Les aventures de Théodore et Balthazard

 

Épisode 2 – Le Croisement du Saule

 

Balthazard Lavard étira sa grande carcasse et se gratta frénétiquement les cheveux. Il s’assit l’air ébahi, et vit au loin le soleil darder ses derniers rayons sur le massif montagneux qui dessinait l’horizon. « Ah mais non ! Comment peut-il être aussi tard ? ». Il se leva, mit son chapeau et descendit à grand pas la colline où il s’était assoupi. Lorsqu’il était pressé, on ne pouvait trouver en ce pays de marcheur plus infatigable que Balthazard, et il marchait là où d’autres auraient couru. Il arriva au Croisement du Saule à la nuit tombée.

Les causes de l’incident demeurent obscures. Balthazard ne leva, semble-t-il, pas un sourcil à l’abord du croisement. Il avait hérité de son grand-père l’habitude funeste de regarder ses bottes tout en marchant. Madame Eglantine, qu’il avait plus d’une fois manqué renverser pendant qu’elle cueillait ses framboises, pouvait l’attester. Mais on ne saurait nier la part de responsabilité de Théodore Rastignac, qui, en cette heure indue, faisait un croquis de fleur, près du croisement, une bougie à la main. Le malheur était que Théodore, de dos, cachait la bougie et qu’il se releva au moment même ou Balthazard accélérait le pas. Il va sans dire que le choc fut rude.

Théodore put jurer de la violence de l’impact mais n’eut que le temps d’entrapercevoir une forme noire, lourde mais vive, un moment arrêtée par la surprise, qui tentait de le saisir désespérément par le bras, avant que sa tête ne heurte lourdement la pierre. Tout à la réalisation de son ouvre, il fut reversé comme un ballot de paille par Balthazard.

Après une inconscience profonde durant laquelle il s’occupa à des rêves fort peu agréables, Théodore ouvrit lentement les yeux. Une forte pression s’exerçait sur son crane que Balthazard avait, à l’aide d’un bras de chemise, orné d’un turban fort exotique en guise de pansement. En voyant ce redoutable infirmier penché sur lui d’un air soucieux, Théodore crut que ses cauchemars n’étaient pas finis en fin de compte ; mais non, aucun cauchemar ne pouvait lui imposer cette vision d’horreur, il était bien éveillé.
« Encore vous ! » fut tout ce qu’il trouva à dire.

Cette apostrophe est à l’origine de bien des débats. Au sein des textes de la tradition qui sont parvenus jusqu’à nous, elle est l’unique occurrence suggérant que Balthazard et Théodore se connaissaient déjà avant à leur rencontre. Dans son compte-rendu de 2024, John Ronwan a pu en tirer la conclusion que le texte ici rapporté était apocryphe. On verra dans la suite de ce récit que cette opinion peut se prévaloir de certains faits tout aussi troublants.

« Madame Eglantine ? » fit Balthazard, en regardant avec crainte le visage de Théodore faiblement éclairé par la bougie vacillante. « Est-ce vous ?»

« Je vous en prie, arrêtez votre mascarade, bien sûr que non je ne suis pas votre Madame Eglantine. Aidez-moi plutôt à me relever. » Dans un grognement de douleur, Théodore, aidé de Balthazard, réussit à se hisser sur ses jambes.
« Prenez mon carnet et mes crayons, voulez-vous ? Mon moment d’inspiration s’est maintenant envolé grâce à vos bons soins. »
Théodore recouvrait peu à peu ses esprits et il en vint vite à vouloir taquiner celui qui l’avait si violemment bousculé.
« J’espère que vous m’offrirez bien un remontant après votre lâche agression. Je suppose que, tout comme moi, vous aimez le Madère ? » Etait-ce dû au vent sifflant dans les branches des arbres alentour ou à un soupir échappé à Balthazard ? Toujours est-il qu’un frisson de peur parcouru l’échine de Théodore qui manqua s’écrouler à nouveau sur le sol.
« Conduisez-moi chez vous, c’est le moins que vous puissiez faire, je crois. Vous ne refuseriez pas le dernier souhait d’un mourrant, n’est-il pas vrai ? »

Ici les annalistes divergent. Emiliano Vampano a prétendu retrouver dans le ton du texte et la mention du Madère les réminiscences du récit Quête ou Anti-Quête et en a déduit, sans doute hâtivement, que leurs auteurs étaient identiques. Mais la majorité des commentateurs se sont opposés à cette interprétation en faisant valoir la difficulté méthodologique qu’il y avait à associer un récit où Balthazard et Théodore interprètent des hommes à un autre où ils interprètent des Hobbits, ainsi que la suite du récit le laisse deviner.

« Certes non, je suis navré pour votre bosse, dit Balthazard. Allons, venez, je vous emmène dans mon trou ». Il saisit Rastignac et le mit sur son dos. C’était un étrange équipage qui se mit en route au Croisement du Saule, en pleine nuit, à la lueur des étoiles.
« Bon, il faut que j’élucide deux ou trois points, reprit Balthazard. Passe encore que défiant toute logique vous prétendiez si bien me connaître, alors que je n’arrive pas à me souvenir où je vous ai déjà vu. Mais que vous vous trouviez au croisement du Saule, de sinistre réputation, dans la nuit noire à dessiner je ne sais quelle fleur, dépasse tout ce que j’ai vu ! »
– Une fleur peut-être, mais pas n’importe laquelle, permettez-moi de vous le dire. Figurez-vous que dans les prés de Saule pousse la seule fleur phosphorescente que l’on connaisse. On n’en connaît que fort peu d’exemplaires et je m’évertuais justement à tenter d’en saisir la beauté durant cette nuit sans lune. Mais elle est éphémère, et demain, elle sera sûrement fanée. Il me faudra alors reprendre mes recherches. »
Théodore parlait à voix basse, déçu de cette occasion manquée mais bien décidé à renouveler l’expérience. Amoureux de la nature, il aimait, dans ses moments de solitude, se promener sur les chemins caillouteux avec pour seul compagnon le bruit de ses pas.
« Voilà pour la raison de ma présence. Mais vous, pourquoi vous amuser à bousculer ainsi les badauds en pleine nuit ? Oh, et puis lâchez-moi maintenant, je peux très bien marcher seul, je ne suis pas un ballot de paille.
– Ah dites donc, vous pourriez me remercier de vous avoir porté secours au lieu de me houspiller ! Et puis vous êtes apparu au croisement tout soudainement comme un hobbit de son trou ! Vous êtes blessé et il faut bien que je vous porte, alors cessez de gigoter comme une oie! Mais c’est qu’on n’y voit goutte. Nous allons nous perdre ! »
La nuit était d’un noir d’encre. De cette obscurité, il semblait à Balthazar et à Théodore que tout un peuple d’ombres les contemplait et murmurait à leur passage. Balthazard marchait sans lever les yeux, fixant ses bottes toujours, tandis que Théodore, qui claquait des dents, s’accrochait avec une sorte de fureur à ses cheveux. Pour leur plus grand malheur, que ce fût en raison de son fardeau ou des ténèbres environnantes, Balthazard perdit son chemin. Il résolut néanmoins de n’en rien dire à Théodore qui continuait de pérorer d’une voix tremblante sur la fleur des prés de saules pour se donner du courage.

Bercé au rythme rassurant des pas de Balthazard, Théodore finit par s’apaiser et arrêta bientôt son soliloque.
« Vous savez, vous ressemblez beaucoup à votre frère, je l’ai bien connu avant qu’il ne nous quitte. J’imagine qu’il vous manque autant qu’à moi. » murmura Théodore.
« Peu de temps après, mon propre frère l’a suivi et ce fut la plus grande peine de mon existence. » Il reste un moment silencieux.
« Depuis, la nuit est mon royaume. C’est fini, je ne veux plus montrer ma peine et préfère partager cette ambiance particulière que font naître les ténèbres. Je croise des insectes, des animaux nocturnes en quête de nourriture comme des renards, des chouettes, ce genre de faune. Leur compagnie me suffit ».
Il sifflotait maintenant
« Et parfois déboule quelque insomniaque, comme ce soir » finit Théodore dans un grand rire triste.

« Ah, fit Balthazard, de plus en plus incertain sur la direction à prendre, vous êtes donc Théodore Rastignac ! Mon frère m’a beaucoup parlé de vous. Ce vieil idiot de Théodore, me disait-il, quel phénomène ! Ah, il faut vous reprendre, vous savez, la mort doit être acceptée comme un don, dit-on, l’essentiel en somme étant de mourir à point et avec dignité. Après tout, c’est la vie qui est absurde, pas la mort. Voyez comme Madame Eglantine s’accroche à la vie, cette vieille avare, elle mériterait de voir ses plants de framboises dépérir ! Ne vous laissez pas abattre par le départ de votre frère.

Cette irruption du thème de la gémellité, unique dans les annales théodo-balthazariennes, fut regardée avec scepticisme par les commentateurs. Ronwan y a vu une confirmation du caractère apocryphe du texte. Seul Vampano, heureux d’y trouver un élément semblant accréditer le rapprochement avec Quête ou Anti-Quête, en a fait une étude approfondie. Pourtant, malgré l’origine douteuse du texte, et bien que Vampano se soit discrédité ultérieurement en chantant les louanges de l’adaptation cinématographique du Silmarillion par le cinéaste Peter Jackson, devenu fou comme on le sait sur ses vieux jours, on ne peut se résoudre à tenir pour rien un élément qui procède à la fois de l’immense construction en abyme que constitue toute l’épopée tolkienienne, et du thème du double toujours latent chez Tolkien.

« Saviez-vous, dit Théodore, que notre chère mère, je n’ai jamais trouvé plus excentrique qu’elle, nous avait appelés mon frère et moi du même prénom ? Imaginez-vous la confusion de nos esprits parfois ? Cela dit, même jumeaux et portant la même identité, nous avons été très différents dans notre approche de la vie ; lui, les mots et la poésie, moi, les images et le dessin. Et pourtant, parfois je crois le voir dans mes rêves, heureux, libre mais si loin de moi.
– Dites, c’est encore loin chez vous, poursuivit Théodore? J’ai vraiment soif maintenant. D’ailleurs, j’ai l’impression que vous me faites tourner en rond depuis tout à l’heure. »
– Euh, nous y sommes presque, fit Balthazard d’une voix mal assurée. Quoiqu’à présent certain de s’être perdu, il lui semblait parfois reconnaître à leur forme quelques ombres d’arbres, courbées sur l’étroit chemin où il se trouvait. En vérité, Balthazard approchait, par une voie qu’il n’avait jamais empruntée, du trou cossu de Madame Eglantine.

L’histoire ne dit pas pour quelle raison la vieille avare choisit précisément cette nuit et cette heure pour sortir cueillir des framboises. La rumeur se répandit après coup que sa nièce Pétula, invitée le lendemain de cette nuit fatidique et grande amatrice de Framboises Sautées, le fameux plat Touque, pouvait bien être la cause innocente du drame. Il reste que Madame Eglantine, revêtue d’un châle sombre, se trouvait par extraordinaire auprès de ses plants de framboises lorsque Balthazard et Théodore débouchèrent de derrière son domaine, regardant tous deux en l’air on ne sait quelle étoile. Sa surdité bien connue lui ayant interdit de prévoir cette arrivée soudaine, elle n’eût que le temps de voir avant le choc une énorme masse en mouvement, surmontée en son sommet de deux visages horrifiés, posés l’un sur l’autre, et entourés sur le dessus d’un grotesque pansement en forme de turban. De frayeur, Madame Eglantine poussa, avant d’être dûment aplatie, un cri tel qu’Arda n’en avait pas connu depuis que Morgoth hurla de terreur devant Ungoliant. Balthazard et Théodore, qui crièrent aussi en tombant dans les plants de framboises, en eurent les tympans crevés. Depuis lors, une première chute au Croisement du Saule fut toujours interprétée comme en annonçant une seconde.

C’en fut trop pour Théodore. Une seconde chute en une seule nuit, c’était deux chutes de trop. Avant même que quiconque ait pu émettre la moindre protestation, il fut debout, oublieux du nouveau coup qu’il avait reçu sur la tête et de ses vêtements déchirés par endroit.
« Nom d’un petit bonhomme, c’est un complot ! » explosa-t-il tout en tentant de relever, plutôt rudement, la pauvre Madame Eglantine.
« Balthazard, allez-vous me dire maintenant pourquoi vous persistez à me faire chuter ? » Il tournait en rond comme un lion en cage.
« Et puis, je croyais que nous allions chez vous alors que nous sommes ici, chez cette pauvre dame que vous avez littéralement failli tuer ? »

Il fallut quelque temps à Théodore et à Balthazard pour réaliser qu’ils étaient devenus à moitié sourds.
« Plait-il ? fit Balthazard, une bosse proéminente sur le front. Chez les beaux ânes que j’ai nuitamment alités ? Qu’entendez-vous par là ? »
Puis, il regarda avec effroi Madame Eglantine, ou du moins ce qu’il en restait. C’est avec une certaine tristesse qu’il faut dire ici que son nez, déjà fameux par sa taille, avait pris des proportions oliphantesques. Le corps entouré de ses framboises écrasées comme d’une couronne mortuaire, elle paraissait prête à rendre son dernier soupir. Pourtant un observateur attentif aurait pu deviner, aux sourcils froncés de ce visage difforme, que la vieille avare était déjà en train de fomenter quelque terrible vengeance. Elle n’avait pas encore dit son dernier mot.
Balthazard, effrayé, se rua vers Théodore et l’entraîna avec lui dans sa fuite.
« Partons avant qu’elle ne se réveille cela vaut mieux pour nous ! dit-il.
– Plait-il ? répondit Théodore.
– Vous dites ? reprit Balthazard
Et claudiquant, ils s’évanouirent dans la nuit.
L’histoire ne dit pas si Madame Eglantine se vengea, mais Balthazard et Théodore évitèrent jusqu’à la fin de leurs jours le Croisement du Saule.

Certains annalistes, dont Vampano, toujours imperturbable dans ses excès herméneutiques, s’efforcèrent de donner aux deux chutes successives de Balthazard et de Théodore, en les interrogeant à l’aune de l’importance de la chute dans l’ouvre de Tolkien, une signification qu’elles n’avaient sans doute pas. Quant à nous, nous croyons pouvoir affirmer que le lecteur attentif conclura sans peine, au ton de ce récit et à la lumière de son étrange chute (on nous pardonnera ce jeu de mot douteux), que nous avons affaire ici à un texte apocryphe.