Il y a tout juste 20 ans, le monde occidental encore traumatisé par les attentats du 11 septembre, s’hypnotise devant les écrans de télévision où passent en boucle les images filtrées de la bataille de Tora-Bora (Afghanistan) censée permettre la capture d’un certain Ben-Laden. De nos jours, on le sait, Homo Smartphonicus a la mémoire courte et zappeuse, on rappellera donc que l’humeur de cette fin d’automne 2001 n’est ni à la finesse ni à la contemplation. Le manichéisme, l’esprit de revanche et l’envie d’en découdre triomphent alors largement.

C’est dans cette ambiance pesante que sort sur les écrans le 19 décembre 2001 Le Seigneur des Anneaux : La Communauté de l’AnneauTM, un film très attendu de Peter Jackson, premier volet d’une trilogie cinématographique, adaptation du célèbre roman de J.R.R. Tolkien.

Le terrain est longuement préparé durant toute l’année 2001. Avec un déferlement de merchandising, mais pas seulement.

Profitant notamment du développement d’internet et de ses premiers forums d’échanges et de discussion, un bouche-à-oreille 2.0 parle très tôt des chiffres impressionnants : quatorze mois de tournage (pour les trois films de la trilogie), d’octobre 1999 à décembre 2000. 19 000 costumes pour l’ensemble des acteurs et figurants, des milliers d’exemplaires de faux pieds de Hobbits, et presque autant d’oreilles « en forme de feuilles » pour les acteurs et figurants destinés à jouer des elfes. Et 93 millions de dollars de budget (pour le seul Communauté de l’AnneauTM, soit un peu moins d’un tiers de l’ensemble du budget de la trilogie),

Quelques teasers sont dévoilés dès le mois de décembre 2000 selon un rythme savamment étudié, avec des extraits choisis en fonction des pays destinataires, et une belle bande-annonce livrée dans les règles de l’art quelques semaines avant la sortie du film. Difficiles à télécharger avec les modems 56k et les abonnements limités de l’époque, ces extraits font néanmoins le tour d’internet. Ils sont ainsi plus faciles à revoir, à décortiquer et à commenter que dans une annonce classique diffusée en salle de cinéma.

 

 

Des bribes d’informations sont glissées au compte-goutte via des sites internets de fans impatients et sollicités de façon habile et inédite, tels Michael Regina et Erica Challis, les fondateurs de Theonering.net. Le site devient vite la référence absolue en la matière, grâce aux informations de première main que Regina et Challis récupèrent dans le cadre d’une relation privilégiée entretenue avec la production. La France n’est pas en reste avec un site officiel, l’éphémère leseigneurdesanneaux.com. Mais les initiés traînent plutôt du côté de nouveaux sites dédiés aux films et dont les noms sonnent comme des lieux de ralliements Fondcombe, Elostirion, Erech, Rivendell, Angrenost, Numenoréen... Nombre des premiers sites dédiés à la fantasy, à Tolkien ou à son œuvre, Elbakin, Gorthaur, JRRVF ou Tolkien VF ne résistent pas à la tentation de commenter tout autant la gigantesque promotion en cours.

Des photos circulent, on parle de “Motion Capture”, de phrases inédites en elfique, de grands noms d’illustrateurs, et on attribue avec une hâte suspecte une réputation d’éminents admirateurs de Tolkien au réalisateur et à ses deux co-scénaristes. Dans une volonté messianique de ne pas décevoir le fan de Tolkien, le réalisateur, dit-on alors, passerait des jours, des semaines, à superviser le moindre détail de décors, de costume, de dialogue, toujours un exemplaire du Seigneur des Anneaux sous la main, au point d’en oublier de changer de short – à moins que toutes les photos n’aient été prises le même jour, pour optimiser le déplacement du photographe. Jackson est alors perçu comme un cinéaste jaloux de son indépendance face à la machine hollywoodienne, allant jusqu’à imposer héroïquement sa Nouvelle-Zélande natale comme lieu de production des films.

Le cocktail magnifié, mythifié et rendu disponible par de généreuses fournées de photos, articles et reportages est alors indéniablement stimulant… Certains gardent la tête froide et procèdent à une analyse éclairée et distanciée du phénomène en cours[1] , tandis que quelques voix isolées s’étonnent de ne trouver nulle part le nom de J.R.R. Tolkien dans les crédits des teasers et des bandes annonces. D’autres interrogent dans le désert les heures de travail sans fin et les salaires scandaleusement bas des techniciens néo-zélandais employés par la production, bien loin du droit du travail en vigueur dans l’État de Californie.

Mais qu’importe ! Les premiers témoignages globalement dithyrambiques des spectateurs privilégiés qui assistent à l’avant première londonienne le 10 décembre 2001 emportent la mise. La presse internationale est cependant un peu plus partagée, offrant un panel de critiques allant de l’éloge extatique à la très grande réserve sur les qualités intrinsèques de ce film, qui reste avant tout un blockbuster de Noël parmi d’autres..

Et donc, lorsque ce 19 décembre le grand public découvre les 178 minutes du Seigneur des Anneaux : La Communauté de l’AnneauTM sur les écrans de cinéma de la planète Terre, il semble que le cours de l’histoire, en tout cas l’histoire du 7ème art, s’en retrouve légèrement dévié.

Le succès est là. Et c’est un carton au box-office. En France, le film fait presque 7 millions d’entrées, et en Belgique un demi-million. Il rapporte plus de 40 millions de dollars pour ces deux pays, et plus de 871 millions de dollars sur sa durée d’exploitation au niveau mondial. Une belle bête, fieu !

Mais cette hiver là, Harry Potter à l’Ecole des Sorciers de Chris Colombus conserve la tête jusqu’au bout. Et en France, Le Fabuleux Destin d’Amélie Poulain, de Jean-Pierre Jeunet, relègue le premier opus de ce qu’on appelle déjà « la trilogie du siècle » – avant même que ne sortent les deux autres volets – au troisième ou quatrième rang au box office national, selon les classements.

La veille de la sortie mondiale, le journaliste du Monde Samuel Blumenfeld, qui a assisté à une diffusion réservée à la presse, estime que « l’intelligence de Peter Jackson, son ironie, la liberté de ton de son scénario, son utilisation habile des extérieurs, […] restitue la Terre du Milieu imaginée par Tolkien[2] ». Il n’est ainsi pas le seul à le penser : le 19 décembre et les jours suivants, de la foule qui entre dans les salles de cinéma sans trop savoir ce qui l’attend ressortent des légions de nouveaux fans, en majorité des jeunes spectateurs, qui s’approprient à une vitesse inédite l’univers de Tolkien.

L’univers de Tolkien, vraiment ?

D’emblée, le spectateur-lecteur, habitué à la richesse du récit de Tolkien, à la profondeur et la cohérence de son univers, remarque les nombreuses différences entre le livre et le film. Nous ne les rappellerons pas ici, tant elles sont multiples, connues et ont été ces 20 dernières années abondamment commentées.

Mais paradoxalement, la volonté supposée de Peter Jackson de flatter ce même spectateur-lecteur (qu’il confond semble-t-il avec l’amateur de jeux de rôles), entraîne de nombreux défauts. De l’emploi abusif d’une langue elfique souvent reconstituée – et donc manifestement aussi inauthentique qu’incompréhensible – jusqu’aux dialogues contradictoires sur l’origine des orques, une accumulation de détails (parfois sans lien avec l’œuvre de Tolkien) égare le non-lecteur, rend sa compréhension du film plus difficile et alimente un malentendu qui perdure, hélas encore aujourd’hui : l’amalgame entre l’univers du film et celui du roman.

Car, au-delà du statut d’adaptation cinématographique, ce premier volet de la « trilogie du siècle » n’est qu’une interprétation libre de la première partie du roman de Tolkien, permettant au réalisateur d’alterner fidélité relative et écarts radicaux au gré d’un scénario pour le moins hésitant et indigeste, et dont les emprunts à un glorieux prédécesseur, Le Seigneur des Anneaux de Ralph Bakshi (1978), sont manifestes, bien que niés dans un premier temps par Jackson.

 

Une interprétation libre, donc, mais aussi et surtout un vaste miroir déformant dans lequel la géographie de la Terre du Milieu, malmenée par les travellings latéraux, les contre-plongées virevoltantes et autres mouvements de caméra répétitifs où s’accumulent les faux raccords, semble se réduire à un espace que quelques heures de marche rapide permettraient de parcourir sans peine. L’important est avant tout de servir un récit, et de répondre, puisque c’est la fonction véritable d’un blockbuster, aux humeurs des spectateurs occidentaux de 2001, plus que jamais avides d’action, d’émotions et de lutte – par procuration – contre un mal clairement identifié et mis en échec.

Malgré les défauts du film et ses écarts par rapport à l’œuvre de Tolkien (parfois des contre-sens à faire hurler les puristes), une suspension consentie de l’incrédulité et une immersion dans la Terre du Milieu manichéenne de Peter Jackson semblent cependant s’opérer.

Ainsi, par le truchement des raccourcis, des simplifications, de l’industrialisation de l’intrigue et de transformations inhérentes au passage d’un média à un autre, de vastes contingents de nouveaux fans sortent du cinéma avec l’impression de connaître depuis toujours Le Seigneur des Anneaux. Ils vont en revendiquer une certaine maîtrise, du parler elfique aux coutumes des Hobbits, parfois sans même prendre la peine de lire le roman, tandis que l’influence des choix personnels de Peter Jackson, de ses co-scénaristes et de ses directeurs artistiques, influencent irrémédiablement la perception de l’univers de Tolkien en ce début de XXIème siècle.

Heureusement, de très nombreux autres spectateurs – louons-les avec de grandes louanges – prendront bien sûr le temps de se plonger dans le roman de Tolkien, avant même que ne sortent les deux autres volets de la « trilogie » au cinéma, et c’est sans doute là le plus grand bénéfice apporté par l’adaptation cinématographique en France : la relance dans des proportions jamais atteintes des ventes des livres de Tolkien, les prises d’initiatives éditoriales, le renouveau de l’intérêt médiatique, la reconnaissance académique et la constitution d’une communauté francophone dynamique et passionnée, et aujourd’hui une des plus actives et des plus sérieuses en Europe.

Nonobstant ses nombreuses imperfections et ses quelques qualités, parmi lesquelles ne figure pas une ennuyeuse bande originale très largement surestimée, l’immense succès de l’adaptation cinématographique de La Fraternité de l’Anneau aura marqué d’une certaine manière l’histoire de la perception de l’œuvre de Tolkien, confortant s’il en était besoin sa position de référence absolue de la fantasy, et la postérité du Seigneur des Anneaux comme chef-d’œuvre de la littérature contemporaine.

Couronné de quatre oscars en 2002 pour les meilleurs effets visuels, le meilleur maquillage, la meilleure musique de film et la meilleure photographie (ces deux derniers pourtant si ternes), Le Seigneur des Anneaux : La Communauté de l’AnneauTM paraît aujourd’hui sans doute, avec 20 ans de recul, comme l’effort le plus réussi de la « trilogie » de Peter Jackson, et le moins infidèle à l’œuvre de Tolkien. Une sorte de Madeleine, pas vraiment de Proust, qui aurait assez mal vieilli, mais qui procure, à notre corps défendant, une certaine nostalgie.

 

Jean-Rodolphe Turlin
(c) JRRVF – décembre 2021

 

 

[1] Les éditos de Semprini, disponibles sur JRRVF, donnent un bon exemple d’analyses dénuées de partialité.
[2] Le mythe du « Seigneur des anneaux » prend corps à l’écran