Pour le grand public, John Ronald Reuel Tolkien est avant tout l’auteur de deux best-sellers internationaux, Le Seigneur des Anneaux et Bilbo le Hobbit. Voilà à peu de choses près ce que tout un chacun sait de cet auteur anglais du XXème siècle. Ces deux livres sont devenus par ailleurs en quelques années la référence majeure d’un genre littéraire souvent prisé par de jeunes lecteurs : la fantasy. Sur une telle base, certains ont tenté de ramener les écrits de Tolkien à un ensemble de textes narrant de manière quelque peu puérile des histoires de nains et d’elfes, d’anneaux magiques et de sorciers (la critique a d’ailleurs pu parfois qualifier le Seigneur des Anneaux d’« inepties pour enfants » [1]. Tolkien serait ainsi un auteur destiné avant tout aux enfants, voire aux adolescents, public peu exigeant qui semblerait pouvoir se contenter d’une sous-littérature. Nous nous proposons ici de montrer que le procès intenté à Tolkien est le plus souvent vite expédié et pour le moins injuste. Si une partie de l’oeuvre – immense – de Tolkien s’adresse effectivement aux plus jeunes, ce n’est pas le cas de la majorité de ses textes. En outre, le genre du conte de fées tel que l’envisage Tolkien constitue une branche noble de la littérature, son accessibilité au jeune public ne devant pas nécessairement être considérée sous un jour péjoratif.

À regarder l’oeuvre de Tolkien dans son ensemble, on décèle plusieurs catégories de textes allant des travaux universitaires (il était professeur de philologie à Oxford) aux contes pour enfants. Car Tolkien a bel et bien écrit des contes et histoires destinés aux enfants (et tout d’abord les siens) parmi lesquels RoverandomLe Fermier Gilles de Ham ou Mr Bliss. On peut ajouter à cette liste non exhaustive l’un des récits les plus fameux du Professeur, celui qui l’a fait connaître au monde en 1937 : Bilbo le Hobbit. « Car c’est un livre pour enfants » nous dit Humphrey Carpenter dans sa biographie de Tolkien [2]. « Même s’il l’a repris dans sa mythologie, Tolkien n’est pas devenu trop sérieux ni même adulte dans son récit, il s’en est tenu à son idée première qui était d’amuser ses enfants et peut-être ceux des autres » [3]. Ce n’est pas un hasard si le premier critique de ce texte fut le fils, alors âgé de dix ans, de son éditeur Stanley Unwin.

Mais si Bilbo le Hobbit a pu être écrit pour les enfants, il en va tout autrement du corpus mythologique élaboré par le Professeur, publié à titre posthume par son fils Christopher sous la forme du Silmarillion en 1977, puis des Contes et Légendes Inachevés et des douze volumes de History of Middle Earth. Cette histoire réinventée et mythique de notre monde, qu’il a commencée à écrire fin 1916 et qu’il laissera finalement inachevée, l’occupa jusqu’à la fin de ses jours. Ce que l’on peut donc à juste titre considérer comme l’oeuvre de sa vie devait répondre notamment à deux motivations essentielles de Tolkien :

  1. Créer un monde, un contexte historique et des peuples pour parler les langues imaginaires auxquelles il travaillait depuis l’enfance et qui l’occuperont sans relâche tout au long de sa vie (et dont les plus connues sont le quenya et le sindarin) [4]
  2. Donner une mythologie à l’Angleterre, son pays, comparable aux mythologies finnoise et nordique. Cela signifiait notamment pour Tolkien qu’il se devait d’adopter un style particulier, quelque peu archaïsant, censé refléter une écriture de type mythique. Or, l’écriture d’un nouveau mythe n’était pas un loisir anodin pour Tolkien [5].

A ce projet pour le moins sérieux dont témoigne incontestablement le Silmarillion se rattache également le Seigneur des Anneaux, au départ simple suite du Hobbit, mais qui au fur et à mesure de son avancement devint un complément du Silmarillion. Tolkien écrira d’ailleurs à son éditeur en octobre 1938 que la suite du Hobbit « oubliait les enfants » et était « plus adulte » (Lettre 34 [6]). C’est ainsi que le Seigneur des Anneaux devint ce livre « immensément long, complexe, plutôt amer et très terrifiant, qui ne convient pas du tout aux enfants »  que nous connaissons (L. 124). Selon Tolkien, le Seigneur des Anneaux était sur beaucoup d’aspects bien plus proche du Silmarillion que de Bilbo le Hobbit puisque la mythologie constituait désormais l’arrière plan de l’histoire, histoire d’ailleurs « irrésistiblement attirée vers le monde ancien » [7] et beaucoup plus sombre que celle du Hobbit. Pour ce qui concerne le style, et parce que le livre se rapprochait de la manière du Silmarillion, le début du Seigneur des Anneaux est écrit très différemment des chapitres suivants (il est plus léger car non retouché par Tolkien après le changement de son orientation générale).

Bilbo le Hobbit fait finalement office de lien entre les contes pour enfants qu’a écrit Tolkien et le légendaire de la Terre du Milieu développé dans le Silmarillion et le Seigneur des Anneaux. Si de nombreux éléments du premier livre sont repris volontairement dans le second, ils renvoient cette fois à des événements bien plus anciens et à la mythologie. Tolkien eût ainsi notamment l’idée, au début de l’année 1938, d’utiliser l’anneau du Hobbit pour en faire l’Anneau Unique du Seigneur des Anneaux qui liera ainsi – au propre comme au figuré – deux parties en apparence opposées de l’oeuvre de Tolkien.

Car les thèmes abordés par Tolkien dans le Seigneur des Anneaux et les textes narrant l’histoire de la Terre du Milieu ne se rattachent en rien à l’enfance. On y trouve une réflexion sur la corruption par le pouvoir, l’immortalité, les mythes et l’Histoire, on y découvre une construction en abyme avec de multiples narrateurs telle que la littérature en a peu donnée, on y voit une dimension réflexive évidente. A cet égard, la précision avec laquelle l’auteur a bâti son monde secondaire pourra amener un certain nombre de lecteurs qui désirent en savoir plus sur l’Histoire, la géographie ou encore les langues, à étudier sérieusement – et non sans plaisir – des textes et un univers d’une singulière richesse. Il est également possible de rechercher l’influence de tel ou tel mythe nordique dans le Silmarillion, celle de la foi chrétienne de l’auteur, etc. C’est ainsi que de nombreuses études se sont développées sur l’ouvre de Tolkien, que l’on peut lire avec profit si l’on s’intéresse à ses écrits, sans crainte aucune de perdre à quelque moment que ce soit l’enchantement et la beauté émanant du texte d’origine [8].

Mais dire que le Seigneur des Anneaux est un récit qui ne peut être pleinement compris qu’à l’âge adulte ne suffit pas. Tolkien a aussi tenté de redonner à la fantasy, dans son essai Du Conte de Fées [9] de 1938, sa juste place dans la littérature. Car le Seigneur des Anneaux doit être vu comme une « démonstration » (L. 234) des principes exposés dans cet essai, principes dont il nous faut désormais évoquer quelques unes des modalités essentielles.

L’association entre les contes de fées et les enfants est, nous signale Tolkien, « un accident de notre histoire domestique » [10](p. 165). Malheureusement, de nombreuses personnes se contentent aujourd’hui de juger les contes de fées sur ce qu’en montrent un certain nombre d’adaptations infidèles et faites pour les enfants (Walt Disney, que Tolkien n’aimait pas est ici bien coupable). Il est aisé sur une telle base de qualifier les contes originaux d’infantilisants alors même qu’on ignore totalement leurs aspects plus sombres, voire effrayants. Tout ceci contribue certainement à faire perdurer les préjugés à l’endroit des contes de fées, désormais « relégués à la chambre d’enfants comme on relègue à la salle de jeux les meubles médiocres ou démodés, principalement du fait que les adultes n’en veulent pas et qu’il leur est égal qu’ils soient maltraités » (p. 165).

Tolkien développe au contraire pour sa part une conception du conte de fées comme art littéraire noble qu’on ne saurait réserver aux enfants. Cet art prend la forme d’une sous-création éclairant la réalité. L’auteur « fabrique un monde secondaire dans lequel l’esprit peut entrer. A l’intérieur, ce qu’il relate est “vrai” : cela s’accorde avec les lois de ce monde. L’on y croit tant que l’on se trouve, pour ainsi dire, dedans. Dès qu’intervient l’incrédulité, le charme est rompu ; la magie, ou plutôt l’art, a échoué. On est alors ressorti dans le monde primaire, et l’on regarde du dehors le petit monde secondaire avorté » (pp. 167-168). Tolkien – et l’influence de sa foi chrétienne transparaît ici nettement – insiste sur l’importance qu’il y a à distinguer la sous-création du conteur et la création à proprement parler. En effet, « nous créons dans cette mesure et à notre manière dérivée, parce que nous sommes créés, mais créés à l’image et à la ressemblance d’un Créateur » (p. 186). Cette différence est très importante : pour bâtir son monde secondaire, l’auteur dispose du formidable moyen du langage humain qui lui permet d’utiliser et de réorganiser à sa guise les matériaux du monde primaire. Mais donner à sa sous-création la « consistance interne de la réalité » (p. 177) afin d’obtenir la créance secondaire du public est un art extrêmement délicat qui nécessite travail, réflexion et talent de la part du conteur.

Le Professeur explicite également dans son essai une notion très importante, celle de Fantaisie, « mot qui embrassera en même temps l’art sous-créateur en soi et une qualité d’étrangeté et d’émerveillement dans l’expression, dérivée de l’image : qualité essentielle du conte de fées » (pp. 177-178). La Fantaisie est selon lui une « activité humaine naturelle » (p. 185). Il reconnaît toutefois qu’elle semble souvent à certains « suspecte, sinon illégitime. A quelques uns elle a paru pour le moins une folie puérile, une chose faite seulement pour les peuples ou les personnes dans leur jeunesse » (p. 184). Tolkien répond avec force à cette critique, mais aussi à d’autres lui reprochant notamment sa déconnexion d’avec la réalité. Il explique ainsi qu’au contraire, « la fantaisie créatrice est fondée sur la dure reconnaissance du fait que les choses sont telles dans le monde qu’elles paraissent sous le soleil ; une reconnaissance du fait, mais non un esclavage à son égard » (p. 185).

Le conte de fées doit enfin pouvoir offrir au lecteur trois éléments essentiels : le recouvrement, l’évasion et la consolation. Le recouvrement permet de mieux apprécier le monde réel, quand « les choses clairement vues [se voient] débarrassées de la grise buée de la banalité ou de la familiarité » (pp. 188-189). L’évasion doit être considérée de façon positive pour Tolkien ; elle ne signifie d’ailleurs nullement que ce que nous donne à lire le conteur est « faux » ou sans intérêt. De même, « la qualité particulière de la “joie” dans la Fantaisie réussie peut [.] s’expliquer comme étant un aperçu soudain de la réalité ou de la vérité sous-jacente » (p. 201). De part ces qualités, le conte s’adresse à tout lecteur, qu’il soit enfant ou adulte : « C’est la marque d’un bon conte de fées [.] que quelques extravagants que soient ses évènements, quelques fantaisistes ou terribles ses aventures, il peut donner à l’enfant ou à l’homme qui l’entend, quand le “tournant” vient, un frisson, un battement et une élévation du cour proches (ou même accompagnés) des larmes, aussi aigus que ceux que peut donner aucune forme de l’art littéraire et doués d’une qualité particulière » (p. 199).

La notion d’auteur pour enfants ne doit donc pas nécessairement être envisagée sous un jour négatif, l’oeuvre pouvant accompagner dans sa vie le lecteur et vieillir avec lui au fur et à mesure qu’il en perçoit les différents niveaux de lectures. Dans son essai sur les contes de fées, Tolkien nous dit d’ailleurs que « les enfants sont faits pour grandir et non pour devenir des Peter Pan » (p. 175). Or, ils peuvent justement grandir en ayant accès à des oeuvres littéraires à part entière [11]. C’est pourquoi il n’est pas souhaitable d’avoir une vision péjorative du travail d’un auteur sous prétexte que des enfants peuvent le lire. Des auteurs comme Jules Verne, Dumas, La Fontaine ou Dickens, qui se lisent jeunes doivent-ils pour autant être exclus de notre patrimoine littéraire ? Les thèmes et figures évoqués par ces auteurs sont-ils spécifiquement adressés aux enfants ? Il suffit d’évoquer ici la figure de révolté de Nemo dans Vingt Mille Lieues Sous Les Mers, la mort atroce de Milady dans Les Trois Mousquetaires, Monte Cristo en ange vengeur dans Le Comte de Monte Cristo, La Fontaine remettant Esope et les fables au goût du jour, ou encore la lutte permanente qui est le sort de David Copperfield et d’Oliver Twist dans les romans éponymes de Dickens pour se convaincre du contraire.

La vraie question n’est finalement pas de savoir si Tolkien est ou non un auteur pour enfants mais celle de l’accessibilité de ses livres aux enfants. Disons qu’en règle générale Bilbo peut sans doute être lu par des enfants aux alentours de neuf ou dix ans et le Seigneur des Anneaux par des adolescents que la lecture d’un « gros » roman au style parfois difficile ne rebute pas trop. Le Silmarillion est sans doute d’un accès moins aisé aux plus jeunes mais cela dépend avant tout du goût et de la sensibilité de chacun [12]. Il faut par ailleurs noter que, quelque soit le livre, la difficulté de la lecture peut également représenter une motivation, un charme supplémentaire et non nécessairement un handicap (mais cela concerne tout autant certains adultes que les enfants).

Il est important de ne pas juger Tolkien sur le fait que bon nombre d’auteurs s’étant inspirés de son univers ou, plus globalement, travaillant dans le domaine de la fantasy ont produit des oeuvres médiocres ou infantilisantes. Comme toute oeuvre littéraire qui se respecte, celle de Tolkien peut être abordée à différents niveaux. Les plus jeunes pourront peut-être dans un premier temps se contenter d’apprécier une belle histoire bien écrite – mais n’est-ce pas déjà essentiel ? – tandis que des lecteurs plus avancés en âge et en expérience pourront rêver, réfléchir, apprendre, chacun pouvant trouver matière à combler son appétit de lecture en fonction de ses capacités, ou tout simplement de ses envies. Car si tout le monde peut bel et bien trouver son compte dans les récits du Professeur Tolkien, la seule condition réellement indispensable à tout lecteur pour qu’opère pleinement la créance secondaire est de se laisser emporter de son plein gré en Faërie.

 

Laurent Femenias (alias Finrod), juin 2002
(et un grand merci à Semprini pour les conseils, nombreux et avisés, qu’il a bien voulu m’apporter lors de la rédaction de cet article).

Notes

1. Cf. notamment la célèbre critique d’Edmund Wilson, « Oo, Those awful orcs ! », parue dans The Nation en 1956.
2. H. Carpenter, J. R. R. Tolkien : Une biographie, trad.fr. par P. Alien, Paris Pocket, 1992, pp. 199-200.
3. Ibid.
4. Pour une explication par Tolkien de son goût pour les langues inventées, voir son essai « A secret vice », publié dans The Monsters and the Critics and other essays.
5. Voir notamment le poème « Mythopoia », publié dans le recueil Tree and Leaf.
6. Humphrey Carpenter a édité une partie de la correspondance du Professeur sous le titre The Letters of J.R.R. Tolkien. C’est de cet ouvrage que sont tirés les extraits de lettres citées dans ce texte.
7. Cf. l’avant-propos à la seconde édition anglaise du Seigneur des Anneaux en 1966 (traduit en français et publié par Vincent Ferré dans Tolkien : sur les Rivages de la Terre du Milieu, Paris, Christian Bourgois éditeur, 2001, p. 311).
8. On peut notamment se référer à l’excellent ouvrage de Vincent Ferré intitulé Tolkien : sur les Rivages de la Terre du Milieu (cf. note 7).
9. Publié en français dans le recueil Faërie, chez Chirstian Bourgois éditeur.
10. Cette citation et les suivantes sont tirées de l’essai « Du conte de fées », publié dans Faërie, trad. fr. par F. Ledoux, Paris, Pocket, 1992.
11. Et c’est bien ce que sont les récits du Professeur Tolkien, du Seigneur des Anneaux au Silmarillion, en passant par des contes moins connus mais tout aussi passionnants tels Smith de Grand Wootton ou Feuille de Niggle.
12. Ces indications d’âge nous ont semblé raisonnables, mais elles ne sont évidemment pas des règles absolues : on peut très bien envisager que des enfants plus jeunes lisent (ou se fassent lire) des livres de Tolkien.