faction, cerbères en uniforme, et les manifestants lui avait fourni enfin une manne providentielle, avec le retour du beau temps. L'arrivée impromptue du ministère de l'intérieur tire le jeune homme de sa rêverie. Il fumait une cigarette à l'extérieur de l'agitation, il a vu arriver de loin la voiture gouvernementale, s'est positionné. Il est le premier à aviser la présence de madame le ministre... Il joue de ses yeux gris-bleus, de son sourire, parle d'épreuve du feu et de « bon test pour le gouvernement », s'enchaîne à la jeune femme. La horde de journaliste peut monter à l'assaut maintenant, il s'est fait sa place au soleil ministériel. Sylvie s’en tire, à sa grande surprise, glisse entre les doigts des journalistes avec la dextérité d'un savon humide. Elle laisse Olivier en pâture à la presse, part interroger les policiers qui gardent la grande porte. Seul, le JRI de Canal3 la suit, à quelques pas protocolaires, mais sans se laisser distancer pour autant.[sws_divider_bar1 barsize="500"] [/sws_divider_bar1]

Ombre et lumière

Deux policiers et deux civils lui servent de garde du corps. Les associations qui ont accepté de collaborer ont présentés leurs représentants, qui se serrent les uns contre les autres, une petite dizaine perdus dans la masse. On discute maintenant avec les forces de l'ordre, qui montent la garde, cerbères modernes, à l'entrée de l'église. Les portes s’ouvrent. Le ministre rappelle une dernière fois ses consignes. - Vous pouvez les interroger sur leur besoin. Établissez une liste et faites-la moi parvenir.

Le petit groupe s’éloigne dans les ombres gothiques. Les portes de chêne claquent derrière eux, dans un son mat sinistre, le bruit du bois contre la pierre : c'est le cercueil qui touche le fond du tombeau, avant que la dalle n'efface la lumière pour l'éternité. De l'autre côté, Vincent baisse sa caméra. Il a eu le temps de saisir la travée de l'immense nef, et s'éloignant dans les ombres minérales, le petit groupe mené par Sylvie Audimat, et au fond, la masse informe des occupants. Le contraste entre le soleil de l'esplanade et l'obscurité de l'église est si poignant qu'il se demande si le petit groupe ne s'est pas lancé dans une aventure spéléologique dont aucun ne reviendra. Un rai de lumière tombait juste devant lui. Il lui reste moins d'une demi heure avant le journal ; il se précipite vers sa voiture. Ses images sont bonnes, il le sait avant même d'avoir dérushé. Un jeu d'ombre et lumière témoignant au plus haut niveau des mystères de cet événement... "Je monte en vitesse et je reviens. Il y aura encore du neuf à voir avant la fin de cette histoire", pense t-il en passant à l'orange.

Les portes sont maintenant closes. Les enfants s’arrêtent de jouer, les adultes se redressent, le porte parole s’avance. La discussion s’ensuit, ardue, sévère. Bientôt on s’assiéra pour la suite des négociations. Les palabres durent, une heure, une heure trente…

Du confessionnel, deux yeux scrutent la scène.[sws_divider_bar1 barsize="500"] [/sws_divider_bar1]

Encore un cadeau

En voyant entrer le groupe des officiels, il s’est demandé un instant si elle n’avait pas déjà compris. Mais non, c’est trop tôt, beaucoup trop tôt. Que peut-elle avoir compris à ce stade ? Probablement rien, une mauvaise plaisanterie, elle ne se doute de rien encore à ce stade de l'affaire. Quelques bénévoles parcourent l’église, se penchent sur les enfants, questionnent de part et d’autre : avez-vous besoin de quelque chose ? De la nourriture en suffisance ? Des couvertures ? Non loin du confessionnal, une jeune femme est à demi assise sur un matelas. Elle regarde les bénévoles passer, sans rien dire. La trentaine, un peu enveloppée. Le père Wojtyla attendit d’être certain qu’on ne le remarquerait pas pour l’interpeller. - Psss… Ma sœur ! Ma sœur ! La femme se retourne au bout d’une minute. Le confessionnal s’entrouvre, un œil apparaît dans l’embrasure de la porte boisée. Au bout d’un temps qui parut durer des âges au prêtre, la femme consentit à se lever et s’approcher. - C’est comment mon frère ? C’est la police qui te fait peur comme ça ? - Je préfère qu’on ne voie pas qu’il y a un prêtre. Comment t’appelles tu ? - Sandrine. - Sandrine, tu veux bien me rendre un service ? Va, prend ce livre que je te confie, et donne-le à un des Blancs. Dis-lui que c’est pour la ministre. C’est très important. Qu'il se cache, elle pouvait le comprendre. On racontait déjà d'etranges histoires sur cet homme qui rôdait dans l'église, sans donner la moindre apparence de courir après une carte de séjour. Il paraissait sortir du bâtiment cerné sans inquiètude, et cela déjà était suspect. On disait aussi qu'il était pour beaucoup dans l'action des sans-papiers. On voyait en lui l'entraîneur qui reste à l'écart tandis que les joueurs marquent des points, sur le terrain. Sandrine regarda un instant le paquet brun de papier kraft que lui avait tendu le prêtre. Elle se demanda un instant ce qu’il pouvait contenir. Un livre ? Quel genre de livre un curé pourrait bien vouloir donner à un ministre ? Surtout dans ces circonstances ! Mais après tout, ce n’était pas son problème.[sws_divider_bar1 barsize="500"] [/sws_divider_bar1]

Asile !

Le groupe retourne maintenant, enfin, vers la sortie. L’église pourtant si grande leur parait étouffante, ils ont hâte de se retrouver à l'air libre, malgré les cris et l'agitation de l'esplanade. Vaine agitation ! songe la ministre en se passant la main dans les cheveux. Comme si les petites anecdotes de l'Histoire pouvaient changer le cours des choses. Vagues ondulations de l'eau alors que la marée monte inexorablement ! Qui sont-ils, ces hommes qui croient posséder le pouvoir, alors qu'un chemin est déjà tracé sous leurs pas ? Ils préparent déjà leurs yeux au soleil, passant sous une raie de lumière qui tombe du vitrail. Les Hommes sont si petits à l’intérieur ! Sylvie sourit un instant en repensant à un mot d’Olivier, ce matin : entassés. Comme si l’on pouvait être entassé dans un tel monument, songe t-elle en regardant la voûte romane au dessus de sa tête. Et pourtant, entassé est bien le mot qui convient. Les squatteurs se sont rapprochés les uns des autres à l’extrême, comme pour se protéger de l’immensité du bâtiment. Une petite lueur rouge tremblote derrière l’autel. Vêtu de noir, l’un des sans papiers prie à genoux sur les marches, scène ironiquement en décalage, surprenante étant donné le contexte. Un homme prie dans une église, devant le tabernacle : quoi de moins étonnant ? Et pourtant, Sylvie fixe le fidèle comme si son geste était incongru, presque indécent, en tout cas, anormal. Ou peut-être est-ce le regard des hommes de ce temps, qui ont fait un symbole politique de ce que les Anciens avaient érigé en monument refuge, accueil pour les méditations et lieu de l'élévation de l'âme vers des espaces inconnus. Se pourrait-il que ce lieu ne soit rien d'autre que cela pour ces hommes et ces femmes entassés sous la voûte ? Serait-il possible que, là où elle ne voit qu'un outil médiatique, eux y voient un refuge contre les vagues du dehors, un asile pour se protéger des menaces... Asile ! Le symbole est soudain plus fort, plus poignant, comme s'il venait d'être jeté sur le papier par un Victor Hugo. Le symbole dépasse la symbolique. L'église ne représente plus leur désir d'asile, l'église est cet asile même. Ils n'ont pas choisi l'église pour l'impact d'une occupation. Ils l'ont choisie pour l'assurance de la protection. Ils ne l'occupent pas, d'ailleurs ; ils s'y réfugient.Voilà peut-être pourquoi un homme y est en prière, contre médias et politiques, contre vents et marées. Mais Sylvie chasse les troubles pensées qui viennent occuper son esprit.

Son attention est distraite par un des jeunes bénévoles. - On m’a donné ceci pour vous, madame le ministre. - Ça ? - Oui… je vous le remets ? - Qui vous a donné ça ? - Une femme… bien incapable de vous dire laquelle, elles se ressemblent toutes tellement… Sylvie hausse des épaules : il y a quelques années, elle se serait offusquée de la réaction. « Ils se ressemblent tous tellement... » Après un an passé en Afrique, et bien que peu physionomiste de nature, elle savait reconnaître un Noir d'un autre. Mais elle était consciente que pour elle, les asiatiques étaient tous des clones – ou presque, et le léger mépris que son orgueil lui inspirait se dissipa rapidement lorsqu’elle tendit la main pour saisir le colis. - Donnez, donnez… surtout, pas un mot à la sécurité. Merci bien… Ainsi vengée des services secrets qui prétendaient la protéger en ouvrant son courrier, Sylvie empocha le paquet brun sans ajouter mot.[sws_divider_bar1 barsize="500"] [/sws_divider_bar1]

Palabres, négociations, discussions...

Ils déjeunèrent sur le pouce. Dans l’après midi, les noms des occupants de l’église furent relevés. On jura d’examiner leur situation au cas par cas. On signerait tous les accords nécessaires avec les associations avant l’aube, et de grand matin l’église serait évacuée. On n’aurait pu gérer une crise plus rapidement ; déjà, Sylvie espérait les félicitations du jury…

Parlant de jury, voilà qu’elle tombe sur ce foutu ministre de l’immigration au détour d’un couloir. Toujours dans ses pattes, celui là. Le ferait-il exprès ? - Alors madame le ministre ? Déplacement en grande pompe ce matin ? - L’air est vivifiant dehors. Tandis qu’ici, ça sent le renfermé, le scribouillard et le fonctionnaire, si vous voulez savoir. Pour ne pas dire le technocrate. - On a parlé de vous à la télévision. Que du bien, je dois l’avouer. Vous avez décidé de vous reconvertir dans le secours catholique ? - Pour garder sa place, il ne suffit pas toujours d’être dans les petits papiers du président, cher collègue. Sur ce…

Sur ce, elle le planta là, pas fâchée de ces petites piques. Sans doute s’en mordrait-elle les doigts sous peu, mais tant pis. C’était soulageant parfois. Ce grand dadais n'avait jamais été un élu du peuple après tout. Depuis quand être sorti major de promotion de l'Ecole d'Administration et de Politiques Publiques offrait une garantie en terme de défense d'intérêt ? Elle au moins, avait le mérite d'avoir été élue député avant d'accéder à l'Olympe.

Palabres, négociations, discussions, appelez ça comme vous voulez. Il s’agit de l’art de parvenir au petit matin à un accord dont on connaissait la conclusion dix heures auparavant. Un art dans lequel les politiciens sont passés maîtres, et seuls les acteurs de la société civile, comme on dit, peuvent les dépasser en virtuosité.[sws_divider_bar1 barsize="500"] [/sws_divider_bar1]

La Prophétie de Mandos

Trois heures du matin : Sylvie pensait s’en être tirée à bon compte. La journée s'achevait dans un brouillard de fatigue qui donnait aux éléments familiers un visage de cauchemar. C’est alors qu’elle allait se coucher que le paquet lui revint en mémoire. Elle déchira rapidement le papier sans y penser, comme au milieu d'un rêve sombre. C’était un livre. Elle s'en serait douté. Mais autant elle avait soupiré et tripoté sans fin l'anneau reçu la veille – la veille, seulement ! Autant elle se saisit avec déférence de ce nouveau cadeau; elle n'avait plus la force de réfléchir. C'était une belle édition, reliée et illustrée, le genre de bouquin qu'on a envie de caresser avant de l'ouvrir, si vous me suivez. Elle s'arrêta longuement devant l'illustration de la page 261, la dernière de l'histoire à proprement parler. Le Silmaril voguait dans une mer de nuage, au dessus de l'horizon d'un ciel sanglant qui voyait le soleil éteindre son feu dans l'Ouest, et le poing dressé de l'elfe maudissait le destin qui l'avait éloigné de la terre Bénie. L'ouvrage de Ted Nasmith avait veillé à son chevet des années durant. Elle essuya la sueur de ses doigts sur sa chemise avant de feuilleter le livre. Son oeil fut soudain attiré par un blasphème sans nom : qui avait osé, qui avait eu l'inconscience, de défigurer ces pages d'une marque ignoble, rougeâtre, baveuse ? Quel était l'auteur de ce forfait inacceptable ? La page 79 était souillée du sang d'un feutre rouge, qui avait glissé dans la marge extérieure comme la lame fine d'un poignard glisse sur la gorge qu'elle tranche net. Le meurtre était innommable. L'ignominie de cet acte avait-elle au moins une raison d'être, se demanda Sylvie révulsée. Ses yeux glissèrent lentement de la marque odieuse aux mots qu'elle surlignait. Et voilà que ses yeux suivaient les lignes sans ciller, chaque mot transperçant sa pensée comme le trait d'une flèche empenné de noir, sombre présage d'une prophétie mortelle.

« Vous pleurerez des larmes sans nombre, et les Valar fortifieront Valinor pour vous enfermer au dehors, afin que même l'écho de vos plaintes ne franchissent plus les montagnes. La colère des Valar s'étend de l'Est à l'Ouest sur la maison de Fëanor, et elle touchera tous ceux qui les suivront. Leur Serment les entraînera, les trahira ensuite et leur fera perdre jusqu'aux trésors qu'ils avaient juré de poursuivre. Tout ce qui commence bien finira mal et la fin viendra des trahisons entre les frères et de la peur d'être trahi. Ils seront à jamais les Dépossédés.

... Et là vous attendrez longtemps, vous regretterez vos corps perdus en implorant miséricorde. Croyez-vous trouver de la pitié, croyez-vous que ceux que vous avez tués intercéderont pour vous ?... »

Ainsi parlait Mandos aux Noldor en fuite, traîtres à leurs frères, meurtriers et voleurs. Le massacre d'Alqualondë devait peser à jamais sur leur destin. Mais Sylvie ne pouvait quitter des yeux ces mots terribles, et rien du choc qu'elle avait ressenti quelques minutes avant, en voyant le livre défiguré, ne pouvait décrire l'horreur qui montait en elle plus vite qu'un cheval au galop. Malheur à moi ! pensa t-elle, malheur à moi pour être partie sans jeter un regard en arrière, malheur à moi ! Tout ce qui commence bien finira mal : ainsi en sera t-il de cette journée et de toutes celles qui suivront, ainsi en sera t-il de cette aventure étrange dans laquelle je me suis trouvée entraînée malgré moi. Malgré moi ? Non, car il s'agissait bien de ma propre volonté, lorsque je descendis la première marche qui devait me faire rejoindre le fond de la fosse... Mais quelle est la trahison qui peut me valoir un sort aussi funeste ?

Le livre échappa ses mains pour tomber sur l'oreiller, et s'ouvrit tout seul à la page de garde. Là, un papier plié en deux glissa de la couverture. Il était arraché à un autre livre, encore un méfait, et lui aussi souligné, mais cette fois de vert. Une seule phrase était marquée : « - Je soutiens l'épreuve, dit-elle. Je diminuerai, j'irai dans l'Ouest, et je resterai Galadriel. »

Alors c'est ça ? se demanda Sylvie. C'est ça qu'on me demande. Je dois refuser le pouvoir pour ne pas me perdre. On me manipule, on se joue de moi. On a tout fait pour me surprendre en état de grande fatigue, on m'a préparé psychologiquement pour que je gobe ces mots. Littérature ! Littérature que tout ça ! Je dois être fatiguée, oui c'est ça, je suis fatiguée. C'est clair maintenant. On se moque de moi. On... on... on a tout prévu depuis l'origine peut-être aussi ? Mais on a l'air de me connaître, pour me frapper ainsi au bon endroit... Grinçant des dents, elle chiffonna la feuille arrachée au livre qu'elle avait tant relu. Inutile même de rechercher le contexte dans lequel elle apparaissait : l'anneau reçu la veille lui avait remis en mémoire tout ce dont elle avait besoin pour digérer le message. Mais alors que la feuille tombait à terre, quelques mots griffonnés à son dos attirèrent son attention. Elle se penche, à plat ventre sur le matelas, ramasse le papier, le lisse et lit rapidement : « Que sert à l'Homme de gagner le monde ? »

La haine et une volonté de fer fixait l'écriture fluide et inégale du papier. La main qui avait tenu le crayon, c'était elle la main qui avait tout mené depuis l'origine. La main du marionnettiste... Elle DEVAIT avoir déjà vu cette écriture. Nécessairement. Quel démon de son passé la connaissait assez pour l'abreuver de sa littérature d'adolescente et citer dans le même temps les Ecritures ? Personne. Les démons ne citent pas les Ecritures, ou alors seulement pour les faire mentir. Ou alors ce démon avait changé et n'en était plus un. Elle se déshabille, se glisse entre les draps, pose avec respect le Silmarillion sur sa table de chevet, règle le réveil sur son portable, éteint la lumière. Et soudain, prise par une inspiration soudaine, sans même rallumer, elle saisit le téléphone dont l'écran n'a pas encore eu le temps de s'éteindre, et compose un numéro.

- Olivier ? Tu ne dors pas ? - Pas encore, madame… (il venait d’étouffer un puissant bâillement et tentait d’avoir l’air particulièrement éveillé. Elle voulait quoi, encore, sa ministre ?) - Tu as sous la main la liste des sans-papiers ? - Oui. Bien sûr, mais c’est uniquement parce que je dors avec elle sous mon oreiller… pensa t-il, mais bien sûr il ne laissa pas échapper cette acide remarque. - Il y a des camerounais, finalement ? - Des camerounais ? - Oui, des camerounais ? - Attendez… non… je n’ai aucun nom sur ma liste. - Tu les avais comptés ? - Oui… aucun ne manque pourtant. Désolé madame, pas de camerounais.[sws_divider_bar1 barsize="500"] [/sws_divider_bar1]

Réveil difficile

Pas de camerounais. Décidément curieuse, cette affaire qui voyait les rumeurs démenties. Les questions tournaient à nouveau dans sa tête, le malaise s'infiltrait dans son âme, venant assombrir les progrès de la journée. L'instant d'avant, le paysage était plein de charme et de gaieté, un exemple de perfection bucolique dont on peut rêver pour un pique-nique dominical en famille. Et soudain, songeait Sylvie, une brume sans nom était venu ternir les couleurs, faire de la colline un rocher menaçant, des petits sapins des ombres froides et maléfique, de l'étang clair une eau putride. Mais était-ce bien le même endroit ? Elle devait se convaincre que oui. Curieux, comme un simple changement de lumière, une énigme aussi insignifiante qu'un livre ou un anneau, pouvait métamorphoser son humeur. Elle se retourna, émergeant d'une torpeur avec le sentiment pénible de ne s'être jamais endormie. Les trois heures de sommeil s'étaient enfuies dans l'espace temps comme si elles avaient été escamotées. C'est le genre de réveil où l'on avale un doliprane pour accompagner son café, si vous saisissez l'allusion. Sylvie se lève, prend une douche, se change, met ses vêtements de la veille à laver.

Ce faisant, comme elle vidait ses poches, elle tomba sur l’anneau de la veille. La veille ! Comme cela paraissait loin déjà ! Quelle journée ! Pourtant, elle pensait avoir avancé beaucoup… mais ramer en pleine mer, quand il n'est pas une terre à l'horizon, pas un nuage immobile, pour connaître sa position, ramer en pleine mer quand rester immobile à la dérive reviendrait au même, quand il n'est pas de capitaine pour donner un cap, est-ce vraiment avancer ? Qu’avait elle gagné en fin de compte : un anneau, et un livre. C’était râlant, elle avait tant de raisons de se féliciter pour la journée, et tout ce qu’elle trouvait à penser, c’était cette histoire d’anneau et de livre.

Elle s’assit dans son lit, contemplant ces deux objets. Deux objets envoyés anonymement. Un anneau de pouvoir et une histoire de trahison, de malédiction. Et il y avait malédiction en la demeure; celle-ci, sournoise et insidieuse, allait la prendre au piège sans prévenir. Elle se mit à chercher un lien entre les deux objets, élaborant plusieurs hypothèses, comme lorsqu’elle s’en prenait à un Sudoku particulièrement ardu.? Il ne pouvait y avoir qu’une seule personne pour lui faire parvenir, dans la même journée, ces deux dons. Et pourquoi ? Ces deux objets devaient posséder un sens. Quel était le rapport entre eux ? Leur origine était la même à double titre ; d'une part parce qu'en effet, deux inconnus ne pouvaient lui offrir le même jour des cadeaux si similaires sans s'être concertés. D'autre part bien sûr, parce que les deux objets avaient été conçu dans le même esprit, et tous les deux étaient nés sur les rivages de la même terre. Mais quelle relation pouvait-on obtenir entre un hobbit parti pour détruire un anneau de pouvoir maléfique et ainsi sauver le monde, et des elfes maudits par les Valar pour leur crime fratricide au nom d'une quête orgueilleuse ? A moins que… La longue peine de Galadriel avait au moins une raison d'être rappelée : car en effet les grandes histoires ne se rejoignent-elles pas toutes ? Renoncer au pouvoir pour être pardonné de son orgueil, telle était la leçon qu'on voulait lui faire comprendre.

Le mot pouvoir apparaissait deux fois dans sa réflexion. Sans doute tout cela avait à voir avec le pouvoir, avec la politique. Peut-être un ami d’enfance qui désapprouvait ses choix actuels…? En parlant d'ami d'enfance, le livre lui faisait l’effet de la madeleine proustienne, tendrement trempée dans un fond de thé... Elle en avait d'ailleurs rêvé cette nuit, même si elle n'était pas capable de se remémorer avec exactitude le songe.[sws_divider_bar1 barsize="500"] [/sws_divider_bar1]

Yaoundé, dix ans plus tôt

Peu à peu, les souvenirs submergèrent ses interrogations. Quand elle l’avait lu pour la première fois, elle l’avait trouvé pour trois fois rien dans un des marchés de Yaoundé. A Messapresse, tout était hors de prix, et pour cette raison elle avait demandé à son copain de l’emmener quelque part où elle pourrait s’en tirer pour moins de 10 000 F CFA. Ils avaient flâné en faisant le tour des étalages, la pluie menaçait alors. A sa grande surprise, elle était tombé sur cet ouvrage soigné, au milieu d'un étal, devant la Cathédrale, au milieu de livres religieux, d'icônes, d'images du Pape de l'époque et de chapelets. La découverte l'avait prise au dépourvu, et elle l’avait payé en catastrophe alors que l’orage éclatait. Ils avaient pris leurs jambes à leur cou, attrapé un taxi en route, étaient néanmoins arrivés trempés à l’appartement. Ce soir là, pas de coucher de soleil vu du balcon. Dommage, ils aimaient tellement regarder les couchers de soleil le soir, quand tout semblait s’apaiser et que l’astre rouge faisait flamber le lac. Ils prenaient alors un pastis et discutaient de la journée, de leur prochaine sortie. C’était le bon temps. Elle ne se souciait pas de grand-chose, du moins, si l’on peut appeler pas grand-chose les douloureuses tribulations d’une européenne en Afrique… Le mariage, bien sûr, il ne fallait pas y penser. Comment aurait-il pu imaginer de toute façon épouser une européenne étudiante dans une des écoles les plus prestigieuses de son pays, lui qui était toujours sans le sou ? Elle était promise à un avenir brillant, pas à un étudiant en droit sans espoir de réaliser ses ambitions. Que pouvait-elle lui reprocher au juste : d’aimer trop l’alcool et les femmes, d’être incapable de garder cent francs Cfa plus de trente secondes d’affilées, de ne jamais mettre les pieds dans une église ? Et pourtant, comme elle l’enviait déjà à l’époque, ce garçon qui avait tout envoyé au diable à commencer par son âme, comme elle aurait aimé lui ressembler. Il avait connu l’idéalisme, et puis, l’échec. Quand elle l’avait rencontré, il se proposait d’entrer dans la franc maçonnerie, histoire de gagner quelques contacts, et enfin, une possibilité de s’en sortir. La franc maçonnerie, c’était Satan. Elle le lui avait dit ! Elle se souvenait bien de cette discussion, ce soir là. Heaven passait sur son ordi, ils adoraient cette chanson tous les deux. - Au moins je pourrais changer quelque chose, quand j’aurais le pouvoir. - C’est ce que tu crois. Mais si tu y accèdes de cette façon, tu finiras aussi corrompu que les actuels dirigeants du pays. Tu ne peux pas te battre pour une bonne cause avec de mauvaises armes ! Ça ne marche pas comme ça ! - Et pourquoi ? Bah ! La réponse lui semblait évidente, et elle l’avait donnée. Elle y croyait encore, à présent : les moyens doivent être en accord avec la fin. Entrer dans la franc maçonnerie, pour elle, c’était enfiler l’anneau.?? Dans un demi sommeil, avant de secouer les dernières brumes de la nuit trop courte, elle songea enfin qu’elle avait réussi à faire le lien entre l’anneau et le livre. Mais ce lien… ce lien n’existait que pour elle seule, et mettait en dehors le livre en lui-même. Si ce lien n’existait que pour elle seule, il ne pouvait s’agir du message délivré par son mystérieux correspondant. A moins que ce correspondant n’ait deviné qu’elle parviendrait à trouver le rapport… Qu’elle se rappellerait…?Et puis zut, tout cela devenait idiot. Elle s'en fut vers un café suffisamment corsé pour réveiller un grizzli au milieu de son hibernation.[sws_divider_bar1 barsize="500"] [/sws_divider_bar1]

La troisième carte

- Foutu machine de m* ! Olivier envoie valser la portière, se rue sur la porte de garage. Il fallait que ce soit ce matin... rien à faire, il faudra appeler l'entreprise, le mécanisme est définitivement bloqué. Il renonce à sa voiture et appelle un taxi. Il n'est pas encore 6 heures quand il arrive à la Tisse ; le parvis si encombré la veille est calme, silencieux, désert. Un gros matou gris rayé de noir traverse furtivement la place, trottinant sur le pavé à nouveau humide d'un pas affairé, l'esprit occupé par quelque course pressante. Dans une voiture aux couleurs de Canal3, un jeune homme sommeille, le corps relâché contre le dossier mais l'esprit aux aguets. Il fait encore sombre. Les nuées grises se marbrent de bleu et, vers l'Est, de reflets rosés. C'est l'heure où la terre retient sa respiration, avant la grande plongée dans le Jour. La ville, perdue entre l'aurore et le matin, s'arrête dans un silence intemporel. Les lumières s'éteignent dans la salle, mais le film n'a pas encore commencé ; et le spectateur non averti pense encore que tout peut arriver, comme si rien n'était écrit d'avance. Douce utopie de croire que tournage et montage s'opèrent au moment même où l'on regarde l'écran s'animer ! Illusion magique du lecteur imaginant que le livre s'écrit au rythme même de sa lecture, et que la page qu'il n'a pas encore tournée est toujours blanche !

Quelques policiers discutent sous la tente, autour d'une machine à café. Le ciel s'éclaircit, la journée promet d'être magnifique. Allons, dans deux heures, tout sera réglé.? Il aura fallu à peine une journée pour venir à bout de la crise. - Des nouvelles ? - Rien. Pas vu un chat ! De toute façon, ils sortent tout à l'heure, non ? Qu'est ce qu'ils auraient eu à gagner en s'excitant cette nuit... - Bien... on n'a plus qu'à attendre la ministre. Un bus va venir les prendre pour les emmener dans un camp de rétention, et ils devraient voir leur cas examinés avant demain. Attendez-vous à voir débarquer la presse, on les a prévenus.

Un regard traverse la tente. La presse est prévenue, bien sûr, il fallait s'y attendre. Résoudre un problème sans tapage médiatique, ce n'est pas le résoudre, pour un gouvernement. - Ah, il y a quelqu'un qui nous a apporté ça vers trois heures du matin... le curé de la paroisse, d'après ce que je peux en juger. Il prétend que c'est pour vot' ministre... Olivier prend le papier qu'on lui tend, tout en notant le vocable utilisé : « vot'ministre »... les policiers clairement l'apprécient modérément, sa ministre ! - Vous savez ce que c'est ? - On l'a déplié, y'avait pas marqué secret défense dessus ! C'est rien, juste une carte. - Une carte ? - Ouais... avec des dessins pour enfants, nains, dragons et je ne sais quoi encore... Genre Seigneur des Anneaux je crois. C'est tout. Et elle est annotée. C'est une piste ça, non ? Mais si vous voulez vous lancer dans une investigation, je ne pense pas pouvoir vous aider. Rien vu de tel dans la région ![sws_divider_bar1 barsize="500"] [/sws_divider_bar1]

« C'est ici »

Les policiers s'esclaffent. Olivier soupire. Coup de téléphone : c'est elle. Il quitte la tente, s'isole. - Oui, j'y suis... je voulais y faire un tour avant. Tout va bien... il est sept heures, les médias ne devraient pas trop tarder. Non, rien... ah si, on vous a encore laissé quelque chose ! Une carte, qu'on appelle carte du Hobbit d'après ce que j'ai compris. Le dessin n'en est pas laid, mais je ne vois vraiment pas l'utilité. Ça vous dit quelque chose ? Ah bon, vous arrivez ?

Sylvie grille un feu rouge, double un camion de nettoyage des rues, s'arrête exactement à côté de la tente policière, débaroule sur Olivier. - C'est quoi, cette histoire de carte ? On ne peut que lui tendre l'objet. Dans la voiture, elle a réfléchi. Cette carte, si c'est bien celle du Hobbit, ne peut plus venir que d'une seule personne. Mais pourquoi s'est-il caché ? À quel jeu joue t-il ? Elle n'a plus jamais pris de ses nouvelles, après l'avoir quitté définitivement, à l'aéroport de Nsimalen. Une dernière Castel dans le soir tombant, au milieu d'un nulle part camerounais, l'avion qui décolle, et c'était fini. Où avait-il roulé sa bosse depuis ? Elle n'en avait pas le moindre indice. Mais cet anneau... puis ce livre... et enfin cette carte... tout cela mis ensemble ne pouvait venir que d'une seule et même personne. Elle arrache des mains du pauvre Olivier la carte, retourne à sa voiture, la déplie sur le capot, la scrute comme si elle y cherchait son chemin. Au dessus de la Montagne Solitaire, un pinceau rouge a calligraphié dans les caractères de Fëanor tels qu'usité en Beleriand, mais elle se surprend à déchiffrer sans peine : « C'est ici ». En bas à droite, un vague dessin retient son attention ; un papillon s'envole vers une étoile. Son soupçon se confirme. C'est bien la Carte... La seule Carte, il n'y en a pas deux pareilles, celle qui étaient suspendue au dessus du canapé, de « son » canapé, celui où il dormait, la fameuse Carte que « son » caractère rationnel ne pouvait supporter : « je n'aime pas les choses qui sortent de l'ordinaire », disait-il à l'époque. Bien-sûr, on n'aime pas ce qui peut vous déséquilibrer, vous plonger dans l'inconnu, répondait-elle. Il n'avait pas voulu lire le livre. Était-ce maintenant un message ? Cela voulait-il dire qu'il avait changé ? Mais qu'espérait-il, pourquoi ce mystère ? C'était ridicule. Elle non plus, n'aimait pas l'inconnu, surtout quand il quittait les pages des livres pour envahir sa réalité. Elle allait en avoir le cœur net. - Olivier, je retourne dans l'église avant l'arrivée de la presse. - Madame... mais les premiers journalistes arrivent dans quelques minutes maintenant... Que vont-ils penser ?[sws_divider_bar1 barsize="500"] [/sws_divider_bar1]

Les pions sont en place

Elle se mort les lèvres, ravale sa rage, son impatience. Il y a un dragon, à l'intérieur de cette église, qui se fout de sa gueule depuis l'origine. Un dragon qui peut-être a tout manigancé. Ces ecclésiastiques trop complaisant envers les sans-papiers... les journalistes arrivés sur les lieux avant tous... ces objets qu'on lui a transmis... Tout est louche, tout est inquiétant. Tout s'est enfin trop bien passé... Elle tourne en rond à présent. Elle a peur : n'a t-on pas tout fait pour que les choses se terminent ainsi ? Elle sent une catastrophe imminente...? Les équipes de télévision se mettent en place ; les grattes-papier se jettent sur les acteurs du drame. Tout va finir où ça avait commencé. Sylvie, impuissante, se laisse faire. Mais n'ont ils pas encore compris qu'ils ne sont que les pantins d'un dramaturge, un savant metteur en scène qui pilote tout le scénario depuis les coulisses ? Le destin va bientôt s'abattre sur l'église, le coup du sort fatal contre lequel on ne pouvait rien. Le dragon plane au dessus de leur tête, mais dans cette pièce tragicomique, c'est lui qui est invisible et qui se joue des hommes. Elle a du chasser la vieille corneille sans s'en rendre compte, et il n'y avait pas d'archer assez habile pour abattre la menace invisible. Ils se sont tous battus contre du vent, depuis l'origine.?? Les coups sonnent au clocher, comme un sinistre tocsin. Au même moment, Vincent Déplare, notre JRI à Canal3, braque sa caméra sur le commissaire Varlin qui récite sans aucune conviction le discours préparé pour lui par le ministère : - D'ici quelques instants, les sans-papiers vont quitter l'église qu'ils occupent depuis un peu plus de vingt-quatre heures. On a rarement connu dénouement plus rapide. Le ministre de l'intérieur, Sylvie Audimat, qui a été l'instigateur principal de ce dénouement, est présente sur les lieux...[sws_divider_bar1 barsize="500"] [/sws_divider_bar1]

Alea jacta est

Il est 8 heures, les cloches se sont tues. La caméra zoome sur le porche d'entrée. Une porte s'ouvre, une silhouette apparaît entre deux policiers. Vincent Déplare, la bêtacam sur l'épaule, s'avance, le regard indécis. Le parfum d'aventure ne lui a pas menti : quelque chose se tramait bien dans l'ombre. C'est bien sa chance qui s'approche là, c'est bien l'homme qui verra le tournant de son existence, le maître de son heureux destin ! Pas de toute possible. C'est un prêtre. Un prêtre Noir qui sort, seul. Il discute un instant avec les policiers qui l'accueillent, mais les journalistes, trop loin, ne peuvent saisir ses mots. On voit le commissaire en charge faire la navette. La ministre, qui était interviewée par quelque confrère, s'isole avec lui. Un mouvement s'opère : on se sépare, les uns avançant vers le prêtre, un Noir costaud en soutane, les autres essayant de se rapprocher du commissaire Varlin et de madame le ministre, maintenant blême. Mais le Noir est rapidement pris à parti, entraîné à son tour vers la tente, entre deux figures de l'autorité. C'est fini, on n'aura probablement pas sa version des faits maintenant. Vincent Déplare suit de la caméra le mouvement, la déception naissante. Voyant les journalistes à l'affût, un des policiers qui étaient près de l'entrée de l'église tout à l'heure s'approche, l'air hilare. - Il n'y avait plus que ce zouave là à l'intérieur... ils ont tous disparu. - Quoi ? Comment ça, tous disparu ? - Comme ça. (il claque des doigts) il n'y à plus personne à l'intérieur. - Mais...[sws_divider_bar1 barsize="500"] [/sws_divider_bar1]

La Catastrophe

- Mais... Sylvie n'en croit pas non plus ses oreilles, et se rue vers l'église. Déserte. Plus personne. Le coup de théâtre était pourtant annoncé : mais elle était seule à y croire. Dans la tente, on interroge maintenant le prêtre, qui confesse joyeusement être bien un des cinquante sans-papiers de la veille. - Et ils sont où, les autres ? Haussement d'épaule, sourire en coin. - Laissez-moi seule avec lui. - Seule, mais, madame le ministre... - Je vous en prie. Et Olivier, pas un mot à la presse pour le moment. Le commissaire et Olivier échangent un regard surpris puis obtempèrent. Ils restent seuls. - Bonjour, toi. C'est comment ? Elle a intuitivement repris l'accent. - C'est comment madame ! On te dirait fâchée ? Des problèmes ? - C'est même quoi ce déguisement ? - Oh, je voulais juste être certain qu'on me reconnaîtrait maintenant pour ce que je suis. - Attend... tu me fais croire que tu es curé ? - Je ne te fais croire rien du tout... C'est comme ça ! - Tu as bien changé. - Pas tant que ça. - C'est quoi, ce foutoir ?[sws_divider_bar1 barsize="500"] [/sws_divider_bar1]

Un dragon décidément placide

Elle explose enfin. Elle n'en a rien à cirer, qu'il soit là, qu'ils ne se soient pas revus depuis des années, qu'il se soit fait curé. Tout ce qui compte maintenant, c'est la situation ridicule dans laquelle elle est coincée. Et par sa faute, elle n'en doute pas ! - Tu vois un foutoir où ? Moi je dis que tout est rentré dans l'ordre. - Ils sont où, tous les autres ? - Partis. - Par où ? - Par le ciel. - Très drôle ! - Aha ! C'est qu'il a l'air de vraiment s'amuser, le bougre ! - Et ils sont où à l'heure actuelle ? - A droite, à gauche... Ils doivent se reposer de leur envolée sur des fils électriques, ou picorer les miettes des pic-niqueurs dans un jardin public. Pas besoin de votre bus, n'est-ce-pas ? Pas besoin non plus d'ameuter la presse, madame... C'est malsain, les journalistes, tu sais pourtant ce que c'est... - Pourquoi enfin ! - Mais... parce que. Aurais-tu accepté de me recevoir si je n'avais pas pris les grands moyens? - Si tu as quelque chose à me dire, fais-le maintenant. Je n'ai pas de temps à perdre. - Tout ce que je peux te dire, tu me l'as déjà dit autrefois. Tu as bien changé, toi. N'as-tu pas compris toi-même le message ? - Tu es venu me faire la leçon ? Me convertir ? Me convaincre ? Me demander de... (sa voix se fait grinçante, dans une tentative d'incrédule ironie que voile sa colère teintée d'inquiétude) "jeter l'anneau dans le feu" ?[sws_divider_bar1 barsize="500"] [/sws_divider_bar1]

Carton-pâte

Dehors, Vincent Déplare braque sa bêtacam sur un commissaire Varlin hilare. - Nous n'avons pas la moindre idée de la façon dont ont disparu les sans-papiers de l'église. Certains de mes hommes n'ont pas fermé l'œil, cette nuit, uniquement pour surveiller les éventuelles sorties, et il n'y en a pas eu. - Pourquoi refusait-on aux sans-papiers de sortir de l'église ? - Ça ! Il faudrait le demander à notre ministre... On le sent réjoui, le gaillard, à la pensée du ministre en question. Voilà toute son entreprise médiatique qui tombe à l'eau. On vient sortir de force des réfractaires prêts à rentrer dans les rangs, et auxquels on a d'ailleurs promis compensation, en pavoisant ; on se retrouve le bec dans l'eau, les acteurs du film disparus, nous laissant en plan, face au ridicule... Les figurants qui jouaient les indiens ont rendu leur tablier avant la scène de l'attaque du fort, dans ce western absurde. Les cow-boys se battent contre le vent, tirent sur les buissons et agitent inutilement sous le regard des caméras leurs pistolets à eau, pauvres marionnettes inutiles et soudain conscientes que le sang qui coule dans leur veine, c'est du ketchup.

- Mais enfin, tu vois dans quelle situation tu me mets ? Qu'est ce que je vais dire à la presse ? - Ce que tu étais sensée leur dire dès l'origine, non ? Les sans-papiers se rendront où vous les attendez, ils m'en ont fait le serment. C'est d'ailleurs dans leur intérêt. Voilà pour César ! Et pour ce qui doit revenir à Dieu, l'église est rendue au culte, mais ça n'est pas suffisant à mes yeux. Tu vois autre chose ? - Et la communication ? Sylvie parlait d'une voix faible et blanche, dépassée par l'humeur joyeuse et confiante de son interlocuteur. Il accompagnait ses signatures d'un papillon, mais de la chrysalide un dragon aurait tout aussi bien pu sortir. - Ah ! La communication ! Oui, c'est cet art de faire croire à chacun que tu as défendu ses intérêts, c'est cela ! Un silence réprobateur suivit. - Si tu veux, oui, peu importe ! - Peu importe ? Il m'importe beaucoup, au contraire ! Est-ce qu'il t'importait, à toi, de rendre l'église au culte et de venir en aide à ces pauvres gens ? C'était ton objectif, peut-être ? Non ! Ton objectif, depuis l'origine, c'était ta communication ! Ton seul but, désamorcer une possible compagne de presse à ton encontre et la retourner dans ton sens ! Parce que tu ne vois plus que ça : garder ta place. Le bien de tes administrés, tu t'en fous à présent. Tu as enfilé l'anneau.[sws_divider_bar1 barsize="500"] [/sws_divider_bar1]

Les pots-cassés

Il se lève, commence à faire les cent pas, mains dans le dos, fulminant. - Tu ne vois plus que des ennemis. Je t'attendais ici, vois-tu... dès le départ. Mais au lieu de venir, pleine de bonne volonté, pour résoudre un problème dans l'intérêt de tous, tu t'armes d'une horde de journalistes. Non ! Je n'allais pas te laisser utiliser cette affaire à ton profit personnel. Certainement pas. Je t'ai envoyé tous les messages qu'il fallait pour te remettre face à toi même. Face à ce que tu étais ! Car sache que même si j'étais en désaccord avec toi, même si je refusais ce que tu voulais me faire comprendre autrefois, j'ai toujours gardé de l'estime pour toi. Mais quand j'ai commencé à entendre de tes nouvelles dans la presse... ma déception fut grande. Car ton exemple avait fini par porter, et je m'étais décidé à marcher dans le chemin que ta voix avait décrit. Mais voilà, moi qui espérais t'y croiser un jour ou l'autre, j'ai vu que tu ne suivais plus la même route. Nous n'avions plus les mêmes buts. Alors, sachant ce que je te devais, je suis venu. Avais-je le choix ? Non. N'avais-je pas l'obligation morale de te rendre ce que tu m'avais donné !? Et puisque voilà l'heure des comptes qui vient... Ce disant, il tire un crucifix de sa poche et le jette sur la table, à côté du café froid dans les gobelets à moitié vides. - Mais tu n'as plus aucune morale, aucune conscience... Il se rassoit, soupire. Sa voix s'apaise enfin. - Tu n'as plus aucune mémoire. Un silence vide s'installe sous la tente. Dehors, le brouhaha s'est lentement amplifié. On entend des rires, des discussions, des voitures rouler. - Tes papiers, à toi... ils sont en règle ? Il écarte les bras en signe d'impuissance. - Ton nom n'est même pas sur la liste que nous avons dressée hier. Elle se lève, se dirige vers la sortie. - Les accords discutés hier ne s'appliquent donc pas à toi, en théorie. Tu sais ça ? Il ne répond pas, et son visage reste de marbre. - Je vais essayer de réparer les pots cassés...

Elle quitte la tente. L'entretien n'a pas duré un quart d'heure. Elle est bien consciente qu'elle ne pourra jamais rattraper le temps passé sous la tente. Ce quart d'heure lui manquera cruellement. Elle aurait pu, pendant ces quinze minutes, sauver son image, du moins en partie. Elle songe un instant au ministre de l'immigration, imagine son sourire béat alors qu'il visionne, derrière son écran, la chute de l'opportuniste qu'il déteste tant. « Il me déteste, et il a ses raisons. Peut-être, tout compte fait, puisqu'on en arrive à l'heure des comptes, qu'il mérite ma place... » C'est la seule pensée morale qui aura le temps de se frayer un chemin jusqu'à sa conscience aujourd'hui.[sws_divider_bar1 barsize="500"] [/sws_divider_bar1]

L'heure des comptes

L'après-midi même, on apprenait que tous les sans-papiers, sans exception, s'étaient rendus ensemble au centre de rétention où aurait du les conduire le car affrété par le gouvernement. On ne put trouver une faille dans les accords signés la veille; leur cas seraient donc réexaminés favorablement.? Il faut rendre à César ce qui vient de César, et à Dieu ce qui lui appartient ; mais parfois, curieusement, tout se goupille entre les deux pour qu'il soit difficile de savoir à qui rendre grâce de la tournure des événements.

Si le ridicule ne tue pas, il fait bien rire ; et il y eut plus d'un téléspectateur à rire, ce jour là, en observant la tête du ministre de l'intérieur au moment où il apparut que les sans-papiers s'étaient transformés en ectoplasmes. La légende du souterrain refaisait surface, mais le diocèse s'opposa à des fouilles approfondies, expliquant preuve à l'appui que l'entrée du souterrain s'était probablement effondrée au début du XXème siècle. On soupçonnait des complicités dans la police, à moins que ce ne fut dans la curie, et c'était l'explication la plus probable. La suspicion régnait au sein du ministère de l'intérieur, et on savait depuis peu, de source sûre, que tous dans la police n'appréciaient pas madame le ministre Sylvie Audimat. Le brave commissaire Varlin gagna sa mutation dans l'affaire. Il plia bagage, et quitta avec femme et enfants la capitale pour une villégiature campagnarde dont, après quelques mois, il ne put que vanter les charmes. Six mois après cette déplorable affaire, on peut vous le révéler, un mini remaniement qui s'apparentait plutôt à une partie de chaises musicales assigna Sylvie Audimat secrétariat des sports et loisirs et signa la revanche de son collègue de l'immigration. On ne vous racontera pas quels furent ses sentiments alors ; car il s'agit d'une autre histoire, et après tout, c'est elle que ça regarde.

Le soir même de ce dénouement tragicomique, une jeune femme jouait avec un anneau sur le bois d'un bureau ministériel. Elle ne songeait pas à la conséquence de cette histoire peu glorieuse, aux méandres de la politique d'immigration suivie par le gouvernement, aux prochaines élections qui s'avançaient menaçantes et qu'elle avait contribué, par son échec, à mettre sous de mauvais augures. Elle n'essayait même plus de deviner quelle serait la sanction de son échec. Non. Que les vagues se dressent comme autant de mur, cela ne changerait pas le cours de la marée ! Elle le savait maintenant. Une pensée ironique faisait son chemin dans un cerveau fatigué, la morale prophétique et cynique d'un ministre de l'intérieur aux prises avec les méandres politiques de son temps...[sws_divider_bar1 barsize="500"] [/sws_divider_bar1]

Et ne nos inducas...

Ainsi divaguait Sylvie Audimat. « Nous ne sommes que des pions ; et le pouvoir se joue de nous alors même que nous pensons le maîtriser. Nous ne sommes jamais libre : du moins, jamais parfaitement. Nous le sommes un peu plus, lorsque nous sentons avec plus de discernement le poids du fardeau, la caresse du fouet contre notre dos, lorsque nous voyons avec plus d'acuité la chaîne de fer qui enserre nos pieds, invisible dans la pénombre de nos vies mouvementés. Il n'est pire maître que celui qui reste invisible, et fait passer pour nos désirs propre les siens. Parviendrons nous un jour à nous en libérer ? Et la libération ne vient-elle pas d'abord du regret de l'esclavage, de la haine de la chaîne ? Il suffit parfois de se tourner vers l'Est pour voir la première lumière du matin. Peut-être vivrais-je encore pour voir ce jour se lever, peut-être ; peut-être même les premiers rayons du soleil caressent-ils l'horizon à l'heure où j'en fais le rêve ».

Ce matin là, ils brillaient sur le départ du Père Wojtyla, dont le cœur en déroute s'envolait pour sa terre natale. Ses pensées avaient la saveur amère de l'échec.

« Pourquoi, Mon Dieu, pourquoi m'avoir fait parvenir jusqu'à elle si au final je ne puis la conduire jusqu'à Vous ? Mais Seigneur, je sais que Vos voies sont impénétrables. La graine tombée en terre doit mourir pour donner du fruit. Peut-être le temps fera t-il son œuvre en son cœur… Peut-être suis-je simplement trop pressé, par ce sentiment d'urgence qui m'étreint chaque jour un peu plus. Mon Dieu, tout est entre Vos mains, et tout dépend pourtant de sa liberté. N'ai je pas fait tout ce que je devais ? Ne l'ai-je pas fait ? Mon Dieu… » Et lancinant dans son crâne en proie à la migraine somatique chronique du décollage, une phrase venait, obsédante, parasiter ses pensées : « et ne nos inducas in tentationem… et ne nos inducas… Temptatio ; la tentation. Non, Temptatio, l'épreuve. L'épreuve-tentation, la Montagne du Destin… ne nous soumet pas à l'Epreuve. Elle n'était pas de taille… pas de taille ; pourquoi un tel fardeau ? Mais personne n'est de taille, personne, et je ne peux rien faire pour les aider… A quoi sert d'avoir des ailes au coeur si c'est pour rester cloué au sol ? Je suis un papillon qui rêve d'étoiles… » Ainsi priait le père Wojtyla en s'asseyant à sa place, dans cet avion vide d'une petite compagnie sans nom, sans histoire et sans avenir.[sws_divider_bar1 barsize="500"] [/sws_divider_bar1]

Le battement d'aile du papillon

- Excusez-moi, je crois que je suis près de la fenêtre. - Je vous en prie. Le prêtre se lève et permet au jeune homme de s'installer. Ils laissent décoller l'avion ; une heure passe. Le journaliste, un jeune homme brun dont le regard limpide pousse inexorablement quiconque croise sa route aux confidences, se tourne en souriant largement vers le prêtre. - Cet avion est presque vide ! Il y a de petites compagnies qui inspirent confiance, visiblement... Mais je confesse que les prix sont intéressants. - Entièrement d'accord ! - Il me semble vous avoir déjà rencontré ? - Je l'ignore. Vous venez souvent au Cameroun ? - C'est la deuxième fois. J'y ai passé un an quand j'étais plus jeune, aujourd'hui je viens couvrir les élections. - Vous fréquentez la paroisse de Djongolo peut-être ? - Certainement pas, non ! Je ne suis pas du tout pratiquant...

Le jeune homme se perd dans la contemplation des nuages, dont le soleil levant révèle le moindre relief, la moindre nuance. En bas, la terre doit être noyée de grisaille, et les gens ne verront pas la venue du jour dans les champs célestes. Son visage guette le moindre changement de la lumière, mais ses yeux restent fixes, il pense. Il a tout obtenu, ces derniers temps. La promotion tant rêvée, le droit de partir, tout frais payés, il reviendra en héros. Mais l'aventure a un prix. Son amie est à la maison, dans trois semaines, à son retour, elle n'y sera plus. Il l'a compris ; quelque chose dans son regard, dans sa façon de dire au-revoir... - Et si tu restais ? - Après tout ce que j'ai fait pour obtenir ce poste ? - Oui, bien-sûr... Vas-y alors. Et elle guettait la porte qui allait se refermer. "Et si j'étais resté, peut-être que j'aurais pu tout sauver encore". Tout homme fait des choix irrémédiables. Et il a choisi, en connaissance de cause. Mais maintenant son ambition semble puérile, et puisqu'il a tout, à quoi sert encore de continuer ? Faudra t-il qu'il aille plus loin encore ? Et à quel prix ? Il voudrait ne jamais revenir. Partir victorieux vers d'autres conquêtes, sans un regard pour les cadavres abandonnés sur le champ de bataille. Il voudrait fuir les corbeaux, mais les batailles se déroulent toujours au même endroit, et la lutte n'attend pas que chaque camp enterre ses morts pour se déclencher... Il se battra sur un cimetière ; il se battra sur un champ de ruine. Pour gagner quoi ? Dans un instant d'égarement, il se prend à souhaiter que l'avion n'atterrisse jamais... Il ne s'est pas rendu compte que son voisin l'observait.

- Que faites-vous dans la vie, si ce n'est pas indiscret ? - Je suis journaliste. Vincent Déplare, rédacteur en chef du journal international à Canal3. - Ah ! Vous m'avez peut-être effectivement croisé alors. Je suis le père Wojtyla, j'étais à la Tisse. - A la Tisse ? Mais alors, là... vous êtes rapatrié au Cameroun ? C'était vous le dernier à rester dans l'église ! « Je tiens mon scoop ! Quelle veine... et quand je pense qu'on n'a pas réussi à le coincer l'autre jour ! » Je crains que ce ne soit là la seule pensée logique qui apparut dans le cerveau victime de multiples déformations professionnelles du journaliste.? Son petit démon reprenait le dessus à toute allure, évanouies les pensées morbides ! - Il faut toujours une exception pour confirmer la règle... Mais à vrai dire, je ne suis pas venu en Europe pour y rester, je suis content de mon sort en Afrique. - Ça alors ! - Eh oui, il existe encore des hurluberlus aux étranges idées sur cette planète. - Mais alors qu'étiez vous venus faire ici ? - Ah ! Si je vous le racontais, vous ririez. Et vous auriez peut-être raison. Le jeune homme observe le prêtre d'un air dubitatif. Il sait comment faire parler les gens ; parfois, un simple regard suffit. - Une vieille amie semblait avoir besoin de quelques conseils qu'elle ne m'avait pas demandés. Je regrette simplement de ne pas avoir été entendu... - Vous étiez venu jusqu'en Europe pour convertir quelqu'un ? - Et pourquoi pas. Le journaliste se fit goguenard. Un curé, et pire encore, un curé qui avait l'air d'y croire ! - C'était une histoire d'amour ? - Tu veux que je t'en raconte une, d'histoire d'amour ? Le curé en question n'était pas dupe de l'ironie. Il n'était pas non plus, ce jour là, d'humeur à goûter la moquerie (et ça peut se comprendre). Il répliqua, un peu brusquement en se redressant : - Oui, tu veux que je t'en raconte une, d'histoire d'amour ? - Allez-y... Mais vous savez, l'amour, je n'y crois plus du tout. C'est bon pour ceux qui ont du temps à perdre... - Tu l'as dit. Il retomba lourdement sur son dossier, décontenancé par l'attitude provocante de son voisin mais non totalement en désaccord. Le jeune homme reprenait : - Du temps, de l'argent, de l'énergie... Tout sa vie, parfois ! Est ce que les prêtres ne devraient pas être libérés de cette terrible chaîne ? - Je me demande à quel degré je dois le prendre... Mais en ce qui concerne les prêtres, on nous apprend qu'il n'est pas de plus grand amour que de donner sa vie pour ceux qu'on aime. On appelle cela le martyre. La croix, le pâté pour lions 100% pur chrétien, les missionnaires coupés en petits morceaux en Amazonie, ceux qui ont pris des risques pour sauver leur prochain, comme on dit, et qui n'en sont jamais revenu... - Et c'est vous qui me demandez à quel degré se comprend mon humour ? Excusez-moi, mais le concept est difficile à saisir... C'est plus de l'amour ça, c'est de la rage ! - J'étais prêt à en faire autant, s'il l'avait fallu. - Vous seriez prêt à mourir pour une âme... une seule ? - Bien sûr.

Il n'appartient à personne ici-bas de savoir s'il fût exaucé, et par quel étrange et surprenant chemin. A l'approche de Douala, l'avion, après avoir tourné dans un violent orage comme un oiseau des mers perdu au cœur de la tourmente, allait s'enfoncer dans la mangrove, non loin de Mbanga Pango. Ce fut l'ultime battement d'aile du papillon. Il n'y eut pas de survivant.[sws_divider_bar1 barsize="500"] [/sws_divider_bar1]

Rendons à Tolkien...

Il s'agit de la troisième version – et la plus aboutie – de cette histoire. La morale peut en être, au choix, morale ou littéraire, moralement littéraire ou littéralement morale. Il aurait été hautement anormal de ne pas déposer ici ce récit, au vu de tout ce qu'il doit à son maître. Rendons à Tolkien ce qui appartient à Tolkien. A JRRVF aussi d'ailleurs il faut rendre hommage, car rien de tout ceci n'aurait vu le jour dans mon imagination si les débats relatés dans ces chapitres ne l'avaient pas été en grande partie sur ce site.

Rendons justice encore... Il est de bon ton de signaler que le scénario n'a pas subi de modification depuis le crash du vol AF447, auquel il ne doit donc absolument rien. Il est en revanche peut-être honnête de préciser que la mangrove proche de Douala, à Manga Pango, a effectivement recueilli le dernier soupir de bien des voyageurs… Je pense en particulier à ceux qui trouvèrent leur destin le 5 mai 2007 en cet endroit : paix à leur âme.

Ainsi justice est faite ; chacun a son du, et les morts reposent en paix. Les villes s'endorment, si lointaines, si semblables. Je ne suis qu'un témoin, mais cette histoire devait être dite. Ainsi je pars tranquille, une nouvelle pierre posée à l'édifice de nos rêves. En espérant que cette pierre ne soit pas un testament, mais une promesse de retour...

Car les actes des hommes finissent si souvent en possibilités manquées ! Et c'est lancer un défi au destin que dire : j'achèverais. Cette histoire est terminée, mais elle l'était déjà alors que j'en écrivais le premier mot, et je l'avais souhaité ainsi. Politesse ou hypocrisie ?

Et pourtant... Celui qui ne commence rien qu'il ne soit sur de finir ne commence jamais. La Providence veille à réaliser l'oeuvre alors même qu'il ne reste de la toile qu'une feuille.

Ce récit s'achève ici. Mais la route se poursuit, encore et sans cesse... vers les lointains.

Elisabeth Laneyrie, septembre 2009.[sws_divider_top]



L'histoire d'un petit personnage improbable qui avait longtemps entendu raconter de grandes aventures, mais n'aurait jamais cru se retrouver un jour à la place de ses héros. Il devait comprendre peu à peu le sens véritable des légendes...

Un jour différent

Un coup d'oeil rapide autour de lui: rien à droite! Rien à gauche! Rien devant!... Monsieur Quatre reprit sa course le long du mur. La pièce était grande et, après, le parcours était un peu compliqué, mais Monsieur Quatre connaissait par coeur ce chemin.

En fait, ce n’était pas l’incertitude de retrouver sa route qui remplissait à ce moment-là son coeur d’émotion. Non! Il avait fait cette excursion des dizaines et des dizaines de fois: avec toute sa famille, avec quelques-uns de ses frères et soeurs et, même, le plus souvent seul.

Cette émotion qui appuyait sur sa poitrine, il l’avait découverte ce matin à son réveil. Elle n’était pas venue tout de suite. En fait elle avait commencé son installation au moment ou Monsieur Neuf, le petit dernier de la famille, le voyant éveillé, était accouru à lui pour lui annoncer la grande nouvelle.

- Hé, tu sais pas la dernière? - Non?! - Tu n’as rien entendu cette nuit!? - Ho, comment voudrais-tu que je sache ce qui s’est passé cette nuit?

Tout le monde savait bien, dans la famille, que Monsieur Quatre était le plus gros dormeur de sa génération. En fait, il ne dormait pas tant que ça, mais quand il dormait, il ne dormait pas qu’à moitié.

Monsieur Neuf reprit son souffle. Il avait du mal à parler, tant son excitation était grande, mais pour rien au monde il aurait laissé à quelqu’un d’autre le soin de colporter cette nouvelle: -Hé bien, tu es bien le seul à ne pas la savoir! Avait-il ajouté, enchanté de pouvoir répéter à nouveau son information. -Quoi? Que s’est-il passé?

Monsieur Quatre avait alors jeté un regard par-dessus l’épaule de son petit frère. Leur mère était dans un coin de leur petite maison, en grande conversation avec Monsieur Un et Mademoiselle Deux. Assis à coté de ce petit groupe, Monsieur Huit écoutait de toutes ses oreilles. Mademoiselle Cinq et Mademoiselle Sept regardaient dans la direction de Monsieur Quatre en pouffant de rire. Quand elles croisèrent son regard, elles détournèrent les yeux et firent mine d’entamer une conversation. Monsieur Six, quant à lui, semblait posté en surveillance devant la porte d’entrée.

C’est en voyant ce spectacle de concentration anormale que Monsieur Quatre avait senti cette étrange sensation venir dans son coeur. Un mauvais pressentiment planait dans son esprit. -Alors? Monsieur Neuf, pensant avoir suffisamment ménagé son effet, avait alors lâché triomphalement: -Il parait qu’Ils sont revenus! A l’évocation de ce nom craint, un frisson avait parcouru Monsieur Quatre. Monsieur Six avait sursauté, Mesdemoiselles Cinq et Sept s’étaient retournées et, tandis que leur mère avait porté sur le petit dernier un regard sévère, les deux aînés l’avaient foudroyé des yeux.[sws_divider_bar1 barsize="500"] [/sws_divider_bar1]

Eclaireur

Monsieur Quatre s’était porté volontaire pour la mission d’éclaireur. Cétait justement ce qu’il était en train de faire. “Dans le fond”, se disait-il, “on ne peut pas gronder le petit. C’est normal qu’il soit tout excité, avec toutes les histoires qu’il a entendues sur les aventures de notre oncle, et puis il n’a jamais connu ce que ça fait en vrai…”

Ce que ça fait en vrai… c’était une réalité beaucoup moins excitante que ne se l’imaginait le petit dernier de la famille. Monsieur Quatre repensait justement au jour terrible où leur père était rentré à la maison, malade, et avait annoncé la fin tragique de son troisième petit. Ils étaient partis tous les deux ce matin-là pour la première récolte journalière et ils étaient tombés sur un piège. La machine avait fait un tel bruit qu’Ils avaient été alertés et, voyant le rescapé, s’étaient mis à le pourchasser. Pour leur échapper, il avait pris la fuite dans une direction qu’il évitait toujours en temps normal. C’est sur ce chemin-là qu’il avait été empoisonné. Il avait succombé en une journée.

Monsieur Quatre n’était donc pas très rassuré en progressant sur son chemin. Maintenant que le couloir n’était plus sûr, car trop à découvert, il était chargé de trouver une route moins dangereuse.

C’est là que les choses se compliquaient. Le couloir était la dernière ligne droite. Pour l’éviter et atteindre le cellier sans encombre, il fallait retrouver la piste mise en place autrefois par le héros fondateur de la famille.

Monsieur Quatre se remémora les indications de sa mère: entre le couloir et l’escalier, il y avait un vieux passage caché par la tapisserie. Il se mit en devoir de retrouver le vieux passage. Sa mère lui avait recommandé la plus grande prudence, alors que le petit Neuf voulait l'acccompagner. - Dis, j’peux v’nir avec toi? Dis! Dis! J’peux v’nir? Mais leur mère avait refusé, en ajoutant: - … et n’oublie pas, mon grand, qu’il y a toujours du poison le long du mur qui mène à l’escalier. Alors fais bien attention![sws_divider_bar1 barsize="500"] [/sws_divider_bar1]

La rencontre

Mais le long du mur, il n’y avait pas une seule trace de poison. Monsieur Quatre ne comprit pas tout de suite. Il était sûr, pourtant, de ne pas s’être trompé de chemin! D’ailleurs, il voyait très bien les premières marches de l’escalier, loin, dans le coin de la pièce.

Il avançait à pas comptés, cherchant à détecter ces graines ou leur poussière sur le sol. Mais non, il n’y avait même pas un seul grain de poussière naturelle par terre. C’est alors qu’il remarqua un objet qu’il n’avait jamais vu de sa vie, mais qu’il reconnut tout de suite. La stupeur le fit s’arrêter. Il se dressa et leva le museau pour le contempler dans toute sa hauteur. C’était un immense bâton, appuyé sur le mur. Il était posé à la verticale, et son pied était garni de grandes rangées de poils durs. Une arme redoutable.

-“Exactement comme la décrivent les histoires”, se dit-il. “Hé bien, quand je vais leur raconter que j’ai vu ça, ils vont pas me croire là-bas!”

Mais en même temps qu’il se faisait cette réflexion, Monsieur Quatre réalisa soudain: il n’y avait plus aucun doute possible, alors, Ils étaient bien revenus! Et, comme pour lui faire prendre conscience de l’ampleur de la catastrophe, un grand fracas résonna au-dessus de sa tête. Le bruit se déplaçait et semblait descendre le long de l’escalier.

Pétrifié, Monsieur Quatre n’avait pas bougé. Toujours dressé, il gardait les yeux rivés sur les dernières marches. Soudain, Il était là, juste au pied de l’escalier. Il était grand. Gigantesque.

-“Plus grand que le bâton à poils”, remarqua le petit aventurier. “Mais c’est peut-être une chance”, se dit-il. “Il est tellement grand qu’il ne va sans doute pas m’apercevoir”. Tout doucement, Monsieur Quatre se recroquevilla de toutes ses forces et attendit.[sws_divider_top]


ISENGAR


Da Nang, année du chat. Roman Jaslo, jeune diplomate polonais en mission officielle, est le témoin des derniers instants chaotiques de la guerre du Viêt-Nam...

Roman

Un puissant hélicoptère aux couleurs blanches et bleu nuit de la compagnie Air America se posa sur le tarmac au milieu d’un assourdissant tourbillon de poussière. Le commandant Dalewski sauta au sol au mépris de toutes les règles de sécurité, sans attendre que l’appareil se stabilise complètement. Cet officier polonais exubérant à la forte voix voulait sans doute impressionner ses collègues indonésiens et son collaborateur Roman Jaslo. Ce dernier, plus prudent, s’empara des deux grands sacs contenant leurs effets personnels et le matériel de travail : carnets, stylos, paire de jumelles, appareils photos, pellicules et piles, le tout fourni par les Américains. Roman savait que le sac du commandant contenait en plus une ou deux bouteilles de vodka. Les indonésiens, Malang et Sudarso, se débrouillèrent de leur côté avec leurs propres bagages, beaucoup plus modestes que ceux des polonais. Le voyage en avion depuis Tan Son Nhut, le grand aéroport de Saigon, jusqu’à Pleiku, une des grandes villes des Hauts Plateaux, a été morose et chaotique. Pensez donc ! Quitter la douceur de vivre de Saigon pour se retrouver dans un vieux C-46 poussif affrété par la CIA ! Le commandant Dalewski avait suggéré de réduire la communication au minimum pendant le voyage. Les agents de la CIA, ces espions à la solde des impérialistes américains avaient très certainement truffé la carlingue et les inconfortables sièges de toutes sortes de micros. De toute façon, le bruit des moteurs aurait rendu tout dialogue impossible ! A Pleiku, les deux hommes avaient rejoint l’antenne de la CICS, la commission internationale de contrôle et de surveillance dont ils étaient les agents. Sur place, ils avaient retrouvé plusieurs compatriotes affectés sur place et ces deux observateurs indonésiens qui devaient les accompagner jusqu’à Da Nang. Saut de puces héliportés de Pleiku à Kontum, puis de Kontum à Dac To. Et le grand bond jusqu’à l’aéroport de Da Nang à bord d’un énorme Chinook, l’hélicoptère aux deux puissants rotors. De ce voyage, Roman ne retint que le bruit permanent des moteurs et la pesante frustration d’être contraint continuellement de garder le silence. Cette fois, c’était un camion de l’armée du Sud Viêt-Nam qui les attendait. Un officier très poli chargea leur bagages avec grand soin. Le commandant n’eut pas à s’inquiéter pour ses bouteilles de Vodka. Ni éventuellement pour les appareils photos. On ne se parlait pas beaucoup. Le groupe hésitait à utiliser l’anglais pour communiquer. Lorsque l’officier vietnamien se lançait dans quelques aimables formules avec un accent particulièrement exotique, chacun lui répondait avec un sourire gêné sans vraiment comprendre ce qui venait d’être dit... De toute façon, les chaos de la route partiellement goudronnée et le bruit du moteur du camion couvraient là aussi toute tentative de conversation. L’arrivée à l’antenne de la CICS, près du centre de Da Nang, fut un soulagement pour tout le monde. Sur place se trouvait un officier iranien qui leur fit un bon accueil. Le lieutenant Jalal Hakimi – c’était son nom – n’était pas un véritable militaire, mais plutôt une sorte d’intendant, de gardien, d’homme à tout faire... un civil déguisé en soldat. Plusieurs sous-officiers et militaires du rang sud-vietnamiens travaillaient avec lui sans être sous ses ordres et sans dépendre de lui, ce qui amenait une certaine confusion dans le fonctionnement de l’antenne. Pour ajouter à l’étrangeté de la situation, personne ne parlait un anglais véritablement correct. Aussi tous communiquaient-ils dans un baragouin macaronique fait de mots français, anglais, vietnamiens et persans… L’antenne était un petit pavillon rectangulaire composé de quatre pièces principales et d’une cour entourée d’un grillage barbelé. Sur le toit du bâtiment, une sorte de terrasse parsemée de gravillons, trônait une antenne de transmissions radio. Pendant que les nouveaux venus procédaient au rangement du matériel, plusieurs officiers vietnamiens se présentèrent à l’entrée du bâtiment. Un briefing rapide fut organisé. Les vietnamiens avaient apporté des cartes, des photos et un rapport succinct évoquant des activités illégales des maquisards communistes dans les villages proches de la ville de Da Nang, à Hoa Vang, à Ba Na et près du pont de Lien Chieu. Les deux indonésiens écoutaient avec attention, étudiaient les détails de la carte avec une grande attention – une carte américaine sur laquelle figurait en rouge les limites des zones contrôlées par les belligérants au moment du cessez-le-feu de 1973 – ils posaient des questions précises et prenaient des notes. Le commandant Dalewski était en retrait et suivait les conversations avec un air faussement détaché parfois agrémenté d’un sourire narquois. - Nous remercions vivement les délégations indonésiennes et polonaises d’avoir dépêché des enquêteurs aussi rapidement pour mettre en lumière les violations continuelles de l’accord de Paris par les terroristes vietcongs et l’armée du Nord Viêt-Nam dans cette région, dit un des officiers vietnamien. - Notre délégation a décidé de nous envoyer dans le secteur de Da Nang pour recueillir des informations concernant les éventuelles infractions au cessez-le-feu, répondit solennellement le commandant polonais. Non pour contribuer à soutenir des accusations hâtives et probablement infondées. Nous ferons en sorte de mettre en lumière objectivement ce qui doit être mis en lumière. Un des deux indonésiens soupira. Les vietnamiens restèrent impassibles. Ils étaient habitués à ce genre de comportement. Depuis 1973, année de la création de la CICS, les délégations hongroises et polonaises, communistes, rechignaient à enquêter et envoyer des observateurs lorsque les plaintes concernant le non-respect du traité de Paris émanaient du gouvernement de Saigon. Lorsque ces plaintes provenaient de Hanoi, la capitale du Nord Viêt-Nam, ils étaient beaucoup plus motivés. Roman le savait bien lui aussi. En théorie, les enquêtes de la CICS devaient être effectuées par des équipes réunissant des membres des quatre délégations : Canadiens – remplacés par les Iraniens en juin 1973 – Indonésiens, Polonais et Hongrois. Mais il était très rare que les quatre délégations se retrouvent au complet pour d’autres affaires que des apéritifs autour des piscines de Saigon ou pour des réceptions à l’ambassade de France... De fait, la délégation hongroise avait fait le choix de ne pas participer à l’enquête à Da Nang. Tous les vietnamiens prirent congés. Les cinq employés de la CICS se retrouvèrent seuls. Roman choisit de se retirer pour se reposer mais Dalewski sortit une de ses bouteilles de Vodka pour tisser des liens et générer une sorte de confiance avec ses collègues. Les indonésiens et l’Iranien ne se firent pas prier pour goûter à la chaleur du sens de la convivialité polonaise... Le jeune homme prit un verre pour ne pas vexer son officier, puis il s’esquiva. Sur son lit, Roman glissa discrètement la main dans une poche de son sac. Il en sortit un livre en anglais, au titre étrange, qu’un fonctionnaire américain de l’ambassade à Saigon avec lequel il s’entendait bien avait souhaité lui prêter. Un tel livre, écrit par un auteur britannique, était susceptible de ne pas être autorisé, il le lisait donc en cachette, lorsque l’encombrant commandant Dalewski le laissait seul suffisamment longtemps pour se replonger dans l’histoire... Et ce soir-là, il replongea. [sws_divider_bar1 barsize="500"] [/sws_divider_bar1]

Mademoiselle Minh

Depuis la terrasse de l’école de la mission catholique Sainte Cécile de Tourane, Mademoiselle Minh avait observé le passage au loin de l’énorme hélicoptère blanc et bleu flanqué du blason ailé d’Air America. Peu importaient les couleurs et l’origine de ces hélicoptères. Ces horribles et bruyantes machines réveillaient à chaque fois les traumatismes de son enfance. Elle secoua la tête comme pour évacuer des images douloureuses de son esprit. Puis elle regagna sa chambre. Elle s’allongea sur son lit et laissa son regard se perdre sur la blancheur immaculée de la chaux qui recouvrait le plafond de la pièce. Les vacances étaient commencées depuis quelques jours. Tous les enfants avaient rejoins leur famille pour célébrer selon la tradition vietnamienne les fêtes du Têt Nguyen Dan, le nouvel an lunaire. Bien que travaillant dans une institution catholique, Mademoiselle Minh était Bouddhiste. Elle vivait cette fête avec un peu plus d’implication que la plupart de ses collègues catholiques de la mission. Solitaire et réservée, elle envisageait, comme souvent, de se rendre seule à la petite Pagode des bons vœux afin d’y brûler des bâtonnets d’encens. Des crépitements de pétards la sortirent brusquement de son assoupissement. Des gamins dans la rue fêtaient le Têt à leur façon… Pauvres gosses. La perspective de vivre dans un pays en paix était bien faible. Tout le monde savait ici que la trêve instaurée par l’Accord de Paris de 1973 n’était respectée ni par les maquisards communistes, ni par les soldats nord-vietnamiens qui faisaient de fréquentes et meurtrières incursions dans les collines et les rizières de l’arrière pays. Il y a quelques semaines, ils se sont même emparés de la province de Phuoc Long, au nord de Saigon. Aucune nouvelle ne parvient plus des villages de cette région depuis… Mademoiselle Minh savait au fond de son cœur que les communistes ne voulaient pas la paix. Elle avait fuit Hué avec son oncle et sa tante Nga en janvier 1968, alors que les Vietcongs s’emparaient de la ville et perpétraient d’effroyables massacres contre ses élites politiques et religieuses. Sept année s’étaient écoulées depuis ces terribles événements mais la flamme monstrueuse qui animait les communistes n’était pas éteinte : Au début de l’été 1972, les réfugiés qui avait quitté précipitamment la province de Quang Tri, qui se trouve juste au sud de la frontière avec le Nord Viêt-Nam, rapportaient que des soldats embusqués autour de la route nationale 1 avaient pris les colonnes de civils et de soldats de la 3ème division sud-vietnamienne pour cible avec des mitrailleuses lourdes, des mortiers et des lance-roquettes anti-chars ! Seuls quelques dizaines de survivants étaient arrivés jusqu’à Hué. Tous les autres – des milliers de gens – avaient péri dans des conditions effroyables… Mademoiselle Minh frissonna. De lointains et douloureux souvenirs lui rappelaient régulièrement que les communistes n’avaient toutefois pas le monopole de l’horreur… Elle regarda l’heure sur sa petite montre. 17 heures passées. La nuit allait bientôt tomber. Il était temps d’aller à la pagode. Elle se déshabilla, quittant sa jupe verte et sa chemise blanche pour l’áo dái, la robe traditionnelle vietnamienne. Celle-ci était de couleur beige. Elle releva ses cheveux et se fit un chignon. Minh était une jeune fille assez moderne, bien que réservée et timide. Elle aimait aussi bien la musique populaire vietnamienne que la pop anglo-américaine qu’on entendait sur les ondes de Saigon. Et si elle fréquentait de temps en temps les discothèques de Da Nang avec ses amies et collègues de la mission, elle préférait profiter seule de son petit poste de radio. Elle lisait beaucoup aussi. Surtout des romans français, Balzac, Hugo, Zola, mais aussi Sagan, Yourcenar, Camus… Elle lisait mieux le français qu’elle ne le parlait. Cela ne l’empêchait surtout de secrètement rêver de s’installer un jour en France. Elle quitta la mission et se dirigea nonchalamment vers la Pagode des bons voeux. La nuit était tombée mais les rues désertes étaient plaisamment éclairées par les lampadaires électriques, héritage de la longue présence américaine dans la ville. Le temps était agréable, et par endroits de bonnes odeurs de cuisine se mêlaient à la douceur de l’atmosphère. Des enfants firent éclater des pétards non loin d’elle, mais cela ne la dérangeait plus. Elle se sentait bien, sans savoir vraiment pourquoi... C’était peut-être ça, la paix ? [sws_divider_bar1 barsize="500"] [/sws_divider_bar1]

La Pagode des bons voeux

Malang et Sudarso, habillés en civils, tirèrent Roman de sa chambre. - Nous sortons, dirent-ils dans leur anglais hésitant. Aujourd’hui, c’est le nouvel an, le Têt. Ce soir grande fête. Il n’arrivait de toute façon pas à dormir. Se passant de l’autorisation du commandant – après tout, il sortait librement le soir à Saigon, pourquoi pas à Da Nang ? – Roman et ses deux compagnons déambulèrent dans les rues où quelques promeneurs semblaient se hâter, à pieds, à vélo ou à mobylette, vers un point de rendez-vous. Le bruit des pétards les guida jusqu’à une foule joyeuse. Des femmes et des hommes en costumes de fête défilaient sous des airs de musique traditionnelle. Plus loin des jeunes gens dansaient sur un air de musique pop que les deux indonésiens reconnurent tout de suite. « David Bowie ! » dirent-ils en cœur avec un large sourire. Roman connaissait Bowie de nom, et surtout de réputation. L’artiste était exclu des ondes de radio polonaises et ses disques étaient interdits à la vente. Ainsi, le jeune homme n’avait jamais entendu ses chansons avant d’arriver à Saigon. Il trouva amusant de le découvrir à l’autre bout du globe en compagnie de deux fans indonésiens...
There’s a starman waiting in the sky He’s like to come and meet us But he thinks he’s blow our minds.
La foule devint plus compacte. Des pétards crépitèrent soudainement au milieu des gens et certains s’écartèrent brutalement en bougonnant des « ngu ! mât day ! » et autres noms d’oiseaux adressés aux gamins... Les choses rentrées dans l’ordre, Roman s’aperçut que les deux indonésiens avaient disparu, avalés par la multitude des promeneurs et des fêtards... Il les chercha du regard, mais en vain. Il y avait trop de monde, trop de mouvement, et pas assez de lumière. Gardant son calme, il se laissa porter par la foule, se disant qu’un soir de fête, il était tout à fait envisageable qu’il ne se passe rien de désagréable. Après une festive et aléatoire pérégrination d’une dizaine de minutes, agrémentée de musique populaire, de bruits de mobylettes, d’explosions et d’odeur de poudre, Roman estima qu’il était parfaitement égaré. D’instinct, il se dirigea vers un bâtiment en bois à l’architecture familière : une pagode. Il en avait déjà vu de semblables depuis son arrivée à Saigon. Mais l’occasion d’en visiter une ne s’était jamais présentée. Après tout, il n’était pas censé se trouver au Viêt-Nam pour faire du tourisme ou pour s’intéresser aux égarements religieux locaux – la religion étant, comme le soulignait autrefois Karl Marx, l’opium du peuple... Il s’approcha timidement, étant si peu habitué aux édifices religieux qu’il éprouvait malgré lui crainte et respect, et pénétra dans la petite enceinte. Quelques personnes semblaient attendre silencieusement devant l’entrée de la pagode. Certains avaient des bâtons d’encens dans les mains, d’autres des petits objets. Dans un coin, il distingua deux moines qui se dandinaient avec une grande concentration. Sans doute étaient-ils en train de prier. Il vit enfin une jeune vietnamienne vêtue d’une longue robe pâle. Dans un geste harmonieux, elle déposait une offrande au pied d’un petit arbre étrange aux racines apparentes et entrelacées. Il la trouvait très belle et très séduisante. Irrésistiblement attiré, il s’approcha d’elle mais resta figé et un peu bête à quelques pas de la jeune femme. Un pétard éclata brutalement dans la rue juste derrière eux. La demoiselle se retourna et vit Roman, debout dans la lumière des lanternes. Elle lui fit un sourire auquel il répondit aussitôt. Hésitant, il chercha à faire la conversation en anglais. A Saigon, toutes les jeunes femmes entre 20 et 25 ans comprenaient à peu près l’anglais. Pourquoi pas à Da Nang ? - C’est un arbre curieux, dit-il en articulant exagérément et en désignant l’espèce de figuier aux racine serpentines. On jurerait que ses branches poussent vers le bas... - C’est un banian, répondit la demoiselle dans un anglais parfait. C’est un figuier sacré auquel on peut confier des voeux. Ces tiges qui filent des branches jusqu’au sol sont juste des racines aériennes. Roman, surpris par la qualité de l’expression de la jeune femme, resta quelques instants silencieux, cherchant un nouveau prétexte pour attirer son attention. Mais ce fut elle qui reprit la conversation. - Vous avez un drôle d’accent. Vous n’êtes pas américain, n’est-ce pas ? - Non. Je suis polonais. Je viens de Pologne, un pays qui se trouve en Europe. - Je sais très bien où se trouve la Pologne, fit-elle en riant. Ai-je l’air si bête ? - Oh non ! fit le jeune homme en riant à son tour. Mais nous sommes si loin de mon pays que j’ai souvent la faiblesse de penser que personne ici n’en a jamais entendu parler... heu, je m’appelle Roman Jaslo. Et vous ? - Je suis Vuong Thi Minh, fit-elle en lui tendant sa main pour la serrer à la manière des occidentaux. Ils restèrent l’un à côté de l’autre, admirant silencieusement les statues de bois de la cour. Cette Pagode était un tout petit édifice, peu comparable à d’autres grands temples des quartiers voisins comme les pagodes Bao An ou Vien Quang. - Je ne sais pas quel est le nom de cet endroit, reprit Roman. Je me suis égaré. Pouvez-vous m’aider à retrouver mon chemin ? - Je peux vous guider jusqu’à l’endroit où vous souhaitez vous rendre, si ma compagnie ne vous importune pas. - Au contraire ! fit Roman, surpris par sa propre joie. Ils quittèrent donc la Pagode des bons vœux et gagnèrent la rue où les promeneurs étaient à présent moins nombreux. Quelques jeunes gens en motocyclettes passèrent vivement en klaxonnant. La nuit était complètement tombée, et il commençait à faire frais. On entendait encore quelques pétards au loin, comme des échos d’une fête qui s’évaporerait doucement afin de laisser la place à une bonne nuit de sommeil. Les deux promeneurs ne parlaient pas, profitant du calme. En fait, ni Roman ni mademoiselle Minh n’osaient reprendre la conversation de peur de perturber l’agréable silence qui les accompagnait. Mais la promenade prit fin lorsqu’ils arrivèrent devant le pavillon de l’antenne de la CICS. Malang et Sudarso étaient assis sur le perron, en train de fumer des cigarettes. On aurait dit, sous la lumière tremblotante des réverbères, deux voyous s’apprêtant à quelque mauvais coup nocturne. - C’est ici, fit mademoiselle Minh, un peu inquiète. - Oui. C’est ici. C’est un peu triste et laid, mais c’est là que je loge et que je travaille. Malang et Sudarso observaient la scène. Ils échangèrent un regard complice. Le petit polonais avait visiblement eu plus de succès qu’eux et sa découverte du soir était fort jolie. - Nous reverrons-nous ? demanda le jeune homme, étonné de sa propre hardiesse. - Peut-être. Peut-être pas. Ce n’est pas très convenable. Il faut que je rentre, il se fait tard et ma robe n’est pas faite pour supporter le froid de la nuit. Il voulut lui prendre la main. Mais sans doute dut-elle se méprendre sur la signification de ce geste car d’un pied léger, elle fit brusquement demi-tour. Avant de disparaître dans l’obscurité de la rue, elle jeta un dernier regard vers Roman et lui dit : - Demain soir à la Pagode des bons vœux ? Vous connaissez le chemin, à présent. [sws_divider_bar1 barsize="500"] [/sws_divider_bar1]

Qui fait quoi ?

"Réveil ! Réveil !" railla le commandant Dalewski en polonais. Roman sortit brusquement d’un sommeil profond. Le regard encore envapé par la désagréable torpeur de ceux qui se sont mal réveillés, il se leva et tituba jusqu’à la salle de bain. Tous les autres étaient dans la salle commune, étrange assemblée composée de militaires d’origines et de cultures diverses, liés par une appartenance commune à la CICS. Roman le civil était loin d’être à l’aise au milieu de tous ces soldats. Brillant interprète et analyste au ministère des affaires étrangères à Varsovie, très bien noté par sa hiérarchie, membre du parti communiste, il avait sollicité ce poste et l’avait obtenu sans difficulté. Immunité diplomatique, confiance des autorités nationales, prestige d’une mission importante à l’étranger... Mais le bilan de cette mission n’était à ce jour pas tout à fait conforme à ce qu’il avait imaginé au départ. A l’arrivée sur place, à Saigon, ce fut le choc pour les officiers et les diplomates polonais. Le soleil, les filles faciles, les bars et les boites de nuit et surtout, un bon salaire en dollars attendaient les membres de la CICS. Très vite, le pointage du renouvellement du matériel militaire des différents belligérants, la contribution à la recherche des disparus et des prisonniers de guerre, les vérifications, les enquêtes, les contrôles pour assurer le respect du cessez-le-feu au Sud Viêt-nam et empêcher les uns d’empiéter sur les zones contrôlées par les autres, conformément aux dispositions de la Conférence sur la paix de Paris en janvier 1973... très vite donc, ces compétences pour lesquelles les membres de la CICS étaient venus sur place passèrent au second plan. Seuls les Canadiens gardèrent la tête froide et plièrent bagages au bout de quelques mois pour être remplacés par les Iraniens, qui furent à leur tour grisés par Saigon et ses enchantements... Pourtant, de nombreux membres polonais de la CICS avaient déjà une expérience vietnamienne. Certes, il s’agissait de missions d’assistance technique et militaire auprès des frères de la République démocratique, dogmatique, austère et spartiate du Viêt-Nam du nord... rien à voir avec la plantureuse, gourmande et lascive Saigon. Et puis la barrière idéologique incitait les polonais à ne jamais prendre de position ou à participer avec enthousiasme aux enquêtes réclamées par le gouvernement nationaliste et proaméricain de Saigon. Les membres polonais de la CICS, retors à l’image de leur ambassadeur Fijalkowski, prétextaient toujours un manque d’informations pour traîner les pieds, mais de fait, ils n’allaient jamais chercher l’information. A Saigon, Roman n’avait donc pas eu véritablement l’occasion de participer aux missions pour lesquelles on avait accepté de l’envoyer au bout du monde. De temps en temps, il tapait sur une vieille machine à écrire Lambert, mise à disposition par l’ambassade de France, un rapport sur une quelconque violation du cessez-le-feu dans des patelins obscurs aux noms improbables : Dac Nông, Phi Di Da, Cho Vam, Cho Moi... Lorsque les responsables de ces manquements au respect des articles de l’Accord de Paris sur la cessation des hostilités et le rétablissement de la paix au Viêt-Nam (c’était le nom officiel du texte) étaient clairement identifiés comme des maquisards communistes du gouvernement révolutionnaire provisoire ou des soldats réguliers de l’armée nord-vietnamienne, les autorités polonaises de la CICS refusaient tout simplement de parapher le rapport. « Manque d’informations » arguait-on systématiquement... Le reste du temps, il s’initiait au tennis et au basket-ball avec des américains de l’ambassade. De chics types, vraiment. Bien loins de ces affreux impérialistes hâbleurs et doucereux que décrivaient les journaux de Varsovie à longueur d’année. Roman s’était lié avec un jeune diplomate, Ronald Reading. Ils parlaient beaucoup littérature, musique et sport. Et ils évitaient cordialement tous les sujets politiques. Ronald était le principal fournisseur en livres du jeune polonais. Il détenait une véritable bibliothèque : Twain, London, Kipling, Steinbeck, Philip K. Dick... et même Agatha Christie. Et juste avant le départ pour Da Nang, il lui avait glissé un énorme livre dans ses bagages. « Celui-là est différent » avait-il dit... Un véritable tournant eu lieu le 6 janvier, trois semaines auparavant. A l’occasion d’un surprenant coup de force, les forces armées nord-vietnamiennes s’étaient emparées de la province de Phuoc Long, qui se trouvait entre la frontière cambodgienne et les hauts plateaux du centre vietnamien. Et pas très loin au nord de Saigon. Curieusement, les membres polonais et hongrois de la CICS ne purent obtenir aucun éclaircissement de la part de leurs correspondants communistes, tant au Gouvernement révolutionnaire provisoire qu’à Hanoi. Escarmouche victorieuse ? Attaque préméditée ? Première étape d’un plan plus vaste ? Impossible d’en savoir plus. Cette fois, tous manquaient vraiment d’informations. Ce fut une sorte de déclic pour certains officiers polonais. Et ces trois dernières semaines, les délégations venues de Varsovie accompagnaient plus volontiers les infatigables Indonésiens et les tranquilles Iraniens dans les missions de contrôle. Même si au moment de contresigner les procès-verbaux, rapports et autres comptes-rendus, la CICS se heurtait à nouveau contre le mur de ses contradictions internes... Ainsi Roman et son encombrant commandant s’étaient-ils retrouvés à Da Nang. Et le jeune homme eut pour la première fois depuis son arrivée au Viêt-Nam l’occasion de quitter Saigon. Mais pour cette enquête, Dalewski avait donné le ton, la veille, lors de l’exposé des officiers sud-vietnamiens. Et lorsque ce matin là, il s’enquérit auprès de Jalal Hakimi de la façon dont on pouvait obtenir une carte de membre du cercle sportif de Da Nang et de l’adresse de l’hôtel le plus confortable de la ville, Roman comprit que la participation polonaise à l’enquête sur les incidents de Hoa Vang, à Ba Na et sur l’escarmouche du pont de Lien Chieu était désormais caduque... et qu’il allait donc avoir tout le loisir de dévorer l’étonnant roman que lui avait prêté Ronald. Malang et Sudarso n’étaient pas polonais et ils n’avaient que faire de principes dictés par le monolithisme et la psychorigidité de l’idéologie marxiste-léniniste. Ils comptaient bien mener leur enquête. Sans consignes particulières de son commandant, qui était déjà parti en jeep avec l’iranien en direction du centre-ville, Roman décida d’accompagner officieusement les deux indonésiens. Aucun rapport ne serait sans doute jamais rédigé, mais au moins, le jeune homme pourrait enfin justifier pour lui-même le salaire confortable qu’il percevait chaque mois. [sws_divider_bar1 barsize="500"] [/sws_divider_bar1]

De longues semaines de vacances...

En fin d’après-midi, la jeep poussiéreuse de la CICS revint à l’antenne. Malang se chargea de remplir le carnet de route, calculant les kilomètres parcourus, le litres d’essence consommés, l’objet du déplacement et les noms des personnes transportées. A la demande de Roman, il s’abstint d’y faire figurer son nom. Simple mesure de précaution. Le 10 janvier précédent, deux de ses collègues polonais et hongrois furent sérieusement tancés par leurs supérieurs hiérarchiques pour avoir accompagné un iranien et un indonésien dans une mission de contrôle et pour avoir signé un rapport défavorable aux maquisards communistes... Roman voulait absolument éviter ce genre de désagrément. Se faire rappeler à l’ordre par le commandant Dalewski en personne n’était pas une expérience qu’il souhaitait faire. De toute façon, la journée n’avait pas donné grand-chose. Au pont de Lien Chieu, les militaires sud-vietnamiens n’avaient pas été très coopératifs. Et les rares civils présents sur place n’avaient pas souhaité en dire plus. Quelques photos, quelques notes en anglais et en bahasa sur un carnet à spirales, un peu de repérage sur une carte américaine de Da Nang, et l’enquête était bouclée. Les trois hommes mangèrent ensemble. Visiblement, ni Dalewski, ni Hakimi n’étaient revenus à l’antenne de la journée... les affaires du cercle sportif de Da Nang devaient être très prenantes. L’heure avançait. Roman pris une douche, choisit sa plus belle chemise et brossa son pantalon. Il espérait retrouver la jolie vietnamienne rencontrée la veille. « Demain soir à la Pagode des bons vœux » avait-elle dit. Dix minutes à pieds et il était déjà sur place. Il faisait beaucoup plus frais que la veille. Presque froid, d’ailleurs. Allait-elle venir ? Ce n’étais pas tout à fait un rendez-vous... il n’y avait rien de formel. Il était fort possible qu’elle ait pu changer d’avis au cours de la journée, ou être prise par d’autres obligations. Il attendit devant l’enceinte déserte de la pagode. Le soleil était déjà passé de l’autre côté de l’horizon aux collines ondoyantes, mais le jour tardait à se glisser dans le voile sombre de la nuit. Un solex passa dans la rue à toute vitesse. De l’autre côté du portail un moine en robe couleur safran balayait tranquillement la cour de la pagode. Non loin de là, un boeing quitta la piste principale de l’aéroport de Da Nang en faisant vibrer la sérénité environnante du vrombissement infernal de ses moteurs. Il passa devant les lueurs orangées du ciel comme une inquiétante ombre chinoise, puis il disparut vers le sud, emportant son raffut avec lui. - Vous n’attendez pas depuis trop longtemps ? fit une douce voix derrière le jeune polonais. Elle était venue. Il en était très heureux. Elle portait des jeans et une chemise blanche qui mettait joliment son buste en valeur. Une veste épaisse couvrait ses épaules, en prévision de la fraîcheur de la nuit. - J’ai failli ne pas venir, dit-elle avec un air très sérieux. Je voudrais que les choses soient très claires. Je suis de bonne famille et je n’ai rien d’une fille facile. Je n’ai ni besoin d’argent ni d’épouser un européen pour obtenir un visa. - Heu... moi non plus, fit maladroitement Roman. Je veux dire... c’est un malentendu. Je n’ai jamais rien envisagé de malhonnête ou de licencieux. Je suis simplement heureux de vous revoir. Le court mais sincère plaidoyer sembla convaincre la demoiselle. Ils décidèrent de se promener au hasard des rues du quartier. Une fois de plus, elle fut son guide. Elle l’amena jusqu’aux rives populeuses de la rivière Han, une sorte d’estuaire qui séparait Da Nang en deux parties. Il faisait à ce moment tout à fait nuit, et les lumières de la ville se reflétaient sur la surface agitée de l’eau. - Il faudrait revenir pendant la journée. Le quartier est très joli, ici. En remontant le long de la rue, on peut voir de nombreuses villas coloniales construites par les Français. Ils continuèrent leur promenade nocturne. Le long de l’avenue, les phares des quelques voitures qui passaient révélaient une imposante allée de platanes. - Je suis ennuyé, fit Roman, hésitant. Je ne suis pas encore tout à fait habitué aux noms vietnamiens, et je ne sais pas comment je dois vous appeler. Mademoiselle Vuong ? Minh ? - Tout le monde m’appelle mademoiselle Minh, fit la jeune femme en riant. Vous n’avez qu’à faire pareil. Pour ma part je continuerai à vous appeler Roman, je trouve que ce nom sonne très bien. - Je suis flatté, dit-il rougissant dans l’obscurité. Puis-je vous demander où vous avez appris si bien l’anglais ? - Je suis institutrice dans une mission catholique, non loin de l’aéroport. J’ai appris l’anglais, le français et le chinois pendant mes études à Hué. - Oh ! fit Roman, impressionné. Je ne parle que l’anglais et russe. Je connais quelques mots de français... et autant en vietnamien. - Vraiment ? Puis-je vous tester ? Comment dit-on « voiture » en vietnamien ? - heu... xe hói, hésita-t-il. - Très bien. Votre accent est un peu lourd, mais c’est très bien. Essayons autre chose... que veut dire bên trái? - Il me semble que c’est une direction... je ne sais pas. « A gauche », peut-être ? - Très bien ! C’est un sans faute. Et profitons-en pour tourner tout de suite à gauche, par cette rue. Je souhaiterai me rapprocher de notre quartier car je ne voudrais pas me coucher trop tard. Les deux jeunes gens reprirent donc tranquillement la direction de la mission Sainte Cécile et de l’antenne de la CICS. Ils s’entendaient à merveille et appréciaient d’être ensemble. Seul le moment de la séparation leur fut désagréable. Ils décidèrent toutefois de se revoir, fixant un nouveau rendez-vous pour le lendemain soir. Toujours à la pagode des bons voeux. Ainsi passèrent plusieurs jours. Dans la journée, Roman accompagnait les deux indonésiens dans leur déplacements, en ville ou à la campagne. Ils interrogeaient quelques personnes, tentaient d’entrer en contact avec les maquisards communistes mais passaient beaucoup plus de temps avec les soldats sud-vietnamiens... Ils prenaient beaucoup de photos et autant de notes, pour pas grand-chose, sans doute. De son côté, Mademoiselle Minh avait repris certains de ses cours. Ses élèves étaient des fillettes des classes moyennes de la ville. Toutes n’étaient pas issues de familles catholiques, mais beaucoup étaient des filles d’officiers de l’armée sud-vietnamienne. Les vacances décrétées par le ministre de l’Education nationale devaient durer deux semaines. Les journées de mademoiselle Minh étaient donc moins chargées qu’habituellement. Le soir, les deux jeunes gens se retrouvaient à la pagode. Parfois, ils se réservaient un après-midi. Alors mademoiselle Minh prenait deux vélos à la mission et ils partaient tous les deux se promener un peu plus loin que d’habitude, poussant jusqu’au centre-ville et remontant la fameuse avenue des platanes entourée des villas coloniales française. Ils passaient aussi le pont sur la rivière Han, traversaient la presqu’île de Son Tra jusqu’aux plages de sable fin qui s’ouvraient sur la Mer de Chine méridionale – ou plutôt Bien Dông, la Mer orientale, comme disaient les habitants de Da Nang. - Ici, c’est la plage de My Khe, plus au sud, c’est la célèbre plage de China Beach, là où tout les G.I. américains venaient passer leurs jours de permissions. Depuis qu’ils sont partis, c’est presque devenu désert, dit-elle avec un ton de regret dans la voix. - N’est-ce pas un bonne chose que les Américains soient partis du Viêt-Nam ? - C’est une bonne chose, dit-elle. Et ce n’en est pas une. Quoiqu’on en dise, le sud Viêt-Nam a besoin des Etats-Unis. Roman ne partageait pas cette opinion. Mais il n’insista pas. Ce jour-là, le temps était clément, la plage et la mer étaient jolies et il était en compagnie d’une très belle fille qu’il avait la chance de retrouver tous les jours. Il n’aurait pas été très intelligent de ternir cette délicieuse journée et peut-être de compromettre ces merveilleuses semaines de vacances par une discussion à caractère politique, un débat sur un sujet délicat qui risquerait de fâcher mademoiselle Minh. [sws_divider_bar1 barsize="500"] [/sws_divider_bar1]

Carambole, bétel, et Révolution

- Il nous faut un hélicoptère pour nous rendre à Ba Na, fit Sudarso. Les routes de montagne sont impraticables avec les fortes pluies de ces jours derniers. J’ai pris sur moi de remplir la demande officielle auprès d’Air America. - Il n’y a assurément rien à voir à Ba Na, répliqua avec une sèche cordialité Dalewski. Les accusations des sud-vietnamiens sont des affabulations, comme tout le reste des soi-disant événements qui nous ont amenés ici. Nous perdons notre temps à Da Nang, et cette mission en hélicoptère va entamer pour rien nos allocations d’essence hebdomadaires. - Les rapports que vous avez refusé de signer démontrent clairement une activité des maquisards du GRP parfaitement contraire aux dispositions de l’Accord de Paris. - Les éléments du rapport ne démontrent rien d’aussi précis. Sauf votre respect, capitaine Sudarso, une analyse plus fine et moins partisane révélerait que les actes de vandalisme et les activités suspectes décrites dans votre rapport – fort bien écrit au demeurant – sont le fait de bandits sans appartenance politique. Nous sommes donc en dehors du cadre de l’Accord de Paris et hors du champ de nos compétences. Or, en cautionnant ce rapport avec ma signature, j’engage mon pays très au-delà de ses prérogatives dans le cadre de la Commission. Et vous savez fort bien que je ne peux pas, vous ne pouvez pas, nous ne pouvons pas nous substituer à la police du gouvernement de Saigon. Sudarso se passa de l’accord de Dalewski. Après tout, au sein de la CICS à Saigon, les indonésiens avaient en charge la coordination des moyens aériens mis à dispositions des agents. Deux signatures d’officiers étaient nécessaires pour la commande. Puisque on devait se passer de celle du commandant Dalewski, Sudarso obtint sans difficulté celle du général Ngo Quang Truong, le célèbre commandant de la Ière région militaire en personne. Le petit capitaine indonésien avait visiblement ses entrées au quartier général sud-vietnamien... Air America informa l’antenne de la CICS que le rendez-vous ne pourrait avoir lieu avant le 1er mars, la météo étant pour le moment trop défavorable. En attendant, quartier libre de fait pour tout le monde. Ou chômage technique, selon le point de vue... Les lourdes et froides pluies tombées ces derniers jours, la fin des congés scolaires du Têt et deux journées passées avec Dalewski au consulat des Etats-Unis pour des affaires administrativo-diplomatiques, avaient sérieusement ralenti le rythme des rendez-vous de Roman avec Mademoiselle Minh. Mais une longue discussion avait jeté un froid entre eux. Mélancolique, Roman s’était plongé dans la lecture de son livre. Une histoire de plus en plus passionnante et de plus en plus prenante. Parfois, il pouvait passer plusieurs heures à lire les aventures entrelacées des différents personnages, leur fuite devant l’implacable ennemi, la poursuite de leur quête, entre espoir et espérance... Mais une sorte d’amertume en filigrane finissait toujours par le submerger à un moment ou à un autre. Il repensa à la dernière soirée ensoleillée passée avec mademoiselle Minh. C’était quelques jours auparavant. Roman avait pu obtenir de prendre la deuxième jeep de l’antenne, celle qui servait de taxi quotidien aux petites affaires de Dalewski, sans que le lieutenant Hakimi pose trop de questions. Il retrouva son amie à la pagode, comme chaque jour depuis deux semaines. Puis direction le quartier de Tanh Binh, au nord de Da Nang, où avait lieu un marché nocturne à l’occasion d’une fête appelée Ha loi. - C’est une fête surtout célébrée par les nationalistes et les traditionalistes en mémoire de la révolte historique de sœurs Trung contre l’occupant chinois, disait la jeune femme. Pour les autres, c’est surtout l’occasion de réjouissances en famille ou entre amis. Roman avait garé la jeep près d’une pagode, ne pouvant se frayer un passage plus en avant. Le marché de Tanh Binh était installé autour d’un étang où s’agglutinaient des petites embarcations individuelles, des canots à moteur, des modestes jonques familiales. Sur les rives s’entassaient toutes sortes d’étalages, au dessus desquels des vietnamiens coiffés du traditionnel chapeau conique allumaient des lampions colorés. Marchands de thé, d’encens, de fruits disputaient la place aux mobylettes, aux porteurs de palanche, aux gargotes ambulantes... Devant un étal de fruits, le jeune polonais avait été saisi par la forte et désagréable odeur du durian, une sorte de grosse noix bardée d’épines. - Il vaut mieux laisser ce fruit de côté, si l’odeur vous dégoûte, avait dit mademoiselle Minh en se moquant de son ami. Mieux vaut pour vous la douceur de chuôi ngu, la banane royale ou bien l’amertume de la Carambole sucrée. Un peu plus tard, après avoir quitté l’animation du marché pour le calme de la plage qui se trouvait non loin, les deux jeunes gens avaient goûté une portion de bétel à chiquer, aux vertus tonifiantes et euphorisante. A la faveur de la nuit, ils n’avaient pu vérifier si leurs langues étaient devenues aussi rouges que le prétendaient la légende de cette mixture curieuse. Assis sur le sable de la grève, face à la baie de Da Nang chargée de tant de drames historiques, contemplant la nuit d’encre ornée de quelques points lumineux instables, les deux jeunes gens ne s’étaient jamais sentis aussi proches l’un de l’autre. Peut-être le bétel avait-il contribué à la libération de leurs sentiments... Roman soupirait à ce merveilleux souvenir. Puis il reprit le cours de sa lecture, comme si la douleur s’était calmée, attendant le prochain assaut de tristesse.
“Hail, Lord of the Mark!” she cried. “My heart is glad at your returning.” “And you, Éowyn,” said Théoden, “is all well with you?” “All is well,” she answered; yet it seemed to Merry that her voice belied her, and he would have thought that she had been weeping, if that could be believed of one so stern of face. “All is well. It was a weary road for the people to take, torn suddenly from their homes. There were hard words, for it is long since war has driven us from the green fields; but there have been no evil deeds. All is now ordered, as you see. And your lodging is prepared for you; for I have had full tidings of you and knew the hour of your coming.”
A la lecture de ces quelques lignes sur l’exode d’un peuple face à l’avancée de la guerre, il fut pris d’un désagréable pressentiment qu’il ne sut expliquer. Il fit à nouveau une pause et songea à la discussion qui était à l’origine de la brouille avec mademoiselle Minh. C’était au retour de leur délicieuse soirée à Tanh Binh. Ils avaient quitté la plage en se tenant par la main. Mademoiselle Minh s’était laissée aller à dévoiler les difficiles moments de son enfance. En particulier l’exécution de son père et de deux de ses oncles par les vietcongs, dans le village de son enfance, près de Hué, parce qu’ils refusaient de coopérer. Elle avait raconté l’arrivée en hélicoptères des Américains. Nerveux et violents, les G.I. avaient saccagé le village, violé une femme et assassiné froidement plusieurs personnes... parce qu’elles refusaient de coopérer. Le profond traumatisme de ces expériences se focalisait aujourd’hui sur les hélicoptères. Ils provoquaient en elle une sorte de terreur sourde et insoutenable... Enfin, elle avait évoqué la conquête de Hué par les vietcongs au printemps 1968. Pendant la terrible et fameuse offensive du Têt. Elle n’avait pas eu de mots assez durs pour évoquer les méfaits des communistes, les assassinats, les actes de vandalisme sur le riche patrimoine de la cité, puis la découverte des charniers après la brutale libération de la ville par les Américains... - Vous parlez continuellement des communistes en mal, avait dit Roman. Mais tous les communistes ne sont pas des assassins ou des voyous. - Les communistes ne veulent que la guerre, répliqua la jeune femme. Ils ne connaissent qu’elle, ne vivent que pour elle, ne pensent que par elle. Pour eux, se battre est une fin en soi. - Mais leur guerre ne vous paraît-elle pas juste ? N’avez-vous pas songé que leur but est d’aider et de favoriser le GRP dans sa lutte révolutionnaire afin de libérer le Sud Viêt-Nam des gouvernements incapables et tyranniques qui se succèdent à Saigon pour le compte des américains et d’amener enfin le peuple du Viêt-Nam tout entier vers une ère de paix, de fraternité et de justice sociale ? Et puis les activités diplomatiques du GRP sont intenses depuis des années, prouvant que des solutions pacifiques sont continuellement recherchées... - N’avez-vous pas entendu ce que je vous ai raconté ? Ne comprenez-vous pas que le peuple du sud Viêt-Nam ne veut pas du communisme et que les communistes le savent très bien, qu’ils soient cachés dans les rizières à combattre au nom de ces fantômes d’un GRP que personne n’a jamais vu ailleurs que dans les journaux, ou qu’ils viennent de Hanoi ou d’Haiphong dans leurs tanks et leurs camions ! Combien de fois ont-ils attaqué Quang Tri et Hué depuis 1968 ? Quatre fois ? Cinq fois ? Ils ont été repoussés à chaque fois et ont laissé de milliers de cadavres derrière eux. Et ils reviendront encore et encore jusqu’à ce que nous n’ayons plus la force de les repousser. Est-ce cela la Révolution ? La guerre et la Révolution seraient donc deux choses différentes ? Mais nous ne voulons pas des communistes, le sud ne veut pas des Tonkinois et de leur idéologie guerrière. Et moi, je ne veux surtout pas vivre dans un pays dominé par eux ! - Je suis membre du parti communiste polonais, avait brusquement lâché Roman. Je crois en la Révolution. Je ne vous l’avais jamais dit. Cela change-t-il quelque chose à vos yeux ? Elle était restée muette. Visiblement cela changeait quelque chose. Elle avait demandé à être ramenée à la mission car elle avait besoin de se reposer. Puis elle n’avait plus dit un mot jusqu’à ce que Roman la dépose à la porte de l’institution Sainte Cécile de Tourane. « Il vaut mieux se voir moins souvent... » avait été la dernière phrase qu’elle lui avait adressé. Hakimi frappa doucement à la porte de sa chambre. Il avait préparé une spécialité de son pays pour tout le monde. Sa contribution à la convivialité et au maintien d’une bonne ambiance de travail était admirable. Il avait même pensé à faire quelques tartines de caviar. D’où sortait-il son caviar ? mystère... Même question sans réponse pour les nouvelles bouteilles de Vodka de Dalewski...
« Au milieu de ces sombres pensées, il se rappela soudain qu'il avait grand faim, et il se leva pour aller voir si quelqu'un d'autre dans cet étrange camp ressentait la même chose. Mais a ce moment même, il y eut une sonnerie de trompette, et un homme vint l'inviter, lui, écuyer du roi, a prendre son service a la table du souverain.»
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Baptême du feu à Ba Na

Parmi les points à éclaircir dans le cadre de la venue de la délégation de la CICS à Da Nang, il y avait cette affaire de coup de force des maquisards communistes à Ba Na, dénoncé avec la dernière vigueur par les autorités militaires sud-vietnamiennes locales. De nombreux indices permettaient de penser que les communistes s’étaient illégalement emparés du plateau forestier, débordant ainsi largement au-delà de la ligne de cessez-le-feu de 1973. Malang et Sudarso tenaient à se rendre sur place et éventuellement à rencontrer ces « maquisards » afin de les identifier. Et Roman tenait à les accompagner. Le 1er mars, comme prévu, un hélicoptère d’Air America décolla de la piste de l’aéroport de Da Nang avec l’équipe restreinte de la CICS, son matériel et deux officiers sud-vietnamiens. Le voyage se déroula sans encombres jusqu’à Ba Na. Environ 15 minutes de vol à basse altitude au dessus des collines couvertes de vergers, de rizières puis de forêt. Le site de Ba Na se trouvait sur un plateau forestier au sommet d’une montagne escarpée. Seuls quelques rudes chemins de terre agrémentés d’escaliers et une vieille route en lacet de 15 km recouverte par une végétation luxuriante permettaient d’y accéder plus ou moins facilement. Roman n’avait jamais aimé les déplacements héliportés. Mais depuis les confidences de mademoiselle Minh, il les considérait avec un peu plus d’horreur encore. Aussi apprécia-t-il plus que jamais l’atterrissage. Il ne s’attendait toutefois pas à se retrouver au milieu d’un véritable hippodrome abandonné transformé en petit héliport de fortune. A côté de l’appareil d’Air America étaient stationnés deux hélicoptères UH-1 du 1er groupe de Rangers basé à Da Nang. Ils étaient sévèrement gardés par quelques militaires en tenue de combat et par des mitrailleurs installés de part et d’autre des cabines derrière d’agressives M-60. L’équipe de la CICS évacua l’appareil. Il fut convenu que le pilote revienne chercher la petite troupe vers 17 heures, au même endroit. Guidés par les deux officiers sud-vietnamiens, Roman et ses collègues quittèrent l’hippodrome et se retrouvèrent dans un curieux décors de larges avenues bordées de jardins en friches et de villas abandonnées et ruinées envahies par la végétation. - Ici, dit Lieng, un des deux officiers vietnamiens, les Français avaient édifié une bourgade consacrée à la villégiature. On y trouve plus de deux-cent villas, maisons et boutiques. Tout a été abandonné après le départ des coloniaux. Les Vietcongs en avaient fait un de leurs repaires dans la montagne, c’est pour cette raison que le site a copieusement été bombardé par les américains, ces dernières années. Aujourd’hui, bien que cette zone soit censée être sous le contrôle des autorités sud-vietnamiennes, les communistes sont de retour et organisent des raids sur les villages des collines depuis leurs cachettes dans la forêt. - Que font les rangers sur le plateau, demanda Malang ? - Je n’étais pas au courant, fit Lieng. Je pense qu’ils sont là pour débusquer les communistes. Allons trouver un officier. - Je proteste, fit Roman. Nous ne sommes pas venus pour assister à la curée ! Cette atteinte au cessez-le-feu figurera dans notre rapport. Malang et Sudarso hochèrent de la tête mais ne purent éviter d’échanger un regard complice. Lieng toisa le jeune polonais du regard. Celui-ci s’aperçut qu’il était le seul civil au milieu de tous ces militaires. - Les communistes ont exécuté quatre chefs de village dans le secteur depuis le mois de janvier. Ils ont également tendu une embuscade au mortier et à la mitrailleuse contre une patrouille qui passait sur la route en contrebas de la montagne, tuant six de nos soldats et en blessant trois autres. L’Accord de Paris – que je connais aussi bien que vous – ne stipule pas que les communistes sont autorisés à commettre des exactions contre les habitants du sud Viêt-Nam et contre l’armée en toute impunité. L’article 3 de l’Accord rappelle toutefois, je cite : « Les parties au présent accord s’engagent à maintenir le cessez-le feu et à assurer une paix durable et stable. » C’est précisément ce à quoi travaillent les rangers présents sur le site : ils participent au maintien du cessez-le-feu ! Un commandant des rangers vint rejoindre le groupe. - Commandant Ngûyen Vo Quang, fit-il. Nous étions informés de votre venue. La sécurité sur la zone de Ba Na n’était pas assurée, aussi l’état-major a souhaité que mon groupe quadrille le secteur. Pour le moment, nous n’avons pas rencontré d’éléments hostiles. - Nous voilà rassurés, dit Sudarso. Nous allons donc pouvoir travailler... Au moment même où il achevait sa phrase, des coups de feu claquèrent. Très vite suivis d’une fusillade nourrie. Les officiers dégainèrent leurs pistolets et se précipitèrent en direction de l’accrochage en criant des ordres en vietnamien. Les deux indonésiens suivirent, appareils photos et carnets de note à la main. Roman se retrouva seul tandis que des balles sifflaient au dessus de lui, percutant le portail de l’hippodrome ou déchirant les feuilles des arbres dans un claquement sinistre. Il courut à la suite de ses compagnons, se baissant aussi près du sol que possible. Mais à l’orée d’un jardin abandonné, il se rendit compte qu’ils avaient tous pris trop d’avance. Une, puis deux explosions secouèrent brutalement le plateau. « Mortier ! » fit une voix venue de derrière un bananier. « An nâp ! An nâp ! Au sol, vite ! » Roman obtempéra et se jeta dans les herbes hautes près du bananier. Tapis sous les larges feuilles, un soldat en tenue de camouflage lui fit vivement signe de se rapprocher. Il était armé d’un fusil d’assaut M-16 américain, ce qui garantissait son appartenance aux forces sud-vietnamiennes – les communistes étaient généralement équipés de la Kalachnikov AK-47 russe ou de sa version chinoise. De nouvelles explosions ébranlèrent les ruines des villas. Les coups de feu reprirent. Quelques cris les accompagnaient. Roman garda la tête baissée dans l’herbe et espéra de toute son âme que cet enfer prenne fin très vite. Le ranger tapa sur l’épaule du jeune homme et lui indiqua discrètement la direction d’un bosquet, de l’autre côté de l’avenue. Roman jeta un œil inquiet. Il vit alors des ombres furtives se glisser entre deux arbres. - Bo-doï, fit le ranger. Pas GRP. Ici, armée nord Viêt-Nam. Bo-doï, Bo-doï ! Tonkinois, pas GRP ! Roman ne voulut surtout pas contrarier le ranger et acquiesça de la tête. Il comprit alors que les ennemis tapis dans les ruines de Ba Na n’étaient pas des maquisards du gouvernement révolutionnaire, mais des soldats réguliers de l’armée nord-vietnamienne. Il s’agissait alors d’une véritable infraction à l’Accord de Paris et en particulier l’article premier sur le respect de l’intégrité territoriale du sud Viêt-nam et l’article II sur l’instauration d’un cessez-le-feu... Une nouvelle explosion, si proche que les deux hommes reçurent des débris de terre et de végétaux, mit fin à ses réflexions juridiques que le contexte rendait parfaitement saugrenues. Encore une explosion, de nouveaux coups de feu. Roman se mit à trembler. Les mains d’abord, puis les bras. Le reste du corps se mit à suivre. Lorsque le ranger mitrailla brusquement une misérable clôture située à quelques mètres sur le côté, le jeune polonais urina sous lui. La clôture s’affaissa sous le poids du corps d’un soldat nord vietnamien fauché par la rafale. Son casque en feuilles de bananiers roula au sol comme une toupie ensanglantée. Roman était dans une sorte de transe nerveuse où se mêlait terreur et surprise. La rafale du fusil M-16 du ranger lui avait laissé un sifflement bourdonnant au creux de ses oreilles. Il se sentit tiré par le bras. Ses jambes étaient comme du coton, et il marchait en titubant atrocement. Il entendit des cris en vietnamien et en anglais, mais il ne comprenait plus rien d’autre que les pensées confuses en polonais qui se bousculaient dans la brouillard de ses réflexions. Il reconnut Sudarso qui prenait d’ultimes photos. Il songea que son long mais tranquille service militaire, effectué il y a plusieurs années dans des bureaux à Poznan, n’avait finalement pas servi à grand-chose : pas un entraînement, pas un coup de feu... rien que des analyses de codes chiffrés et des traductions d’articles de journaux américains... et aujourd’hui, son corps flanchait au son d’une rafale de mitraillette. Sur cette dernière et brumeuse réflexion, un voile noire emporta ses dernières facultés... [sws_divider_bar1 barsize="500"] [/sws_divider_bar1]

Drôle de façon de faire la paix...

Le vrombissement du rotor et les secousses de l’hélicoptère au décollage sortirent complètement Roman de sa désagréable léthargie. - Comment te sens-tu, demanda Malang, en tendant une bouteille d’eau au jeune polonais. - Pas très bien, marmonna-t-il en buvant l’eau fraîche à grande gorgées. - Nous avons cru que tu t’étais pris une balle perdue... Tu t’es juste offert une chute de tension. - Je me suis pissé dessus ! Je n’aurais jamais cru que ça m’arriverait... - La première fois, on se pisse tous dessus... Malang expliqua à Roman que l’accrochage n’avait duré que quelques courts instants et que les adversaires s’étaient subitement repliés, ne laissant qu’un seul mort sur le terrain. Les rangers ne déploraient que trois blessés légers. - L’uniforme du mort ne laisse aucun doute, continua Malang. Les types qui nous ont tiré dessus étaient des éléments de l’armée régulière nord-vietnamienne... pas des maquisards du GRP. C’est une grave infraction à l’Accord de Paris. Il faut faire un rapport. - Comment ça s’est terminé, demanda Roman ? - Les communistes se sont brusquement repliés vers l’intérieur de la jungle, comme s’ils ne souhaitait pas prolonger l’accrochage... Les rangers ne les ont pas poursuivis : je crois qu’ils cherchent à économiser leurs munitions. Ils n’ont pas voulu non plus patrouiller au dessus de la jungle avec leurs hélicoptères. Drôle de façon de faire la guerre, non ? - Je ne sais pas. Tu as sans doute remarqué que je n’ai jamais fait la guerre... L’indonésien esquissa un sourire et tendit une cigarette à Roman. - De toute façon, ajouta-t-il, les vietnamiens ne sont plus censés se faire la guerre. C’est bien ce à quoi nous veillons chaque jour, n’est-ce pas ? Roman lui rendit son sourire. Tout comme Malang, il connaissait les statistiques publiées en janvier par l’ambassade américaine de Saigon sur le bilan des pertes humaines de l’année 1974. 7000 civils tués au cours d’actions militaires, d’opérations de maintien de l’ordre, de bombardements... un peu moins de 15 000 soldats de l’armée sud-vietnamienne... et près de 60 000 morts du côté communiste... Drôle de façon de faire la paix, oui ! Le jeune polonais appréciait ses collègues indonésiens, leur humour, leur bon sens, leur culture. Pourtant, ils vouaient une haine tenace – mais cordiale, dans le cadre de leur mission diplomatique – aux communistes. Parmi les quatre délégations constituant la CICS, les indonésiens étaient de loin les plus actifs, les plus présents sur le terrain, comptabilisant les infractions, comparant les forces en présence, analysant avec justesse le déroulement et l’évolution des événements... - Pourquoi vous autres les indonésiens vous impliquez-vous autant dans les missions de la Commission, demanda Roman ? - Un jour, répondit sombrement Malang, nous aurons probablement à combattre les nord-vietnamiens comme nos parents ont combattu les Japonais... Dans dix ans, dans vingt ans peut-être, quand ils en auront fini avec le sud Viêt-Nam, avec l’Indochine tout entière... Ils ne vivent que par la guerre et pour la guerre... Roman avait déjà entendu des propos similaires dans la bouche de mademoiselle Minh. Il repensa à ce jeune Bo-doï tué par les balles hargneuses du ranger sud-vietnamien... quel âge pouvait-il avoir : 19 ans ? 20 ans ? Il se souvint d’un passage de son livre et ressentit le même malaise que le personnage confronté pour la première fois à la mort d’un ennemi... « Ce fut la première vision que Sam eut de la bataille des hommes contre les hommes, et elle ne lui plut guère. Il fut heureux de ne pas voir le visage du mort. Il se demanda comment s’appelait l’homme et d’où il venait ; s’il avait vraiment le cœur mauvais ou quelles menaces ou mensonges l’avaient entraîné dans la longue marche hors de son pays ; et s’il n’aurait pas vraiment préféré y rester en paix... » Etait-il vraiment communiste ? Combattait-il au nom de la Révolution ? ou bien parce qu’on ne lui avait pas laissé le choix ? Pourquoi des soldats de la République démocratique du Viêt-Nam s’engageaient clandestinement dans les forêts du sud, foulant du pied tous les principes de l’accord de Paris ? Pourquoi ce bellicisme forcené sur le terrain alors que le gouvernement d’Hanoi ou les représentants du GRP en exil à Paris parlaient de paix, d’unité, de fraternité avec de larges sourires, une fleur dans une main, une tasse de thé dans l’autre ?... Le jeune polonais était ébranlé dans ses convictions. Alors que l’hélicoptère blanc et bleu d’Air America filait à travers la fraîche moiteur de la fin de l’hiver vietnamien au dessus des vastes forêts qui s’étendaient à perte de vue, Roman souhaita intensément retrouver Mademoiselle Minh... [sws_divider_bar1 barsize="500"] [/sws_divider_bar1]

Retrouvailles

Trouver un bouquet de fleurs de lotus à la tombée de la nuit dans une ville de province relevait de l’exploit. Et pourtant, c’est avec un superbe échantillon de ces fleurs roses parfumées que Roman se présenta à la Pagode des bons voeux. C’était un samedi. Il était certain d’y trouver Minh. Et il ne s’était pas trompé. Elle fut heureuse et soulagée de le revoir mais elle souhaita ne pas trop le montrer. Elle le trouvait pourtant irrésistible, son jeune soupirant polonais. Vêtu de ses plus beaux vêtements, sa mèche de cheveux châtains – encore mouillés par une récente douche – plaqués sur le côté, son magnifique bouquet de fleurs de lotus... et puis ce regard enflammé... Ils s’enlacèrent dans la cour de la pagode, sans se préoccuper du regard sévère d’un bonze qui rangeait des faisceaux d’encens dans une grande boite décorée de motifs religieux. - J’ai beaucoup réfléchi ces derniers jours, dit maladroitement Roman. Je voulais m’excuser : mon analyse de la situation au Viêt-Nam était superficielle. J’ai à présent compris que les maquisards du GRP et les soldats nord-vietnamiens cherchent à provoquer une confrontation directe avec l’armée du sud afin de favoriser une situation d’insurrection favorable à la Révolution. Avec mes collègues indonésiens, nous dénoncerons dans un rapport officiel les agissements des communistes. Il sera soumis à la prochaine réunion plénière de la Commission qui se déroulera à Saigon. - Cela changera-t-il quelque chose ? soupira Minh. Elle se blottit dans ses bras. - J’ai très peur de l’avenir, Roman. J’aimerais profiter de la beauté de ce que nous vivons tous les deux sans que les malheurs de mon pays viennent ternir ce que j’éprouve. A compter de cette soirée, les deux jeunes gens reprirent leurs agréables promenades quotidiennes, quel que fût le temps. On pouvait noter cependant qu’à présent, leurs mains ne se lâchaient plus. On les vit ainsi flâner sur les bords de la rivière Han, s’attarder autour d’une soupe chaude devant des terrasses des gargotes, courir sur la plage de My Khe, rôder à vélo sur la blanche grève de Son Tra ou le long de la baie de Da Nang... - Il y a tout juste dix ans, le 8 mars 1965, disait Minh en arrêtant son vélo face à la baie, les Américains débarquaient sur la plage de Bac Nam O, un peu plus au nord. Qui songe aujourd’hui à fêter cet anniversaire ? Le ciel était nuageux, et la mer agitée. Ce n’étais pas le moment de se baigner. Minh continua d’évoquer le souvenir du débarquement américain. - Ils voulaient faire une démonstration de force pour impressionner le gouvernement d’Hanoi et le Vietcong. Ils déballèrent le même genre d’arsenal utilisé contre les japonais pendant la Seconde Guerre mondiale : péniches de débarquement, tanks amphibies... Sur les plage, les curieux applaudissaient les américains. Des dizaines de jeunes filles attendaient les GI avec des colliers à fleurs... même le général américain fut décoré... Roman prit Minh par la taille, en prenant soin de stabiliser les vélos. Le regard de cette dernière était perdu sur les vagues agressives de la baie. De douloureux souvenirs venaient sans doute l’assaillir à nouveau... Elle se retourna doucement vers le polonais et lui offrit un doux sourire. Alors il se jura à lui-même de ne jamais la quitter. [sws_divider_bar1 barsize="500"] [/sws_divider_bar1]

Rumeurs de Guerre...

- Nous devrions rentrer... le parc va bientôt fermer. La nuit commençait à tomber et les visiteurs du parc Tan An s’étaient éclipsés petit à petit. Minh s’inquiétait cependant pour d’autres raisons. Le parc se trouvait à mi chemin entre la gare de Da Nang et l’Aéroport, tout près d’un petit restaurant où ils avaient mangé un assortiment de rouleaux de printemps. On y accédait par un chemin situé derrière l’enceinte de la Pagode de la Reconnaissance. Ici, quelques bonzes dispensaient un enseignement religieux aux enfants du quartier. Ouverts aux autres confessions, ils travaillaient volontiers de concert avec l’institution Sainte Cécile de Tourane, située non loin. Ainsi, Minh se tracassait d’être reconnue dans ce parc seule avec un jeune européen. Elle avait déjà essayé d’expliquer à Roman que dans la tradition vietnamienne, les jeunes amoureux ne pouvaient se voir qu’en présence d’un attentif chaperon. Leur situation, telle qu’elle se présentait, était loin d’être convenable. Mais le jeune polonais était comme un chiot heureux. Il n’entendait rien aux contraintes absurdes des traditions. Seuls comptaient la présence de son aimée et les chastes câlins qu’ils partageaient tendrement. Elle se détendit un peu et oublia ses craintes. Après tout, Da Nang n’était pas une ville arriérée et ses habitants faisaient plutôt preuve d’ouverture d’esprit... Roman avait eu quelques remarques de la part du commandant Dalewski qui s’étonnait des absences prolongées du jeune attaché. Le commandant s’était mis en colère en découvrant la participation active de Roman au rapport sur l’accrochage de Ba Na et sur les activités irrégulières d’éléments nord-vietnamiens dans la forêt. Le rapport était explicite, bien écrit, très complet. Sur le fond, l’officier polonais ne pouvait pas dire grand-chose et reconnut que les nord-vietnamiens avaient allègrement enfreint les dispositions du cessez-le-feu. Il contesta cependant la conclusion du rapport. « Le gouvernement nord-vietnamien cherche à établir un nouveau rapport de force afin de permettre une renégociation équitable des termes de l’Accord de Paris qui sont en sa défaveur et qui permettent depuis deux ans au gouvernement fantoche de Saigon de mener une politique fasciste d’agression contre les communistes. Il ne s’agit donc en aucun cas d’une attaque nord-vietnamienne, mais d’une réponse aux infractions des sud-vietnamiens et des Américains...» Dalewski ne croyait sans doute même pas lui-même à ce qu’il avançait. Mais la version semblait tout à fait orthodoxe et conforme à la ligne officielle prônée autant à Hanoi que dans les capitales des démocraties populaires concernées par ce conflit. De toute façon, il était très fâché contre Roman et comptait bien faire remonter par la voie hiérarchique son mécontentement jusqu’à Saigon, voire jusqu’à Varsovie... - Votre logique révolutionnaire va certainement se gausser de la requête que je vais formuler, cher camarade Roman, dit Minh en plaisantant, mais j’aimerais connaître votre année de naissance... - Bien qu’étant un affreux bolchevique cultivant le goût du mensonge et de la tromperie, je vous la donne de bonne grâce, répondit-il. C’est 1950. - Je vous remercie... je vais m’amuser à calculer nos affinités selon l’horoscope vietnamien... Ne riez pas ! J’attache une certaine importance à ce genre de chose. - Je vous promet de ne plus en rire, dit Roman. Et je suis certain que votre horoscope révélera ce que nous savons déjà tous les deux : nous sommes faits l’un pour l’autre. Ils restèrent encore un petit moment sur l’agréable banc qui se trouvait près d’un étang couvert de lotus. Minh venta à Roman les beautés des paysages entourant Da Nang. Elle proposa à son ami de partir à la découverte du Col des Nuages et des Montagnes de marbre, deux admirables sites cernant Da Nang au nord et au sud. - Que diriez-vous d’attaquer les cinq montagnes de marbre ce samedi, dit-elle ? Nous les explorerons une par une, et je serai votre guide. - Avec plaisir. Et nous passerons le samedi suivant sur le col des nuages. La nuit était complètement tombée. Ils décidèrent à regret de quitter le parc. Alors qu’ils passaient sous le portique qui donnait sur la rue de la gare, une voix les héla en vietnamien. C’était un bonze. Il était assez âgé et avait un air sévère. Roman n’aima pas le ton qu’il employait en s’adressant à Mademoiselle Minh. - Que vous a-t-il dit ? - Il m’a vivement conseillé de ne pas traîner si tard dans les rues. Rien de bien méchant... répondit Minh avait un air faussement détaché. Voulez-vous me raccompagner jusqu’à la mission ? De retour à l’antenne de la CICS, Roman eut la surprise de voir réunis ses collègues au grand complet ainsi que plusieurs officiers de liaison sud-vietnamiens. - Et alors ! fit Dalewski. Le joli cœur se décide à rentrer à la maison ? Derrière les sarcasmes de son commandant, Roman comprit à la mine sombre de ses collègues que quelque chose de grave venait d’arriver. Ce lundi 10 mars, en quelques heures de violents combats, les armées nord-vietnamiennes s’étaient emparées de la ville de Ban Me Thuot, une position stratégique essentielle au cœur des Hauts plateaux... Cette fois, il ne s’agissait plus d’escarmouches forestières ou d’accrochages au milieu des rizières. Prenant tout le monde de court, Hanoi venait de taillader férocement l’Accord de Paris avec une baïonnette. Roman pensa à son livre, et un passage lui revint en mémoire... « Mais partout où il regardait, il voyait les signes de la guerre. Les Monts Brumeux grouillaient comme des fourmilières: des orques sortaient de mille trous. Sous les branches de la Foret Noire se déroulait une lutte mortelle entre Elfes, Hommes et bêtes féroces. Le pays des Beornides était en flammes; un nuage s'étendait sur la Moria; la fumée s'élevait aux frontières de la Lorien. Des cavaliers galopaient sur l'herbe de Rohan; des loups se déversaient de l'Isengard. Des havres de Harad, des navires de guerre prenaient la mer; et de l'Est, des Hommes venaient sans fin: porteurs d'épées, de lances, d'arcs sur des chevaux, chars de chefs et fourgons charges. Toute la puissance du Seigneur Ténébreux était en mouvement...» [sws_divider_bar1 barsize="500"] [/sws_divider_bar1]

L'orage menace...

Les cinq Montagnes de marbre, que les Vietnamiens appelaient Ngû Hanh Son, se trouvaient à environ 8 kilomètres au sud de la ville de Da Nang. Entourées par la mer de Chine méridionale et par des petites rivières, les montagnes se dressaient fièrement sur les plages, dominant la côte. C’était un site magnifique et, malgré le crachin désagréable qui n’avait pas cessé d’arroser le littoral, Minh et Roman venaient d’y passer une merveilleuse journée. Le soir, un léger vent dispersa les nuages. Les deux jeunes gens étaient installés sur les marches d’un escalier gravé directement dans le marbre. Il venaient de gravir une série de près de 100 marches et ils éprouvaient tout naturellement le besoin de faire une pause. Minh était vêtue d’une robe traditionnelle et portait un nón, un chapeau conique. Elle avait choisi ses vêtements avec soin car les lieux étaient sacrés pour les bouddhistes. Roman ne pouvait s’empêcher de la contempler. Ses cheveux, noirs et soyeux, se laissaient caresser sous sa coiffe par le vent frais. Ses yeux étaient comme deux perles de jais, mais son regard, insaisissable, gardait pour lui de terribles secrets. Les cinq montagnes portaient les noms des cinq éléments. Le mont Kim Son pour le métal ; le mont Moc Son pour les bois ; Hoa Son pour le feu et Tho Son pour la Terre. Le mont Thuy Son sur lequel se trouvait le grand escalier de marbre avait été dédié à l’eau. - Une très jolie pagode se trouve juste au dessus, fit mademoiselle Minh. Et derrière se trouve une série de grottes et une terrasse d’observation. Si vous le souhaitez toujours, vous pourrez m'y lire quelques pages du livre dont vous m’avez parlé ? Ils reprirent leur excursion, remontant une nouvelle série de marches. La pagode et la vaste grotte Huyen Khong, réputée la plus belle du site, semblaient complètement abandonnées. L’obscurité de la fin du jour apportaient un air sinistre aux lieux alors que Roman s’attendait à une sorte de climat spirituel et mystique. Une haute statue représentant un bouddha féminisé gardait l’entrée de la grotte. Elle était parsemée d’éclats de balle, terribles témoins d’une époque récente où les combattants du Vietcong occupaient les lieux. - On raconte qu’il y a eu de terribles combats ici et jusqu'au coeur de la montagne. Aujourd’hui, les communistes ont heureusement abandonné les lieux, mais les moines ne sont pas complètement revenus à la pagode. En fin de compte, ils évitèrent les grottes. Partiellement envahies par de la végétation luxuriantes, la plupart étaient trop sombres en cette heure tardive. Ils prirent alors place sur la terrasse qui dominait la vallée en contrebas. Malgré la lumière déclinante et les brumes d’évaporations des pluies de la journée, le spectacle était grandiose. Roman pouvait voir parfaitement le parcours de la rivière Cam Le, qui serpentait au pied de la montagne, puis celui du fleuve Han jusqu’à Da Nang, perdue dans l’obscurité. L’horizon était parfaitement dégagé. Et face à lui, droit vers le nord, le jeune polonais devina que la sombre ligne ondoyante de basses montagnes devaient être le fameux col des nuages. Ils s’assirent sur le sol contre la balustrade, blottis l’un contre l’autre. - Puisque nous ne sommes pas passés par les grottes, dit le jeune polonais, je vais tenter de réparer la chose en vous lisant la description des cavernes étincelantes par le nain Gimli. Ils prirent le livre à deux et Roman commença la lecture du passage pour Minh. « Tu n’as pas vu ; je te pardonne donc ta raillerie, dit Gimli. Mais tu parles en étourdi. Trouves-tu belles ces salles où ton Roi réside sous la colline dans la Forêt Noire et que les Nains contribuèrent a construire il y a bien longtemps? Ce ne sont que des taudis a côté des souterrains que j'ai vus ici : des salles incommensurables, emplies de la musique éternelle de l'eau tintant dans des fontaines, aussi belles que Kheled-zâram a la clarté des étoiles. Et, Legolas, lorsque les torches sont allumées et que les hommes déambulent sur les sols sablés sous les dômes sonores, ah! alors, Legolas, les gemmes, les cristaux et les veines de minerais précieux étincellent dans les murs polis; et la lumière rayonne a travers les marbres plissés, semblables a des coquillages, translucides comme les vivantes mains de la Reine Galadriel. Il y a des colonnes blanches, safran et d'un rose d'aurore, cannelées et contournées en formes de rêve, Legolas; elles jaillissent de sols multicolores pour rejoindre les pendentifs scintillants de la voûte : des ailes, des cordes, des rideaux aussi fins que des nuages gelés; des lances, des bannières, des clochetons de palais suspendus! Des lacs immobiles les reflètent : un monde miroitant surgit de sombres mares couvertes de verre clair : des cités, telles que Durin n'aurait guère pu en imaginer dans son sommeil, s'étendent par des avenues et des portiques jusqu'aux recoins sombres ou nulle lumière ne parvient. Et ding! Une goutte d'argent tombe et les ondulations circulaires du miroir font courber et vaciller toutes les tours comme les algues et les coraux d'une grotte marine. Puis le soir vient : elles s'évanouissent en clignotant; les torches passent dans une autre salle et un autre rêve. Les salles se succèdent, Legolas; une salle ouvre sur une autre, dôme après dôme, et les escaliers abondent; et les méandres mènent toujours plus avant au coeur de la montagne. Des cavernes! Les souterrains du Gouffre de Helm! Heureuse fut la chance qui m'y conduisit! Je pleure de les quitter. » - c’est un très beau texte, fit Minh d’une voix douce, comme si elle sortait d’un rêve délicieux. Elle se serra un peu plus contre Roman. Le vent frais passait à travers sa robe et elle sentit quelques frissons la parcourir. Roman crut entendre le tonnerre au loin, porté par la bourrasque humide. - Avez-vous eu l’occasion de vérifier notre compatibilité horoscopique, dit-il amusé ? - Bien entendu. Mon signe est le Chat et le vôtre est le Tigre. Deux signes complémentaires en amour comme en réussite sociale et financière. Et nous sommes tous les deux liés à l’élément Métal, ce qui multiplie nos affinités. Enfin, nous sommes entrés dans l’année du Chat. Et pour les Chats comme pour les signes qui lui sont liés – le Tigre, par exemple – c’est une année de grandes perspectives, de réussite, de chance... - Bref, tout va donc très bien : nous sommes faits l’un pour l’autre, conclut-il avec un large sourire. Timidement, elle approcha ses lèvres des siennes. Ils hésitaient, mais ils se sentaient irrésistiblement attirés l’un par l’autre. Etait-ce la compatibilité horoscopique ? Ou bien une force magnétique supérieure, mais complètement humaine, communément appelée « Amour » ? Un nouveau bruit sourd porté par le vent vint les interrompre. - Qu’est-ce ? fit Minh, visiblement inquiète. - Ce n’est rien. Juste un orage au loin, répondit Roman avec sa voix la plus rassurante possible. - Il n’y a pas d’orages en cette saison. Ils se relevèrent et jetèrent un œil vers les ténèbres, distinguant à peine les lignes sombres de l’horizon derrière les points lumineux de la ville de Da Nang. Tout à coup il y eut un éclair, loin, très loin dans les terres, vers le nord, nord-ouest. Puis un deuxième. Des coups sourds, presque étouffés, firent vibrer l’air quelques secondes. Et les éclairs reprirent, multiples, lointains mais inquiétants... - Ce n’est pas un orage, soupira Minh. C’est le canon des Tonkinois. Les Bo-doï arrivent... [sws_divider_bar1 barsize="500"] [/sws_divider_bar1]

Mars, mois de la guerre

Dans le pays, la situation était très préoccupante. En quelques jours, les armées nord-vietnamiennes étaient passées à l’offensive, au mépris de toutes les clauses de l’Accord de Paris. A Saigon, il convenait de reconnaître que le Cessez-le-feu de 1973 était parfaitement caduque. Et les autorités de la CICS envisagèrent de rappeler toutes les délégations en mission dans le pays afin de plier tranquillement bagage. Cependant, les lignes de communication intérieures venaient d’être coupées un peu partout... impossible de contacter les antennes locales de la Commission. Sur les côtes, le temps était maussade. Mais à l’intérieur des terres, et en particulier sur les Hauts plateaux du centre où les nord-vietnamiens concentraient toute leur puissance de feu, un printemps ensoleillé et relativement sec favorisait l’avancée des blindés sur les pistes forestières. Et devant les blindés des Bo-doï, les sud-vietnamiens reculaient dans un désordre indescriptible... Pour les nord-vietnamiens – les Tonkinois, comme on disait au sud – le mois de mars était le mois de la guerre. La plupart des grandes offensives communistes depuis le début du conflit indochinois – c'est-à-dire depuis 1944, avec les opérations du Viêt-Minh contre les Français – se sont déroulées au printemps. A Saigon, les autorités vietnamiennes comptaient beaucoup sur l’aide américaine. Beaucoup trop sans aucun doute... A Washington, l’équipe présidentielle, compatissante, se bagarrait mollement avec le Congrès pour décider d’une aide financière éventuelle à l’effort de guerre du Sud. La situation humanitaire du Cambodge apparaissait, aux yeux des politiciens américains, beaucoup plus préoccupante que les fastidieux échos du bourbier vietnamien – de fait, elle l’était, mais le monde ne le sut réellement que beaucoup plus tard... De toute façon, comme pendant la grande offensive du printemps 1972, comme pendant les incursions du printemps 1973, les sud-vietnamiens allaient finir par reprendre le dessus... Et pendant ce temps, les Bo-doï avançaient toujours. Fuyant les zones de combats, animés autant par la terreur du spectre communiste que par la sinistre intuition que cette offensive était la bonne, des dizaines de milliers de réfugiés s’étaient retrouvés sur les routes, gênant considérablement les mouvements de l’armée vietnamienne. Sur les pistes forestières de Pleiku jusqu’à Tuy Hoa et Nha Trang, l’exode se transforma vite en cauchemar. Des colonnes mêlées de civils et de militaires en pleine débâcle se retrouvèrent coincées au cœur de la jungle, sans eau, sans nourriture et sous les bombardements des nord-vietnamiens. Les bords de pistes étaient jonchés de cadavres. Des milliers de cadavres. Des femmes, des enfants, des vieillards, morts de faim, de soif, tués par les bombes, les balles perdues ou les vieilles mines oubliées sur le bord de la route . Pas le temps de s’arrêter pour les enterrer : les Bo-doï talonnaient les fuyards. Ces sinistres nouvelles arrivent par bribes, rumeurs incomplètes ou déformées jusqu’à Da Nang, via les radios nationales ou internationales. Ici, on avait d’autres sujets de préoccupation. Le 15 mars, alors que Minh et Roman visitaient les montagnes de marbre, le général Truong, commandant de la Ière région militaire, était contraint d’ordonner l’évacuation militaire de Quang Tri afin de replier ses troupes sur de potentielles enclaves retranchées : Hué, Chu Lai... et Da Nang. Plus ou moins informés des massacres qui avaient lieu sur les hauts plateaux du centre, les habitants de Quang Tri, encouragés par les autorités, commencèrent à fuir en direction de Hué. Un second exode commençait. Le peu de nouvelles venues des collègues de l’antenne de la CICS de Quang Tri n’étaient pas bonnes. La sécurité des voies aériennes n’étant plus assurées par l’armée de l’air sud-vietnamienne, les pilotes de la compagnie Air America avaient pour consignes de ne plus survoler les territoires au nord de Hué. Les collègues se retrouvaient ainsi coincés entre les armées d’Hanoï et le flot des fuyards sud-vietnamiens. Là aussi, les lignes de communications furent vite coupées par les Vietcongs et les Bo-doï qui pullulaient dans la forêt et dans les rizières. Il n’y eu donc très vite plus aucune nouvelle de Quang Tri. A Da Nang, Roman se souvint de son curieux pressentiment à la lecture d’un passage de son livre. Le flot des habitants du Rohan qui cherchaient à trouver refuge à Helm puis à Dunharrow pour se prémunir des conséquences de la guerre avec le traître Saruman et le maléfique Sauron... Helm et Duharrow pourraient être Hué et Da Nang... Saruman serait alors le GRP. Et Sauron serait Hanoï... Mais la réalité de la guerre au Viêt-Nam ne correspondait pas au récit de son livre. Ici, il n’y avait pas de bons. Tout le monde avait un mauvais rôle. Hanoï ne pouvait pas être comparée aux puissances du mal, car Roman avait toujours foi dans la force de la Révolution prolétarienne, la seule quête qu’il croyait digne de ce nom. Mais, à sa grande déception, cette quête était visiblement entre les mains d’individus particulièrement déloyaux. [sws_divider_bar1 barsize="500"] [/sws_divider_bar1]

Gagner des lieux plus sûrs...

- Je suis déçu, mademoiselle. Très déçu. Le père Duvignard, un type très maigre handicapé par un strabisme convergent, appuya sur le « très » pour bien marquer son propos. Il était le directeur adjoint de l’institut Sainte-Cécile et tout le monde le détestait cordialement. C’était un sentiment très partagé. Aussi, lorsque le Vénérable Luong Van Cân, de la Pagode de la Reconnaissance, informa le père Duvignard que la jeune institutrice Vuong Thi Minh avait été vue en compagnie d’un européen dans des postures fort peu convenables et sans escorte – entendez « sans chaperon » – ce Français nostalgique de l’époque coloniale sauta sur l’occasion pour s’adonner à un de ses exercices favoris que le contexte tranquille et feutré de l’institut ne lui permettait pas de pratiquer aussi souvent qu’il le souhaitait : proférer de malveillantes menaces. - Je suis malheureusement dans l’obligation de vous rappeler, mademoiselle Minh, que les enseignants de notre institut doivent avoir une attitude irréprochable. Votre comportement licencieux de ces derniers jours pèse lourdement sur la confiance que nous vous accordions... Minh laissa le père parler sans vraiment l’écouter. Elle ne pensait qu’à Roman, ne voulait que la voix de Roman... Duvignard et son fiel n’étaient qu’un mauvais moment à passer. - La licence que vous autorise votre confession n’a pas lieu d’être dans une honorable institution de la très sainte église catholique. Votre foi vous place en position de sursis permanent. Vos écarts publics impudiques nous obligent à prendre d’amères mais nécessaires dispositions en ce qui vous concerne. Impudiques, impudiques... exagérer n’est pas mentir. Ce soir-là, les deux jeunes gens s’étaient promenés main dans la main et avaient à peine osé faire quelques innocents câlins. Minh jeta un regard distrait dans la cour de l’école. Les religieux vietnamiens de l’institution s’affairaient autour de groupes de réfugiés accueillis après un long et pénible périple de 100 kilomètres, voire 150 pour certains, depuis le nord. Ils leur donnaient à manger, à boire, leur prodiguaient des soins... Ces réfugiés commençaient à arriver par grappes de dizaines de personnes, des familles entières, nombreuses, solidaires dans leur malheur. Epuisés, affamés, hébétés, ils devaient être pris en charge de toute urgence. Quelques œuvres de charité bouddhistes ou chrétiennes se chargeaient de la besogne, tant qu’elle était encore gérable. On savait que des milliers d’autres personnes suivaient derrière. Elles arriveraient à Da Nang avant la soirée. Les autorités civiles, plutôt que se pencher sur le sort des réfugiés, préféraient se préparer un éventuel départ en avion vers Saigon. Quant aux autorités militaires, elles se concentraient tant bien que mal sur le plan de repli des divisions d’infanterie et des troupes de marine vers Hué… L’archevêque de Da Nang, Mgr Pham Ngo Chi, avait donné à toutes les églises, congrégations et autres œuvres d’obédience catholique, la consigne d’ouvrir leurs portes aux malheureux. Les élèves se retrouvaient donc de fait en vacances forcées... Le père Duvignard continuait de déverser son fiel moralisateur teinté d’un fort complexe de supériorité européen. Son ton péniblement monocorde était d’un tel ennui que Minh n’écoutait définitivement plus. Les visages abattus des réfugiés en contrebas lui rappelaient une foule de douloureux souvenirs. Elle éprouva le besoin urgent de retrouver Roman. Au moment où elle venait de décider de s’enfuir du bureau du père pour retrouver le jeune polonais, on frappa à la porte. Une religieuse vietnamienne vint avertir que tout le monde était attendu dans le réfectoire de l’école... Le père Darricault, le responsable des missions catholiques au Viêt-Nam avait chargé le directeur de l’institution Sainte Cécile, de lire à haute voix un télégramme qu’il avait envoyé depuis ses bureaux de Dalat, dans le centre du Viêt-Nam, et par lequel il ordonnait à tous les jeunes religieux de quitter les missions sans délai afin de gagner des lieux plus sûrs. Les personnels concernés se regardèrent mutuellement, ne sachant que faire. Personne ne fut étonné de voir Duvignard se précipiter vers sa chambre pour réunir ses affaires. D’autres, plus circonspects, choisirent de ne pas abandonner les réfugiés et les coreligionnaires d’origine vietnamienne dans un moment aussi difficile. Profitant du trouble général, Minh s’était esquivée par une porte dérobée. Elle avait regagné sa chambre et s’y était enfermée. Il était tôt et l’heure du rendez-vous avec Roman était encore loin. Elle s’allongea sur le lit et fixa la chaux du plafond, et ainsi faisait-elle à chaque fois que d’amères et douloureuses pensées tentaient d'envelopper son âme... Une sensation curieuse – mais pas désagréable – d’étouffement dévia brusquement ses pensées vers Roman et vers lui seul. Et elle en fut heureuse. Le jeune homme était devenu en quelques jours le centre de son existence. Il avait splendidement pris la place que la religion et l’enseignement avaient dans sa vie. Il était partout dans sa tête, dans son cœur. « Tous les maux dont nous souffrons tirent leur cause du désir » disait autrefois Bouddha qui prônait une vie de chasteté et de renoncement. Mais dans ce contexte particulier, l’Amour était le plus fort et il n’apportait ni mal ni souffrance... aucun renoncement n’était donc possible. [sws_divider_bar1 barsize="500"] [/sws_divider_bar1]

L’étau se resserre

Ce mardi 18 mars, le premier ministre de la République du Viêt-Nam, Tran Thien Khiem en personne, fit une rapide visite à Da Nang. Devant les notables de la ville, porteur d’un message présidentiel qui se voulait rassurant, il promit de débloquer des moyens pour permettre la meilleure gestion possible du flot des réfugiés. A midi, ils étaient à peu près 100 000 ! Des dizaines de milliers d’autres continuaient d’arriver de Quang Tri et des campagnes de la province de Hué. Devant les militaires, au QG de Da Nang, il fut plus directif. Le général Truong, le commandant en chef de la zone, devait impérativement dégarnir sa ligne de défense et replier ses marines et ses compagnies de parachutistes vers Saigon. Soit 1000 km plus au sud... Et en cas d’attaque, qui défendrait Da Nang ?... Pendant ce temps, après d’âpres combats, Quang Tri tombait définitivement entre les mains des forces armées nord-vietnamiennes. Plus au sud, les Bo-doï bombardaient Hué. La population prise de panique, affolée par le spectre des massacres de 1968 et de 1972, se jeta comme une vague déferlante sur la Nationale 1 qui menait à Da Nang. Le lendemain, les chars nord-vietnamiens attaquaient les soldats de Truong. La Nationale 1 passait par le Col des nuages. C’était un site magnifique, à en croire Mademoiselle Minh. Là-haut, le voyageur qui empruntait la route se retrouvait dans un paysage unique, perdu entre le ciel, les nuages et la mer. Des rizières formaient d’harmonieuses courbes sur le versant de la montagne et allaient se confondre en contrebas avec les merveilleuses plages de sable. - J’aurais vraiment aimé vous faire découvrir ces paysages, disait-elle désolée à Roman. Mais il y a, paraît-il, tant de réfugiés sur la route que même les véhicules militaires ne peuvent plus circuler... - C’est hélas vrai... mes collègues de Hué ont été ramenés par hélicoptère en fin de matinée. Ils ont survolé les colonnes de civils qui se bousculaient tandis que les véhicules blindés de l’armée restaient bloqués sur les talus. Le pilote de l’hélicoptère affirme avoir essuyé des coups de feux en survolant la route... - Et que sont devenus vos collègues de Quang Tri ? Vous étiez inquiet de ne plus avoir de nouvelles. - Ils ont réussi à fuir en voiture, sous les bombes et au milieu des fuyards agressifs. Mais il ont gagné Hué à temps pour être rapatriés par l’hélicoptère, tous sains et saufs. Les autorités du GRP étaient pourtant parfaitement au courant de leur présence en ville et leur immunité diplomatique a été reconnue autant par eux que par Hanoï... il y avait même des officiers hongrois et polonais parmi eux. Et pourtant, ils ont été pris pour cible. Je ne comprends pas... Ou plutôt, il commençait à comprendre... la puissante et brutale offensive nord-vietnamienne, manifestement préparée de longue date dans l’ombre et au mépris de l’Accord de Paris, avait visiblement pour objectif la conquête pure et simple du sud. Les nord-vietnamiens spoliaient ainsi le GRP de sa Révolution. Ils n’avaient donc que faire des informations transmises par ce même GRP au sujet de la CICS... - Mais tout le monde sait au Viêt-Nam que les cadres du GRP sont des marionnettes d’Hanoï, s’ils ne sont pas eux-mêmes d’authentiques Tonkinois infiltrés au sud... disait Minh. Les communistes du sud, s’ils étaient sincères dans leur lutte – ils l’étaient dans leurs activités criminelles, je puis vous l’assurer – se laissent aujourd’hui complètement manipuler. Et les discours apaisants et légalistes des représentants du GRP dans les capitales étrangères ne sont qu’une vitrine déformée des intentions réelles du nord ! Minh se calma aussitôt. Elle ne voulait pas assommer Roman avec ses convictions et ses théories sur la situation politique du Viêt-Nam et prendre le risque de jeter un nouveau froid entre eux. Elle se blottit contre lui. Mais Roman entendait bien ce que Minh voulait lui faire comprendre. Et les événements actuels ne faisaient que lui donner raison. Ce soir-là, ils ne purent rester très longtemps ensemble. Une cinquantaine de pauvre gens originaires des campagnes de la province occupaient la cour de la Pagode des bons voeux et les deux amoureux étaient restés dans la rue grouillante de monde, de mobylettes et de cyclo-pousses, se blottissant dans l’angle d’une maison. Et puis Roman devait rentrer tôt à l’antenne pour ensuite se rendre à l’Hôtel international où les officiers et les diplomates de la CICS souhaitaient faire le point sur la situation. - Prenez mon livre, Minh, dit-il en lui tendant l’ouvrage qu’il avait apporté. Je l’ai terminé la nuit dernière, en pensant à vous. La fin est triste, mais elle apporte une bouffée d’espoir. - Merci, mon aimé. Je le lirai aussi en pensant à vous. A demain. Ils se séparèrent un peu tristes, comme à chaque fois. Dés que Minh eût disparu dans la foule, Roman se précipita vers l’antenne de la CICS. Il n’en avait rien dit à Minh car il voulait prolonger au maximum le bonheur de sa présence à ses côtés, mais il était très en retard. A peine rentré dans les locaux de l’antenne, Dalewski fondit sur lui. - C’est un écart de trop ! hurla-t-il dans la langue de Chopin. Vous payerez ce retard d’une façon ou d’une autre ! Prenez ce dossier ! Nous partons tout de suite, le Jeep est prête ! Le capitaine Dziekanowski, qui était un des transfuges de Quang Tri et le lieutenant hongrois Jozsef Dajka de l’ex-antenne de Hué accompagnaient les deux hommes. Pas un mot ne fut échangé pendant le trajet. Il faut dire que Dalewski était au volant, fendant la foule vietnamienne à grands coups de klaxon et d’incompréhensibles injures polonaises. L’Hôtel international était à l’origine un de ces grands bâtiments rectangulaires, froids et recouverts de béton, que l’armée américaine avait élevé à Da Nang pour installer ses soldats en mission au Viêt-Nam. Après le départ de ces derniers, des promoteurs vietnamiens ont eu la bonne et lucrative idée d’en faire un hôtel. Pour les représentants de la CICS, pas de pot d’accueil, pas de buffet... Tout le monde était réuni dans une grande pièce austère. Dalewski, dont tout le monde eut le loisir d’apprécier le fracassant retard, était le plus haut gradé parmi les militaires en mission dans cette partie du Viêt-Nam. Il mena donc la séance conjointement avec Lajos Detari, un diplomate hongrois, et le capitaine Sudarso qui était censé représenter la présidence indonésienne de la CICS. Chaque mois, en effet, les délégations présidaient chacune leur tour les instances de la Commission. Depuis le 1er mars, c’était le tour des Indonésiens. Roman écouta d’un air distrait tout ce qui se disait à cette réunion de crise... l’essentiel de son attention se portait sur les curieuses sensations agréablement acidulées qui lui picotaient l’estomac et le cœur. Le visage de Minh hantait ses pensées et l’écho de sa douce voix recouvrait les paroles des intervenants de la réunion. Très sérieusement, les représentants des délégations évoquèrent le rapatriement général vers Saigon. Les consignes des instances dirigeantes de la CICS étaient claires et strictes. Il ne manquait plus qu’une date à définir. Charge ensuite aux Indonésiens d’organiser le voyage avec Air America. Cependant, personne ne semblait d’accord sur une date. Les Iraniens et les Hongrois voulaient partir le plus vite possible ; Indonésiens et Polonais souhaitaient prendre contact avec les nord-vietnamiens ou des représentants du GRP pour connaître leurs intentions et leurs objectifs. Il fut alors décidé d’organiser plusieurs tours. Sudarso soupira. C’était à lui que revenait la charge de négocier l’application de cette décision avec les pilotes d’Air America... On parla aussi du général Truong qui avait fait un aller-retour à Saigon pour recevoir des ordres clairs à propos de la défense des enclaves de Hué, Da Nang et Chu Lai prévues par le gouvernement. Il était prévu qu’il se rende à Hué le lendemain. Plusieurs agents, essentiellement des Indonésiens et des Hongrois décidèrent de l’accompagner. Par ailleurs, il était également prévu un discours très attendu du président Thieu sur les ondes radios à propos de la situation dramatique que vivait la République du Viêt-Nam du sud. Enfin, il y eut un débat houleux entre le commandant Dalewski et plusieurs agents indonésiens et iraniens sur les compétences et la raison d’être de la Commission dans le contexte de déliquescence du Cessez-le-feu. La plupart des agents étaient logés à l’hôtel, sur le compte de la trésorerie de la CICS. De fait, l’Hôtel International devenait le nouveau quartier général de l’antenne locale de la Commission. La perspective du départ des diplomates de la CICS vers Saigon emplissait de tristesse le cœur de Roman. L’échéance annoncée de sa mission lui ouvrait les yeux sur une triste réalité : sa belle histoire d’amour avec Minh allait probablement devoir prendre fin... il ne pouvait cependant s’y résoudre. Et dans son cœur, il cultivait le secret espoir de voir émerger une ébauche de solution... [sws_divider_bar1 barsize="500"] [/sws_divider_bar1]

Une pluie au goût de cendres...

Roman se leva assez tard. Comme tous ses collègues, il avait bien compris que la fin brutale du cessez-le-feu signifiait le chômage technique pour la CICS. C’était aussi le signal de la fin de leur étonnante aventure diplomatique au Viêt-Nam. Il salua Hakimi qui rassemblait ses affaires. Il n’avait jamais trop eu le temps de discuter avec ce sympathique lieutenant de l’armée du Shah. Mais c’est toujours quand un cycle vient à sa fin que l’on se rend compte de tout ce qui n’a pas été fait. A l’extérieur, l’air vibrait du bruit des moteurs des avions qui quittaient l’aéroport de Da Nang. A leur bord, des notables sud-vietnamiens et leur famille. Ils partaient trouver refuge plus au sud. Saigon pour certains, Nha Trang pour d’autres. A priori, les vols étaient sans danger, aucun appareil nord-vietnamien n’étant signalé dans l’espace aérien du sud. L’état-major à Hanoi souhaitait sans doute économiser ses MiG-21 au cas où l’offensive en cours viendrait à tourner au vinaigre... au cas aussi où les Américains prendraient – enfin – l’initiative brutale de bombarder le nord Viêt-Nam en représailles avec leurs terrifiants B-52... Un peu après midi, Roman sortit manger un morceau en ville avec le capitaine Dziekanowski. La foule qui se trouvait dans les rues de Da Nang commentait les bribes d’informations et les fragments de rumeurs qui provenaient de sources diverses et variées. Bien que la radio de Saigon n’évoquait que vaguement la situation militaire et les désastres subis par l’armée de la République du Viêt-Nam au cours de la semaine, tous semblaient méditer sur l’hécatombe de l’exode dans les Hauts plateaux. Le douloureux souvenir du carnage de la nationale 1 en 1972 était dans tous les esprits et ajoutait à l’angoisse collective que les deux polonais pouvaient sentir dans l’air. Non loin de l’Hôtel international, les deux hommes croisèrent des collègues hongrois de la CICS. Ils commentaient le discours de Ngûyen Van Thieu, le président du Viêt-Nam du sud, que venait de diffuser la radio. Visiblement, le président honni par le GRP et par Hanoï, celui que les communistes appelaient systématiquement « le fantoche », appelait à résister à l’assaut nord-vietnamien, à garder confiance, à se mobiliser en faveur de l’effort de guerre et à porter secours aux réfugiés. Il s’attarda sur la nécessité de défendre Hué à tout prix et jusqu’à l’ultime sacrifice, s’il le fallait... « La défaite du sud est inévitable » commenta avec un sourire forcé un des deux Hongrois... Puis ils se retirèrent. Un avion de transport caribou, affrété par Air America, les attendait à l’aéroport. Le rapatriement des collègues hongrois et iraniens vers Saigon avait en effet été prévu pour le milieu de l’après-midi. Peut-être était-il temps de partir, d’ailleurs : on venait d’apprendre que la route côtière du sud était coupée... Mais Dalewski ne souhaitait pas partir avant d’avoir rencontré des représentants du GRP. Et Roman ne voulait pas partir sans avoir revu Minh. Les deux polonais se séparèrent sur le chemin du retour. Roman dirigea en effet ses pas vers l’institution Sainte Cécile, tandis que les nuages bas commençaient à arroser le pays d’une pluie brumeuse. Il était un peu trop tôt pour se rendre au rendez-vous, mais une irrésistible envie d’être auprès d’elle guidait ses pas. L’Institution Sainte Cécile de Tourane ressemblait à ces bâtiments de l’époque coloniale, qu’on pouvait voir le long de la rivière Han. La façade présentait un mélange de style qui inspirait une sorte de curieuse nostalgie à Roman. Le portail était entrouvert et le jeune polonais franchit prudemment le seuil de l’établissement. Au fond d’une cour se trouvaient une cinquantaine de réfugiés. Ils semblaient tous accablés par les événements, abasourdis par le malheur... et surtout affamés. Une fine pluie tombait sur eux, augmentant cette impression de dénuement et de désolation. De jeunes religieuses vietnamiennes s’affairaient autour de cette foule meurtrie, apportant des quignons de pain, un peu de soupe, quelques mots de réconfort. Mais le tout en quantités insuffisantes... Une forte odeur d’urine et de sueur flottait dans l’air, tandis qu’une dizaine d’enfants cernèrent Roman pour lui quémander un peu de nourriture. - Ici beaucoup faim et souffrance, fit une sœur dans un anglais approximatif. Vous aider eux partir Amérique ? Roman, la mine désolée, fit un signe négatif de la main... ces gens le prenait pour un américain, un sauveur... il n’était qu’un européen naïf et idéaliste égaré dans les tourments du monde. Minh apparut dans un angle de la cour. Aussitôt, il fendit cette foule indigente et se retrouva en quelques instants dans les bras de son aimée. - C’est vous... fit-elle, heureuse, avant de l’enlacer tendrement. Ils se retirèrent dans un des couloirs de l’école. La jeune vietnamienne expliqua à Roman que toute la direction de l’école et la plupart des enseignants étaient partis le matin même vers l’aéroport. Seuls restaient deux prêtres français et quelques religieuses originaires de Da Nang. Les réfugiés étaient nombreux, et la nourriture commençait à manquer. Les salles de classe étaient devenues des refuges improvisés pour les blessés et les malades et la salubrité générale des lieux déclinait fortement... - Je vais partir d’ici, disait Minh. Plus rien ne me retiens à Sainte Cécile. Ceux qui sont partis voulaient me mettre à la porte, de toute façon. D’une manière ou d’une autre, ils m’ont abandonnée... - Je ne vous abandonne pas, fit Roman. Les membres de la Commission vont bientôt être rapatriés vers Saigon. Je vous emmènerai avec moi... - Je ne pourrai pas vous suivre à Saigon, dit-elle avec tristesse. Ma vie est ici. Je ne veux plus fuir. J’ai passé ma vie à fuir. - Mais je ne pourrai jamais me résoudre à vous laisser seule dans cette ville ! Surtout si des soldats armés jusqu’aux dents investissent les lieux... qui sait ce qu’ils pourraient oser faire à une jeune femme seule et sans défense... - Moi je sais, fit-elle sèchement... Sa dernière remarque avait jeté un tel froid dans la conversation que Roman, troublé, ne savait plus quoi dire. - Qu’allons-nous devenir ? demanda doucement Minh après un long moment de silence, entrecoupé par des sanglots et des râles venus d’une pièce voisine. - Je ne sais pas. L’avenir est sombre... Main dans la main, ils remontèrent le couloir, laissant les détresses de ce monde en guerre derrière eux. Ils montèrent silencieusement l’escalier qui menait aux logements de fonction des enseignants. A cet étage, tout était désert. Seule Minh ne s’était pas enfuie. - Je suis terrifiée à l’idée d’être séparée de vous, mon amour, murmura-t-elle. Je voudrais que cette guerre n’aie jamais eu lieu. Et en même temps, sans cette guerre, je ne vous aurais jamais rencontré... Et maintenant que les événements se précipitent et que tout semble devoir se terminer, c’est la paix qui va nous séparer... - Ne parlez pas comme ça, mon aimée. Les choses vont s’arranger... - Comment s’arrangeraient-elles ? Ne comprenez-vous pas qu’il n’y a pas d’échappatoire à la situation que nous vivons, et que notre amour, aussi fort et aussi délicieux soit-il, est sans espoir ? Ici, tout ce qui nous entoure à une odeur de fin du monde ! Même la pluie à un goût de cendre. Rien ne s’arrangera et notre amour devra se plier et disparaître devant l'épouvante et l’injustice ! Consciente de la brutalité de ses propos, elle se blottit contre lui. Ils restèrent un long moment ainsi. Roman réalisait doucement l’horreur de la situation : Quand bien même arriverait-il à convaincre Minh de le suivre à Saigon, leur histoire devra de toute façon prendre fin là, probablement sur l’aéroport de Than Son Nhut, ou bien sous le porche de l’ambassade de Pologne... Jamais les autorités de Varsovie ne laisseraient Roman revenir avec une jeune vietnamienne dans ses bagages. Et jamais ils n’autoriseraient Roman à rester seul au Viêt-Nam... En silence, elle lui prit la main. Des larmes coulaient sur ses douces joues. Sans doute ses pensées se torturaient-elles du même désespoir qui étreignait le cœur de Roman. Sur le pas de la porte d’une chambre au plafond couvert d’une chaux blanche, Roman se laissa embrasser longuement par la jeune femme. - Em yêu anh, dit-elle doucement en l’entraînant dans l’apaisante pièce au parfum agréable. Je vous aime.... [sws_divider_bar1 barsize="500"] [/sws_divider_bar1]

Autocritique

Entre rêve et réalité, Roman ne comprenait pas encore tout à fait la situation dans laquelle il se trouvait. Il connaissait pourtant bien les rouages de l’appareil d’état polonais, la pression des autorités, les dénonciations entre collègues... Il n’arrivait pas à croire que le commandant Dalewski avait pu le convoquer pour cet interrogatoire improvisé à l’Hôtel international. - Es-tu membre du parti communiste ? - Oui. - Depuis combien de temps ? - 6 ans. A son retour à l’antenne de la CICS, la veille, Dziekanowski s’était empressé de l’avertir que Dalewski et un officiel polonais voulaient impérativement le voir pour une « séance d’information » à l’hôtel. Après la merveilleuse soirée passée en compagnie de Mademoiselle Minh, cette nouvelle était une sacrée douche froide. - As-tu de prêt ou de loin eu des contacts avec des diplomates ou des militaires étrangers, des Occidentaux ou des Chinois, avant ton arrivée à Saigon ? - Non. - Jamais ? - Non, jamais. Minh... Ses troublants soupirs résonnaient dans la tête du jeune polonais. La fraîcheur de son parfum et la douceur de sa peau égaraient encore ses sens... et partout où son regard s’attardait, les yeux fiévreux de la jeune femme finissaient par s’imposer, reléguant tout le reste – du décors austère de la pièce jusqu’aux mines sinistres des deux inquisiteurs – dans un brumeux second plan... L’interrogatoire durait depuis 8h00. Roman n’aurait jamais cru Dalewski si matinal. A l’hôtel, un civil polonais que Roman ne connaissait pas les attendait. Il accompagna Dalewski dans la pathétique séance, enregistrant toutes les réponses sur un petit magnétophone. Il n’était pas membre de la CICS et Roman ne se souvenait même pas l’avoir déjà croisé au milieu de la petite communauté polonaise de Saigon. Sans doute était-ce « l’officiel » dont parlait Dziekanowski avec une pointe de crainte dans la voix... C’est lui qui posa toutes les questions concernant les activités des Indonésiens, les lieux où ils s’étaient rendus, les personnes rencontrées, les questions posées, les sujets des photographies prises par Sudarso... - Ils n’ont fait que le travail pour lequel la Commission avait des compétences, rien d’autre... précisa Roman. - Pourquoi t'ont-ils entraîné dans leurs investigations ? - Ils ne m’ont pas forcé la main. C’est moi qui ai décidé de les accompagner. Roman commençait à avoir faim et soif. Dalewski ne lui avait pas laissé le temps de prendre un déjeuner. De temps en temps, le Commandant sortait de la pièce, une sordide chambre d’hôtel, nue, froide, déprimante. Il revenait et chuchotait d’inquiétantes nouvelles à son camarade – assez fort toutefois pour que le jeune homme puisse en profiter. Ainsi Roman put-il apprendre qu’une nouvelle vague de réfugiés forte de plusieurs milliers de personnes venait d’arriver à Da Nang. Les infrastructures pour les accueillir étaient sur le point de saturer. Le directeur de l’aéroport, sur les recommandations du consul général américain Al Francis, accepta d’ouvrir certains hangars pour les accueillir... A quoi bon ? Il n’y avait ni eau, ni nourriture... - Camarade Roman, fit le type au magnétophone, tu es libre de tes mouvements. Tu peux aller te restaurer si tu le souhaites. Nous nous retrouvons tous les trois, ici, à 14h00 précises. Ne nous fait surtout pas faut bon. Agréablement surpris par les tournures inattendues que prenait ce curieux simulacre d’interrogatoire, Roman profita de cet intermède pour tenter de téléphoner à l’institution Sainte Cécile, afin de joindre son aimée. Mais le téléphone sonna dans le vide. Il avait oublié que les pères avaient quitté la mission. Quant aux quelques religieuses restées sur place, elles étaient trop occupées à prendre soin des réfugiés... Vers 13h30, après un rapide et frugal repas et alors qu’il songeait à s’esquiver de l’hôtel pour tenter de retrouver Minh, il fut rejoins par l’homme au magnétophone. - Es-tu bien rassasié, camarade ? Tant mieux. Nous avons encore beaucoup de points à éclaircir. En particulier en ce qui concerne les influences que tu as pu subir et qui t’ont conduit vers certaines des déviances comportementales remarquées ces derniers temps. Tes rencontres, tes lectures... ce genre de choses. Je t’invite à être sincère. Je ne te cache pas qu’une autocritique volontaire serait du meilleur effet dans ton dossier. Et les circonstances atténuantes seront nécessaires pour alléger les charges qui pèsent contre toi dans le rapport du Commandant... Roman voulut se défendre. Mais il préféra ravaler sa réplique. Il savait que Dalewski et l’Homme au magnétophone avaient déjà combiné leur petite affaire, et il se doutait qu’ils comptaient se servir de lui à des fins politiques. Mieux valait-il attendre et voir où ils comptaient vraiment en venir, afin de jouer leur jeu et pour voir se terminer cette pathétique mascarade le plus vite possible... De retour dans la chambre, l'entretien-interrogatoire reprit. Le magnétophone à l’affût, Dalewski et son acolyte reprirent un point qui leur semblait assez obscur. - Les Indonésiens t’ont entraîné dans leurs curieuses investigations, camarade Jaslo. Leur attitude ne t’a jamais parue suspecte ? - Il est vrai, concéda Roman qui s’était lui-même déjà fait la réflexion, que nos deux collègues effectuaient leur mission avec une incontestable ferveur. Ils avaient très à cœur leur rôle au sein de la CICS et pour eux, le Cessez-le-feu devait être scrupuleusement respecté. - N’y avait-il pas autre chose, continua l’homme au magnétophone ? Que cherchaient-ils à prouver ? - Je ne sais pas. Pour moi, ils ne cherchaient qu’à signaler toutes les infractions, à clairement identifier leurs auteurs et à comprendre le mécanisme qui menait aux violations du Cessez-le-feu. - A quelles conclusions sont-ils parvenus après plusieurs semaines d'investigation ? - Nous sommes parvenus ensemble au constat que les différentes infractions, notamment celles des environs de Ba Na, mettait en cause des unités de l’armée de la République démocratique du Viêt-Nam infiltrées illégalement au-delà de la ligne de Cessez-le f... - Fichaises, camarade ! Cria Dalewski en tapant du point sur la table et en faisant sursauter son attentif comparse. Tu ne fais que réciter la leçon des ennemis du peuple ! - Ce que voulait dire le camarade commandant, reprit l’homme au magnétophone après un long et pesant silence, c’est que l’intervention de l’armée nord-vietnamienne aux côtés des forces du GRP – car il s’agit bien d’une opération commune – est une réponse légitime aux multiples provocations des sud-vietnamiens et des agents américains encore présents sur le sol du Viêt-Nam au mépris de l’Accord de Paris. « Dans ce contexte de Révolution en marche, peu importe que les armées du gouvernement de Saigon aient affaire à des nord-vietnamiens, à des Vietcongs ou a des maquisards. Il ne s’agit plus que de « forces de la Libération » et rien d’autre. Ces forces ont franchi la ligne de cessez-le-feu pour soutenir l’insurrection du peuple sud-vietnamien. Roman bouillait intérieurement. Comment la rigidité de l’orthodoxie communiste pouvait à ce point nier les faits et les détourner à son avantage ? Il suffisait de regarder par la fenêtre de la chambre – Dalewski en avait baissé le store pour laisser la pièce dans une obscurité propice aux confidences – pour constater que le petit peuple sud-vietnamien fuyait massivement devant les communistes... Comment oser parler alors de Révolution ? Le pire était que l’homme au magnétophone semblait croire dur comme fer à ce qu’il disait : Roman ne percevait en effet aucun ironie dans ses propos... Qui était cet homme ? Un membre des services de renseignement polonais ? Un agent de liaison venu de Hanoï ? L’après-midi défila. Les questions succédaient aux réponses. L’autocritique prenait doucement la forme que souhaitaient les deux tourmenteurs. Mais Roman songeait à Minh... peut-être commençait-elle à s’inquiéter de ne pas le voir revenir ? - Cet entretien est satisfaisant, camarade, disait l’homme au magnétophone. Tu y mets de la bonne volonté. Il nous reste toutefois un élément à préciser. - Reconnais-tu avoir été manipulé par ces Indonésiens qui ont agi sur les consignes des Américains, enchaîna Dalewski ? Comment reconnaître une telle insanité, se demanda intérieurement Roman ? Il avait depuis toujours une si haute opinion de l’autocritique, outil essentiel au bon fonctionnement d’une société socialiste, qu’il lui était impossible de répondre favorablement à la demande autoritaire de ce commandant de l’armée polonaise qui était pourtant son supérieur hiérarchique... - J’ai ici même une copie-carbone du faux-rapport des Indonésiens concernant l’agression de sud-vietnamiens contre les forces de Libération à Ba Na. Ton nom est cité. C’est très grave, insista Dalewski. Tu pourrais être accusé de trahison. Ta vie professionnelle et ta carrière au sein du parti pourrait s’arrêter brusquement... - As-tu pensé aux conséquences d’une telle accusation sur la réputation et la vie de ta famille, glissa bassement l’homme au magnétophone ? Roman baissa la tête. Dans l’espoir de mettre fin à l’odieuse mascarade, il était sur le point de reconnaître cet élément douteux de la thèse mensongère des deux hommes lorsque Dalewski lâcha prématurément une phrase malheureuse : - Cette fille que tu fréquentes, camarade, fait-elle partie de ce complot orchestré par les Américains ? T’es-tu laissé manipuler par elle ? C’en était trop. Mais le jeune homme garda son calme. Il avait toujours su garder son calme en toute circonstance – sauf sous la mitraille à Ba Na, sans doute. Mais l’antipathie qu’il éprouvait pour Dalewski venait brusquement de se commuer en haine pure, un sentiment qu’il éprouvait pour la première fois de sa vie. - Nous savons qu’elle travaille dans une mission catholique, renchérit l’homme au magnétophone. Depuis toujours, les catholiques vietnamiens haïssent les communistes. Que peux-tu nous dire à son sujet ? Roman gardait le silence. Dans la pénombre, il distingua sur sa montre que l’après-midi était déjà très avancée... désespéré, il imagina son aimée, seule et inquiète devant la pagode, épiée par d’obscurs séides à la solde du KGB... - Nous prenons un mauvais chemin, camarade, dit l’homme au magnétophone en allumant une cigarette. Tout s’était pourtant si bien déroulé jusqu’ici. Qu’est-ce qui te gêne ? Que nous parlions de cette fille ? Qui est-elle ? Un agent de liaison américain ? Une militante anti-communiste proche du gouvernement fantoche ? Une espionne chinoise, peut-être ? - Elle n’est rien de tout cela, dit brusquement Roman ! Et elle n’a rien à voir avec les éventuelles manipulations dont j’aurais pu être la victime au sein de la CICS. Nous ne parlons jamais de politique lorsque nous nous voyons. Les deux hommes ne semblèrent pas tout à fait convaincu et l’interrogatoire se prolongea, exténuant et démoralisant, jusqu’à la tombée de la nuit. Roman fut assigné à résider dans la chambre de l’hôtel et fortement invité à ne pas la quitter. - Nous continuerons cet entretien demain, camarade Jaslo. Comme dit le dicton, j’espère que la nuit te portera conseil. La porte fut fermée à clé. L’homme au magnétophone la conserva dans sa poche. [sws_divider_bar1 barsize="500"] [/sws_divider_bar1]

Bouche de Sauron et Langue de Serpent

Roman passa une nuit atroce dans cette chambre d’hôtel. Son esprit ne trouva pas un seul instant de repos. Ses yeux étaient secs, mais son âme était déchirée de ne pas avoir pu se rendre au rendez-vous de la pagode. Vingt fois, trente fois il s’était dirigé vers la sortie de la chambre dans la ferme intention de s’échapper et d’aller frapper à la porte de l’école Sainte Cécile pour retrouver Minh... A chaque fois, il renonçait. A cause de l’heure tardive, à cause de la distance et du parcours, à cause de la ferme consigne qu’il n’osait enfreindre. A cause de la porte verrouillée... Vint le matin... A 8h00 très précises, l’homme au magnétophone ouvrit la porte sans frapper. - Bonjour Camarade. Bien dormi ? Tu n’as pas très bonne mine. Parfait, ça veut dire que tu as beaucoup réfléchi. C’est une bonne chose. Peut-être pourrons-nous terminer notre entretien avant midi. J’aimerai faire partir mon rapport accompagné de ton autocritique avant ce soir. Il jeta un sac sur la table. Il contenait des bananes et un paquet de cigarettes. - J’ai aussi commandé deux cafés. Deux car le camarade Dalewski nous rejoindra plus tard. Tandis que Roman mangeait machinalement une banane, l’homme installa son inévitable magnétophone et reprit la pénible litanie des questions... A nouveau, il chercha à pousser Roman à dénoncer la manipulation imaginaire fomentée par les Américains et leurs complices indonésiens et dont il aurait été la victime. Il repensa aux collègues polonais et hongrois qui avaient signé aux côtés des indonésiens et des iraniens un rapport accablant contre les maquisards du GRP, en janvier dernier. Il songea qu’ils avaient dû subir le même genre de supplice psychologique avant de reconnaître officiellement qu’on les avait forcé à signer un rapport qu’ils n’avaient pas compris... Peu après avoir dénoncé la « manipulation » qui les avait conduit à signer, ils ont tous les deux été rapatriés vers l’Europe... - Sais-tu que l’armée de Saigon abandonne Hué, fit l’homme avec un sourire amusé. Hier encore, le président fantoche annonçait la défense de la ville à tout prix, et aujourd’hui, l’élan populaire a bousculé ses plans, refoulant ses petits soldats sur les routes de la débâcle... - Elan populaire ? Vous parlez sans doute des canons et des chars nord-vietnamiens... l’élan populaire est en bas, dans la rue. Il fuit vers le sud l’élan populaire... - Tais-toi ! Ton attitude et ton mauvais esprit jouent en ta défaveur ! A ce moment, comme dans une mauvaise mise en scène, Dalewski pénétra dans la pièce. Il portait un petit paquet enveloppé de tissu noir. - Il me semble que j’arrive au bon moment, fit-il dans un style théâtral pathétique. - Notre camarade a en effet quelques difficultés à appréhender le bon ordre des choses, dit l’homme au magnétophone. Mais il faudrait un petit rien pour lui ouvrir les yeux, je pense. Peut-être apportes-tu une preuve de la manipulation dont il a été la victime ? Leur numéro, bien qu’assez grossier, était au point. Dalewski s’avança et écarta les tissus noirs. A l’étonnement atterré de Roman, il éleva un livre. Une obscurité lui voila les yeux, et il lui sembla dans un moment de silence et d’immobilité du monde qui l’entourait, qu’il avait déjà vécu cette scène... ou plutôt il l’avait déjà lue. Précisément dans le livre que tenait Dalewski... Il se remémora la Porte Noire, les Capitaines de l’Ouest assemblés sur le Morannon, la Bouche de Sauron dévoilant les fausses preuves de l’échec de la quête de Frodon... - Le Seigneur des Anneaux, par JRR Tolkien, fit Dalewski avec un sourire narquois. Je vois à ta réaction que ce livre t’est connu. Il serait vain pour toi de le renier à présent. - Je n'ai aucun désir de les renier, dit Gandalf. Je les connais tous, en vérité, ainsi que toute leur histoire, et tout votre dédain n'empêchera pas, infecte Bouche de Sauron, que vous ne pourriez en dire autant. Mais pourquoi les apportez-vous ici ? - Ce livre est connu pour être un pamphlet manichéen à la gloire des valeurs archaïques et impérialistes de l’Occident. Il appartenait à ta jolie vietnamienne. Elle l’a égaré avant de s’enfuir de Da Nang, car elle sentait le vent de la Révolution tourner en défaveur de ses maîtres à Saigon et à Washington. - Vous délirez, commandant, lâcha Roman ! - Non, je touche au but : à la première page figure un nom. Ronald Reading. C’est le nom d’un membre de l’ambassade des Etats-Unis à Saigon. Et très probablement un agent de la CIA. - Ceci est donc la preuve que la jeune vietnamienne que tu fréquentais était une correspondante à la solde des anti-communistes et des ennemis du peuple, continua l’homme au magnétophone que Roman se mit à identifier au personnage félon de Grima Langue de Serpent, le fourbe valet du magicien Saruman. Sans doute a-t-elle bien caché son jeu, mais elle a très certainement inspiré sans que tu t’en rendes compte toutes sortes de pensées subversives... - Les sages ne parlent que de ce qu’ils connaissent, Grima fils de Galmod. Tu es devenu un serpent sans intelligence. Garde donc le silence et garde ta langue fourchue derrière tes dents.- Tu ne peux plus repousser l’évidence, camarade. Ta seule alternative à présent est de reconnaître et dénoncer les agissements des Indonésiens. La paranoïa dogmatique des deux acolytes était aussi risible que pathétique. Ils s’égaraient sur des chemins proches de l’aberration. Mais Roman le savait : la Révolution n’a jamais tort, et le parti a toujours raison. Et ici, dans cette sordide chambre de l’hôtel international de Da Nang, la Révolution et le parti, c’était eux : la Bouche de Sauron et la Langue de Serpent... et ils ne renonceraient pas à leur interprétation absurde de la vérité, à son adaptation à leur brumeux projet de discréditer le travail de Malang et Sudarso... Désenchanté, épuisé, et conscient que son entêtement risquait d’avoir de dramatiques conséquences pour son avenir proche et celui de ses parents, Roman céda et reconnut avoir été l’objet d’une manipulation de la part des indonésiens, eux-mêmes contrôlés par les services secrets américains à Saigon. Il reconnut s’être laissé influencer par les fréquents propos anti-socialistes de Mademoiselle Minh, une correspondante vietnamienne des services secrets américains. L’homme coupa enfin son magnétophone. On révisa l’ensemble des aveux et de l’autocritique qui furent laborieusement mis par écrit sur du papier carbone avec une machine à écrire portative prêtée par le directeur de l’hôtel. Roman signa, et ce fut tout… L’homme quitta la pièce avec son magnétophone, les documents originaux de l’interrogatoire et le livre de Ronald Reading. Roman ne devait jamais plus revoir cet homme. - Tu es toujours consigné à l’hôtel, Jaslo. J’ai demandé ton rapatriement vers Saigon. Et notre ambassade organise ton retour au pays. « Je... Je n’ai rien contre toi, camarade, reprit-il après un silence. Je fais tout ça pour ton bien. Et pour le mien aussi. Car tu es sous ma responsabilité. Et lorsque nous rentrerons au pays, nous passerons tous des moments difficiles pour avoir fréquenté de près les vices de Saigon, du capitalisme, et pour avoir échangé toutes sortes de propos avec des français, des américains et des sud-vietnamiens… Ton autocritique était nécessaire… Roman ne répondit rien. Son regard se perdait sur le sol de la chambre. Dalewski soupira et quitta la pièce pour de bon. Le jeune polonais n’avait plus que de la haine pour son supérieur. Toute cette affaire autour de sa participation à l’enquête de Ba Na, tout cet interrogatoire, toute cette autocritique n’auraient donc consisté qu’à donner le change aux services de renseignements de Varsovie afin d’adoucir le probable « debriefing » de tous ses collègues ? Ils se seraient servis de lui comme d’une soupape, comme d’un tampon, une sorte de bouc émissaire anticipé ? Une vulgaire monnaie d’échange pour assurer la tranquillité de quelques-uns ?... Il eut envie de vomir. [sws_divider_bar1 barsize="500"] [/sws_divider_bar1]

Da Nang, aéroport international

Les rues de Da Nang, habituellement très animées, n’étaient plus parcourues que par des vélomoteurs ou des scooters particulièrement pressés. Les rares piétons couraient vers des destinations inconnues en portant de nombreux bagages sur le dos ou dans une palanche. Une sourde anxiété se lisait sur tous les visages. Déboulant de l’avenue à toute vitesse, écrasant le bitume de leurs chenilles, deux blindés M-113 prirent position au carrefour sous une pluie tenace. Ces deux véhicules n’étaient pas des chars de combats, mais des véhicules de transport de troupes. Toutefois, leur présence à ce carrefour impressionnait, d’autant que sur chacun des véhicules, des soldats veillaient à côté de leur mitrailleuse. Les deux-roues en furie se firent alors plus rares, préférant sans doute passer par un autre quartier... Minh attendait là depuis des heures. La venue bruyante des deux blindés ne la perturba même pas. Tout pouvait s’écrouler autour d’elle : elle ne bougerait pas sans avoir revu Roman. Elle savait depuis trois jours par le capitaine Sudarso que Roman était consigné à l’hôtel international par ses supérieurs. Elle était déjà venue dimanche, sous la pluie, alors que des centaines de personnes couraient en tous sens au milieu de la rue, entre les deux-roues, les voitures et les autobus, tous chargés de bagages. Le soir, en apprenant que l’aéroport avait été attaqué à la roquette par des ennemis invisibles, la foule fut prise de panique. Il devint alors très dangereux de traîner dans les rues. A vélo, tant bien que mal, Minh avait réussi à se frayer un passage jusqu’à Sainte Cécile pour se mettre à l’abri. Il pleuvait alors à flot. Mais plus rien ne retenait Minh à Sainte Cécile : sa chambre avait été visitée par des intrus qui s’étaient permis de tout vandaliser. Alors dés que la pluie se calmait un peu, Elle retournait à vélo vers le centre pour guetter l’entrée de l’hôtel international. Et il pleuvait toujours lorsqu’elle vit enfin Roman sortir de l’hôtel. Il n’était pas seul. Deux officiers européens, sans doute polonais eux-aussi, le serraient de près. Surgissant entre les deux véhicules blindés en attente au carrefour, un taxi se dirigea vers eux. Tous les trois s’engouffrèrent à l’intérieur du véhicule puis celui-ci démarra en trombe en direction de l’aéroport. Sur le visage de Minh, les larmes coulèrent à flot, se mêlant aux gouttes de pluie qui dégoulinaient de ses cheveux. Roman ne l’avait même pas vue... et peut-être ne se reverraient-ils jamais plus... Dans le taxi, la tension était palpable. Dalewski avait réclamé le matin même un hélicoptère pour se rendre à Hué avec ses collègues polonais. Sans doute voulait-il ajouter cette visite aux camarades tonkinois sur son palmarès personnel des initiatives exemplaires ? Mais le responsable local d’Air America avait simplement refusé la demande de Dalewski. Il fallait d’abord que cette demande passe par les Indonésiens, conformément au contrat qui liait la CICS à Air America ; il fallait ensuite y mettre le prix. Enfin, cette escapade étant trop dangereuse, le pilote déclina fermement la demande des Polonais. Dziekanowski ne disait rien. Son humeur était sombre. Peut-être la perspective de retourner dans sa grise caserne de Lublin ne l’enchantait guère. Entre les deux hommes, Roman avait le regard fixé sur le battement régulier des vieux essuies-glace sur le pare-brise du taxi. Un choc sur le côté droit de la voiture attira son attention. Le chauffeur vietnamien lança un juron. A l’extérieur, massés le long de l’avenue qui menait à l’aéroport de Da Nang, des centaines de personnes se bousculaient et forçaient le passage entre plusieurs véhicules qui se retrouvaient bloqués. Contre les vitres du taxi, une vieille femme suppliait Dziekanowski de la laisser rentrer dans la voiture pour la mettre à l’abri de la pluie et de la folie de ses congénères « Sân bay, sân bay ! » criait-elle. Du côté de Dalewski, deux jeunes enfants en pleurs faisaient de même. Les deux officiers paraissaient impassibles, mais au fond d’eux se mêlait dégoût et tristesse. Enfin, le taxi passa la foule et se dirigea vers un passage cerné par de hauts grillages. Au bout, un comité d’accueil composé de militaires et de policiers sud-vietnamiens les attendait. Rapides négociations. Les visages antipathiques et les regards agressifs des gardiens s’illuminèrent à la vue d’une imposante poignée de billets de 10 dollars tendue par Dalewski à travers la vitre entrouverte du taxi. Le véhicule entra dans l’aéroport. Un second check point obligea l’équipage à ralentir. Cette fois-ci, il s’agissait d’une équipe mixte vietnamienne et américaine d’agents de sécurité de l’aéroport. Ils n’autorisaient pas le taxi à s’aventurer plus loin. Ordre formel de la direction. Les polonais présentèrent leur passeport diplomatique en règle et rédigé en anglais et en vietnamien. Mais rien n’y fit. Sous l’œil noir du canon des fusils M-16, les trois hommes abandonnèrent le taxi et son chauffeur et filèrent à pieds, sous la pluie, vers le hangar de la compagnie Air America. Le tarmac était parsemé d’intrus. Des civils, des soldats. Des enfants égarés, aussi. Parfois un avion décollait juste au-dessus d’eux dans un bruit infernal. La pluie ne cessait pas de tomber. Ambiance de guerre... ambiance d'apocalypse... Après une course de près de deux kilomètres, les trois hommes arrivèrent au hangar d’Air America. Un pilote les fit rapidement rentrer dans le bureau de la compagnie, un fragile bâtiment dont les murs semblaient faits de carton et de tôles blanches. Ils devaient s’embarquer dans un hélicoptère à destination de Chu Lai... - Il y a un double problème, dit le pilote en leur balançant des serviettes pour qu’ils puissent au moins sécher leurs cheveux mouillés, les communistes ont attaqué Quang Ngai ce matin et ont commencé à bombarder Chu Lai. Impossible de risquer mes hélicoptères là-bas. L’autre problème, c’est que la pluie cloue mes appareils au sol. Trop dangereux de faire décoller des petits appareils par ce temps ! Il était toutefois prévu un quintuple décrochage des avions caribous de la compagnie vers Saigon. Mais pas avant le lendemain. Les polonais réservèrent leur place dans l’un d’entre eux. Quelques billets de dix dollars bien amenés permirent de se passer de la validation du vol par les indonésiens. La facture serait de toute façon adressée à la comptabilité de la CICS à Saigon... La nuit fut très longue. Mais la pluie finit par s’arrêter, donnant un peu de répit aux milliers de malheureux qui s’agglutinaient autour des hangars. Roman pleurait secrètement d’avoir perdu Minh. Car cette fois, tout était bien fini. Jamais plus ne pourraient-ils se revoir... Les sanglots de son âme accompagnèrent la nuit jusqu’au retour de l’aube. Le matin de ce mardi 25 mars fut agité, des dizaines de véhicules militaires franchirent avec fracas les voies d’accès à l’aéroport. A peine arrivés en bordure des pistes, les camions et les jeeps s’arrêtèrent et se vidèrent de leurs équipages. Ces hommes venaient directement de Hué. Ils prétendaient avoir reçu l’ordre de prendre position dans l’aéroport. Personne ne prétendait avoir l'audace de vérifier cet ordre, les soldats, nerveux, étant armés jusqu’aux dents... Hâtivement, les pilotes d’Air America alignèrent leurs caribous sur la piste. Les soldats vietnamiens semblaient disposés à laisser le quintuple décollage s’opérer dans de bonnes conditions, mais sur plusieurs véhicules, des mitrailleuses lourdes browning étaient pointées en direction des avions... Le décollage prenait du retard. Dalewski se fit expliquer que les communications radios des soldats vietnamiens sur l’aéroport brouillaient les communications avec la tour de contrôle. Le long de la piste, tout prêt du hangar des caribous, un groupe de réfugiés dormaient dans l’herbe. Roman vit un vélomoteur couché tout prêt d’eux. Tandis que Dalewski et Dziekanowski étaient en pleine conversation avec les pilotes américains, le jeune attaché diplomatique se précipita brusquement vers le deux-roues. Dalewski cria derrière lui, mais il n’entendait pas. Les soldats vietnamiens braquèrent leurs mitrailleuses dans sa direction mais se contentèrent d’observer sans intervenir. Roman releva le vélomoteur, le mit en marche tant bien que mal, puis il fila vers la sortie de l’aéroport, coupant à travers les pistes. Il avait décidé de retrouver Minh. Quel que devait en être le prix à payer... [sws_divider_bar1 barsize="500"] [/sws_divider_bar1]

Errance...

En pleine rue, alors qu’il arrivait tout prêt de la mission Sainte Cécile de Tourane, Roman fut arrêté par deux jeunes vietnamiens. L’un d’entre eux était armé d’une barre de fer. Ils le contraignirent à abandonner son vélomoteur et s’enfuirent avec en direction de l’est, sans doute vers le port... Resté seul sous la fine pluie de cette étrange et apocalyptique fin de matinée, le jeune homme ne mesurait pas toute l’étendue de son acte. Son cœur battait à une cadence inquiétante. Son souffle était court et l’adrénaline lui brouillait la vue et les sens. En échappant au commandant Dalewski, il venait de mettre un terme à sa carrière naissante de diplomate et de couper toute possibilité de rachat auprès de l’appareil d’état communiste de son pays natal. Peut-être venait-il même de risquer la liberté de ses parents... Il prit une grande inspiration et s’efforça de chasser les sombres pensées décousues qui encombraient son esprit. En quelques pas décidés, il fut devant la façade de Sainte Cécile. Il se glissa dans le bâtiment, évitant la cour où se trouvaient encore quelques réfugiés. Les autres avaient sans doute trouvé la force de repartir vers l’aéroport ou en direction des quais du port de Da Nang. Il gagna rapidement la chambre de Minh, à l’étage. Il fut stupéfait de voir que tout avait été fouillé. Le matelas était renversé sur le côté, les draps et les affaires de Minh éparpillés dans toute la pièce, les chaises et la table repoussées contre le balcon... Et ses livres... tous dispersés d’un bout à l’autre de la chambre... Roman sentit monter une terrible et impuissante colère en lui... Dalewski et l’homme au magnétophone avaient commandité cette mise à sac pour trouver des preuves de la soi-disant culpabilité de Minh dans leur sordide version du complot américano-indonésien... C’est ici qu’ils avaient dérobé le Seigneur des Anneaux... En même temps, des indices visibles montraient que l’appartement n’avait pas été abandonné après le cambriolage : une pile de linge et quelques livres étaient soigneusement rangés près du matelas... A Sainte Cécile, personne n’était capable de dire où Minh avait pu passer. Une sœur qui parlait à peine anglais expliqua avec difficulté que la jeune institutrice était partie avec un vélo deux jours auparavant et n’étais plus revenue. Anéanti, Roman regagna la chambre d’un pas traînant. L’épuisement moral et physique ne lui permettait pas d’ouvrir son esprit vers d’autres éventualités : pour lui, Minh avait quitté la ville par peur de l’arrivée des forces communistes. Il ne la reverrait donc plus et la délicieuse histoire d’amour qu’ils avaient vécu ensemble était bien terminée... Ce fut avec ses sombres pensées qu’il s’affala sur le lit de Minh. Sa tête se perdit dans la douceur du tissu de l’oreiller et il se laissa envahir par la douce et discrète fragrance du parfum de son aimée... très vite, de chaudes larmes coulèrent le long de son visage, mais le sommeil l’emporta assez rapidement pour qu’il n’aille pas au bout de son douloureux chagrin. Combien de temps dormit-il ? Il n’aurait su le dire. Ce furent des cris de femme et des coups de feu qui le sortirent de sa profonde et réparatrice léthargie. Il se glissa prudemment vers la fenêtre de la chambre et ne vit pas grand-chose. Des dizaines de civils couraient sous une forte pluie dans une même direction, parfois encadrés par quelques fuyards à vélomoteurs, tandis qu’un groupe de militaire fouillaient consciemment des bagages abandonnés en pleine rue. Après avoir remis un semblant d’ordre dans la chambre de Minh, il finit par quitter avec regret les lieux. C’était le matin. La pluie venait de s’arrêter. Petit à petit, des centaines de gens se retrouvaient à nouveau dans les rues, se mêlant à ceux qui s’y trouvaient déjà. Il y eut des cris, des bagarres. Des familles entières, quinze, vingt personnes, se pressaient dans des directions improbables. Des jeunes gens éméchés bousculaient les passants pour leur soustraire de dérisoires trésors : une palanche chargée de vêtements sales, une valisette à moitié vide, une boite d’encens contenant des photos de famille... A ce spectacle chaotique s’ajoutaient les véhicules militaires, des camions ou des jeeps remplis de soldats rendus amers et agressifs par la défaite. Ils ne s’occupaient pas du maintien de l’ordre. Leur seule préoccupation était de retrouver leurs familles dans ce pandémonium, puis de sauver leur peau. Longeant les murs, évitant les regards, le jeune Polonais laissa ses pas le porter jusqu’à l’antenne de la CICS. Là-bas, rien ne semblait avoir changé. Roman avait toujours sa clé. Il entra. A sa grande surprise, il découvrit Malang et Sudarso qui s’affairaient autour de leurs bagages dans la salle commune. Les retrouvailles furent joyeuses, les trois hommes avaient tant et plus à se raconter. Ils étaient à présent les seuls représentants de la commission à Da Nang. Dans l’hypothèse où être membre de la Commission signifiait encore quelque-chose en ces heures de formidable confusion... [sws_divider_bar1 barsize="500"] [/sws_divider_bar1]

Souvenirs sanglants

Autour d’un thé, les trois hommes firent le point sur les événements des jours précédents et plus particulièrement sur tout ce que Roman avait manqué pendant sa séquestration dans la chambre de l’hôtel international. - Les forces communistes semblent avoir complètement encerclé Da Nang, disait Malang. Pour le moment, les Sud-vietnamiens n’essuient que des tirs sporadiques et quelques attaques au mortier mais on ne signale pas d'assaut frontal. - Hélas, tous les mouvements des troupes du général Truong sont gênés par le flot de réfugiés qui s’agglutine sur la ville et ses faubourgs, ajouta Sudarso. - Ces gens semblent terrifiés. La peur du communiste prend des proportions hallucinantes dans cette région, songea Roman à voix haute. Les massacres des années précédentes ont du être terribles… et les traces que ces excès ont laissés paraissent avoir marqué le peuple des villes et des campagnes à jamais. - Les communistes n’ont pas le monopole de l’horreur dans ce monde tourmenté, fit Sudarso après quelques instants de silence. Notre ami Malang n’en a peut-être pas un souvenir très précis, mais en 1965, notre Indonésie natale fut frappée par une vague de massacres sans précédents. - Je m’en souviens, fit Malang, comme s’il se remémorait un pénible cauchemar. Ma famille vivait à Surabaya, sur Java. Il y avait une famille de communistes dans mon quartier. - Que s’est-il passé, demanda Roman ? - Le PKI, le parti communiste indonésien, était autrefois solidement implanté dans l’archipel, continua Sudarso. Contrairement au Vietminh ou au Vietcong, le PKI misait plus sur la contestation constructive et les réformes. De nombreux communistes bien connus participaient d’ailleurs au gouvernement du Président Sukarno. Il y avait bien sûr des poches insurrectionnelles par-ci, par-là dans les campagnes, mais c’était marginal Cependant, les années passant, les communistes étaient devenus si puissants qu’on les croyait sur le point de s’emparer du pouvoir. Or, prônant l’égalité des chances et l’égalité des sexes, reniant les pratiques religieuses et annonçant de futures réformes agraires, ils inquiétaient sérieusement une grande partie de la population, fortement religieuse et traditionaliste. En quelques mois, l’inquiétude se transforma en haine. « En août 1965, sous l’impulsion du président et de l’armée, des milliers d’assassinats furent perpétrés contre les membres du PKI. De véritables purges anti-communistes. Dans les villes, il s’agissait d’abord de meurtres politiques. Mais très vite, on s’attaqua aux familles des victimes, aux femmes, aux enfants. Dans les campagnes, ce fut jusqu’à l’automne une immense et abominable boucherie. Dans certaines îles, des milices armées encadrées par des militaires vidèrent certaines régions de leur population… Au début de l’hiver, plus de 450 000 personnes avaient été massacrées dans des conditions insoutenables... cette démence collective sanglante fut un véritable désastre pour l’Indonésie, quoi qu’ai pu en dire la propagande d’état. « J’étais alors un jeune sergent. Et... et j’ai tué, moi aussi. Les trois hommes gardèrent le silence un long moment. Leurs regards se perdaient dans les eaux troublées de leurs tasses de thé. Les révélations de Sudarso avaient terrifié le jeune polonais. Il lui semblait alors que ce monde n’était que délire sanglant. Communistes, nationalistes, maoïstes, capitalistes, impérialistes... tout n’était que foutaises : il n’y avait pas de bons, pas de méchants. Il n’y avait que des fous furieux cherchant à massacrer d’autres fous furieux... Tout cela était bien loin de l’univers sombre mais captivant du Seigneur des Anneaux... à moins que l’Humanité toute entière fût soumise sans le savoir à la corruption et aux maléfices de l’Anneau unique... Tout n’était que mensonge, haine, oppression et hécatombe... Le sacrifice de Frodon aurait-il été vain ? Sauron aurait-il en fin de compte gagné la partie ? Malang fut le premier à sortir de cette désagréable torpeur. Il changea complètement de sujet. - Une jeune fille est passée plusieurs fois pour te voir, dit-il en s’adressant à Roman. La première fois, c’est Dalewski qui lui a ouvert. Il l’a renvoyé puis l’a fait suivre par un collègue polonais. - Après, continua Sudarso, elle revenait à chaque fois que Dalewski filait vers le centre. Je lui ai alors suggéré de suivre Dalewski, car nous savions tous ici que tes chefs te séquestraient à l’hôtel international où tous les autres collègues de la commission se trouvaient. Ces nouvelles touchèrent profondément Roman et chassèrent les images de guerre, de massacres et de furie qui lui encombraient l’esprit. Son aimée ne l’avait pas laissé tomber. Minh... délicieuse Minh... Il se surprit alors à pleurer, mais son esprit était si confus qu’il n’y prêta guère d’attention. Où pouvait-elle être à présent ? Vers le centre-ville ou plutôt vers l’aéroport ? Allait-elle revenir à l’antenne ? Ou bien ne reviendrait-elle jamais ? - Nous devons prendre un hélicoptère à l’aéroport, en début d’après-midi. Le rendez-vous est fixé pour 14 heures, car il est temps de quitter cette ville. Bien que l’espoir soit faible, peut-être aurons-nous une petite chance de retrouver la demoiselle sur place ? Roman sentait bien qu’il ne la reverrait plus et que les deux Indonésiens tentaient de le réconforter du mieux qu’ils pouvaient. Leur hypothèse voulait en fait dire : « il faut que tu prennes cet hélicoptère avec nous » et Minh était un maladroit pretexte pour l’attirer jusqu’à l’aéroport… De toute façon. Il fallait bien partir et affronter l’avenir… Le temps passa alors très vite. Les trois hommes prirent un repas frugal, vidant les ultimes réserves de nourriture de l’antenne. Puis, alors que l’atmosphère se stabilisait dans une humidité de plus en plus insupportable, ils sortirent la jeep de son garage dérobé... Il fallait être discrets car des bandes de soldats errants pouvaient « réquisitionner » le véhicule à tout moment. A l’extérieur, les choses ne faisaient qu’empirer... Et tous avaient le sentiment terrible que le pire était encore à venir... La situation des réfugiés était dramatique. Certains étaient à Da Nang depuis près de dix jours et rien n’avait été fait pour les accueillir. Ils vivaient donc entassés dans des tentes de fortunes le long des grandes avenues. Les conditions sanitaires étaient atroces ; ils n’avaient rien à manger, ils n’avaient pas d’argent et nulle part où aller. Le gouvernement de Saigon n’avait pas tenu sa promesse de venir en aide aux réfugiés. Il n’en avait de toute façon plus les moyens logistiques... [sws_divider_bar1 barsize="500"] [/sws_divider_bar1]

"Pas de carburant pour les Américains !"

La jeep se présenta devant l’entrée de l’aéroport. Exactement là où Dalewski avait soudoyé les vigiles plusieurs heures plus tôt. Mais cette fois, plus de vigiles. Même chose au poste de contrôle suivant, plus de rangers vietnamiens, plus de marines américains… La foule semblait avoir disparu de l’aéroport. Des véhicules militaires abandonnées se trouvaient au milieu des pistes d’accès ou sur les parterres d’herbes. Par ici on pouvait voir une rampe d’accès renversée, et par-là un tas de valises abandonnées… Les trois hommes avaient l’étrange sentiment de se retrouver dans une sorte de vaste et silencieuse cité abandonnée. Roman songea au plateau de Gorgoroth, la terre désertique et desséchée au cœur du royaume de Sauron, dans le Seigneur des Anneaux. Malang, qui avait une vue très perçante, indiqua la direction d’un grand hangar à Roman. A l’ombre des grands murs de tôles, des milliers de personnes étaient allongées sur le sol, attendant fébrilement qu’un hypothétique avion vienne les arracher à ce début d’enfer. Même chose pour une autre série de bâtiments sur leur gauche. La foule était là… patiente et résignée… à l’ombre d’un soleil qui préférait se voiler derrière des nuages plutôt que de contempler le désastre d’un peuple entier laissé à l’abandon sur le sordide tarmac d’un aéroport maudit. La jeep longea une série de cadavres. Une sanglante bagarre avait probablement eut lieu à cet endroit. Mais ces cadavres… des femmes, des enfants… tués par balles… et certains à coups de crosse de fusil. Une bagarre ? Vraiment ? Non : l’horreur et la folie. Tout simplement. Enfin, les trois derniers membres de la CICS à Da Nang parvinrent au hangar de la compagnie Air America. Là encore, des dizaines de civils et quelques militaires occupaient les lieux, assis à même le bitume. Certains hommes en uniforme et armés de M-16 montaient une sorte de garde : des marines américains. Curieusement, et contrairement à toute orthodoxie et bienséance marxiste, Roman se sentit un peu plus rassuré en leur présence. Qui l’eût cru ? Sudarso sauta de la jeep, tandis qu’un civil venait à sa rencontre. Le colt sur le côté, cet homme était un des derniers pilotes d’Air America présent à l’aéroport de Da Nang. Quatre hélicoptères UH-1, dont celui réservé aux missions de la CICS, étaient prêts à accueillir les quelques militaires et civils non vietnamiens présents sur place. Dans le hangar, il y avait encore deux petits avions. Cependant, un problème maintenait les appareils au sol : il n’y avait pas de carburant… - Il y en a, pourtant, du carburant sur l’aéroport. De pleins réservoirs de fuel juste derrière ces murs là-bas, disait l’Américain en pointant du doigt un enclos derrière les hangars. Mais les soldats vietnamiens empêchent les camions-citernes de venir jusqu’aux hélicoptères. Sudarso discuta longuement avec l’homme. Puis il revint vers ses compagnons pour faire le point. - La situation est particulière. Les pilotes ont prévu d’attendre la nuit pour décoller, à cause des réfugiés qui campent partout autour des hangars et qui pourraient se ruer sur les hélicoptères au moment du décollage. Mais il n’y aura pas de décollage sans carburant ! Aussi j’irais tout à l’heure avec le chef des pilotes pour négocier un camion de fuel afin de faire décoller au moins deux hélicoptères ce soir. En cas de refus, tout le monde se déplacera vers l’aérodrome des Montagnes de marbre. Air America a prévu un décollage d’avions pour cette nuit. - Tout le monde ? demanda Roman tout en songeant à la délicieuse journée passée sur ces montagnes en compagnie de Minh. - Oui, il y a une vingtaine de civils américains dans le hangar. Des gens qui travaillaient pour des entreprises ou pour le consulat. Certains ont leur famille avec eux. Comme convenu, à bord de la jeep de la CICS, Sudarso et l’Américain filèrent vers l’aérogare où devait se trouver l’administration de l’aéroport. Roman les accompagnait. - Ce matin, la tension était telle que la sécurité ne pouvait plus être assurée ni pour les ressortissants étrangers, ni pour les réfugiés, disait l’Américain. Le Consul Général Francis est venu en personne pour tenter de calmer les gens. Il a failli se faire lyncher par quelques excités ! Il faut dire qu’à l’aérogare, des centaines de personnes munies de billets achetés à prix d’or se sont fait siffler leur place par les militaires dans les derniers avions qui ont décollé hier... Et tous reprochent aux Américains de laisser tomber le Viêt-Nam… Autour des bâtiments de l’aérogare, la foule des réfugiés étaient dense. Ceux-ci avaient dressé des tentes de fortune et se reposaient à même le sol. Ils avaient faim, ils avaient froid et ils avaient peur. Certains d’entre eux se pressaient vers l’autre bout de l’aéroport car une rumeur annonçait le décollage imminent d’un avion d’Air France... mais il n’y avait pas d’avion prêt à décoller pour le moment. Très vite, les trois hommes se retrouvèrent face au directeur adjoint – le directeur ayant quitté Da Nang quelques jours plus tôt – mais les négociations se présentaient mal. Le Vietnamien semblait très réticent à livrer du fuel aux Américains pour permettre à d’autres Américains de fuir Da Nang en laissant une foule de Vietnamiens derrière eux. En fin de compte, il téléphona au gérant de la société Shell et lui laissa la responsabilité de la décision. Il fut convenu par téléphone qu’un camion de carburant se rendrait dans la soirée jusqu’au hangars d’Air America, à condition qu’en plus d’un paiement cash, le pilote s’engageât à assurer le rapatriement des personnels Shell vers Saigon... Leur mission accomplie, les trois hommes sortirent de l’aérogare et retournèrent à leur jeep. Sur le tarmac, les gens étaient agités. Un avion venait de faire son apparition dans le ciel plombé au-dessus de la ville. C’était un vieux DC-6 de la compagnie Air Viêt-Nam. Tandis que tout le monde avait le nez en l’air, Roman semblait se concentrer sur autre chose. A l’autre bout des bâtiments de l’aérogare, au milieu d’un groupe de gens désœuvrés, se trouvait une jeune fille assise contre une haute cloison. Irrésistiblement attiré, il quitta ses deux partenaires et se dirigea d’un pas hésitant, puis de plus en plus vite, vers cette apparition. Il sentait un curieux picotement dans les bras, tandis que sa poitrine gonflait jusqu’à l’étouffer. Son cœur accélérait ses battements jusqu’à un rythme intenable… Plus il approchait, évitant les individus immobiles et ceux qui commençaient à courir vers la piste, plus il savait que c’était Elle. Minh. La douce et merveilleuse Minh. Belle comme une fleur de lotus, malgré les traits un peu tirés par la fatigue et sa chemise froissée. Alors qu’il approchait, leurs regards se retrouvèrent. Elle sursauta, puis fondit aussitôt en larme. -Vous êtes là ! Oh, vous êtes là ! Vous n’êtes pas parti ! Il s’approcha tandis qu’elle se levait et ils s’enlacèrent longuement sans dire un mot. Peut-être le bonheur absolu du moment avait-il la force de rendre muet. Autour d’eux, plus rien ne pouvait exister. Pourtant, il y avait une certaine agitation. Le DC-6 venait en effet de s’engager sur la piste principale et une dizaines de véhicules militaires le poursuivaient de façon désordonnée... lorsque l’avion cessa sa course, à plusieurs centaines de mètres de l’endroit où se trouvaient les deux jeunes gens, des bousculades eurent lieu. On entendit des coups de feu et des cris. Pathétique et inquiétant spectacle… - Venez avec moi, nous serons plus en sécurité avec mon collègue Sudarso, fit Roman en lui prenant la main. Et elle le suivit, emportant avec elle ses maigres affaires. Elle était si heureuse qu’elle l’aurait suivi au bout du monde, son beau prince polonais. [sws_divider_bar1 barsize="500"] [/sws_divider_bar1]

Rotors et terreur

Les jeunes gens étaient assis depuis une dizaine de minutes à l’ombre du hangar de la compagnie Air America. - Des militaires se sont emparés de mon vélo, racontait Minh, réfugiée dans les bras de Roman. Je ne savais plus où aller. A un moment, les soldats qui gardaient l’entrée de l’aéroport se sont repliés. Alors la foule a forcé le passage, et je me suis retrouvée entraînée jusqu’à l’aérogare. Alors que la jeep de la CICS ramenait tout le monde vers les hélicoptères, un second avion, un Boeing 707 de la Delta Airlines, était apparu au-dessus des pistes. Il annonçait un regain d’activité sur l’aéroport. La soirée et la nuit s’annonçaient fiévreuses... Le pilote américain venait d’être informé par ses collègues de Saigon qu’une rotation d’appareils légers aurait lieu dans la nuit pour évacuer des personnels du consulat américain vers les villes de Phu Cat et Nha Trang. La communication fut laborieuse car les militaires vietnamiens brouillaient volontairement toutes les communications des américains de Da Nang vers l’extérieur. - L’armée du sud Viêt-Nam ne supporte pas de voir ses anciens alliés filer « à l’anglaise », disait l’américain. Ils font tout pour nous faire partager leurs ennuis... Quoi qu’il en soit, on va avoir du boulot, cette nuit ! La soirée tombait doucement sur l’aéroport. Le ciel s’était dégagé et laissait traîner des lambeaux de nuages aux teintes rosées ou violacées. A l’ouest, le soleil disparaissait derrière les collines boisées. Sur ce tableau magnifique se détachait un groupe d’oiseaux qui filait en direction de la mer. Une variété de cormorans, peut-être se demanda Roman... ou bien des canards sauvages ? Il n’osait réveiller Minh qui s’était endormie sur son épaule. Fouillant dans des souvenirs récents, il se remémora un passage du Seigneur des Anneaux, son livre perdu, qui semblait correspondre à l'expectative torpeur du moment. "Et ils ne dirent plus rien ; et il leur sembla, tandis qu’ils se tenaient sur le mur, que le vent tombait, que la lumière s’évanouissait, que le soleil était obscurci et que tous les sons de la Cité ou des terres étaient étouffés : ils n’entendaient plus ni vent, ni voix, ni appels d’oiseaux, ni bruissement de feuilles, ni leur propre souffle ; le battement même de leur coeur était arrêté. Le temps s’était immobilisé. Et comme ils se tenaient ainsi, leurs mains se rencontrèrent et se serrèrent, bien qu’ils ne se rendissent pas compte. Et ils attendirent encore ils ne savaient quoi..." Roman sortit de son rêve éveillé. Un camion citerne orné de célèbre coquillage de la société Shell venait d’apparaître à l’angle du hangar, près de la rangée d’hélicoptères. Son conducteur, un Philippin trapu, déchargea les tuyaux sous la conduite des mécaniciens d’Air America – Philippins, eux aussi. Les réservoirs des cinq hélicoptères furent partiellement remplis. De quoi faire un aller jusqu’à Phu Cat ou bien jusqu’à Cu Lu Re, une île-refuge au large de Chu Lai et Quang Ngai, mais guère plus. Les préparatifs s’accélérèrent. Un des pilotes mis en marche le moteur du premier hélicoptère. Les pales démarrèrent lentement leur mouvement circulaire dans un vrombissement de plus en plus terrible. Déjà, malgré le bruit, quelques réfugiés s’avançaient par petits groupes dans l’espoir d’être invités à embarquer. Les hélicoptères UH-1 ne pouvaient accueillir plus de 12 passagers. Un des pilotes essaya de l’expliquer à tous ces vietnamiens qui s’approchaient un peu trop près des appareils. La nuit couvrait à présent entièrement le tarmac. Minh était épouvantée par le vrillement aigu du rotor, mêlé au puissant ronflement du moteur et au vent dégagé par le mouvement rapide des pales. Roman essaye de la rassurer, mais elle se bouchait les oreilles avec le plat des mains comme une enfant terrorisée par la foudre et les coups de tonnerre. Comme une enfant traumatisée par des années de guerre... Un second hélicoptère fut démarré. C’était celui de la CICS, aux couleurs blanches et bleu nuit. Le vacarme devenait intenable. - Je ne peux pas monter dans ces machines, cria Minh en gardant ses mains sur ses oreilles. - Il le faut ! lança Roman sans être certain de s’être fait entendre par son aimée. Le premier hélicoptère embarqua un groupe d’occidentaux, des Anglais et un Suédois. Avec eux grimpèrent plusieurs vietnamiens, leurs collaborateurs, sans doute… Malgré le rempart que le pilote faisait de son corps – c’était un robuste texan d’un bon mètre quatre-vingt – quelques réfugiés forcèrent le passage en joignant les deux mains et en suppliant qu’on les accepte dans la navette… Peine perdue. L’hélicoptère ferma ses portes très vite, décollant avec 15 passagers et leurs bagages. Le souffle du décollage fit se replier Minh dans une position fœtale à laquelle ne s’attendait pas Roman. Il se précipita sur elle en pensant qu’elle venait d’être victime d’un malaise. Mais elle le repoussa d’un geste brusque et il en fut intérieurement blessé. Puis ce fut au tour des représentants de la CICS d’embarquer. Cet hélicoptère leur était réservé, mais rien n’empêchait ces représentants d’inviter qui bon leur semblait. Seul problème, ils étaient trois. Quatre avec Minh. Il restait donc huit sièges vides… les réfugiés avaient fait le calcul très rapidement. Une vingtaine de personnes se précipitèrent alors vers l’hélicoptère, toutes turbines hurlantes. Une femme tendait une petit fille de trois ou quatre ans, un homme sauta lestement dans la cabine et se précipita sur un des sièges et s’y accrocha fermement. La bousculade échappait à tout contrôle et, tandis que Malang et Sudarso essayaient de réguler le flux, la cohue barrait le passage à Minh et Roman. - Je ne peux pas monter ! reprit Minh en tirant sur le bras de Roman. - Il le faut ! répéta Roman en tirant dans le sens inverse. - C’est le bordel ! Il faut décoller, cria le pilote depuis sa cabine ! - Attendez ! Il manque deux passagers à bord, supplia Sudarso. - Le client est roi ! rétorqua le pilote. Alors vinrent les rangers. Attirés par l’activité des hélicoptères autour des hangars d’Air America, ils arrivèrent sur place en camion. Ils étaient peu nombreux, mais malgré la pénombre, on pouvait deviner leur humeur fiévreuse. La tension monta d’un cran. Roman avait pris pied dans l’hélicoptère. Il se retourna pour attraper le bras de Minh et l’aider à monter à bord. Mais immobile au milieu de la mêlée suppliante, elle fit un signe négatif de la tête et commença à reculer. Puis elle se retourna brusquement et disparut dans la pénombre. Le sang se glaça dans les veines de Roman. Pas comme ça, pas maintenant ! Pour la seconde fois en deux jours, le jeune polonais laissa échapper sa chance de fuir ce chaos : il se jeta de l’hélicoptère et fendit la foule en criant le prénom de son amour. Mais le bruit de l’hélicoptère couvrait le son désespéré de sa voix. Deux places étaient devenues vacantes dans l’appareil. Dix vietnamiens se disputèrent l’honneur de les occuper. Le pilote américain décida que son hélicoptère était en danger. Il décolla alors, soulevant une étonnante grappe humaine qui retomba au sol comme un seul homme et dans un seul cri. Roman se retourna une seconde et eut le temps de croiser le regard surpris et attristé de Sudarso. Il sentit en cet instant qu’il ne devait jamais plus le revoir… L’hélicoptère prit de l’altitude. Et dans un rugissement soulagé, il s’échappa vers des cieux plus cléments. [sws_divider_bar1 barsize="500"] [/sws_divider_bar1]

La nuit de fer et de feu

Très vite, Roman rattrapa Minh qui marchait seule au milieu du tarmac à une centaine de mètres du tumulte. - Mon amour, dit-il en lui prenant doucement l’épaule… - Vous n’auriez pas dû descendre… fit-elle avant d’éclater en sanglot. Il la serra si fort dans ses bras que leurs corps ne firent qu’un. Et ils restèrent ainsi un long moment, tandis que le ballet des hélicoptères continua sa valse pathétique à trois reprises… - Qu’allons-nous faire, finit par demander Minh ? Par ma faute, vous n’avez pas pu partir avec vos collègues et vous voilà coincé ici, au milieu de toute cette folie... - Jamais je ne serais parti sans vous. Et si vous restez, je reste. Ils déambulèrent sur le tarmac. Une nuit d’encre recouvrait la ville et son aéroport. Sur ordre des militaires, on avait coupé un maximum de sources de lumière pour ne pas offrir des cibles faciles aux Tonkinois. Seule une zone d’embarquement où se trouvait un avion – sans doute un gros appareil, d’après le sifflement de ses puissants moteurs – était copieusement éclairée. Les deux jeunes gens pouvaient d’ailleurs voir que la foule se bousculait au pied des escaliers roulants. Aucun embarquement méthodique n’était possible. L’avion – qui n’avait pas coupé ses moteurs pendant toute la durée du chaotique embarquement – commença à avancer dans le noir. Sur la piste, des jeeps et des camions abandonnés rendaient son cheminement très difficile, ses phares n’ayant qu’une portée limitée. Mais le plus horrible était cette grappe humaine qui empêchait désespérément la fermeture de la porte d’accès de l’appareil... - Je ne crois pas que prendre l’avion soit une bonne idée... fit sombrement Roman. - Que nous reste-t-il, alors ? Pouvons-nous essayer de rejoindre le port et d’embarquer pour une destination plus sure ? - Oui, c’est une bonne idée. Essayons le port. Au moment même où Roman achevait sa phrase, une série de déflagrations se firent entendre en direction du centre-ville. Il y en eut plusieurs autres. Le bruit des moteurs de l’avion n’arrivait pas à couvrir leur inquiétant écho. Les Nord-vietnamiens bombardaient un quartier de la ville, et très vite une lueur rouge se diffusa sur le tableau noir de la nuit : des incendies. Il y eut une dernière série d’explosions, puis ce fut tout. Saisis d’angoisse, les deux jeunes gens décidèrent malgré tout de traverser la ville en direction des zones portuaires. Mais il fallait d’abord quitter l’aéroport sans encombre, car sur le tarmac aucune sécurité n’était plus assurée. Les militaires, qui avaient originellement pour consigne de protéger le site, se comportaient désormais en voyous lorsqu’un avion tentait un atterrissage. Certains avaient simplement quitté leur poste – mais pas leurs armes ! – pour tenter de retrouver leurs familles dans la foule immense des réfugiés. Les autres, ceux qui étaient restés sur place, forçaient le passage jusqu’aux avions, jouant du poing et de la crosse de fusil contre les civils, projetant sans aucune pitié les femmes et les enfants au bas des escaliers d’accès. Puis ils prenaient place à bord, M-16 en bandoulière – ou colt M-1945 pour les officiers, seuls billets valides pour un aller simple vers Nha Trang ou Saigon… L’obscurité presque totale de certaines parties du site décuplait l’insécurité. Il n’était pas rare de croiser un homme étendu sur le sol, dans une mare de sang ; ou une femme en sanglots, tentant de camoufler sa nudité souillée avec des morceaux de ses vêtements déchirés... Minh était terrifiée. Elle levait sans cesse les yeux vers le nord, comme si elle pressentait quelque nouveau malheur. Au loin, se découpant sur le bleu ténébreux du ciel, la masse noire du col des nuages paraissait menacer toute la baie de Da Nang, comme autrefois le Vésuve dominant Pompéi... Les deux jeunes gens finirent par sortir de l’aéroport. Ils se faufilèrent dans les rues désertes et obscures, guidés par la lueur des flammes d’un incendie qui ravageait au loin un quartier du centre-ville. Ils passèrent devant le temple protestant au seuil duquel plusieurs groupes de réfugiés dormaient dans un sommeil inquiet. Puis ils se glissèrent le long du parc Tan An. Ils se souvinrent avec une douce émotion des agréables moments passés dans ce parc. Mais au cœur de cette nuit dantesque, les ombres des malheureux allongés dans l’herbe dans un insupportable dénuement avaient remplacé la vision apaisante des lotus sur les étangs. Très vite, ils passèrent devant la gare et se retrouvèrent sur l’avenue qui filait d’ouest en est, du quartier de Thanh Khe jusqu’au Port Harbour sur la rivière Han. De nombreux véhicules militaires abandonnés se trouvaient là, témoins pitoyables de la débâcle que subissait l’armée sud-vietnamienne. Tout à coup, un sinistre sifflement se fit entendre, il déchira le ciel nocturne à une vitesse terrifiante puis fut suivi d’une brutale explosion qui secoua toute la ville. Une énorme colonne de fumée sombre teintée de lueurs rougeâtres s’éleva du côté du quartier de la gare, telle une aube infernale furtive. Puis il y eut une deuxième explosion plus lointaine, puis une troisième, plus proche... - Les communistes bombardent la ville ! s’écria Minh. les explosions se succédèrent à une cadence de quatre ou cinq par minutes. Elles se concentraient essentiellement sur les quartiers situés autour de la baie : les villas coloniales, les hôtels, les installations portuaires, et le QG du général Truong. Mais de temps à autre, dans un fracas d’enfer, un obus faisait voler en éclat un îlot d’habitations tout proche, projetant à des hauteurs étonnantes des tonnes de gravats et de poussière... Perdus au milieu de cette rafale de fer et de feu, Minh et Roman se blottirent sous le porche d’une boutique abandonnée. Un souffle brûlant et cendreux venait parfois leur assécher le visage tandis que de lourdes déflagrations suivies de sinistres roulements de tonnerre et de craquements violents mettaient leurs nerfs à rude épreuve... Combien de temps restèrent-ils cachés ainsi, attendant que cessent les mortelles explosions ? Elles ne cessèrent pourtant pas. Pas tout de suite. Maintenant que le jour se levait, les Tonkinois, embusqués sur le col des nuages, concentraient les tirs de leurs canons de 122 mm sur le port et plus loin, sur la presqu’île de Son Tra où se trouvaient des infrastructures militaires héritées de la présence américaine. Roman se redressa doucement. Le spectacle autour de lui était apocalyptique. La grande avenue était absolument déserte et couverte d’un léger brouillard humide. La chaussée était couverte de débris divers, bout de bois, tuiles, plaques de métal. Certains des véhicules militaires étaient couchés sur le côté, un autre brûlait encore. Quelques maisons et boutiques qui bordaient l’avenue avaient été éventrées par des explosions et des fumerolles sinistres s’en échappaient. Une curieuse odeur de caoutchouc brûlé et de cendres humides flottait dans les airs. Au loin, des explosions continuaient de frapper la zone portuaire et les pentes du mont des singes, sur la péninsule. Tout à coup, surgissant de nulle part, un groupe d’hommes, de femmes et d’enfants chargés de bagages passa tout près des deux jeunes gens en courant. Une jeune femme lança, haletante, quelques mots en vietnamiens à Minh puis reprit sa course vers les brumes de l’avenue... - Qu’a-t-elle dit ? demanda Roman à son aimée qui était toujours accroupie contre la porte de la boutique. - Elle a dit que les communistes ont pris le pont de Lien Chieu à l’aube et qu’ils arrivent avec des tanks et des canons... il ne faut pas rester là, mon amour. Partons vers le port. - Mais le port est sous les bombes... c’est trop risqué... il faut retourner vers l’aéroport. Une violente déflagration se fit entendre dans la direction du centre-ville. Les deux jeunes gens se cachèrent à nouveau sous le porche. Le silence qui suivit le choc de cette détonation fut aussi angoissant que les explosions elles-mêmes... Mais il semblait que les nord-vietnamiens marquaient une pause. Une pause avant l’assaut final ? [sws_divider_bar1 barsize="500"] [/sws_divider_bar1]

Chaos

Au bout de l’avenue, des blindés apparurent. Avant que Minh et Roman aient pu esquisser le moindre geste, deux rapides Commando V-100, des véhicules blindés d’origine américaine, passèrent à toute allure devant eux et disparurent dans les brumes en direction du port. Encore des soldats sud-vietnamiens en débandade... Minh était inquiète. - Il faut aller vers le port, Roman. Les Bo-doï vont finir par arriver. Ici, il n’y a plus de soldats pour les arrêter... ils peuvent être là d’une minute à l’autre. Elle n’avait pas tort. Et la sincère anxiété avec laquelle elle exprimait ses craintes finirent de convaincre le jeune polonais. Ils quittèrent donc leur abri et filèrent vers le centre. Vers midi, la brume s’était dissipée, et un ciel pâle couvrit toute la région. Une chaleur lourde et humide enveloppa doucement toute la zone côtière. Les deux jeunes gens gagnèrent l’ancien quartier chinois. De grandes maisons anciennes trônaient de chaque côté de l’avenue, certaines boutiques présentaient leurs enseignes avec un double affichage, en caractères chinois et dans l’alphabet vietnamien, le quôc ngu. Sur le bitume traînaient des dizaines de bagages abandonnés, valises éventrées, effets éparpillés. Plus loin, toutes les vitres des maisons avaient été soufflées par une explosion. Quelques personnes traînaient dans la rue. Certaines étaient blessées. Dans une maison, un groupe de soldats vidait les meubles à la recherche d’objets précieux. Dans une ruelle voisine, d’autres soldats ivres tabassaient un type à coups de pieds, tandis qu’au fond d’une cour, un bâtiment était la proie des flammes. Puis, au détour d’un restaurant abandonné, Minh et Roman tombèrent sur la foule. Des milliers de gens. Peut-être des dizaines de milliers. Une multitude en mouvement, grouillante, bourdonnante, effarée et surchargée de bagages. Une étonnante rivière de têtes humaines angoissées qui longeait hâtivement la paisible rivière Han en direction des quais du port Harbour, en quête des tàu bè : les bateaux... désormais le seul moyen possible pour fuir les communistes. Chacun ici savait qu’après les violents bombardements de la matinée, plus aucun avion ne tenterait d’approcher Da Nang. Impossible alors de songer à fuir par les airs... Sur la rivière, des centaines d’embarcations glissaient en direction de l’embouchure du fleuve, des jonques, des sampans, des barques, des coquilles de noix, et même d’improbables radeaux sur lesquels s’entassaient des familles entières. Ces embarcations ne tiendraient jamais une fois en pleine mer... mais qu’importait ! Elles avaient pris le relais de ces dizaines de voitures et de motocyclettes, abandonnées en marge de la monstrueuse procession, et qui sans essence ne servaient plus à rien... Le port Harbour était saturé de monde. Une foule monstrueuse, hagarde. Dans l’humidité et la chaleur, la terreur collective avait une prodigieuse odeur de sueur et d’urine. Les sud-vietnamiens n’avaient plus le choix. Et tous ceux qui attendaient là, qu’ils soient fébriles, crispés, actifs ou désespérés, tous connaissaient ces terribles histoires sur la cruauté des Communistes... et tous, pour une raison ou pour une autre, voulaient fuir à tout prix. Les quais continuaient jusqu’à l'estuaire, entrecoupés de docks, de hangars, de grues, de cales sèches ou de bâtiments militaires... et partout grouillaient les fuyards. On pouvait même en voir sur les grillages, sur les toits des bâtiments, et jusque sur les poutres métalliques des palans construits par les Américains. Sur les jetées, des centaines de personnes se massaient contre les coques des quelques navires qui osaient encore accoster. Certains essayaient de grimper le long des tôles métalliques en s’accrochant désespérément aux moindres aspérités, d’autres n’hésitaient pas à se servir comme d’un tremplin ou d’un échelle du corps des autres. C’était une véritable hystérie collective. Pathétique spectacle duquel émergeaient quelques attitudes individuelles plus spectaculaires que la moyenne... Ainsi, dans sa trop grande précipitation pour sauver sa peau, un malheureux tomba à l’eau juste entre le quai et la coque du navire, laquelle, poussée par les vagues, l’écrasa comme un insecte contre la pierre de la jetée… Ailleurs, un soldat devenu fou se fraya un chemin à coups de revolvers dans la foule avant d’être abattu par un autre fou… Plus haut, une rixe éclata sur le pont du navire et un soldat fut balancé par dessus bord par des civils. Dans sa chute, il entraîna un enfant que personne ne songea à sauver. Les enfants… ils étaient ballottés comme de vulgaires bagages, on les tenait à bout de bras, on se les passait de mains en mains. Parfois, on oubliait l’un d’entre eux au milieu d’une bousculade... Partout sur la mer, la moindre petite embarcation, le moindre débris, le moindre pneu, étaient occupés par de grappes d’hommes et de femmes. Certains individus isolés, pathétiques naufragés, se servaient d’une valise ou d’un paquetage comme d’une bouée. Et autour d’eux, les corps des noyés se comptaient par dizaines… Au large, des dizaines de navires, vietnamiens, taiwanais ou coréens attendaient patiemment, hors de portée des canons tonkinois, que ces embarcations viennent les rejoindre. Et plus loin encore, en dehors des eaux territoriales, on savait que des bâtiments militaires américains étaient prêts à intervenir... au cas où... mais qu’attendaient-ils donc ? Minh et Roman, malheureux papillons dans une fourmilière en folie, étaient coincés au milieu de la foule démente, ne pouvant faire autrement que de se laisser porter par ce flot humain... Tout à coup, ce que tous redoutaient se produisit : Une immense gerbe d’eau et de flammes propulsa les miettes d’une petite embarcation et les restes de ses occupants dans l’air humide. Une seconde déflagration creusa un vide sanglant et poussiéreux au cœur de la foule, près des hangars, tandis qu’un cargo qui commençait déjà à prendre le large explosa et coula en moins de deux minutes avec tous ses malheureux passagers... Depuis leur batteries du col des nuages, les Bo-doï avaient décidé de ne laisser aucune chance aux fuyards... La multitude ne fut alors plus qu’une sorte d’énorme créature informe secouée de spasmes de terreur et de panique. Tous les misérables êtres qui en formaient le corps n’avaient plus que des gestes incohérents et des mouvements désordonnés comme moyen d’exprimer leur effroi et comme méthode pour sauver leur peau... Cris d’enfants, cris de femmes, cris d’hommes, jappements de chiens, coups de pistolets... Tout ne fut plus qu’un seul bruit affreux, insupportable incantation destinée à repousser cette mortelle pluie de métal qui s’abattait à nouveau sur le port. Et sous les obus des Bo-doï qui fauchaient les vies par dizaines, Minh fut brutalement séparée de Roman. Elle fut entraînée d’un côté tandis que le jeune polonais, impuissant, se retrouvait coincé de l’autre. Impossible de lutter contre l’irrésistible vague humaine. Elle ne cria pas. Elle ne tendit pas les bras. Et Roman restait paralysé, comme s’il assistait de loin à la scène, spectateur silencieux de leur propre malheur… Malgré les larmes, elle soutint longtemps son regard. Et l’intensité de celui-ci brûlait tous ceux qui osaient se mettre en travers, de sorte qu’il y eut longtemps cette percée entre les têtes et les corps des réfugiés qui permettait aux deux amoureux de maintenir un ultime lien par la simple magie du regard... - Je t’aime, Roman, disait-elle. - Je t’aime aussi, Minh, répondait-il... - Je ne t’oublierai jamais... Alors, elle disparut au milieu du chaos. Au même moment, un choc sourd bouscula tous ceux qui entouraient Roman. Il eut l’impression atroce que des dizaines de mains griffues le soulevaient du sol en le poussant vers l’avant. Au milieu d’un nuages compact de poussière et de scories, il se retrouva brutalement projeté contre un objet métallique, et il perdit connaissance... [sws_divider_bar1 barsize="500"] [/sws_divider_bar1]

Seul au monde

Roman se réveilla brusquement. Il quittait avec soulagement un rêve sordide. Mais en quelques secondes, il se rendit compte que le cauchemar reprenait. Il était entouré de cadavres ensanglantés et de gravats… tout à coup, une première douleur lui paralysa le dos. Il se souvint : l’explosion. Son corps projeté comme un fétu de paille. Sa chemise était en lambeaux et il sentait que sa chair était couverte de croûtes de sang au milieu du dos ! Vint alors la seconde douleur, une atroce aigreur qui lui laboura l’estomac : Minh… Où était-elle ? Il regarda incrédule les scènes de bousculades autour de lui. Rien n’avait changé. Le ciel était toujours gris et bas. Le navire à quai n’était plus le même ; une foule compacte occupait toutes les places disponibles à bord… mais les gens continuaient de grimper le long de la coque, s’accrochant aux câbles, au bastingage… Autre différence, il n’entendait plus qu’un bourdonnement aigu aux creux de ses oreilles. Le choc de l’explosion l’avait rendu sourd ! Minh... il fallait qu’il retrouve Minh... Il commença à courir, à droite, à gauche... il appela, et appela encore. Mais il n’entendait même pas sa propre voix. Où était-elle passée ? Etait-elle encore vivante ? Pourquoi l’avait-elle abandonné ? Combien de temps était-il resté inanimé au sol, parmi les décombres ?... Il ne trouva pas de réponses à ces questions... La journée passa, indifférente au chaos absolu du port. En début de soirée, le bombardement reprit. Un navire bondé de réfugiés fut touché sur le flanc... Les gens furent à nouveau pris de panique. Roman fut bousculé, projeté sur des gravats, piétiné... Lorsqu’il se releva, il faisait nuit. Le silence qui le cernait était atroce, et son dos était très douloureux. Vêtu de ses guenilles humides, il commençait à avoir très froid. Mais aucune de ces souffrances ne faisait plus mal que celle qui lui broyait le cœur dans un étau de malheur et de solitude... car il était seul au monde. L’épreuve était telle qu’il sentit sa raison vaciller... Il finit par s’effondrer quelque part, insensible à tout ce qui l’entourait. Et il s’endormit sur le sol. Vint le jour. Encore du brouillard. Impossible de savoir où il se trouvait, combien de temps et dans quelle direction il avait marché durant la nuit... Son ouïe était partiellement revenue. Il pouvait ainsi entendre des bruits étouffés de fusillade, de cris, des pleurs d’enfants... parfois il croisait des groupes de gens terrorisés qui fuyaient dans une direction ou dans une autre, avec quelques maigres bagages... Un camion passa dans une rue voisine. Il était chargé de jeunes gens en armes. Un haut-parleur lançait des slogans en vietnamien... image atypique dans cet univers chaotique... mais Roman comprit tout de suite que la pseudo « Insurrection » communiste était en ordre de marche, s’installant sans scrupules sur les ruines et le malheur qu’elle avait elle-même provoqués. Le jeune homme repensa à la CICS, à la générosité de sa mission : faire respecter la paix au Viêt-Nam. Il avait échoué. La Commission avait échoué. Elle n’avait de toute façon jamais été crédible. Sa conception même était biaisée dés le départ. Dés les termes de l’Accord de Paris qui prévoyait sa création... Minh l’avait bien senti, elle qui était si intelligente, si clairvoyante... Roman se reprit. A plusieurs reprises, il avait songé à Minh à l’imparfait. Comme si elle était morte... Mais elle n’était pas morte. Elle était à l’abri, quelque part... elle avait pu se sauver, trouver une place sur un navire en partance pour le sud... Et après le sud ?... Il ne faisait plus aucun doute que le Viêt-Nam du Nord était sur le point de conquérir tout le sud et de mettre fin – à sa façon – à trente ans de guerre. Et bien que l’Accord de Paris ait été bravé par les offensives des armées d’Hanoi, les Américains n’étaient toujours pas intervenus. Pire : ils s’enfuyaient !... La république du sud Viêt-Nam ne pouvait plus compter sur eux, malgré leur promesse de toujours soutenir le gouvernement de Saigon contre les Communistes... Ainsi, les uns ne respectaient pas l’accord, et les autres ne respectaient pas leur promesse... Comme pour apporter une sordide illustration à ses amères réflexions, les flammes dévoraient les bâtiments du Consulat américain de Da Nang... et plus loin, dans cette avenue que Roman reconnaissait à présent très bien, des jeunes gens armés de M-16, brassards rouges autour des bras, gardaient l’entrée de l’hôtel international. Très vite, il fut apostrophé par certains d’entre eux. « Américain, américain ! » disaient-ils en le menaçant de leurs armes... Qui étaient ces gamins ? Des maquisards ? Des Vietcongs ? Non, aucun d’eux n’était Charlie le rouge, l’insaisissable ennemi des GI et des soldats sud-vietnamiens. Mais tous étaient d’authentiques Ted Rouquin, serviteurs de l’Ennemi par intérêt, par bêtise ou par lâcheté, des résistants de la dernière heure manipulés par quelques « Can-bô », des cadres communistes infiltrés... « Américain, américain ! » répétaient-ils bêtement en agitant dangereusement des armes trop lourdes pour eux, alors que les jours précédents, ils roulaient encore sur des scooters américains et buvaient du coca-cola en écoutant Carlos Santana et James Brown sur des petites radios... - Je ne suis pas américain ! cria Roman. Je suis Polonais. Polonais et communiste ! Ils sont là-haut vos américains ! Il désigna un Boeing 727 de la World Airways qui venait de décoller de l’aéroport, au loin. Tous les regards se portèrent vers lui car c’était sans doute le tout dernier avion occidental décollant avant longtemps de l’aéroport international de Da Nang. Alors qu’il commençait à prendre de l’altitude, un objet sembla se détacher de l’appareil, puis un deuxième... Des êtres humains. De pauvres fous qui s’étaient accrochés aux trains d’atterrissage ou à la rampe d’accès aux soutes et qui, terrassés par le souffle de l’air et la vitesse de l’avion, lâchaient prise à 300 ou 400 mètres... Un dernier corps se détacha à 1000 mètres, puis ce fut tout. L’avion disparut dans la grisaille du ciel... Dans le chaos de Da Nang, la cité abandonnée, l’horreur n’avait plus de limites... [sws_divider_bar1 barsize="500"] [/sws_divider_bar1]

L’Adieu.

Hôtel International, encore une fois. Tous les occidentaux qui n’avaient pu fuir ou gagner le consulat de France – seul asile encore ouvert aux réfugiés en ces heures difficiles – avaient été rassemblés dans le hall de l’hôtel. Les Bo-doï avaient investi Da Nang dans la journée de samedi. Ils s’étaient glissés dans les rues à la suite des puissants chars T-56, rencontrant peu de résistance. Les combats les plus durs avaient eu lieu quelques jours plus tôt dans les vergers et les rizières autour de Da Nang, puis un peu dans les faubourgs, à Lien Chieu ou à Hoa Tho. Mais depuis jeudi et le bombardement de leur QG – et la destruction du central de communication – les sud-vietnamiens avaient complètement abandonné les zones de combat... En ville, avant même que la victoire soit officiellement proclamée par les communistes, des bandes de gamins circulaient à mobylette en arborant des drapeaux vietcongs bleus et rouges hâtivement bricolés. Ivres, peu nombreux, ils tiraient des coups de feu en l’air pour se faire entendre et prenaient soin d’éviter les zones où se concentraient encore quelques unités de rangers. Roman était leur prisonnier. Avec lui, un journaliste belge, deux italiens membres d’une organisation humanitaire et un prêtre franco-vietnamien. Ils savaient que d’autres européens étaient maintenus prisonniers dans d’autres parties de l’hôtel. Roman avait malgré tout été soigné et ses douleurs s’estompaient. Son ouïe était complètement revenue et on lui avait donné des vêtements propres. Les captifs étaient encore mieux traités depuis que les soldats nord-vietnamiens avaient fait leur apparition. Enfin pouvait-on les voir, ces fameux Bo-doï qui avaient semé tant d’effroi devant eux. Des jeunes hommes – très jeunes, pour certains d’entre eux – vêtus d’uniformes verts trop larges, coiffés de casques en feuilles de bananier tressées. Souriants et polis, ils n’avaient rien des démons sanguinaires de la légende. Ils étaient encadrés par les Can-bô, des sous-officiers un peu plus vieux et moins souriants, des vétérans des guerres précédentes contre les Français puis contre les Américains. Un de ces officiers venait rendre régulièrement visite aux prisonniers de l’hôtel international. Il apportait quelques nouvelles. - Le général fantoche Truong a réussi à échapper aux troupes révolutionnaires. On raconte qu’il s’est enfui à la nage, aucun des navires envoyé par les impérialistes américains n’ayant accepté de le prendre à son bord. « Les agents impérialistes ont ouvert un aérodrome près des montagnes de marbre, ainsi peuvent-ils préparer leur fuite mesquine loin du bruit des canons de la Libération et gagner les porte-avions américains qui narguent nos côtes au mépris du cessez-le-feu… « Les forces combinées du gouvernement révolutionnaire provisoire et les soldats de la république démocratique du Viêt-Nam ont obtenu la rédition des derniers criminels à la solde de Saigon. Da Nang est enfin libérée. « A l’aéroport, la foule a acclamé ses libérateurs. Dans les rues, les drapeaux mêlés du GRP et de la république démocratique flottent ensemble aux balcons. Et nos soldats sont partout applaudis... Etc, etc… Croyait-il un seul instant que son discours dogmatique absurde allait être entendu par ses prisonniers ? Tous avaient vu ces milliers de réfugiés fuir devant l’avancée des armées tonkinoises ; tous savaient que le GRP et ses maquisards n’étaient qu’une jolie vitrine et qu’à l’exception de l’action misérable d’une poignée d’opportunistes, l’Insurrection tant vantée par le discours officiel des communistes n’avait eut lieu nulle part... De toute façon, Roman restait étranger à tout ce qui l’entourait. Il n’avait plus goût à rien. Ses pensées étaient exclusivement tournées vers Minh. Il espérait de toute son âme qu’elle ait pu s’enfuir, se réfugier quelque part, se mettre à l’abri des combats ou des bousculades de la foule hystérique... Après quelques jours d’attente, les Bo-doï enlevèrent le prêtre vietnamien. Il avait perdu son passeport français et les communistes refusaient de consulter le consulat de France à son sujet. Sans le dire, les quatre européens ne se faisaient pas d’illusion sur le sort du pauvre père... Puis le Belge et les deux Italiens furent confiés à la Croix rouge qui avait été exceptionnellement autorisée à approcher les centaines de milliers de réfugiés encore présents en ville. Aveu implicite de l'inaptitude des conquérants à gérer la catastrophe humanitaire en cours… - Je me suis renseigné sur toi, camarade, fit le Can-bô à Roman. Tu aurais pu dire plus tôt que tu es un diplomate polonais en mission. Ton séjour dans cet hôtel parmi nos frères étrangers égarés aurait été plus court. - Je... j’étais blessé. Je ne savais plus trop ce qui se passait... - Nous nous sommes permis de planifier une étape de ton retour. Dés que l’aéroport sera réouvert, un avion viendra te chercher et t’emmènera à Hanoi. De là, tu pourras gagner l’Union Soviétique, puis la Pologne. Et ainsi fut-il. Le 12 avril, l’âme déchirée par la perte de son aimée, Roman fut jeté dans un Antonov nord-vietnamien. L’aéroport avait été complètement vidé de ses intrus et les pistes nettoyées. L’avion put décoller très vite, ne laissant au jeune polonais que trop peu de temps pour contempler une dernière fois la ville martyre depuis l’étroit hublot. Prenant de l’altitude, l’Antonov fit un demi-tour et se dirigea vers le nord. Juste avant de percer les nuages, Roman put voir la ville et quelques-uns des lieux délicieux pour lesquels Minh avait été sa merveilleuse accompagnatrice : Les montagnes de marbre, la baie et ses grandes plages de sable fin... Au loin, il crut distinguer les minuscules silhouettes de dizaines de grands navires. Peut-être Minh était-elle à bord de l’un d’entre eux ?... Dans un soupir, il se remémora son sourire, ses gestes harmonieux, la profondeur de son doux regard... il entendit son rire, sa voix suave... il contempla les courbes parfaites de son corps, voilées par les plis soyeux de l’ao daï, la robe traditionnelle des femmes vietnamiennes, ou dissimulées sous une impeccable chemise blanche et un léger pantalon de toile. « Les feuilles étaient longues, l’herbe était verte, Les ombelles de ciguë hautes et belles. Et dans la clairière se voyait une lumière D’étoiles dans l’ombre scintillante. Là, dansait Tinuviel Sur la musique d’un pipeau invisible, Et la lumière des étoiles était dans ses cheveux, Et dans ses vêtements miroitants... » Il la revit défaire gracieusement ses cheveux dans la pénombre de sa chambre tandis que son délicat parfum se répandait doucement... Puis ce fut tout... Da Nang disparut tandis que l’Antonov traversait les nuages. Ainsi se fermait, sous un rideau de pâles alto-cumulus, un prodigieux chapitre de sa jeune vie. L’avion passa au-dessus d’Hanoi quelques heures plus tard, survolant le fleuve rouge et les cent lacs de cette incroyable Lacédémone de l’extrême Orient. Puis le vol prit fin à l’aéroport de Noi Bai, loin du centre de la capitale tonkinoise. Roman vivait ce voyage comme un rêve aussi brumeux qu’interminable... Il souffrait continuellement de l’absence de Minh. Il ne pensait à rien d’autre qu’à elle... Des aigreurs douloureuses vrillaient son estomac, de désagréables fourmillements ankylosaient ses membres et de brutales sensations d’étouffement lui prenaient la poitrine plusieurs fois par heures. Minh... Si seulement il pouvait savoir ce qu’elle était devenue... Si seulement il existait un espoir, aussi mince soit-il, de la revoir... Une longue attente à l’aéroport, au milieu d’une foule de soldats et de civils policés et silencieux. Puis un nouvel avion militaire. Aux couleurs de l’Union soviétique, cette fois. Ce fut alors l’adieu au Viêt-Nam et un très long voyage au-dessus de la Chine, vers le nord, vers la Sibérie, vers l’aéroport d’Irkoutsk. Là-bas, encore des heures d’attente, à contempler les monts du Baïkal sous un ciel d’un azur éblouissant, avant de prendre un troisième avion pour Moscou. Enfin, de Moscou, un Tupolev Tu-154 flambant neuf de l’Aeroflot, la compagnie commerciale soviétique, restitua Roman Jaslo à sa mère patrie. Warszawa...Varsovie. Elle aussi fut autrefois une ville martyre... L’ennemi était alors allemand et nazi. Le voyage enfin terminé, le jeune homme huma l’air du haut de l’escalier mobile d’accès, comme s’il espérait retrouver d’anciennes sensations. Mais rien ne revenait. Sa tête était encore remplie des émotions multiples récoltées à Saigon et à Da Nang. Il repensa à ces images des vétérans américains revenus de la guerre du Viêt-Nam ces dernières années... Leur air triste et fatigué, l’impression que malgré leur retour au pays, ils étaient encore... ailleurs. Sur le tarmac de l’aéroport de Varsovie, Roman reconnut l’homme au magnétophone. Vêtu d’un imperméable gris et d’un chapeau de gangster, il ressemblait à une caricature d’espion soviétique. A ses côtés se trouvaient deux policiers en uniforme. Charmant comité d’accueil ! L’homme au magnétophone sourit à Roman et sortit un livre de sa poche qu’il agita malicieusement au-dessus de sa tête. Le jeune homme reconnut instantanément le Seigneur des Anneaux. Son Seigneur des Anneaux. De nouveaux ennuis en perspective... Et pourtant, d’après l’horoscope vietnamien, l’année du Chat aurait du être une année de grandes perspectives, de réussite, de chance... Roman eut une émouvante pensée pour Minh. Et en pensée, il lui envoya un tendre baiser d’Adieu. Puis il respira profondément comme le fit autrefois Sam Gamegie, au seuil de Cul-de-sac. - Eh bien, me voici de retour, dit-il. 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J'avoue que Tolkien y est pour très peu, mais c'est la métaphore de l'arbre qui (je l'espère) fait que mon histoire n'est pas trop déplacée ici.

Sur un chemin environné de fleurs, encadré de vallons aux courbes gracieuses, avance un pantin aux grands yeux de soucoupes. Ses bras inertes se balancent mollement au gré de sa démarche anguleuse.

Tout, autour de lui, respire la fraîcheur et la beauté de la vie, mais lui, quoiqu’avide du paysage, porte en sa dure poitrine un cœur plus aride que le désert saharien. Il n’y a pas de sang chaud qui coule dans ses veines, ses membres sont traversés par des fibres desséchées. Un charmant visage au doux sourire éclaire sa face exsangue, mais ses yeux sont étrangement éteints. A voir paraître un tel personnage, on s’attendait à une explosion d’exubérance : il est sorti des ténèbres. Derrière lui tout est sombre, devant, il n’y a que de la lumière. Mais l’obscurité semble avoir tout éteint en lui : son regard, vidé de toute expression, porte sur l’horizon et semble scruter des images invisibles. Tout est dur en lui, à commencer par son cœur : ce cœur semblable aux tiges de bois qui forment sa carrure et ses membres. Il erre donc sans but, mais paraît cependant attendre quelque chose. Comment cela se pourrait-il ? Et pourtant... d’infimes détails font penser que ce n’est pas le vide absolu dans cette petite tête ronde qui dodeline paisiblement. Parfois, il tourne ses yeux pour contempler une fleur plus belle que les autres, son regard se trouble et ses bras se raidissent, mais, bien vite, il crispe ses poings dans un réflexe aussi sauvage que discret. Son pas s’était ralenti, il reprend maintenant de la vitesse et son visage redevient inexpressif. Tout cela se fait si vite que le mouvement impertinent de ses sentiments s’efface de nos souvenirs et restent uniquement sous l’apparence du rêve.Il semble ne pas me voir, c’est pourquoi, enhardi, je le suis pas à pas. Au bout de quelque temps son manège me frappe et je réalise que jusque là je n’avais rien vu de lui. Ses mouvements répétés, raidissements et crispations, trahissent d’autres mouvements plus secrets : ceux de l’âme. Tout à l’heure ce pantin heurtait ma curiosité, maintenant il attire ma sympathie. Son cœur que je croyais de glace, fond doucement et s’écoule au bord de ses yeux.Petit pantin aux yeux brillants, te voilà maintenant tout transis. Des frissons te parcourent et tes paupières s’abaissent comme pour garder la pudeur de ton désarroi. Voilà que tu t’arrêtes, tes jambes soudain fléchissent, tu tombes d’un seul coup, genoux et mains à terre, et la tête baissée. Petit pantin aux yeux brouillés, pourquoi t’es-tu arrêté ? Tu ne voyais plus ton beau chemin ? Pourquoi pleures-tu ? As-tu besoin qu’on t’aide? Veux-tu que je te console? Petit pantin aux yeux brouillés, pourquoi pleures-tu?Mais le petit pantin, assis sur ses chevilles et les yeux cachés dans ses mains, ne peut pas m’entendre car ses lourds sanglots couvrent ma voix.Au bout d’un moment il semble prendre conscience de ma présence, il lève sur moi des yeux remplis de tristesse et qui me font mal. Il me paraissait heureux et cet éclat inattendu d’un chagrin si grand me dévoile ce que jusqu'alors il cachait à tous: une plaie vive aux bords de son âme déchirée. Je m’approche doucement de lui et je lui prends la main. Sa peine m’a désemparé, je voudrais raffermir mon cœur pour pouvoir consoler le sien. Pour qu’il me donne toute sa confiance et puisse ainsi tout me raconter, je le regarde droit dans les yeux afin qu’il lise dans mon regard toute ma compassion.Parle-moi, petit pantin, raconte-moi ton malheur...

Sa bouche s’ouvre, mais les paroles qu’il prononce sont d’abord inaudibles ; elles me parviennent enfin, mais je ne les comprends pas. Je ne sais pas ce qu’il dit... C’est à mon tour d’être malheureux. Je voudrais tant l’aider et je ne peux même pas partager son malheur ! Il fait de grands gestes pour me montrer la nature, le magnifique paysage. Soudain, dans un enchantement, ses paroles deviennent pour moi choses claires.

« Là-bas, là-bas... c’est si beau ! Je voudrais tant... je ne peux pas! Je ne peux plus... c’est si beau... si beau ! »

« Qu’y a-t-il là-bas? Que voudrais-tu faire? Pourquoi ne pourrais-tu plus le faire ? »

Avant de panser une âme, il faut vider la plaie...

« Dis-moi ton secret, petit pantin... »

« Avant, je ne regardais jamais autour de moi, j’avançais comme poussé par le vent. Un jour, j’ai vu combien les fleurs étaient belles, je voulais en cueillir une... je... je ne suis pas un pantin ! »

Cette exclamation qui vient de jaillir du fond de son cœur me touche comme la piqûre d’une guêpe sur le front. Abasourdi, je ne sais rien répondre sinon un pitoyable : « Comment ?! » « Je suis un petit garçon! J’étais avant aussi souple qu’une feuille et maintenant je suis devenu plus raide que la plus raide des banches d’un vieil arbre... je n’ai pas senti mes membres s’engourdir et j’avançais toujours sans faire attention aux magnifiques paysages. Tout à l’heure, j’ai vu un écureuil sur la branche d’un arbre, j’aurais voulu m’approcher pour le contempler. Hélas! Tout est durci en moi, et je ne sais plus rien faire que marcher tout droit comme une mécanique. Et puis l’écureuil est descendu, il s’est approché de moi, tout près, juste au bord du chemin. Il me suivait. A cet instant j’eus la folle envie de lui courir après, mais ça non plus je ne sais plus le faire. Alors, je me suis soudain senti si triste que mon cœur a explosé. »

C’était donc cela le secret du faux petit pantin!

« Ne t’en fais pas, va... petit bonhomme... ce n’est pas grave. Je te promets que bientôt tu pourras courir après les écureuils, et aussi faire un très gros bouquet. Tu te sens très malade et tu crois que jamais tu ne pourras guérir... tu te trompes... »

Ses yeux de soucoupe sont agrandis par l’intérêt, ils reflètent une légère incrédulité.

« Tu te vois par terre, tu penses que tu ne pourras pas te relever... mais tu n’es plus tout seul maintenant. Je suis là, avec toi, et je vais t’aider à te relever, viens ! »

Il pose sur mon bras une petite main tremblante et se hisse péniblement sur ses deux baguettes de jambes. Et alors, je lui dis:

« Je vais te confier mon secret... autrefois j’étais tout comme toi et j’ai fait mes mêmes bêtises que toi. Alors je me suis retrouvé dans ta situation, j’étais devenu une sorte de petit pantin. J’ai été si malheureux que tu as pu l’être jusqu’à maintenant. Et puis on m’a aidé et tout est allé mieux, j’ai retrouvé la joie. Aujourd’hui je t’aiderai. Tu peux te réjouir : si tu mets tous tes efforts, tu t’en sortiras. Et comme tu sais bien où cela ne va pas, tu vas pouvoir tout arranger. Sache que tu vas guérir, tu vas t’en sortir, il ne peut pas en être autrement. Et si tu en es persuadé, tu es déjà à moitié guéri. »

Alors, mon faux petit pantin, mon vrai petit bonhomme, m’adresse un grand sourire à travers ses larmes toutes brûlantes de joie. Avec un grand effort il entoure mon cou de ses bras. Ses membres craquent, il doit avoir mal, mais il rit il rit de bonheur. Et nous reprenons le chemin, la main dans la main.

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