L’article est à paraître dans la revue du LAPRIL : Eidôlon n°66, (Actes du colloque Frontières et Seuils , mars 2003), Bordeaux 3, 2004. Il est publié en ligne sur JRRVF avec l’aimable autorisation de G. Peylet, directeur du LAPRIL.
On pourra se référer aux documents suivants :
1. Carte des terres arthuriennes. P. et F. PLET.
2. et 3. © Département des Manuscrits de la BnF [gallica.bnf.fr]
4. La Devise des armes des chevaliers de la Table Ronde ( Benoist Rigaud, Lyon, 1590) © Phénix édition, 2000. (Réimpression en fac-similé à la demande [librissimo.com]).
5. et 6. Cartes retouchées d’après Tolkien, Le Seigneur des Anneaux, op.cit., t.1, p.34-36 et 546. © Christian Bourgois éditeur, 1972. P. et F. PLET.
De nos jours, le mot marche a quasiment disparu du champ sémantique de la frontière. Il faut d’ailleurs associer les deux mots marche-frontière, pour éviter la confusion avec ses homonymes plus courants, marche (à pied), marches (d’un escalier). La toponymie, certes, garde trace du mot, comme en témoignent quelques régions, et les innombrables villages de La Marche, Lamarque,… mais le nom commun n’est plus guère employé que par les historiens.
Sauf toutefois dans quelques domaines fortement imprégnés d’imaginaire, où le mot reste bien vivant, et même, pour certains, quotidiennement utilisé : sur le territoire de l’ancienne province de la Marche, et dans le petit monde de l’heroïc fantasy (roman, bandes dessinées, cinéma, jeux de rôle, …) de type « Donjons et Dragons », d’inspiration médiévale (med-fan). Quel trajet le mot a-t-il suivi, jusqu’à nos modernes paladins que sont les rôlistes ? La filière historique doit certes être rappelée, mais elle ne suffit pas à expliquer les nuances qu’ont prises les marches dans l’imaginaire. Nous nous tournerons donc vers la littérature médiévale puis moderne.
LES MARCHES, HISTOIRE ET GÉOGRAPHIE
D’origine germanique, *marka, ‘frontière’ (Mark, en allemand) est attesté au VIIIe siècle sous une forme latinisée, marcha, marca. À partir du siècle suivant, ce nom est donné aux territoires récemment conquis et constituant une sorte de halo militarisé autour de l’Empire carolingien. Le commandement en est confié à des hommes de confiance, dont le pouvoir à la fois civil et militaire jouit d’une certaine indépendance, pour réagir rapidement aux attaques ennemies. Ils portent le titre de mark-grave (d’où margrave en territoire germanique), de dux (duc) ou de marcchio (qui donnera marchis, avec le suffixe -is, ‘gouverneur d’une marche’, puis marquis au XIIIe siècle, titre de noblesse d’après l’italien marchese).
L’espace de la marche s’étend du château (celui d’Olivier de la Marche, chroniqueur du XVe siècle, en Bourgogne) ou du village (Mark, La Marche, Lamarque…), à toute une région, c omme l’ancienne province de la Marche. L’Espagne d’avant la reconquête est même considérée comme une marche-frontière entre Islam et Chrétienté. Car les zones concernées se comptent dans les régions les plus variées, selon l’époque et selon l’ennemi. Quelques exemples : Marche-en-Famenne, commune de Belgique ; région des Marches en Italie ; Marche de Lorraine à l’Est, Marche de Bretagne à l’Ouest…
R. CINTRE souligne le « caractère tout à fait singulier des régions de marches au Moyen Âge : un statut juridique complexe, un enchevêtrement de droits et de coutumes, une extrême vivacité des échanges à tous les niveaux de la vie quotidienne, l’interpénétration des influences artistiques… mais aussi le choc particulièrement brutal d’une multitude d’intérêts contradictoires » [1] . Bref, le mot convient à l’aspect militaire et mouvant des frontières médiévales (et même largement au-delà ) [2] . Voilà pour l’aspect historique. Mais quel emploi la littérature médiévale fait-elle du terme ?
LES MARCHES DANS LA LITTÉRATURE MÉDIÉVALE [3]
Le corpus est évidemment démesuré pour prétendre à une enquête exhaustive. En nous limitant à deux genres majeurs : la chanson de geste et le roman arthurien, et en rappelant les observations d’un historien sur les Chroniques de Froissart, nous aurons néanmoins une idée de ce que sont les marches littéraires.
Chanson de geste
Dans le genre épique, procédons encore une fois par ponction : deux textes fondamentaux donnent une idée de l’emploi des mots marche-marquis : La Chanson de Roland (fin XIe siècle) et Le Charroi de Nîmes, la plus ancienne chanson du cycle de Guillaume d’Orange (XIIe siècle).
Roland, préfet de la Marche de Bretagne (Britannici limitis praefectus), est mort à Roncevaux le 15 août 778 : telles sont les seules données (peut-être) historiques que donne Eginhard dans sa Vita Karoli (830). Dans la chanson de geste, sans que la marche concernée soit précisée, le titre de marchis lui est attribué (v.630, 2031), mais aussi celui de comte. Plus qu’une place précise dans la hiérarchie aristocratique, les titres de comte, duc, marquis, plus ou moins interchangeables, indiquent alors des responsabilités militaires. Comme adjectif, une occurrence du mot à propos de Charlemagne permet d’en élargir le sens : avec sa belle allure et sa barbe blanche, selon un Sarazin, l’empereur « a vraiment l’air marchis » (v.3502) [4] , c’est-à-dire ‘l’air d’un homme de valeur, d’un valeureux guerrier’. Il est alors synonyme de baron (v.3172). Il n’est donc pas sûr que Roland ainsi désigné soit réductible au statut d’homme des marches, rejoignant ainsi l’origine de son nom : Hruonand (nand : ‘hardi’) ; « la mention du ‘territoire’, land, est une sorte de diversion dans le sens, par l’effet d’un accident phonétique. Première étape d’un travail signifiant dans l’anthroponyme ; à la gloire s’attache désormais non une qualité guerrière, mais la possession d’une terre », glissement qui s’opère aux IX-XIè siècles (R. Laffont, La Geste de Roland. L’épopée de la frontière [5] ).
Quant au mot marche, on en compte huit sur les 4 000 vers de la chanson : conformément au sens historique, c’est d’abord le territoire militairement sensible où se déplace la ligne de front. Ainsi les Sarrasins acclament-ils leur champion Baligan : « Celui-là doit bien protéger les marches » (v.3168). Ces zones basculent d’un camp à l’autre au gré des alliances politiques : un roi païen promet de se convertir et de placer ses marches sous l’autorité suzeraine de Charlemagne (v.190). Mais dans la bouche de ce dernier, le mot, assorti d’un possessif de première personne, prend un sens élargi : ma marche (v.275), la nostre marche (v.374), ou, au pluriel : mes marches (v.3716) — de confins du royaume, les marches perçues comme englobantes deviennent métonymiquement ‘mon pays, mon empire’. Enfin, dans un sens restreint cette fois, une marche désigne le lieu précis de l’affrontement entre chrétiens et païens, localisé dans les portz (‘cols’) des Pyrénées : Charlemagne regrette d’avoir laissé son neveu aux ports d’Espagne (v.824), en une estrange marche (v.839) — ‘marche étrangère’ ou ‘dangereuse’, porte étroite qui laisse filtrer les offensives ennemies. Par la même « porte », on ira châtier l’étranger après le désastre de Roncevaux ; mais malgrèces va-et-vient, elle reste un lieu périlleux d’accès :
[Les Français] passent les monts et les plus hautes roches,
Les gouffres, les défilés angoissants.
Ils sortent des ports et de la terre déserte,
Ils sont allés dans la marche, vers l’Espagne. (v.3125-3128).
L’association des mots port et marche, que nous soulignons, est suffisamment caractéristique de la chanson de geste pour se retrouver parodiée dans le Roman de Renart :
Si le seigneur Renart passe les porz
Et qu’Isengrin le trouve en sa marche,
Sachez qu’il lui fera grand tort [6] .
Toujours est-il que les frontières naturelles que sont les montagnes appellent l’établissement de marches dans leur relief escarpé, comme la marche du val de Runers (v.2209) ou le Val Marchis (v.3208), non identifiés par ailleurs, mais au nom suffisamment suggestif.
Dans Le Charroi de Nîmes [7] , comme dans la Chanson de Roland, les titres de comte (plus fréquent) et celui de marquis sont interchangeables, encore ce dernier soit affecté aux surnoms de Guillaume : « le marquis au fier (‘terrible’) visage » (v.399) et surtout « le marquis au court nez » (v.5). Dans l’expression « Guillaume le marquis » (v.819), encore une fois, on ne peut trancher si le mot est un titre ou un qualificatif équivalent à « Guillaume le vaillant » (v.608) ou « Guillaume le ber (le ‘baron’) » (v.60), toutes expressions de sens voisin.
Quant aux quatre occurrences de marche, elles peuvent paraître bien secondaires parmi les 1 500 vers de la chanson. Mais trois figurent dans un très beau passage [8] : Guillaume, offensé que son roi l’ait oublié dans la distribution des terres, refuse toute réparation. Il gagnera lui-même ses fiefs en les conquérant sur les terre sarrasines. Debout sur la table, généreux, lui, il promet « châteaux et marches, donjons et forteresses » (v.412, 646, 655) aux povres bacheliers — ceux qui n’ont pas les moyens d’être adoubés chevaliers.
Au total, la polysémie du terme ressort : autour du noyau que constitue l’origine historique des marches, toujours actualisable dans le contexte géopolitique de la chanson de geste, une double tendance se constate : soit le sens du mot se dilue par métonymie, pour désigner un royaume, une région, un fief, sans que la dimension conflictuelle ou militaire intervienne. Soit il conserve un aspect guerrier marqué : lieu stratégique et périlleux, bref, lieu dramatisé par la proximité du danger (l’estrange marche des cols pyrénéens) ; ou bien lieu enthousiasmant, lieu de conquête et de désir, bref, lieu magnifié par l’éloignement (les marches sarrasines, terres à prendre). Dans ces deux dernier cas, les marches sont le lieu de l’héroïsme.
ROMAN ARTHURIEN
De son côté, le roman arthurien est détaché des données historiques de la geste. Sa géographie est certes ancrée sur le territoire britannique réel, mais imprégnée d’une liberté d’imagination sans commune mesure avec la géographie épique.
Chez Chrétien de Troyes au XIIe siècle, on ne trouve pas de Marche dans l’onomastique, et quasiment aucune occurrence comme nom commun [9] . Mais dans la prose, à partir du XIIIe siècle, le mot se développe comme nom propre : l’index de WEST [10] donne une vingtaine de lieux, souvent employés comme surnom géographique d’un personnage : le roi des Marches (de Galonne), le roi d’Outre les Marches (de Galonne), le damsel des Marches des Isles… Les romans en prose, qui multiplient lieux et personnages, accèdent ainsi aux marches. Mais à y regarder de près, ce ne sont pas les marches de la chanson de geste.
Le Lancelot en prose, le premier grand roman en prose au début du XIIIe siècle, est aussi le premier à propager le mot dans l’univers arthurien [Voir carte, doc. 1]. Une marche y est une zone contiguë à deux contrées, sans conflit nécessaire : par exemple, Gazevilte est un château en la marche de Norgales et des Fran