Les aventures de Théodore et Balthazard

 

Épisode 1 – Le Seigneur des Anneaux, Quête ou Anti-quête

“Ce n’est pas une quête, vraiment ? Ce n’est pas par esprit de contradiction que j’interviens, mais pour moi, il n’en est pas de plus belle. Les actions de Frodon contribuent à l’accomplissement d’un même objectif : la Quête qu’il s’est fixé, c’est-à-dire la destruction de l’Anneau. Pour y arriver, il traverse les épreuves et les dangers et irrésistiblement, il s’en rapproche. “

Balthazard leva un sourcil et toisa de haut son interlocuteur. Il fit un geste vague de la main et se mit à regarder fixement la fenêtre contre laquelle battait la pluie comme pour se convaincre qu’il fallait bien dire quelque chose. Il battit des mains et sentant sur lui le regard interrogateur de l’autre, répondit enfin :
” Bonjour. euh je vous demande pardon ? Frodon, le critique de cinéma ? Ah mais mon cher, Frodon devrait faire attention à ce qu’il dit !
– Excusez-moi cher Monsieur, mon enthousiasme m’emporte, comme bien souvent. Je m’appelle Théodore, Théodore Rastignac. Écrivain sans inspiration, poète sans imagination, je ne fais que révérer ceux qui ont le talent que je n’ai pas. Mais je reste toujours curieux et désireux d’échanger avec mes contemporains. Et là, en vous entendant lire tout haut votre texte, je n’ai pu m’empêcher de vous répondre. J’espère ne pas vous avoir offensé, tel n’était pas mon dessein. Vous évoquiez Frodon comme un critique de cinéma. Je ne suis pas sûr de vous comprendre, pourriez-vous me dire à quoi vous pensez exactement ?
– Mais oui, le critique de cinéma. De quel Frodon voudriez-vous parler ?
– Et bien, LE Frodon, Frodon Sacquet, le Porteur de l’Anneau.”

Balthazard se retourna soudain et couva du regard l’ensemble de la pièce aussi longtemps que la politesse le lui permettait. Il cherchait un moyen de fuir. Résigné, il dit d’une voix d’outre-tombe :
” Le porteur de l’Anneau ? Mais oui, bien sûr le Porteur de l’Anneau ! Et comment va-t-il ce cher ami ? A-t-on des nouvelles de lui ? Nous avons fait les quatre cents coups ensemble. Cela me rappelle ma jeunesse… “. Il essuya une larme.
– Vraiment, fit Théodore d’un air narquois ! Un ami à vous ! Quels moments formidables vous avez dû vivre. S’il vous plaît, racontez-moi. Quelles cocasseries avez-vous infligées à vos amis, car je suppose que ces quatre cents coups n’étaient pas tous dénués de malice ?
– Cocasseries ? Malice ? Un peu de retenue jeune homme, s’écria Balthazard ! Vous permettez ? “

Il se retourna et traversa la pièce en sifflotant d’une démarche chaloupée. Rastignac lui courut après.
” Je crains de vous avoir irrité, ne m’en portez pas grief, je vous prie, dit-il. Soyez indulgent avec un être qui ne cherche qu’une agréable compagnie. “

Balthazar s’arrêta et soupira. Un lourd silence tomba, entrecoupé seulement par les bruits de la tempête.
” Bon, dit enfin Balthazar d’une voix de stentor essoufflée. Dites-moi donc ce qui vous possède au point d’en paraître tout retourné. Après tout, pourquoi ne pas débattre. Vous m’amusez, j’aurai au moins le loisir de me divertir pour enfin ne plus penser a rien. ” Et comme pour donner corps a ces dires, il fixa sur Rastignac ses yeux d’eau, d’un regard pénétrant.
– Voyez-vous, je me demandais si vous aviez cette même inclination que moi qui veut que je réagisse à mes différentes lectures, dit Théodore intimidé. Parmi elles, l’une de mes favorites est sans conteste Le Seigneur des Anneaux. Sur cette oeuvre, les avis divergent, les opinions font front. Peut-être certaines interrogations vous rongent-elles l’esprit en ce moment même ? Pour moi, elles sont légions et me martèlent la tête chaque jour.
– Très bien, très bien, mais poursuivez donc ! Quelles sont ces questions qui vous rongent ?
– Mon Dieu, comme je vous le disais à l’instant, elles sont aussi nombreuses que les nic-briqueux de Sam Gamegie. Je crois que je pourrais en poser des dizaines. Certaines sont davantage liées au récit en lui-même et à l’enchaînement des événements ; d’autres sont plus, comment dirais-je, “existentielles”. Je me demandai donc si vous aviez vous aussi cette lecture à plusieurs niveaux. A mon sens, c’est justement l’un des intérêts majeurs de l’oeuvre de Tolkien : étudier par quantité de prismes et de filtres une oeuvre qui a marqué mon imagination à tout jamais.
– Existentielles ? Oui, posons-nous des questions existentielles ! Pour moi, je ne lis une oeuvre qu’à un seul niveau : le mien !, ricana-t-il. Je vous écoute.
– Eh bien, vous avez dit à voix haute tantôt que Le Seigneur des Anneaux n’était pas une quête. Je voulais apporter un démenti sur ce point car pour moi, l’histoire de Frodon n’est rien d’autre, il part véritablement à la recherche de quelque chose de mystérieux qui entretient l’espoir et la motivation de celui qui cherche. “

Balthazard à ces mot pris Rastignac par le bras et, le soulevant presque, l’amena au milieu de la pièce où il le fit asseoir rudement sur un des deux fauteuils étroits qui les attendaient là.
” Comment ? dit-il, en tentant, à grands renforts de ‘hum!’, de s’installer aussi confortablement que sa corpulence le lui permettait. Ah ça cher ami, voilà qui est étrange ! Cela mérite une vraie discussion. Vous entendez des voix ma parole, car je ne me souviens pas avoir parlé à voix haute ! Quant à cette histoire de quête, vous devez plaisanter, Le Seigneur des Anneaux, n’est pas une quête et c’est là son originalité. Détruire l’Anneau, se défaire de la tentation oppressante de la domination, renoncer au pouvoir qui asservit, et non partir à la recherche de je ne sais quel absolu qui n’existe pas. Une quête ! Hé hé hé ! Hi hi hi ! Ho ho ho ! “
Rastignac eut un peu de mal à reprendre son souffle après cette empoignade soudaine.
” Malgré le rire qui vous prend, je dois confirmer mes propos, dit-il. Je partage votre point de vue, il s’agit ici de détruire, non de conquérir ou de trouver. Mais qu’entend-on par Quête ? C’est l’action d’aller à la recherche. Frodon part bien à la recherche de quelque chose même si ce n’est pas d’un objet. Il part à la recherche de la liberté qu’il a perdu lorsqu’il a accepté sa mission. Non seulement la sienne, mais celle de l’ensemble des peuples libres de la Terre du Milieu. Ne croyez-vous pas que c’est cela, la véritable quête ? Trouver un symbole et non un simple objet ? Cet absolu, il existe. “

Le visage de Balthazard se fit soudain sérieux.
” Mais saisissez-vous tout ce que le mot quête recouvre ? fit-il dans un murmure. Il renvoie aux récits traditionnels de quête, et ne dit pas la spécificité du Seigneur des Anneaux, le premier récit épique dénonçant la vanité de la conquête et la corruption du pouvoir. Le Seigneur des Anneaux est une Anti-quête. Et vous vous trompez sur la liberté. En disant à Fondcombe dans le silence des esprits qui doutent “Je prendrai l’Anneau, même si je ne connais par le chemin”, Frodon ne perd pas sa liberté, bien au contraire, il l’exerce enfin, il n’a jamais été plus libre. Il exerce sa liberté de renoncer aux choses. Quant à cette histoire d’absolu, laissez-moi rire, quel absolu ?
– Ecoutez, je me rends bien compte que le mot quête est porteur à lui seul de quantité de récits entrés dans l’imaginaire de nos cultures occidentales. Mais ce n’est pas parce qu’un mot à un sens particulier que nous ne pouvons lui en accorder un autre ! Je ne nie pas la spécificité du Seigneur des Anneaux. Mais pensez-vous vraiment que Frodon exerce SA liberté ? Croyez-vous donc que lorsque Frodon dit ” J’emporterai l’Anneau “, il ne réponde pas à une obligation morale ? Il est vrai que cet engagement est lourd de conséquences pour lui mais pouvait-il en être autrement ? Aucun des Sages ne veut revendiquer la possession de l’Anneau, aucune solution alternative à sa destruction n’est envisageable. Frodon pouvait-il vraiment refuser ce qui devait être fait ?
– Oh que oui, il aurait pu refuser. Nos obligations morales sont à la mesure de l’idée que nous nous en faisons, je crois bien. Si nous avions parlé d’Aragorn, je vous aurais concédé ce point. Porteur sans doute du sentiment de culpabilité du refus d’Isildur de détruire l’Anneau, consumé par son amour pour Arwen et hanté par l’idée qu’il doit se montrer digne des espoirs placés en lui, Aragorn n’est pas tout à fait libre. Pour Frodon, c’est autre chose. Sans doute exerçait-il une sorte de libre-arbitre quand il décida sur Amon Hen d’entrer seul en Mordor. Quant au sens du mot quête, pour revenir au sujet qui nous préoccupe, prévenez d’abord qui vous lit ou vous écoute si vous voulez vous en affranchir ! Le mot anti-quête possède cette qualité d’attirer le regard. On pourrait même avancer que Frodon, cet anti-héros aux proportions ridicules, mène une anti-quête tandis que Gollum, son double, celui qu’il aurait pu devenir, mène une quête. Si vous voulez à tout prix inscrire votre livre favori dans la continuité des récits de quêtes, indiquez en quoi il départ de ses prédécesseurs ! “

Balthazard s’était échaudé au fur et à mesure de sa diatribe, et finit sa dernière phrase le corps penché en avant, les yeux rivés sur ceux de Rastignac, qui avait fini par regarder ses pieds.
La tête baissée, Théodore souriait. Il secoua la tête en haussant les épaules.
” Le libre-arbitre dites-vous ? Oui, sans aucun doute. Frodon a pris sa décision seul, il pouvait refuser ou accepter, le choix lui était donné. Il a exercé son libre-arbitre, mais non sans influence. Celui qui est libre de ses décisions ne l’est pas forcément de ses actes. Frodon a choisi de conduire l’Anneau sur le Mont du Destin, mais à l’heure du choix, de nombreux regards était posés sur lui et il pouvait difficilement se dérober. Qu’auriez-vous fait, vous-même, sachant la conséquence terrible d’un refus ? Oui, nos obligations morales sont à la mesure de l’idée que nous nous en faisons, et c’est justement parce que Frodon en a une haute opinion qu’il a pris l’Anneau. Le refuser aurait été un refus total d’assumer son devoir, un rejet de sa part de retrouver tout ce à quoi un Hobbit aspire, la Paix. La quête, c’est celle de Frodon et de ses compagnons pour leur Salut. C’est une quête pour échapper à la damnation de Sauron et en fin de compte, pour Frodon, retrouver sa quiétude et apaiser le tourment de son âme. Détruire l’Anneau n’est que le moyen, pas la fin. “
Balthazard se redressa et contempla ses énormes mains.
” J’entends bien, mais vous omettez d’associer certains thèmes du livre à cette destruction en ne parlant que de quête. Allons, nous sommes seuls dans cette pièce, personne ne saurait que vous vous avouez vaincu. Et mettons de côté cette question du libre arbitre, il y a là trop à dire et les méandres de la conversation nous feraient perdre de vue notre sujet de départ.
Théodore partit d’un rire clair et sonore..
– “Vous êtes impayable ! M’avouer vaincu ? Ce serait mal me connaître. D’ailleurs, il m’importe peu de savoir si j’ai tort ou non, ce qui m’intéresse, c’est d’avoir un débat d’idées avec vous, rien de plus. J’ai fait vou de diplomatie envers mon prochain, je vous concéderai la victoire si elle est évidente. Néanmoins, les joutes verbales étant mon plaisir, il me plairait de continuer celle-ci. “
Théodore porta son verre à ses lèvres et sirota une gorgée de Madère. Après un claquement de bouche, il reprit :
– “Prenons l’exemple de la Quête du Graal. A l’origine, ce nom ne désignait qu’un banal récipient, une écuelle par exemple. Mais selon l’interprétation chrétienne, le Graal est le calice qui servit à la Cène et dans lequel Joseph d’Arimathie recueillit ensuite le sang qui s’épanchait de la blessure du Christ, causée par la lance du centurion Longin. Evidemment, les différents héros de la littérature ne sont pas mis en quête de l’objet mais du symbole et de ce qu’ils pourraient en retirer. Le Seigneur des Anneaux reprend ce thème médiéval où la quête n’a pas pour but la recherche ou la perte d’un trésor mais d’un objet qui fait allusion à quelque chose de perdu ou de caché. Allons, tentons-nous de trouver un arbitre à notre discorde ? Que pensez-vous de restituer leurs paroles aux protagonistes du Seigneur des Anneaux, voire à Tolkien lui-même ? Nous y trouverions sûrement des éléments de réponse.
– Eh bien, les vers ne mangent pas encore votre cadavre, il se débat encore ! Je sais tout cela, et c’est avec une tristesse infinie (il se mouche) que je dois constater que vous ne proposez rien de nouveau dans votre argumentation. Pis même, vous baissez pavillon et vous demandez à débattre par procuration. Holà Frodon, venez donc débattre à ma place je ne le puis plus ! Venez donc dire le mot “quête”, je me noie sans vous ! Tenez, pour le plaisir du jeu, je vous laisse faire venir vos amis, quoique les personnages de roman ne soient pas toujours les mieux placés pour parler de ce qu’ils font, de ce qu’ils sont, et du fond des choses. “
Il but d’un trait son verre de Madère et laissa voir dans une espèce de sourire hideux ses dents petites et folâtres.
Théodore, piqué au vif, rétorqua :
– ” Vous me reprochez mon manque d’argumentation, mais vous-même, qu’avez-vous dit ? Vous me martelez ce préfixe ‘anti’ et vous vous y accrochez comme le naufragé à sa bouée, mais vous ne le justifiez que par une simple pirouette. Parce que Frodon détruit l’Anneau au lieu de le quérir, vous faites de l’ensemble du Seigneur des Anneaux une anti-quête ? Moi, je vous affirme que le Seigneur est un conte et qu’il entre dans les canons de la littérature tels qu’ont pu les décrire certains théoriciens. Et ce, malgré le contre-pied que vous prenez et le fait que l’on puisse lire parfois que Frodo est une sorte d’anti-Bilbo car l’un est le destructeur et l’autre l’inventeur de l’Anneau. Je ne vous ferai pas l’injure de vous rappeler ce qu’ont pu dire ces théoriciens, mais je vous préciserai néanmoins que l’un d’eux présente la quête du héros comme un élément fondamental. Malgré tout le respect que je porte à l’oeuvre de Tolkien, le genre existait bien avant lui et il en était conscient.
– Allons, allons, jeune homme, ne prenez pas la mouche, dit Balthazard, d’un air amusé. Je vais vous préciser plus avant ce que j’entends par le terme ‘anti-quête’. Je comprends bien que le Seigneur des Anneaux se place sous l’égide de la tradition littéraire de la quête, et qu’une quête est aussi un voyage intérieur. The Searchers était le titre original de La Prisonnière du Désert de John Ford, que vous avez du voir. John Wayne y recherche sa nièce pour la tuer parce qu’elle s’est compromise avec ces indiens qu’il hait tant. Mais lorsqu’il la retrouve enfin, après sept années de quête, il la laisse en vie, et se libère peut-être alors du racisme qui l’habitait. Nous convenons donc qu’une quête est à la fois la recherche d’une chose et une conquête sur soi. Mais pour ne pas diminuer la singularité du Seigneur des Anneaux, je veux trouver une formule qui véhicule aussi bien la notion de quête intérieure de Frodo et son cheminement vers ce que Tolkien appelle sa ‘sanctification’, que l’idée d’une renonciation à l’Anneau, c’est à dire au pouvoir et à la machine. La formule ‘anti-quête’, ramassée et claire, me semble avoir les qualités requises. Elle renvoie vers une tradition littéraire et convoque l’idée de renonciation. Cela vous semble-t-il être une argumentation valable ou tenez-vous à ce que nous finissions par nous entretuer ? Nous ne pouvons sortir de cet étrange lieu, et on nous a indiqué tantôt que cette tempête ferait rage une heure encore, alors ou l’un de nous cède ou nous en venons aux mains. C’est toujours ainsi que j’ai conçu les discussions. Bon, qu’avez-vous à me dire maintenant ? “
Théodore soupira :
– ” S’il vous plaît, cela trois fois que vous me servez du ‘jeune homme’, je vous remercie de cesser cela. L’âge n’a rien à voir dans notre histoire et je n’ai que faire de votre condescendance. “
Sans signe annonciateur, d’une voix plus forte, il proclama :
– ” Ainsi, il ne saurait y avoir de demi-mesure, l’un de nous devra céder ? Et bien soit ! “
Il se leva brusquement en relevant ses manches, toisa Balthazard d’un regard plein de colère, et alla attiser le feu dans l’âtre, où les bûches fraîchement posées faisait entendre leur torture, d’un geste sec. Les flammèches bondissaient en tumultueuses volutes. Les rugissants éclairs du dehors illuminèrent soudain l’intérieur chaud et boisé de l’auberge et imprimèrent, pour une fraction de seconde, un masque fantomatique sur le visage rubicond des deux hommes.
Théodore continuait de réveiller les flammes endormies à l’aide d’un soufflet.
– ” ‘Sanctification’, continua-t-il. Le mot est de Tolkien, mes félicitations pour cette référence. Tolkien parle en effet de l’ennoblissement des humbles et de la sanctification de Frodo, mais il mentionne également son ‘apostasie’ et sa ‘renonciation’ à la quête qu’il s’était fixé. Et c’est là, oui, c’est là le terme que vous auriez dû employer. Là se trouve la singularité du Seigneur des Anneaux car le héros traditionnel erre infiniment mais ne faillit pas lorsqu’il est si près du but, alors que Frodon verra au dernier moment sa volonté brisée par l’Anneau, incapable de lui résister. “
Furieux, Balthazard se leva et saisit son siège qu’il souleva comme un rien. Tel l’Hercule de Farnèse brandissant sa massue, il se tourna vers Rastignac en soufflant et en grognant.
” Vous ne m’avez pas compris jeune homme, s’écria-t-il ! Je ne parlais pas de la renonciation à la quête mais de la renonciation au pouvoir, à la machine, à l’Anneau par sa destruction ! Deux concepts différents, que vous semblez avoir dû mal à saisir ! Ah que je hais cet endroit infect ! “
Le colosse s’empara aussi du fauteuil de Rastignac, et s’avança à pas lourd vers l’âtre où il déposa son fardeau au coin du feu comme s’il s’était agi de jouets des nains des Monts de Fer.
” Nous aurons plus chaud assis ici. Et cessez donc vos mouvements brusques ! Vous êtes en dehors du sujet. Sinon oui, cet échec de Frodo est une autre singularité du Seigneur des Anneaux.
– Aaaghh ! Je vous ai dit d’arrêter avec ce ‘jeune homme’, espèce de vieille locomotive vrombissante ! Une fois de plus et, tempête ou pas, je quitte cet endroit et vous laisse à cette solitude qui doit vous être coutumière et que vous appréciez sûrement. Ceci dit, reprenons nos esprits, vous avez raison. “
Théodore courut s’emparer de la bouteille restée sur la table, en versa une généreuse rasade dans chacun des deux verres et, les mains chargées, rejoignit sa place. Il se versa une lampée de Madère dans le gosier, reposa son verre et se frotta les mains face à la chaleur du feu.
– ” Je crois que les mots sont parfois impuissants à exprimer des sensations qui sont enfouies au plus profond de notre être. Une différence irrémédiable semble nous opposer puisque, contrairement à vous, j’ai une nette propension à penser positivement. Je considère avant tout l’aspect positif du rôle de Frodon et mets en exergue ce qu’il veut conserver et protéger, sa vie paisible et la liberté des peuples, plutôt que ce à quoi il veut renoncer, le pouvoir et l’Anneau. C’est une simple question de point de vue, une quête pour moi, son contraire pour vous. Êtes-vous d’accord avec cela ?
– Non, pas tout à fait. Vous ne pouvez réduire nos discours à une opposition entre l’ombre et la lumière, le négatif et le positif. Mais je perçois le renoncement conscient comme un geste vrai et rare, alors que l’instinct de conservation est de tous les instincts le mieux partagé et le moins noble. Peut-être pourrait-on parler alors d’une quête du renoncement. Il s’agit d’une quête bien particulière, si c’en est une. “
Il but d’un trait son verre de Madère et s’absorba d’un air las dans la contemplation des flammes.
” Ne trouvez-vous pas qu’il fait de plus en plus froid ? “, reprit-il soudain.
A peine Balthazard eut-il terminé sa phrase que, dans un fracas épouvantable, le verrou de la lourde porte d’entrée céda, sous la force du vent, en laissant derrière elle une ouverture béante sur la nuit. Un tourbillon glacial s’engouffra dans la pièce, fit voler les tentures, renversa les tables et les chaises. Théodore bondit de son fauteuil et aida l’aubergiste à refermer la cicatrice du mur.
Il s’en retourna vers sa place essoufflé, but une longue gorgée de Madère et poursuivit :
– ” Pour répondre à votre dernière question, oui, il fait vraiment plus froid, il règne un froid polaire même. Et pour ne rien arranger, ce satané vent a soufflé les flammes que j’avais éveillées avec tant de mal. Mais je sais comment me réchauffer autrement ” Il but un autre verre. D’une voix de moins en moins assurée, il continua :
– ” Quant à l’ombre et à la lumière, Le Seigneur des Anneaux n’est pas une oeuvre manichéenne, loin s’en faut, et passe par toutes les variations possibles de ces couleurs. Mais nous nous égarons et j’ai bien peur que nous ayons perdu notre idée première “
– ” Certes oui, nous nous égarons, fit Balthazard, mais en bonne compagnie ! Ce Madère est excellent ! “
Il remplit de nouveau son verre.
– ” Vous avez bien raison, excellent, ce Madère. Savez-vous où l’aubergiste se le procure ? ” chuchota Théodore à l’adresse de Balthazard”.
Sans prendre le temps de respirer, il continua :
– ” Vous avez parlé de quête particulière, cela me semble préférable à anti-quête. A mon sens, Frodon porte son regard vers le point à atteindre et non vers l’objet à détruire. Sa quête se situe au-delà de ce qu’il peut voir, il doit arriver à ce point, peut-être de non-retour, et s’il y arrive, sa quête sera accomplie. Si ma mémoire est bonne, Tolkien disait que Frodon a entrepris sa quête par amour. Pour sauver le monde du désastre mais en totale humilité car il sait pertinemment qu’il est totalement inadéquat pour cette tâche. Et c’est la pitié de Bilbo puis de Frodon, en épargnant Gollum, qui a fait le succès de cette quête. Sur ce, trinquons !
– Très bonne idée, trinquons, s’écria Balthazard ! Et puisque nous sommes entre amis, je dois vous faire une petite confidence. Je crois le terme quête particulière plus précis en fin de compte, et je vous le concéderais, si je n’étais retenu par une certitude : il est souvent judicieux de trouver un terme qui frappe les esprits quitte à s’expliquer ou se dédire un peu ensuite, plutôt qu’une formule usée. Et puis, Le Seigneur des Anneaux : Une Anti-Quête, quel beau titre ! Bon, buvons maintenant cet excellent Madère !
Balthazard saisit d’un geste fébrile la bouteille de Madère, comme les marins pris dans la tempête s’accrochent au mat, et versa d’un geste généreux la moitié du vin sur le gilet brodé de Rastignac en voulant remplir son verre.
Théodore, au lieu de s’emporter et de se plaindre de la ruine de son habit, décocha à Balthazard un sourire de joie, lui tira la manche et lui dit tout bas :
– ” Et bien voilà, c’est à lui qu’il faut demander. “
Des coups à la porte avaient en effet appelé l’aubergiste qui laissa entrer un homme enveloppé dans un long manteau sombre ruisselant de pluie. Il s’avança au milieu de la pièce et s’assit à l’écart l’air perdu dans ses pensées. Balthazard et Théodore l’observaient avec intérêt. C’était un homme grand aux yeux gris et à la chevelure argentée. Son visage semblait comme au confluent de deux mondes, à la fois jeune et marqué des rides de la vieillesse naissante. Balthazard se leva bruyamment et s’avança d’une démarche incertaine vers l’inconnu.
” Bienvenue ! Je n’aurais pas cru possible que quelqu’un puisse continuer de marcher dehors avec ce vent ! Venez donc vous réchauffer près du feu. Nous disposons d’un excellent vin de Madère, de quoi tenir le temps de la tempête. En outre, nous aurions besoin de vous pour nous départager mon ami et moi : Comment appelleriez-vous le Seigneur des Anneaux ? Une Quête ou une Anti-Quête ? “
L’étranger leva un regard interrogateur vers Balthazard.
– ” Le temps de la tempête ? Mais elle ne prendra pas fin. Toujours le murmure du monde se fera entendre ici et toujours nous resterons à l’écouter. Quant au reste de votre discours (sa voix se réduisit à un murmure), je n’y entends rien.
– Ah ça !, répondit l’autre d’une voix d’ivrogne. La tempête ne prendra pas fin,? Ha, ha, ha ! Balthazard coincé dans un trou à rats avec du vin de Madère! Ah, mais j’ai d’autres choses à faire, moi, que de mener des conversations de poivrots sur la quête du père Frodon ! Moi, il faut que j’agisse, que je vive pour oublier que je vis! “
Il s’arrêta, haletant, dégrisé, attendant un acquiescement qui ne venait pas. L’étranger se leva et regarda Balthazard avec compassion.
” C’est que vous ne vivez déjà plus, fit-il d’une voix sourde. Nous sommes là où les hommes attendent depuis la nuit des temps le destin qui ne leur a pas été révélé. Nous sommes. morts.”
Théodore restait muet, sous le choc. Il avait senti que cet endroit était différent, qu’on y respirait un air chargé de l’odeur des fleurs. Mais de là à penser qu’il était… Pris d’un étourdissement, il s’agrippa à la manche de Balthazard, qui paraissait maintenant éteint et contemplait le plafond d’un air anxieux.
”  J’admets qu’il règne ici une étrange atmosphère, repris Balthazard, j’admets me sentir comme à mi-chemin du rêve et de la réalité, mais je ne m’avoue pas encore vaincu. C’est que ce lieu ne ressemble pas beaucoup aux Cavernes de Mandos, ni ce gros aubergiste à Mandos lui-même ! Quant à attendre la Seconde Prophétie, non merci ! Je me révolte donc nous sommes !, cria-t-il en serrant si fort Rastignac contre lui que leurs têtes s’entrechoquèrent. Vous allez voir, mon ami, dans une seconde, on va nous dire que nous ne débattions pas de la quête de Frodon mais de nos propres vies. Mais ne soyons pas si crédules ! “
A ce moment la porte s’ouvrit de nouveau et un petit homme au visage sévère, à la mèche blanche rebelle et au costume en tweed, fit son apparition, en tempêtant dans un langage presque inintelligible.
” Ce n’est absolument pas ainsi que j’avais conçu les choses, cria-t-il ! D’ailleurs rien n’était achevé, rien n’était conçu pour s’achever, rien ne devait s’inscrire en une forme immuable ! Tout n’était que mouvement perpétuel et incertitude ! “
Il vit soudain l’homme aux cheveux gris et au manteau gris et se tut. Il s’avança alors vers lui en tremblant, l’oil brillant d’une magnifique et étrange intuition.

 

Cédric & Semprini,
novembre 2001.