Préambule

Les mots qui suivent forment un récit que j’ai composé entre le 5 août et le 25 octobre 2005 pour la section « Votre nouvelle » de JRRVF, il y a donc tout juste 20 ans. J’avais envie depuis longtemps d’écrire une histoire se déroulant dans le contexte de la guerre du Viêt-Nam. Mais l’occasion et les idées originales ne s’étaient jamais présentées. Cette année-là, j’avais dévoré le réédition de 2005 de Cruel avril: 1975, la chute de Saigon d’Olivier Todd. Un chapitre terrible du livre a été un déclencheur : « le Glas de Da Nang ». Et tout à coup, l’évidence : le décor (la ville de Da Nang en mars 1975), les acteurs (la mission diplomatique de la Commission internationale de contrôle et de surveillance, la CICS) et le contexte (l’offensive générale du Nord-Viêt-Nam contre le Sud) me sont tombés dans les bras, et la trame de l’histoire a rapidement pris forme dans mon esprit. Et bien sûr, comme j’écrivais pour JRRVF, j’ai inclus le « Seigneur des Anneaux » comme un personnage secondaire du récit. L’excellente nouvelle « Le Capitaine du Gondor » écrite par Michèle Huwart en 2003, qui se déroulait dans le contexte de la Guerre d’Algérie, m’avait ouvert la voie : on n’était pas obligé d’écrire des nouvelles de fantasy pour rendre hommage à son écrivain favori ! Je n’ai jamais écrit aussi vite et avec autant de passion. Les multiples coquilles et fautes de français en témoignent. En revanche, je manquais clairement de documentation. En plus de quelques connaissances personnelles sur le sujet, je me suis bien sûr appuyé sur Olivier Todd, mais aussi sur des récits en anglais de vétérans disponibles à l’époque sur le Net (par exemple le très riche récit du Capitaine Marius Burke Jr., ancien pilote de la compagnie Air America, ou celui du Dr. Thomas R. Hoskins, un médecin américain qui travaillait dans un hôpital de Da Nang au moment de l’attaque nord-vietnamienne), et j’avais quelques photos et plans de la ville dans les années 65-70, aussi accessibles sur Internet. Avec le recul, c’était nettement insuffisant pour restituer fidèlement le contexte historique et les détails qui permettaient de proposer un minimum de réalisme. De fait, de nombreuses approximations, idées reçues et autres partis pris ont émaillé l’histoire de Minh et Roman et ont un peu terni, avec le recul, une intrigue qui n’était pas si mauvaise et pas trop ennuyeuse à lire.

20 ans sont passés. J’ai pu découvrir ces dernières années d’autres récits de témoins directs (Alain Sanders, rattaché au centre culturel franco-vietnamien ; Theresa Anne Tull, directrice adjointe au consulat général américain ; des centaines de câbles diplomatiques sur Wikileaks – une mine !). La documentation sur cette époque complexe s’est aussi extraordinairement enrichie. Les outils disponibles sur le Net permettent aujourd’hui de lire sans difficulté les traductions de travaux d’historiens vietnamiens, d’accéder à des banques d’images ou de vidéos d’une grande richesse, de consulter des documents américains, canadiens, polonais, hongrois, indonésiens, qui relatent avec des précisions variables ce qu’était la CICS et quelles étaient ses difficultés. Ils permettent aussi d’avoir une vision plus nette de ce qu’étaient Da Nang et ses habitants en 1975 et de maîtriser heure par heure, par recoupements, la chronologie de la chute de la ville. A l’aune de cette documentation, certaines trouvailles et inventions de mon récit se sont révélées tout à fait exactes, d’autres étaient en revanche très à côté de la plaque, sans toutefois être totalement absurdes.

Je travaille depuis l’an dernier à une complète refonte du roman. Les personnages principaux sont toujours là. Ils n’ont pas trop changé, mais le contexte et le décor sont plus réalistes et le récit a – je crois – nettement gagné en profondeur et perdu en manichéisme simpliste. J’espère pouvoir aller au bout de cette aventure d’ici la fin de l’année 2025, probablement avec un nouveau titre.

En attendant, voici le premier jet de « Da Nang Chaos », une œuvre de jeunesse, à nouveau disponible sur JRRVF.

Bonne lecture !

Roman

Un puissant hélicoptère aux couleurs de la compagnie Air America, blanc et bleu nuit, se posa sur le tarmac au milieu d’un assourdissant tourbillon de poussière.
Le commandant Dalewski sauta au sol au mépris de toutes les règles de sécurité, sans attendre que l’appareil se stabilise complètement. Cet officier polonais exubérant voulait sans doute impressionner ses confrères indonésiens et son collaborateur Roman Jaslo.
Ce dernier, plus prudent, s’empara des deux grands sacs contenant leurs effets personnels et le matériel de travail : carnets, stylos, paire de jumelles, appareils photos, pellicules et piles, le tout fourni par les Américains. Roman savait que le sac du commandant contenait en plus une ou deux bouteilles de vodka.
Les deux officiers indonésiens, Malang et Sudarso, se débrouillèrent de leur côté avec leurs propres bagages, beaucoup plus modestes que ceux des Polonais.

Le voyage en avion depuis Tan Son Nhut, le grand aéroport de Saigon, jusqu’à Pleiku, une des grandes villes des Hauts Plateaux, a été morose et chaotique. Pensez donc ! Quitter la douceur de vivre de Saigon pour se retrouver dans un vieux C-46 poussif affrété par la CIA ! Le commandant Dalewski avait suggéré de réduire la communication au minimum pendant le voyage. Les agents de la CIA, ces espions à la solde des impérialistes américains avaient très certainement truffé la carlingue et les inconfortables sièges de toutes sortes de micros. De toute façon, le bruit des moteurs rendait tout essai de dialogue impossible !

A Pleiku, les deux hommes avaient rejoint l’antenne de la CICS, la commission internationale de contrôle et de surveillance dont ils étaient les agents. Ils y avaient retrouvé plusieurs compatriotes affectés sur place et ces deux observateurs indonésiens qui devaient les accompagner jusqu’à Da Nang.
Saut de puces héliportés de Pleiku à Kontum, puis de Kontum à Dac To. Et le grand bond jusqu’à l’aéroport de Da Nang à bord de cet énorme Chinook bleu et blanc, le célèbre hélicoptère aux deux puissants rotors.

De ce voyage, Roman ne retint que le bruit permanent des moteurs et la pesante frustration d’être contraint continuellement au silence.
Cette fois, c’était un camion de l’armée du Sud Viêt-Nam qui les attendait. Un officier très poli chargea leurs bagages avec grand soin. Le commandant n’eut pas à s’inquiéter pour ses bouteilles de Vodka. Ni éventuellement pour les appareils photos.

Cette fois non plus, on ne se parlait pas beaucoup. Le groupe hésitait à utiliser l’anglais pour communiquer. Lorsque l’officier vietnamien se lançait dans quelques aimables formules avec un accent particulièrement exotique, chacun lui répondait avec un sourire gêné sans vraiment comprendre ce qui venait d’être dit… De toute façon, les chaos de la route partiellement goudronnée et le bruit du moteur du camion couvraient là aussi toute tentative de conversation.

L’arrivée à l’antenne locale de la CICS, près du centre de Da Nang, fut un soulagement pour tout le monde.
Sur place se trouvait un officier iranien qui leur fit un bon accueil. Le lieutenant Jalal Hakimi – c’était son nom – n’était pas un véritable militaire, mais plutôt une sorte d’intendant, de gardien, d’homme à tout faire… un civil déguisé en soldat.
Plusieurs sous-officiers sud-vietnamiens travaillaient avec lui sans être sous ses ordres et sans dépendre de lui, ce qui amenait une certaine confusion dans le fonctionnement de l’antenne. Pour ajouter à l’étrangeté de la situation, personne ne parlait un anglais véritablement correct. Aussi tous communiquaient-ils dans un baragouin macaronique fait de mots français, anglais, vietnamiens et persans…

L’antenne était un petit pavillon rectangulaire composé de quatre pièces principales et d’une cour entourée d’un grillage barbelé. Sur le toit du bâtiment, une sorte de terrasse parsemée de gravillons, trônait une antenne de transmissions radio. Le style de l’ensemble tranchait avec le reste des bâtiments du quartier. Un seul coup d’œil suffisait à deviner que le pavillon avait été construit à des fins militaires, à mi-chemin entre le centre-ville et l’aéroport de Da Nang. Ainsi sa froide austérité lui donnait le même air qu’à tous les bâtiments militaires que Roman avait pu fréquenter dans sa jeune carrière.

Pendant que les nouveaux venus procédaient au rangement du matériel, plusieurs officiers vietnamiens se présentèrent à l’entrée du bâtiment.

Un briefing rapide fut organisé après des présentations faussement conviviales. Les Vietnamiens avaient apporté des cartes, des photos et un rapport succinct évoquant des activités illégales des maquisards communistes dans les villages proches de la ville de Da Nang, à Hoa Vang, à Ba Na et près du pont de Lien Chieu. Les deux indonésiens écoutaient avec attention, étudiaient les détails de la carte avec une grande attention – une carte américaine sur laquelle figurait au feutre rouge les limites des zones contrôlées par les belligérants au moment du cessez-le-feu de 1973 – ils posaient des questions précises et prenaient des notes. Le commandant Dalewski était en retrait et suivait les conversations avec un air faussement détaché parfois agrémenté d’un sourire narquois.

– Nous remercions vivement les délégations indonésiennes et polonaises d’avoir dépêché des enquêteurs aussi rapidement pour mettre en lumière les violations continuelles de l’accord de Paris par les terroristes Viêt-Congs et l’armée du Nord Viêt-Nam dans cette région, dit un des officiers vietnamiens.
– Notre délégation a décidé de nous envoyer dans le secteur de Da Nang pour recueillir des informations concernant les éventuelles infractions au cessez-le-feu, répondit solennellement le commandant polonais. Non pour contribuer à soutenir des accusations hâtives et probablement infondées. Nous ferons en sorte de mettre en lumière objectivement ce qui doit être mis en lumière.

Un des deux indonésiens ne put s’empêcher de soupirer. Les Vietnamiens restèrent impassibles. Ils étaient habitués à ce genre de comportement et s’attendaient à cette réaction de l’officier polonais. Depuis 1973, année de la création de la CICS, les délégations hongroises et polonaises, communistes, rechignaient à enquêter et envoyer des observateurs lorsque les plaintes concernant le non-respect du traité de Paris émanaient du gouvernement de Saigon. A l’inverse, tous avaient pu observer que si ces plaintes provenaient de Hanoi, la capitale du Nord Viêt-Nam, les représentants de ces deux délégations procédaient à l’instruction des dossiers avec beaucoup plus d’enthousiasme et d’inspiration.

Roman le savait bien lui aussi. En théorie, les enquêtes de la CICS devaient être effectuées par des équipes réunissant des membres des quatre délégations : Canadiens – remplacés par les Iraniens en juin 1973 – Indonésiens, Polonais et Hongrois. Mais il était très rare que les quatre délégations se retrouvent au complet pour d’autres affaires que des apéritifs autour des piscines de Saigon ou pour des réceptions à l’ambassade de France… Et de fait, la délégation hongroise avait fait le choix de ne pas participer à l’enquête à Da Nang.

Tous les Vietnamiens prirent congés après quelques échanges polis.
Les cinq employés de la CICS se retrouvèrent seuls. Roman choisit de se retirer pour se reposer mais Dalewski sortit une de ses bouteilles de Vodka pour tisser des liens et générer une sorte de confiance avec ses collègues. Les Indonésiens et l’Iranien ne se firent pas prier pour goûter à la chaleur du sens de la convivialité polonaise…
Le jeune homme prit un verre pour ne pas vexer son officier, puis il s’esquiva.

Sur son lit, Roman glissa discrètement la main dans une poche de son sac. Il en sortit un livre en anglais, au titre étrange, qu’un fonctionnaire américain de l’ambassade à Saigon avec lequel il s’entendait bien avait souhaité lui prêter. Un tel livre, écrit par un auteur britannique, était susceptible de ne pas être autorisé, il le lisait donc en cachette, lorsque l’encombrant commandant Dalewski le laissait seul suffisamment longtemps pour se replonger dans l’histoire…

Mademoiselle Minh

Depuis la terrasse de l’école de la mission catholique Sainte Cécile de Tourane, Mademoiselle Minh avait observé le passage au loin de l’énorme hélicoptère blanc et bleu flanqué du blason ailé d’Air America.
Peu importaient les couleurs et l’origine de ces hélicoptères. Ces horribles et bruyantes machines réveillaient à chaque fois les traumatismes de son enfance.
Elle secoua la tête comme pour évacuer des images douloureuses de son esprit. Puis elle regagna sa chambre. Elle s’allongea sur son lit et laissa son regard se perdre sur la blancheur immaculée de la chaux qui recouvrait le plafond de la pièce.

Les vacances étaient commencées depuis quelques jours. Tous les enfants avaient rejoint leur famille pour célébrer selon la tradition vietnamienne les fêtes du Têt Nguyen Dan, le nouvel an lunaire. Bien que travaillant dans une institution catholique, Mademoiselle Minh était Bouddhiste. Elle vivait cette fête avec un peu plus d’implication que la plupart de ses collègues chrétiens de la mission.
Solitaire et réservée, elle envisageait, comme souvent, de se rendre seule à la petite Pagode des bons vœux afin d’y brûler des bâtonnets d’encens.

Des crépitements de pétards la sortirent brusquement de son assoupissement. Des gamins dans la rue fêtaient le Têt à leur façon…
Pauvres gosses. La perspective de vivre dans un pays en paix était bien faible. Tout le monde savait ici que la trêve instaurée par l’Accord de Paris de 1973 n’était respectée ni par les maquisards communistes, ni par les soldats nord-vietnamiens qui faisaient de fréquentes et meurtrières incursions dans les collines et les rizières de l’arrière-pays. Il y a quelques semaines, ils se sont même emparés de la province de Phuoc Long, au nord de Saigon. Aucune nouvelle ne parvenait plus des villages de cette région depuis…
Mademoiselle Minh savait au fond de son cœur que les communistes ne voulaient pas la paix. Elle avait fui Hué avec son oncle et sa tante Nga en janvier 1968, alors que les Viêt-Congs s’emparaient de la ville et perpétraient d’effroyables massacres contre ses élites politiques et religieuses. Sept année s’étaient écoulées depuis ces terribles événements mais la flamme terrifiante qui animait les combattants communistes ne semblait pas éteinte : Au début de l’été 1972, les réfugiés qui avait quitté précipitamment la province de Quang Tri, qui se trouve juste au sud de la frontière avec le Nord Viêt-Nam, rapportaient que des soldats embusqués autour de la route nationale 1 avaient pris les colonnes de civils et de soldats de la 3ème division sud-vietnamienne pour cible avec des mitrailleuses lourdes, des mortiers et des lance-roquettes antichars ! Seuls quelques dizaines de survivants étaient arrivés jusqu’à Hué. Tous les autres – des milliers de gens – avaient péri dans des conditions effroyables…

Mademoiselle Minh frissonna. De lointains et douloureux souvenirs lui rappelaient régulièrement que les communistes étaient loin d’avoir le monopole de l’horreur…
Elle regarda l’heure sur sa petite montre. 17 heures passées. La nuit allait bientôt tomber. Il était temps d’aller à la pagode.

Elle se déshabilla, quittant sa jupe verte et sa chemise blanche pour l’áo dái, la robe traditionnelle vietnamienne. Celle-ci était de couleur beige. Elle releva ses cheveux et se fit un chignon.
Minh était une jeune fille assez moderne, bien que réservée et timide. Elle aimait aussi bien la musique populaire vietnamienne que la pop anglo-américaine qu’on entendait sur les ondes de Saigon. Et si elle fréquentait de temps en temps les discothèques de Da Nang avec ses amies et collègues de la mission, elle préférait profiter seule de son petit poste de radio.
Elle lisait beaucoup aussi. Surtout des romans français, Balzac, Hugo, Zola, mais aussi Sagan, Yourcenar, Camus… Elle lisait mieux le français qu’elle ne le parlait. Cela ne l’empêchait surtout pas de secrètement rêver de s’installer un jour en France.

Elle quitta la mission et se dirigea nonchalamment vers la Pagode des bons vœux. La nuit était tombée mais les rues désertes étaient plaisamment éclairées par les lampadaires électriques, héritage de la longue présence américaine dans la ville. Le temps était agréable, et par endroits de bonnes odeurs de cuisine se mêlaient à la douceur de l’atmosphère.
Des enfants firent éclater des pétards non loin d’elle, mais cela ne la dérangeait plus. Elle se sentait bien, sans savoir vraiment pourquoi… C’était peut-être ça, la paix ?

La Pagode des bons vœux

Malang et Sudarso, habillés en civils, tirèrent Roman de sa chambre.
– Nous sortons, dirent-ils dans leur anglais hésitant. Aujourd’hui, c’est le nouvel an, le Têt. Ce soir grande fête.

Le jeune homme n’arrivait de toute façon pas à dormir.
Se passant de l’autorisation du commandant – après tout, il sortait librement le soir à Saigon, pourquoi pas à Da Nang ? – Roman et ses deux compagnons déambulèrent dans les rues où quelques promeneurs semblaient se hâter, à pied, à vélo ou à mobylette, vers un point de rendez-vous, quelque part en ville. Le bruit des pétards les guida jusqu’à une foule joyeuse. Des femmes et des hommes en costumes de fête défilaient sous des airs de musique traditionnelle. Plus loin des jeunes gens dansaient sur un air de musique pop que les deux indonésiens reconnurent tout de suite. « David Bowie ! » dirent-ils en cœur avec un large sourire.
Roman connaissait David Bowie de nom, et surtout de réputation. L’artiste était exclu des ondes de radio polonaises et ses disques étaient interdits à la vente. Ainsi, le jeune homme n’avait jamais entendu ses chansons avant d’arriver à Saigon. Il trouva amusant de le découvrir à l’autre bout du globe en compagnie de deux fans indonésiens…

La foule devint plus compacte. Des pétards crépitèrent soudainement au milieu des gens et certains s’écartèrent brutalement en bougonnant des « ngu ! mât day ! » et autres noms d’oiseaux adressés aux gamins…
Les choses rentrées dans l’ordre, Roman s’aperçut que les deux indonésiens avaient disparu, avalés par la multitude des promeneurs et des fêtards…
Il les chercha du regard, mais en vain. Il y avait trop de monde, trop de mouvement, et pas assez de lumière.
Gardant son calme, il se laissa porter par la foule, se disant qu’un soir de fête, il était tout à fait envisageable qu’il ne se passe rien de désagréable.

Après une festive et aléatoire pérégrination d’une dizaine de minutes, agrémentée de musique populaire, de bruits de mobylettes, d’explosions et d’odeur de poudre, Roman estima qu’il était parfaitement égaré. D’instinct, il se dirigea vers un bâtiment en bois à l’architecture familière : une pagode. Il en avait déjà vu de semblables depuis son arrivée à Saigon. Mais l’occasion d’en visiter une ne s’était jamais présentée. Après tout, il n’était pas censé se trouver au Viêt-Nam pour faire du tourisme ou pour s’intéresser aux égarements religieux locaux – la religion étant, comme le soulignait autrefois Karl Marx, l’opium du peuple…
Il s’approcha timidement, étant si peu habitué aux édifices religieux qu’il éprouvait malgré lui crainte et respect, et pénétra dans la petite enceinte. Quelques personnes semblaient attendre silencieusement devant l’entrée de la pagode. Certains avaient des bâtons d’encens dans les mains, d’autres des petits objets. Dans un coin, il distingua deux moines qui se dandinaient avec une grande concentration. Sans doute étaient-ils en train de prier.
Il vit enfin une jeune vietnamienne vêtue d’une longue robe pâle. Dans un geste harmonieux, elle déposait une offrande au pied d’un petit arbre étrange aux racines apparentes et entrelacées.
Il la trouvait très belle et très séduisante. Irrésistiblement attiré, il s’approcha d’elle mais resta figé et un peu bête à quelques pas de la jeune femme.
Un pétard éclata brutalement dans la rue juste derrière eux. La demoiselle se retourna et vit Roman, debout dans la lumière des lanternes. Elle lui fit un sourire auquel il répondit aussitôt.

Hésitant, il chercha à faire la conversation en anglais. A Saigon, toutes les jeunes femmes entre 20 et 25 ans comprenaient à peu près l’anglais. Pourquoi pas à Da Nang ?
– C’est un arbre curieux, dit-il en articulant exagérément et en désignant l’espèce de figuier aux racine serpentines. On jurerait que ses branches poussent vers le bas…
– C’est un banian, répondit la demoiselle dans un anglais parfait. C’est un figuier sacré auquel on peut confier des vœux. Ces tiges qui filent des branches jusqu’au sol sont juste des racines aériennes.

Roman, surpris par la qualité de l’expression de la jeune femme, resta quelques instants silencieux, cherchant un nouveau prétexte pour attirer son attention. Mais ce fut elle qui reprit la conversation.
– Vous avez un drôle d’accent. Vous n’êtes pas américain, n’est-ce pas ?
– Non. Je suis polonais. Je viens de Pologne, un pays qui se trouve en Europe.
– Je sais très bien où se trouve la Pologne, fit-elle en riant. Ai-je l’air si bête ?
– Oh non ! fit le jeune homme en riant à son tour. Mais nous sommes si loin de mon pays que j’ai souvent la faiblesse de penser que personne ici n’en a jamais entendu parler… heu, je m’appelle Roman Jaslo. Et vous ?
– Je suis Vuong Thi Minh, fit-elle en lui tendant sa main pour la serrer à la manière des occidentaux.

Ils restèrent l’un à côté de l’autre, admirant silencieusement les statues de bois de la cour. Cette Pagode était un tout petit édifice, peu comparable à d’autres grands temples des quartiers voisins comme les pagodes Bao An ou Vien Quang.

– Je ne sais pas quel est le nom de cet endroit, reprit Roman. Je me suis égaré. Pouvez-vous m’aider à retrouver mon chemin ?
– Je peux vous guider jusqu’à l’endroit où vous souhaitez vous rendre, si ma compagnie ne vous importune pas.
– Au contraire ! fit Roman, surpris par la joie qu’il éprouvait.

Ils quittèrent donc la Pagode des bons vœux et gagnèrent la rue où les promeneurs étaient à présent moins nombreux. Quelques jeunes gens en motocyclettes passèrent vivement en klaxonnant.
La nuit était complètement tombée, et il commençait à faire frais. On entendait encore quelques pétards au loin, comme des échos d’une fête qui s’évaporerait doucement afin de laisser la place à une bonne nuit de sommeil.
Les deux promeneurs ne parlaient pas, profitant du calme. En fait, ni Roman ni mademoiselle Minh n’osaient reprendre la conversation de peur de perturber l’agréable silence qui les accompagnait.
Mais la promenade prit fin lorsqu’ils arrivèrent devant le pavillon de l’antenne de la CICS. Malang et Sudarso étaient assis sur le perron, en train de fumer des cigarettes. On aurait dit, sous la lumière tremblotante des réverbères, deux voyous s’apprêtant à quelque mauvais coup nocturne.

– C’est ici ? fit mademoiselle Minh, un peu inquiète.
– Oui. C’est ici. C’est un peu triste et laid, mais c’est là que je loge et que je travaille.

Malang et Sudarso observaient la scène. Ils échangèrent un regard complice. Le petit polonais avait visiblement eu plus de succès qu’eux et sa découverte du soir était fort jolie.

– Nous reverrons-nous ? demanda le jeune homme, étonné de sa propre hardiesse.
– Peut-être. Peut-être pas. Ce n’est pas très convenable. Il faut que je rentre, il se fait tard et ma robe n’est pas faite pour supporter le froid de la nuit.
Il voulut lui prendre la main pour la remercier et la saluer. Mais sans doute dut-elle se méprendre sur la signification de ce geste car d’un pied léger, elle fit brusquement demi-tour. Avant de disparaître dans l’obscurité de la rue, elle jeta un dernier regard vers Roman et lui dit :
– Demain soir à la Pagode des bons vœux ? Vous connaissez le chemin, à présent.

Qui fait quoi ?

Réveil ! Réveil ! » brailla le commandant Dalewski en polonais en frappant du plat de la main sur la porte de la chambre.

Roman sortit brusquement d’un sommeil profond. Le regard encore envapé par la désagréable torpeur de ceux qui se sont mal réveillés, il se leva et tituba jusqu’à la salle de bain.
Tous les autres étaient dans la salle commune, étrange assemblée composée de militaires d’origines et de cultures diverses, liés par une appartenance commune à la CICS.

Roman le civil était loin d’être à l’aise au milieu de tous ces soldats. Brillant interprète et analyste au ministère des affaires étrangères à Varsovie, très bien noté par sa hiérarchie, membre du parti communiste, il avait sollicité ce poste et l’avait obtenu sans difficulté.
Immunité diplomatique, confiance des autorités nationales, prestige d’une mission importante à l’étranger…
Mais le bilan de cette mission n’était à ce jour pas tout à fait conforme à ce qu’il avait imaginé au départ.

A l’arrivée sur place, à Saigon, ce fut le choc pour les officiers et les diplomates polonais. Le soleil, les filles faciles, les bars et les boites de nuit et surtout, un bon salaire attendaient les membres de la CICS. Très vite, le pointage du renouvellement du matériel militaire des différents belligérants, la contribution à la recherche des disparus et des prisonniers de guerre, les vérifications, les enquêtes, les contrôles pour assurer le respect du cessez-le-feu au Sud Viêt-nam et empêcher les uns d’empiéter sur les zones contrôlées par les autres, conformément aux dispositions de la Conférence sur la paix de Paris en janvier 1973… très vite donc, ces compétences pour lesquelles les membres de la CICS étaient venus sur place passèrent au second plan. Seuls les Canadiens gardèrent la tête froide et, déçus, plièrent bagages au bout de quelques mois pour être remplacés par les Iraniens, qui furent à leur tour rapidement grisés par Saigon et ses enchantements…
Pourtant, de nombreux membres polonais de la CICS avaient déjà une expérience vietnamienne. Certes, il s’agissait de missions d’assistance technique et militaire auprès des frères de la République démocratique du Viêt-Nam du nord… Mais la plantureuse, gourmande et lascive Saigon n’avait rien à voir avec Hanoi, sa soeur dogmatique, rude et austère.
Parallèlement à ce ramollissement de leur implication, la barrière idéologique incitait les Polonais à ne jamais prendre de position ou à participer avec enthousiasme aux enquêtes réclamées par le gouvernement nationaliste et proaméricain de Saigon. Les membres polonais de la CICS, retors à l’image de leur ambassadeur Fijalkowski, prétextaient toujours un manque d’informations pour traîner les pieds, mais de fait, ils n’allaient jamais chercher l’information.

A Saigon, Roman n’avait donc pas eu véritablement l’occasion de participer aux missions pour lesquelles on avait accepté de l’envoyer au bout du monde. De temps en temps, il tapait sur une vieille machine à écrire Lambert, mise à disposition par l’ambassade de France, un rapport sur une quelconque violation du cessez-le-feu dans des patelins obscurs aux noms improbables pour un Polonais : Dac Nông, Phi Di Da, Cho Vam, Cho Moi…
Lorsque les responsables de ces manquements au respect des articles de l’Accord de Paris sur la cessation des hostilités et le rétablissement de la paix au Viêt-Nam (c’était le nom officiel du texte) étaient clairement identifiés comme des maquisards communistes du gouvernement révolutionnaire provisoire ou des soldats réguliers de l’armée nord-vietnamienne, les autorités polonaises de la CICS refusaient tout simplement de parapher le rapport. « Manque d’informations » arguait-on systématiquement…
Le reste du temps, il s’initiait au tennis et au basket-ball avec des Américains de l’ambassade. De chics types, vraiment. Bien loins de ces affreux impérialistes hâbleurs et doucereux que décrivaient les journaux de Varsovie et la propagande de la grande sœur soviétique à longueur d’année.
Roman s’était lié avec un jeune diplomate, Ronald Reading. Ils parlaient beaucoup littérature, musique et sport. Et ils évitaient cordialement tous les sujets politiques.
Ronald était le principal fournisseur en livres du jeune polonais. Il détenait une véritable bibliothèque : Twain, London, Kipling, Steinbeck, Philip K. Dick… et même Agatha Christie. Et juste avant le départ pour Da Nang, il lui avait glissé un énorme livre dans ses bagages. « Celui-là est différent » avait-il dit…

Un véritable tournant eut lieu le 6 janvier, trois semaines auparavant.
A l’occasion d’un surprenant coup de force, les forces armées nord-vietnamiennes s’étaient emparées de la province de Phuoc Long, qui se trouvait entre la frontière cambodgienne et les hauts plateaux du centre vietnamien. Et pas très loin au nord de Saigon. Curieusement, les membres polonais et hongrois de la CICS ne purent obtenir aucun éclaircissement de la part de leurs correspondants communistes, tant au Gouvernement révolutionnaire provisoire qu’à Hanoi. Escarmouche victorieuse ? Attaque préméditée ? Première étape d’un plan plus vaste ? Impossible d’en savoir plus. Cette fois, tous manquaient vraiment d’informations.
Ce fut une sorte de déclic pour certains officiers polonais. Et ces trois dernières semaines, les délégations venues de Varsovie se mirent à accompagner plus volontiers les infatigables Indonésiens et les tranquilles Iraniens dans les missions de contrôle. Cependant, au moment de contresigner les procès-verbaux, rapports et autres comptes-rendus, la CICS continuait de se heurter au mur de ses contradictions internes…

Ainsi Roman et son encombrant commandant s’étaient-ils retrouvés à Da Nang. Et le jeune homme eut pour la première fois depuis son arrivée au Viêt-Nam l’occasion de quitter Saigon.
Mais pour cette enquête, Dalewski avait donné le ton, la veille, lors de l’exposé des officiers sud-vietnamiens. Et lorsque ce matin-là, il s’enquérit auprès de Jalal Hakimi de la façon dont on pouvait obtenir une carte de membre du cercle sportif de Da Nang et de l’adresse de l’hôtel le plus confortable de la ville, Roman comprit que la participation polonaise à l’enquête sur les incidents de Hoa Vang, à Ba Na et sur l’escarmouche du pont de Lien Chieu était désormais fortement compromise… et qu’il allait donc avoir tout le loisir de dévorer l’étrange livre que lui avait prêté Ronald.

Malang et Sudarso n’étaient pas polonais et ils n’avaient que faire de principes dictés par le monolithisme et la psychorigidité de l’idéologie marxiste-léniniste. Ils comptaient bien mener leur enquête.
Sans consignes particulières de son commandant, qui était déjà parti en jeep avec l’iranien en direction du centre-ville, Roman décida d’accompagner officieusement les deux indonésiens. Aucun rapport ne serait sans doute jamais rédigé, mais au moins, le jeune homme pourrait enfin justifier pour lui-même le salaire confortable qu’il percevait chaque mois.

De longues semaines de vacances

En fin d’après-midi, la jeep poussiéreuse de la CICS revint à l’antenne.
Malang se chargea de remplir le carnet de route, calculant les kilomètres parcourus, le litres d’essence consommés, l’objet du déplacement et les noms des personnes transportées.
A la demande de Roman, il s’abstint d’y faire figurer son nom. Simple mesure de précaution. Le 10 janvier précédent, deux de ses collègues polonais et hongrois furent sérieusement tancés par leurs supérieurs hiérarchiques pour avoir accompagné un Iranien et un Indonésien dans une mission de contrôle et pour avoir signé un rapport défavorable aux maquisards communistes… Roman voulait absolument éviter ce genre de désagrément. Se faire rappeler à l’ordre par le commandant Dalewski en personne n’était pas une expérience qu’il souhaitait vivre.
De toute façon, la journée n’avait pas donné grand-chose. Au pont de Lien Chieu, les militaires sud-vietnamiens n’avaient pas été très coopératifs. Et les rares civils présents sur place n’avaient pas souhaité en dire plus. Quelques photos, quelques notes en anglais et en bahasa sur un carnet à spirales, un peu de repérage sur une carte américaine de Da Nang, et l’enquête était bouclée.
Les trois hommes mangèrent ensemble. Visiblement, ni Dalewski, ni Hakimi n’étaient revenus à l’antenne de la journée… les affaires du cercle sportif de Da Nang devaient être très prenantes.

L’heure avançait. Roman pris une douche, choisit sa plus belle chemise et brossa son pantalon. Il espérait retrouver la jolie vietnamienne rencontrée la veille.
Demain soir à la Pagode des bons vœux, avait-elle dit.

Dix minutes à pied et il était déjà sur place.
Il faisait beaucoup plus frais que la veille. Presque froid, d’ailleurs.
Allait-elle venir ? Ce n’étais pas tout à fait un rendez-vous… il n’y avait rien de formel. Il était fort possible qu’elle ait pu changer d’avis au cours de la journée, ou être prise par d’autres obligations.
Il attendit devant l’enceinte déserte de la pagode. Le soleil était déjà passé de l’autre côté de l’horizon aux collines ondoyantes, mais le jour tardait à se glisser dans le voile sombre de la nuit. Un solex passa dans la rue à toute vitesse. De l’autre côté du portail un moine en robe couleur safran balayait tranquillement la cour de la pagode.
Non loin de là, un boeing quitta la piste principale de l’aéroport de Da Nang en faisant vibrer la sérénité environnante du vrombissement infernal de ses moteurs. Il passa devant les lueurs orangées du ciel comme une inquiétante ombre chinoise, puis il disparut vers le sud, emportant son raffut avec lui.

– Vous n’attendez pas depuis trop longtemps ? fit une douce voix derrière le jeune polonais.
Elle était venue. Il en était très heureux.
Elle portait des jeans et une chemise blanche qui mettait joliment son buste en valeur. Une veste épaisse couvrait es épaules, en prévision de la fraîcheur de la nuit.

– J’ai failli ne pas venir, dit-elle avec un air très sérieux. Je voudrais que les choses soient très claires. Je suis de bonne famille et je n’ai rien d’une fille facile. Je n’ai ni besoin d’argent ni d’épouser un européen pour obtenir un visa.
– Heu… moi non plus, fit maladroitement Roman. Je veux dire… c’est un malentendu. Je n’ai jamais rien envisagé de malhonnête ou de licencieux. Je suis simplement heureux de vous revoir.

Le court mais sincère plaidoyer sembla convaincre la demoiselle.
Ils décidèrent de se promener au hasard des rues du quartier. Une fois de plus, elle fut son guide.
Elle l’amena jusqu’aux rives populeuses de la rivière Han, une sorte d’estuaire qui séparait Da Nang en deux parties. Il faisait à ce moment tout à fait nuit, et les lumières de la ville se reflétaient sur la surface agitée de l’eau.

– Il faudrait revenir pendant la journée. Le quartier est très joli, ici. En remontant le long de la rue, on peut voir de nombreuses villas coloniales construites par les Français.

Ils continuèrent leur promenade nocturne. Le long de l’avenue, les phares des quelques voitures qui passaient révélaient une imposante allée de platanes.

– Je suis ennuyé, fit Roman, hésitant. Je ne suis pas encore tout à fait habitué aux noms vietnamiens, et je ne sais pas comment je dois vous appeler. Mademoiselle Vuong ? Minh ?
– Tout le monde m’appelle mademoiselle Minh, fit la jeune femme en riant. Vous n’avez qu’à faire pareil. Pour ma part je continuerai à vous appeler Roman, je trouve que ce nom sonne très bien
– Je suis flatté, dit-il rougissant dans l’obscurité. Puis-je vous demander où vous avez appris si bien l’anglais ?
– Je suis institutrice dans une mission catholique, non loin de l’aéroport. J’ai appris l’anglais, le français et le chinois pendant mes études à Hué.
– Oh ! fit Roman, impressionné. Je ne parle que l’anglais et le russe. Je connais quelques mots de français… et autant en vietnamien.
– Vraiment ? Puis-je vous tester ? Comment dit-on « voiture » en vietnamien ?
– heu… xe hói, hésita-t-il.
– Très bien. Votre accent est un peu lourd, mais c’est très bien. Essayons autre chose… que veut dire bên trái ?
– Il me semble que c’est une direction… je ne sais pas. « A gauche », peut-être ?
– Très bien ! C’est un sans-faute. Et profitons-en pour tourner tout de suite à gauche, par cette rue. Je souhaiterai me rapprocher de notre quartier car je ne voudrais pas me coucher trop tard.

Les deux jeunes gens reprirent donc tranquillement la direction de la mission Sainte Cécile et de l’antenne de la CICS.
Ils s’entendaient à merveille et appréciaient d’être ensemble.
Seul le moment de la séparation leur fut désagréable. Ils décidèrent toutefois de se revoir, fixant un nouveau rendez-vous pour le lendemain soir. Toujours à la pagode des bons voeux.

Ainsi passèrent plusieurs jours.
Dans la journée, Roman accompagnait les deux indonésiens dans leurs déplacements, en ville ou à la campagne. Ils interrogeaient quelques personnes, tentaient d’entrer en contact avec les maquisards communistes mais passaient beaucoup plus de temps avec les soldats sud-vietnamiens… Ils prenaient beaucoup de photos et autant de notes, pour pas grand-chose, sans doute.
De son côté, Mademoiselle Minh avait repris certains de ses cours. Ses élèves étaient des fillettes des classes moyennes de la ville. Toutes n’étaient pas issues de familles catholiques, mais beaucoup étaient des filles d’officiers de l’armée sud-vietnamienne. Les vacances décrétées par le ministre de l’Education nationale devaient durer deux semaines. Les journées de mademoiselle Minh étaient donc moins chargées qu’habituellement.

Le soir, les deux jeunes gens se retrouvaient à la pagode.
Parfois, ils se réservaient un après-midi. Alors mademoiselle Minh prenait deux vélos à la mission et ils partaient tous les deux se promener un peu plus loin que d’habitude, poussant jusqu’au centre-ville et remontant la fameuse avenue des platanes entourée des villas coloniales française. Ils passaient aussi le pont sur la rivière Han, traversaient la presqu’île de Son Tra jusqu’aux plages de sable fin qui s’ouvraient sur la Mer de Chine méridionale – ou plutôt Bien Dông, la Mer orientale, comme disaient les habitants de Da Nang.

– Ici, c’est la plage de My Khe, plus au sud, c’est la célèbre plage de China Beach, là où tout les G.I. américains venaient passer leurs jours de permissions. Depuis qu’ils sont partis, c’est presque devenu désert, dit-elle avec un ton de regret dans la voix.
– N’est-ce pas une bonne chose que les Américains soient partis du Viêt-Nam ?
– C’est une bonne chose, dit-elle. Et ce n’en est pas une. Quoiqu’on en dise, le sud Viêt-Nam a besoin des Etats-Unis.

Roman ne partageait pas cette opinion. Mais il n’insista pas. Ce jour-là, le temps était clément, la plage et la mer étaient jolies et il était en compagnie d’une très belle fille qu’il avait la chance de retrouver tous les jours. Il n’aurait pas été très intelligent de ternir cette délicieuse journée et peut-être de compromettre ces merveilleuses semaines de vacances par une discussion à caractère politique, un débat sur un sujet délicat qui risquerait de fâcher mademoiselle Minh.

Carambole, bétel, et communisme

Il nous faut un hélicoptère pour nous rendre à Ba Na, fit Sudarso. Les routes de montagne sont impraticables avec les fortes pluies de ces jours derniers. J’ai pris sur moi de remplir la demande officielle auprès d’Air America.
– Il n’y a assurément rien à voir à Ba Na, répliqua avec une sèche cordialité Dalewski. Les accusations des sud-vietnamiens sont des affabulations, comme tout le reste des soi-disant événements qui nous ont amenés ici. Nous perdons notre temps à Da Nang, et cette mission en hélicoptère va entamer pour rien nos allocations d’essence hebdomadaires.
– Les rapports que vous avez refusé de signer démontrent clairement une activité des maquisards du GRP parfaitement contraire aux dispositions de l’Accord de Paris.
– Les éléments du rapport ne démontrent rien d’aussi précis. Sauf votre respect, capitaine Sudarso, une analyse plus fine et moins partisane révélerait que les actes de vandalisme et les activités suspectes décrites dans votre rapport – fort bien écrit au demeurant – sont le fait de bandits sans appartenance politique. Nous sommes donc en dehors du cadre de l’Accord de Paris et hors du champ de nos compétences. Or, en cautionnant ce rapport avec ma signature, j’engage mon pays très au-delà de ses prérogatives dans le cadre de la Commission. Et vous savez fort bien que je ne peux pas, vous ne pouvez pas, nous ne pouvons pas nous substituer à la police du gouvernement de Saigon.

Sudarso se passa de l’accord de Dalewski. Après tout, au sein de la CICS à Saigon, les Indonésiens avaient en charge la coordination des moyens aériens mis à la disposition des agents. Deux signatures d’officiers étaient nécessaires pour la commande. Puisque on devait se passer de celle du commandant Dalewski, Sudarso obtint sans difficulté celle du général Ngo Quang Truong, le célèbre commandant de la Ière région militaire en personne. L’étonnant petit capitaine indonésien avait visiblement ses entrées au quartier général sud-vietnamien…
Air America informa l’antenne de la CICS que le rendez-vous ne pourrait avoir lieu avant le 1er mars, la météo étant pour le moment trop défavorable. En attendant, quartier libre de fait pour tout le monde. Ou chômage technique, selon le point de vue…

Les lourdes et froides pluies tombées ces derniers jours, la fin des congés scolaires du Têt et deux journées passées avec Dalewski au consulat des Etats-Unis pour des affaires administrativo-diplomatiques, avaient sérieusement ralenti le rythme des rendez-vous de Roman avec Mademoiselle Minh.
Mais une longue discussion avait jeté un froid entre eux.
Mélancolique, Roman s’était plongé dans la lecture de son livre. Une histoire de plus en plus passionnante et de plus en plus prenante. Parfois, il pouvait passer plusieurs heures à lire les aventures entrelacées des différents personnages, leur fuite devant l’implacable ennemi, la poursuite de leur quête, entre espoir et espérance…
Mais une sorte d’amertume en filigrane finissait toujours par le submerger à un moment ou à un autre.

Il repensa à la dernière soirée ensoleillée passée avec mademoiselle Minh. C’était quelques jours auparavant. Roman avait pu obtenir de prendre la deuxième jeep de l’antenne, celle qui servait de taxi quotidien aux petites affaires de Dalewski, sans que le lieutenant Hakimi pose trop de questions. Il retrouva son amie à la pagode, comme chaque jour depuis deux semaines. Puis direction le quartier de Tanh Binh, au nord de Da Nang, où avait lieu un marché nocturne à l’occasion d’une fête appelée Ha loi.
– C’est une fête surtout célébrée par les nationalistes et les traditionalistes en mémoire de la révolte historique de sœurs Trung contre l’occupant chinois, disait la jeune femme. Pour les autres, c’est surtout l’occasion de réjouissances en famille ou entre amis.

Roman avait garé la jeep près d’une pagode, ne pouvant se frayer un passage plus en avant. Le marché de Tanh Binh était installé autour d’un étang où s’agglutinaient des petites embarcations individuelles, des canots à moteur, des modestes jonques familiales. Sur les rives s’entassaient toutes sortes d’étalages, au-dessus desquels des Vietnamiens coiffés du traditionnel chapeau conique allumaient des lampions colorés. Marchands de thé, d’encens, de fruits disputaient la place aux mobylettes, aux porteurs de palanche, aux gargotes ambulantes…
Devant un étal de fruits, le jeune polonais avait été saisi par la forte et désagréable odeur du durian, une sorte de grosse noix bardée d’épines.
– Il vaut mieux laisser ce fruit de côté, si l’odeur vous dégoûte, avait dit mademoiselle Minh en se moquant de son ami. Mieux vaut pour vous la douceur de chuôi ngu, la banane royale ou bien l’amertume de la Carambole sucrée.

Un peu plus tard, après avoir quitté l’animation du marché pour le calme de la plage qui se trouvait non loin, les deux jeunes gens avaient goûté une portion de bétel à chiquer, aux vertus tonifiantes et euphorisante. A la faveur de la nuit, ils n’avaient pu vérifier si leurs langues étaient devenues aussi rouges que le prétendaient la légende de cette mixture curieuse.
Assis sur le sable de la grève, face à la baie de Da Nang chargée de tant de drames historiques, contemplant la nuit d’encre ornée de quelques points lumineux instables, les deux jeunes gens ne s’étaient jamais sentis aussi proches l’un de l’autre. Peut-être le bétel avait-il contribué à la libération de leurs sentiments…

Roman soupirait à ce merveilleux souvenir. Puis il reprit le cours de sa lecture, comme si la douleur s’était calmée, attendant le prochain assaut de tristesse.

« Salut, Seigneur de la Marche ! cria-t-elle. Mon cœur se réjouit de votre retour. »
« Et toi, Eowyn, dit Théoden, tout va-t-il bien pour toi ? »
« Tout va bien ! » répondit-elle. Mais Merry eut l’impression que sa voix démentait sa parole, et il aurait cru qu’elle avait pleuré, si la chose était imaginable pour un visage aussi dur. « Tout va bien. La route était pénible pour des gens arrachés soudain à leur foyer. Il y a eu des mots rudes, car cela fait longtemps que la guerre nous a chassé des champs verts, mais il n’y a eu aucun acte mauvais. Tout est maintenant ordonné, comme vous le voyez. Et votre logement est préparé, car j’ai eu pleine information à votre sujet et je connaissais l’heure de votre arrivée. »

A la lecture de ces quelques lignes sur l’exode d’un peuple face à l’avancée de la guerre, il fut pris d’un désagréable pressentiment qu’il ne sut expliquer.
Il fit à nouveau une pause et songea à la discussion qui était à l’origine de la brouille avec mademoiselle Minh.
C’était au retour de leur délicieuse soirée à Tanh Binh. Ils avaient quitté la plage en se tenant par la main.
Mademoiselle Minh s’était laissée aller à dévoiler les difficiles moments de son enfance. En particulier l’exécution de son père et de deux de ses oncles par les Viêt-Congs, dans le village de son enfance, près de Hué, parce qu’ils refusaient de coopérer.
Elle avait raconté l’arrivée en hélicoptères des Américains. Nerveux et violents, les G.I. avaient saccagé le village, violé une femme et assassiné froidement plusieurs personnes… parce qu’elles refusaient de coopérer.
Le profond traumatisme de ces expériences se focalisait aujourd’hui sur les hélicoptères. Ils provoquaient en elle une sorte de terreur sourde et insoutenable…
Enfin, elle avait évoqué la conquête de Hué par les Viêt-Congs au printemps 1968. Pendant la terrible et fameuse offensive du Têt. Elle n’avait pas eu de mots assez durs pour évoquer les méfaits des communistes, les assassinats, les actes de vandalisme sur le riche patrimoine de la cité, puis la découverte des charniers après la brutale libération de la ville par les Américains…
– Vous parlez continuellement des communistes en mal, avait dit Roman. Mais tous les communistes ne sont pas des assassins ou des voyous.
– Les communistes ne veulent que la guerre, répliqua la jeune femme. Ils ne connaissent qu’elle, ne vivent que pour elle, ne pensent que par elle. Pour eux, se battre est une fin en soi.
– Mais leur guerre ne vous paraît-elle pas juste ? N’avez-vous pas songé que leur but est d’aider et de favoriser le GRP dans sa lutte révolutionnaire afin de libérer le Sud Viêt-Nam des gouvernements incapables et tyranniques qui se succèdent à Saigon pour le compte des Américains et d’amener enfin le peuple du Viêt-Nam tout entier vers une ère de paix, de fraternité et de justice sociale ? Et puis les activités diplomatiques du GRP sont intenses depuis des années, prouvant que des solutions pacifiques sont continuellement recherchées…
– N’avez-vous pas entendu ce que je vous ai raconté ? Ne comprenez-vous pas que le peuple du sud Viêt-Nam ne veut pas du communisme et que les communistes le savent très bien, qu’ils soient cachés dans les rizières à combattre au nom de ces fantômes d’un GRP que personne n’a jamais vu ailleurs que dans les journaux, ou qu’ils viennent de Hanoi ou d’Haiphong dans leurs tanks et leurs camions ! Combien de fois ont-ils attaqué Quang Tri et Hué depuis 1968 ? Quatre fois ? Cinq fois ? Ils ont été repoussés à chaque fois et ont laissé de milliers de cadavres derrière eux. Et ils reviendront encore et encore jusqu’à ce que nous n’ayons plus la force de les repousser. Est-ce cela la Révolution ? La guerre et la Révolution seraient donc deux choses différentes ? Mais nous ne voulons pas des communistes, le sud ne veut pas des Tonkinois et de leur idéologie guerrière. Et moi, je ne veux surtout pas vivre dans un pays dominé par eux !
– Je suis membre du parti communiste polonais, avait brusquement lâché Roman. Je crois en la Révolution. Je ne vous l’avais jamais dit. Cela change-t-il quelque chose à vos yeux ?

Elle était restée muette. Visiblement cela changeait quelque chose.
Elle avait demandé à être ramenée à la mission car elle avait besoin de se reposer. Puis elle n’avait plus dit un mot jusqu’à ce que Roman la dépose à la porte de l’institution Sainte Cécile de Tourane.
« Il vaut mieux se voir moins souvent… » avait été la dernière phrase qu’elle lui avait adressée.

Hakimi frappa doucement à la porte de sa chambre. Il avait préparé une spécialité de son pays pour tout le monde. Sa contribution à la convivialité et au maintien d’une bonne ambiance de travail était admirable. Il avait même pensé à faire quelques tartines de caviar. D’où sortait-il son caviar ? mystère… Même question sans réponse pour les nouvelles bouteilles de Vodka de Dalewski…

« Au milieu de ces sombres pensées, il se rappela soudain qu’il avait grand faim, et il se leva pour aller voir si quelqu’un d’autre dans cet étrange camp ressentait la même chose. Mais a ce moment même, il y eut une sonnerie de trompette, et un homme vint l’inviter, lui, écuyer du roi, a prendre son service a la table du souverain. »

Baptême du feu à Ba Na

Parmi les points à éclaircir dans le cadre de la venue de la délégation de la CICS à Da Nang, il y avait cette affaire de coup de force des maquisards communistes à Ba Na, dénoncé avec la dernière vigueur par les autorités militaires sud-vietnamiennes locales.
De nombreux indices permettaient de penser que les communistes s’étaient illégalement emparés du plateau forestier, débordant ainsi largement au-delà de la ligne de cessez-le-feu de 1973.
Malang et Sudarso tenaient à se rendre sur place et éventuellement à rencontrer ces « maquisards » afin de les identifier. Et Roman tenait à les accompagner.

Le 1er mars, comme prévu, un hélicoptère d’Air America décolla de la piste de l’aéroport de Da Nang avec l’équipe restreinte de la CICS, son matériel et deux officiers sud-vietnamiens. Le voyage se déroula sans encombre jusqu’à Ba Na. Environ 15 minutes de vol à basse altitude au-dessus des collines couvertes de vergers, de rizières puis de forêt.
Le site de Ba Na se trouvait sur un plateau forestier au sommet d’une montagne escarpée. Seuls quelques rudes chemins de terre agrémentés d’escaliers et une vieille route en lacet de 15 km recouverte par une végétation luxuriante permettaient d’y accéder plus ou moins facilement.

Roman n’avait jamais aimé les déplacements héliportés. Mais depuis les confidences de mademoiselle Minh, il les considérait avec un peu plus d’horreur encore. Aussi apprécia-t-il plus que jamais l’atterrissage. Il ne s’attendait toutefois pas à se retrouver au milieu d’un véritable hippodrome abandonné transformé en petit héliport de fortune. A côté de l’appareil d’Air America étaient stationnés deux hélicoptères UH-1 du 1er groupe de Rangers basé à Da Nang. Ils étaient sévèrement gardés par quelques militaires en tenue de combat et par des mitrailleurs installés de part et d’autre des cabines derrière d’agressives M-60.

L’équipe de la CICS évacua l’appareil. Il fut convenu que le pilote revienne chercher la petite troupe vers 17 heures, au même endroit.
Guidés par les deux officiers sud-vietnamiens, Roman et ses collègues quittèrent l’hippodrome et se retrouvèrent dans un curieux décor de larges avenues bordées de jardins en friches et de villas abandonnées et ruinées envahies par la végétation.

– Ici, dit Lieng, un des deux officiers vietnamiens, les Français avaient édifié une bourgade consacrée à la villégiature. On y trouve plus de deux-cent villas, maisons et boutiques. Tout a été abandonné après le départ des coloniaux. Les Viêt-Congs en avaient fait un de leurs repaires dans la montagne, c’est pour cette raison que le site a copieusement été bombardé par les Américains, ces dernières années. Aujourd’hui, bien que cette zone soit censée être sous le contrôle des autorités sud-vietnamiennes, les communistes sont de retour et organisent des raids sur les villages des collines depuis leurs cachettes dans la forêt.
– Que font les rangers sur le plateau, demanda Malang ?
– Je n’étais pas au courant, fit Lieng. Je pense qu’ils sont là pour débusquer les communistes. Allons trouver un officier.
– Je proteste, fit Roman. Nous ne sommes pas venus pour assister à la curée ! Cette atteinte au cessez-le-feu figurera dans notre rapport.
Malang et Sudarso hochèrent de la tête mais ne purent éviter d’échanger un regard complice. Lieng toisa le jeune polonais du regard. Et celui-ci s’aperçut qu’il était le seul civil au milieu de tous ces militaires.
– Les communistes ont exécuté quatre chefs de village dans le secteur depuis le mois de janvier. Ils ont également tendu une embuscade au mortier et à la mitrailleuse contre une patrouille qui passait sur la route en contrebas de la montagne, tuant six de nos soldats et en blessant trois autres. L’Accord de Paris – que je connais aussi bien que vous – ne stipule pas que les communistes sont autorisés à commettre des exactions contre les habitants du sud Viêt-Nam et contre l’armée en toute impunité. L’article 3 de l’Accord rappelle toutefois, je cite : « Les parties au présent accord s’engagent à maintenir le cessez-le feu et à assurer une paix durable et stable. » C’est précisément ce à quoi travaillent les rangers présents sur le site : ils participent au maintien du cessez-le-feu !
Roman ne répondit pas.

Un commandant des rangers vint rejoindre le groupe.
– Commandant Ngûyen Vo Quang, fit-il. Nous étions informés de votre venue. La sécurité sur la zone de Ba Na n’était pas assurée, aussi l’état-major a souhaité que mon groupe quadrille le secteur. Pour le moment, nous n’avons pas rencontré d’éléments hostiles.
– Nous voilà rassurés, dit Sudarso. Nous allons donc pouvoir travailler…

Au moment même où il achevait sa phrase, des coups de feu claquèrent. Très vite suivis d’une fusillade nourrie.
Les officiers dégainèrent leurs pistolets et se précipitèrent en direction de l’accrochage en criant des ordres en vietnamien. Les deux indonésiens suivirent, appareils photos et carnets de note à la main. Roman se retrouva seul tandis que des balles sifflaient au-dessus de lui, percutant le portail de l’hippodrome ou déchirant les feuilles des arbres dans un claquement sinistre.
Il courut à la suite de ses compagnons, se baissant aussi près du sol que possible. Mais à l’orée d’un jardin abandonné, il se rendit compte qu’ils avaient tous pris trop d’avance.

Une, puis deux explosions secouèrent brutalement le plateau.
« Mortier ! » fit une voix venue de derrière un bananier. « An nâp ! An nâp ! Au sol, vite ! »
Roman obtempéra et se jeta dans les herbes hautes près du bananier.
Tapis sous les larges feuilles, un soldat en tenue de camouflage lui fit vivement signe de se rapprocher. Il était armé d’un fusil d’assaut M-16 américain, ce qui garantissait son appartenance aux forces sud-vietnamiennes – les communistes étaient généralement équipés de la Kalachnikov AK-47 russe ou de sa version chinoise.
De nouvelles explosions ébranlèrent les ruines des villas. Les coups de feu reprirent. Quelques cris les accompagnaient. Roman garda la tête baissée dans l’herbe et espéra de toute son âme que cet enfer prenne fin très vite.
Le ranger tapa sur l’épaule du jeune homme et lui indiqua discrètement la direction d’un bosquet, de l’autre côté de l’avenue. Roman jeta un œil inquiet. Il vit alors des ombres furtives se glisser entre deux arbres.
– Bo-doï, fit le ranger. Pas GRP. Ici, armée nord Viêt-Nam. Bo-doï, Bo-doï ! Tonkinois, pas GRP ! insista-t-il.

Roman ne voulut surtout pas contrarier le ranger et acquiesça de la tête.
Il comprit alors que les ennemis tapis dans les ruines de Ba Na n’étaient pas des maquisards du gouvernement révolutionnaire, mais des soldats réguliers de l’armée nord-vietnamienne. Il s’agissait alors d’une véritable infraction à l’Accord de Paris et en particulier l’article premier sur le respect de l’intégrité territoriale du sud Viêt-nam et l’article II sur l’instauration d’un cessez-le-feu…
Une nouvelle explosion, si proche que les deux hommes reçurent des débris de terre et de végétaux, mit fin à ses réflexions juridiques que le contexte rendait parfaitement saugrenues.

Encore une explosion, de nouveaux coups de feu. Roman se mit à trembler. Les mains d’abord, puis les bras. Le reste du corps se mit à suivre.
Lorsque le ranger mitrailla brusquement une misérable clôture située à quelques mètres sur le côté, le jeune polonais urina sous lui.
La clôture s’affaissa sous le poids du corps d’un soldat nord vietnamien fauché par la rafale. Son casque en feuilles de bananiers roula au sol comme une toupie ensanglantée.
Roman était dans une sorte de transe nerveuse où se mêlait terreur et surprise. La rafale du fusil M-16 du ranger lui avait laissé un sifflement bourdonnant au creux de ses oreilles. Il se sentit tiré par le bras. Ses jambes étaient comme du coton, et il marchait en titubant atrocement. Il entendit des cris en vietnamien et en anglais, mais il ne comprenait plus rien d’autre que les pensées confuses en polonais qui se bousculaient dans le brouillard de ses réflexions. Il reconnut Sudarso qui prenait d’ultimes photos.
Il songea que son long mais tranquille service militaire, effectué il y a plusieurs années dans des bureaux à Poznan, n’avait finalement pas servi à grand-chose : pas un entraînement, pas un coup de feu… rien que des analyses de codes chiffrés et des traductions d’articles de journaux américains… et aujourd’hui, son corps flanchait au son d’une rafale de mitraillette.
Sur cette dernière et brumeuse réflexion, un voile noire emporta ses dernières facultés…

Drôle de façon de faire la paix…

Le vrombissement du rotor et les secousses de l’hélicoptère au décollage sortirent complètement Roman de sa désagréable léthargie.

– Comment te sens-tu, demanda Malang, en tendant une bouteille d’eau au jeune polonais.
– Pas très bien, marmonna-t-il en buvant l’eau fraîche à grande gorgées.
– Nous avons cru que tu t’étais pris une balle perdue… Tu t’es juste offert une chute de tension.
– Je me suis pissé dessus ! Je n’aurais jamais cru que ça m’arriverait…
– La première fois, on se pisse tous dessus…

Malang expliqua à Roman que l’accrochage n’avait duré que quelques courts instants et que les adversaires s’étaient subitement repliés, ne laissant qu’un seul mort sur le terrain. Les rangers ne déploraient que trois blessés légers.

– L’uniforme du mort ne laisse aucun doute, continua Malang. Les types qui nous ont tiré dessus étaient des éléments de l’armée régulière nord-vietnamienne… pas des maquisards du GRP. C’est une grave infraction à l’Accord de Paris. Il faut faire un rapport.
– Comment ça s’est terminé, demanda Roman ?
– Les communistes se sont brusquement repliés vers l’intérieur de la jungle, comme s’ils ne souhaitaient pas prolonger l’accrochage… Les rangers ne les ont pas poursuivis : je crois qu’ils cherchent à économiser leurs munitions. Ils n’ont pas voulu non plus patrouiller au-dessus de la jungle avec leurs hélicoptères. Drôle de façon de faire la guerre, non ?
– Je ne sais pas. Tu as sans doute remarqué que je n’ai jamais fait la guerre…

L’Indonésien esquissa un sourire et tendit une cigarette à Roman.
– De toute façon, ajouta-t-il, les Vietnamiens ne sont plus censés se faire la guerre. C’est bien ce à quoi nous veillons chaque jour, n’est-ce pas ?

Roman lui rendit son sourire. Tout comme Malang, il connaissait les statistiques publiées en janvier par l’ambassade américaine de Saigon sur le bilan des pertes humaines de l’année 1974. 7000 civils tués au cours d’actions militaires, d’opérations de maintien de l’ordre, de bombardements… un peu moins de 15 000 soldats de l’armée sud-vietnamienne… et près de 60 000 morts du côté communiste… Drôle de façon de faire la paix, oui !

Le jeune polonais appréciait ses collègues indonésiens, leur humour, leur bon sens, leur culture. Pourtant, ils vouaient une haine tenace – mais cordiale, dans le cadre de leur mission diplomatique – aux communistes. Parmi les quatre délégations constituant la CICS, les Indonésiens étaient de loin les plus actifs, les plus présents sur le terrain, comptabilisant les infractions, comparant les forces en présence, analysant avec justesse le déroulement et l’évolution des événements…

– Pourquoi vous autres les Indonésiens vous impliquez-vous autant dans les missions de la Commission, demanda Roman ?
– Un jour, répondit sombrement Malang, nous aurons probablement à combattre les nord-vietnamiens comme nos parents ont combattu les Japonais… Dans dix ans, dans vingt ans peut-être, quand ils en auront fini avec le sud Viêt-Nam, avec l’Indochine tout entière… Ils ne vivent que par la guerre et pour la guerre…

Roman avait déjà entendu des propos similaires dans la bouche de mademoiselle Minh.
Il repensa à ce jeune Bo-doï tué par les balles hargneuses du ranger sud-vietnamien… quel âge pouvait-il avoir : 19 ans ? 20 ans ?
Il se souvint d’un passage de son livre et ressentit le même malaise que le personnage confronté pour la première fois à la mort d’un ennemi…

« Ce fut la première vision que Sam eut de la bataille des hommes contre les hommes, et elle ne lui plut guère. Il fut heureux de ne pas voir le visage du mort. Il se demanda comment s’appelait l’homme et d’où il venait ; s’il avait vraiment le cœur mauvais ou quelles menaces ou mensonges l’avaient entraîné dans la longue marche hors de son pays ; et s’il n’aurait pas vraiment préféré y rester en paix… »

Était-il vraiment communiste ? Combattait-il au nom de la Révolution ? ou bien parce qu’on ne lui avait pas laissé le choix ? Pourquoi des soldats de la République démocratique du Viêt-Nam s’engageaient clandestinement dans les forêts du sud, foulant du pied tous les principes de l’accord de Paris ? Pourquoi ce bellicisme forcené sur le terrain alors que le gouvernement d’Hanoi ou les représentants du GRP en exil à Paris parlaient de paix, d’unité, de fraternité avec de larges sourires, une fleur dans une main, une tasse de thé dans l’autre ?…
Le jeune polonais était ébranlé dans ses convictions.

Alors que l’hélicoptère blanc et bleu d’Air America filait à travers la fraîche moiteur de la fin de l’hiver vietnamien au-dessus des vastes forêts qui s’étendaient à perte de vue, Roman souhaita intensément retrouver Mademoiselle Minh…

Rumeurs de guerre

Nous devrions rentrer… le parc va bientôt fermer.
La nuit commençait à tomber et les visiteurs du parc Tan An s’étaient éclipsés petit à petit. Minh s’inquiétait cependant pour d’autres raisons.
Le parc se trouvait à mi-chemin entre la gare de Da Nang et l’Aéroport, tout près d’un petit restaurant où ils avaient mangé un assortiment de rouleaux de printemps. On y accédait par un chemin situé derrière l’enceinte de la Pagode de la Reconnaissance. Ici, quelques bonzes dispensaient un enseignement religieux aux enfants du quartier. Ouverts aux autres confessions, ils travaillaient volontiers de concert avec l’institution Sainte Cécile de Tourane, située non loin.
Ainsi, Minh se tracassait d’être reconnue dans ce parc seule avec un jeune européen.

Elle avait déjà essayé d’expliquer à Roman que dans la tradition vietnamienne, les jeunes amoureux ne pouvaient se voir qu’en présence d’un attentif chaperon. Leur situation, telle qu’elle se présentait, était loin d’être convenable. Mais le jeune polonais était comme un chiot heureux. Il n’entendait rien aux contraintes absurdes des traditions. Seuls comptaient la présence de son aimée et les chastes câlins qu’ils partageaient tendrement.
Elle se détendit un peu et oublia ses craintes. Après tout, Da Nang n’était pas une ville arriérée et ses habitants faisaient plutôt preuve d’ouverture d’esprit…

Roman avait eu quelques remarques de la part du commandant Dalewski qui s’étonnait des absences prolongées du jeune attaché.
Le commandant s’était mis en colère en découvrant la participation active de Roman au rapport sur l’accrochage de Ba Na et sur les activités irrégulières d’éléments nord-vietnamiens dans la forêt.
Le rapport était explicite, bien écrit, très complet. Sur le fond, l’officier polonais ne pouvait pas dire grand-chose et reconnut que les nord-vietnamiens avaient allègrement enfreint les dispositions du cessez-le-feu.
Il contesta cependant la conclusion du rapport.
« Le gouvernement nord-vietnamien cherche à établir un nouveau rapport de force afin de permettre une renégociation équitable des termes de l’Accord de Paris qui sont en sa défaveur et qui permettent depuis deux ans au gouvernement fantoche de Saigon de mener une politique fasciste d’agression contre les communistes. Il ne s’agit donc en aucun cas d’une attaque nord-vietnamienne, mais d’une réponse aux infractions des sud-vietnamiens et des Américains…»

Dalewski ne croyait sans doute même pas lui-même à ce qu’il avançait. Mais la version semblait tout à fait orthodoxe et conforme à la ligne officielle prônée autant à Hanoi que dans les capitales des démocraties populaires concernées par ce conflit.
De toute façon, il était très fâché contre Roman et comptait bien faire remonter par la voie hiérarchique son mécontentement jusqu’à Saigon, voire jusqu’à Varsovie…

– Votre logique révolutionnaire va certainement se gausser de la requête que je vais formuler, cher camarade Roman, dit Minh en plaisantant, mais j’aimerais connaître votre année de naissance…
– Bien qu’étant un affreux bolchevique cultivant le goût du mensonge et de la tromperie, je vous la donne de bonne grâce, répondit-il. C’est 1950.
– Je vous remercie… je vais m’amuser à calculer nos affinités selon l’horoscope vietnamien… Ne riez pas ! J’attache une certaine importance à ce genre de chose.
– Je vous promet de ne plus en rire, dit Roman. Et je suis certain que votre horoscope révelera ce que nous savons déjà tous les deux : nous sommes faits l’un pour l’autre.

Ils restèrent encore un petit moment sur l’agréable banc qui se trouvait près d’un étang couvert de lotus. Minh venta à Roman les beautés des paysages entourant Da Nang. Elle proposa à son ami de partir à la découverte du Col des Nuages et des Montagnes de marbre, deux admirables sites cernant Da Nang au nord et au sud.
– Que diriez-vous d’attaquer les cinq montagnes de marbre ce samedi, dit-elle ? Nous les explorerons une par une, et je serai votre guide.
– Avec plaisir. Et nous passerons le samedi suivant sur le col des nuages.

La nuit était complètement tombée. Ils décidèrent à regret de quitter le parc. Alors qu’ils passaient sous le portique qui donnait sur la rue de la gare, une voix les héla en vietnamien. C’était un bonze. Il était assez âgé et avait un air sévère. Roman n’aima pas le ton qu’il employait en s’adressant à Mademoiselle Minh.
– Que vous a-t-il dit ?
– Il m’a vivement conseillé de ne pas traîner si tard dans les rues. Rien de bien méchant… répondit Minh avait un air faussement détaché. Voulez-vous me raccompagner jusqu’à la mission ?

De retour à l’antenne de la CICS, Roman eut la surprise de voir réunis ses collègues au grand complet ainsi que plusieurs officiers de liaison sud-vietnamiens.
– Et alors ! fit Dalewski. Le joli cœur se décide à rentrer à la maison ?
Derrière les sarcasmes de son commandant, Roman comprit à la mine sombre de ses collègues que quelque chose de grave venait d’arriver.
Ce lundi 10 mars, en quelques heures de violents combats, les armées nord-vietnamiennes s’étaient emparées de la ville de Ban Me Thuot, une position stratégique essentielle au cœur des Hauts plateaux…
Cette fois, il ne s’agissait plus d’escarmouches forestières ou d’accrochages au milieu des rizières. Prenant tout le monde de court, Hanoi venait de taillader férocement l’Accord de Paris avec une baïonnette.

Roman pensa à son livre, et un passage lui revint en mémoire…

« Mais partout où il regardait, il voyait les signes de la guerre. Les Monts Brumeux grouillaient comme des fourmilières : des orques sortaient de mille trous. Sous les branches de la Foret Noire se déroulait une lutte mortelle entre Elfes, Hommes et bêtes féroces. Le pays des Beornides était en flammes ; un nuage s’étendait sur la Moria; la fume s’élevait aux frontières de la Lorien.
Des cavaliers galopaient sur l’herbe de Rohan ; des loups se déversaient de l’Isengard. Des havres de Harad, des navires de guerre prenaient la mer ; et de l’Est, des Hommes venaient sans fin: porteurs d’épées, de lances, d’arcs sur des chevaux, chars de chefs et fourgons charges. Toute la puissance du Seigneur Ténébreux était en mouvement. »

L’orage menace…

Les cinq Montagnes de marbre, que les Vietnamiens appelaient Ngû Hanh Son, se trouvaient à environ 8 kilomètres au sud de la ville de Da Nang.
Entourées par la mer de Chine méridionale et par des petites rivières, les montagnes se dressaient fièrement sur les plages, dominant la côte. C’était un site magnifique et, malgré le crachin désagréable qui n’avait pas cessé d’arroser le littoral, Minh et Roman venaient d’y passer une merveilleuse journée.

Le soir, un léger vent dispersa les nuages. Les deux jeunes gens étaient installés sur les marches d’un escalier gravé directement dans le marbre. Ils venaient de gravir une série de près de 100 marches et ils éprouvaient tout naturellement le besoin de faire une pause.
Minh était vêtue d’une robe traditionnelle et portait un nón, un chapeau conique. Elle avait choisi ses vêtements avec soin car les lieux étaient sacrés pour les bouddhistes. Roman ne pouvait s’empêcher de la contempler. Ses cheveux, noirs et soyeux, se laissaient caresser sous sa coiffe par le vent frais. Ses yeux étaient comme deux perles de jais, mais son regard, insaisissable, gardait ses terribles secrets.

Les cinq montagnes portaient les noms des cinq éléments. Le mont Kim Son pour le métal ; le mont Moc Son pour les bois ; Hoa Son pour le feu et Tho Son pour la Terre.
Le mont Thuy Son sur lequel se trouvait le grand escalier de marbre avait été dédié à l’eau.

– Une très jolie pagode se trouve juste au-dessus, fit mademoiselle Minh. Et derrière se trouve une série de grottes et une terrasse d’observation. Si vous le souhaitez toujours, vous pourrez m’y lire quelques pages du livre dont vous m’avez parlé ?

Ils reprirent leur excursion. La pagode et la vaste grotte Huyen Khong, réputée la plus belle du site, semblaient complètement abandonnées. L’obscurité de la fin du jour apportaient un air sinistre aux lieux alors que Roman s’attendait à une sorte de climat spirituel et mystique.
Une haute statue représentant un bouddha féminisé gardait l’entrée de la grotte. Elle était parsemée d’éclats de balle, terribles témoins d’une époque récente où les maquisards du Viêt-Cong occupaient les lieux.

– On raconte qu’il y a eu de terribles combats dans ces grottes. Aujourd’hui, les communistes ont heureusement abandonné les lieux, mais les moines ne sont pas complètement revenus à la pagode.

En fin de compte, ils évitèrent les grottes. Partiellement envahies par de la végétation luxuriante, la plupart étaient trop sombres en cette heure tardive.
Ils prirent alors place sur la terrasse qui dominait la vallée en contrebas. Malgré la lumière déclinante et les brumes d’évaporations des pluies de la journée, le spectacle était grandiose. Roman pouvait voir parfaitement le parcours de la rivière Cam Le, qui serpentait au pied de la montagne, puis celui du fleuve Han jusqu’à Da Nang, perdue dans l’obscurité.
L’horizon était parfaitement dégagé. Et face à lui, droit vers le nord, le jeune polonais devina que la sombre ligne ondoyante de basses montagnes devait être le col des nuages.

Ils s’assirent sur le sol contre la balustrade, blottis l’un contre l’autre.
– Puisque nous ne sommes pas passés par les grottes, dit le jeune polonais, je vais tenter de réparer la chose en vous lisant la description des cavernes étincelantes par le nain Gimli.

Ils prirent le livre à deux et Roman commença la lecture du passage pour Minh.

« Tu n’as pas vu ; je te pardonne donc ta raillerie, dit Gimli. Mais tu parles en étourdi. Trouves-tu belles ces salles ou ton Roi réside sous la colline dans la Forêt Noire et que les Nains contribuèrent a construire il y a bien longtemps ? Ce ne sont que des taudis a cote des souterrains que j’ai vus ici : des salles incommensurables, emplies de la musique éternelle de l’eau tintant dans des fontaines, aussi belles que Kheled-zaram a la clarté des étoiles.
Et, Legolas, lorsque les torches sont allumées et que les hommes déambulent sur les sols sables sous les dômes sonores, ah ! alors, Legolas, les gemmes, les cristaux et les veines de minerais précieux étincellent dans les murs polis ; et la lumière rayonne a travers les marbres plisses, semblables a des coquillages, translucides comme les vivantes mains de la Reine Galadriel. Il y a des colonnes blanches, safran et d’un rose d’aurore, cannelées et contournes en formes de rêve, Legolas; elles jaillissent de sols multicolores pour rejoindre les pendentifs scintillants de la voûte : des ailes, des cordes, des rideaux aussi fins que des nuages gelés; des lances, des bannières, des clochetons de palais suspendus! Des lacs immobiles les reflètent – un monde miroitant surgit de sombres mares couvertes de verre clair : des cités, telles que Durin n’aurait guère pu en imaginer dans son sommeil, s’étendent par des avenues et des portiques jusqu’aux recoins sombres ou nulle lumière ne parvient. Et ding ! Une goutte d’argent tombe et les ondulations circulaires du miroir font courber et vaciller toutes les tours comme les algues et les coraux d’une grotte marine. Puis le soir vient : elles s’évanouissent en clignotant ; les torches passent dans une autre salle et un autre rêve. Les salles se succèdent, Legolas; une salle ouvre sur une autre, dôme après dôme, et les escaliers abondent; et les méandres mènent toujours plus avant au coeur de la montagne. Des cavernes ! Les souterrains du Gouffre de Helm! Heureuse fut la chance qui m’y conduisit ! Je pleure de les quitter. »

– c’est un très beau texte, fit Minh d’une voix douce, comme si elle sortait d’un rêve délicieux.
Elle se serra un peu plus contre Roman. Le vent frais passait à travers sa robe et elle sentit quelques frissons la parcourir.
Roman crut entendre le tonnerre au loin, porté par la bourrasque humide.
– Avez-vous eu l’occasion de vérifier notre compatibilité horoscopique, dit-il amusé ?
– Bien entendu. Mon signe est le Chat et le vôtre est le Tigre. Deux signes complémentaires en amour comme en réussite sociale et financière. Nous sommes tous les deux liés à l’élément Métal, ce qui multiplie nos affinités. Enfin, nous sommes entrés dans l’année du Chat. Et pour les Chats comme pour les signes qui lui sont liés – le Tigre, par exemple – c’est une année de grandes perspectives, de réussite, de chance…
– Bref, tout va donc très bien : nous sommes faits l’un pour l’autre, conclut-il avec un large sourire.

Timidement, elle approcha ses lèvres des siennes. Ils hésitaient, mais ils se sentaient irrésistiblement attirés l’un par l’autre. Etait-ce la compatibilité horoscopique ? Ou bien une force magnétique supérieure, mais complètement humaine, communément appelée « Amour » ?

Un nouveau bruit sourd porté par le vent vint les interrompre.
– Qu’est-ce ? fit Minh, visiblement inquiète.
– Ce n’est rien. Juste un orage au loin, répondit Roman avec sa voix la plus rassurante possible.
– Il n’y a pas d’orages en cette saison.

Ils se relevèrent et jetèrent un œil vers les ténèbres, distinguant à peine les lignes sombres de l’horizon derrière les points lumineux de la ville de Da Nang.
Tout à coup il y eut un éclair, loin, très loin dans les terres, vers le nord, nord-ouest. Puis un deuxième. Des coups sourds, presque étouffés, firent vibrer l’air quelques secondes. Et les éclairs reprirent, multiples, lointains mais inquiétants…

– Ce n’est pas un orage, soupira Minh. C’est le canon des Tonkinois. Les Bo-doï arrivent…

Mars, mois de la guerre

Dans le pays, la situation était très préoccupante. En quelques jours, les armées nord-vietnamiennes étaient passées à l’offensive, au mépris de toutes les clauses de l’Accord de Paris.
A Saigon, il convenait de reconnaître que le Cessez-le-feu de 1973 était parfaitement caduc. Et les autorités de la CICS envisagèrent de rappeler toutes les délégations en mission dans le pays afin de plier tranquillement bagage.
Cependant, les lignes de communication intérieures venaient d’être coupées un peu partout… impossible de contacter les antennes locales de la Commission.

Sur les côtes, le temps était maussade. Mais à l’intérieur des terres, et en particulier sur les Hauts plateaux du centre où les nord-vietnamiens concentraient toute leur puissance de feu, un printemps ensoleillé et relativement sec favorisait l’avancée des blindés sur les pistes forestières. Et devant les blindés des Bo-doï, les sud-vietnamiens reculaient dans un désordre indescriptible…

Pour les nord-vietnamiens – les Tonkinois, comme on disait au sud – le mois de mars était le mois de la guerre. La plupart des grandes offensives communistes depuis le début du conflit indochinois – c’est-à-dire depuis 1944, avec les opérations du Viêt-Minh contre les Français – se sont déroulées au printemps.
A Saigon, les autorités vietnamiennes comptaient beaucoup sur l’aide américaine. Beaucoup trop sans aucun doute… A Washington, l’équipe présidentielle, compatissante, se bagarrait mollement avec le Congrès pour décider d’une aide financière éventuelle à l’effort de guerre du Sud. La situation humanitaire du Cambodge apparaissait, aux yeux des politiciens américains, beaucoup plus préoccupante que les fastidieux échos du bourbier vietnamien – de fait, elle l’était, mais le monde ne le sut réellement que beaucoup plus tard… De toute façon, comme pendant la grande offensive du printemps 1972, comme pendant les incursions du printemps 1973, les sud-vietnamiens allaient finir par reprendre le dessus…
Et pendant ce temps, les Bo-doï avançaient toujours.

Fuyant les zones de combats, animés autant par la terreur du spectre communiste que par la sinistre intuition que cette offensive était <i>la bonne</i>, des dizaines de milliers de réfugiés s’étaient retrouvés sur les routes, gênant considérablement les mouvements de l’armée vietnamienne. Sur les pistes forestières de Pleiku jusqu’à Tuy Hoa et Nha Trang, l’exode se transforma vite en cauchemar. Des colonnes mêlées de civils et de militaires en pleine débâcle se retrouvèrent coincées au cœur de la jungle, sans eau, sans nourriture et sous les bombardements des nord-vietnamiens. Les bords de pistes étaient jonchés de cadavres. Des milliers de cadavres. Des femmes, des enfants, des vieillards, morts de faim, de soif, tués par les bombes, les balles perdues ou les vieilles mines oubliées sur le bord de la route. Pas le temps de s’arrêter pour les enterrer : les Bo-doï talonnaient les fuyards.

Ces sinistres nouvelles arrivent par bribes, rumeurs incomplètes ou déformées jusqu’à Da Nang, via les radios nationales ou internationales. Ici, on avait d’autres sujets de préoccupation. Le 15 mars, alors que Minh et Roman visitaient les montagnes de marbre, le général Truong, commandant de la Ière région militaire, était contraint d’ordonner l’évacuation militaire de Quang Tri afin de replier ses troupes sur de potentielles enclaves retranchées : Hué, Chu Lai… et Da Nang.
Plus ou moins informés des massacres qui avaient lieu sur les hauts plateaux du centre, les habitants de Quang Tri, encouragés par les autorités, commencèrent à fuir en direction de Hué.
Un second exode commençait.

Le peu de nouvelles venues des collègues de l’antenne de la CICS de Quang Tri n’étaient pas bonnes. La sécurité des voies aériennes n’étant plus assurées par l’armée de l’air sud-vietnamienne, les pilotes de la compagnie Air America avaient pour consignes de ne plus survoler les territoires au nord de Hué. Les collègues se retrouvaient ainsi coincés entre les armées d’Hanoï et le flot des fuyards sud-vietnamiens. Là aussi, les lignes de communications furent vite coupées par les Viêt-Congs et les Bo-doï qui pullulaient dans la forêt et dans les rizières. Il n’y eu donc très vite plus aucune nouvelle de Quang Tri.

A Da Nang, Roman se souvint de son curieux pressentiment à la lecture d’un passage de son livre. Le flot des habitants du Rohan qui cherchaient à trouver refuge à Helm puis à Dunharrow pour se prémunir des conséquences de la guerre avec le traître Saruman et le maléfique Sauron… Helm et Duharrow pourraient être Hué et Da Nang… Saruman serait alors le GRP. Et Sauron serait Hanoï…
Mais la réalité de la guerre au Viêt-Nam ne correspondait pas au récit de son livre. Ici, il n’y avait pas de bons. Tout le monde avait un mauvais rôle. Hanoï ne pouvait pas être comparée aux puissances du mal, car Roman avait toujours foi dans la force de la Révolution prolétarienne, la seule quête qu’il croyait digne de ce nom. Mais, à sa grande déception, cette quête était visiblement entre les mains d’individus particulièrement déloyaux.

Premiers réfugiés

Je suis déçu, mademoiselle. Très déçu.
Le père Duvignard, un type très maigre handicapé par un strabisme convergent, appuya sur le « très » pour bien marquer son propos. Il était le directeur adjoint de l’institut Sainte-Cécile et tout le monde le détestait cordialement. C’était un sentiment très partagé. Aussi, lorsque le Vénérable Luong Van Cân, de la Pagode de la Reconnaissance, informa le père Duvignard que la jeune institutrice Vuong Thi Minh avait été vue en compagnie d’un européen dans des postures fort peu convenables et sans escorte – entendez « sans chaperon » – ce Français nostalgique de l’époque coloniale sauta sur l’occasion pour s’adonner à un de ses exercices favoris que le contexte tranquille et feutré de l’institut ne lui permettait pas de pratiquer aussi souvent qu’il le souhaitait : proférer de malveillantes menaces.

– Je suis malheureusement dans l’obligation de vous rappeler, mademoiselle Minh, que les enseignants de notre institut doivent avoir une attitude irréprochable. Votre comportement licencieux de ces derniers jours pèse lourdement sur la confiance que nous vous accordions…

Minh laissa le père parler sans vraiment l’écouter. Elle ne pensait qu’à Roman, ne voulait que la voix de Roman… Duvignard et son fiel n’étaient qu’un mauvais moment à passer.

– La licence que vous autorise votre confession n’a pas lieu d’être dans une honorable institution de la très sainte église catholique. Votre foi vous place en position de sursis permanent. Vos écarts publics impudiques nous obligent à prendre d’amères mais nécessaires dispositions en ce qui vous concerne.

Impudiques, impudiques… exagérer n’est pas mentir. Ce soir-là, les deux jeunes gens s’étaient promenés main dans la main et avaient à peine osé faire quelques innocents câlins.
Minh jeta un regard distrait dans la cour de l’école. Les religieux vietnamiens de l’institution s’affairaient autour de groupes de réfugiés accueillis après un long et pénible périple de 100 kilomètres, voire 150 pour certains, depuis le nord. Ils leur donnaient à manger, à boire, leur prodiguaient des soins…
Ces réfugiés commençaient à arriver par grappes de dizaines de personnes, des familles entières, nombreuses, solidaires dans leur malheur. Epuisés, affamés, hébétés, ils devaient être pris en charge de toute urgence. Quelques œuvres de charité bouddhistes ou chrétiennes se chargeaient de la besogne, tant qu’elle était encore gérable. On savait que des milliers d’autres personnes suivaient derrière. Elles arriveraient à Da Nang avant la soirée.
Les autorités civiles, plutôt que se pencher sur le sort des réfugiés, préféraient se préparer un éventuel départ en avion vers Saigon. Quant aux autorités militaires, elles se concentraient tant bien que mal sur le plan de repli des divisions d’infanterie et des troupes de marine vers Hué…
L’archevêque de Da Nang, Mgr Pham Ngo Chi, avait donné à toutes les églises, congrégations et autres œuvres d’obédience catholique, la consigne d’ouvrir leurs portes aux malheureux. Les élèves se retrouvaient donc de fait en vacances forcées…

Le père Duvignard continuait de déverser son fiel moralisateur teinté d’un fort complexe de supériorité européen. Son ton péniblement monocorde était d’un tel ennui que Minh n’écoutait définitivement plus. Les visages abattus des réfugiés en contrebas lui rappelaient une foule de douloureux souvenirs. Elle éprouva le besoin urgent de retrouver Roman.

Au moment où elle venait de décider de s’enfuir du bureau du père pour retrouver le jeune polonais, on frappa à la porte. Une religieuse vietnamienne vint avertir que tout le monde était attendu dans le réfectoire de l’école…

Le père Darricault, le responsable des missions catholiques au Viêt-Nam avait chargé le directeur de l’institution Sainte Cécile, de lire à haute voix un télégramme qu’il avait envoyé depuis ses bureaux de Dalat, dans le centre du Viêt-Nam, et par lequel il ordonnait à tous les jeunes religieux de quitter les missions sans délai afin de gagner des lieux plus sûrs. Les personnels concernés se regardèrent mutuellement, ne sachant que faire. Personne ne fut étonné de voir Duvignard se précipiter vers sa chambre pour réunir ses affaires. D’autres, plus circonspects, choisirent de ne pas abandonner les réfugiés et les coreligionnaires d’origine vietnamienne dans un moment aussi difficile.

Profitant du trouble général, Minh s’était esquivée par une porte dérobée. Elle avait regagné sa chambre et s’y était enfermée. Il était tôt et l’heure du rendez-vous avec Roman était encore loin.
Elle s’allongea sur le lit et fixa la chaux du plafond, et ainsi faisait-elle à chaque fois que d’amères et douloureuses pensées tentaient d’envelopper son âme… Une sensation curieuse – mais pas désagréable – d’étouffement dévia brusquement ses pensées vers Roman et vers lui seul. Et elle en fut heureuse.
Le jeune homme était devenu en quelques jours le centre de son existence. Il avait splendidement pris la place que la religion et l’enseignement avaient dans sa vie. Il était partout dans sa tête, dans son cœur.
« Tous les maux dont nous souffrons tirent leur cause du désir » disait autrefois Bouddha qui prônait une vie de chasteté et de renoncement. Mais dans ce contexte particulier, l’Amour était le plus fort et il n’apportait ni mal ni souffrance… aucun renoncement n’était donc possible.

L’étau se resserre

Ce mardi 18 mars, le premier ministre de la République du Viêt-Nam, Tran Thien Khiem en personne, fit une rapide visite à Da Nang. Devant les notables de la ville, porteur d’un message présidentiel qui se voulait rassurant, il promit de débloquer des moyens pour permettre la meilleure gestion possible du flot des réfugiés. A midi, ils étaient à peu près 100 000 ! Des dizaines de milliers d’autres continuaient d’arriver de Quang Tri et des campagnes de la province de Hué.
Devant les militaires, au QG de Da Nang, il fut plus directif. Le général Truong, le commandant en chef de la zone, devait impérativement dégarnir sa ligne de défense et replier ses marines et ses compagnies de parachutistes vers Saigon. Soit 1000 km plus au sud…
Et en cas d’attaque, qui défendrait Da Nang ?…

Pendant ce temps, après d’âpres combats, Quang Tri tombait définitivement entre les mains des forces armées nord-vietnamiennes. Plus au sud, les Bo-doï bombardaient Hué. La population prise de panique, affolée par le spectre des massacres de 1968 et de 1972, se jeta comme une vague déferlante sur la Nationale 1 qui menait à Da Nang.
Le lendemain, les chars nord-vietnamiens attaquaient les soldats de Truong.

La Nationale 1 passait par le Col des nuages.
C’était un site magnifique, à en croire Mademoiselle Minh. Là-haut, le voyageur qui empruntait la route se retrouvait dans un paysage unique, perdu entre le ciel, les nuages et la mer. Des rizières formaient d’harmonieuses courbes sur le versant de la montagne et allaient se confondre en contrebas avec les merveilleuses plages de sable.

– J’aurais vraiment aimé vous faire découvrir ces paysages, disait-elle désolée à Roman. Mais il y a, paraît-il, tant de réfugiés sur la route que même les véhicules militaires ne peuvent plus circuler…
– C’est hélas vrai… mes collègues de Hué ont été ramenés par hélicoptère en fin de matinée. Ils ont survolé les colonnes de civils qui se bousculaient tandis que les véhicules blindés de l’armée restaient bloqués sur les talus. Le pilote de l’hélicoptère affirme avoir essuyé des coups de feu en survolant la route…
– Et que sont devenus vos collègues de Quang Tri ? Vous étiez inquiet de ne plus avoir de nouvelles.
– Ils ont réussi à fuir en voiture, sous les bombes et au milieu des fuyards agressifs. Mais ils ont gagné Hué à temps pour être rapatriés par l’hélicoptère, tous sains et saufs. Les autorités du GRP étaient pourtant parfaitement au courant de leur présence en ville et leur immunité diplomatique a été reconnue autant par eux que par Hanoï… il y avait même des officiers hongrois et polonais parmi eux. Et pourtant, ils ont été pris pour cible. Je ne comprends pas…

Ou plutôt, il commençait à comprendre… la puissante et brutale offensive nord-vietnamienne, manifestement préparée de longue date dans l’ombre et au mépris de l’Accord de Paris, avait visiblement pour objectif la conquête pure et simple du sud. Les nord-vietnamiens spoliaient ainsi le GRP de sa Révolution. Ils n’avaient donc que faire des informations transmises par ce même GRP au sujet de la CICS…

– Mais tout le monde sait au Viêt-Nam que les cadres du GRP sont des marionnettes d’Hanoï, s’ils ne sont pas eux-mêmes d’authentiques Tonkinois infiltrés au sud… disait Minh. Les communistes du sud, s’ils étaient sincères dans leur lutte – ils l’étaient dans leurs activités criminelles, je puis vous l’assurer – se laissent aujourd’hui complètement manipuler. Et les discours apaisants et légalistes des représentants du GRP dans les capitales étrangères ne sont qu’une vitrine déformée des intentions réelles du nord !

Minh se calma aussitôt. Elle ne voulait pas assommer Roman avec ses convictions et ses théories sur la situation politique du Viêt-Nam et prendre le risque de jeter un nouveau froid entre eux. Elle se blottit contre lui.
Mais Roman entendait bien ce que Minh voulait lui faire comprendre. Et les événements actuels ne faisaient que lui donner raison.

Ce soir-là, ils ne purent rester très longtemps ensemble. Une cinquantaine de pauvre gens originaires des campagnes de la province occupaient la cour de la Pagode des bons vœux et les deux amoureux étaient restés dans la rue grouillante de monde, de mobylettes et de cyclo-pousses, se blottissant dans l’angle d’une maison. Et puis Roman devait rentrer tôt à l’antenne pour ensuite se rendre à l’Hôtel international où les officiers et les diplomates de la CICS souhaitaient faire le point sur la situation.

– Prenez mon livre, Minh, dit-il en lui tendant l’ouvrage qu’il avait apporté. Je l’ai terminé la nuit dernière, en pensant à vous. La fin est triste, mais elle apporte une bouffée d’espoir.
– Merci, mon aimé. Je le lirai aussi en pensant à vous. A demain.

Ils se séparèrent un peu tristes, comme à chaque fois.
Dés que Minh eût disparu dans la foule, Roman se précipita vers l’antenne de la CICS. Il n’en avait rien dit à Minh car il voulait prolonger au maximum le bonheur de sa présence à ses côtés, mais il était très en retard.

A peine rentré dans les locaux de l’antenne, Dalewski fondit sur lui.
– C’est un écart de trop ! hurla-t-il dans la langue de Chopin. Vous payerez ce retard d’une façon ou d’une autre ! Prenez ce dossier ! Nous partons tout de suite, la Jeep est prête !
Le capitaine Dziekanowski, qui était un des transfuges de Quang Tri et le lieutenant hongrois Jozsef Dajka de l’ex-antenne de Hué accompagnaient les deux hommes. Pas un mot ne fut échangé pendant le trajet. Il faut dire que Dalewski était au volant, fendant la foule vietnamienne à grands coups de klaxon et d’incompréhensibles injures polonaises.

L’Hôtel international était à l’origine un de ces grands bâtiments rectangulaires, froids et recouverts de béton, que l’armée américaine avait élevé à Da Nang pour installer ses soldats en mission au Viêt-Nam. Après le départ de ces derniers, des promoteurs vietnamiens ont eu la bonne et lucrative idée d’en faire un hôtel.

Pour les représentants de la CICS, pas de pot d’accueil, pas de buffet… Tout le monde était réuni dans une grande pièce austère. Dalewski, dont tout le monde eut le loisir d’apprécier le fracassant retard, était le plus haut gradé parmi les militaires en mission dans cette partie du Viêt-Nam. Il mena donc la séance conjointement avec Lajos Detari, un diplomate hongrois, et le capitaine Sudarso qui était censé représenter la présidence indonésienne de la CICS. Chaque mois, en effet, les délégations présidaient chacune leur tour les instances de la Commission. Depuis le 1er mars, c’était le tour des Indonésiens.

Roman écouta d’un air distrait tout ce qui se disait à cette réunion de crise… l’essentiel de son attention se portait sur les curieuses sensations agréablement acidulées qui lui picotaient l’estomac et le cœur. Le visage de Minh hantait ses pensées et l’écho de sa douce voix recouvrait les paroles des intervenants de la réunion.
Très sérieusement, les représentants des délégations évoquèrent le rapatriement général vers Saigon. Les consignes des instances dirigeantes de la CICS étaient claires et strictes. Il ne manquait plus qu’une date à définir. Charge ensuite aux Indonésiens d’organiser le voyage avec Air America. Cependant, personne ne semblait d’accord sur une date. Les Iraniens et les Hongrois voulaient partir le plus vite possible ; Indonésiens et Polonais souhaitaient prendre contact avec les nord-vietnamiens ou des représentants du GRP pour connaître leurs intentions et leurs objectifs. Il fut alors décidé d’organiser plusieurs tours.
Sudarso soupira. C’était à lui que revenait la charge de négocier l’application de cette décision avec les pilotes d’Air America…
On parla aussi du général Truong qui avait fait un aller-retour à Saigon pour recevoir des ordres clairs à propos de la défense des enclaves de Hué, Da Nang et Chu Lai prévues par le gouvernement. Il était prévu qu’il se rende à Hué le lendemain. Plusieurs agents, essentiellement des Indonésiens et des Hongrois décidèrent de l’accompagner. Par ailleurs, il était également prévu un discours très attendu du président Thieu sur les ondes radios à propos de la situation dramatique que vivait la République du Viêt-Nam du sud.
Enfin, il y eut un débat houleux entre le commandant Dalewski et plusieurs agents indonésiens et iraniens sur les compétences et la raison d’être de la Commission dans le contexte de déliquescence du Cessez-le-feu.

La plupart des agents étaient logés à l’hôtel, sur le compte de la trésorerie de la CICS.
De fait, l’Hôtel International devenait le nouveau quartier général de l’antenne locale de la Commission.

La perspective du départ des diplomates de la CICS vers Saigon emplissait de tristesse le cœur de Roman. L’échéance annoncée de sa mission lui ouvrait les yeux sur une triste réalité : sa belle histoire d’amour avec Minh allait probablement devoir prendre fin… il ne pouvait cependant s’y résoudre. Et dans son cœur, il cultivait le secret espoir de voir émerger une ébauche de solution…

Une pluie au goût de cendre…

Roman se leva assez tard.
Comme tous ses collègues, il avait bien compris que la fin brutale du cessez-le-feu signifiait le chômage technique pour la CICS. C’était aussi le signal de la fin de leur étonnante aventure diplomatique au Viêt-Nam.

Il salua Hakimi qui rassemblait ses affaires. Il n’avait jamais trop eu le temps de discuter avec ce sympathique lieutenant de l’armée du Shah. Mais c’est toujours quand un cycle vient à sa fin que l’on se rend compte de tout ce qui n’a pas été fait.

A l’extérieur, l’air vibrait du bruit des moteurs des avions qui quittaient l’aéroport de Da Nang. A leur bord, des notables sud-vietnamiens et leur famille. Ils partaient trouver refuge plus au sud. Saigon pour certains, Nha Trang pour d’autres. A priori, les vols étaient sans danger, aucun appareil nord-vietnamien n’étant signalé dans l’espace aérien du sud. L’état-major à Hanoi souhaitait sans doute économiser ses MiG-21 au cas où l’offensive en cours viendrait à tourner au vinaigre… au cas aussi où les Américains prendraient – enfin – l’initiative brutale de bombarder le nord Viêt-Nam en représailles avec leurs terrifiants B-52…

Un peu après midi, Roman sortit manger un morceau en ville avec le capitaine Dziekanowski. La foule qui se trouvait dans les rues de Da Nang commentait les bribes d’informations et les fragments de rumeurs qui provenaient de sources diverses et variées. Bien que la radio de Saigon n’évoquait que vaguement la situation militaire et les désastres subis par l’armée de la République du Viêt-Nam au cours de la semaine, tous semblaient méditer sur l’hécatombe de l’exode dans les Hauts plateaux. Le douloureux souvenir du carnage de la nationale 1 en 1972 était dans tous les esprits et ajoutait à l’angoisse collective que les deux polonais pouvaient sentir dans l’air.

Non loin de l’Hôtel international, les deux hommes croisèrent des collègues hongrois de la CICS. Ils commentaient le discours de Ngûyen Van Thieu, le président du Viêt-Nam du sud, que venait de diffuser la radio.
Visiblement, le président honni par le GRP et par Hanoï, celui que les communistes appelaient systématiquement « le fantoche », appelait à résister à l’assaut nord-vietnamien, à garder confiance, à se mobiliser en faveur de l’effort de guerre et à porter secours aux réfugiés. Il s’attarda sur la nécessité de défendre Hué à tout prix et jusqu’à l’ultime sacrifice, s’il le fallait…

« La défaite du sud est inévitable » commenta avec un sourire forcé un des deux Hongrois… Puis ils se retirèrent. Un avion de transport caribou, affrété par Air America, les attendait à l’aéroport. Le rapatriement des collègues hongrois et iraniens vers Saigon avait en effet été prévu pour le milieu de l’après-midi. Peut-être était-il temps de partir, d’ailleurs : on venait d’apprendre que la route côtière du sud était coupée…
Mais Dalewski ne souhaitait pas partir avant d’avoir rencontré des représentants du GRP. Et Roman ne voulait pas partir sans avoir revu Minh.

Les deux polonais se séparèrent sur le chemin du retour. Roman dirigea en effet ses pas vers l’institution Sainte Cécile, tandis que les nuages bas commençaient à arroser le pays d’une pluie brumeuse. Il était un peu trop tôt pour se rendre au rendez-vous, mais une irrésistible envie d’être auprès d’elle guidait ses pas.

L’Institution Sainte Cécile de Tourane ressemblait à ces bâtiments de l’époque coloniale, qu’on pouvait voir le long de la rivière Han. La façade présentait un mélange de style qui inspirait une sorte de curieuse nostalgie à Roman.
Le portail était entrouvert et le jeune polonais franchit prudemment le seuil de l’établissement.
Au fond d’une cour se trouvaient une cinquantaine de réfugiés. Ils semblaient tous accablés par les événements, abasourdis par le malheur… et surtout affamés.
Une fine pluie tombait sur eux, augmentant cette impression de dénuement et de désolation.
De jeunes religieuses vietnamiennes s’affairaient autour de cette foule meurtrie, apportant des quignons de pain, un peu de soupe, quelques mots de réconfort. Mais le tout en quantités insuffisantes…
Une forte odeur d’urine et de sueur flottait dans l’air, tandis qu’une dizaine d’enfants cernèrent Roman pour lui quémander un peu de nourriture.
– Ici beaucoup faim et souffrance, fit une sœur dans un anglais approximatif. Vous aider eux partir Amérique ?
Roman, la mine désolée, fit un signe négatif de la main… ces gens le prenaient pour un américain, un sauveur… il n’était qu’un européen naïf et idéaliste égaré dans les tourments du monde.

Minh apparut dans un angle de la cour.
Aussitôt, il fendit cette foule indigente et se retrouva en quelques instants dans les bras de son aimée.
– C’est vous… fit-elle, heureuse, avant de l’enlacer tendrement.

Ils se retirèrent dans un des couloirs de l’école. La jeune vietnamienne expliqua à Roman que toute la direction de l’école et la plupart des enseignants étaient partis le matin même vers l’aéroport. Seuls restaient deux prêtres français et quelques religieuses originaires de Da Nang. Les réfugiés étaient nombreux, et la nourriture commençait à manquer. Les salles de classe étaient devenues des refuges improvisés pour les blessés et les malades et la salubrité générale des lieux déclinait fortement…

– Je vais partir d’ici, disait Minh. Plus rien ne me retient à Sainte Cécile. Ceux qui sont partis voulaient me mettre à la porte, de toute façon. D’une manière ou d’une autre, ils m’ont abandonnée…
– Je ne vous abandonne pas, fit Roman. Les membres de la Commission vont bientôt être rapatriés vers Saigon. Je vous emmènerai avec moi…

– Je ne pourrai pas vous suivre à Saigon, dit-elle avec tristesse. Ma vie est ici. Je ne veux plus fuir. J’ai passé ma vie à fuir.
– Mais je ne pourrai jamais me résoudre à vous laisser seule dans cette ville ! Surtout si des soldats armés jusqu’aux dents investissent les lieux… qui sait ce qu’ils pourraient oser faire à une jeune femme seule et sans défense…
– Moi je sais, fit-elle sèchement…

Sa dernière remarque avait jeté un tel froid dans la conversation que Roman, troublé, ne savait plus quoi dire.
– Qu’allons-nous devenir ? demanda doucement Minh après un long moment de silence, entrecoupé par des sanglots et des râles venus d’une pièce voisine.
– Je ne sais pas. L’avenir est sombre…

Main dans la main, ils remontèrent le couloir, laissant les détresses de ce monde en guerre derrière eux. Ils montèrent silencieusement l’escalier qui menait aux logements de fonction des enseignants. A cet étage, tout était désert. Seule Minh ne s’était pas enfuie.
– Je suis terrifiée à l’idée d’être séparée de vous, mon amour, murmura-t-elle. Je voudrais que cette guerre n’aie jamais eu lieu. Et en même temps, sans cette guerre, je ne vous aurais jamais rencontré… Et maintenant que les événements se précipitent et que tout semble devoir se terminer, c’est la paix qui va nous séparer…
– Ne parlez pas comme ça, mon aimée. Les choses vont s’arranger…
– Comment s’arrangeraient-elles ? Ne comprenez-vous pas qu’il n’y a pas d’échappatoire à la situation que nous vivons, et que notre amour, aussi fort et aussi délicieux soit-il, est sans espoir ? Ici, tout ce qui nous entoure à une odeur de fin du monde ! Même la pluie à un goût de cendre. Rien ne s’arrangera et notre amour devra se plier et disparaître devant l’épouvante et l’injustice !

Consciente de la brutalité de ses propos, elle se blottit contre lui.
Ils restèrent un long moment ainsi. Roman réalisait doucement l’horreur de la situation : Quand bien même arriverait-il à convaincre Minh de le suivre à Saigon, leur histoire devra de toute façon prendre fin là, probablement sur l’aéroport de Than Son Nhut, ou bien sous le porche de l’ambassade de Pologne… Jamais les autorités de Varsovie ne laisseraient Roman revenir avec une jeune vietnamienne dans ses bagages. Et jamais ils n’autoriseraient Roman à rester seul au Viêt-Nam…

En silence, elle lui prit la main. Des larmes coulaient sur ses douces joues. Sans doute ses pensées se torturaient-elles du même désespoir qui étreignait le cœur de Roman.
Sur le pas de la porte d’une chambre au plafond couvert d’une chaux blanche, Roman se laissa embrasser longuement par la jeune femme.
– Em yêu anh, dit-elle doucement en l’entraînant dans l’apaisante pièce au parfum agréable. Je vous aime….

Autocritique

Entre rêve et réalité, Roman ne comprenait pas encore tout à fait la situation dans laquelle il se trouvait. Il connaissait pourtant bien les rouages de l’appareil d’état polonais, la pression des autorités, les dénonciations entre collègues…
Il n’arrivait pas à croire que le commandant Dalewski avait pu le convoquer pour cet interrogatoire improvisé à l’Hôtel international.

– Etes-vous membre du parti communiste ?
– Oui.
– Depuis combien de temps ?
– 6 ans.

A son retour à l’antenne de la CICS, la veille, Dziekanowski s’était empressé de l’avertir que Dalewski et un officiel polonais voulaient impérativement le voir pour une « séance d’information » à l’hôtel.
Après la merveilleuse soirée passée en compagnie de Mademoiselle Minh, cette nouvelle était une sacrée douche froide.

– Avez-vous de prêt ou de loin eu des contacts avec des diplomates ou des militaires étrangers, des Occidentaux ou des Chinois, avant votre arrivée à Saigon ?
– Non.
– Jamais ?
– Non, jamais.

Minh…
Ses troublants soupirs résonnaient dans la tête du jeune polonais. La fraîcheur de son parfum et la douceur de sa peau égaraient encore ses sens… et partout où son regard s’attardait, les yeux fiévreux de la jeune femme finissaient par s’imposer, reléguant tout le reste – du décors austère de la pièce jusqu’aux mines sinistres des deux inquisiteurs – dans un brumeux second plan…

L’interrogatoire avait commencé dès 8h00. Roman n’aurait jamais cru Dalewski si matinal.
A l’hôtel, un civil polonais que Roman ne connaissait pas les attendait. Il accompagna Dalewski dans la pathétique séance, enregistrant toutes les réponses sur un petit magnétophone. Il n’était pas membre de la CICS et Roman ne se souvenait même pas l’avoir déjà croisé au milieu de la petite communauté polonaise de Saigon. Sans doute était-ce « l’officiel » dont parlait Dziekanowski avec une pointe de crainte dans la voix…
C’est lui qui posa toutes les questions concernant les activités des Indonésiens, les lieux où ils s’étaient rendus, les personnes rencontrées, les questions posées, les sujets des photographies prises par Sudarso…

– Ils n’ont fait que le travail pour lequel la Commission avait des compétences, rien d’autre… précisa Roman.
– Pourquoi vous ont-ils entraîné dans leurs investigations ?
– Ils ne m’ont pas forcé la main. C’est moi qui ai décidé de les accompagner.

Roman commençait à avoir faim et soif. Dalewski ne lui avait pas laissé le temps de prendre un déjeuner. De temps en temps, le Commandant sortait de la pièce, une sordide chambre d’hôtel, nue, froide, déprimante. Il revenait et chuchotait d’inquiétantes nouvelles à son camarade – assez fort toutefois pour que le jeune homme puisse en profiter.
Ainsi Roman put-il apprendre qu’une nouvelle vague de réfugiés forte de plusieurs milliers de personnes venait d’arriver à Da Nang. Les infrastructures pour les accueillir étaient sur le point de saturer. Le directeur de l’aéroport, sur les recommandations du consul général américain Al Francis, accepta d’ouvrir certains hangars pour les accueillir… A quoi bon ? Il n’y avait ni eau, ni nourriture…

– Camarade Roman, fit le type au magnétophone, tu es libre de tes mouvements. Tu peux aller te restaurer si tu le souhaites. Nous nous retrouvons tous les trois, ici, à 14h00 précises. Ne nous fais surtout pas faut bon.

Agréablement surpris par les tournures inattendues que prenait ce curieux simulacre d’interrogatoire, Roman profita de cet intermède pour tenter de téléphoner à l’institution Sainte Cécile, afin de joindre son aimée. Mais le téléphone sonna dans le vide. Il avait oublié que les pères avaient quitté la mission. Quant aux quelques religieuses restées sur place, elles étaient trop occupées à prendre soin des réfugiés…
Vers 13h30, après un rapide et frugal repas et alors qu’il songeait à s’esquiver de l’hôtel pour tenter de retrouver Minh, il fut rejoint par l’homme au magnétophone.

– Es-tu bien rassasié, camarade ? Tant mieux. Nous avons encore beaucoup de points à éclaircir. En particulier en ce qui concerne les influences que tu as pu subir et qui t’ont conduit vers certaines des déviances comportementales remarquées ces derniers temps. Tes rencontres, tes lectures… ce genre de choses. Je t’invite à être sincère. Je ne te cache pas qu’une autocritique volontaire serait du meilleur effet dans ton dossier. Et les circonstances atténuantes seront nécessaires pour alléger les charges qui pèsent contre toi dans le rapport du Commandant…
Roman voulut se défendre. Mais il préféra ravaler sa réplique. Il savait que Dalewski et l’Homme au magnétophone avaient déjà combiné leur petite affaire, et il se doutait qu’ils comptaient se servir de lui à des fins politiques. Mieux valait-il attendre et voir où ils comptaient vraiment en venir, afin de jouer leur jeu et pour voir se terminer cette pathétique mascarade le plus vite possible…

De retour dans la chambre, l’entretien-interrogatoire reprit. Le magnétophone à l’affût, Dalewski et son acolyte reprirent un point qui leur semblait assez obscur.
– Les Indonésiens t’ont entraîné dans leurs curieuses investigations, camarade Jaslo. Leur attitude ne t’a jamais parue suspecte ?
– Il est vrai, concéda Roman qui s’était lui-même déjà fait la réflexion, que nos deux collègues effectuaient leur mission avec une incontestable ferveur. Ils avaient très à cœur leur rôle au sein de la CICS et pour eux, le Cessez-le-feu devait être scrupuleusement respecté.
– N’y avait-il pas autre chose, continua l’homme au magnétophone ? Que cherchaient-ils à prouver ?
– Je ne sais pas. Pour moi, ils ne cherchaient qu’à signaler toutes les infractions, à clairement identifier leurs auteurs et à comprendre le mécanisme qui menait aux violations du Cessez-le-feu.
– A quelles conclusions sont-ils parvenus après plusieurs semaines d’investigation ?
– Nous sommes parvenus ensemble au constat que les différentes infractions, notamment celles des environs de Ba Na, mettait en cause des unités de l’armée de la République démocratique du Viêt-Nam infiltrées illégalement au-delà de la ligne de Cessez-le f…
– Fichaises, camarade ! Cria Dalewski en tapant du poing sur la table et en faisant sursauter son attentif comparse. Tu ne fais que réciter la leçon des ennemis du peuple !

– Ce que voulait dire le camarade commandant, reprit l’homme au magnétophone après un long et pesant silence, c’est que l’intervention de l’armée nord-vietnamienne aux côtés des forces du GRP – car il s’agit bien d’une opération commune – est une réponse légitime aux multiples provocations des sud-vietnamiens et des agents américains encore présents sur le sol du Viêt-Nam au mépris de l’Accord de Paris.
« Dans ce contexte de Révolution en marche, peu importe que les armées du gouvernement de Saigon aient affaire à des nord-vietnamiens, à des Viêt-Congs ou à des maquisards. Il ne s’agit plus que de « forces de la Libération » et rien d’autre. Ces forces ont franchi la ligne de cessez-le-feu pour soutenir l’insurrection du peuple sud-vietnamien.

Roman bouillait intérieurement. Comment la rigidité de l’orthodoxie communiste pouvait à ce point nier les faits et les détourner à son avantage ? Il suffisait de regarder par la fenêtre de la chambre – Dalewski en avait baissé le store pour laisser la pièce dans une obscurité propice aux confidences – pour constater que le petit peuple sud-vietnamien fuyait massivement devant les communistes… Comment oser parler alors de Révolution ? Le pire était que l’homme au magnétophone semblait croire dur comme fer à ce qu’il disait : Roman ne percevait en effet aucune ironie dans ses propos…
Qui était cet homme ? Un membre des services de renseignement polonais ? Un agent de liaison venu de Hanoï ?

L’après-midi défila. Les questions succédaient aux réponses. L’autocritique prenait doucement la forme que souhaitaient les deux tourmenteurs. Mais Roman songeait à Minh… peut-être commençait-elle à s’inquiéter de ne pas le voir revenir ?

– Cet entretien est satisfaisant, camarade, disait l’homme au magnétophone. Tu y mets de la bonne volonté. Il nous reste toutefois un élément à préciser.
– Reconnais-tu avoir été manipulé par ces Indonésiens qui ont agi sur les consignes des Américains, enchaîna Dalewski ?

Comment reconnaître une telle insanité, se demanda intérieurement Roman ? Il avait depuis toujours une si haute opinion de l’autocritique, outil essentiel au bon fonctionnement d’une société socialiste, qu’il lui était impossible de répondre favorablement à la demande autoritaire de ce commandant de l’armée polonaise qui était pourtant son supérieur hiérarchique…

– J’ai ici même une copie-carbone du faux-rapport des Indonésiens concernant l’agression de sud-vietnamiens contre les forces de Libération à Ba Na. Ton nom est cité. C’est très grave, insista Dalewski. Tu pourrais être accusé de trahison. Ta vie professionnelle et ta carrière au sein du parti pourraient s’arrêter brusquement…
– As-tu pensé aux conséquences d’une telle accusation sur la réputation et la vie de ta famille, glissa bassement l’homme au magnétophone ?

Roman baissa la tête. Dans l’espoir de mettre fin à l’odieuse mascarade, il était sur le point de reconnaître cet élément douteux de la thèse mensongère des deux hommes lorsque Dalewski lâcha prématurément une phrase malheureuse :
– Cette fille que tu fréquentes, camarade, fait-elle partie de ce complot orchestré par les Américains ? T’es-tu laissé manipuler par elle ?

C’en était trop. Mais le jeune homme garda son calme. Il avait toujours su garder son calme en toute circonstance – sauf sous la mitraille à Ba Na, sans doute. Mais l’antipathie qu’il éprouvait pour Dalewski venait brusquement de se commuer en haine pure, un sentiment qu’il éprouvait pour la première fois de sa vie.
– Nous savons qu’elle travaille dans une mission catholique, renchérit l’homme au magnétophone. Depuis toujours, les catholiques vietnamiens haïssent les communistes. Que peux-tu nous dire à son sujet ?

Roman gardait le silence. Dans la pénombre, il distingua sur sa montre que l’après-midi était déjà très avancée… désespéré, il imagina son aimée, seule et inquiète devant la pagode, épiée par d’obscurs séides à la solde du KGB…

– Nous prenons un mauvais chemin, camarade, dit l’homme au magnétophone en allumant une cigarette. Tout s’était pourtant si bien déroulé jusqu’ici. Qu’est-ce qui te gêne ? Que nous parlions de cette fille ? Qui est-elle ? Un agent de liaison américain ? Une militante anti-communiste proche du gouvernement fantoche ? Une espionne chinoise, peut-être ?
– Elle n’est rien de tout cela, dit brusquement Roman ! Et elle n’a rien à voir avec les éventuelles manipulations dont j’aurais pu être la victime au sein de la CICS. Nous ne parlons jamais de politique lorsque nous nous voyons.

Les deux hommes ne semblèrent pas tout à fait convaincus et l’interrogatoire se prolongea, exténuant et démoralisant, jusqu’à la tombée de la nuit.
Roman fut assigné à résider dans la chambre de l’hôtel et fortement invité à ne pas la quitter.
– Nous continuerons cet entretien demain, camarade Jaslo. Comme dit le dicton, j’espère que la nuit te portera conseil.
La porte fut fermée à clé. L’homme au magnétophone la conserva dans sa poche.

Bouche de Sauron et Langue de Serpent

Roman passa une nuit atroce dans cette chambre d’hôtel. Son esprit ne trouva pas un seul instant de repos. Ses yeux étaient secs, mais son âme était déchirée de ne pas avoir pu se rendre au rendez-vous de la pagode.
Vingt fois, trente fois il s’était dirigé vers la sortie de la chambre dans la ferme intention de s’échapper et d’aller frapper à la porte de l’école Sainte Cécile pour retrouver Minh… A chaque fois, il renonçait. A cause de l’heure tardive, à cause de la distance et du parcours, à cause de la ferme consigne qu’il n’osait enfreindre. A cause de la porte verrouillée…

Vint le matin…
A 8h00 très précises, l’homme au magnétophone ouvrit la porte sans frapper.
– Bonjour Camarade. Bien dormi ? Tu n’as pas très bonne mine. Parfait, ça veut dire que tu as beaucoup réfléchi. C’est une bonne chose. Peut-être pourrons-nous terminer notre entretien avant midi. J’aimerai faire partir mon rapport accompagné de ton autocritique avant ce soir.
Il jeta un sac sur la table. Il contenait des bananes et un paquet de cigarettes.
– J’ai aussi commandé deux cafés. Deux car le camarade Dalewski nous rejoindra plus tard.

Tandis que Roman mangeait machinalement une banane, l’homme installa son inévitable magnétophone et reprit la pénible litanie des questions…
A nouveau, il chercha à pousser Roman à dénoncer la manipulation imaginaire fomentée par les Américains et leurs complices indonésiens et dont il aurait été la victime.
Il repensa aux collègues polonais et hongrois qui avaient signé aux côtés des Indonésiens et des Iraniens un rapport accablant contre les maquisards du GRP, en janvier dernier. Il songea qu’ils avaient dû subir le même genre de supplice psychologique avant de reconnaître officiellement qu’on les avait forcés à signer un rapport qu’ils n’avaient pas compris… Peu après avoir dénoncé la « manipulation » qui les avait conduits à signer, ils ont tous les deux été rapatriés vers l’Europe…

– Sais-tu que l’armée de Saigon abandonne Hué, fit l’homme avec un sourire amusé. Hier encore, le président fantoche annonçait la défense de la ville à tout prix, et aujourd’hui, l’élan populaire a bousculé ses plans, refoulant ses petits soldats sur les routes de la débâcle…
– Elan populaire ? Vous parlez sans doute des canons et des chars nord-vietnamiens… l’élan populaire est en bas, dans la rue, la peur au ventre. Il fuit vers le sud, l’élan populaire…
– Tais-toi ! exigea l’homme. Ton attitude et ton mauvais esprit jouent en ta défaveur !

A ce moment, comme dans une mauvaise mise en scène, Dalewski pénétra dans la pièce. Il portait un petit paquet enveloppé de tissu noir.
– Il me semble que j’arrive au bon moment, fit-il dans un style théâtral pathétique.
– Notre camarade a en effet quelques difficultés à appréhender le bon ordre des choses, dit l’homme au magnétophone. Mais il faudrait un petit rien pour lui ouvrir les yeux, je pense. Peut-être apportes-tu une preuve de la manipulation dont il a été la victime ?

Leur numéro, bien qu’assez grossier, était au point.
Dalewski s’avança et écarta les tissus noirs. A l’étonnement atterré de Roman, il éleva un livre. Une obscurité lui voila les yeux, et il lui sembla dans un moment de silence et d’immobilité du monde qui l’entourait, qu’il avait déjà vécu cette scène… ou plutôt il l’avait déjà lue. Précisément dans le livre que tenait Dalewski…
Il se remémora la Porte Noire, les Capitaines de l’Ouest assemblés sur le Morannon, la Bouche de Sauron dévoilant les fausses preuves de l’échec de la quête de Frodon…

– Le Seigneur des Anneaux, par JRR Tolkien, fit Dalewski avec un sourire narquois. Je vois à ta réaction que ce livre t’est connu. Il serait vain pour toi de le renier à présent.
– Je n’ai aucun désir de les renier, dit Gandalf. Je les connais tous, en vérité, ainsi que toute leur histoire, et tout votre dédain n’empêchera pas, infecte Bouche de Sauron, que vous ne pourriez en dire autant. Mais pourquoi les apportez-vous ici ?
– Ce livre est connu pour être un pamphlet manichéen à la gloire des valeurs archaïques et impérialistes de l’Occident. Il appartenait à ta jolie Vietnamienne. Elle l’a égaré avant de s’enfuir de Da Nang, car elle sentait le vent de la Révolution tourner en défaveur de ses maîtres à Saigon et à Washington.
– Vous délirez, commandant, lâcha Roman !
– Non, je touche au but : à la première page figure un nom. Ronald Reading. C’est le nom d’un membre de l’ambassade des Etats-Unis à Saigon. Et très probablement un agent de la CIA.
– Ceci est donc la preuve que la jeune vietnamienne que tu fréquentais était une correspondante à la solde des anti-communistes et des ennemis du peuple, continua l’homme au magnétophone que Roman se mit à identifier au personnage félon de Grima Langue de Serpent, le fourbe valet du magicien Saruman. Sans doute a-t-elle bien caché son jeu, mais elle a très certainement inspiré sans que tu t’en rendes compte toutes sortes de pensées subversives…
– Les sages ne parlent que de ce qu’ils connaissent, Grima fils de Galmod. Tu es devenu un serpent sans intelligence. Garde donc le silence et garde ta langue fourchue derrière tes dents.
– Tu ne peux plus repousser l’évidence, camarade. Ta seule alternative à présent est de reconnaître et dénoncer les agissements des Indonésiens.

La paranoïa dogmatique des deux acolytes était aussi risible que pathétique. Ils s’égaraient sur des chemins proches de l’aberration. Mais Roman le savait : la Révolution n’a jamais tort, et le parti a toujours raison. Et ici, dans cette sordide chambre de l’hôtel international de Da Nang, la Révolution et le parti, c’était eux : la Bouche de Sauron et la Langue de Serpent… et ils ne renonceraient pas à leur interprétation absurde de la vérité, à son adaptation à leur brumeux projet de discréditer le travail de Malang et Sudarso…

Désenchanté, épuisé, et conscient que son entêtement risquait d’avoir de dramatiques conséquences pour son avenir proche et celui de ses parents, Roman céda et reconnut avoir été l’objet d’une manipulation de la part des Indonésiens, eux-mêmes contrôlés par les services secrets américains à Saigon. Il reconnut s’être laissé influencer par les fréquents propos anti-socialistes de Mademoiselle Minh, une correspondante vietnamienne des services secrets américains.
L’homme coupa enfin son magnétophone.

On révisa l’ensemble des aveux et de l’autocritique qui furent laborieusement mis par écrit sur du papier carbone avec une machine à écrire portative prêtée par le directeur de l’hôtel.
Roman signa, et ce fut tout…
L’homme quitta la pièce avec son magnétophone, les documents originaux de l’interrogatoire et le livre de Ronald Reading.
Roman songea qu’il ne reverrait jamais plus cet homme.

– Tu es toujours consigné à l’hôtel, Jaslo. J’ai demandé ton rapatriement vers Saigon. Et notre ambassade organise ton retour au pays.
« Je… Je n’ai rien contre toi, camarade, reprit-il après un silence. Je fais tout ça pour ton bien. Et pour le mien aussi. Car tu es sous ma responsabilité. Et lorsque nous rentrerons au pays, nous passerons tous des moments difficiles pour avoir fréquenté de près les vices de Saigon, du capitalisme, et pour avoir échangé toutes sortes de propos avec des Français, des américains et des sud-vietnamiens… Ton autocritique était nécessaire…

Roman ne répondit rien. Son regard se perdait sur le sol de la chambre.
Dalewski soupira et quitta la pièce pour de bon.

Le jeune polonais n’avait plus que de la haine pour son supérieur. Toute cette affaire autour de sa participation à l’enquête de Ba Na, tout cet interrogatoire, toute cette autocritique n’auraient donc consisté qu’à donner le change aux services de renseignements de Varsovie afin d’adoucir le probable « debriefing » de tous ses collègues ? Ils se seraient servis de lui comme d’une soupape, comme d’un tampon, une sorte de bouc émissaire anticipé ? Une vulgaire monnaie d’échange pour assurer la tranquillité de quelques-uns ?…

Il eut envie de vomir.

Da Nang, aéroport international

Les rues de Da Nang, habituellement très animées, n’étaient plus parcourues que par des vélomoteurs ou des scooters particulièrement pressés. Les rares piétons couraient vers des destinations inconnues en portant de nombreux bagages sur le dos ou dans une palanche. Une sourde anxiété se lisait sur tous les visages.
Déboulant de l’avenue à toute vitesse, écrasant le bitume de leurs chenilles, deux blindés M-113 prirent position au carrefour sous une pluie tenace. Ces deux véhicules n’étaient pas des chars de combats, mais des véhicules de transport de troupes. Toutefois, leur présence à ce carrefour impressionnait, d’autant que sur chacun des véhicules, des soldats veillaient à côté de leur mitrailleuse. Les deux-roues en furie se firent alors plus rares, préférant sans doute passer par un autre quartier…

Minh attendait là depuis des heures. La venue bruyante des deux blindés ne la perturba même pas. Tout pouvait s’écrouler autour d’elle : elle ne bougerait pas sans avoir revu Roman.

Elle savait depuis trois jours par le capitaine Sudarso que Roman était consigné à l’hôtel international par ses supérieurs. Elle était déjà venue dimanche, sous la pluie, alors que des centaines de personnes couraient en tous sens au milieu de la rue, entre les deux-roues, les voitures et les autobus, tous chargés de bagages.
Le soir, en apprenant que l’aéroport avait été attaqué à la roquette par des ennemis invisibles, la foule fut prise de panique. Il devint alors très dangereux de traîner dans les rues. A vélo, tant bien que mal, Minh avait réussi à se frayer un passage jusqu’à Sainte Cécile pour se mettre à l’abri. Il pleuvait alors à flot.
Mais plus rien ne retenait Minh à Sainte Cécile : sa chambre avait été visitée par des intrus qui s’étaient permis de tout vandaliser. Alors dès que la pluie se calmait un peu, Elle retournait à vélo vers le centre pour guetter l’entrée de l’hôtel international.

Et il pleuvait toujours lorsqu’elle vit enfin Roman sortir de l’hôtel.
Il n’était pas seul. Deux officiers, sans doute des Polonais, le serraient de près.
Surgissant entre les deux véhicules blindés en attente au carrefour, un taxi se dirigea vers eux. Tous les trois s’engouffrèrent à l’intérieur du véhicule puis celui-ci démarra en trombe en direction de l’aéroport.

Sur le visage de Minh, les larmes coulèrent à flot, se mêlant aux gouttes de pluie qui dégoulinaient de ses cheveux. Roman ne l’avait même pas vue… et peut-être ne se reverraient-ils jamais plus…

Dans le taxi, la tension était palpable.
Dalewski avait réclamé le matin même un hélicoptère pour se rendre à Hué avec ses collègues polonais. Sans doute voulait-il ajouter cette visite aux camarades tonkinois sur son palmarès personnel des initiatives exemplaires ?
Mais le responsable local d’Air America avait simplement refusé la demande de Dalewski. Il fallait d’abord que cette demande passe par les Indonésiens, conformément au contrat qui liait la CICS à Air America ; il fallait ensuite y mettre le prix. Enfin, cette escapade étant trop dangereuse, le pilote déclina fermement la demande des Polonais.
Dziekanowski ne disait rien. Son humeur était sombre. Peut-être la perspective de retourner dans sa grise caserne de Lublin ne l’enchantait guère.
Entre les deux hommes, Roman avait le regard fixé sur le battement régulier des vieux essuies-glace sur le pare-brise du taxi.
Un choc sur le côté droit de la voiture attira son attention. Le chauffeur vietnamien lança un juron.
A l’extérieur, massés le long de l’avenue qui menait à l’aéroport de Da Nang, des centaines de personnes se bousculaient et forçaient le passage entre plusieurs véhicules qui se retrouvaient bloqués. Contre les vitres du taxi, une vieille femme suppliait Dziekanowski de la laisser rentrer dans la voiture pour la mettre à l’abri de la pluie et de la folie de ses congénères « Sân bay, sân bay ! » criait-elle. Du côté de Dalewski, deux jeunes enfants en pleurs faisaient de même. Les deux officiers paraissaient impassibles, mais au fond d’eux se mêlait dégoût et tristesse.

Enfin, le taxi passa la foule et se dirigea vers un passage cerné par de hauts grillages. Au bout, un comité d’accueil composé de militaires et de policiers sud-vietnamiens les attendait.
Rapides négociations. Les visages antipathiques et les regards agressifs des gardiens s’illuminèrent à la vue d’une imposante poignée de billets de 10 dollars tendue par Dalewski à travers la vitre entrouverte du taxi.

Le véhicule entra dans l’aéroport. Un second check point obligea l’équipage à ralentir. Cette fois-ci, il s’agissait d’une équipe mixte vietnamienne et américaine d’agents de sécurité de l’aéroport. Ils n’autorisaient pas le taxi à s’aventurer plus loin. Ordre formel de la direction. Les Polonais présentèrent leur passeport diplomatique en règle et rédigé en anglais et en vietnamien. Mais rien n’y fit. Sous l’œil noir du canon des fusils M-16, les trois hommes abandonnèrent le taxi et son chauffeur et filèrent à pied, sous la pluie, vers le hangar de la compagnie Air America.

Le tarmac était parsemé d’intrus. Des civils, des soldats. Des enfants égarés, aussi. Parfois un avion décollait juste au-dessus d’eux dans un bruit infernal. La pluie ne cessait pas de tomber.

Après une course de près de deux kilomètres, les trois hommes arrivèrent au hangar d’Air America. Un pilote les fit rapidement rentrer dans le bureau de la compagnie, un fragile bâtiment dont les murs semblaient faits de carton et de tôles blanches.
Ils devaient s’embarquer dans un hélicoptère à destination de Chu Lai…
– Il y a un double problème, dit le pilote en leur balançant des serviettes pour qu’ils puissent au moins sécher leurs cheveux mouillés, les communistes ont attaqué Quang Ngai ce matin et ont commencé à bombarder Chu Lai. Impossible de risquer mes hélicoptères là-bas. L’autre problème, c’est que la pluie cloue mes appareils au sol. Trop dangereux de faire décoller des petits appareils par ce temps !

Il était toutefois prévu un quintuple décrochage des avions caribous de la compagnie vers Saigon. Mais pas avant le lendemain. Les Polonais réservèrent leur place dans l’un d’entre eux. Quelques billets de dix dollars bien amenés permirent de se passer de la validation du vol par les Indonésiens. La facture serait de toute façon adressée à la comptabilité de la CICS à Saigon…

La nuit fut très longue. Mais la pluie finit par s’arrêter, donnant un peu de répit aux milliers de malheureux qui s’agglutinaient autour des hangars.
Roman pleurait secrètement d’avoir perdu Minh. Car cette fois, tout était bien fini. Jamais plus ne pourraient-ils se revoir… Les sanglots de son âme accompagnèrent la nuit jusqu’au retour de l’aube.

Le matin de ce mardi 25 mars fut agité, des dizaines de véhicules militaires franchirent avec fracas les voies d’accès à l’aéroport. A peine arrivés en bordure des pistes, les camions et les jeeps s’arrêtèrent et se vidèrent de leurs équipages. Ces hommes venaient directement de Hué. Ils prétendaient avoir reçu l’ordre de prendre position dans l’aéroport. Personne ne prétendait avoir l’audace de vérifier cet ordre, les soldats, nerveux, étant armés jusqu’aux dents…

Hâtivement, les pilotes d’Air America alignèrent leurs caribous sur la piste. Les soldats vietnamiens semblaient disposés à laisser le quintuple décollage s’opérer dans de bonnes conditions, mais sur plusieurs véhicules, des mitrailleuses lourdes browning étaient pointées en direction des avions…
Le décollage prenait du retard. Dalewski se fit expliquer que les communications radios des soldats vietnamiens sur l’aéroport brouillaient les communications avec la tour de contrôle.

Le long de la piste, tout prêt du hangar des caribous, un groupe de réfugiés dormaient dans l’herbe. Roman vit un vélomoteur couché tout prêt d’eux. Tandis que Dalewski et Dziekanowski étaient en pleine conversation avec les pilotes américains, le jeune attaché diplomatique se précipita brusquement vers le deux-roues.
Dalewski cria derrière lui, mais il n’entendait pas. Les soldats vietnamiens braquèrent leurs mitrailleuses dans sa direction mais se contentèrent d’observer sans intervenir.
Roman releva le vélomoteur, le mit en marche tant bien que mal, puis il fila vers la sortie de l’aéroport, coupant à travers les pistes.

Il avait décidé de retrouver Minh. Quel que devait en être le prix à payer…

Errance

En pleine rue, alors qu’il arrivait tout prêt de la mission Sainte Cécile de Tourane, Roman fut arrêté par deux jeunes vietnamiens. L’un d’entre eux était armé d’une barre de fer. Ils le contraignirent à abandonner son vélomoteur et s’enfuirent avec en direction de l’est, sans doute vers le port…

Resté seul sous la fine pluie de cette étrange et apocalyptique fin de matinée, le jeune homme ne mesurait pas toute l’étendue de son acte. Son cœur battait à une cadence inquiétante. Son souffle était court et l’adrénaline lui brouillait la vue et les sens. En échappant au commandant Dalewski, il venait de mettre un terme à sa carrière naissante de diplomate et de couper toute possibilité de rachat auprès de l’appareil d’état communiste de son pays natal. Peut-être venait-il même de risquer la liberté de ses parents…

Il prit une grande inspiration et s’efforça de chasser les sombres pensées décousues qui encombraient son esprit.
En quelques pas décidés, il fut devant la façade de Sainte Cécile. Il se glissa dans le bâtiment, évitant la cour où se trouvaient encore quelques réfugiés. Les autres avaient sans doute trouvé la force de repartir vers l’aéroport ou en direction des quais du port de Da Nang.
Il gagna rapidement la chambre de Minh, à l’étage.

Il fut stupéfait de voir que tout avait été fouillé. Le matelas était renversé sur le côté, les draps et les affaires de Minh éparpillés dans toute la pièce, les chaises et la table repoussées contre le balcon…  Et ses livres… tous dispersés d’un bout à l’autre de la chambre…
Roman sentit monter une terrible et impuissante colère en lui… Dalewski et l’homme au magnétophone avaient commandité cette mise à sac pour trouver des preuves de la soi-disant culpabilité de Minh dans leur sordide version du complot américano-indonésien… C’est ici qu’ils avaient dérobé le Seigneur des Anneaux…
En même temps, des indices visibles montraient que l’appartement n’avait pas été abandonné après le cambriolage : une pile de linge et quelques livres étaient soigneusement rangés près du matelas…

A Sainte Cécile, personne n’était capable de dire où Minh avait pu passer. Une sœur qui parlait à peine anglais expliqua avec difficulté que la jeune institutrice était partie avec un vélo deux jours auparavant et n’étais plus revenue.

Anéanti, Roman regagna la chambre d’un pas traînant. L’épuisement moral et physique ne lui permettait pas d’ouvrir son esprit vers d’autres éventualités : pour lui, Minh avait quitté la ville par peur de l’arrivée des forces communistes. Il ne la reverrait donc plus et la délicieuse histoire d’amour qu’ils avaient vécu ensemble était bien terminée…
Ce fut avec ses sombres pensées qu’il s’affala sur le lit de Minh. Sa tête se perdit dans la douceur du tissu de l’oreiller et il se laissa envahir par la douce et discrète fragrance du parfum de son aimée… très vite, de chaudes larmes coulèrent le long de son visage, mais le sommeil l’emporta assez rapidement pour qu’il n’aille pas au bout de son douloureux chagrin.

Combien de temps dormit-il ? Il n’aurait su le dire. Ce furent des cris de femme et des coups de feu qui le sortirent de sa profonde et réparatrice léthargie. Il se glissa prudemment vers la fenêtre de la chambre et ne vit pas grand-chose. Des dizaines de civils couraient sous une forte pluie dans une même direction, parfois encadrés par quelques fuyards à vélomoteurs, tandis qu’un groupe de militaire fouillaient consciemment des bagages abandonnés en pleine rue.

Après avoir remis un semblant d’ordre dans la chambre de Minh, il finit par quitter avec regret les lieux.

C’était le matin. La pluie venait de s’arrêter. Petit à petit, des centaines de gens se retrouvaient à nouveau dans les rues, se mêlant à ceux qui s’y trouvaient déjà. Il y eut des cris, des bagarres.
Des familles entières, quinze, vingt personnes, se pressaient dans des directions improbables. Des jeunes gens éméchés bousculaient les passants pour leur soustraire de dérisoires trésors : une palanche chargée de vêtements sales, une valisette à moitié vide, une boite d’encens contenant des photos de famille… A ce spectacle chaotique s’ajoutaient les véhicules militaires, des camions ou des jeeps remplis de soldats rendus amers et agressifs par la défaite. Ils ne s’occupaient pas du maintien de l’ordre. Leur seule préoccupation était de retrouver leurs familles dans ce pandémonium, puis de sauver leur peau.

Longeant les murs, évitant les regards, le jeune Polonais laissa ses pas le porter jusqu’à l’antenne de la CICS.
Là-bas, rien ne semblait avoir changé. Roman avait toujours sa clé. Il entra.
A sa grande surprise, il découvrit Malang et Sudarso qui s’affairaient autour de leurs bagages dans la salle commune.
Les retrouvailles furent joyeuses, les trois hommes avaient tant et plus à se raconter. Ils étaient à présent les seuls représentants de la commission à Da Nang. Dans l’hypothèse où être membre de la Commission signifiait encore quelque-chose en ces heures de formidable confusion…

Souvenirs sanglants…

Autour d’un thé, les trois hommes firent le point sur les événements des jours précédents et plus particulièrement sur tout ce que Roman avait manqué pendant sa séquestration dans la chambre de l’hôtel international.

– Les forces communistes semblent avoir complètement encerclé Da Nang, disait Malang. Pour le moment, les Sud-vietnamiens n’essuient que des tirs sporadiques et quelques attaques au mortier mais on ne signale pas d’assaut frontal.
– Hélas, tous les mouvements des troupes du général Truong sont gênés par le flot de réfugiés qui s’agglutine sur la ville et ses faubourgs, ajouta Sudarso.
– Ces gens semblent terrifiés. La peur du communiste prend des proportions hallucinantes dans cette région, songea Roman à voix haute. Les massacres des années précédentes ont dû être terribles… et les traces que ces excès ont laissées paraissent avoir marqué le peuple des villes et des campagnes à jamais.

– Les communistes n’ont pas le monopole de l’horreur dans ce monde tourmenté, fit Sudarso après quelques instants de silence. Notre ami Malang n’en a peut-être pas un souvenir très précis, mais en 1965, notre Indonésie natale fut frappée par une vague de massacres sans précédents.
– Je m’en souviens, fit Malang, comme s’il se remémorait un pénible cauchemar. Ma famille vivait à Surabaya, sur Java. Il y avait une famille de communistes dans mon quartier.
– Que s’est-il passé, demanda Roman ?
– Le PKI, le parti communiste indonésien, était autrefois solidement implanté dans l’archipel, continua Sudarso. Contrairement au Vietminh ou au Viêt-Cong, le PKI misait plus sur la contestation constructive et les réformes. De nombreux communistes bien connus participaient d’ailleurs au gouvernement du Président Sukarno. Il y avait bien sûr des poches insurrectionnelles par-ci, par-là dans les campagnes, mais c’était marginal.
Cependant, les années passant, les communistes étaient devenus si puissants qu’on les croyait sur le point de s’emparer du pouvoir. Or, prônant l’égalité des chances et l’égalité des sexes, reniant les pratiques religieuses et annonçant de futures réformes agraires, ils inquiétaient sérieusement une grande partie de la population, fortement religieuse et traditionaliste. En quelques mois, l’inquiétude se transforma en haine.
« En août 1965, sous l’impulsion du président et de l’armée, des milliers d’assassinats furent perpétrés contre les membres du PKI. De véritables purges anti-communistes. Dans les villes, il s’agissait d’abord de meurtres politiques. Mais très vite, on s’attaqua aux familles des victimes, aux femmes, aux enfants. Dans les campagnes, ce fut jusqu’à l’automne une immense et abominable boucherie. Dans certaines îles, des milices armées encadrées par des militaires vidèrent certaines régions de leur population… Au début de l’hiver, plus de 450 000 personnes avaient été massacrées dans des conditions insoutenables… cette démence collective sanglante fut un véritable désastre pour l’Indonésie, quoi qu’ai pu en dire la propagande d’état.
« J’étais alors un jeune sergent. Et… et j’ai tué, moi aussi.

Les trois hommes gardèrent le silence un long moment. Leurs regards se perdaient dans les eaux troublées de leurs tasses de thé.
Les révélations de Sudarso avaient terrifié le jeune polonais. Il lui semblait alors que ce monde n’était que délire sanglant. Communistes, nationalistes, maoïstes, capitalistes, impérialistes… tout n’était que foutaises : il n’y avait pas de bons, pas de méchants. Il n’y avait que des fous furieux cherchant à massacrer d’autres fous furieux…
Tout cela était bien loin de l’univers sombre mais captivant du Seigneur des Anneaux… à moins que l’Humanité toute entière fût soumise sans le savoir à la corruption et aux maléfices de l’Anneau unique…
Tout n’était que mensonge, haine, oppression et hécatombe… Le sacrifice de Frodon aurait-il été vain ? Sauron aurait-il en fin de compte gagné la partie ?

Malang fut le premier à sortir de cette désagréable torpeur. Il changea complètement de sujet.
– Une jeune fille est passée plusieurs fois pour te voir, dit-il en s’adressant à Roman. La première fois, c’est Dalewski qui lui a ouvert. Il l’a renvoyé puis l’a fait suivre par un collègue polonais.
– Après, continua Sudarso, elle revenait à chaque fois que Dalewski filait vers le centre. Je lui ai alors suggéré de suivre Dalewski, car nous savions tous ici que tes chefs te séquestraient à l’hôtel international où tous les autres collègues de la commission se trouvaient.

Ces nouvelles touchèrent profondément Roman et chassèrent les images de guerre, de massacres et de furie qui lui encombraient l’esprit.
Son aimée ne l’avait pas laissé tomber. Minh… délicieuse Minh…
Il se surprit alors à pleurer, mais son esprit était si confus qu’il n’y prêta guère d’attention.
Où pouvait-elle être à présent ? Vers le centre-ville ou plutôt vers l’aéroport ? Allait-elle revenir à l’antenne ? Ou bien ne reviendrait-elle jamais ?

– Nous devons prendre un hélicoptère à l’aéroport, en début d’après-midi. Le rendez-vous est fixé pour 14 heures, car il est temps de quitter cette ville. Bien que l’espoir soit faible, peut-être aurons-nous une petite chance de retrouver la demoiselle sur place ?

Roman sentait bien qu’il ne la reverrait plus et que les deux Indonésiens tentaient de le réconforter du mieux qu’ils pouvaient. Leur hypothèse voulait en fait dire : « il faut que tu prennes cet hélicoptère avec nous » et Minh était un maladroit pretexte pour l’attirer jusqu’à l’aéroport… De toute façon. Il fallait bien partir et affronter l’avenir…

Le temps passa alors très vite. Les trois hommes prirent un repas frugal, vidant les ultimes réserves de nourriture de l’antenne.
Puis, alors que l’atmosphère se stabilisait dans une humidité de plus en plus insupportable, ils sortirent la jeep de son garage dérobé… Il fallait être discrets car des bandes de soldats errants pouvaient « réquisitionner » le véhicule à tout moment.

A l’extérieur, les choses ne faisaient qu’empirer… Et tous avaient le sentiment terrible que le pire était encore à venir…
La situation des réfugiés était dramatique. Certains étaient à Da Nang depuis près de dix jours et rien n’avait été fait pour les accueillir. Ils vivaient donc entassés dans des tentes de fortunes le long des grandes avenues. Les conditions sanitaires étaient atroces ; ils n’avaient rien à manger, ils n’avaient pas d’argent et nulle part où aller. Le gouvernement de Saigon n’avait pas tenu sa promesse de venir en aide aux réfugiés. Il n’en avait de toute façon plus les moyens logistiques…

« Pas de carburant pour les Américains… »

La jeep se présenta devant l’entrée de l’aéroport. Exactement là où Dalewski avait soudoyé les vigiles plusieurs heures plus tôt. Mais cette fois, plus de vigiles. Même chose au poste de contrôle suivant, plus de rangers vietnamiens, plus de marines américains…

La foule semblait avoir disparu de l’aéroport. Des véhicules militaires abandonnées se trouvaient au milieu des pistes d’accès ou sur les parterres d’herbes. Par ici on pouvait voir une rampe d’accès renversée, et par-là un tas de valises abandonnées…
Les trois hommes avaient l’étrange sentiment de se retrouver dans une sorte de vaste et silencieuse cité abandonnée. Roman songea au plateau de Gorgoroth, la terre désertique et desséchée au cœur du royaume de Sauron, dans le Seigneur des Anneaux.
Malang, qui avait une vue très perçante, indiqua la direction d’un grand hangar à Roman. A l’ombre des grands murs de tôles, des milliers de personnes étaient allongées sur le sol, attendant fébrilement qu’un hypothétique avion vienne les arracher à ce début d’enfer. Même chose pour une autre série de bâtiments sur leur gauche. La foule était là… patiente et résignée… à l’ombre d’un soleil qui préférait se voiler derrière des nuages plutôt que de contempler le désastre d’un peuple entier laissé à l’abandon sur le sordide tarmac d’un aéroport maudit.

La jeep longea une série de cadavres. Une sanglante bagarre avait probablement eut lieu à cet endroit. Mais ces cadavres… des femmes, des enfants… tués par balles… et certains à coups de crosse de fusil. Une bagarre ? Vraiment ? Non : l’horreur et la folie. Tout simplement.

Enfin, les trois derniers membres de la CICS à Da Nang parvinrent au hangar de la compagnie Air America. Là encore, des dizaines de civils et quelques militaires occupaient les lieux, assis à même le bitume. Certains hommes en uniforme et armés de M-16 montaient une sorte de garde : des marines américains.
Curieusement, et contrairement à toute orthodoxie et bienséance marxiste, Roman se sentit un peu plus rassuré en leur présence. Qui l’eût cru ?
Sudarso sauta de la jeep, tandis qu’un civil venait à sa rencontre. Le colt sur le côté, cet homme était un des derniers pilotes d’Air America présent à l’aéroport de Da Nang. Quatre hélicoptères UH-1, dont celui réservé aux missions de la CICS, étaient prêts à accueillir les quelques militaires et civils non vietnamiens présents sur place. Dans le hangar, il y avait encore deux petits avions. Cependant, un problème maintenait les appareils au sol : il n’y avait pas de carburant…
– Il y en a, pourtant, du carburant sur l’aéroport. De pleins réservoirs de fuel juste derrière ces murs là-bas, disait l’Américain en pointant du doigt un enclos derrière les hangars. Mais les soldats vietnamiens empêchent les camions-citernes de venir jusqu’aux hélicoptères.

Sudarso discuta longuement avec l’homme. Puis il revint vers ses compagnons pour faire le point.
– La situation est particulière. Les pilotes ont prévu d’attendre la nuit pour décoller, à cause des réfugiés qui campent partout autour des hangars et qui pourraient se ruer sur les hélicoptères au moment du décollage. Mais il n’y aura pas de décollage sans carburant ! Aussi j’irais tout à l’heure avec le chef des pilotes pour négocier un camion de fuel afin de faire décoller au moins deux hélicoptères ce soir. En cas de refus, tout le monde se déplacera vers l’aérodrome des Montagnes de marbre. Air America a prévu un décollage d’avions pour cette nuit.
– Tout le monde ? demanda Roman tout en songeant à la délicieuse journée passée sur ces montagnes en compagnie de Minh.
– Oui, il y a une vingtaine de civils américains dans le hangar. Des gens qui travaillaient pour des entreprises ou pour le consulat. Certains ont leur famille avec eux.

Comme convenu, à bord de la jeep de la CICS, Sudarso et l’Américain filèrent vers l’aérogare où devait se trouver l’administration de l’aéroport. Roman les accompagnait.
– Ce matin, la tension était telle que la sécurité ne pouvait plus être assurée ni pour les ressortissants étrangers, ni pour les réfugiés, disait l’Américain. Le Consul Général Francis est venu en personne pour tenter de calmer les gens. Il a failli se faire lyncher par quelques excités ! Il faut dire qu’à l’aérogare, des centaines de personnes munies de billets achetés à prix d’or se sont fait siffler leur place par les militaires dans les derniers avions qui ont décollé hier… Et tous reprochent aux Américains de laisser tomber le Viêt-Nam…

Autour des bâtiments de l’aérogare, la foule des réfugiés étaient dense. Ceux-ci avaient dressé des tentes de fortune et se reposaient à même le sol. Ils avaient faim, ils avaient froid et ils avaient peur. Certains d’entre eux se pressaient vers l’autre bout de l’aéroport car une rumeur annonçait le décollage imminent d’un avion d’Air France… mais il n’y avait pas d’avion prêt à décoller pour le moment.

Très vite, les trois hommes se retrouvèrent face au directeur adjoint – le directeur ayant quitté Da Nang quelques jours plus tôt – mais les négociations se présentaient mal. Le Vietnamien semblait très réticent à livrer du fuel aux Américains pour permettre à d’autres Américains de fuir Da Nang en laissant une foule de Vietnamiens derrière eux.
En fin de compte, il téléphona au gérant de la société Shell et lui laissa la responsabilité de la décision. Il fut convenu par téléphone qu’un camion de carburant se rendrait dans la soirée jusqu’au hangars d’Air America, à condition qu’en plus d’un paiement cash, le pilote s’engageât à assurer le rapatriement des personnels Shell vers Saigon…

Leur mission accomplie, les trois hommes sortirent de l’aérogare et retournèrent à leur jeep. Sur le tarmac, les gens étaient agités. Un avion venait de faire son apparition dans le ciel plombé au-dessus de la ville. C’était un vieux DC-6 de la compagnie Air Viêt-Nam.
Tandis que tout le monde avait le nez en l’air, Roman semblait se concentrer sur autre chose. A l’autre bout des bâtiments de l’aérogare, au milieu d’un groupe de gens désœuvrés, se trouvait une jeune fille assise contre une haute cloison. Irrésistiblement attiré, il quitta ses deux partenaires et se dirigea d’un pas hésitant, puis de plus en plus vite, vers cette apparition.
Il sentait un curieux picotement dans les bras, tandis que sa poitrine gonflait jusqu’à l’étouffer. Son cœur accélérait ses battements jusqu’à un rythme intenable…
Plus il approchait, évitant les individus immobiles et ceux qui commençaient à courir vers la piste, plus il savait que c’était Elle.
Minh. La douce et merveilleuse Minh. Belle comme une fleur de lotus, malgré les traits un peu tirés par la fatigue et sa chemise froissée.

Alors qu’il approchait, leurs regards se retrouvèrent. Elle sursauta, puis fondit aussitôt en larme.
-Vous êtes là ! Oh, vous êtes là ! Vous n’êtes pas parti !

Il s’approcha tandis qu’elle se levait et ils s’enlacèrent longuement sans dire un mot. Peut-être le bonheur absolu du moment avait-il la force de rendre muet.
Autour d’eux, plus rien ne pouvait exister.

Pourtant, il y avait une certaine agitation. Le DC-6 venait en effet de s’engager sur la piste principale et une dizaine de véhicules militaires le poursuivaient de façon désordonnée… lorsque l’avion cessa sa course, à plusieurs centaines de mètres de l’endroit où se trouvaient les deux jeunes gens, des bousculades eurent lieu. On entendit des coups de feu et des cris. Pathétique et inquiétant spectacle…

– Venez avec moi, nous serons plus en sécurité avec mon collègue Sudarso, fit Roman en lui prenant la main.
Et elle le suivit, emportant avec elle ses maigres affaires. Elle était si heureuse qu’elle l’aurait suivi au bout du monde, son beau prince polonais.

Rotors et terreur

Les jeunes gens étaient assis depuis une dizaine de minutes à l’ombre du hangar de la compagnie Air America.
– Des militaires se sont emparés de mon vélo, racontait Minh, réfugiée dans les bras de Roman. Je ne savais plus où aller. A un moment, les soldats qui gardaient l’entrée de l’aéroport se sont repliés. Alors la foule a forcé le passage, et je me suis retrouvée entraînée jusqu’à l’aérogare.

Alors que la jeep de la CICS ramenait tout le monde vers les hélicoptères, un second avion, un Boeing 707 de la Delta Airlines, était apparu au-dessus des pistes. Il annonçait un regain d’activité sur l’aéroport. La soirée et la nuit s’annonçaient fiévreuses…

Le pilote américain venait d’être informé par ses collègues de Saigon qu’une rotation d’appareils légers aurait lieu dans la nuit pour évacuer des personnels du consulat américain vers les villes de Phu Cat et Nha Trang. La communication fut laborieuse car les militaires vietnamiens brouillaient volontairement toutes les communications des Américains de Da Nang vers l’extérieur.
– L’armée du sud Viêt-Nam ne supporte pas de voir ses anciens alliés filer « à l’anglaise », disait l’américain. Ils font tout pour nous faire partager leurs ennuis… Quoi qu’il en soit, on va avoir du boulot, cette nuit !

La soirée tombait doucement sur l’aéroport. Le ciel s’était dégagé et laissait traîner des lambeaux de nuages aux teintes rosées ou violacées. A l’ouest, le soleil disparaissait derrière les collines boisées. Sur ce tableau magnifique se détachait un groupe d’oiseaux qui filait en direction de la mer. Une variété de cormorans, peut-être se demanda Roman… ou bien des canards sauvages ? Il n’osait réveiller Minh qui s’était endormie sur son épaule.
Fouillant dans des souvenirs récents, il se remémora un passage du Seigneur des Anneaux, son livre perdu, qui semblait correspondre à l’expectative torpeur du moment.

Et ils ne dirent plus rien ; et il leur sembla, tandis qu’ils se tenaient sur le mur, que le vent tombait, que la lumière s’évanouissait, que le soleil était obscurci et que tous les sons de la Cité ou des terres étaient étouffés : ils n’entendaient plus ni vent, ni voix, ni appels d’oiseaux, ni bruissement de feuilles, ni leur propre souffle ; le battement même de leur cœur était arrêté. Le temps s’était immobilisé.
Et comme ils se tenaient ainsi, leurs mains se rencontrèrent et se serrèrent, bien qu’ils ne se rendissent pas compte. Et ils attendirent encore ils ne savaient quoi…

Roman sortit de son rêve éveillé. Un camion-citerne orné de célèbre coquillage de la société Shell venait d’apparaître à l’angle du hangar, près de la rangée d’hélicoptères. Son conducteur, un Philippin trapu, déchargea les tuyaux sous la conduite des mécaniciens d’Air America – Philippins, eux aussi.
Les réservoirs des cinq hélicoptères furent partiellement remplis. De quoi faire un aller jusqu’à Phu Cat ou bien jusqu’à Cu Lu Re, une île-refuge au large de Chu Lai et Quang Ngai, mais guère plus.

Les préparatifs s’accélérèrent. Un des pilotes mis en marche le moteur du premier hélicoptère. Les pales démarrèrent lentement leur mouvement circulaire dans un vrombissement de plus en plus terrible. Déjà, malgré le bruit, quelques réfugiés s’avançaient par petits groupes dans l’espoir d’être invités à embarquer.
Les hélicoptères UH-1 ne pouvaient accueillir plus de 12 passagers. Un des pilotes essaya de l’expliquer à tous ces vietnamiens qui s’approchaient un peu trop près des appareils.

La nuit couvrait à présent entièrement le tarmac.
Minh était épouvantée par le vrillement aigu du rotor, mêlé au puissant ronflement du moteur et au vent dégagé par le mouvement rapide des pales. Roman essaye de la rassurer, mais elle se bouchait les oreilles avec le plat des mains comme une enfant terrorisée par la foudre et les coups de tonnerre. Comme une enfant traumatisée par des années de guerre…

Un second hélicoptère fut démarré. C’était celui de la CICS, aux couleurs blanches et bleu nuit. Le vacarme devenait intenable.

– Je ne peux pas monter dans ces machines, cria Minh en gardant ses mains sur ses oreilles.
– Il le faut ! lança Roman sans être certain de s’être fait entendre par son aimée.

Le premier hélicoptère embarqua un groupe d’occidentaux, des Anglais et un Suédois. Avec eux grimpèrent plusieurs vietnamiens, leurs collaborateurs, sans doute… Malgré le rempart que le pilote faisait de son corps – c’était un robuste texan d’un bon mètre quatre-vingts – quelques réfugiés forcèrent le passage en joignant les deux mains et en suppliant qu’on les accepte dans la navette… Peine perdue. L’hélicoptère ferma ses portes très vite, décollant avec 15 passagers et leurs bagages.

Le souffle du décollage fit se replier Minh dans une position fœtale à laquelle ne s’attendait pas Roman. Il se précipita sur elle en pensant qu’elle venait d’être victime d’un malaise. Mais elle le repoussa d’un geste brusque et il en fut intérieurement blessé.

Puis ce fut au tour des représentants de la CICS d’embarquer. Cet hélicoptère leur était réservé, mais rien n’empêchait ces représentants d’inviter qui bon leur semblait. Seul problème, ils étaient trois. Quatre avec Minh. Il restait donc huit sièges vides… les réfugiés avaient fait le calcul très rapidement. Une vingtaine de personnes se précipitèrent alors vers l’hélicoptère, toutes turbines hurlantes. Une femme tendait une petite fille de trois ou quatre ans, un homme sauta lestement dans la cabine et se précipita sur un des sièges et s’y accrocha fermement. La bousculade échappait à tout contrôle et, tandis que Malang et Sudarso essayaient de réguler le flux, la cohue barrait le passage à Minh et Roman.

– Je ne peux pas monter ! reprit Minh en tirant sur le bras de Roman.
– Il le faut ! répéta Roman en tirant dans le sens inverse.

– C’est le bordel ! Il faut décoller, cria le pilote depuis sa cabine !
– Attendez ! Il manque deux passagers à bord, supplia Sudarso.
– Le client est roi ! rétorqua le pilote.

Alors vinrent les rangers. Attirés par l’activité des hélicoptères autour des hangars d’Air America, ils arrivèrent sur place en camion. Ils étaient peu nombreux, mais malgré la pénombre, on pouvait deviner leur humeur fiévreuse.
La tension monta d’un cran.

Roman avait pris pied dans l’hélicoptère. Il se retourna pour attraper le bras de Minh et l’aider à monter à bord. Mais immobile au milieu de la mêlée suppliante, elle fit un signe négatif de la tête et commença à reculer. Puis elle se retourna brusquement et disparut dans la pénombre.
Le sang se glaça dans les veines de Roman.
Pas comme ça, pas maintenant !

Pour la seconde fois en deux jours, le jeune polonais laissa échapper sa chance de fuir ce chaos : il se jeta de l’hélicoptère et fendit la foule en criant le prénom de son amour. Mais le bruit de l’hélicoptère couvrait le son désespéré de sa voix.

Deux places étaient devenues vacantes dans l’appareil. Dix vietnamiens se disputèrent l’honneur de les occuper. Le pilote américain décida que son hélicoptère était en danger. Il décolla alors, soulevant une étonnante grappe humaine qui retomba au sol comme un seul homme et dans un seul cri.

Roman se retourna une seconde et eut le temps de croiser le regard surpris et attristé de Sudarso. Il sentit en cet instant qu’il ne devait jamais plus le revoir…

L’hélicoptère prit de l’altitude. Et dans un rugissement soulagé, il s’échappa vers des cieux plus cléments.

La nuit de fer et de feu

Très vite, Roman rattrapa Minh qui marchait seule au milieu du tarmac à une centaine de mètres du tumulte.
– Mon amour, dit-il en lui prenant doucement l’épaule…
– Vous n’auriez pas dû descendre… fit-elle avant d’éclater en sanglot.

Il la serra si fort dans ses bras que leurs corps ne firent qu’un. Et ils restèrent ainsi un long moment, tandis que le ballet des hélicoptères continua sa valse pathétique à trois reprises…

– Qu’allons-nous faire, finit par demander Minh ? Par ma faute, vous n’avez pas pu partir avec vos collègues et vous voilà coincé ici, au milieu de toute cette folie…
– Jamais je ne serais parti sans vous. Et si vous restez, je reste.

Ils déambulèrent sur le tarmac. Une nuit d’encre recouvrait la ville et son aéroport. Sur ordre des militaires, on avait coupé un maximum de sources de lumière pour ne pas offrir des cibles faciles aux Tonkinois. Seule une zone d’embarquement où se trouvait un avion – sans doute un gros appareil, d’après le sifflement de ses puissants moteurs – était copieusement éclairée.
Les deux jeunes gens pouvaient d’ailleurs voir que la foule se bousculait au pied des escaliers roulants. Aucun embarquement méthodique n’était possible.
L’avion – qui n’avait pas coupé ses moteurs pendant toute la durée du chaotique embarquement – commença à avancer dans le noir. Sur la piste, des jeeps et des camions abandonnés rendaient son cheminement très difficile, ses phares n’ayant qu’une portée limitée. Mais le plus horrible était cette grappe humaine qui empêchait désespérément la fermeture de la porte d’accès de l’appareil…

– Je ne crois pas que prendre l’avion soit une bonne idée… fit sombrement Roman.
– Que nous reste-t-il, alors ? Pouvons-nous essayer de rejoindre le port et d’embarquer pour une destination plus sure ?
– Oui, c’est une bonne idée. Essayons le port.

Au moment même où Roman achevait sa phrase, une série de déflagrations se firent entendre en direction du centre-ville. Il y en eut plusieurs autres. Le bruit des moteurs de l’avion n’arrivait pas à couvrir leur inquiétant écho.
Les Nord-vietnamiens bombardaient un quartier de la ville, et très vite une lueur rouge se diffusa sur le tableau noir de la nuit : des incendies. Il y eut une dernière série d’explosions, puis ce fut tout.

Saisis d’angoisse, les deux jeunes gens décidèrent malgré tout de traverser la ville en direction des zones portuaires. Mais il fallait d’abord quitter l’aéroport sans encombre, car sur le tarmac aucune sécurité n’était plus assurée.

Les militaires, qui avaient originellement pour consigne de protéger le site, se comportaient désormais en voyous lorsqu’un avion tentait un atterrissage. Certains avaient simplement quitté leur poste – mais pas leurs armes ! – pour tenter de retrouver leurs familles dans la foule immense des réfugiés. Les autres, ceux qui étaient restés sur place, forçaient le passage jusqu’aux avions, jouant du poing et de la crosse de fusil contre les civils, projetant sans aucune pitié les femmes et les enfants au bas des escaliers d’accès. Puis ils prenaient place à bord, M-16 en bandoulière – ou colt M-1945 pour les officiers, seuls billets valides pour un aller simple vers Nha Trang ou Saigon…
L’obscurité presque totale de certaines parties du site décuplait l’insécurité. Il n’était pas rare de croiser un homme étendu sur le sol, dans une mare de sang ; ou une femme en sanglots, tentant de camoufler sa nudité souillée avec des morceaux de ses vêtements déchirés…

Minh était terrifiée. Elle levait sans cesse les yeux vers le nord, comme si elle pressentait quelque nouveau malheur. Au loin, se découpant sur le bleu ténébreux du ciel, la masse noire du col des nuages paraissait menacer toute la baie de Da Nang, comme autrefois le Vésuve dominant Pompéi…

Les deux jeunes gens finirent par sortir de l’aéroport. Ils se faufilèrent dans les rues désertes et obscures, guidés par la lueur des flammes d’un incendie qui ravageait au loin un quartier du centre-ville. Ils passèrent devant le temple protestant au seuil duquel plusieurs groupes de réfugiés dormaient dans un sommeil inquiet. Puis ils se glissèrent le long du parc Tan An. Ils se souvinrent avec une douce émotion des agréables moments passés dans ce parc. Mais au cœur de cette nuit dantesque, les ombres des malheureux allongés dans l’herbe dans un insupportable dénuement avaient remplacé la vision apaisante des lotus sur les étangs.

Très vite, ils passèrent devant la gare et se retrouvèrent sur l’avenue qui filait d’ouest en est, du quartier de Thanh Khe jusqu’au Port Harbour sur la rivière Han. De nombreux véhicules militaires abandonnés se trouvaient là, témoins pitoyables de la débâcle que subissait l’armée sud-vietnamienne.

Tout à coup, un sinistre sifflement se fit entendre, il déchira le ciel nocturne à une vitesse terrifiante puis fut suivi d’une brutale explosion qui secoua toute la ville. Une énorme colonne de fumée sombre teintée de lueurs rougeâtres s’éleva du côté du quartier de la gare, telle une aube infernale furtive. Puis il y eut une deuxième explosion plus lointaine, puis une troisième, plus proche…
– Les communistes bombardent la ville ! s’écria Minh.

Les explosions se succédèrent à une cadence de quatre ou cinq par minutes. Elles se concentraient essentiellement sur les quartiers situés autour de la baie : les villas coloniales, les hôtels, les installations portuaires, et le QG du général Truong. Mais de temps à autre, dans un fracas d’enfer, un obus faisait voler en éclat un îlot d’habitations tout proche, projetant à des hauteurs étonnantes des tonnes de gravats et de poussière…

Perdus au milieu de cette rafale de fer et de feu, Minh et Roman se blottirent sous le porche d’une boutique abandonnée. Un souffle brûlant et cendreux venait parfois leur assécher le visage tandis que de lourdes déflagrations suivies de sinistres roulements de tonnerre et de craquements violents mettaient leurs nerfs à rude épreuve…

Combien de temps restèrent-ils cachés ainsi, attendant que cessent les mortelles explosions ?
Elles ne cessèrent pourtant pas. Pas tout de suite. Maintenant que le jour se levait, les Tonkinois, embusqués sur le col des nuages, concentraient les tirs de leurs canons de 122 mm sur le port et plus loin, sur la presqu’île de Son Tra où se trouvaient des infrastructures militaires héritées de la présence américaine.

Roman se redressa doucement. Le spectacle autour de lui était apocalyptique. La grande avenue était absolument déserte et couverte d’un léger brouillard humide. La chaussée était couverte de débris divers, bout de bois, tuiles, plaques de métal. Certains des véhicules militaires étaient couchés sur le côté, un autre brûlait encore. Quelques maisons et boutiques qui bordaient l’avenue avaient été éventrées par des explosions et des fumerolles sinistres s’en échappaient. Une curieuse odeur de caoutchouc brûlé et de cendres humides flottait dans les airs. Au loin, des explosions continuaient de frapper la zone portuaire et les pentes du mont des singes, sur la péninsule.

Tout à coup, surgissant de nulle part, un groupe d’hommes, de femmes et d’enfants chargés de bagages passa tout près des deux jeunes gens en courant.
Une jeune femme lança, haletante, quelques mots en vietnamiens à Minh puis reprit sa course vers les brumes de l’avenue…
– Qu’a-t-elle dit ? demanda Roman à son aimée qui était toujours accroupie contre la porte de la boutique.
– Elle a dit que les communistes ont pris le pont de Lien Chieu à l’aube et qu’ils arrivent avec des tanks et des canons… il ne faut pas rester là, mon amour. Partons vers le port.
– Mais le port est sous les bombes… c’est trop risqué… il faut retourner vers l’aéroport.

Une violente déflagration se fit entendre dans la direction du centre-ville. Les deux jeunes gens se cachèrent à nouveau sous le porche.
Le silence qui suivit le choc de cette détonation fut aussi angoissant que les explosions elles-mêmes… Mais il semblait que les nord-vietnamiens marquaient une pause.
Une pause avant l’assaut final ?

Chaos

Au bout de l’avenue, des blindés apparurent. Avant que Roman et Minh aient pu esquisser le moindre geste, deux rapides Commando V-100, des véhicules blindés d’origine américaine, passèrent à toute allure devant eux et disparurent dans les brumes en direction du port. Encore des soldats sud-vietnamiens en débandade…
Minh était inquiète.
– Il faut aller vers le port, Roman. Les Bo-doï vont finir par arriver. Ici, il n’y a plus de soldats pour les arrêter… ils peuvent être là d’une minute à l’autre.

Elle n’avait pas tort. Et la sincère anxiété avec laquelle elle exprimait ses craintes finirent de convaincre le jeune polonais.
Ils quittèrent donc leur abri et filèrent vers le centre.

Vers midi, la brume s’était dissipée, et un ciel pâle couvrit toute la région. Une chaleur lourde et humide enveloppa doucement toute la zone côtière.
Les deux jeunes gens gagnèrent l’ancien quartier chinois. De grandes maisons anciennes trônaient de chaque côté de l’avenue, certaines boutiques présentaient leurs enseignes avec un double affichage, en caractères chinois et dans l’alphabet vietnamien, le quôc ngu. Sur le bitume traînaient des dizaines de bagages abandonnés, valises éventrées, effets éparpillés. Plus loin, toutes les vitres des maisons avaient été soufflées par une explosion.
Quelques personnes traînaient dans la rue. Certaines étaient blessées. Dans une maison, un groupe de soldats vidait les meubles à la recherche d’objets précieux. Dans une ruelle voisine, d’autres soldats ivres tabassaient un type à coups de pieds.

Puis, au détour d’un restaurant abandonné, Minh et Roman tombèrent sur la foule. Des milliers de gens. Peut-être des dizaines de milliers. Une multitude en mouvement, grouillante, bourdonnante, surchargée de bagages. Une étonnante rivière de têtes humaines angoissées qui longeait hâtivement la paisible rivière Han en direction des quais du port Harbour, en quête des « tàu bè », les bateaux… désormais le seul moyen possible pour fuir les communistes. Chacun ici savait qu’après les violents bombardements de la matinée, plus aucun avion ne tenterait d’approcher Da Nang. Impossible alors de songer à fuir par les airs…
Sur la rivière, des centaines d’embarcations glissaient en direction de l’embouchure du fleuve, des jonques, des sampans, des barques, des coquilles de noix, et même d’improbables radeaux sur lesquels s’entassaient des familles entières. Ces embarcations ne tiendraient jamais une fois en pleine mer… mais qu’importait ! Elles avaient pris le relais de ces dizaines de voitures et de motocyclettes, abandonnées en marge de la monstrueuse procession, et qui sans essence ne servaient plus à rien…

Le port Harbour était saturé de monde. Une foule monstrueuse, hagarde. Dans l’humidité et la chaleur, la terreur collective avait une prodigieuse odeur de sueur et d’urine.
Les sud-vietnamiens n’avaient plus le choix. Et tous ceux qui attendaient là, qu’ils soient fébriles, crispés, actifs ou désespérés, tous connaissaient ces terribles histoires sur la cruauté des Communistes… et tous, pour une raison ou pour une autre, voulaient fuir à tout prix.

Les quais continuaient jusqu’à l’estuaire, entrecoupés de docks, de hangars, de grues, de cales sèches ou de bâtiments militaires… et partout grouillaient les fuyards. On pouvait même en voir sur les grillages, sur les toits des bâtiments, et jusque sur les poutres métalliques des palans construits par les Américains.
Sur les jetées, des centaines de personnes se jetaient contre les coques des quelques navires qui osaient encore accoster. Certains essayaient de grimper le long des tôles métalliques en s’accrochant désespérément aux moindres aspérités, d’autres n’hésitaient pas à se servir comme d’un tremplin ou d’une échelle du corps des autres.
C’était une véritable hystérie collective. Pathétique spectacle duquel émergeaient quelques attitudes individuelles plus spectaculaires que la moyenne… Ainsi, dans sa trop grande précipitation pour sauver sa peau, un malheureux tomba à l’eau juste entre le quai et la coque du navire, laquelle, poussée par les vagues, l’écrasa comme un insecte contre la pierre de la jetée… Ailleurs, un soldat devenu fou se fraya un chemin à coups de revolvers dans la foule avant d’être abattu par un autre fou… Plus haut, une rixe éclata sur le pont du navire et un soldat fut balancé par-dessus bord par des civils. Dans sa chute, il entraîna un enfant que personne ne songea à sauver.
Partout sur la mer, la moindre petite embarcation, le moindre débris, le moindre pneu, étaient occupés par de grappes d’hommes et de femmes. Certains individus isolés, pathétiques naufragés, se servaient d’une valise ou d’un paquetage comme d’une bouée. Et autour d’eux, les corps des noyés se comptaient par dizaines… Au large, des dizaines de navires, des Vietnamiens, des Taiwanais ou des Coréens attendaient patiemment, hors de portée des canons tonkinois, que ces embarcations viennent les rejoindre. Et plus loin encore, en dehors des eaux territoriales, on savait que des bâtiments militaires américains étaient prêts à intervenir… au cas où… mais qu’attendaient-ils donc ?

Minh et Roman, malheureux papillons dans une fourmilière en folie, étaient coincés au milieu de la foule démente, ne pouvant faire autrement que de se laisser porter par ce flot humain …

Tout à coup ce que tous redoutaient se produisit : Une immense gerbe d’eau et de flammes propulsa les miettes d’une petite embarcation et tous ses occupants dans l’air humide. Une seconde explosion creusa un vide sanglant au cœur de la foule, près des hangars, tandis qu’un cargo qui commençait déjà à prendre le large explosa et coula en moins de deux minutes avec tous ses malheureux passagers… Depuis leurs batteries du col des nuages, les Bo-doï avaient décidé de ne laisser aucune chance aux fuyards…

La multitude ne fut alors plus qu’une sorte d’énorme créature informe secouée de spasmes de terreur et de panique. Tous les misérables êtres qui en formaient le corps n’avaient plus que des gestes incohérents et des mouvements désordonnés comme moyen d’exprimer leur effroi et comme méthode pour sauver leur peau…
Cris d’enfants, cris de femmes, cris d’hommes, jappements de chiens, coups de pistolets… Tout ne fut plus qu’un seul bruit affreux, insupportable incantation destinée à repousser cette pluie de métal qui s’abattait à nouveau sur le port.

Et sous les obus des Bo-doï qui fauchaient les vies par dizaines, Minh fut brutalement séparée de Roman. Elle fut entraînée d’un côté tandis que le jeune polonais, impuissant, se retrouvait coincé de l’autre. Impossible de lutter contre l’irrésistible vague humaine.
Elle ne cria pas. Elle ne tendit pas les bras. Et Roman restait paralysé, comme s’il assistait de loin à la scène, spectateur silencieux de leur propre malheur…
Elle soutint longtemps son regard. Et l’intensité de celui-ci brûlait tous ceux qui osaient se mettre en travers, de sorte qu’il y eut longtemps cette percée entre les têtes et les corps des réfugiés qui permettait aux deux amoureux de maintenir un ultime lien par la simple magie du regard…
– Je t’aime, Roman, disait-elle.
– Je t’aime aussi, Minh, répondait-il…
– Je ne t’oublierai jamais…

Alors, elle disparut au milieu du chaos.
Au même moment, un choc sourd bouscula tous ceux qui entouraient Roman. Il eut l’impression atroce que des dizaines de mains griffues le soulevaient du sol en le poussant vers l’avant. Au milieu d’un nuages de poussière, il se retrouva brutalement projeté contre un objet métallique, et il perdit connaissance…

Seul au monde

Roman se réveilla brusquement. Il quittait avec soulagement un rêve sordide. Mais en quelques secondes, il se rendit compte que le cauchemar reprenait.
Il était entouré de cadavres ensanglantés et de gravats… tout à coup, une première douleur lui paralysa le dos. Il se souvint : l’explosion. Son corps projeté comme un fétû de paille. Sa chemise était en lambeaux et il sentait que sa chair était couverte de croûtes de sang au milieu du dos ! Vint alors la seconde douleur, une atroce aigreur qui lui laboura l’estomac : Minh… Où était-elle ?

Il regarda incrédule les scènes de bousculades autour de lui. Rien n’avait changé. Le ciel était toujours gris et bas. Le navire à quai n’était plus le même ; une foule compacte occupait toutes les places disponibles à bord… mais les gens continuaient de grimper le long de la coque, s’accrochant aux cables, au bastingage…
Autre différence, il n’entendait plus qu’un bourdonnement aigü aux creux de ses oreilles. Le choc de l’explosion l’avait rendu sourd !

Minh… il fallait qu’il retrouve Minh…
Il commença à courir, à droite, à gauche… il appela, et appela encore. Mais il n’entendait pas sa propre voix.
Où était-elle passée ? Etait-elle encore vivante ? Pourquoi l’avait-elle abandonné ? Combien de temps était-il resté inanimé au sol, parmis les décombres ?…
Il ne trouva pas de réponses à ces questions…

La journée passa, indifférente au chaos absolu du port.
En début de soirée, le bombardement reprit. Un navire bondé de réfugiés fut touché sur le flanc… Les gens furent à nouveau pris de panique. Roman fut bousculé, projeté sur des gravats, piétiné…

Lorsqu’il se releva, il faisait nuit.
Le silence qui le cernait était atroce, et son dos était très douloureux. Vêtu de ses guenilles humides, il commençait à avoir très froid.
Mais aucune de ces souffrances ne faisait plus mal que celle qui lui broyait le cœur dans un étau de malheur et de solitude… car il était seul au monde. L’épreuve était telle qu’il crût devenir fou…

Il finit par s’effondrer quelque part, indifférent à tout ce qui l’entourait. Et il s’endormit sur le sol.

Vint le jour. Encore du brouillard. Impossible de savoir où il se trouvait, combien de temps et dans quelle direction il avait marché durant la nuit…
Son ouïe était partiellement revenue. Il pouvait ainsi entendre des bruits étouffés de fusillade, de cris, des pleurs d’enfants… parfois il croisait des groupes de gens terrorisés qui fuyaient dans une direction ou dans une autre, avec quelques maigres bagages…

Un camion passa dans une rue voisine. Il était chargé de jeunes gens en armes. Un haut-parleur lançait des slogans en vietnamien… image atypique dans cet univers chaotique… mais Roman comprit tout de suite que l’« Insurection » communiste était en ordre de marche, s’installant sans scrupules sur les ruines et le malheur qu’elle avait elle-même provoqués.

Le jeune homme repensa à la CICS, à la générosité de sa mission : faire respecter la paix au Viêt-Nam. Il avait échoué. La Commission avait échoué. Elle n’avait de toute façon jamais été crédible. Sa conception même était biaisée dès le départ. Dès les termes de l’Accord de Paris qui prévoyait sa création…
Minh l’avait bien senti, elle qui était si intelligente, si clairvoyante…

Roman se reprit. A plusieurs reprises, il avait songé à Minh à l’imparfait. Comme si elle était morte… Mais elle n’était pas morte. Elle était à l’abri, quelque part… elle avait pu se sauver, trouver une place sur un navire en partance pour le sud…

Et après le sud ?… Il ne faisait plus aucun doute que le Viêt-Nam du nord était sur le point de conquérir tout le sud et de mettre fin – à sa façon – à trente ans de guerre. Et bien que l’Accord de Paris ait été bravé par les offensives des armées d’Hanoi, les Américains n’étaient toujours pas intervenus. Pire : ils s’enfuyaient !… La république du sud Viêt-Nam ne pouvait plus compter sur eux, malgré leur promesse de toujours soutenir le gouvernement de Saigon contre les Communistes…
Ainsi, les uns ne respectaient pas l’accord, et les autres ne respectaient pas leur promesse…

Comme pour apporter une sordide illustration à ses amères réflexions, les flammes dévoraient les bâtiments du Consulat américain de Da Nang… et plus loin, dans cette avenue que Roman reconnaissait à présent très bien, des jeunes gens armés de M-16, brassards rouges autour des bras, gardaient l’entrée de l’hôtel international.

Très vite, il fut interpelé par certains d’entre eux.
« Américain, américain ! » disaient-ils en le menaçant de leurs armes…

Qui étaient ces gamins ? Des Viêt-Congs ? Non, aucun d’eux n’étaient « Charlie », l’insaisissable ennemi des GI et des soldats sud-vietnamiens. Mais tous étaient d’authentiques Ted Rouquin, serviteurs de l’Ennemi par intérêt, par bêtise ou par lâcheté, des résistants de la dernière heure manipulés par quelques « Can-bô », des cadres communistes infiltrés…

« Américain, américain ! » répétaient-ils bêtement en agitant dangereusement des armes trop lourdes pour eux, alors que les jours précédents, ils roulaient encore en scooter américains et buvaient du coca-cola en écoutant Carlos Santana et James Brown sur des petites radios…

– Je ne suis pas américain ! cria Roman. Je suis polonais. Polonais et communiste ! Ils sont là-haut vos américains !
Il désigna un Boeing 727 de la World Airways qui venait de décoller de l’aéroport, au loin. Tous les regards se portèrent vers lui car c’était sans doute le tout dernier avion qui décollait de l’aéroport international de Da Nang.
Alors qu’il commençait à prendre de l’altitude, un objet sembla se détacher de l’appareil, puis un deuxième… Des êtres humains. De pauvres fous qui s’étaient accrochés aux trains d’atterrissage ou à la rampe d’accès aux soutes et qui, terrassés par le souffle de l’air et la vitesse de l’avion, lâchaient prise à 300 ou 400 mètres…
Un dernier corps se détacha à 1000 mètres, puis ce fut tout. L’avion disparut dans la grisaille du ciel…

Dans le chaos de Da Nang, la cité abandonnée, l’horreur n’avait plus de limites…

L’Adieu

Hôtel International, encore une fois.
Tous les occidentaux qui n’avaient pu fuir ou gagner le consulat de France – seul refuge encore ouvert aux réfugiés en ces heures difficiles – avaient été rassemblés dans le hall de l’hôtel.
Les Bo-doï avaient investi Da Nang dans la journée de samedi. Ils s’étaient glissés dans les rues à la suite des puissants chars T-56, rencontrant peu de résistance. Les combats les plus durs avaient eu lieu quelques jurs plus tôt dans les vergers et les rizières autour de Da Nang, puis un peu dans les faubourgs, à Lien Chieu ou à Hoa Tho. Mais depuis jeudi et le bombardement de leur QG – et la destruction du central de communication – les sud-vietnamiens avaient complètement abandonné les zones de combat…

En ville, avant même que la victoire soit officiellement proclamée par les communistes, des bandes de gamins circulaient à mobylette en arborant des drapeaux Viêt-Congs bleus et rouges hâtivement bricolés. Ivres, peu nombreux, ils tiraient des coups de feu en l’air pour se faire entendre et prenaient soin d’éviter les zones où se concentraient encore quelques unités de rangers.

Roman était leur prisonnier. Avec lui, un journaliste belge, deux Italiens membres d’une organisation humanitaire et un prêtre franco-vietnamien. Ils savaient que d’autres européens étaient maintenus prisonniers dans d’autres parties de l’hôtel.
Roman avait malgré tout été soigné et ses douleurs s’estompaient. On lui avait donné des vêtements propres. Les captifs étaient encore mieux traités depuis que les soldats nord-vietnamiens avaient fait leur apparition.

Enfin pouvait-on les voir, ces fameux Bo-doï qui avaient semé tant d’effroi devant eux. Des jeunes hommes – très jeunes, pour certains d’entre eux – vêtus d’uniformes verts trop larges, coiffés de casques en feuilles de bananier tressées. Souriants et polis, ils n’avaient rien des démons sanguinaires de la légende. Ils étaient encadrés par les Can-bô, des sous-officiers un peu plus vieux et moins souriants, des vétérans des guerres précédentes contre les Français puis contre les Américains.

Un de ces officiers venait rendre régulièrement visite aux prisonniers de l’hôtel international. Il apportait quelques nouvelles.
– Le général fantoche Truong a réussi à échapper aux troupes révolutionnaires. On raconte qu’il s’est enfui à la nage, aucun des navires envoyés par les impérialistes américains n’ayant accepté de le prendre à son bord.
« Les forces combinées du gouvernement révolutionnaire provisoire et les soldats de la république démocratique du Viêt-Nam ont obtenu la reddition des derniers criminels à la solde de Saigon. Da Nang est enfin libérée.
« A l’aéroport, la foule a acclamé ses libérateurs. Dans les rues, les drapeaux mêlés du GRP et de la république démocratique flottent ensemble aux balcons. Et nos soldats sont partout applaudis…

Etc… Croyait-il un seul instant que son discours allait être entendu par ses prisonniers ? Tous avaient vu ces milliers de réfugiés fuir devant l’avancée des armées tonkinoises ; tous savaient que le GRP n’était qu’une vitrine et que l’insurrection tant vantée par le discours officiel des communistes n’avait eut lieu nulle part…

De toute façon, Roman restait étranger à tout ce qui l’entourait. Il n’avait plus goût à rien. Ses pensées étaient exclusivement tournées vers Minh.
Il espérait de toute son âme qu’elle ait pu s’enfuir, se réfugier quelque part, se mettre à l’abri des combats ou des bousculades de la foule hystérique…

Après quelques jours d’attente, les Bo-doï enlevèrent le prêtre vietnamien. Il avait perdu son passeport français et les communistes refusaient de consulter le consulat de France à son sujet. Sans le dire, les quatre européens ne se faisaient pas d’illusion sur le sort du pauvre père… Puis le Belge et les deux Italiens furent confiés à la Croix rouge qui avait été autorisée à approcher les centaines de milliers de réfugiés encore présents en ville.

– Je me suis renseigné sur toi, camarade, fit le Can-bô à Roman. Tu aurais pu dire plus tôt que tu es un diplomate polonais en mission. Ton séjour dans cet hôtel parmi nos frères étrangers égarés aurait été plus court.
– Je… j’étais blessé. Je ne savais plus trop ce qui se passait…
– Nous nous sommes permis de planifier une étape de ton retour. Dés que l’aéroport sera réouvert, un avion viendra te chercher et t’emmènera à Hanoi. De là, tu pourras gagner l’Union Soviétique, puis la Pologne.

Et ainsi fut-il.
Le 12 avril, l’âme déchirée par la perte de son aimée, Roman fut jeté dans un Antonov nord-vietnamien. L’avion décolla très vite ne laissant au jeune polonais que trop peu de temps pour contempler une dernière fois depuis l’étroit hublot la ville martyre.

Prenant de l’altitude, l’Antonov fit un demi-tour et se dirigea vers le nord.
Juste avant de percer les nuages, Roman put voir la ville et quelques-uns des lieux délicieux pour lesquels Minh avait été sa merveilleuse accompagnatrice : Les montagnes de marbre, la baie et ses grandes plages de sable fin… Au loin, il crut distinguer les minuscules silhouettes de dizaines de grands navires.
Peut-être Minh était-elle à bord de l’un d’entre eux ?…

Dans un soupir, il se remémora son sourire, ses gestes harmonieux, la profondeur de son doux regard… il entendit son rire, sa voix suave… il contempla les courbes parfaites de son corps, voilées par les plis soyeux de l’ao daï, la robe traditionnelle des femmes vietnamiennes, ou dissimulées sous une impeccable chemise blanche et un léger pantalon de toile.

 « Les feuilles étaient longues, l’herbe était verte,
Les ombelles de ciguë hautes et belles.
Et dans la clairière se voyait une lumière
D’étoiles dans l’ombre scintillante.
Là, dansait Tinuviel
Sur la musique d’un pipeau invisible,
Et la lumière des étoiles était dans ses cheveux,
Et dans ses vêtements miroitants… »

Il la revit défaire gracieusement ses cheveux dans la pénombre de sa chambre tandis que son délicat parfum se répandait doucement…

Puis ce fut tout…
Da Nang disparut tandis que l’Antonov traversait les nuages.
Ainsi se fermait, sous un rideau de pâles altocumulus, un prodigieux chapitre de sa jeune vie.

L’avion passa au-dessus d’Hanoi quelques heures plus tard, survolant le fleuve rouge et les cent lacs de cette incroyable Sparte de l’extrême Orient.
Puis le vol prit fin à l’aéroport de Noi Bai, loin du centre de la capitale tonkinoise.
Roman vivait ce voyage comme un rêve aussi brumeux qu’interminable… Il souffrait continuellement de l’absence de Minh. Il ne pensait à rien d’autre qu’à elle… Des aigreurs douloureuses vrillaient son estomac et de brutales sensations d’étouffement lui prenaient la poitrine plusieurs fois par heures. Minh… Si seulement il pouvait savoir ce qu’elle était devenue… Si seulement il existait un espoir, aussi mince soit-il, de la revoir…

Une longue attente à l’aéroport, au milieu d’une foule de soldats et de civils policés et silencieux. Puis un nouvel avion. Aux couleurs de l’Union soviétique, cette fois.
Ce fut alors l’adieu au Viêt-Nam et un très long voyage au-dessus de la Chine, vers le nord, vers la Sibérie, vers l’aéroport d’Irkoutsk.
Encore des heures d’attente, à contempler les monts du Baïkal sous un ciel d’un azur éblouissant, avant de prendre un troisième avion pour Moscou.

Enfin, de Moscou, un Tupolev Tu-154 flambant neuf de l’Aeroflot, la compagnie commerciale soviétique, restitua Roman Jaslo à sa mère patrie.

Warszawa…Varsovie. Elle aussi fut autrefois une ville martyre…
Le voyage enfin terminé, le jeune homme huma l’air du haut de l’escalier mobile d’accès, comme s’il espérait retrouver d’anciennes sensations. Mais rien ne revenait. Sa tête était encore remplie des émotions multiples récoltées à Saigon et à Da Nang.
Il repensa à ces images des vétérans américains revenus de la guerre du Viêt-Nam ces dernières années… Leur air triste et fatigué, l’impression que malgré leur retour au pays, ils étaient encore… ailleurs.

Sur le tarmac de l’aéroport de Varsovie, Roman reconnut l’homme au magnétophone.
Vêtu d’un imperméable gris et d’un chapeau de gangster, il ressemblait à une caricature d’espion soviétique. A ses côtés se trouvaient deux policiers en uniforme.
Charmant comité d’accueil !

L’homme au magnétophone sourit à Roman et sortit un livre de sa poche qu’il agita malicieusement au-dessus de sa tête. Le jeune homme reconnut instantanément le Seigneur des Anneaux. Son Seigneur des Anneaux.
De nouveaux ennuis en perspective…

Roman eut une émouvante pensée pour Minh. Et en pensée, il lui envoya un tendre baiser d’Adieu.
Puis il respira profondément comme le fit autrefois Sam Gamegie, au seuil de Cul-de-sac.
– Eh bien, me voici de retour, dit-il.

 

Jean-Rodolphe Turlin,
nouvelle achevée le mardi 25 octobre 2005.