Les aventures de Théodore & Balthazard

 

Épisode 4 – Mauvaise inspiration

Théodore Rastignac, assis à son bureau, froissa une feuille de papier et la jeta au loin dans la corbeille. Il soupira et contempla la scène qui s’offrait à lui. Sur son bureau étaient disposés les quelques instruments de son entreprise, la plume et l’encrier ainsi que les feuilles vierges qui attendaient de recevoir les mots salvateurs. La lueur de la bougie était à l’image de son inspiration, faible, déclinante, bientôt éteinte. Vaincu par le sommeil, il s’endormit sur sa chaise. À l’aube, le rai de lumière qui perça les volets clos trouva l’oil du dormeur. La barbe naissante et les cheveux en bataille, Théodore se réveilla et regardant en lui-même, il ne vit qu’un lieu clos, pauvre en idées et en lointains.
Le moral en berne, il sortit fouler les herbes hautes chargées de rosée. Son unique espoir était que ses pas le mèneraient vers la muse qui saurait le délivrer de ses tourments. Au gré des chemins et des routes qu’il sillonnerait, peut-être la trouverait-il ?
– J’irai le voir, il m’aidera s’écria-t-il soudain.
Galvanisé par cette nouvelle certitude, sa démarche se fit longue et hardie et il se dirigea vers le quartier de Hautbourg situé au nord du Croisement du Saule. Mais tout déterminé qu’il fut, il prit soin de faire un long détour pour éviter le territoire de Madame Eglantine à qui il n’avait jamais pardonné ce faux témoignage qui lui avait valu de croupir derrière les barreaux de la prison municipale.
Après une heure de marche à bon rythme, il frappa de lourds coups de butoir sur l’épaisse porte en bois de la demeure de Balthazard Lavard.
– Balthazard ! Êtes-vous là ? Cessez de ronfler comme une batteuse et ouvrez-moi, je dois absolument vous parler !

Balthazard Lavard, en robe de chambre, un bonnet de nuit sur le crâne, lisait dans sa chambre. Il lui sembla soudain entendre au loin un roulement de tambour et il se mit à siffloter et à taper du pied en se laissant bercer par ce rythme syncopé. L’index en l’air qui battait la mesure, il sortit de sa chambre en fredonnant et passa dans le salon.
– Mais que fait-il ? pesta Théodore. Il se mit à courir autour de la maison comme un chien fou, lorgnant par chacune des fenêtres pour tenter d’apercevoir sa muse d’un genre particulier. Il trouva la fenêtre du salon entrouverte et y passant la tête lança un « Bonjour ! » tonitruant à l’adresse de Balthazard.
– Vous êtes prêt ? dit Théodore, enjambant la fenêtre sans autre forme de procès. Nous partons ! Marcher vous fera du bien et j’ai des choses à vous dire.
– Ah mais, vous m’avez fait peur Théodore ! cria Balthazard, qui dans son émoi avait renversé sa théière. Vous êtes fou, qu’est-ce qui vous prend de surgir ainsi à l’improviste chez les gens ?
– Cela faisait bien dix minutes que j’étais à votre porte, m’évertuant à attirer votre attention. Il fallait bien que j’agisse ! Et je ne suis pas un pou !
Comme on le voit, l’audition de nos deux héros restait précaire.
– Rendez-vous donc utile et nettoyez le canapé, qui est tout taché à cause de vos zouaveries. Moi, je vais m’habiller.
– Je suis là pour requérir votre aide, dit Théodore en emboîtant le pas de Balthazard, avec le regard de chien battu qu’il savait si bien mettre à profit. Vous rappelez-vous cette mémorable journée où nous avons fait connaissance, quand je m’étais présenté à vous en me définissant comme un écrivain sans verve, un poète sans imagination ? Et bien figurez-vous que cela reste ma triste réalité. Cette nuit encore a été fatale à ma joie, je désespère de trouver un jour l’inspiration. C’est la raison de ma présence, peut-être à nous deux trouverons-nous un remède à ma souffrance ?
– Ah non ! fit Balthazard, enfilant un pantalon trop petit pour lui, rappelez-vous ce qui nous est arrivé la dernière fois que l’on vous a pris pour un écrivain ! C’est bien trop dangereux ! Allons, il faut apprendre à vivre mon vieux Théodore. Tenez, pendant que vous rêvassez, savez-vous que Monsieur Pissenlit compte racheter le petit terrain derrière votre propriété ? D’ici à ce qu’il trouve un moyen de vous expulser, il n’y a qu’un pas, ou qu’une machinerie, devrais-je dire. Et puis, je vais vous dire moi, j’ai bien froissé la moitié de la vieille forêt en papier en essayant d’écrire il y a quelques années. J’en suis revenu !
– Monsieur Pissenlit ? s’esclaffa Théodore. Lui ? M’expulser ! Hi, hi, hi ! Vous êtes décidément impayable ! Il était hilare, la poitrine agitée par ses rires. Mais devant la figure longue d’un pied de Balthazard, il se mit à trembler et des perles de sueur commencèrent à se former sur son front.
– Vous m’excuserez, je dois voir quelqu’un. Et avant que Balthazard n’ait pu ajouter un mot, il sortit en trombe. Un « Suivez-moi ! » bêlant qui se répercuta sur les murs pendant plusieurs secondes fut bientôt tout ce qu’il subsista de lui.
– Ce n’est pas possible ! fit Balthazard, enfilant une chemise et suivant Théodore, cela ne finira donc jamais ! Mais où va-t-il donc ? Attendez-moi Théodore ! Mais arrêtez-vous donc !

Mais Théodore, tout à son effroi et aux bourdonnements qui résonnaient dans son crâne de demi-sourd, n’entendit rien. Que lui resterait-il si même sa chère demeure lui était enlevée ? Ses yeux pour pleurer, guère plus. C’était son antre et son nid, et il y tenait.
Il entra en trombe chez Monsieur Pissenlit et le vit, fidèle à sa réputation, le teint blafard, maladif, et affublé d’une maigreur à effrayer les corbeaux les plus endurcis. Mais alors qu’il était sur le point de prendre la parole, Théodore se figea, les yeux écarquillés, l’air interdit. Elle était là, derrière Pissenlit, occupée à prendre un thé, elle, la Calamité de ses nuits : Madame Eglantine !
– J’ai bien choisi mon moment, se morigéna Théodore.
– Hé ben, Rastignac, qu’est-ce vous v’lez ? grogna Pissenlit .
Mais l’émotion lui avait fait oublier les raisons de sa venue et il ne réussit qu’à articuler quelques mots incohérents:
– Je.euh. cherchais Mme Eglantine, j’ai un important message à lui confier.
– Vous l’voyez ben, elle est là, derrière moi. Causez donc, j’ai pas tout’la journée moi.
– Un instant, voulez-vous ? J’attends mon ami Monsieur Balthazard, il ne devrait plus tarder.
Se retournant, il le vit qui approchait.
– Ah, le voilà, s’écria Théodore.
– Bonjour Monsieur Pissenlit, dit Balthazard en entrant, tout échevelé. Et. mais. euh. c’est cette chère Madame Eglantine ! Mes hommages Madame, vous. euh. rajeunissez chaque jour. et. euh. si j’avais du Madère avec moi, soyez assurée que je vous en aurais offert un verre avec le plus grand plaisir, mais.mais n’est-ce pas une belle journée ? Nous voulions justement Théodore et moi-même vous inviter, vous et M. Pissenlit, à partager notre repas ce midi. N’est-ce pas Théodore ?
Pendant ces quelques instants où les regards étaient tournés vers Balthazard, Théodore conçut tout soudain un plan inspiré par le vieux Sauron en personne, une farce de grand enfant qui croyait jouer là un amusant tour à Balthazard :
– Allons Balthazard, dit Théodore, ne faites pas votre bégueule, avouez la véritable raison de votre présence.
Il saisit le bras de Balthazard, le poussa vers Madame Eglantine, posa un genou à terre et, les mains sur le cour, dit :
– Dame Eglantine, je vous prie de m’accorder votre attention et d’écouter la voix du messager que je suis. Le destin nous a conduit à vous et j’y vois là un signe. Le moment tant attendu est enfin arrivé pour notre plus grand bonheur à tous. Tel que vous me voyez, je représente Sieur Balthazard Lavard, homme d’honneur, l’un des personnages les plus vertueux et honnêtes de notre bienheureuse bourgade, un être pétri de qualités dont la modestie naturelle m’interdit d’en donner la liste. Madame Eglantine, vous êtes la seule à qui il pouvait confier son amour, alors pour son salut et la paix de son âme, je vous prie d’accéder à sa demande en mariage.
Balthazard, qui avait naturellement mal compris, fixa en cet instant sur Théodore le plus étonné des regards. Il devient fou, se dit-il, vouloir épouser Madame Eglantine, quelle idée ! Mais après tout, vivre avec cette mégère lui enlèvera peut-être l’idée de devenir écrivain, c’est déjà cela. Allons, il attend sans doute que je dise quelques mots.
– Hum, hem, commença Balthazard, c’est un honneur pour moi d’être le témoin d’une si belle heure. Voir mon ami Théodore vous demander enfin en mariage me renvoie en pensées à cette journée pluvieuse où il me confia en prison son amour pour vous, alors que nous étions prêts de succomber sous l’assaut des rats du cachot, et mît tout en oeuvre pour me convaincre que votre faux témoignage avait été fait pour notre plus grand bien. Théodore vous aime plus que je ne saurais dire. Certes, cette vie nouvelle qui s’annonce pour vous deux n’est pas sans susciter une certaine peur de l’inconnu, et pourtant qu’il est exaltant de voir le rêve se faire enfin réalité !
– C’est quoi c’t’histoire ? hurla brusquement Monsieur Pissenlit. Alors que j’étais justement en train de la demander en mariage, la vieille ! Vous êtes pas fous non ?!
– La vieille ? Pissenlit, comment osez-vous ! s’insurgea Madame Eglantine.
– Permettez, coupa Théodore, je ne suis pas un pou !
– Et d’abord, qui demande quoi ici ? J’comprends plus rien moi ! continua Monsieur Pissenlit.
– Ah mais parbleu, Théodore demande la main de Madame Eglantine, bien entendu ! clama Balthazard.
– Comment ça, c’est peine perdu ? dit Théodore. Allons Balthazard, Madame Eglantine doit sûrement réfléchir à la question, gardez espoir !
– Je n’entends rien à ce que vous dites !, cria Madame Eglantine Vous êtes complètement fous !
– Vous savez ce qu’il vous dit le pou ! hurla Théodore.
– Allons, allons, fit Balthazard, ceci n’est manifestement qu’un regrettable malentendu.
– Pissenlit, faites quelque chose ! tonna Madame Eglantine.
– À vos ordres, M’dame ! Et prenant la mesure de la masse énorme de Balthazard qui lui faisait face, Pissenlit se tourna vers Théodore et, se saisissant d’un fauteuil, fondit sur lui.
– Messieurs, restons dignes ! cria Balthazard.
– Oui, oui, oui, écoutez Balthazard, lança Théodore aux autres. Il est la voix de la sagesse, restons dignes que diable !
Et prenant le contre-courant de son conseil, Théodore, comme à son habitude et fidèle à ses principes, détala comme un lapin. Madame Eglantine bondit de son siège, et agrippant son parapluie, se mit en devoir de lui barrer la sortie.
Derrière elle, M. Pissenlit s’était tourné vers Balthazard dont il s’approchait le fauteuil levé, tel le dompteur dans la cage aux lions.
– Cessez donc ces enfantillages, Monsieur Pissenlit ! intima Balthazard, qui perdait patience.
M. Pissenlit ajusta Balthazard et lança le fauteuil avec toute la force dont il était capable. Balthazard, sans ciller, l’écarta du revers de la main.
– Pissenlit !, rugit Balthazard, je vais vous écraser comme un puceron ! Et il s’empara de la table qu’il souleva comme un rien. Pissenlit, effrayé, battit en retraite et se réfugia dans la cuisine, tandis que Théodore, poursuivi par Madame Eglantine qui le couvrait de coups, courait autour de la pièce en pleurant.
– Nom d’un Troll, que se passe-t-il ? tonna soudain une voix grave. Et un moment après :
– Encore vous !?
D’un même mouvement, un frisson parcourant leur échine, Balthazard et Théodore se retournèrent et virent le Shirriff sur le palier, qui les foudroyait du regard.
– Je fais ma ronde, j’entends des cris, je m’approche, et que vois-je ? Que non contents d’investir les propriétés d’autrui, vous martyrisez ces braves gens ! Eh bien mes gaillards, je crois que vous connaissez le chemin ? Allez, en avant. Et pas de discussion !
– Permettez, dit Balthazard, qui, abasourdi, tenait toujours la table de Mr. Pissenlit sous le bras. Nous étions en état de légitime défense !
– Naturellement ! Allez ouste, et lâchez cette table !
Balthazard et Théodore ouvrèrent la bouche comme des poissons hors de l’eau mais se ravisèrent, toute contestation était inutile. Lentement, ils se dirigèrent vers l’extérieur.
Au passage, Mme Eglantine (lâche et traître, il faut bien le dire) asséna un dernier coup de parapluie sur le crâne de Théodore.
– En avant ! cria le Shirriff.
– Voyez donc où nous a conduit votre lubie de devenir écrivain, dit Balthazard à Théodore à voix basse. Je vous l’avais dit que cela finirait mal !
– Un poêle ? Vous pensez donc qu’ils ont installé un poêle en prison ?

C’est ainsi que Balthazard et Théodore se retrouvèrent de nouveau en prison. Balthazard passait ses journées à tambouriner sur la porte du cachot et à clamer son innocence. Théodore faisait en revanche preuve de la plus grande sérénité. Son cousin, qui était geôlier, avait pu lui fournir un lutrin et de quoi écrire. Chaque matin, à la même heure, il noircissait les pages d’un cahier sous les regards réprobateur de Balthazard et curieux des rats, qui se réunissaient en rond pour l’occasion.
Il grommelait, pestait, s’acharnait sur son crayon et froissait régulièrement ses feuilles mais poursuivait inlassablement ses essais d’écriture. Et malgré l’humidité et les morsures du froid, Théodore jubilait.
– Savez-vous comment m’est venue l’inspiration ? demanda-t-il à Balthazard quelques jours après leur arrivée. Vous souvenez-vous des propos du Poète évoquant ses légendes ? Figurez-vous qu’il m’arrive la même chose. Montrant un livre, il continua sur sa lancée : mon cousin m’a également apporté ceci. Je vais vous lire le passage qui a provoqué l’illumination, peut-être qu’il vous sera également source d’idée :

« On n’écrit pas une telle histoire à partir des feuilles d’arbres non encore observés, ni grâce à la botanique ou à l’étude des sols ; elle pousse comme une graine dans le terreau de l’esprit, de tout ce qu’on a vu, qu’on a lu ou qu’on a pensé, qu’on a oublié depuis longtemps et qui est descendu tout au fond. Sans doute, il y a un choix, comme pour un jardinier : ce qu’on jette sur son propre fumier ; et mon terreau est à l’évidence composé surtout d’objets linguistiques. »1

Voyez-vous, c’est tout à fait ce que je vais faire désormais. Parler de ce que je vois, entends et respire. Partager ce que je vénère et honnis. Cela vous semblera le plus commun des clichés mais je vois la Vie comme un grand livre où les hommes et les femmes s’animent pour construire mille histoires. Pourquoi ne prendrais-je pas l’une d’entre elles pour la raconter à ceux qui ne l’ont pas vécu et qui pourraient en tirer plaisir ? Les protagonistes de mes histoires seront mes connaissances, mes amis et mes ennemis.
– Qu’Eru nous protège ! s’écria Balthazard en levant les bras au ciel.
Après une pause, Théodore reprit :
– Ce sera en tout cas ma façon de faire, continua-t-il avec un enthousiasme débordant, tandis que Balthazard, touchant le fond du désespoir, se prenait la tête dans les mains, tant que je n’arriverai pas à troquer mon costume de commentateur contre celui d’écrivain. Mais je garde espoir, je ne faillirai pas, plus maintenant.

Balthazard se rapprocha de Théodore, et lut, l’air lugubre, la première phrase de son cahier. Les premiers mots étaient :

« Théodore Rastignac, assis à son bureau, froissa une feuille de papier et la jeta au loin dans la corbeille. Il soupira et contempla la scène qui s’offrait à lui [.] »

Cédric & Semprini, Octobre 2002.

NOTES
[1] JRR Tolkien – Une Biographie, par Humphrey Carpenter, éd. Pocket, p. 144.