Compte rendu de : Isabelle Smadja, Le Seigneur des Anneaux ou la tentation du mal, Presses Universitaires de France – PUF (Sociologie d’Aujourd’hui), 112 p. ; ISBN : 2130530508.

Entreprendre de rendre compte du livre Le Seigneur des Anneaux ou la tentation du mal est une gageure. Une gageure parce que l’on est bien en peine de trouver les mots qui pourront décrire cet ouvrage sans le dénigrer, tant les conclusions avancées par l’auteur, à savoir que Le Seigneur des Anneaux est un livre raciste et, en un sens, dangereux par la fascination pour le mal et la guerre qu’il promeut, sont absurdes. Et que l’on nous comprenne bien, ce ne sont que les conclusions que nous rebutons, non le fait de discuter des sujets abordés.

Il faut d’abord dire un mot de la méthodologie suivie par Isabelle Smadja, qui éclaire la nature de son essai. On s’étonne déjà qu’un auteur ayant publié un ouvrage sur Harry Potter à l’automne 2001, se livre au même exercice pour Le Seigneur des Anneaux fin 2002, car on pourrait difficilement trouver deux romans plus dissemblables. Mais on est surpris plus encore qu’Isabelle Smadja, qui prétend faire ouvre d’interprétation littéraire, n’ait, semble-t-il, pas lu Le Silmarillion, Les Contes et Légendes Inachevés, J R. R. Tolkien, une biographie par Carpenter, The Letters of J.R.R. Tolkien éditées par Carpenter, The History of Middle Earth et l’essai capital de Tolkien « Sur les contes de fées ». On n’en trouve nulle trace en bibliographie et tout laisse à supposer qu’Isabelle Smadja – ce qui souligne la piètre estime dans laquelle elle tenait Tolkien a priori – n’a pas souhaité lire ces textes qui sont pourtant autant d’éclairages sur Le Seigneur des Anneaux. Or, ses interrogations, notamment sur les orques, la nature de l’Anneau ou la destinée de l’humanité telle que Tolkien la concevait, trouvent une réponse ou un début de réponse dans ces ouvrages tolkieniens annexes. Rappelons que Tolkien lui-même envisageait Le Seigneur des Anneaux comme inséparable du Silmarillion, qui relate la genèse de la Terre du Milieu c’est-à-dire les événements qui précèdent la guerre de l’Anneau, et qu’il s’est battu cinq années durant pour qu’ils soient publiés ensemble. Dans l’histoire de la Terre du Milieu, Le Seigneur des Anneaux n’est que le dernier maillon. Que l’on veuille bien nous pardonner de considérer dans ces conditions que publier un essai d’interprétation littéraire sans prendre la peine de consulter les livres qui précèdent chronologiquement et conceptuellement une ouvre qui ne relate qu’une partie d’une seule et même histoire, relève d’une déontologie discutable. A-t-on jamais vu un critique publier un livre de Balzac en ne connaissant qu’un seul roman de la comédie humaine, ou parler du Comte de Monte Cristo en n’en ayant lu que le deuxième Tome ? Comment prétendre interpréter la pensée d’un auteur sans avoir pris la peine de consulter les lettres où il s’explique longuement ?

Tout semble s’être passé comme si Isabelle Smadja avait appliqué au Seigneur des Anneaux une grille de pensée préétablie, ne retenant que ce qui pouvait bien servir à sa démonstration. Elle avertit le lecteur dès la première page que Le Seigneur des Anneaux est un livre pour enfants, ce qu’il n’est pourtant pas, comme ceux qui l’ont lu le savent. Tôt dans le texte, elle souligne l’ambivalence qui lui semble être la marque du livre, tout en l’escamotant au profit de son argumentation dès le début de sa démonstration. Ainsi, pas une ligne du Seigneur des Anneaux tendant à contredire les assertions d’I. Smadja n’est citée, soit qu’elle ait décidé de ne pas fragiliser sa position, au détriment de la rigueur, soit qu’elle ne les ait pas vus dans sa hâte absurde à dénoncer Tolkien comme le propagateur d’une pensée guerrière.

Face ce réquisitoire contre Le Seigneur des Anneaux où l’avocat de la défense n’a pas la parole, nous voudrions revenir brièvement sur quelques-uns des points développés par Isabelle Smadja.

1. Isabelle Smadja défend l’idée selon laquelle Le Seigneur des Anneaux traite de la tentation du mal, pis, qu’il est une illustration de cette tentation. C’est un des principaux contresens de Smadja, et il est de taille. Car Tolkien, rejoignant en cela les conclusions de l’humanisme moderne, dénonce au contraire la tentation du Bien, celle qui veut que l’on cherche à atteindre le Bien à tout prix, fût-ce en y sacrifiant le présent et en usant des pires moyens, celle qui veut qu’au bout de cette route où tous les excès sont légitimés par le but à atteindre, on finisse par se renier. Comment Isabelle Smadja a-t-elle pu se méprendre à ce point ? Boromir veut utiliser l’Anneau pour défendre Minas Tirith, non pour faire le mal, il ne saisit pas que d’une pensée bonne peut naître un mal. Gandalf refuse d’user de l’Anneau, car lui sait que la volonté initiale de faire le bien ne suffit pas et qu’il faut se défier de la tentation de l’absolu, comme l’a appris l’histoire du xxe siècle. Tolkien le dit clairement dans une lettre (The Letters of J. R. R. Tolkien, éd. de H. Carpenter, Londres, HarperCollins, 1999, p. 332, lettre 246 à Mrs Eileen Elgar, septembre 1963) en précisant que Gandalf aurait été pire encore que Sauron s’il avait détenu l’Anneau Unique, de par sa volonté initiale d’imposer un Bien idéal et inaccessible. C’est la tentation du Bien que Tolkien dénonce, non celle du Mal. Hormis Sauron, nul ne veut l’Anneau pour le mal qu’il représente. Tous le désirent comme un moyen, non comme une fin. Non seulement I. Smadja se méprend sur se point, mais en outre, croyant que Le Seigneur des Anneaux est un récit cosmogonique, alors que c’est Le Silmarillion qui joue ce rôle dans le légendaire tolkienien, elle prétend trouver dans cette soit-disante tentation du mal le cour de l’ouvre, dans lequel tous les autres thèmes prennent leur racine. C’est une nouvelle erreur.

2. Oubliant que la corruption de Gollum est d’abord le fait de l’Anneau, Isabelle Smadja avance l’idée qu’il est un « homme d’en bas », recevant de Tolkien le mépris qu’un homme qui se croit de caste supérieure professe à l’égard de ceux qu’ils croient inférieurs. Elle s’appuie dans sa démonstration sur l’attitude d’Aragorn et de Sam envers Gollum, et réduit bien hâtivement les idées de Tolkien aux leurs. Ce faisant, elle néglige une notion essentielle en littérature, sa dimension polyphonique. Un auteur n’est jamais un personnage de roman unique, c’est au contraire l’ensemble des personnages d’un roman qui composent la personnalité de l’auteur. De même que l’on ne peut pas dire que Dostoïevski n’est nul autre que Smerdiakov le parricide, Ivan Karamazov l’athée, Raskolnikov l’assassin, Stavroguine le pédophile ou Kirilov le suicidé, de même on ne peut dire que Tolkien est Sam. Pourquoi donc Smadja n’a-t-elle pas tenté de savoir ce que Tolkien lui-même pensait de Gollum ? La compassion de Tolkien pour ce dernier transparaît dans deux magnifiques passages du Seigneur des Anneaux, le premier où Gandalf avertit Frodon de ne pas juger Gollum hâtivement et lui dit que tout être mérite la pitié, le second où Gollum apparaît pour ce qu’il est aux yeux de Tolkien, lorsqu’il regarde soudain les deux hobbits dans les marais des morts, un homme seul, vieux et triste, qui recherche la tendresse. Il faut lire et relire ce passage superbe, où le narrateur se fait soudain omniscient, comme une intrusion de Tolkien dans le récit, car ni Sam ni Frodon ne sont éveillés alors, brisant l’illusion recherchée du récit relaté par Frodon. Tolkien, dans cette même lettre à Mrs Eileen Elgar que nous citions, précise que ce moment où Gollum est sur le point de se racheter est à ses yeux le plus tragique du livre. Il condamne Sam en jugement, qui n’a pas su comprendre l’épreuve que Gollum traversait et qui est incapable d’éprouver pour la pauvre créature la même compassion qu’éprouve Frodon. Sans Sam, dit Tolkien, Smeagol l’aurait emporté sur Gollum. Isabelle Smadja aurait dû citer ce passage du Seigneur des Anneaux, elle aurait dû lire cette lettre. Qu’elle n’ait pas joint ces pièces à sa démonstration la rend caduque et révèle son parti pris. Qu’elle s’insurge ensuite que Sam ait été récompensé par la suite en devenant maire de la Comté révèle ce fait fondamental et stupéfiant : elle croit que Le Seigneur des Anneaux est pour Tolkien un conte pour enfants où les gentils, absolument bons, sont récompensés. Or, c’est loin d’être le cas, comme le montre le retour difficile de Frodo dans la Comté.

3. Un des plus virulents passages de l’essai d’Isabelle Smadja concerne les orques. Il ne fait pas de doute pour elle, bien qu’elle se donne l’apparence de juger de la question en toute impartialité, qu’ils révèlent le racisme de Tolkien. Là encore, son jugement est biaisé par le fait même qu’elle n’ait pas daigné lire Le Silmarillion et les autres textes se rapportant à la Terre du Milieu. Des détails précis que donne Tolkien sur les orques, elle s’autorise à dire que Tolkien les soustrait à la fiction en les investissant du réel et qu’ils doivent dès lors être perçus comme un pan entier de l’humanité voué aux gémonies. Elle en tire la conclusion que Le Seigneur des Anneaux porte en son sein une idéologie raciste. Là encore, elle démontre une absence réelle de compréhension du texte. Comme on l’a dit maintes fois, Le Seigneur des Anneaux est construit sur une accumulation de détails propres à susciter la créance secondaire et la croyance en un monde autre. A cet égard, toutes les pièces du puzzle doivent obéir au souci de « l’illusion de l’historicité », selon le mot de Tolkien, y compris les orques, qui n’ont une réalité qu’en tant que partie intégrante du légendaire tolkienien. Ils ne s’auraient s’affranchir de cet univers fictionnel. Ceci nous amène à un point essentiel : Comme indiqué dans notre chronique Tolkien et le racisme, à laquelle nous renvoyons, les orques sont un procédé littéraire, ce que Smadja dément. Ils ne font pourtant, comme l’Anneau Unique, que révéler, en les pressant de toutes parts, les contradictions qui habitent les héros tolkieniens et les combats qu’ils livrent en eux-mêmes. Les descriptions des orques comme des êtres hideux ne doivent pas tromper le lecteur à cet égard et sont autant d’effets fictifs propres au registre de l’épique. Si l’on veut chercher une illustration de ce que Tolkien pensait des rapports entre différentes races, c’est dans les rapports entre les membres de la Communauté de l’Anneau qu’il faudrait chercher. I. Smadja se garde bien en effet de parler de la tolérance et de l’amitié pour l’étranger dont Legolas l’Elfe et Gimli le Nain font mutuellement l’apprentissage. Elle se garde bien d’évoquer les doutes d’Eomer et de Boromir sur l’Elfe Galadriel, préjugés qui disparaîtront. Elle omet de signaler que pour le lecteur qui s’identifie aux Hobbits, le Seigneur des Anneaux lui souffle : « Voyage, découvre le monde, il s’y trouve des merveilles, n’ait crainte des gens différents de toi ». Smadja ne parle pas même des Druedains, les hommes des bois, qui jamais ne sont montrés en êtres inférieurs. C’est tout le contraire d’une idéologie raciste qui est à l’ouvre ici. Quant au fait que les numenoréens vivent plus longtemps que les hommes ordinaires cela relève de la fiction, non du monde réel. Or, I. Smadja, négligeant ces éléments essentiels, ne fait que se focaliser sur les orques. Pourtant, selon Le Silmarillion, les orques sont des elfes pervertis, déformés par Morgoth, dont Sauron n’était alors qu’un serviteur. Ils ne sont donc pas une race à part, Morgoth ne pouvant rien créer mais seulement corrompre. Tolkien reviendra sur l’origine des orques dans les Myths Transformed de Morgoth’s Ring (Home X), où on le voit bataillant avec le concept de leur possible immortalité. Ce qu’I. Smadja décèle comme des bribes d’humanité chez les orques, n’est pas autre chose que ces souvenirs de leur première forme. Il est bien dommage que soient ici convoqués C. Levi-Strauss et P. Ricour  pour une aussi regrettable démonstration. En 1938, à l’heure où Drieu La Rochelle et un certain nombre d’écrivains français faisaient une tournée triomphale en Allemagne nazie, Tolkien a condamné le racisme biologique nazi dans une lettre adressée à un éditeur allemand qui se proposait de publier Bilbo le Hobbit (The Letters, lettre 30 à Rütten & Loening Verlag, le 25 juillet 1938)En 1959, Tolkien, dans son discours d’adieu à Oxford, a publiquement condamné l’Apartheid (« I have the hatred of apartheid in my bones »). De telles prises de position à l’époque n’étaient pas aussi fréquentes qu’on pourrait le croire. Remarquons enfin que les référents littéraires qu’utilise I. Smadja, les mythes grecs et les contes pour les enfants, ne sont pas les plus pertinents. Il lui manque pour comprendre le livre une clef particulière, la compréhension de son origine littéraire. Smadja ne voit pas que les textes où Tolkien a puisé son inspiration sont le Kalevala, qu’il aimait tant, et les Eddas, bref, la mythologie finnoise et nordique, non la mythologie grecque. C’est notamment à l’aune du registre épique au moyen âge et de certains thèmes chrétiens qu’elle aurait dû analyser Le Seigneur des Anneaux car c’est la frontière qu’il trace entre la littérature et la mythologie qui fait sa singularité et sa valeur.

4. Le Seigneur des Anneaux, avance encore Isabelle Smadja, illustre une fascination pour la mort. Or, le sujet principal du livre a dit Tolkien dans une lettre célèbre (The Letters, p. 262, lettre 203, du 11 septembre 1957, à Christopher & Faith Tolkien) est, notamment, « le désir d’immortalité ». C’est donc en réalité la recherche de l’abolition du temps, l’Anneau unique conférant l’immortalité, l’obsession de la conservation des choses telles qu’elles existent qu’interroge Tolkien, non la mort proprement dite. Les Trois Anneaux des Elfes qui retiennent l’écoulement du temps – il est d’ailleurs symptomatique que l’îlot temporel que constitue la Lórien ne soit jamais convoqué par I. Smadja – sont en un sens un reflet de ce que la littérature réalise dans son principe en arrachant le lecteur au monde secondaire et en abolissant le temps durant la lecture. Cette recherche de la permanence, cette ancre jetée face à la fuite du temps est un des sujets clefs de la littérature des années 1920-1930, que ce soit chez Thomas Mann, Proust, Broch, Faulkner ou Tolkien. Pourquoi I. Smadja n’a-t-elle pas interrogé ce lien ? La polyphonie propre au roman trouve ici une autre illustration dans Le Seigneur des Anneaux. Si Dénethor, devenu fou, ne voit que la mort comme unique remède, ce que Tolkien condamne clairement, d’autres, comme Aragorn, lui cèdent avec le courage des stoïciens mais sans jamais la désirer. Le désir dans Le Seigneur des Anneaux est celui d’immortalité. Isabelle Smadja avance aussi l’idée selon laquelle Tolkien propage une idéologie guerrière. Non seulement cela contredit la trame même du roman puisqu’il narre l’histoire de la destruction de l’arme suprême dont les peuples libres de la Terre du Milieu refusent de se servir, non seulement il est ironique qu’un livre embrassé par les hippies pacifistes des années 60 soit qualifié de « guerrier » (I. Smadja fait une étrange impasse sur cet impact sociologique si commmenté), mais, en outre, et surtout, cela contredit un point essentiel du Seigneur des Anneaux, le refus du pouvoir, car c’est le pouvoir qui appelle la guerre. Les membres de la Communauté font croire à Sauron à une guerre totale, entreprise de diversion, alors qu’ils ont fait le choix du refus de la guerre en envoyant Frodon détruire l’Anneau. De sa conclusion que Le Seigneur des Anneaux révèle une fascination pour la mort et la guerre, I. Smadja tire en outre la généralisation absurde et déplaisante que les lecteurs du livre sont avant tout des joueurs de rôle éprouvant une attirance malsaine pour le morbide et la mort. En proposant l’idée que la résurgence du succès littéraire du Seigneur des Anneaux porte une signification sociologique particulière alors qu’il n’est dû qu’à la sortie de l’adaptation cinématographique de Peter Jackson accompagnée de l’énorme campagne de publicité que l’on sait, elle nous donne à voir une sociologie de pacotille, aux prémisses erronées. En profitant de la vague de ce succès pour mieux le dénoncer, elle fait preuve d’un certain cynisme. Que dire à Isabelle Smadja sinon que l’auteur de ces lignes ne joue pas aux jeux de rôles (on ne voit d’ailleurs pas en quoi cela serait un mal) et préfère les films de Lubitsch et de Capra au morbide ? Qu’elle se rassure. Parmi nos connaissances, personne n’a retenu du Seigneur des Anneaux autre chose qu’une ode au courage et au don de soi, le refus du pouvoir et de l’utilisation de la force, et un appel à la tolérance.

 

Semprini,
novembre 2002.