Il y a deux semaines, Christopher Tolkien a déclaré qu’aucun film ne saurait rendre justice au livre de son père. C’est un jugement auquel on souscrira. Le Seigneur des Anneaux a été pour beaucoup le premier reflet d’un monde secondaire couché sur papier par un génie. Soupçonnait-il, celui qui découvrait l’oeuvre pour la première fois, l’existence de ces beautés cachées qu’elle recèle ? La Terre du Milieu ne se conquiert pas aisément, elle réclame des lectures annexes, des mises en perspective, elle n’est appréciée à sa juste valeur que lorsqu’on apprend à mieux la connaître en lisant le Silmarillion, Les Contes et Légendes inachevées, les Lettres de son créateur, et HoME pour les plus courageux. Qu’avons-nous ressenti, nous autres qui chérissons Tolkien, lors de notre première lecture du premier tome du Seigneur des Anneaux ? La conscience naissante d’un monde autre dont nous ne devenions pas l’immensité ni la profondeur, et surtout, une impression d’inachèvement, un sentiment d’attente. L’idée même de juger ce premier tome à l’aune d’une oeuvre achevée était loin de nous.

On voit ainsi la difficulté qu’il y a à juger d’un film adapté de La Communauté de l’Anneau, par nature inachevé, et de l’enfermer par un jugement péremptoire, dans quelque tiroir de notre esprit. On voit l’injustice qu’il y a à soumettre cette tentative admirable d’adaptation d’un livre inadaptable, à la juridiction de notre vision entière de l’oeuvre de Tolkien, issue parfois d’années de réflexion. Il faudrait voir et revoir les trois films avant de juger de leur réussite.

La structure narrative même du Seigneur des Anneaux, odysséenne, épisodique, répétitive, fleuve insoumis qui accompagne les mouvements de notre âme, se prête mal à une adaptation cinématographique. L’alternance orage-calme a été assez décrite pour que l’on ne s’attarde pas sur le sujet. Et que dire des poèmes et des chansons du livre, si belles à entendre ? Elles sont autant d’interludes bienvenus, poétiques et comiques, pour le lecteur, mais autant d’obstacles, par les ruptures narratives qu’elles impliquent, pour le réalisateur qui voudrait susciter le sentiment funèbre du destin en marche.

C’est à une véritable quadrature du cercle qu’était confronté Peter Jackson. Décidait-il de conserver les péripéties narratives de La Communauté de l’Anneau dans leur intégralité qu’il manquait de temps pour suggérer l’écoulement du temps. Décidait-il de s’adonner à une mise en scène lente et contemplative, propre à susciter la poésie du livre et son intemporalité, qu’il se trouvait contraint d’exclure de son film la moitié des évènements de La Communauté de l’Anneau. On en veut pour preuve le cinéma de Dreyer, où la beauté et la lenteur des gestes s’inscrivent toujours dans une histoire à l’arc narratif court, le cinéma d’Ozu, de Ray. Au royaume des songes, règne la symphonie des possibles. Au royaume de la réalité, là hélas où un film prend vie, il faut trouver une égale distance entre chaque contrainte.

Que devait-on attendre du film de Peter Jackson dans ces conditions ? Une chose essentielle. Qu’il contribue à faire cesser ces articles où les préjugés et l’ignorance à l’endroit de Tolkien tissent une vaste toile de désinformation, et qu’il donne envie de lire le livre. Ce sont ceux qui n’ont pas lu Le Seigneur des Anneaux qu’il s’agit de convaincre. Nous autres sommes convaincus de longue date.

C’est avec ces observations à l’esprit que l’on devra lire la critique de La Communauté de l’Anneau qui suit :

Il n’est pas de plus étrange sentiment éprouvé par le lecteur Tolkienien voyant ce film que la conscience d’une fuite en avant. Tout le film est sous-tendu par un mouvement continu et inéluctable qui met sur le même plan la fuite de la Comté, l’assaut des Nazgûl sur le Mont Venteux ou le passage du Caradhras. Là où le livre développe, par sa variété géographique, ses références constantes à un hors champ narratif, et ses apartés temporels (à Fondcombe et en Lórien où le temps passe plus lentement pour le lecteur et plus vite pour les personnages), une infinie profondeur, le film relate les événements dans une urgence permanente. Malgré sa durée de 3 heures, on regrette la suspension du temps enfantée par le livre. Car il faut redire amèrement que la densité narrative du roman de Tolkien faisait obstacle à une retranscription cinématographique fidèle. Que Peter Jackson ait été critiqué pour avoir supprimé Tom Bombadil et les hauts du Galgal paraît alors inouï. Que l’on en juge par le passage de la compagnie de l’Anneau en Lórien, si rapide qu’on en vient à regretter qu’il n’ait pas été supprimé. Quant au passage du pont de Kazhad-dûm, il représente une déception. Il aurait fallu aménager une plage de calme avant la tempête. Hitchcock avait tort. C’est bien plus de 10 heures qu’il faudrait pour adapter fidèlement un grand livre.

La densité de la narration se fait au détriment de sa fluidité. La fuite des hobbits jusqu’à Fondcombe donne lieu à des ruptures narratives et à des raccords de plan discutables. Les innombrables voyages effectués par la caméra dans la maquette des entrailles d’Orthanc apparaissent alors bien superflus.

Au milieu de cette frénésie, brillent heureusement des plans de toute beauté. Celui d’Aragorn penché sur le corps tombé de Boromir soulève le cour d’émotion. Mais il reste que l’on peut s’étonner des comparaisons faites par certains journalistes avec le cinéma de Kurosawa ou de Lean. Le cinéma épique classique considère le point de vue de la caméra comme essentiel et laisse toujours libre une partie du cadre où la caméra n’est jamais posée. Peter Jackson a au contraire une conception de la mise en scène très moderne, où la caméra épouse tous les points de vue. La scène où Frodon perd l’Anneau sur le Caradhras est à cet égard révélatrice. La caméra, posée à même la neige, prends le point de vue de l’Anneau, puis celui du spectateur regardant Boromir, puis celui de Frodon. Les champs contre champs sont permanents. Par ailleurs, la nécessité de réduire la taille des hobbits par le biais de perspectives forcées et de doubles a certainement contraint Jackson à ne pas abuser de plans d’ensemble et de plans séquences, qui suggèrent pourtant l’écoulement du temps, de peur que les effets spéciaux ne soient trop voyants. Cette mise en scène aux points de vue multiples, dynamique en diable mais impropre au cinéma épique classique que demandait sans doute Le Seigneur des Anneaux, contribue hélas d’autant plus à accélérer un récit qui avait besoin d’être au contraire ralenti.

Néanmoins, le film réussit à émouvoir et à suggérer en quoi la décision de Frodon de prendre l’Anneau relève de la morale individuelle la plus haute. L’idée de ce que nous avons à faire dans le temps qui nous est imparti est très bien exprimée, notamment dans cette scène superbe à la fin du film où Frodon contemple l’Anneau dans sa main et décide de partir en Mordor seul. Kurosawa a consacré à cette question un de ses plus beaux films, Vivre, où un fonctionnaire apprenant qu’il ne lui reste plus que 6 mois à vivre jette ses dernières forces dans la construction d’un parc de jeux pour enfants dans un quartier désaffecté de Tokyo.

Le thème de la corruption par le pouvoir de l’Anneau est lui aussi mis en avant, mais il aurait gagné à être représenté par un Saroumane qui est autre chose qu’une marionnette grimaçante de Sauron. Mais comme on le craignait, la représentation traditionnelle du mal dans les films de genre est assez marquée.

Si les costumes et les décors sont très réussis, et les paysages magnifiques, les effets spéciaux sont, eux, d’une qualité inégale. Les images de la Bataille de la Dernière Alliance et de Sauron au début du film renvoient au vieux débat entre les partisans du tout-visuel et ceux qui prétendent que les mots et le jeu d’un acteur peuvent suggérer toutes les batailles du monde. John Ford a été confronté au même problème dans Sur la piste des Mohawks. Zanuck, de la 20th Century Fox, tenait absolument à ce que le film comporte une grande bataille épique entre les colons et les indiens. Ford recevait sans cesse des coups de téléphone à ce sujet, si bien qu’il finit un jour par dire à Zanuck, « la bataille a été tournée ».  Et c’était vrai en un sens. Ford avait simplement filmé le visage défait d’Henry Fonda racontant l’horreur des combats, en un plan qui vaut tous les effets spéciaux numériques convoqués par Jackson dans son prologue. On aurait aimé que la scène de la tentation de Galadriel, à la limite du grotesque avec cette soudaine transformation en sorcière du théâtre Nô, soit filmée avec la même simplicité.

La plus grande réussite du film doit être trouvée dans son interprétation. Mise à part Cate Blanchett, bien décevante en Galadriel, elle est exceptionnelle. Ian McKellen en Gandalf, Elijah Wood en Frodon et Sean Bean en Boromir sont saisissants de vérité. Liv Tyler, que l’on avait tant critiquée, est très bien en Arwen.

En fin de compte, le film de Peter Jackson est conforme à ce qu’il promettait d’être, l’adaptation faite avec conviction d’un livre inadaptable. Si l’on en attendait sans doute trop, le plaisir reste certain. Il me tarde d’ailleurs de le revoir. On frémit rétrospectivement à l’idée que l’intégralité du roman ait pu être adaptée en un seul film, et on mesure alors tout ce que l’on doit à Peter Jackson. Dans Du Conte de Fées, Tolkien nous fait part de sa vision des contes de fées. Loin d’être une fuite du réel, ils éclairent la réalité d’un jour nouveau, nous dit-il. Puisse ce film inégal mais néanmoins attachant inciter de même les spectateurs qui n’ont pas lu le livre à porter sur lui un regard différent et prendre conscience que Le Seigneur des Anneaux n’est pas, comme ils le croyaient, un conte pour enfants.

 

© Semprini,
le 23/12/2001.

 

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