L’art ludique s’affiche partout aujourd’hui, et déploie une iconographie moderne portée par l’industrie du cinéma ou des jeux vidéos. En plus d’une reconnaissance populaire, il pénètre aussi dans les expositions ou les musées[1]. L’art ludique n’est qu’une manifestation d’un phénomène plus large, l’extension de la sphère du ludique dont la fantasy s’est révélé être un réservoir de ressources thématiques pour de multiples projets et des publics variés [Brougère 2008]. Ainsi la fantasy se déploie à travers une multitude de supports ludiques : jeu de rôles sur table ou grandeur nature,  jeu de cartes, jeu de cartes à collectionner, jeu de dés, jeu de plateau, jeu de figurines, ou encore jeu vidéo.

Pour tracer les frontières de la fantasy ludique nous pourrions citer les univers phares de ce domaine : Dungeons et Dragons, Magic : l’Assemblée, Warcraft ou Warhammer et reconnaître l’apport de chacun d’eux, mais nous sommes obligés d’admettre que tout a démarré avec le professeur J.R.R. Tolkien et son « flair pour les elfes », lui qui a « étudié les trolls et les dragons sur le terrain »[2].

L’objet de cet article est d’explorer les liens qui existent entre l’œuvre de Tolkien et ses héritiers qui produisent de la fantasy ludique. Pour cela nous allons étudier sa présence dans Dragon Magazine, un magazine francophone dédié aux mondes imaginaires, qui parut dans la décennie 1990-2000. Cette période fut une période de transition, avec un essor simultané des jeux de rôles et de l’informatique, constituant une culture de marge qui allait devenir une décennie plus tard le fondement d’un divertissement de masse.

L’histoire de Dragon Magazine

Dragon Magazine (DM) est un bimestriel francophone qui parut entre 1991 et 2000, et qui eut une histoire éditoriale mouvementée[3]. En 1991, Fabrice Sarelli, le patron d’Hexagonal (société française d’édition de jeux), propose une version francophone du DM américain (qui existe depuis 1977). Le Dragon français apparaît sur les étals en juillet 1991, et est publié jusqu’en décembre 1998. Fin 1998, le contrat qui lie TSR à Hexagonal expire, et n’est pas renouvelé, suite au rachat de la société TSR par Wizards of The Coast. Le nouveau magazine est alors renommé Imagine, mais, à cause d’une antériorité de dépôt de nom par la maison d’édition Flammarion, il sera renommé MultiMondes (MM). Le magazine paraît ensuite de février 1999 à mai 2000, avant de s’arrêter définitivement.

Le magazine, qui comporte 100 pages et est vendu 35 francs à l’époque, est organisé en deux parties. La première partie, en couleurs, richement illustrée[4], se veut l’encyclopédie des mondes imaginaires et produit donc régulièrement des index pour les articles déjà parus [DM28.p91-94,  DM40.p93-96, MM7.p97-98]. Cette partie, qui s’adresse au plus grand nombre des lecteurs, aborde des thèmes ou des univers de la fantasy et de la science-fiction, mais aussi des histoires extraordinaires du monde réel (par exemple l’odyssée de Shackleton sur le bateau Endurance [DM5 p14-17]). La ligne éditoriale est ainsi définie : « Dans Dragon, nous tentons de vous apporter ce que vous ne trouvez pas ailleurs. Notre magazine parle des univers imaginaires sur un ton journalistique, comme si ces mondes existaient vraiment, et cette démarche nous est propre » [DM30 p97]. Souvent, il s’agit de traductions du magazine éponyme anglophone. Les articles sont généralement longs, avec une certaine sophistication littéraire : variations de ton, de style et de point de vue. Ces variations sont mises en valeur par des changements de mise en page ou de typographie. Cependant le côté magazine reste bien présent avec un texte morcelé dans les légendes des illustrations, de nombreux encadrés et des bibliographies (qui sont aussi souvent des ludographies).

Une deuxième partie, en noir et blanc, qui se veut un « cahier technique », s’adresse en priorité aux pratiquants de jeux de rôles. Elle offre des scénarios, des règles de jeux ou des aperçus des futures sorties et se rapproche de ses concurrents de la même époque (Casus Belli, Backstab, etc). Un système de renvois crée des passerelles entre les deux parties, disjointes dans la forme et le fond.

L’Œuvre de J.R.R. Tolkien dans Dragon Magazine

Au cours du temps, l’œuvre de Tolkien a fait l’objet de plusieurs dossiers spéciaux d’une dizaine de pages. Elle a aussi bénéficié d’une présence constante et régulière grâce à des entrefilets, des rappels bibliographiques ou des citations. Dragon Magazine étant édité par Hexagonal, il est logique de voir que Tolkien a été cité régulièrement via les publicités du Jeu de Rôle des Terres du Milieu (JRTM) et de ses suppléments (une à deux pages de publicité par numéro). À partir de la mi 1997, une importante couverture publi-rédactionnelle est mise en place pour soutenir le jeu de cartes à collectionner Le Seigneur des anneaux : les sorciers, qui aura cependant du mal à s’imposer et sera arrêté en 1999.

Dans la partie couleurs du magazine l’iconographie tolkienienne est riche et abondante, et provient essentiellement des jeux JRTM ou du jeu de cartes. De nombreux dessins sont donc signés du regretté Angus MacBride, qui est connu pour son travail sur JRTM. On retrouve les incontournables Ted Nasmith et John Howe, celui-ci étant maintenant connu et reconnu grâce à son travail sur les films de Peter Jackson (son compère Alan Lee reste absent du magazine). On peut citer aussi la présence des illustrateurs Kevin Ward, Rob Alexander, Jeffrey Reitz, Audrey Corman, Robin Wood, Brian Snoddy, Donato Giancola, Stephen Hickman, Susan Van Camp, Nicholas Gainschigg ou les frères Hildebrandt.

Figure 1. Nombre de pages consacrées à Tolkien en fonction du temps et par sujet, sur un total de 100 pages par numéro.

Plusieurs dossiers spéciaux ont été publiés au cours du temps (pics rouges) : pour le centenaire de la naissance de Tolkien [DM9] (avec une année de retard puisque le centenaire est fêté en 1993), sur les elfes [DM21], pour la sortie de la seconde édition de JRTM [DM27] (la première édition datait de 1986), sur les anneaux du pouvoir [DM33], et sur la magie des Terres du Milieu [MM2]. Remarquons que DM3 propose une critique du jeu vidéo Lord of the Rings volume 1 édité par Interplay et distribué par Electronic Arts, et une critique de la bande dessinée du Hobbit de David Wenzel et Charles Dixon (pic magenta de 1992). Le film d’animation de Ralph Bakshi a été critiqué dans DM45.

Un Essai sur les liens entre Tolkien et la Fantasy Ludique

La place accordée à l’œuvre de Tolkien dans Dragon Magazine appelle un certain nombre de réflexions concernant les liens qui existent entre Tolkien et la fantasy ludique.

L’œuvre de Tolkien est dans une position ambivalente : elle est à la fois une référence, celle que tout bon lecteur de Dragon Magazine connaît, mais aussi un univers parmi d’autres, sans cesse accolé à d’autres univers de fantasy. Par un curieux retournement, l’univers de Tolkien fait plutôt grise mine face à ses concurrents, qui proposent des contrastes puissants, des bestiaires bigarrés, voire une inflation cosmique extravagante avec la multiplication des « plans » d’existence – ainsi le « multivers » est un concept central dans les jeux Planescape ou Magic : L’Assemblée. De ce point de vue, l’univers de Tolkien apparaît peu original, donc peu attrayant, d’autant que le jeu de rôle qui lui est consacré (JRTM) est considéré comme difficile à cause de règles complexes car issues du système de jeu Rolemaster, système très porté sur la simulation.
Les autres univers souffrent la comparaison symbolique avec leur maître étalon, qui apparaît d’abord comme un roman, format littéraire noble. L’entreprise de novélisation apparaît ainsi comme une recherche de légitimité en effectuant le chemin inverse, des jeux vers les livres (ou du ludique vers la littérature comme tente de le faire Dragon Magazine). Un exemple est donné par Lancedragon, un univers de Dungeons & Dragons, dont le cycle romanesque principal a été écrit par des auteurs de fantasy renommés, Margaret Weis et Tracy Hickman.
Les romans (en tant que novélisations) et les films (en tant qu’adaptations) peuvent être considérés comme « ludiques », en ce sens qu’ils reprennent ou reproduisent des séquences issus de supports véritablement ludiques (en plus de participer à une logique de gamme de produits et d’être des « suppléments »). Ainsi, un roman n’est rien d’autre qu’une partie de jeu de rôle particulièrement réussie. De même, on ne peut distinguer la cinématique d’un jeu vidéo d’un court métrage d’animation. Cette logique de reproduction est particulièrement visible dans le dernier volet du film le Hobbit de P.Jackson : les armées s’entrechoquent comme pourraient le faire des figurines de Warhammer sur un tapis de jeu. Le lecteur-joueur pénètre un réseau de médias qui se répondent les uns aux autres et découvre ainsi la « porosité médiatique de la culture de masse » [Brougère 2008]. La dimension ludique existe aussi dans l’exploration de ce réseau et la reconstitution d’un puzzle de significations. L’œuvre de Tolkien elle-même, à travers des cartes, des glossaires, des appendices qu’il faut assembler ou des fragments de textes dont il faudrait combler les lacunes, semble répondre à une logique de gamme de produits.

L’univers de Tolkien apparaît majoritairement comme une simple licence, c’est-à-dire un univers déclinable sur de multiples supports ludiques. L’intérêt d’une licence est de faire porter « sur tel objet plutôt que tel autre une décision d’achat déjà prise » et de distinguer un produit de la masse de ses concurrents [Brougère 2008]. Une licence permet aussi de communiquer facilement sur et autour d’un produit, et il fidélise certains joueurs (des acheteurs compulsifs qui peuvent être étiquetés comme des fans ou des collectionneurs). L’injonction irrationnelle « si vous aimez l’univers, alors vous aimerez ce jeu » apparaît en filigrane.
L’univers de Tolkien (essentiellement connu à travers Le Seigneur des Anneaux) est régulièrement évoqué à partir de ses aspects les plus visibles (les elfes, la magie, Aragorn, Gandalf, les hobbits, etc). On peut donc dire que le lectorat n’est pas censé avoir une connaissance pointue de l’œuvre de Tolkien, ce qui suggère qu’elle est ici un signe de ralliement, qui serait au fondement d’une culture ludique. C’est la définition de la culture d’une communauté, d’avoir les mêmes références implicites, qui ne sont jamais présentées ni discutées. Un elfe est donc un elfe, même si l’on ne sait pas s’il a les oreilles pointues ou s’il peut avoir la peau noire. De même, lorsque s’ouvre « l’année de l’orque » en 1998, Tolkien n’est jamais explicitement cité alors que c’est bien Tolkien qui a imposé la figure de l’orque telle que nous la connaissons . Cette connaissance imparfaite est aussi le signe qu’il existe un « univers circulant, celui qui est connu de tous ceux qui n’ont pas lu les romans », univers généré par la « circulation sur de multiples supports qui vont procéder à une reproduction interprétative, à des transformations » [Brougère 2008 p.17]. En arrière plan, Dungeons et Dragons exerce une présence diffuse mais large, « comme une sorte de filtre simplificateur des références tolkieniennes, à même de populariser l’imaginaire de la Terre du Milieu » [Brougère 2008 p51]. Tolkien reste un passeur, car il utilise un patrimoine existant. « Le roman, dans cette logique de la circulation, peut être considéré comme une origine toute relative, qui met en circulation des éléments préexistants » [Brougère 2008 p16]. Tolkien peut donc être considéré comme « un chaînon essentiel dans une production culturelle qui n’a pas commencé avec lui ».
Pour conclure, en balayant un grand nombre de thématiques, Dragon Magazine a atteint son objectif encyclopédique, et a renforcé les interconnections d’une culture ludique vaste dont J.R.R.Tolkien serait un pilier. Cependant l’effort de synthèse nécessaire, et la recherche d’une sophistication littéraire se sont fait au détriment d’un vrai approfondissement. Ainsi le survol d’un grand  nombre de sujets a entraîné une certaine redondance pour un public de lecteurs déjà bien aguerris, c’est-à-dire de lecteurs déjà habitués au processus de glissement, circulation et adaptation d’un support à un autre. Cela pourrait expliquer le déclin du magazine, bousculé de plus par un jeune internet en pleine période de croissance.

Quelques textes

Voici quelques textes intéressants parus dans Dragon Magazine et qui évoquent certains aspects de l’œuvre de Tolkien.

[DM0  p54-56] Fëanor le maudit de Alexis Lang. Cet article, publié dans le numéro 0, évoque les Elfes « Noirs » du Légendaire et retrace les trajectoires de Fëanor et d’Eöl dans le Silmarillion. Le texte a fait l’objet d’une critique de Edouard Klozcko parue quelques mois plus tard dans le courrier des lecteurs de DM4 p82.

[DM21 p6-9] Le peuple des Étoiles de Erich Martin. Cet article évoque les elfes dans l’œuvre de Tolkien (incluant le Silmarillion). Un encadré évoque la question de la forme des oreilles des elfes et compare les elfes dans différents univers de la fantasy.

[DM27, p26-31] Gardien des années, gardien des ruines de Alain Bonet. Cet article brosse l’histoire de la Terre du Milieu au quatrième âge et aux âges suivants, jusqu’au septième (!). Le texte s’appuie sur une carte dessinée par Olivier Frot intitulée Le Cinquième Âge des Terres du Milieu. Les traits de côte évoquent l’Europe actuelle, et les toponymes bien connus de la Terre du Milieu ont été modifiés. Le texte est empreint de nostalgie, et reprend sous une nouvelle forme la thématique de la disparition progressive des elfes : les barbares remplacent les orques, et les hobbits disparaissent « par mariage au sein de l’humanité ».

[DM33 p12-17] Les Anneaux du Seigneur de Steve Edline. Cet article constitue une bonne synthèse sur les anneaux de pouvoir. De nombreuses et superbes illustrations accompagnent l’article (elles sont issues du jeu de cartes) : pas moins de treize anneaux sont représentés, ainsi que le portrait de huit nazguls !

[DM45 p38] Gandalf le Gri…ncheux de Alain Bonet. Dans ce texte humoristique, l’auteur remet en cause les pouvoirs supposés de Gandalf en dénonçant la passivité récurrente de celui-ci (par exemple, il reste assis à la bataille des Cinq Armées).

[MM2 p30-35] Les Artisans-Enchanteurs de Alain Bonet. Cet article synthétique décrit la plupart des objets magiques que l’on trouve en Terre du Milieu (du bélier Grond et ses sortilèges de ruine jusqu’aux boutons du vieux Touque). Il s’appuie notamment sur le Silmarillion en citant textuellement des passages.

[MM2 p38-41] Le destin des Silmarils de Véronique Marcoucet. Cet article évoque le voyage à travers l’espace du navire Eärendil, Vingilot. Chaque constellation évoque un épisode de l’histoire des Silmarils.

[MM2 p41] La magie dans les Terres du Milieu de Fabrice Marchand. Ce texte donne une explication de la magie qui est “assimilée soit à une volonté divine, soit à un remarquable savoir-faire alchimique”.

Bibliographie

[DM] Dragon magazine, dir. publ. Fabrice Sarelli, n°0 (juil./août 1991)-n°45 (déc. 1998/janv. 1999), Paris (8 Galerie Montmartre, 75002), Hexagonal 1991-1998, ISSN 1162-3039

[MM] MultiMondes, dir. publ. Fabrice Sarelli, n°1(févr.1999)-n°8(avr./mai 2000), Paris (8 galerie Montmartre, 75002) Hexagonal 1999-2000, ISSN 1625-6891

[Brougère 2008] La ronde des jeux et des jouets Harry, Pikachu, Superman et les autres, dir. Gilles Brougère éd. Autrement (2008)

  • Le dictionnaire Tolkien, CNRS éd., sous la direction de Vincent Ferré (2012), notice Jeux de rôles sur table et jeux de société (p.316-319)
  • Le Livre des jeux de rôle, Didier Guiserix, éd. Bornemann (1997), collection L’univers du jeu
  • Le jeu de rôles et la Terre du Milieu, Antoine Dauphragne, paru dans Tolkien Aujourd’hui, textes réunis par M.Devaux, V.Ferré et C.Ridoux éd. Presses universitaires de Valenciennes (2011) p.227-239
  • Critique du merveilleux et de la fantasy, Jacques Goimard, éd. Pocket, chapitre XI, Le jeu de rôles et la games fantasy (ou « ludic fantasy ») par J.Goimard et J.-C.Mallé, p.379-412
  • De Tolkien à Yu-Gi-Oh : la culture populaire , du livre aux cartes, Gilles Brougère, Communications n°77, p.167-181 (2005) [5]

Notes

[1] http://artludique.com/exposition.html
[2] Le Hobbit Annoté, annotations de D.A.Anderson, éd C.Bourgois p.32
[3] Mot du webmaster, avril 2019 : cette note renvoyait initialement vers le site hexagonal.net, désormais fermé…
[4] Les illustrations proviennent (entre autres) de la société TSR et d’une équipe de dessinateurs “maison” composée de Séverine Pineaux, Phil Castaza, Didier Graffet, Olivier Fraisier, Olivier Frot et John-Simon Loche.” [DM33 p97]
[5] Cet article est librement consultable à l’adresse suivante : http://www.persee.fr/web/revues/home/prescript/article/comm_0588-8018_2005_num_77_1_2268