Fragments d’Histoire

par Eric Garet

On raconte çà et là qu’Eluréd était parvenu à rompre les cordes qui le destinaient à mourir de faim ou à nourrir les bêtes sauvages qui avaient envahi les profondes forêts de Doriath. Il bénéficiait, par son statut de Demi-Elfe, de la résistance des Elfes et de l’obstination des Hommes, et il n’était pas du tout disposé à accepter le déroulement des événements. Il maudit, en se massant ses poignets meurtris, la cruauté des fils de Fëanor et de leur suite. Les serviteurs de Celegorm s’étaient même plu à ne pas attacher les deux frères ensemble. Ainsi Eluréd avait-il entendu au loin derrière lui les faibles gémissements de son jeune frère Elurín durant toute la nuit. Il ne savait pas exactement d’où ils provenaient. Mais, le silence qui pesait depuis le lever du jour l’inquiétait plus encore. Pourvu qu’Elurín soit toujours vivant !

Eluréd prit soin de récupérer les morceaux de corde qui gisaient à terre. Il veilla également à faire disparaître les traces de son séjour en ce sombre lieu. Son attention restait constamment en éveil, et il percevait les murmures de la forêt comme autant de langages différents. Les bois de Doriath semblaient agités de multiples conflits, impliquant la moindre créature. Manifestement, l’harmonie qui régnait aux temps heureux de la reine Melian avait laissé place à un redoutable bouleversement. Impatient de retrouver son frère, Eluréd entreprit de découvrir le chemin parcouru par les serviteurs de Celegorm qui l’avaient emmené plus loin, lorsqu’un cri jaillit des profondeurs de la forêt.

Eluréd stoppa nette sa course. La voix était celle de son frère, qui visiblement était dans une situation difficile. Eluréd fit quelques pas dans la direction du cri, mais il s’arrêta à la venue d’un nouveau cri, différent, cette fois : celui d’un animal. Ca ne sonnait pas comme un cri de loup, mais presque. Juste après il entendit son frère hurler au secours puis commença à sangloter. Eluréd comprit qu’il devait être très proche de son frère pour pouvoir l’entendre pleurer. Eluréd arriva enfin à une clairière où il vit un chien assit calmement à coté d’une souche grise. En se rapprochant, Eluréd vit que la souche en question n’était autre que son frère, recroquevillé sur lui-même et pleurant. Le chien se lamentait avec lui, et il sembla à Eluréd que des larmes tombaient également des yeux du chien. Eluréd s’approcha encore un peu, et posa délicatement sa main sur l’épaule d’Elurín.

« – Mon frère, dit-il, pourquoi pleures-tu ? »

Elurín releva vivement la tête et un sourire éclaira brièvement son visage, avant de disparaître sous les larmes.

« – Tu ne te rappelles donc pas, sanglota-t-il, que nos parents sont morts , et beaucoup de nos amis avec eux ?

– Si, mon frère, je me souviens bien de tout cela. Mais aucune larme, sauf si elle est adressée au grand Ilúvatar, ne les fera revenir. Mon cour, bien qu’il souffre de la mort de ces êtres chers, se réjouit car nous sommes de nouveau ensemble. Allons, lève-toi, et partons de cette maudite forêt avant que nous y trouvions un funeste destin. »

Elurín se redressa, et les deux frères se mirent en route, accompagnés toujours du chien.

« – Quel est cet animal que j’ai trouvé près de toi ? demanda Eluréd.

-Il se trouvait déjà dans cette clairière quand j’y suis arrivé Il pleurait, et gémissait, comme si lui aussi avait perdu un proche. »

Effectivement, le chien pleurait la mort d’un des siens. Il était très vieux, plus vieux qu’aucun animal de son espèce ne l’a jamais été, et le parent qu’il pleurait se nommait Huan, le compagnon de Luthien.

« – Nous ne pouvons pas garder ce chien avec nous sans lui donner un nom, dit Eluréd. Que proposes-tu, toi qui l’a rencontré ? »

Elurín se tourna vers l’animal qui lui lança un regard empli de chagrin.

« Il se nommera Naermellon, car je l’ai trouvé en larmes.

– Bien. Continuons notre chemin, et sortons enfin de ce sombre labyrinthe ! »

Ils errèrent encore quelques jours, et soudain ils se rendirent compte qu’ils étaient revenus à la clairière où Eluréd avait trouvé son frère. Alors Les deux frères se mirent à pleurer ensemble, et Naermellon pleura avec eux, car tous trois étaient désespérés à l’idée de mourir de faim et de fatigue dans cette forêt où leurs grands-parents s’étaient rencontrés en des temps où Doriath était protégé par Melian. Elurín implora alors Elbereth de les aider. Il est dit qu’alors Varda les entendit, qu’elle en fit part à Manwë qui envoya Thorondor les secourir. Il arriva, alors que les deux frères avaient diminué leurs pleurs et s’étaient endormis. Ils les emporta alors, eux et Naermellon, et il les déposa à Ossiriand, non loin de la rivière Legolin. Là, ils s’éveillèrent à la venue du Soleil, étonnés d’être venus en cet endroit sans s’en être rendus compte. Ils marchèrent jusqu’à midi le long de la rivière, et ils tombèrent bientôt sur un groupe d’Elfe Verts. Ils leur dirent qui ils étaient et ils furent bien accueillis, car nul chez les Elfes Verts n’avait oublié qui étaient leurs parents. Ils restèrent parmi les Elfes Verts pendant sept ans. A ce moment, Eluréd s’adressa à Edwenadar, comme lui et son frère appelaient l’Elfe qui les avait trouvés.

« – Comme tu le sais, moi-même et mon frère t’aimons comme notre père et rien ne nous réjouirais plus que de rester éternellement en ta compagnie, si seulement notre famille avait été entièrement détruite. Mais j’ai appris récemment que notre sour est vivante et réside à l’embouchure du Sirion, Or, mon cour me dit de me rendre là-bas afin d’oublier un peu notre douleur et de lui faire oublier un peu de la sienne.

– Tu es libre de faire comme il te plaira, Eluréd, mais je voudrais connaître l’avis d’Elurín. »

Ils firent venir Elurín, et lui posèrent la question de savoir s’il désirait retrouver sa sour ou de rester parmi ceux que Edwenadar appela sa nouvelle famille. Car à l’évidence Edwenadar aimait les deux frères comme s’ils étaient ses propres fils, et cela lui brisait le cour de les voir partir.

« J’aimerais vraiment revoir notre sour, Eluréd, et cela me fait mal de te quitter en n’ayant pas la certitude que je te reverrais, mais mon cour penche tout de même vers Ossiriand et Edwenadar. Je préfère rester.

« – Alors, à bientôt, Elurín, j’espère pouvoir revenir avec notre sour et finir mes jours ici, où j’ai été recueilli par ce peuple charmant que sont les Elfes Verts.

– Adieu, Eluréd, car je ne pense pas que l’occasion te sera donnée de revenir à Lindon. »

Et ainsi se séparèrent les deux fils de Dior, qui comme il sera raconté plus tard ne se reverrons que dans les cavernes de Mandos. Eluréd prit donc le chemin de Taur-im-Duinath. Quand il fut arrivé à la forêt, il se tourna vers l’Est et le Lindon, puis disparut sous le couvert des arbres. Il marcha jusqu’à la tombée de la nuit, puis se chercha un endroit sûr pour dormir. N’en trouvant pas, il décida de grimper dans un arbre et de dormir sur une branche. Le lendemain, il s’éveilla avec le chant des oiseaux, et se remit en route. Il arriva bientôt dans une étrange clairière qui semblait une caverne faite par les arbres. Il distingua deux arbres au centre qui étaient penchés l’un vers l’autre, comme pour se chuchotter quelque chose à l’oreille. Il pénétra dans la “maison” et posa son paquet près d’un des arbres du centre. Il s’assit pour faire un pause et s’adossa à l’autre arbre. Ils étaient très hauts, et avaient peu de branches, seulement deux, qui ressemblaient à des bras.

Dès qu’il eut touché le tronc du premier arbre il entendit un voix étrange lui parler du haut de l’arbre.

« – Hem, houm, que faites vous là, monsieur l’elfe ? »

Eluréd se releva et regarda autour de lui. Soudain il leva la tête et aperçut un visage qui le regardait. C’était l’arbre contre lequel il avait déposé ses bagages qui s’était retourné et qui le regardait de ses grands yeux profonds.

« – Houm, et bien ? Vous êtes bien comme ça, vous : vous entrez chez les gens et vous vous intallez contre eux, sans même dire bonjour ?

– Qui êtes-vous ? demanda Eluréd.

– Hou, hm, ne soyez pas si hâtif, s’il vous plait. Les présentations sont nécessaires, bien sûr, mais commencez un peu, plutôt. Il n’est pas bon de précipiter les choses. Allons, houm, dites nous un peu qui vous êtes.

– Je suis un Elfe, nommé Eluréd, fils de Dior, et je me rends aux bouches du Sirion, pour retrouver ma sour Elwing.

– Houm, hem, fils de Dior, dites vous, hein ? Dior. Dior Aranel, le fils de Beren Erchamion et de Luthien Tinuviel, ah, houm, c’est interessant, ça, le fils de Dior Eluchil l’héritier du roi Thingol qui vient me rendre visite ici à Taur-im-Duinath. Hem, alors je pense que je peux vous faire confiance, si toutefois vous me dites bien la vérité. Je puis vous dire que les Elfes me nomment Fladrif, et voici ma femme, dont je tairais le nom. Pourquoi dites-vous que vous allez aux bouches du Sirion pour voir votre sour ? N’est-elle pas à Menegroth, avec vous ?

– Non, il n’y a plus de Menegroth. Doriath n’est plus.

– Comment ? Houm, hem, ce que vous dites est très inquiétant. Comment cela est-il arrivé, et quand ? »

Eluréd lui conta son histoire. Fladrif resta silencieux un long moment, puis lui dit :

« – Hem, si je puis vous aider de quelque façon, j’en serais ravi, mais cela doit rester dans mes limites. Je dois bientôt partir de Taur-im-Duinath pour me rendre auprès d’un de mes proches, nommé Fangorn par les Elfes, plus loin vers l’Est.

– Tout ce que je demande est de parvenir sans encombre à l’ouest de la foret, près de mon but.

– Hou, hem, bien, bien, je pourrais vous y conduire, bien sur, mais il vous faudra être aussi rapide que moi, cette fois ! Car j’ai beau aimer prendre mon temps, je marche vite, et fais de grands pas.

– Bien. Quand pouvons nous partir ?

– Houm, et bien, dès que j’en aurais discuté avec ma femme. Je dois lui expliquer ce que vous m’avez dit, et ensuite nous prendrons une décision. Ma femme n’a jamais désiré apprendre la langue des Elfes, donc cela risque de prendre un peu de temps. Attendez là, s’il vous plait. »

Il resta là pendant trois semaines, à passer le temps et attendre l’étrange créature. Quand Fladrif revint, il le questionna sans attendre :

« – Cela fait bien longtemps maintenant que je vous attends, Fladrif, et je serais sûrement déjà auprès de ma sour maintenant si j’étais parti tout seul.

– Houm, hom, ne soyez pas si hâtif, enfin ! je vais vous accompagner, mais il faudra partir vite, et je ne pourrais vous guider qu’un bout du chemin. Ensuite vous devrez vous débrouiller.

– Pendant que j’y pense, je ne sais toujours pas ce que vous êtes, Fladrif.

-Un Ent, Eluréd, un Ent. Un gardien des arbres. »

Il partirent rapidement, et peu de temps après Eluréd commença à ne plus pouvoir suivre. Il demanda à Fladrif de faire une pause. Puis ils continuèrent, mais Fladrif était trop rapide. Ils allèrent donc lentement, si bien qu’au bout de deux jours Fladrif dut quitter Eluréd plutôt que prévu.

« – Houm, je suis désolé, mon cher Eluréd, mais vous m’avez retardé et je dois maintenant absolument partir. Faites attention, car la forêt n’est pas aussi sure qu’elle en a l’air ! Ne vous arrêtez pas souvent, et choisissez vos lieux de repos avec soin ! Au revoir ! »

Eluréd se retrouva ainsi seul et sans guide dans cette grande forêt, comme sept ans auparavant il était perdu à Doriath. Il marcha autant qu’il put, puis se coucha près d’un arbre qui semblait tout jeune, et qui plongeait ses racines dans une petite mare d’eau de pluie. Il s’endormit, et ne se réveilla que longtemps après, il ne savait exactement combien de temps mais il lui semblait avoir dormi des années. C’était l’effet de l’arbre, qui plongeait dans un long sommeil quiconque le touchait. Eluréd avait été extirpé de son sommeil par un oiseau qui, voulant construire son nid sur la tête de l’Elfe, avait commencé à lui picoter la tête. Eluréd se remit en route et arriva quelques jours après à la lisière de la forêt. Il rencontra une troupe d’elfes, qui en fait étaient une partie des troupes de Maedhros. Il les suivit jusqu’à la ville d’Elwing, mais quand il vit que ses compagnons de voyage attaquaient les rescapés de Doriath et de Gondolin, il se rebella avec quelques autres et défendit chèrement sa sour, sans qu’elle même ne s’en rende compte. Et il mourut de la main de Maedhros, qui avait retrouvé sans le savoir celui qu’il avait herché à Doriath.

Pendant ce temps, en Ossiriand, Quelques Elfes de la “famille” d’Elurín se rendirent au nord, et Elurín les accompagnait. Il se battit bravement mais tomba finalement sous les coups, ainsi que Naermellon, qui ne l’avait plus quitté depuis leur rencontre à Doriath.

Ainsi finirent les fils de Dior, bravement, en se battant pour les leurs, et ils purent se revoir aux Cavernes de Mandos, car on les considérait à présent comme des Elfes à part entière.

 

© Eric Garet
(alias Elu Thingol),
mai 2000.