1. Une forêt mystérieuse

(par Laurent Femenias, ajouté le 16/06/03 18:45)

 C’était la nuit, froide et humide. Dans l’été finissant, le souffle glacial du vent semblait engourdir toute vie. Le ciel, souvent d’un beau bleu profond en cette saison, était ce soir gris, bas et ténébreux. Le brouillard s’étendait à perte de vue et enveloppait le paysage de sa tristesse. Un silence pesant, angoissant régnait sur la Forêt des Ombres. Nulle créature nocturne ne venait troubler paar sa présence le calme environnant ; seules quelques gouttes de pluie s’écrasaient parfois mollement sur les feuilles ternes et craquantes des arbres. Soudain, un cri… Un homme, haletant, se tenait appuyé contre une grande épée plantée dans la terre mouillée. Quelqu’un gisait à ses pieds inanimé. Etendu sur les feuilles mortes qui tapissaient le sol tout au long de l’année, le corps semblait dans un linceul d’ocre. Un mince filet de sang coulait lentement de sa bouche et rendait la terre plus rouge encore. Le silence revint aussi rapidement qu’il avait disparu.

 

2. Une mauvaise réputation…

(par Laurent Femenias, ajouté le 18/06/03 17:33)

 Tant de mystères entourent cet endroit. La nappe de brouillard qui recouvre presque en permanence la forêt la rend silencieuse et quasiment invisible, comme émergeant d’un autre monde. Il arrive ainsi fréquemment qu’un paysan perdu dans la brume se trouve soudain face aux premiers chênes sortant de l’ombre alors même qu’il s’en croyait suffisamment éloigné. Chaque nuit, les habitants de la région se terrent dans leur chaumière, enfermés et craintifs, priant fébrilement afin d’être protégés de ces horribles bois. Parfois, par-delà le bruit des orages, ils distinguent des cris qui glacent le sang, des chants qui ne semblent pouvoir sortir de la bouche d’êtres humains. Ils restent alors prostrés chez eux de longues heures durant, saisis par la terreur.

Personne n’habite à proximité immédiate de la forêt tant elle est crainte. On dit que des bruits de combat retentissent souvent dans la nuit. Selon la légende, il s’agirait de batailles qui eurent lieu il y a des années, probablement des siècles. Les annales ne font pourtant état de nulle guerre dans la région. Toujours est-il que les anciens racontent que les esprits des combattants continuent à hanter les lieux où ils périrent : une malédiction les condamne à revivre éternellement la souffrance et la terrible agonie de leur mort. Cependant si les histoires les plus variées courent à ce sujet, la plupart sont largement incohérentes et remplies de contradictions. Personne ne sait ce qu’il est réellement de cette forêt, mais les gens s’accordent à dire qu’elle est habitée par des démons.

Lorsque la journée vient et que l’on ose enfin, après les ténèbres de la nuit, s’approcher de la lisière maudite, c’est toujours avec une forte appréhension si ce n’est de la terreur. Encore n’y vient-on que si cela s’avère vraiment indispensable. Quelques chasseurs s’aventurent parfois jusqu’à dépasser les premiers arbres, mais sans jamais aller plus loin. Certains disent avoir entendu des cris horribles provenant du cœur même des vieux arbres noirs. Même l’entrée des sous-bois donne une impression de malveillance. Plus on s’y enfonce, plus le gibier devient rare, comme si les animaux craignaient eux aussi cette étrange forêt. Des personnes ont été retrouvées mortes – de frayeur probablement ! – , la face tournée vers le nord, après s’être égarées dans ce maudit brouillard. Dieu seul sait ce qu’elles avaient pu voir. Cette forêt a vraiment une mauvaise réputation …

 

3. Dunman

(par Laurent Femenias, ajouté le 20/06/03 09:14)

Cependant, un vieillard presque chauve à la courte barbe grise habite au proche voisinage de ce lieu à l’odeur de soufre. Nombreux sont ceux qui pensent que la vision continuelle de la forêt en face de chez lui a fini par le rendre fou. Certains vont jusqu’à croire qu’ils se livre à divers sabbats et sacrifices avec les démons de la forêt, et le craignent comme le Diable. Lui s’amuse de toutes ces rumeurs et semble même se plaire à en rajouter : il lui arrive de prétendre lorsqu’il se rend au village de Dimsy – le plus proche de sa demeure – qu’il est un magicien ! Cependant, les quelques tours de passe-passe qu’il aime à pratiquer lors de ses visites amusent certes les enfants mais n’impressionnent guère les adultes. Il n’y a pas de magie là-dessous, disent-ils en chœur en voyant les petits feux d’artifice que le vieil homme prépare. Toujours seul dans sa vieille maison, il les laisse dire, riant doucement de ces paysans parfois aussi rationalistes qu’ils sont superstitieux d’ordinaire ! Il se rend en ville une fois par mois environ et ne s’y attarde jamais. Tout juste prend-il le temps de faire quelques provisions qu’il s’empresse aussitôt de ramener dans la cabane où il vit en ermite. Il n’apprécie guère les voyages et effectue ses quelques trajets dans une vieille charrette tirée par deux vieux chevaux aux grands yeux gris et fatigués.

On ne sait presque rien de cet homme si ce n’est qu’il s’appelle John Dunman et qu’il semble avoir toujours habité là. Si vous questionnez un villageois à son sujet, il ne pourra vous fournir que des réponses vagues et approximatives. En effet, personne n’est sûr de son âge exact ou ses origines, bien que d’innombrables rumeurs circulent. La seule certitude qui semble se dégager est qu’il connaît la forêt maudite mieux que quiconque. Il la nomme Galinda, ce qui signifie « Forêt des ombres » dans une ancienne langue aujourd’hui tombée dans l’oubli. Lorsqu’il se rend à Dimsy, il raconte souvent quelques histoires assez extravagantes à qui veut bien s’entretenir avec lui. Mais si les adultes le regardent généralement avec méfiance, les jeunes gens aiment l’écouter et rêver aux nombreuses légendes qui semblent alors tellement vivantes dans sa bouche. Le vieux Dunman a beaucoup d’affection pour ces jeunes personnes, et plus particulièrement les enfants dont les cœurs encore naïfs sont prêts à croire à ses folles histoires. Leur esprit prompt au rêve rend au fond les enfants assez semblables à John Dunman malgré la forte différence d’âge. Ces rencontres sont des moments privilégiés dans la vie du vieil homme.

Mais Galinda est ce qu’il semble aimer par dessus tout, et ce malgré toutes les choses horribles que l’on peut raconter à son sujet. Il aime en particulier ses grands chênes. C’est pourquoi leur air maléfique le peine énormément. Selon lui, ils n’ont pas toujours été ainsi. Il semble pourtant que même les plus anciens ne les aient jamais connus autrement que sombres, maléfiques et tordus. Dunman est également le seul à employer ce nom, Galinda, qui effraye les paysans du pays. Ceux-ci sont très superstitieux et lorsqu’ils sont amenés à en parler, ils disent plus sobrement – et assez bas – « la Forêt ». Il existe chez ces gens une sorte de crainte quasi révérencieuse de la Forêt ; ils semblent avoir peur d’attirer sur eux la colère des démons s’ils pensent seulement à son nom.

 

4. Souvenirs du passé

(par Laurent Femenias, ajouté le 20/06/03 15:45)

Quelques uns pourtant ont, dans le passé, tenté de s’aventurer dans les profondeurs de ces bois. Il s’agissait souvent de jeunes gens des villages voisins, parfois un peu fous, souvent inconscients, en quête de gloire et de conquêtes. Beaucoup espéraient plus ou moins secrètement être le héros qui enlèverait enfin ses mystères à Galinda. Mais si nombreux que soient les rêveurs, bien peu ont le courage d’entrer réellement dans les ténèbres de la Forêt. Tenter le voyage n’est certes pas dénué de risques ! Un petit groupe d’une dizaine de personnes s’était enfoncé dans Galinda il y a une cinquantaine d’années. Le mois suivant, l’un d’eux finit par réapparaître ; le malheureux avait complètement perdu la raison, traumatisé par toutes les horreurs que son aventure lui avait fait voir. C’est du moins ce que l’on suppose, personne n’ayant entendu son témoignage. Après deux ou trois mois d’une vie recluse, isolée, le pauvre homme mourut subitement. Les médecins ont conclu au suicide sans que cela n’empêche certains de crier à la malédiction…

 

5. Description de la région

(par Laurent Femenias, ajouté le 23/06/03 17:56)

Tout n’est pourtant pas si sombre aux alentours, ce qui rend d’autant plus fort le contraste entre les bois noirs et leurs proches environs. Le paysage est par ailleurs plutôt plaisant et pittoresque. Un visiteur aura du mal à comprendre pourquoi les villageois perdent soudain leur bonne humeur habituelle pour s’enfermer dans un silence pesant dès lors qu’on les questionne sur la Forêt. Ceci excepté, leur monde est paisible et calme. Il est même étonnant que la malédiction dont semble faire l’objet Galinda ne s’étende pas sur toute la région. Un profond malaise existe pourtant au milieu de ces terres fertiles et de ces paysans tranquilles.

La vie s’organise normalement à une certaine distance de Galinda : la Grande Route passe par Greybury, le plus gros village de la région, et traverse le pays d’est en ouest. Greybury, du fait de sa situation privilégiée, est une véritable ville et un important pôle commercial. Une fois par semaine s’y tient un marché où se rendent la plupart des paysans de la région. Suivant la saison, ils y vendent des pommes, des pêches, des raisins et de nombreuses autres sortes de fruits et légumes plus délicieux et juteux les uns que les autres. Mais si le marché de Greybury est tant renommé, si l’on y vient de tous les villages à des dizaines de lieues à la ronde, c’est avant tout pour le concours de chevaux organisé annuellement au printemps. Les plus beaux spécimens de chaque race y sont présentés par les éleveurs pour tenter de remporter l’un des nombreux trophées mis en jeu. Le village connaît alors quinze jours de fête ininterrompue.

Le reste du temps, Greybury est une ville très active ; elle est en quelque sorte la capitale de la province. Elle s’est bâtie et développée sur une rivière du nom de Cristallia qui constitue l’autre fierté de la région. Cette appellation vient sans doute de l’extraordinaire clarté de son eau – qui la rend semblable au cristal – due à la proximité de sa source dans les Montagnes Argentées. Non loin de l’entrée de la ville, en direction du sud, l’eau jaillit fraîche et limpide en plusieurs endroits. Les innombrables petites sources se rejoignent en bas des montagnes pour former le « Lac de Cristal » qui donne naissance un peu plus loin à la rivière. Ses flots clairs s’apprêtent alors à voyager loin vers le nord et la mer, et à traverser Galinda.

Vers l’est sur la route principale, se trouve le village de Dimsy. Bien que nettement moins imposant que son illustre voisine, il n’en demeure pas moins très fréquenté. Il semble également que ce village soit le plus proche de la Forêt des Ombres, ce qui pourrait expliquer son importance moindre en matière de commerce par rapport à Greybury. Galinda s’étend au nord de la Grande Route et les premiers sous-bois sont visibles dès la sortie du village. Un petit sentier s’enfonce d’ailleurs vers le nord dans les terres sauvages avoisinant la Forêt. Ce chemin n’est guère utilisé ; il rappelle constamment aux villageois la présence des bois tous proches. C’est le long de ce sentier qu’habite le vieux Dunman.

On raconte que plus loin vers l’ouest, ce chemin mène à des ruines au pied des Collines Noires. On ne distingue au loin, depuis la Grande Route, que quelques formes sombres et pierreuses. Certains disent y voir les ruines, effrayantes et lugubres, alors que ce n’est sans doute que l’effet conjugué du pâle soleil et de la brume omniprésente… Nombreuses sont les légendes et les rumeurs qui courent, certaines affirmant même qu’il s’agit d’un château hanté. Bien entendu, la plupart n’ont aucun fondement : plus personne n’habite à proximité de ces collines depuis une éternité. Il semble qu’un ancien seigneur de la contrée y ait eut autrefois l’un de ses lieux de repos. S’il y vînt jamais, il n’y fit toutefois sans doute que de brefs séjours. Toujours est-il que la vision dans le lointain de ces quelques pierres donne des frissons à la plupart des villageois du pays.

L’ensemble des terres au nord de la Grande Route semblent noires et sinistres. Au sud en revanche, la terre est plus belle et l’herbe est plus verte. Quelques collines viennent rompre par endroits le parfait tracé des champs cultivés. De larges enclos permettent également aux passants d’admirer les magnifiques chevaux de la région à la belle robe alezan cuivrée ; leur galop libre et fier au cours des belles journées de printemps est un spectacle merveilleux, ensorcelant, auquel un voyageur marchant sur la route ne saurait résister. On trouve parfois des promeneurs arrêtés, regardant au loin avec une expression de bonheur sur le visage. La route semble littéralement couper le pays en deux.

De Greybury part également un petit chemin vers le sud. Après avoir longé un moment le Cours de Cristal, il s’en éloigne peu à peu et passe ensuite non loin d’un petit massif montagneux formant une sorte de demi-cercle. On trouve ici le village de Circle-Rock qui tire son nom des quelques monts qui l’entourent. La vie y est très différente de celle menée par les habitants de Dimsy ou de Greybury ; tout est plus sauvage et plus petit. Seuls quelques bergers habitent dans des maisons toutes simples, faites de bois et de chaume. Ils élèvent des moutons et des chèvres, loin de toute agitation, dans ce petit village agréable et calme.

 

6. Sam Harper

(par Laurent Femenias, ajouté le 25/06/03 00:48)

Dans cette contrée, en ces temps révolus, les fils de paysans étaient destinés dès la naissance à remplacer un jour leur père. Et si certains pensaient parfois à Galinda et à ses mystères en rêvant d’échapper à un avenir monotone, la plupart étaient bien vite rappelés à la dure réalité lorsqu’ils avaient à subvenir aux besoins d’une famille au prix de lourds labeurs. Ainsi allait la vie et les folies de la jeunesse n’étaient que passagères, les anciens le savaient bien. En fait, très peu parmi les jeunes gens osaient parler ouvertement de leur désir d’aventure et l’oubli s’installait peu à peu dans leur cœur.

C’est pourquoi lorsque Sam Harper commença à raconter qu’il serait celui qui enlèverait ses mystères à la Forêt, la nouvelle fit rapidement le tour des villages de la région. Sam ressemblait à nombre de jeunes hommes de son âge. A tout juste vingt ans, il était grand et élancé. Bien qu’assez mince et fragile d’apparence, il n’en était pas moins doté d’une solide constitution. Il avait d’ailleurs l’habitude d’aider son père dans les rudes travaux des champs. Ses cheveux étaient châtain clair et bouclés. On pouvait deviner derrière son regard d’un noir d’ébène une volonté énorme : s’il était décidé à atteindre un but, il était difficile de l’y faire renoncer. Toutefois, il était d’un tempérament assez calme ; le jeune Sam était même plutôt rêveur ce qui lui valait parfois des railleries de la part de ses amis.

Lorsque ses projets furent connus, beaucoup essayèrent tout d’abord de le dissuader. Bien entendu, personne n’y parvint, ni même ne comprit sa décision : les Harper étaient des paysans plutôt aisés et Sam était leur fils aîné. Pourquoi voulait-il prendre des risques alors que la fortune de ses parents l’attendait ? La propriété familiale, une très belle maison sur le chemin reliant Greybury à Circle-Rock, lui reviendrait bientôt… et elle faisait des envieux. Chacun se demandait ce qui poussait Sam à quitter ce paradis pour partir dans une stupide aventure. Mais c’était justement de ce destin tout tracé que le jeune homme ne voulait pas. C’était l’ennui de son existence qu’il refusait ; mais bien peu de gens le comprenaient.

Malgré les conseils de ses parents, Sam avait bel et bien prévu son départ pour le 24 septembre de cette année. L’été touchait déjà à sa fin et s’il ne redoutait pas particulièrement l’arrivée du froid, il espérait néanmoins commencer son exploration d’une forêt telle que Galinda sous un ciel relativement clément. En cette région, l’automne est court et l’hiver s’installe rapidement. Il est d’ailleurs courant de voir les premières chutes de neige dès la fin du mois d’octobre. Malgré ce climat assez rigoureux, Galinda et ses arbres noirs semblent à l’abri des saisons ; la forêt ne parait généralement guère affectée par la vie du monde extérieur.

Sam envisageait tout d’abord de se rendre chez le vieux John Dunman qui pourrait le renseigner sur la forêt. Il avait déjà rencontré plusieurs fois le vieil homme et l’aimait beaucoup. Enfant, Sam allait se promener à Dimsy avec ses parents dans l’espoir d’apercevoir Dunman par hasard. Il vouait une sorte de vénération pour ce vieil ermite qui semblait tout connaître. Le fait que beaucoup le prenaient pour un vieillard sénile l’attristait. Dunman de son côté appréciait Sam pour sa curiosité et son intérêt pour les anciennes histoires.

De leur première rencontre date sans doute le désir d’aventure de Sam. Peut-être aussi Dunman avait-il transmis au jeune garçon un peu de son amour pour Galinda. Les gens ne comprenaient cependant pas cette obstination à vouloir quitter une situation confortable pour ne trouver probablement que des ennuis. Chaque fois que Sam s’était rendu en ville depuis l’annonce de son départ prochain, il avait remarqué l’immense tristesse dans les yeux des quelques vieillards qu’il croisait. Ces derniers pensaient aux jeunes gens aussi enthousiastes que lui qu’ils avaient vu partir mais jamais revenir. Cela ne refroidissait pourtant pas l’ardeur du jeune homme, d’autant plus que Dunman s’était montré fou de joie à l’annonce de cette nouvelle. Sam était de toutes façons irrémédiablement attiré par la Forêt des Ombres et l’avis des autres ne lui importait que très peu.

 

7. Départ

(par Laurent Femenias, ajouté le 29/06/03 06:44)

Il attendait son départ, son aventure comme il aimait à dire, avec impatience et anxiété. Le 23 septembre au soir, il vérifia une dernière fois son sac de voyage qu’il avait mis si longtemps à préparer. Ne sachant pas à quoi s’attendre, il avait pris ce qui lui semblait indispensable, pensant demander à Dunman ce qu’il aurait oublié. Outre un peu de nourriture et une gourde d’eau, il emmenait un couteau bien affûté et surtout de quoi passer la nuit dehors avec des habits bien chauds. Toutes ses affaires étaient rangées à côté du lit, dans sa chambre à l’étage de la maison familiale. Il s’endormit assez facilement lors de cette dernière nuit passée chez lui.
Il partit le lendemain matin, vers six heures, après avoir pris un dernier petit déjeuner bien consistant chez ses parents. Il leur dit rapidement au revoir, ainsi qu’à son jeune frère Tim et sa sœur Léa. Il ne voulait pas s’éterniser avec sa famille. Sa mère tenta bien une dernière fois de le retenir mais il ne l’écoutait plus : seul comptait son voyage à présent. Il prit la route en direction de Greybury qu’il atteignit rapidement. En arrivant sur la place centrale, il vit que le village était déjà bien éveillé et que le marché commençait à se remplir. Les gens présents le saluaient assez tristement lorsqu’il passait près d’eux.

La famille de Sam était connue et estimée dans la région. Il croisa ce matin plusieurs amis, d’autant plus que le jour du marché, les paysans venaient en nombre à Greybury. Malgré l’air maussade des villageois, le jeune homme était d’humeur joyeuse. Le soleil brillait déjà haut et donnait un superbe aspect doré aux feuilles multicolores des arbres. Ses rayons chauds dissipaient peu à peu la brume matinale et illuminaient le paysage en faisant ressortir ses teintes brunes et ocres. Le ciel bleu s’étendait à perte de vue et la journée s’annonçait magnifique. C’était d’autant plus rare qu’en cette région au climat pluvieux, l’automne était habituellement gris et terne. Mais ce matin, tout semblait si beau que Sam ne pouvait rester indifférent à ce spectacle.

 

8. Dimsy

(par Laurent Femenias, ajouté le 09/07/03 21:34)

Il cheminait donc gaiement sur la route menant à Dimsy où il comptait passer la nuit. Il fit une courte halte vers midi et prit un repas léger à base de fromage de chèvre de la ferme familiale. Sam prenait un réel plaisir à marcher et avait davantage l’impression de se promener que de partir pour de sombres aventures. En ce moment, il ne pouvait croire à toutes les légendes noires concernant la Forêt. Il la regardait quelquefois au loin et elle lui paraissait presque belle. Tout était certainement exagéré ; seul le manque de courage des paysans faisait que personne ne s’était aventuré dans Galinda depuis si longtemps.

Il arriva à Dimsy en début de soirée. Sa famille y était également bien connue et il avait fait réserver une chambre pour la nuit. Les gens d’ici semblaient moins tristes. Peut-être avaient-ils moins peur de la Forêt que les habitants de Greybury. Ceux qui tentaient malgré tout de retenir Sam semblaient y mettre moins de conviction. Dimsy étant le village le plus proche de la maison du « Vieux fou », comme le surnommaient les habitants, Sam avait décidé d’y passer la nuit avant de véritablement commencer son expédition le lendemain matin. Il se rendrait assez tôt chez John Dunman, puis il aviserait. Il prit un bon repas et se coucha de bonne heure malgré l’excitation afin d’être en forme pour ce qui l’attendait par la suite. Juste avant de s’endormir , il eut un petit frisson en pensant qu’il n’aurait peut-être plus l’occasion de sitôt de s’étendre à nouveau dans un lit bien douillet.

Il partit le lendemain vers huit heures après avoir réglé l’aubergiste. La maison de Dunman était située à environ deux heures de marche de Dimsy. Le chemin qui y conduit étant très peu fréquenté, il est presque entièrement recouvert de hautes herbes, si bien qu’à certains endroits, il est difficile de savoir où l’on marche. L’atmosphère environnante change également étrangement lorsqu’on s’éloigne du village. Cela peut conduire à faire naître un sentiment d’angoisse, même chez les personnes les moins impressionnables : alors que la plupart des chemins contournent Galinda ou bien la longent au loin, celui-ci au contraire se dirige droit dans sa direction ; on y voit la Forêt mieux que nulle part ailleurs. Sam eut un instant la chair de poule mais son envie de continuer prit rapidement le dessus.

9. Marche sous la pluie

(par Laurent Femenias, ajouté le 18/07/03 01:22)

Pourtant, depuis ce matin, le soleil avait laissé place à des nuages noirs et orageux. Il faisait toujours chaud mais le climat était plus lourd et menaçant. Les cris des corbeaux mêlés au souffle du vent dans les buissons étaient les seuls bruits que Sam distinguait. Les terres situées au nord de la Grande Route sont quasiment désertes toute l’année. Le gibier y étant rare, peu nombreux sont les chasseurs qui pénètrent parfois dans ce mélange de broussailles et de sous-bois. Sans les corbeaux, cet endroit aurait presque semblé sans vie. Le calme régnant aux alentours finit par inquiéter quelque peu Sam. Il avançait désormais gêné et méfiant.

Bien entendu, le chemin ne se trouve pas encore dans la Forêt, mais les quelques arbres qui le bordent laissent présager que l’entrée de Galinda est toute proche. Il n’y a pourtant pas à proprement parler d’entrée car la frontière n’existe pas réellement. Lorsqu’on avance sur le chemin en s’enfonçant dans les sous-bois, les broussailles s’épaississent peu à peu et les arbres deviennent vite nombreux et menaçants. On peut très bien ne pas réaliser que l’on se trouve dans Galinda. C’est sans doute la raison pour laquelle les paysans ou chasseurs appréhendent tant de s’engager sur ce chemin.

Sam repensait à tout ce qu’on lui avait répété depuis son enfance concernant la Forêt. Il lui semblait que dans la région, on prenait plaisir à se faire peur, que Galinda faisait partie d’un patrimoine dont on était fier tout en le craignant. Il se rendit compte que c’était la première fois que de telles idées lui venaient à l’esprit. En fait, tout ceci est certainement présent dans l’inconscient de nombre de personnes même si peu osent l’admettre. Absorbé par ses pensées, Sam ne se rendit compte qu’il commençait à pleuvoir que lorsque il fut mouillé de la tête aux pieds. Il avait pris soin de bien s’habiller et portait un manteau épais, mais celui-ci était désormais complètement trempé. Il avait hâte d’arriver chez Dunman. Comment allait-il être reçu ? Sam pensait que le vieil homme serait heureux d’avoir de la visite mais ressentait néanmoins une légère angoisse.

Il pressa le pas et abattit sa capuche sur sa tête. Ses cheveux lui collaient au visage et le gênaient un peu. Tout en redoutant la réaction de Dunman, il pensait que lors de leurs quelques rencontres, le vieil homme lui avait toujours témoigné une certaine tendresse. Bien sûr, il se comportait de façon étrange avec les gens, ce qui lui donnait un air rude et renfrogné. Mais c’était probablement en raison de la solitude qu’il connaissait depuis tant d’années.

Sam repensait également à leur toute dernière rencontre. C’était juste avant l’été. Même s’ils avaient peu parlé, c’était ce jour-là qu’il avait véritablement décidé de partir le plus rapidement possible. Sam avait maintes fois pensé à la mine d’informations sur la Forêt que représentait John Dunman. C’était cette proximité entre Galinda et lui qui le fascinait le plus. La Forêt semblait vivre au même rythme que Dunman ou peut-être était-ce le contraire. L’hiver, il semblait vieux, cassé et recroquevillé. L’été en revanche, il paraissait plus fort et plus jeune, comme les arbres qu’il aimait tant. Lui savait que même au plus profond des ténèbres se cachait la vie…

Il fut interrompu dans ses pensées par un coup de tonnerre retentissant qui vint subitement troubler le calme environnant. Il ne pleuvait plus. Sam leva les yeux et vit devant lui un mince filet de fumée s’élever à une vingtaine de mètres. Après un denier virage et envahi d’une étrange émotion, il arriva devant la maison.

10. Rencontre

(par Laurent Femenias, ajouté le 11/08/03 23:50)

La petite mansarde devant laquelle Sam se trouvait semblait perdue au milieu de nulle part. La pluie avait cessé de tomber et un brouillard épais commençait à s’installer, masquant presque entièrement le paysage. Sam aurait de toutes façons l’occasion de voir la Forêt de plus près bien assez tôt – et il redoutait maintenant d’avoir sans doute à y passer l’hiver… Le sous-bois était ici plus clairsemé qu’au long du chemin que le jeune homme venait d’emprunter, formant une sorte de petite clairière au centre de laquelle se dressait la cabane de Dunman. Cette maison, pensa Sam, représentait la dernière limite de la civilisation. Au delà s’étendait l’inconnu et l’aventure. La simple vue des formes noires des arbres se détachant menaçantes du brouillard donnait des frissons à Sam. Au milieu de cette terre inhospitalière, la présence rassurante du mince filet de fumée qui s’élevait lentement de la cheminée lui redonnait toutefois un peu de courage, montrant que quelqu’un habitait bel et bien cet endroit.

La cabane de Dunman semblait assez ancienne mais bien entretenue. C’était la première fois que Sam la voyait et, s’il se l’était imaginée légèrement plus petite, elle correspondait assez bien à l’image qu’il s’en était faite : une maison entièrement en bois prolongée sur la droite par une petite écurie. La porte d’entrée ne devait guère être distante de plus de quelques pas mais Sam restait figé, immobile, à contempler cette maison qui représentait en quelque sorte le commencement de sa véritable aventure. Il ne se décida à réagir que lorsque le vent glacé, qui s’était remis à souffler en agitant les buissons, commença à engourdir chacun de ses membres. Ses habits trempés le gênaient désormais et il avait froid. Il se décida à faire un pas, puis deux, et se retrouva rapidement devant la petite porte de bois.

John Dunman devait sans doute être à l’intérieur. Il s’attendait à sa venue. Comment cet homme pouvait-il vivre seul dans cet endroit depuis des années, sans jamais la moindre visite, ne rencontrant quasiment aucune présence humaine hormis lors de ses rares voyages à Dimsy ? Alors qu’il était à nouveau perdu dans ses pensées, il entendit une voix rauque mais chaleureuse résonner derrière lui : « Bonjour jeune Sam Harper. Tu me cherchais, je me trompe ? » Sam fut tout heureux d’entendre ces quelques mots après toute une journée de solitude à ruminer ses pensées. Il ne sut toutefois quoi répondre si ce n’est un timide bonjour. Dunman, s’approchant, le regardait en souriant. Il semblait vouloir mettre Sam en confiance et lui posa la main sur l’épaule. Si Sam avait déjà rencontré le vieil ermite à plusieurs reprises, jamais il ne l’avait fait à la porte de sa demeure et il était visiblement impressionné. Le vieil homme, légèrement voûté, paraissait petit et frêle à côté de Sam mais se dégageait toutefois de sa personne une force et une vitalité surprenantes pour quelqu’un de son âge. Il était vêtu d’un long manteau d’un vert passé qui aujourd’hui ressemblait davantage à du gris. La capuche rabattue sur sa tête laissait tout de même apparaître un visage légèrement rosé, orné d’une courte barbe grise. Ses yeux, d’un bleu profond, étaient teintés de gris et une lueur intense y brillait. Son regard semblait capable de pénétrer l’esprit du jeune homme et celui-ci le regardait comme fasciné. La situation aurait pu être embarrassante mais l’air avenant et enjoué du vieillard le rendait sympathique et le jeune Sam, se sentant rapidement à l’aise, sourit bientôt en retour à Dunman. De la sagesse et de la bonté émanaient de la personne de cet homme. Quel contraste avec cet endroit, son lieu de vie, qui semblait si terne et si triste ! Quelle différence également entre le vieillard souriant qui se tenait devant Sam et le vieil ermite misanthrope et renfrogné, n’aimant que ses vieux arbres décrépis et sa solitude, que décrivaient les paysans de la région !

« Mais entre donc, nous serons plus à l’aise à l’intérieur pour discuter. Et soit le bienvenue chez moi ! » Cela ne pouvait faire plus plaisir à Sam, qui bien que ressentant beaucoup moins d’appréhension que dans les minutes précédentes, commençait à se sentir frigorifié. Dunman s’approcha de la porte et l’ouvrit. Sa démarche n’était pas celle d’un vieillard. Malgré son dos légèrement courbé, il se déplaçait rapidement et avec une souplesse que nombre de jeunes gens pourraient lui envier ! Il fit signe à Sam de le suivre et les deux hommes entrèrent ensemble à l’intérieur de la maison. Décidément, quel étrange bonhomme que ce John Dunman, pensa Sam en refermant la porte.

11. Dans la maison

(par Laurent Femenias, ajouté le 16/08/03 18:00)

Vue de l’intérieur, la maison paraissait assez étroite mais confortable. La porte d’entrée donnait dans la pièce principale. Une grande table de bois et quelques chaises se tenaient en son milieu et les murs étaient couverts d’étagères remplies de livres. Le vieux Dunman avait beau vivre retiré du monde, il n’y avait pas ici de quoi s’ennuyer. Sam était fasciné devant ce spectacle. Venant d’une famille assez aisée, il avait davantage l’habitude de voir des livres que la plupart des paysans de la région. Contrairement à ses amis, il avait d’ailleurs toujours pris un plaisir certain à se plonger dans les quelques vieux tomes – qu’il connaissait par cœur ! – qui ornaient la bibliothèque de ses parents. Toutefois, c’était la première fois qu’il en voyait autant rassemblés en un seul endroit. Dunman rit en voyant la réaction de surprise de son jeune invité et lui proposa de s’asseoir pendant qu’il préparait quelque chose à boire.
Sam s’exécuta sans rechigner ; sa journée de marche l’avait fatigué et il était trempé.

« Et tu pourras les regarder de plus près tout à l’heure », dit-il à Sam avec un sourire complice en faisant un signe de tête en direction des étagères que le jeune homme ne cessait de contempler depuis son arrivée.

Il se sentait heureux d’être assis bien au chaud à l’intérieur de cette maison, à se réchauffer près de la cheminée tandis qu’il entendait la pluie se remettre à tomber sur les carreaux des fenêtres. Installé comme il l’était, les caprices du ciel ne le gênaient plus.
Il ne resta pas seul longtemps. Dunman revint de la petite salle où il s’était éclipsé discrètement quelques instants auparavant avec deux tasses fumantes.

« Je nous ai préparé une infusion bien chaude ! C’est que moi aussi j’ai marché depuis des heures. Pour un peu, tu aurais trouvé porte close. Je ne t’attendais pas si tôt. »

Le léger sourire de Dunman ne le quittait pas et il s’assit à la table face à Sam en déposant les deux tasses devant lui. Ils restèrent ainsi quelques minutes sans dire le moindre mot, le silence n’étant troublé que par le bruit maintenant régulier des gouttes de pluie sur les vitres et par le craquement des bûches dans la cheminée.
Lorsqu’il reprit la parole, Dunman avait un air plus sombre :

« Je suis vraiment heureux de t’accueillir chez moi. Je te dis cela vraiment sincèrement. Bien que je ne sache pas exactement ce que tu attends de moi, je suis prêt à faire mon possible pour t’aider. Mais je souhaite d’abord en savoir un peu plus sur les raisons de ton voyage. Que pars-tu chercher dans cette aventure ? »

Sam hésitait quant à la réponse à donner au vieil homme. Bien sûr, il avait réfléchi à de nombreuses reprises à ce qu’il dirait à John Dunman une fois qu’il le rencontrerait. Il avait même longuement répété des discours tard le soir, chez lui, alors qu’il rêvait à son départ prochain. Mais à présent, il se sentait confus et ne savait quoi répondre. Au bout de quelques secondes, il se décida tout de même à briser le silence devenu soudainement pesant :

« Je vous demande… de m’apprendre tout ce que vous savez sur la Forêt. »

Après une longue hésitation au milieu de la phrase, il avait enchaîné les derniers mots très rapidement. Ce n’était pas du tout ce qu’il avait prévu de dire mais les paroles avaient comme jailli du plus profond de lui-même. Dunman fronça les sourcils, s’enfonça dans sa chaise, et après être resté un bon moment immobile à regarder le feu, l’air absorbé dans ses pensées, il se leva et se tourna vers Sam. De l’inquiétude, peut-être même de la peur, se lisaient désormais sur le visage du vieillard – sur lequel le poids des années semblait à présent peser très lourd. Lorsqu’il se mit à parler, toute trace de sourire avait disparu.

12. La bibliothèque – 1

(par Laurent Femenias, ajouté le 25/08/03 23:44)

« Je m’attendais à cette demande jeune Sam Harper. Je l’ai espérée, parfois même redoutée, depuis des années. Je savais qu’un jour, quelqu’un comme toi finirait par venir frapper à ma porte et que je n’aurai alors d’autre choix que de parler enfin, de lever des secrets bien trop lourds et trop longtemps gardés. Mais il n’est pas encore tout à fait temps d’apporter à ta question la réponse qu’elle mérite, du moins pas encore dans son intégralité. Ne t’inquiète pas, je te dirai tout le moment venu – et il viendra vite… Je souhaite seulement disposer de suffisamment de temps pour mieux te former auparavant aux dangers de Galinda. Ainsi, si tu le veux bien, je te propose de rester encore quelques temps avec moi et tu sauras tout ce que tu désires, ou du moins tout ce que je suis en mesure de pouvoir t’apprendre. »

Sam était resté immobile et extrêmement tendu pendant que le vieillard parlait. Ce n’était pas exactement la réponse qu’il attendait mais, malgré son impatience, il accepta avec joie l’offre que le vieil homme venait de lui faire. Il n’était plus à une ou deux semaines près maintenant, surtout s’il pouvait mettre ce temps à profit pour découvrir tout ce que le vieux Dunman voudrait bien lui enseigner. Et cette bibliothèque ! pensa-t-il. Sam avait hâte de pouvoir feuilleter quelques uns des nombreux livres qu’elle contenait. Ils semblaient si anciens. Quelle somme de connaissances et de savoirs devait être contenue dans leurs pages !

Mais pour l’heure, il fallut se contenter de passer à table, ce qui au fond ne déplut pas à Sam. Son estomac commençait à lui faire cruellement sentir qu’il n’avait rien avalé depuis le matin et c’est donc avec plaisir qu’il partagea la table de Dunman. Le repas était composé de petit gibier et de quelques baies ramenées par le vieil homme lors de ses récentes promenades en forêt. Ces fruits délicieux étaient, paraît-il, relativement abondants dans la région en cette saison. Lorsque Sam s’étonna de n’avoir rien rencontré tout au long de son trajet qui ait été susceptible de le rassasier, Dunman ne put étouffer un petit rire et se moqua gentiment de la connaissance de la nature impressionnante qu’avaient les paysans d’aujourd’hui. Sam avait décidément bien des choses à apprendre sur la vie dans la Forêt.

Une fois le repas terminé, Dunman s’assit dans un fauteuil en tirant lentement sur une vieille pipe et proposa à Sam d’aller s’il le voulait regarder de plus près la bibliothèque pendant qu’il se détendait quelques temps au coin du feu. Sam ne se le fit pas dire deux fois et s’empressa vers l’une des vieilles étagères qui tapissaient les murs de la salle. Il survola rapidement quelques titres. Certains étaient écrits dans une langue qui lui était inconnue mais il pouvait toutefois en comprendre la plupart, et il semblait s’en dégager un thème commun : tous parlaient directement ou indirectement de la Forêt. Les yeux de Sam brillaient lorsqu’il ouvrit délicatement le gros ouvrage relié de cuir qu’il venait de retirer d’un des rayons et qui s’intitulait De la Forêt des Ombres et de sa véritable histoire. Il se plongea immédiatement et avidement dans sa lecture.

13. Discussion au coin du feu

(par Laurent Femenias, ajouté le 29/08/03 12:54)

C’est un Sam visiblement déçu et même quelque peu agacé qui vint rejoindre Dunman un peu plus de deux heures plus tard. Ce dernier était toujours assis confortablement dans son fauteuil, tirant tranquillement sur sa pipe et soufflant régulièrement de petits ronds de fumée. Il semblait tirer de cette activité un plaisir certain au vu du sourire qui illuminait son visage buriné lorsqu’un anneau était particulièrement réussi. Sam s’assit en face du vieil homme et resta quelques instants à le regarder tout en se demandant ce que cette étrange occupation pouvait bien avoir d’aussi agréable. Ce fut encore une fois le vieil homme qui se décida à rompre le silence :

« Que t’attendais-tu donc à trouver dans ces vieux volumes poussiéreux mon jeune ami ? La réponse à toutes tes questions peut-être ?
– Certes non mais je pensais tout de même découvrir quelque chose de concret sur le mystère qui entoure la Forêt mais ces… livres (ce dernier mot fut prononcé avec une expression de dédain à peine dissimulée) ne font état que de vieilles légendes telles celles que m’ont racontées mes parents et grands-parents depuis mon enfance. Mais si toutes ces histoires de démons et de sorcières ont effectivement quelque chose d’effrayant – bien que j’ignore la part exacte de vérité qu’elles contiennent – je suis certain que ce n’est pas ce que je suis venu chercher ici. Il y a… il y a autre chose !
– Mais bien sûr qu’il y a autre chose ! Et tu pourrais déjà apprendre beaucoup sur cette autre chose uniquement en prenant le temps de lire attentivement ces livres. Attention, je n’ai pas dit en se contentant de feuilleter les deux ou trois ouvrages aux titres les plus accrocheurs de la bibliothèque comme tu viens de le faire à l’instant, s’empressa d’ajouter le vieil homme d’un ton moqueur. Non, la clé du savoir se trouve dans la patience. Il faut être patient et surtout savoir lire entre les lignes, ne pas toujours se fier à ce qui est le plus visible dans ces histoires. Je pense que je ne te surprendrai pas si je te dis que la plupart des légendes qui courent sur Galinda ne sont que racontars sans importance de paysans superstitieux. Mais prend tout de même garde à ne pas sous estimer certains contes de grand-mère : il peut s’y cacher des vérités que tu ne soupçonnes pas. Il faut juste apprendre à faire le tri et savoir démêler un tant soit peu le vrai du faux.
– Vous êtes bien mystérieux…
– Ah ! Ah ! Ah ! Tu trouves ? Sans doute un effet de l’âge. Mais ne t’inquiète pas outre mesure ; on me dit sénile mais je ne le suis pas encore tout à fait, et ce que je viens de te dire est tout sauf mystérieux ; tu t’en rendras vite compte. De toute manière tu as raison : ce n’est pas dans ces livres que tu trouveras la réponse aux questions que tu te poses. Tout au plus pourront-ils être pour toi un intéressant et utile complément.
– Mais où trouverai-je les réponses alors ? Me les donnerez-vous ?
– Tout viendra en son temps, mon impatient ami. »

Sam se sentit brusquement gêné et craignit d’avoir été quelque peu impertinent vis-à-vis du vieil homme. Mais ce dernier s’empressa de le rassurer. Il arborait à nouveau le sourire qui était le sien lors de leur rencontre quelques heures plus tôt :

« Je t’ai dit de ne pas t’inquiéter jeune Sam. Mon isolement me donne sans doute l’air un peu sauvage pour un jeune homme comme toi. Et mon caractère ne va pas en s’arrangeant avec l’âge, ajouta-t-il en riant. Mais si je semble aboyer parfois, je ne mords jamais. Sache également pour te rassurer que selon moi, la curiosité n’est pas toujours le vilain défaut que l’on dit souvent. Heureusement pour toi d’ailleurs car comme tu en es pourvu, tu serais sans doute l’une des personnes les plus vicieuses que je connaisse. »

Cette fois-ci, les deux hommes rirent ensemble de bon cœur. Dunman savait décidément mettre Sam à l’aise.

« En fait, j’ai plutôt tendance à voir dans la soif de connaissance qui est la tienne une admirable qualité qu’il serait bon de voir davantage partagée par nos semblables. Mais les mystères de Galinda sont sombres et il faut les aborder avec précaution. Et pour l’heure, il est plus que temps d’aller dormir. Il nous faudra nous lever tôt demain car nous avons du travail. Viens que je te montre ta chambre. »

La petite chambre que Dunman avait préparée pour Sam était à l’image de la maison : simple mais confortable. Une fois seul, Sam s’étendit sur son lit et repassa dans sa tête les paroles du vieil homme. Enfin, il était arrivé à la veille de découvrir ce qu’il était venu chercher en partant de chez lui. Et il allait pénétrer dans la vieille Forêt le lendemain ! Galinda et ses mystères ! pensa-t-il. Enfin je vais savoir ! Des images d’arbres plein la tête, il finit par s’endormir et rêva d’aventure.

14. Premier contact

(par Laurent Femenias, ajouté le 18/09/03 18:20)

La nuit fut courte mais agréable pour Sam et c’est bien réveillé et en pleine forme qu’il se leva dès l’aube le lendemain matin, avant même Dunman. Il était plus motivé que jamais et était prêt à suivre toutes les directives du vieil ermite afin de pouvoir s’enfoncer au plus vite dans la Forêt … enfin ! Après un rapide petit déjeuner, les deux hommes sortirent ensemble et commencèrent à avancer quelque peu sous l’ombre des vieux chênes et des hêtres, assez nombreux en cette région de la Forêt.

L’air était toujours humide et le vent frais. Néanmoins, la marche était agréable et Sam prenait un grand plaisir à cheminer tout en observant ce paysage nouveau pour lui : si les arbres étaient vieux et tordus, parfois menaçants, il s’en dégageait néanmoins un charme certain, surtout lorsque un rayon de soleil parvenait à franchir l’épaisse barrière de broussailles et de branchages qui s’étendait au-dessus de leurs têtes. Il s’émerveillait de la beauté des feuilles multicolores, parfois encore vertes ou portant déjà les couleurs changeantes de l’automne … Et lorsque au loin, il entendait le craquement léger de la végétation au passage d’un jeune daim téméraire et assez curieux pour s’approcher des deux étranges marcheurs, le bonheur de Sam était total. Son esprit était presque grisé par tant de découvertes soudaines, toutes plus enchanteresses les unes que les autres. Et tandis qu’il respirait à pleins poumons un air chargé d’une douce odeur de mousse et d’humus au cœur de cette Forêt millénaire, il oubliait instantanément toutes les sombres histoires et les bruits effrayants qu’il avait entendus depuis sa plus tendre enfance sur la Forêt des Ombres, Galinda la Sombre, Galinda la Noire, Galinda à la sinistre mémoire.

Sam et Dunman marchèrent toute la journée, zigzaguant entre les arbres dans des lieux sans cesse changeants. Ils prirent un repas rapide à base de baies et de quelques biscuits secs au cours d’une petite pause dans une clairière perdue et isolée – bien que Dunman semblât très bien la connaître –, appuyés contre un chêne tellement grand et d’apparence tellement vieux qu’il semblait totalement inimaginable qu’il ait pu un jour ne pas être à cet endroit. Le temps semblait n’avoir plus cours en ces lieux et Sam se sentait porter de rêveries en rêveries sans parvenir à réaliser parfaitement ce qu’il était en train de vivre. Il était très heureux de pouvoir bénéficier de la compagnie du vieil homme car il lui semblait quasiment impossible de parvenir à se repérer dans ce labyrinthe végétal impressionnant. Mais Dunman semblait connaître l’emplacement de chaque arbre par cœur et ses commentaires sur les différentes essences rencontrées ou sur les animaux entre aperçus au loin étaient aussi passionnants que passionnés. Toutefois, le plus souvent, les deux hommes se contentaient de marcher silencieusement dans une nature que l’homme ne venait que très rarement troubler. Le vieil homme s’arrêtait parfois auprès d’un arbre – souvent d’ailleurs un arbre vieux et malade – et il caressait lentement son écorce, tout simplement, il semblait lui parler … Quel étrange spectacle pour un garçon à qui l’on a appris depuis son plus jeune âge à considérer la Forêt comme sa plus terrible ennemie !

Lorsqu’ils rentrèrent enfin à la cabane le soir, ils étaient tous deux fourbus mais heureux de leur journée, tant pour le plaisir apporté par la marche et la découverte que pour avoir pu être simplement ensembles, en ces lieux craints du monde entier. Le premier vrai contact de Sam avec la Forêt avait été tout autre que ce qu’il avait imaginé et il n’était pas au bout de ses surprises.

15. L’Ombre

(par Laurent Femenias, ajouté le 22/09/03 13:10)

Sam était d’humeur joyeuse depuis son retour de la Forêt, et il engloutissait à présent à une vitesse prodigieuse le repas préparé par Dunman un peu plus tôt dans la soirée. Le vieil homme semblait lui aussi de bonne humeur et appréciait d’avoir pour une fois de la compagnie. Il avait proposé à Sam de l’attendre dans la bibliothèque tandis qu’il cuisinait un lapin aux herbes à l’odeur alléchante, et le jeune homme avait ainsi passé pratiquement tout son temps libre plongé dans la lecture de quelques ouvrages traitant des arbres et de comment les reconnaître – il avait en ce domaine de nombreuses lacunes à combler – ou encore le curieux Bestiaire détaillé des terres merveilleuses d’un certain Lord Wayfarer qu’il avait trouvé fort amusant. Il rêvait souvent aux légendaires licornes ou dragons, aux étranges loup-garous ou encore aux mystérieux Elfes qui, dit-on, erre encore parfois dans certaines forêts reculées et isolées. Comme Galinda ? Il lui arrivait de temps à autres de se demander si les créatures étranges décrites dans les livres existaient ailleurs qu’entre de vieilles pages cornées et jaunies ou dans ses rêves, mais aujourd’hui, la seule beauté de la nature avait suffi à l’enchanter.

« Je n’arrive pas à comprendre comment la Forêt peut effrayer les gens à ce point ! Tout y semble si merveilleux !
– Ton enthousiasme fait plaisir à voir, jeune Sam, mais sache que de Galinda, tu n’as encore rien vu. Je l’ai suffisamment parcourue en tous sens depuis des années pour en connaître parfaitement les dangers et pouvoir te servir de guide mais n’oublie jamais que la Forêt est dangereuse et t’y aventurer seul serait pour l’instant pure folie. Il est très facile de s’y perdre – comme tu l’as peut-être remarqué tout à l’heure – et l’on doit sans cesse être sur ses gardes, surtout lorsque approche le crépuscule. Aujourd’hui, nous avons marché sous la lumière du jour, et en des lieux à peu près sûrs. Mais sache tout de même que derrière la clarté apparente d’une source peut se cacher l’Ombre. Au détour d’un sentier, la mort peut surgir brutalement. Méfie-toi toujours de ce que tu vois et ne sous estime pas trop les vieilles légendes. Reste sans cesse aux aguets ! N’aie crainte cependant, car tant que tu es avec moi, tu ne risques rien et viendra rapidement le temps où tu seras en mesure de te débrouiller seul. »

Une question brûlait les lèvres de Sam mais il n’osait la formuler.

« Excusez-moi mais … je me demandais …
– Oui ?
– La nature seule est-elle en cause lorsque vous parlez des dangers de la Forêt ? Vous avez mentionné une Ombre … De quoi s’agit-il ? Je ne comprends pas … »

Le visage de Dunman s’assombrit brusquement, comme s’il venait de ressentir une douleur intense au plus profond de son être. Dans ses yeux se lisait une profonde tristesse ainsi qu’un grand désarroi. Jamais il n’avait paru si vieux et fatigué et c’est après un long silence qu’il prit la parole d’une voix presque éteinte :

« Mon âme est triste, Sam ! Si tu savais combien je souffre ! Evoquer cela m’est bien plus douloureux que tu ne peux l’imaginer. Et je préfère te montrer l’Ombre directement plutôt que de te faire de longs discours à son sujet si cela ne te dérange pas … Je n’en ai pas … je n’en ai plus la force … Demain sans doute … »

Dunman se leva sans un mot et quitta la pièce, laissant Sam seul. C’était la première fois qu’il avait appelé son jeune invité par son seul prénom. Sa voix était nouée et emplie d’une profonde détresse. Et pour la première fois également, Sam eut l’impression de ne pas être pour le vieil homme qu’un simple disciple auquel il aurait tout à apprendre mais d’abord un ami. Il resta quelques instants songeur dans la salle soudain vide et silencieuse et, après avoir débarrassé la table, rejoignit lui aussi sa chambre. Dans le lointain résonnait désormais le chant des loups et l’esprit de Sam s’emplit de mélancolie. L’Ombre … La mort … Qu’est-ce qui pouvait tant effrayer Dunman dans cette Forêt qu’il connaissait pourtant parfaitement ? Contrairement à la nuit précédente, Sam ne s’endormit qu’avec beaucoup de difficulté et ses rêves furent noirs et traversés de formes sombres et grimaçantes, bien loin de toutes les beautés découvertes dans la journée, quelques heures seulement auparavant.

16. Second contact

(par Laurent Femenias, ajouté le 29/09/03 10:56)

Sam était d’humeur maussade lorsque il rejoignit Dunman au lever du jour pour prendre le petit déjeuner. Il avait mal dormi, de nombreux mauvais rêves étant venus continuellement troubler son repos. Le silence agréable et apaisant de la veille avait laissé place à une atmosphère tendue et pesante. Sam et Dunman avalèrent leur repas sans un mot et visiblement à contre cœur. La nuit ne semblait pas avoir été meilleure pour le vieil homme, se dit Sam en jetant un coup d’œil par la fenêtre. Pour ajouter à la noirceur du tableau, le ciel était ce matin d’un gris menaçant et c’est sans surprise que les premières gouttes de pluie se mirent aussitôt à tambouriner bruyamment sur les vitres devant les yeux encore pleins de fatigue du jeune homme.

Dunman précéda Sam peu de temps après hors de la maison. Ils étaient tous deux emmitouflés dans d’épais manteaux qui les protégeaient de la pluie ainsi que du vent qui s’était mis à souffler, glacial et venant du nord, durant la nuit. Après avoir emprunté un temps le même sentier que la veille en direction du nord-est, ils bifurquèrent soudain vers l’ouest à une intersection que Sam aurait été bien en peine de trouver s’il s’était trouvé seul dans la Forêt. On pouvait en effet à peine deviner le début d’un petit chemin qui s’enfonçait entre deux épais buissons épineux. Sam se dit qu’un tel passage ne devait pas être fréquenté souvent – d’ailleurs par qui serait-il fréquenté ? – mais Dunman semblait néanmoins le connaître aussi bien que le sentier principal emprunté le jour précédent.

Sam découvrait à mesure de leur progression vers l’ouest une Galinda bien différente de celle de la veille : le vent venait s’engouffrer bruyamment dans les branches et les arbres semblaient bouger de façon menaçante au passage des marcheurs. Sans soleil, il faisait très sombre dans les profondeurs de la Forêt et Sam était soulagé de se savoir accompagné de Dunman. Le mauvais temps n’était pas seul en cause dans l’impression de malveillance qui émanait désormais de Galinda toute entière … Le vieil homme n’avait quant à lui pas l’air troublé outre mesure par l’aspect menaçant des arbres qui les entouraient et donnaient parfois l’étrange impression de pencher leurs branches noires et tordues au dessus des deux visiteurs. Sam avait la désagréable sensation d’être observé par des yeux brillants qu’il croyait apercevoir par moments, luisant dans les ténèbres. Ils ne croisaient pourtant nulle âme qui vive tout au long de ce sentier et même les oiseaux avaient apparemment décidé d’être silencieux aujourd’hui.

Et plus Sam avançait, plus ses sens se troublaient tandis que la brume tombait peu à peu sur la Forêt des Ombres. Le sentiment d’inquiétude qu’il avait tout d’abord ressenti se transformait à présent en une peur qui le faisait frissonner malgré ses vêtements chauds et une impression de malaise qui lui nouait douloureusement le ventre. Parfois, il croyait distinguer entre deux rafales d’un vent qui se faisait de plus en plus violent d’étranges cliquetis métalliques résonnant dans le lointain. C’était comme si les vieilles légendes qui lui avaient peu de temps auparavant semblé risibles prenaient soudainement forme devant ses yeux. Dunman pour sa part ne répondait aux appels et aux regards effrayés de Sam que par de vagues haussements d’épaules, puis il repartait de plus belle vers l’avant. Le regard du vieil ermite était plus impénétrable que jamais sous sa capuche baissée et seul continuer à suivre le sentier à pas rapides semblait lui importer à cet instant … Il ne prononça pas un seul mot tout au long de la marche et ce n’est que peu avant la tombée de la nuit que les deux hommes rejoignirent enfin la petite maison – qui n’avait jamais parue à Sam si accueillante. Il avait perdu toute notion du temps à force de marcher sans arrêt à travers la Forêt et aurait par ailleurs été bien incapable d’expliquer à quiconque le trajet parcouru. Il était soulagé d’en avoir fini avec cette épreuve que lui avait visiblement fait subir le vieil homme.

A peine rentrés au chaud et au sec, le visage de Dunman se détendit instantanément et, après qu’ils se soient tous deux changés, ils burent avec plaisir une infusion bouillante. Comme ils n’avaient pas pris le temps de manger au cours de la journée, ils dévorèrent ensuite littéralement les morceaux de viande séchée et les fruits qui composaient ce soir leur dîner. Sam paraissait encore plus épuisé par la longue marche qu’il venait d’effectuer que le vieux Dunman car à la fatigue physique qu’ils ressentaient tous deux venait s’ajouter de la fatigue morale. Il n’aurait jamais cru qu’une marche en Forêt d’une journée puisse se révéler si effrayante, surtout après son expérience de la veille dans ces mêmes bois ! Dunman s’installa confortablement dans son fauteuil près du feu, alluma tranquillement sa pipe et invita Sam à venir le rejoindre avec le petit sourire dont il avait le secret lorsqu’il voulait mettre à l’aise son jeune invité.

« Je crois qu tu as bien mérité quelques explications, mon jeune ami. L’heure est venue de te les donner. »

17. La Dame des Ombres

(par Laurent Femenias, ajouté le 09/10/03 14:37)

« Hier soir je n’ai fait qu’évoquer rapidement l’Ombre de la Forêt car je ne souhaitais pas t’en dire plus avant de t’avoir donné un petit aperçu de ce qu’elle était vraiment. Sache néanmoins que ce que tu as pu observer et surtout ressentir aujourd’hui n’est rien d’autre qu’un léger avant goût de ce qui t’attends si tu désires vraiment poursuivre plus avant l’exploration de la Forêt. Mais un peu d’Histoire s’impose à présent si tu souhaites mieux comprendre la noirceur qui se dégage aujourd’hui de Galinda.

La Forêt, sauvage et inhabitée, a de tout temps été crainte et redoutée par les paysans de la région. La nature peut être dangereuse tout autant qu’elle est belle et mystérieuse, et une telle forêt ne se laisse pas facilement apprivoiser par l’homme ; et c’est tant mieux ! Toutefois, il y a de cela quelques siècles, les choses ont commencé lentement mais inexorablement à se dégrader et les ténèbres ont progressivement envahi Galinda … sans que quiconque ne se rende compte du terrible événement qui venait de se produire en ces bois quasiment inexplorés !

Pour la plupart des gens, la Forêt est maléfique et il en a toujours été ainsi. Bien entendu, une telle affirmation n’a strictement aucun sens. Cela ne repose au bout du compte que sur de vagues superstitions et des légendes dénuées de tout fondement. J’ai toujours été surpris par l’imagination débordante dont pouvaient faire preuve nos semblables lorsqu’il était question de justifier et d’illustrer nos peurs les plus sombres et les plus secrètes. La Forêt est pourtant encore belle aujourd’hui comme tu as pu t’en rendre compte par toi-même au cours de notre promenade d’hier. Dire en revanche que Galinda transpire désormais le malheur et la souffrance n’est – tu l’as aussi vu de tes propres yeux – que trop vrai … Elle est atteinte d’un mal terrible et terrifiant qui la ronge de l’intérieur – et qui, je le crains, va finir par la détruire – depuis le jour tragique qui a vu l’arrivée en ces lieux de Lady Oscura, celle qui se surnomme elle-même la Dame des Ombres. »

Sam était abasourdi et regardait Dunman d’un air étonné. Il ne pouvait dire un mot. Jamais de sa vie il n’avait entendu ce nom étrange ni lu la moindre référence à un tel personnage dans les livres qu’il avait eu l’occasion de feuilleter, y compris dans la bibliothèque pourtant bien fournie de cette maison.

« Je comprends ta surprise, Sam, reprit le vieil homme. Peu de personnes connaissent l’existence de la Dame des Ombres et encore moins ont eu la désagréable occasion de la rencontrer. Nul ne sait quand ni comment elle a commencé à exercer sa noire emprise sur Galinda, pas même moi, je dois l’avouer. Même si pour les habitants de Dimsy ou Greybury je passe pour un vieux sorcier qui habite ici depuis la nuit des temps, je ne suis qu’un homme et mon grand âge est très peu de choses par rapport à l’Histoire de la Forêt. Oscura avait déjà étendu son Ombre sur Galinda depuis bien longtemps quand j’ai commencé à m’intéresser à la Forêt – même si son emprise était moins forte qu’à présent – et si je l’ai bel et bien rencontrée, ce fut de façon fortuite et à de très rares reprises. Je ne pourrai par conséquent t’apprendre que bien peu de choses à son sujet si ce n’est qu’elle est la source principale du mal qui a peu à peu envahi les moindres recoins de la Forêt.

Ce que tu as vu aujourd’hui représente une partie de son œuvre et constitue sa grande fierté. Elle ne survit que pour semer autour d’elle le mal et la désolation et elle est aidée pour se faire par son Peuple de l’Ombre, puisque c’est ainsi que l’on nomme les légions d’âmes damnées qu’elle gouverne. Ensemble, ils contribuent à vider progressivement Galinda de toute vie. Les animaux se font de plus en plus rares. Ils quittent les lieux un peu plus nombreux chaque jour ou finissent par mourir. Bientôt ne subsisteront plus en cette forêt qui fut jadis si belle que les arbres tordus que tu as pu voir tout à l’heure, entre lesquels erreront sans fin, tels des fantômes, les Ombres ténébreuses d’Oscura. Cette personne a amené avec elle malheur, tristesse et perdition là où autrefois régnaient la vie et la beauté sauvage de la nature. Comprends-tu à présent un peu mieux pourquoi je suis si triste ? »

Dunman resta silencieux quelques instants, tirant sur sa pipe d’un air songeur, avant de reprendre son discours.

18. Résistance ?

(par Laurent Femenias, ajouté le 16/10/03 14:45)

« Heureusement, la domination d’Oscura sur Galinda n’est pas totale. Certaines parties de la Forêt ont été épargnées jusqu’à présent par les ténèbres et l’on peut encore marcher dans une nature quasiment intacte en bien des endroits si tant est que l’on sait où chercher. C’est ce que j’ai tenté de te montrer hier. Et sais-tu pourquoi la Forêt continue de résister aux incursions de plus en plus nombreuses de l’Ombre ? C’est en grande partie grâce à la présence au nord-est de Galinda de quelques familles qui demeurent cachées au plus profond des bois. Depuis des générations, ces hommes et ces femmes vivent en harmonie avec la nature et les soins qu’ils apportent continuellement aux arbres et aux animaux de la forêt font que la vie continue tant bien que mal dans Galinda malgré la présence d’Oscura. J’ai appris depuis des années à connaître et apprécier ce petit peuple composé d’individus paisibles et animés d’un grand respect de la Forêt. Quel contraste avec tous ces villageois pour qui Galinda n’est que ténèbres ! Mais leur nombre diminue, et le découragement guette … D’ici peu la victoire de l’Ombre sera totale. J’ai bien peur qu’elle ne soit inéluctable …
– Comment pouvez-vous dire une chose pareille ? commença à s’énerver Sam. N’y a-t-il rien que nous puissions faire ? N’est-il pas possible de combattre cette armée de l’Ombre afin de la forcer à quitter la Forêt ?
– Mon cher Sam, ton enthousiasme et ta bonne volonté font chaud au cœur mais les forces en présence sont bien trop déséquilibrées. Et il est une chose que je ne t’ai pas encore dite sur Oscura : son armée, comme tu l’appelles, tire sa force dans la crainte que Galinda inspire à tout un chacun. Ses Ombres se nourrissent de nos peurs. Plus ces dernières grandissent, plus l’Ombre s’en trouve renforcée. Une action en force ne mènerait à rien ; le seul moyen dont nous disposons pour combattre Oscura est de continuer à protéger et aimer la Forêt du mieux que nous le pouvons. C’est ce que font mes amis dont je t’ai parlé tout à l’heure et c’est malheureusement tout ce qui est en notre pouvoir …
– Cela ne peut être ainsi ! Je refuse de rester passif pendant que meurt la Forêt ! Pourquoi ne pas chasser cette Oscura et ses Ombres avec l’aide des habitants des villes et villages alentours ?
– Ne comprends-tu pas que c’est impossible ? On ne peut leur expliquer la vérité car ils refuseraient de l’entendre. Tu as été élevé parmi ces gens et tu sais bien que j’ai raison. Les vieilles légendes et les anciennes craintes sont trop fortement ancrées dans leurs cœurs et dans leurs têtes. Et ne t’ais-je pas dit que la crainte qu’inspire Galinda est la plus grande alliée d’Oscura ? Non, il n’y a pas d’autre solution que celle dont je viens de te parler. »

Le visage de Sam était livide. Dunman réfléchit un instant avant de continuer, comme pour le rassurer et peut-être aussi se rassurer lui-même :

« Je me rends compte que je t’ai peut-être donné l’impression il y a quelques instants de céder au désespoir. J’ai effectivement peur pour l’avenir de la Forêt mais il ne nous faut pour autant jamais perdre l’espoir. Je t’emmènerai bientôt rencontrer mes amis et ils te parleront bien mieux que je ne puis le faire de cet espoir qui les pousse sans cesse et de leur foi en la nature, en la vie. Mais allons nous coucher à présent car il nous faudra repartir en forêt demain matin en quête d’un peu de gibier si nous souhaitons disposer de quoi manger pour les jours à venir. Bonne nuit donc cher Sam. »

Sam se retira dans sa chambre en repensant à tout ce qu’il avait appris au cours de cette journée. Que de sensations en tout cas ! Il s’endormit néanmoins sans difficulté tant il était fatigué et contrairement à ce qu’il s’était passé les jours précédents, ce n’est que fort tard dans la matinée qu’il sortit enfin du sommeil.

19. Un rêve étrange…

(par Laurent Femenias, ajouté le 20/10/03 15:28)

C’est la douce chaleur des rayons du soleil venant se poser sur son visage qui finit par tirer Sam des rêves étranges qui avaient peuplé son sommeil tout au long de la nuit. Bien que la nuit fût longue, il ne se sentait pas vraiment reposé.

Les souvenirs qui lui revenaient à présent étaient assez confus et il avait beaucoup de mal à remettre un peu d’ordre dans ses pensées. Néanmoins, quelques images et impressions étonnamment précises étaient à présent comme gravées dans sa mémoire. Il s’était vu notamment courir dans la Forêt au travers d’une brume épaisse et insondable comme si sa vie en dépendait. Les arbres semblaient défiler à toute allure autour de lui tandis que sa course se poursuivait encore et encore. Le souffle de Sam était court et son cœur battait à tout rompre. Il avait pleuré peu de temps auparavant et son visage était encore couvert de larmes mais il lui était impossible de se rappeler quelle pouvait bien être leur cause. Il avait fini par s’arrêter au pied d’un grand chêne majestueux, au centre d’une clairière, et il s’était appuyé longuement contre son tronc. L’arbre était extraordinaire. Jamais de sa vie Sam n’avait ressenti une telle impression de puissance, de calme et de sérénité. Le contact de l’arbre le réconfortait même s’il n’aurait su dire pourquoi. Son inquiétude diminuait à présent mais ses yeux ne pouvaient se détacher de ce chêne immense et fier, le cœur de la Forêt, l’âme de Galinda ! Il était littéralement subjugué par cette vision qui renvoyait à des temps immémoriaux, à une époque bien plus lointaine encore que celle qui avait vu la Forêt souillée par l’Ombre d’Oscura. A cet instant, une voix froide et calme s’était élevée derrière lui …

C’était tout ce dont il se souvenait. Des fragments de rêve qui lui étaient sans doute venus suite à la marche en Forêt de la veille et de la discussion avec Dunman qui avait suivi. Mais comme ce rêve semblait réel ! Et Sam avait beau réfléchir et repasser toutes ces images dans sa tête, il n’en trouvait aucune interprétation plausible et le rêve s’arrêtait toujours aussi abruptement au même moment. Il en était extrêmement troublé et décida d’en parler sur le champ à Dunman.

Le soleil était déjà haut dans le ciel et Sam, à présent tout à fait réveillé, eut tout à coup un curieux pressentiment et un frisson glacé parcourut son corps. Comment se faisait-il que le vieux Dunman ne se soit pas encore manifesté à une heure pareille ? Pourquoi l’avait-il laissé dormir si longtemps ? Le jeune homme sortit en hâte de sa chambre et, comme il l’avait redouté, ne trouva personne dans la maison. Posé sur la table de la pièce principale, bien en évidence, se trouvait une feuille sur laquelle avaient été griffonnés à la hâte ces quelques mots :

« Cher Sam,

Une affaire urgente m’appelle et je ne peux ni y renoncer, ni la reporter. Ne t’inquiète pas, je reviens dans deux jours au plus tard. Quelques provisions t’attendent dans la cuisine. Ne quitte surtout pas la maison. Tu y es en totale sécurité.
Avec toute mon affection,

J. D. »

20. La bibliothèque – 2

(par Laurent Femenias, ajouté le 01/11/03 06:42)

Sam s’assit, la tête entre les mains. Pourquoi Dunman était-il parti si précipitamment, sans même prendre le temps de le prévenir ? Qu’avait-il pu se passer au cours de la nuit pour que le vieil homme décide de le laisser seul, sans plus d’explications ou de recommandations que ces quelques lignes évasives ? De nombreuses pensées traversaient l’esprit du jeune homme sans qu’il parvienne véritablement à faire un tri entre ce qui était vraisemblable et ce qui l’était moins. Le départ de Dunman était-il lié à Oscura, à une nouvelle avancée de l’Ombre de la Forêt ? Etait-il dû tout simplement à une affaire importante que le vieil homme avait à régler à Dimsy ? Ou peut-être était-ce complètement autre chose, Sam ne connaissant au bout du compte quasiment rien de la vie de son protecteur et nouvel ami. Sans Dunman, il se sentait perdu dans cette maison à l’entrée d’une Forêt aussi inquiétante qu’étrange. Il avait encore tant à apprendre sur Galinda et son histoire. Ces derniers jours avaient été instructifs et Sam comprenait mieux désormais pourquoi la Forêt suscitait tant d’effroi, pourquoi ses arbres centenaires étaient ainsi recouverts par les ténèbres. Cependant, ce que le vieux Dunman lui avait révélé avait davantage contribué à aiguiser qu’à combler son appétit de savoir. Il semblait même à Sam que le voile de mystères entourant Galinda se faisait sans cesse plus épais et plus impénétrable. Qui était véritablement cette Dame des Ombres tant redoutée ? Quelles étaient ses motivations ? Le concept même de l’Ombre n’était pas très clair pour Sam bien qu’il ait pu constater quelques uns de ses effets.

D’autres questions commençaient également à tracasser quelque peu le jeune homme : que faire maintenant, seul pendant deux jours, et avec l’interdiction formelle de sortir de cette maison ? Sam, guère enchanté par une telle idée, commençait à songer à une petite promenade le long du chemin suivi au cours de sa première journée dans la Forêt. Il connaissait désormais la voie à emprunter et il s’y savait en sécurité. L’Ombre ne s’étendait pas encore jusque dans cette partie de Galinda.

Puis il repensa à la bibliothèque et aux paroles qu’avait prononcé le vieil homme quelques jours auparavant : ce n’était pas dans les livres qu’il trouverait les réponses à ses questions, mais les livres pourraient s’avérer un bon complément à son enseignement. Dunman loin d’ici, autant mettre à profit le temps dont il disposait pour explorer davantage cette source immense de connaissance et de renseignements. Oui, il apprendrait à l’aide des livres en sachant mieux désormais démêler le vrai du faux, les faits avérés des superstitions.

Il s’approcha d’une étagère située dans un angle de la pièce principale et son regard parcourut un à un les titres des ouvrages qui s’y trouvaient jusqu’à se fixer sur un vieux volume qu’il avait déjà repéré les jours précédents sans avoir eu l’occasion de le feuilleter. Il le sortit délicatement du rayon tant la couverture semblait usée par les ans et fragile, s’assit et commença sa lecture.

Le livre s’intitulait La survenue du Royaume de l’Ombre et permettrait sans doute d’apporter des réponses à quelques unes des nombreuses questions qui se bousculaient à présent dans la tête du jeune Sam Harper.

21. Fragments

(par Laurent Femenias, ajouté le 07/11/03 19:18)

Le texte était manuscrit et formé de plusieurs écritures différentes. Les premières pages, visiblement très anciennes, étaient quasiment illisibles et sur certaines, l’encre à moitié effacée rendait le déchiffrage de Sam plus que délicat. Il tournait les pages avec précaution en s’arrêtant plus longuement sur les passages dont il parvenait à comprendre l’écriture, ceux qui se trouvaient dans la dernière partie du livre. Ces fragments au style étrange semblaient témoigner de l’expérience d’un peuple de la Forêt – peut-être les familles dont le vieux Dunman avait parlé ? – au cours de son combat avec l’Ombre. Sam avait devant les yeux le récit d’une plongée vers les abîmes, inéluctable sans doute mais ponctuée néanmoins de quelques lueurs d’espoir auxquelles a tenté tant bien que mal de se raccrocher un peuple se sachant condamné :
« … Du fin fond des ténèbres avait surgit la maîtresse des Ombres. Du néant elle était sortie fière et toute puissante pour apporter avec elle la mort et l’oubli. Elle cause la perte de quiconque ose s’en approcher. Malheur à qui croise son regard : il y découvrira une noirceur terrible, un feu sombre et dévorant qui consumera sa vie et son âme. Elle se nourrit de nos peurs, de nos craintes secrètes et inavouables. Ô vous, peuple de la Forêt, mes frères, je vous en conjure, tenez vous à l’écart de cette femme, de ce monstre, de sa beauté froide et irrésistible. Car si vous cédez un jour à l’appel de l’Ombre, alors vous serez à jamais perdus ! … »

***

« … L’Ombre progresse de jour en jour. Nul ne peut désormais l’arrêter. Se mettre sur son chemin est pire même que le suicide car qui la croise perd son âme. Beaucoup de nos frères ont déjà sombré et d’autres les rejoindront bientôt : des hommes et des femmes vaillants et courageux aimant la vie et surtout notre Forêt. Hélas, la défaite n’est plus qu’une question de temps, tandis qu’à l’extérieur, personne ne se doute de rien ! Les villageois sont paisibles et dorment tranquillement pendant que nous souffrons. Jusqu’à quand résisterons nous pour notre salut à tous ? … »

***

« … Notre jeune frère est parvenu de façon inespérée à leur tenir tête, à elle et à ses légions venues de l’enfer… Qui aurait pu croire que la victoire nous tendrait un jour les bras à nouveau ? Ainsi, l’espoir demeure-t-il présent aujourd’hui, malgré la souffrance, malgré le déclin de notre peuple. Oui, il faut encore croire en l’avenir ! … »

***

« … Le désespoir guette à nouveau. Je n’ai plus la force de me battre. J’ai vu hier l’Ombre de mes propres yeux. C’est un miracle que j’ai survécu… Mais mon cœur est à jamais blessé suite à la vision que j’ai eu. Je ne m’en remettrai pas. Quelle tristesse émanait du chant lugubre de ses âmes damnées, et quel orgueil pouvait-on lire dans ses yeux noirs, dans ces pupilles dilatées se réjouissant de la mort des arbres, de la mort de notre peuple … »

***

« … Isoisä, notre vieil ami, lui que nous respections et aimions plus que tout est devenu fou. La bave aux lèvres et les yeux révulsés, il ne cesse de prononcer son nom, celui que nul n’ose pourtant depuis bien longtemps dire tout haut. Sa voix est pleine de terreur lorsqu’il crie : “Oscura ! Ton temps touche à sa fin. Il viendra celui qui te vaincra !” Je ne peux continuer à le voir dépérir ainsi, lui que je considère comme mon père. Mais nul ne peut se remettre de ce qu’il a vécu, d’une rencontre face à face avec la sorcière des Ombres. Je le sais mieux que quiconque moi qui ai pu lui échapper par chance. Moi aussi je l’ai vue, moi aussi je suis maudite ! Des bruits de combat hantent chacun de mes rêves. Des visions m’assaillent sans cesse. Son regard m’obsède ! Combien de temps vais-je tenir avant de perdre moi aussi toute la raison qui me reste ? … »

***

« … Notre Conseil a fini par décider que la mémoire de notre peuple serait remise à notre nouveau frère. Ce ne fut pas une décision facile à prendre et les discussions ont duré jusqu’au petit matin. Jamais un étranger n’avait jusqu’ici eu cet honneur. Mais l’heure est grave et notre ami mérite toute notre confiance. Nous savons qu’il s’en montrera digne.
Puisse notre témoignage être utile à qui le lira. Souhaitons que les erreurs du passé ne se reproduisent pas. Pour nous hélas, il est trop tard … »
Ainsi s’achevait le texte. Les pages suivantes étaient vierges.

22. Que faire ?

(par Laurent Femenias, ajouté le 15/11/03 08:06)

Sam restait assis à la table où il s’était installé quelques heures auparavant. Les yeux dans le vide, le manuscrit à présent refermé posé devant lui, il caressait machinalement du bout des doigts la vieille reliure de cuir tout en réfléchissant à ce qu’il venait d’apprendre en parcourant les pages de ce livre inachevé. Une partie de l’histoire de la Forêt venait de se révéler devant ses yeux, écrite de la main même de certains de ses acteurs et témoins. Cependant, chaque réponse entraînait invariablement de nouvelles questions, de nouveaux mystères à éclaircir. Qui pouvait être cet étranger dont le manuscrit parlait juste avant cette fin abrupte ? Sur ses épaules semblait reposer l’espoir de tout un peuple. Se pouvait-il qu’il s’agisse du vieux Dunman lui-même ? Comment sinon le volume avait-il fini par rejoindre cette bibliothèque ? Sam avait encore beaucoup à apprendre sur Galinda, mais également sur son hôte ! C’était sans doute auprès de ces gens, les rédacteurs de ce livre, qu’il s’était rendu précipitamment durant la nuit. Peut-être était-il arrivé quelque chose de grave dernièrement ? L’imagination de Sam s’enflammait désormais et il regrettait de ne pas avoir le vieil homme auprès de lui pour pouvoir l’assaillir de dizaines de questions. Il mourrait également d’envie de se rendre utile dans cette étrange bataille contre les forces d’Oscura, même s’il n’était pas certain d’en bien comprendre encore parfaitement tous les enjeux. Il avait hâte enfin de rencontrer les amis de Dunman, ces gens dont à présent il connaissait un peu l’histoire, ce peuple en lutte depuis tant d’années contre l’Ombre de la Forêt de façon courageuse et quasiment désespérée.

Il sentait l’excitation monter en lui. S’il devait attendre le retour de Dunman, il était hors de question qu’il passe le reste du temps cloîtré dans cette maison. Sortir ne représentait aucun danger s’il ne s’éloignait pas des chemins qu’il connaissait. Il était déjà fort tard dans la journée et le soleil avait entamé sa course descendante vers l’horizon. Sam décida malgré tout de partir pour une petite escapade en forêt et prit en hâte un sac rempli de quelques provisions, puis se couvrit et se rua à l’extérieur. Le temps était frais malgré un beau soleil d’automne dont les pales rayons peinaient déjà à cette heure à réchauffer l’atmosphère. Les cris d’un rapace se firent entendre au loin. Une rafale de vent glaciale fit frissonner le jeune homme de la tête au pieds.

Il s’emmitoufla avec soin dans son manteau et s’enfonça dans la Forêt.

23. Une mystérieuse observatrice…

(par Laurent Femenias, ajouté le 25/11/03 16:02)

Sam n’était pas inquiet car le chemin lui était familier. Il disposait d’une excellente mémoire et se souvenait de chaque tournant que prenait l’étroite sente forestière, de chaque buisson longeant le passage à emprunter, de tel arbre remarquable qui s’élevait sur sa droite ou sur sa gauche. Il lui semblait connaître cette partie de la Forêt depuis des années. Malgré le froid et le vent qui soufflait à présent un peu plus fort, Galinda semblait paisible et calme. Parfois, un oiseau rompait un instant le silence en traversant bruyamment les ramures, faisant tomber au passage quelques feuilles dorées sur le chemin. Cependant, le plus souvent, Sam n’entendait d’autre bruit que le souffle léger du vent dans les branchages et celui de ses pas s’enfonçant mollement dans un tapis de feuilles mortes. Il repensait aux recommandations de Dunman et ne les comprenait toujours pas. Pourquoi ne pourrait-il pas aller marcher un peu s’il le souhaitait ? A présent, la prudence excessive du vieil homme le faisait rire. Il était évident que la Forêt ne présentait, ici du moins, aucun danger.

Sam continua ainsi à marcher une petite heure avant de penser tout de même à revenir sur ses pas. Le soleil était à présent bien bas dans le ciel, du moins à ce que Sam pouvait en deviner étant donné que cela faisait déjà longtemps qu’il ne le voyait plus, caché qu’il était derrière l’épaisse végétation de Galinda. Les cris des oiseaux étaient à présent différents, témoignant d’une activité changeante dans la Forêt à l’approche de la nuit. L’atmosphère avait imperceptiblement changé. Il semblait que les arbres tout à l’heure endormis se réveillaient soudain d’un long sommeil, qu’ils observaient avec méfiance Sam avancer au milieu d’eux. Le jeune homme n’était plus aussi rassuré qu’il avait pu l’être quelques minutes auparavant. Il se sentait désormais observé, épié, et de plus en plus mal à l’aise. Il avait beau se retourner au moindre bruit, il ne parvenait pas à apercevoir quoi que ce soit de suspect à travers l’épaisseur des sous-bois et des buissons. Il hâta le pas.

La maison ne devait plus être très éloignée à présent. La végétation se faisait plus clairsemée, les sous-bois moins denses. Tant mieux pensa Sam qui commençait à appréhender quelque peu de ne pas pouvoir rentrer au chaud avant la tombée de la nuit.

Tout à coup, un craquement se fit entendre derrière lui, léger mais pas assez pour passer inaperçu. Il se retourna le plus vite qu’il put mais ne vit tout d’abord rien. Pourtant, il était certain à présent d’être suivi. Quelqu’un l’observait depuis l’obscurité des arbres, cela ne faisait plus aucun doute. Sam reprit sa route en redoublant d’attention et marcha comme si de rien n’était sans se retourner pendant quelques dizaines de pas.

C’est alors qu’il la vit, immobile, qui le regardait fixement. La vision ne dura qu’un court instant avant que la silhouette grise ne disparaisse aussi vite qu’elle était apparue derrière le large tronc d’un chêne gigantesque qui s’élevait à quelques pas sur la gauche du sentier. Avait-il rêvé ? Parfois, il arrive que l’on soit tellement persuadé qu’une chose doit se produire que l’esprit nous joue des tours. Mais non, Sam était certain d’avoir aperçu cette jeune fille qui l’observait, cachée dans les bois. Il devait savoir qui elle était, d’où elle venait et ce qu’elle lui voulait.

Ignorant une nouvelle fois les recommandations du vieux Dunman, il quitta le chemin et se lança à la recherche de cette étrange créature.

24. Perdu

(par Laurent Femenias, ajouté le 05/12/03 17:28)

Sam faisait son possible pour se frayer un chemin à travers les épais buissons qui s’étendaient un peu partout dès lors que l’on s’éloignait du sentier, mais la tâche était loin d’être aisée. Contrairement à ce qu’il avait pu croire quelques heures auparavant, il connaissait encore bien mal Galinda. Alors qu’il tentait maladroitement de se repérer dans cet immense labyrinthe végétal, la Forêt qu’il avait trouvée si belle lui semblait désormais franchement hostile : on aurait dit que les arbres murmuraient de façon sinistre à son passage, l’observant avec haine, se penchant au-dessus du jeune homme comme pour l’enfermer dans leurs branches noires. Sam se prenait les pieds dans des racines et trébuchait sans cesse tandis que des branches lui fouettaient le visage, et il craignait à présent que la mystérieuse jeune fille qu’il avait follement tenté de poursuivre ne se soit volatilisée définitivement. Malgré le vent glacial qui soufflait à présent, des gouttes de sueur perlaient sur son front.

Il avait pourtant réussi à retrouver sa trace par moments, silhouette vague et agile s’enfonçant avec une étonnante facilité vers le cœur de la Forêt, là où les arbres paraissent si vieux et si serrés les uns contre les autres qu’ils semblent littéralement barrer le passage au voyageur imprudent égaré. Peut-être se dit Sam – et cette pensée fit redoubler sa frayeur – s’était-elle volontairement laissée suivre un certain temps dans le seul but de le perdre dans les profondeurs de la Forêt.

Sam se rendait compte à quel point l’absence de Dunman se faisait cruellement sentir et regrettait de ne pas avoir suivi sagement ses conseils. Mais il était trop tard désormais. Et autour de lui, Sam ne vit plus rien… plus de mystérieux et fascinant fantôme gris – car que pouvait être cette vision sinon un fantôme ? – à suivre dans les ténèbres de Galinda. Restaient seulement le froid et la peur dans la nuit qui tombait plus triste et sombre que jamais sur la Forêt des Ombres…

25. Le cavalier

(par Laurent Femenias, ajouté le 29/12/03 00:37)

Sam avait toutes les peines du monde a essayer de se repérer dans la Forêt. Lui qui avait habituellement un excellent sens de l’orientation se sentait complètement perdu. Le froid se faisait plus vif et la nuit devenait de plus en plus noire. De violentes rafales de vent soufflaient sans discontinuer malgré l’épaisseur de la végétation. Sam était complètement frigorifié. Grelottant et claquant des dents, il se demandait comment il allait parvenir à se sortir de cette situation.

Son désarroi fut toutefois de courte durée et il parvint à se reprendre grâce à sa force de volonté. Lentement, et au prix d’innombrables efforts, il avançait en direction du sud, là où devait se trouver la maison. Au bout d’un moment, il sut qu’il était sur la bonne voie car la Forêt se faisait peu à peu plus clairsemée, les buissons un peu moins denses. Il repensait à présent à la mystérieuse jeune fille. Se pouvait-il qu’elle ait sciemment tenté de le perdre dans Galinda ? Que savait-elle de lui ? Pourquoi l’avait-elle suivi ? Et surtout qui pouvait-elle bien être ? Les questions sans réponses s’enchaînaient à toute allure dans l’esprit fatigué du jeune homme. Dunman n’avait jamais mentionné d’autre personne qu’Oscura, pas plus que le manuscrit du peuple de la Forêt d’ailleurs. Et Sam n’imaginait en aucun cas les Ombres de la Dame Noire revêtir une pareille apparence. Un nouveau mystère venait s’ajouter à la liste déjà longue des énigmes à éclaircir. Mais pour l’heure, le plus préoccupant était de retrouver le chemin qui conduisait à la demeure du vieil ermite.

Au bout d’un temps qui lui sembla durer une éternité et après avoir maintes fois manqué de s’égarer, il parvint enfin à rejoindre le sentier qu’il avait quitté quelques heures plus tôt. A en juger par ses souvenirs, il avait dû légèrement dévier de la direction qu’il avait tenté de suivre car il se trouvait un peu plus au nord que ce qu’il attendait. Mais ce n’était pas très grave car il lui était désormais facile de se repérer. Il avait eu beaucoup de chance de parvenir à retrouver son chemin et était soulagé de pouvoir bientôt rejoindre la maison de Dunman.

Il faisait un peu moins sombre à présent et la froide lueur de la lune éclairait l’étroit sentier sur lequel Sam s’engagea en pressant le pas. Tout à coup, un bruit sourd et continu se mit à résonner devant lui, un bruit encore assez lointain mais qui se rapprochait très vite. Un cavalier sans doute. Mais que venait-il donc faire dans Galinda en pleine nuit ? Sam se précipita dans les broussailles qui longeaient le chemin juste à temps pour voir passer ce mystérieux individu sans lui-même être vu. Il ne s’était pas trompé : il s’agissait d’un homme d’une trentaine d’années environ, tout de vert sombre vêtu et monté sur un cheval gris lancé au grand galop. Une longue cape flottait au vent derrière lui. Le cavalier avait le visage grave et semblait très préoccupé. En quelques secondes, il avait disparu, ne laissant derrière lui qu’un écho lointain faiblissant peu à peu.

26. Les loups

(par Laurent Femenias, ajouté le 04/01/04 17:21)

Sam, encore tout étourdi par l’enchaînement des événements de la journée, sortit de sa cachette et rejoignit le chemin. Son cœur battait à tout rompre et il commençait à ressentir un affreux mal de tête : d’abord Dunman qui disparaît sans laisser d’explication, ensuite cet étrange manuscrit qui semble pour d’obscures raisons lié au vieil homme, puis cette jeune fille dont il ignore tout, errant seule dans les bois et qui tente de le perdre, et maintenant ce cavalier sorti de nulle part… Cela commençait à faire beaucoup de mystères nouveaux en à peine quelques heures. Heureusement, il était à présent tout proche de la maison et allait pouvoir repenser à tout cela à tête reposée devant une infusion bien chaude.

Il reprit la route à nouveau déserte et hâta le pas tandis que quelques gouttes de pluie commençaient à tomber doucement sur les feuilles des chênes longeant le chemin. Rapidement, ce furent de véritables trombes d’eau qui s’abattirent sur le pauvre Sam. En plus de souffrir du vent, voilà qu’il était maintenant trempé de la tête aux pieds. Il resserra son manteau et continua d’avancer, l’air renfrogné. Heureusement, il reconnut bientôt les environs immédiats de la cabane du vieil homme. Dans quelques minutes, il serait à l’abri et pourrait se réchauffer auprès d’un bon feu de cheminée.

Il fut pris soudain d’un sombre pressentiment et s’arrêta net. A quelques pas sur sa gauche brillaient deux petites lueurs jaunes, immobiles et glaciales. Il sentit un frisson lui remonter le long du dos en voyant peu à peu d’autres lumières, d’autres pupilles réfléchissant le peu de clarté de la nuit. Sam tenta de compter : c’était une douzaine d’yeux qui le fixaient imperturbablement, formant un cercle autour de lui. Le jeune homme, terrorisé, cherchait du regard une issue, mais il n’y en avait pas. Le cercle se refermait peu à peu sur lui et il comprit que sa dernière heure était venue.

L’un des grands loups jaillit hors du cercle, plongeant son regard sombre et intelligent dans celui de Sam. Il était gigantesque. Sam, dans sa vie de fils de paysans, avait déjà vu des loups à plusieurs reprises mais celui-ci était sans doute le plus grand qu’il ait jamais rencontré. Son pelage d’un noir de jais était hérissé le long de son corps qui tout entier respirait la force et la puissance. Le grand loup poussa un grognement et ce fut la meute entière qui bondit sur Sam, ne lui laissant aucune chance.

La première morsure, les premiers crocs enfoncés dans sa chair furent tout ce que Sam sentit avant de tomber dans une nuit encore plus noire et plus glaciale que celle qui enveloppait désormais Galinda. Il n’eut pas même le temps de ressentir la moindre douleur, juste une sensation étrange et inquiétante. Ses forces l’abandonnaient peu à peu tandis que son corps commençait à se vider de son sang. Ainsi donc il allait mourir ici, au seuil de la cabane de Dunman, sans avoir la réponse aux questions qu’il se posait, sans avoir pu, comme il l’avait follement espéré, ôter ses mystères à Galinda. Mais pourquoi donc n’avait-il pas écouté les sages conseils que Dunman lui avait donnés ? Pourquoi donc ?

Il poussa un dernier cri, faible et étouffé, puis ce fut le néant.

27. Un voyage dans la nuit

(par Laurent Femenias, ajouté le 18/01/04 20:09)

Dunman chevauchait dans les ténèbres aux côtés de l’homme depuis deux heures déjà. Il ne lui avait pas fallu plus de quelques instants pour se décider à suivre le vieil Ilmari jusqu’au domaine de son Peuple, aux confins de la Forêt, loin vers le nord-est. Au nom de leur ancienne amitié, de tous les dangers qu’ils avaient bravé côte à côte par le passé, il n’avait pu aujourd’hui lui refuser cette faveur, même s’il lui coûtait de devoir quitter Sam quelques temps. Après toutes les années passées, les liens qui l’attachaient aux gens de la Forêt étaient toujours aussi forts et il était hors de question qu’il les abandonne lorsque son aide était demandée. Ils avaient confiance en lui depuis si longtemps. Et le désespoir semblait si grand dans les yeux d’Ilmari.

L’homme de la Forêt s’était présenté aux alentours de minuit, l’air hagard et le souffle court, à la porte de la cabane. Grand et mince, portant la tenue vert sombre caractéristique des Messagers, il semblait avoir largement passé la soixantaine mais était encore vif et alerte. Il était arrivé presque aussitôt que Sam se fût retiré dans sa chambre et avait souhaité que sa présence soit le plus discrète possible. Au nom des serments du passé, Dunman avait choisi de laisser son jeune protégé et de partir immédiatement, sans le réveiller. Tout juste avait-il pris le temps de laisser quelques mots à son jeune ami qui dormait paisiblement à côté. Et il avait suivi Ilmari, avait quitté la maison en pleine nuit, n’emportant rien d’autre que son grand manteau bleu-gris, comme il l’avait déjà fait dans sa jeunesse, il y avait de cela si longtemps. L’homme avait prévu une monture pour Dunman, les deux chevaux du vieil ermite étant bien trop âgés et fatigués pour supporter un tel voyage. La nuit ne serait en effet pas trop longue pour chevaucher le long du chemin difficile et tortueux s’enfonçant à travers Galinda qu’ils avaient à emprunter.

Dunman pensait à Sam tout en galopant sur le magnifique cheval alezan que son ami lui avait donné. Il avait une entière confiance en le jeune homme et savait qu’il ne pouvait rien lui arriver de fâcheux tant qu’il respectait ses consignes. Il n’était pas inquiet pour Sam et espérait être rapidement de retour. Pour l’heure, c’était les nouvelles que lui aportait son ami qui l’inquiétaient. La visite nocturne d’Ilmari ne pouvait signifier qu’une chose : les forces d’Oscura avaient encore gagné du terrain et le Peuple de la Forêt arrivait au bout de ses forces. L’Ombre était sans doute sur le point de remporter une victoire décisive. Bientôt, elle recouvrirait l’ensemble de la Forêt.

Le voyage était éprouvant mais aucun des deux hommes ne se plaignait. Ils firent une courte halte près d’un point d’eau afin de permettre à leurs chevaux de se reposer un peu. Les deux amis parlaient peu et la tension était palpable dans l’air humide de Galinda. Le hululement des hiboux se faisait sinistre dans la nuit sombre. Les hêtres autrefois si beaux étaient à présent tordus et noirs. Les feuilles mortes jonchaient le sol et la Forêt semblait infiniment triste. Les deux cavaliers reprirent leur route tandis que des loups hurlaient plus loin vers l’ouest. Le regard de Dunman s’emplit soudain d’une profonde mélancolie mais son compagnon ne le vit pas, trop absorbé qu’il était par de sombres pensées. Le vent froid qui soufflait et les épais buissons épineux qui parsemaient le chemin de temps à autres ne rendaient le voyage que plus pénible, même avec la grande expérience de la Forêt qui était celle des deux hommes. Le plus souvent, Dunman ne voyait que la longue cape grise d’Ilmari flottant au vent quelques pas devant lui.

Ils traversèrent ainsi les bois, malgré le froid et la fatigue. Au point du jour, la Forêt se fit imperceptiblement moins opressante, plus paisible. Ils continuèrent d’avancer encore quelques temps et rencontrèrent bientôt trois cavaliers vêtus de brun se portant à leur rencontre.

– Dunman, Ilmari, dit le cavalier de tête aux deux hommes fatigués, nous vous attendions et sommes heureux de vous voir arriver si tôt à l’entrée de nos terres. Veuillez nous suivre mes amis.

Les cinq cavaliers se remirent en route au petit trot et bifurquèrent rapidement sur la droite, quittant le chemin principal pour s’enfoncer dans la Forêt. Une lumière douce et diffuse commençait timidement à percer le feuillage d’or des hêtres centenaires et des tilleuls en ce petit matin d’automne. Une légère odeur de mousse emplissait l’air qui se réchauffait peu à peu. L’atmosphère était presque irréelle en cette partie de la Forêt, incroyablement paisible et reposante. On aurait dit que le temps s’était arrêté à tout jamais. Le contraste était si grand par rapport à la nuit qui venait de s’écouler, froide et maussade, qu’il semblait à Dunman avoir franchi la frontière d’un royaume magique, miraculeusement préservé du mal qui ravageait le reste de Galinda. Il connaissait cette sensation agréable pour l’avoir déjà éprouvée, et des souvenirs anciens lui revenaient en mémoire, des souvenirs de sa jeunesse. Après quelques minutes au cours desquelles les deux voyageurs éreintés eurent l’impression de sentir le poids de leur fatigue diminuer considérablement, ils parvinrent à une vaste clairière au fond de laquelle était bâties une dizaine de cabanes en bois. Un très vieil homme se tenait debout devant l’une de ces petites maisons, le visage tendu mais emprunt cependant d’une grande bonté. Le petit groupe s’arrêta à quelques pas de l’homme et les cavaliers mirent pied à terre, le saluant respectueusement.

Ils étaient enfin arrivés. Le vieil homme prit la parole.

28. Lehtinen

(par Laurent Femenias, ajouté le 26/01/04 13:13)

– Soyez le bienvenu à la Clairière du Loup argenté, cher Dunman, même si nous aurions souhaité vous y revoir en d’autres circonstances. Nous vous sommes extrêmement reconnaissants d’avoir une nouvelle fois répondu si promptement à notre appel.
– Il n’est pas dans mes habitudes d’abandonner des amis qui demandent mon aide, Maître Lehtinen. Si je peux faire quoi que ce soit pour vous, je le ferai, soyez-en sûr.

L’homme sourit à Dunman, mais son sourire était empli d’une incommensurable tristesse. Il se dégageait de tout son être une impression de force, de calme et de sagesse, ainsi qu’une autorité naturelle peu commune. Même Dunman qui connaissait bien le vénérable Lehtinen depuis de longues années était à chaque fois impressionné lorsqu’il le rencontrait. Sa longue barbe blanche recouvrait largement son visage profondément ridé, mais ses yeux bleus brillaient encore d’un éclat intense. Lehtinen continua avec humilité :

– Nous le savons bien. Vous nous avez déjà tant de fois rendu d’inestimables services depuis que nous nous connaissons… mais la faveur que nous vous demandons aujourd’hui dépasse de loin ce pourquoi nous vous avons sollicité jusqu’à présent. Ilmari ne vous a sans doute pas informé précisément des raisons qui nous ont poussé à vous faire quérir. Il m’est très pénible d’en arriver à cette extrémité sachant votre position sur le sujet, mais croyez bien que le Conseil Sylvestre a épuisé tous les autres recours possibles. Voici une semaine que le jeune Jalmari est au plus mal, entre la vie et la mort. Il est parvenu, nul ne sait comment, à revenir de la Tour Noire ! Il nous a rapporté de son périple de précieux renseignements mais a pris des risque inconsidérés. Ce fut une erreur de notre part d’envoyer pour une mission si dangereuse un Messager si peu expérimenté. Et il paye désormais bien cher le prix de notre faute. Malgré tous nos soins, son état ne fait qu’empirer. C’est au Guérisseur que vous fûtes par le passé que je m’adresse, Dunman : vous êtes à présent notre dernier espoir.

Dunman, jusqu’alors impassible, pâlit tout à coup. Il resta quelques instants silencieux, les yeux dans le vague, tandis que le vieux Lehtinen et ses compagnons le regardaient, attendant impatiemment une réponse. C’est finalement la voix brisée par l’émotion, à la fois triste et résigné, qu’il répondit :

– Je ne sais quoi vous dire. Vous êtes tous depuis bien longtemps comme des frères pour moi, et vous savez à quel point m’est chère la vie de Jalmari, que j’ai vu grandir et commencer à faire ses armes dans l’ordre exigeant des Messagers. Croyez bien que je désire vous aider, et l’aider lui, plus que tout au monde. Mais je crains ne pouvoir malheureusement faire ce que vous me demandez aujourd’hui. Plus maintenant. C’est impossible, comprenez-moi. Je n’en ai plus la force… J’y ai renoncé voilà bien longtemps, vous le savez.
– Je comprends votre douleur, mon ami, et respecte votre choix. Je sais que la plaie que vous a causé la triste fin de Mäki ne pourra se refermer. Nul parmi nous ne l’a oublié, ni n’oubliera le sacrifice qu’il fit pour nous. Mais vous pouvez à présent aider Jalmari. Notre peuple se meurt un peu plus chaque jour. Nous avons vraiment besoin de vous. Il le faut pour lui…

Le vieil homme marqua une pause avant d’ajouter :

– …Et il le faut aussi pour vous !

Dunman restait prostré, ne pouvant prononcer le moindre mot. Ilmari et les trois autres hommes de l’escorte regardaient tour à tour Dunman et Lehtinen. Ce dernier finit par s’approcher du vieil ermite et lui posa la main sur l’épaule en disant calmement, mais d’une voix presque implorante :

– Je vous en supplie. Essayez. Une fois au moins. Le Don est toujours présent en vous, je le sens. Vous ne pouvez continuer à vous reprocher indéfiniment la mort de Mäki. Il était condamné dès sa rencontre avec la Dame des Ombres. Vous ne pouviez plus rien pour lui…
– Vous êtes juste et sage, Maître Lehtinen, mais cette fois vous vous trompez. J’aurais pu, j’aurais dû le sauver. Son regard au moment du Passage-sans-retour continue encore aujourd’hui à hanter mes nuits. Jamais de ma vie je n’ai vu autant de détresse, autant de désarroi dans les yeux de quelqu’un. Et j’ai échoué à soulager ses souffrances, à lui qui était pourtant mon plus proche compagnon. J’ai failli ce jour et ne me le pardonne pas. Mais vous avez néanmoins raison sur un point : je me dois de tenter de soulager le Messager Jalmari. Il serait lâche et égoïste de ne rien faire. Conduisez moi près de lui s’il vous plaît, et faites préparer l’instrument rituel. Mais je crains que vous n’ayez fondé bien trop d’espoir sur moi. Je crois que mon Don est mort avec Mäki…

Maître Lehtinen ouvrit précautionneusement la porte de la maison devant laquelle le petit groupe se tenait et Dunman, l’air plus vieux et fatigué que jamais, le suivit à l’intérieur.

29. Le vieux Guérisseur

(par Laurent Femenias, ajouté le 02/02/04 18:55)

De longues heures s’étaient écoulées depuis que Dunman avait revêtu son ancien habit de Guérisseur et s’était enfermé seul avec Jalmari. Il avait souhaité bénéficier du maximum de calme et avait demandé aux proches du jeune Messager de rester à l’extérieur. La tâche qu’il avait à accomplir lui coûtait visiblement beaucoup d’efforts et tout le monde s’était montré très compréhensif. A commencer par le vénérable Lehtinen, qui avait montré l’exemple et était resté dehors, perdu dans ses pensées, une bonne partie de la journée. La clairière du Loup argenté était en proie à une agitation inhabituelle pour ces terres d’ordinaire calmes et paisibles. Chacun voulait avoir des nouvelles de Jalmari et l’inquiétude était dans tous les regards. Néanmoins, l’atmosphère demeurait recueillie et silencieuse, chacun cherchant à aider Dunman – qui devait atteindre un fort degré de concentration – du mieux qu’il le pouvait. Certains étaient pourtant venus de loin, souvent même d’au-delà du Cours de cristal, pour soutenir leur frère qui se trouvait entre la vie et la mort. Le Peuple de la Forêt diminuait année après année et la vie de chacun était infiniment précieuse. Jalmari était en outre unanimement apprécié et respecté en raison de son courage et surtout de sa grand gentillesse.

A l’intérieur, Dunman ne quittait le chevet du jeune homme. Un chant psalmodié lentement s’élevait inlassablement de la Chambre de Guérison, un chant triste et beau dont le sens échappait à la petite foule rassemblée dans la clairière. Le rituel était complexe et seul les Guérisseurs étaient à même de le mettre en œuvre. Il fallait faire prendre à intervalles réguliers au malade des décoctions d’herbes amères et de plantes sauvages. Le reste du temps, le Guérisseur récitait et chantait sur la Harpe rituelle les Mots de Guérison, qui dit-on, étaient ceux de la naissance de Tienyesinta la Grande, la Verte Forêt, bien avant qu’elle ne devienne Galinda la Noire. Mais nul ou presque à ce jour n’en comprenait plus les paroles, mots du passé en une langue perdue pour son propre Peuple, trésor qui sombrerait bientôt définitivement dans l’oubli quand les derniers sages de la Forêt auraient à leur tour perdu la mémoire. Dunman n’était pas des leurs par sa naissance, mais il l’était de cœur. Et son savoir était immense. Il chantait à présent, chantait sans s’arrêter, d’une voix semblable au souffle du vent dans les arbres, tantôt murmurée et douce, tantôt grondante comme le tonnerre. Et ses doigts accompagnaient les mots sur la Harpe, instrument dont la musique ne résonnait plus désormais qu’une fois l’an, lors de la grande fête du Cœur du Printemps, tandis que l’on célébrait le retour à la vie de la Forêt. Seuls les Guérisseurs et les Bardes connaissaient l’Art. Le vieux Lehtinen demeurait le seul Barde, et nul depuis Dunman n’avait montré de réelle aptitude pour le Don des Guérisseurs. Peut-être était-ce là le signe ultime du déclin inexorable du Peuple de la Forêt, jadis puissant et important, aujourd’hui réduit à une centaine d’âmes tout au plus.

Dunman avait quitté l’habit des Guérisseurs depuis de longues années déjà, mais les mots si souvent répétés lui revenaient naturellement, juste peut-être un peu plus douloureux encore que par le passé. Le chant avait vite gagné en assurance après un début hésitant, et les doigts que l’on aurait pu croire rouillés semblaient reprendre vie tout en courant sur les cordes. Jalmari pendant ce temps demeurait étendu, faible et fiévreux, inconscient le plus souvent mais parfois délirant et criant des paroles étranges et sinistres. La journée entière passa ainsi, sans que Dunman prenne le temps de se reposer, lui qui avait pourtant voyagé toute la nuit. Ce n’est qu’au coucher du soleil qu’il sortit enfin, épuisé mais souriant. Plusieurs personnes étaient restées à l’attendre, malgré le temps qui s’était considérablement dégradé et le vent froid qui soufflait. Parmi celles-ci se trouvaient Lehtinen et Ilmari. Du soulagement et un grand sentiment de gratitude se lisaient désormais dans leurs yeux.

– Je crois qu’il va s’en sortir, dit Dunman d’une voix cassée. Il dort. Le plus dur est maintenant derrière lui.
– Je savais que je pouvais compter sur vous, cher ami, répondit Lehtinen. Merci pour tout. Nous pourrons désormais veiller Jalmari en paix. Mais vous aussi avez besoin de repos. Ilmari va vous conduire à votre chambre que vous puissiez dormir quelques heures.

Les deux hommes partirent ensemble vers une autre clairière un peu plus loin dans la Forêt où une chambre et un lit confortable avaient été aménagés pour le Guérisseur. Dunman s’étendit et sombra presque aussitôt dans un sommeil sans rêve.

30. Un retour en hâte

(par Laurent Femenias, ajouté le 02/02/04 19:00)

Le lendemain à l’aube, Dunman voulut prendre des nouvelles du jeune Messager. Il trouva à nouveau Lehtinen dans la clairière du Loup argenté, s’entretenant d’un air visiblement très préoccupé avec trois personnes. L’une d’elles portait la tenue des Messagers, les bottes et la cape encore couvertes de terre, et rentrait visiblement tout juste de mission. Le vieil homme se dirigea vers Dunman dès qu’il le vit arriver :

– Cher Dunman, encore merci pour ce que vous avez fait hier. Jalmari va beaucoup mieux même s’il n’a pas encore repris conscience. La fièvre est tombée et il dort à présent paisiblement. Mais des nouvelles inquiétantes nous sont parvenues dans la nuit. J’allais justement vous faire appeler. L’un de nos Messagers – il fit un signe en direction de l’homme qui se tenait à présent un peu en retrait – de retour cette nuit des terres d’Oscura nous confirme que l’Ombre s’est encore étendue. Et ce n’est malheureusement pas tout. Des Loups ténébreux ont été aperçus ces derniers jours à proximité du sentier forestier, non loin de votre demeure. Jamais ils ne s’étaient encore autant éloignés de la Tour Noire. C’est tout simplement incompréhensible…

Le cœur de Dunman s’était mis à battre à tout rompre et il devint livide. Sam, pensa-t-il ! Pourvu qu’il n’ait pas quitté la maison…

Dunman expliqua alors à Lehtinen comment il avait décidé de prendre sous sa protection le jeune homme. La présence des Loups le mettait sans aucun doute en danger, même s’ils ignoraient encore son existence. Et il ne fallait surtout pas que leur maîtresse découvre que quelqu’un d’étranger à Galinda avait osé violer l’interdit de la Forêt. La situation venait d’évoluer brutalement et Dunman demanda qu’on lui fasse seller un cheval le plus rapidement possible. Il ne pouvait laisser Sam plus longtemps… s’il n’était pas déjà trop tard.

Après être passé rapidement voir une dernière fois Jalmari, toujours profondément endormi dans sa chambre, Dunman salua ses amis, les quitta et galopa le plus vite qu’il put le long du sentier. Il était à présent très inquiet et ressentait une profonde culpabilité. S’il était arrivé malheur au jeune Sam, jamais il ne pourrait se le pardonner. Il fallait absolument que Sam ait respecté scrupuleusement ses consignes. Il le fallait… S’il n’avait pas quitté la maison, peut-être les Loups ne l’avaient-ils pas trouvé… Peut-être… Dunman ne savait que penser de cette nouvelle affaire. Sous la pluie battante, il poussa sa monture à la limite de ses forces. Jamais il n’avait traversé la Forêt aussi rapidement. Et l’inquiétude croissait à mesure qu’il progressait vers le sud ouest, vers sa vieille maison qu’il craignait à présent de retrouver.

Arrivé en vue de chez lui, il fut toutefois quelque peu soulagé de constater qu’aucun dégât apparent n’était à déplorer. Avec un peu de chance, il allait trouver son jeune protégé lisant tranquillement dans la bibliothèque. Cependant, lorsque il ouvrit la porte de sa vieille cabane, il sut que ses pires craintes étaient bel et bien fondées et dut bien se rendre à l’évidence : Sam n’était plus là…

31. La chambre grise

(par Laurent Femenias, ajouté le 02/02/04 19:03)

La première sensation qui s’imposa à Sam lorsqu’il revint enfin à lui fut celle d’un atroce mal de crâne, comme si sa tête était prise dans un étau. Au moins la douleur signifiait-elle qu’il était vivant, ce qu’il n’aurait jamais cru possible après ce qu’il lui était arrivé. Il se rappelait nettement l’attaque des loups sur le chemin forestier, du moins le début, avant qu’il ne perde connaissance. Puis c’était un gigantesque trou noir.

Lorsqu’il parvint à ouvrir les yeux, il lui fallut un long moment pour commencer à distinguer l’endroit où il se trouvait. Il tenta de bouger les jambes puis les bras, mais ce fut en vain. L’effort était trop important compte tenu de l’état dans lequel il se trouvait, et son corps refusait de lui obéir. Il était presque entièrement recouvert de pansements et de bandages et se sentait extrêmement faible. Il avait dû perdre beaucoup de sang. Et sa tête lui faisait si mal ! L’engourdissement de ses sens s’estompa peu à peu et il eut l’impression que la douleur envahissait les moindres recoins de son corps. Au bout d’un moment – dont il fut bien incapable de dire s’il avait duré quelques minutes ou de longues heures – il parvint néanmoins à rassembler assez d’énergie pour se redresser et comprit qu’il était étendu dans un lit.

Le lit, simple mais confortable, était avec une petite table de chevet l’unique élément de mobilier de la chambre dans laquelle Sam se trouvait : une petite chambre grise et à moitié plongée dans la pénombre. Sam était rassuré d’être en vie mais se demandait néanmoins où il pouvait bien se trouver. Et surtout qui avait bien pu le tirer de la situation dans laquelle il s’était mise. Car il était évident que quelqu’un l’avait sauvé, mais qui ? Il n’avait pas non plus la moindre idée du temps qui s’était écoulé depuis l’attaque des loups. Ah, si seulement il était resté tranquillement à la maison à attendre Dunman comme il était censé le faire… Et Dunman justement, où était-il à l’heure actuelle ? Peut-être était-il terriblement inquiet de le savoir disparu. Il devait quitter cet endroit, quel qu’il soit, le plus rapidement possible pour tenter de retrouver le vieil homme.

Il lui fallait tout d’abord connaître le lieu où il se trouvait et quelles intentions les habitants avaient à son égard. Quelques minces rayons de soleil filtraient timidement au travers d’une étroite fenêtre, mais Sam était encore bien trop faible pour tenter de se lever et d’y jeter un œil. Il se laissa retomber dans le lit pour réfléchir, épuisé et inquiet. Et la douleur ne lui laissait guère de répit.

C’est alors qu’il distingua dans un recoin sombre de la pièce une silhouette qui se tenait immobile et silencieuse. Depuis combien de temps cette personne était-elle là à l’observer ainsi ? Sam n’en avait pas la moindre idée. Constatant que le jeune homme avait enfin fini par la remarquer, elle fit un pas en avant de manière à ce que la lumière de la fenêtre vienne éclairer suffisamment son visage, à la beauté froide et familière. Les yeux écarquillés, Sam reconnut la mystérieuse jeune fille de la Forêt.

32. Ange ou démon ?

(par Laurent Femenias, ajouté le 12/02/04 17:19)

Grande de taille et plutôt mince, presque frêle même, elle paraissait plus jeune encore qu’il ne l’avait pensé tout d’abord en l’apercevant de loin au crépuscule, filant telle une ombre parmi les arbres. Il pouvait à présent la voir de près et dans le jour, sans qu’une capuche vienne lui masquer en partie le visage. Malgré son apparence fragile, de la force et une grande confiance en soi pouvaient se lire dans ses yeux. Ses cheveux longs et bruns tombaient détachés sur ses épaules et encadraient un visage assez pâle. La jeune fille était vêtue d’une robe grise et simple, conçue visiblement avant tout dans un but pratique, semblable à celle qu’elle portait lors de leur folle course poursuite à travers la Forêt. Combien de temps s’était-il écoulé depuis lors ? Un jour ? Plusieurs ? Sam n’en avait pas la moindre idée.

Pendant qu’il réfléchissait, elle ne cessait de le fixer, de le regarder droit dans les yeux, et il se sentait de plus en plus mal à l’aise, ne sachant comment interpréter son sourire énigmatique, mi sévère, mi moqueur : était-ce une expression de satisfaction en le voyant revenir à la vie ? ou au contraire le signe du plaisir carnassier du prédateur sûr de lui, sachant sa proie à sa merci et retardant le moment de l’assaut final pour mieux le savourer ? Quelque peu angoissé, il n’osait rompre le silence pesant qui enveloppait la pièce. Il soutint néanmoins son regard gris incroyablement clair et pénétrant, déterminé à ne pas lui laisser l’occasion de se rendre compte de ses doutes et de ses interrogations. Cela eu l’effet surprenant de la faire sourire plus franchement encore :

– Je vois que tes capacités de récupérations sont excellentes, bien meilleures que je ne le pensais au départ. Ta petite escapade sylvestre laissait présager une nature bien plus faible. Mais je dois dire que je préfère te voir vif que mort.

Sa voix était claire et assez mélodieuse, mais possédait également un côté dur et froid. La jeune fille ne semblait guère dépasser dix-sept ou dix-huit ans mais sa façon de parler, son intonation, correspondaient à celles d’une personne bien plus âgée. Un léger accent, inconnu à Sam, ajoutait un peu plus encore à son aspect étrange. Elle s’approcha tout à coup de lui et il tenta instinctivement de reculer. Mais ses forces étaient trop faibles et la douleur un instant oubliée redoubla d’intensité. Il voulut ouvrir la bouche mais la fille ne lui en laissa pas le temps :

– Notre invité est bien suspicieux ! Croit-il que nous l’ayons tiré des crocs des Loups pour le laisser à présent se vider de son sang ? Sache que tu es ici de par ma volonté et qu’entre ces murs, je suis la seule et unique maîtresse. Laisse-toi faire maintenant, je dois changer ton pansement.

Sans se départir de son léger sourire au coin des lèvres qui semblait désormais chargé d’un soupçon d’ironie, elle avait parlé d’une voix forte et sèche qui n’admettait pas de refus. Sam détestait cet air arrogant qu’elle arborait et qui donnait un aspect cruel et presque effrayant à son visage. Et se savoir sans défense en ces lieux n’était pas pour le rassurer. Mais il fut bien contraint de la laisser faire, se demandant ce qu’elle voulait de lui. Pourquoi et comment l’avait-elle sauvé des loups ? De longues minutes durant, elle s’occupa de lui et soigna ses blessures, nettoyant les plaies et lui appliquant divers onguents. Une fois qu’elle eut terminé sa tâche, elle se pencha vers lui et lui dit d’une voix qui se fit soudain douce et presque ensorcelante :

– Il te faut à présent te reposer, ami Visiteur de la Forêt. Tu es faible et je veux que tu récuppères quelques forces d’ici à demain. Tu auras, j’en suis persuadée, de nombreuses choses à me dire… Ce n’est pas tous les jours que l’on croise un jeune homme dans les parages. Mais bois donc un peu, tu te sentiras mieux.

Tout en parlant, elle avait sorti d’une poche de sa robe une petite fiole qu’elle déboucha et approcha des lèvres de Sam. Sa voix l’hypnotisait littéralement et il n’eut d’autre choix que d’avaler deux gorgées du liquide amer et à l’odeur forte qu’elle lui tendait.

– Bien. Et à présent, dors ! Bientôt, nous aurons de la visite. Et je te veux plus présentable pour l’occasion.
– Mais qui êtes vous ? Et où sommes nous ? Et que me voulez-vous ? commença-t-il faiblement et d’une voix éteinte.

Mais si elle répondit à ses questions, il n’eut pas le temps de l’entendre. La potion faisait déjà son effet sur son corps affaibli et la tête se mit à tourner tandis qu’il voyait la mystérieuse jeune fille esquisser un sourire satisfait qui lui sembla étrangement déformé et inquiétant sous l’effet de la drogue. Puis il se sentit entraîné dans un gouffre sans fond et, ne pouvant résister davantage, sombra dans la nuit et les ténèbres.

33. Visite – 1

(par Laurent Femenias, ajouté le 26/02/04 12:12)

Sam marchait d’un pas vif derrière le vieil homme, mais peinait presque à le suivre. Dunman se faufilait entre les arbres à une vitesse impressionnante compte tenu de son âge avancé. Il zigzaguait, partait à droite, à gauche, revenait parfois en arrière lorsqu’il réalisait s’être trompé de direction, et ne cessait de maugréer :

– Dépêche-toi donc un peu si tu ne veux pas que nous arrivions trop tard ! Tu es bien essoufflé pour ton âge. Allez, suis-moi !

Tandis qu’ils s’enfonçaient plus profondément dans les bois, les arbres se faisaient de plus en plus vieux et imposants, et le brouillard s’épaississait.

– C’est toujours comme ça quand on approche du centre de la Forêt. Nous entrons dans les terres des Brumes Eternelles. Je ne me suis pas trompé.

Dunman semblait satisfait même si Sam se demandait comment ils pourraient retrouver le chemin du retour. Il y avait bien longtemps en effet qu’ils avaient laissé derrière eux tout sentier tracé et seuls les souvenirs du vieil homme les guidaient à présent. Dunman s’arrêtait parfois, prenant appui sur le solide bâton de frêne qui ne le quittait jamais lorsqu’il partait en forêt. Il réfléchissait alors quelques instants en marmonnant quelques mots dans sa barbe, puis repartait de plus belle, presque en courant.

– Je vais le retrouver Sam. Le Cœur de la Forêt ! Le lieu sacré des Anciens. Je vais le retrouver et te montrer pourquoi il y a toujours de l’espoir ! Oui, je te ferai voir si je le peux ce qui subsiste aujourd’hui encore de Tienyesinta, le Verte Forêt. Des forces demeurent ici contre lesquelles même la puissante Dame des Ombres ne peut rien. La Forêt est ancienne Sam, bien plus qu’Oscura. Ah, il me semble que c’est par là !

Sam continuait à suivre Dunman entre les ombres brumeuses des chênes millénaires. L’air humide était empli d’odeurs de mousse et de bois mouillé, de senteurs hors du temps. La Forêt semblait peuplée de présences mystérieuses.

– Maître Dunman, que sont ces bruits dans le lointain ? Y a-t-il quelqu’un d’autre ici ?
– Non, Sam. Nous sommes seuls. Ne te laisse pas distraire par les fantômes du passé.
– Mais ce sont bien des voix que j’entends. Et qui se rapprochent il me semble.
– Ne les écoute pas. Contente toi de me suivre et ne pense à rien d’autre.

Mais Sam ne pouvait ignorer ces voix qui se faisaient de plus en plus claires. Dunman s’éloignait peu à peu et Sam avait beau courir, sauter par-dessus les épaisses racines du mieux qu’il pouvait, il ne parvenait à rattraper le vieil homme.

– Reste avec moi, Sam. Suis-moi te dis-je !

Mais c’était impossible. Et ces voix ! Elles résonnaient à présent dans sa tête distinctement.

Deux personnes étaient en train de parler. Deux voix féminines :

– … La compassion ne mène à rien.
La voix était sèche et aigue. Trop aigue. Désagréable.

– Je le sais bien. Et là n’étaient pas mes raisons, je vous l’ai dit.
– Peut-être pourrons-nous effectivement en tirer profit. L’avenir nous le dira. Mais ton geste était dangereux pour nous.
– Laissez moi vous le montrer.

Sam réalisa soudain où il était : la chambre grise, la mystérieuse jeune fille. La deuxième voix était la sienne, cela ne faisait aucun doute. Sam la reconnaissait même si elle avait quelque peu perdu de son assurance. La première voix, en revanche, lui était inconnue et lui glaçait le sang. Les deux femmes se trouvaient dans la pièce à côté et Sam sentait son cœur battre à tout rompre. Dunman, le Cœur de la Forêt, avait-il donc seulement rêvé ?

Une porte grinça bruyamment dans l’obscurité du fond de la chambre et deux silhouettes s’avancèrent hors des ténèbres. Derrière la jeune fille des bois se tenait l’autre Dame, qu’il ne connaissait pas. Cette dernière se contentait pour l’heure de le toiser d’un air froid et méprisant.

34. Visite – 2

(par Laurent Femenias, ajouté le 13/03/04 08:57)

Et c’est ainsi qu’il la vit pour la première fois, celle qui hantait ses cauchemars, la terrible et redoutée Oscura, Dame Noire de Galinda. Etait-ce donc cette simple femme qui terrorisait la Forêt depuis si longtemps ? Son apparence physique était étrange mais peu impressionnante au bout du compte : grande et décharnée, les membres fins et fragiles d’apparence, elle portait une robe noire couverte de broderies, qui avait dû être de grande valeur autrefois mais était aujourd’hui passée et élimée. Ses cheveux étaient fins et d’un noir intense, et son visage sans âge, pâle et sans la moindre marque du temps, sans ride aucune. Néanmoins ses traits étaient creusés et ses yeux noirs profondément enfoncés dans ses orbites. Ses yeux ! C’était sans doute là que se lisait toute sa force et sa puissance. Son regard était terrible, glacial, froid comme la mort, hypnotique. Sam commençait seulement à comprendre les malheureux qui avaient perdu la raison suite à un contact trop prolongé face à cette Dame des Ombres. Elle semblait emplie d’une méchanceté sans borne.

Mais à cette heure, elle le regardait à peine. Dans se yeux ne pouvait d’ailleurs même pas se lire une quelconque haine vis-à-vis de lui, mais seulement un profond mépris. Sam se sentait mal à l’aise et impuissant. Il aurait aimé se lever et fuir cet endroit qui lui apparaissait désormais horrible. Ou mieux : fermer les yeux, les rouvrir et s’apercevoir que tout cela n’était qu’un affreux cauchemar de plus, qu’il était toujours dans sa chambre de la cabane de Dunman, confortable et douillette. Mais il savait bien qu’il ne rêvait plus, et qu’il lui fallait déterminer rapidement un plan d’action. Que répondre à la Dame des Ombres quand elle l’interrogerait – ce qui arriverait immanquablement ?

La montée d’adrénaline qu’il ressentait lui faisait oublier pour le moment son mal de crâne et ses autres douleurs dans tout le corps. Il regardait désormais la jeune fille, qui se tenait toujours devant Oscura, à deux pas de son lit. Elle était méconnaissable par rapport aux impressions qu’elle avait pu donner d’elle-même quelques heures seulement auparavant. De l’arrogance la plus totale, elle était passée à une attitude craintive et soumise. Elle regardait vers le bas, n’osant pas poser directement son regard sur Sam. Mais qui était-elle ? L’aurait-elle sauvé uniquement pour le jeter ensuite presque immédiatement dans les griffes d’Oscura ? Cela n’avait pas de sens. Mais cela avait au moins le mérite de dissiper quelque peu les doutes quant à ses intentions à son égard…

C’est alors que la Dame Noire le fixa.
Il sentit son regard au plus profond de son âme et la douleur revint instantanément. Il se sentait nu, dépouillé, terriblement faible. Il ne pouvait rien lui cacher. Elle saurait tout de lui. Il avait l’impression qu’elle était dans sa tête.
Se fermer, cacher ses pensées, faire le vide. Sam faisait des efforts immense pour se contrôler mais c’était quasiment impossible. Elle étendait son emprise sur sa volonté. Et il était à présent terrifié.

D’une voix lente, enjôleuse et irréelle, Oscura prit la parole.

35. Visite – 3

(par Laurent Femenias, ajouté le 18/03/04 11:06)

– Mon jeune ami, je vois que vous semblez à présent bien remis de votre récente… rencontre avec mes Loups. Il leur arrive parfois d’être un peu… comment dire… vifs avec des inconnus. J’aurais été fort peinée qu’il vous soit arrivé malheur. Veuillez encore nous excuser pour ce qui pourrait vous apparaître comme un manquement certain aux règles les plus élémentaires de l’hospitalité ; je vous assure que cela n’était nullement notre intention. Bienvenue dans ma Forêt quoi qu’il en soit.

Elle marqua une courte pause avant de continuer :

– Mais nous n’avons même pas procédé aux présentations d’usage il me semble. On m’appelle Oscura, et voici ma fille Estella. A qui ai-je l’honneur ?

Sam restait muet. Des frissons lui parcouraient le corps et il sentait des gouttes de sueur froide lui dévaler le long du dos. Pourquoi cette femme s’adressait-elle à lui ainsi ? Que cachait-elle derrière cette voix trop douce et mielleuse pour être sincère ? Et la mystérieuse demoiselle des bois serait la propre fille d’Oscura… Comment se faisait-il qu’il n’ait jamais entendu parlé d’elle jusque alors ?

– Allons, jeune homme, je ne vous veux aucun mal. Si cela avait été le cas, il m’aurait été facile de le faire depuis longtemps. Cessez donc de trembler ainsi. Peut-être avez vous entendu parler de moi par des personnes mal intentionnées ? Je souffre malheureusement d’une réputation largement injustifiée. Croyez bien que je veux juste faire votre connaissance, et savoir ce qui vous amène sur mes terres.
– Je m’appelle Sam Harper, et j’habite entre Circle-Rock et Greybury. Je souhaitais juste cueillir quelques baies à la lisière de la forêt quand je me suis perdu. Je vous remercie de votre accueil mais je voudrais rentrer chez moi à présent. Ma famille doit m’attendre et être morte d’inquiétude.
– Si vite, et sans nous avoir un peu plus parlé de vous ? Vous nous vexeriez, mon jeune ami. C’est que nous sommes loin de recevoir de la visite sur nos terres tous les jours.

Sam était prisonnier. C’était tout à fait clair maintenant. La Dame des Ombres lui fit un sourire, difforme, bien trop forcé et accentué pour être honnête. Elle poursuivit :

– Votre famille et vos amis se font sans doute du mauvais sang pour vous, vous avez raison. Souhaiteriez-vous que nous les fassions prévenir que vous allez bien et que vous bénéficiez encore quelques temps de notre hospitalité ? Vous êtes encore bien trop faible pour nous quitter. Et vous avez encore tant à nous apprendre sur vous, sur la vie des villages du sud. Ma fille m’a indiqué que vous avez beaucoup parlé durant votre sommeil, et qu’un nom revenait souvent à vos lèvres. Peut-être un ami à vous ? Quelqu’un qui aimerait avoir de vos nouvelles ?

Dunman ! Il avait parlé de Dunman dans ses rêves et ainsi peut-être trahi involontairement le vieil homme… Que faire désormais ? Sam ferma les yeux pour ne plus voir le sourire mauvais qui se dessinait de plus en plus nettement sur le visage d’Oscura.