Le Vieux Shaman – Histoire des Hommes

par Jean Chausse

Le vieux shaman se faufilait dans le boyau de la caverne qui menait à la chambre de méditation. Il avait écouté le matin les récits ramenées par les trop rares jeunes hommes du clan qui se risquaient encore sur les lisières de la forêt pour y recueillir des nouvelles du monde extérieur. Or celles ci étaient inquiétante et corroboraient ce que le vieil homme percevait depuis quelques temps déjà dans le chant de l’eau, le parfum de l’air et l’inconfort croissant des animaux. Il avait alors ressenti le besoin de s’isoler du monder pour chercher comment faire face à ce nouveau péril qui s’annonçait et tenter de sauver une nouvelle fois les Hommes de la destruction.

A force de ramper, il finit par déboucher dans la chambre et s’y redressa péniblement. Il s’agissait d’une cavité régulière que de légers coups de pic, jadis, avait en certains endroits discrètement redressée pour lui donner une forme hémisphérique. Les parois en étaient couvertes de peintures d’animaux réalisées il y avait déjà maintes générations. De toutes tailles et de toutes couleurs elles s’imbriquaient parfois les unes dans les autres mais sans jamais se superposer.

Le vieux shaman s’attarda quelques instants à les contempler en songeant à ses lointains ancêtres qui les avaient tracées. La lumière fluctuante de la torche semblait les animer et leur donner une vie propre. Lui qui savait communier, tant avec les bêtes qu’avec les pierres, n’aurait pas été plus surpris que cela de les voir soudain se décoller de la paroi et circuler dans la pièce. Il se dirigeât ensuite vers son siège de méditation composée de deux dalles de pierre. Une horizontale à même le sol et une autre verticale servant de dossier. Cet instrument avait été dressé au jour déjà lointain de son initiation shamanique définitive. A cette occasion, il avait longuement incanté ces pierres et il savait que désormais leur sort et le sien étaient liés. A l’instant ou son cœur cesserait de battre, les deux dalles se briseraient en de nombreux morceaux qui ne seraient jamais plus utilisés pour un quelconque usage. Il s’assit avec lassitude et, pour la première fois, il songeât que ce jour n’était probablement plus très lointain.

Souvenirs d’enfance

Il commença par étouffer sa torche et se retrouva dans une obscurité totale, à plusieurs dizaines de mètres sous terre dans un silence absolu. Cependant, pour plus de recueillement encore, le vieil homme ferma les yeux respira profondément et régulièrement. Il se sentait accablé par le poids des ans. Les siens, tout d’abord, car le cycle des saisons s’était déjà renouvelé bien des fois depuis sa naissance; ceux de son peuple ensuite qui remontaient à une époque si lointaine que rares étaient ceux qui en avaient encore le souvenir.

Comme souvent chez les personnes d’âge, son esprit se tourna naturellement vers les images de son enfance. Il se rappelait parfaitement du jour de son troisième anniversaire, lorsqu’il avait été présenté aux trois vielles Femmes Sages pour qu’elles lisent son avenir au sein des Hommes. Elles s’étaient alors livrées à des pratiques divinatoires, dont même aujourd’hui après son initiation il ignorait les mécanismes. Elles avaient, en particulier lancé à de nombreuses reprises des osselets de cerf sur une peau de sanglier, ou encore contemplé longtemps des baies d’ifs flottant dans un vase de bronze, pour finalement décider qu’il serait un jour le shaman et le guide des Hommes.

Il avait alors été séparé de ses parents et de ses frères et sœurs. Aujourd’hui encore il ressentait toujours dans sa poitrine le déchirement d’alors. Puis durant sept ans il était resté dans une caverne dans le noir total. Parfois seulement, il avait le droit de sortir quelques minutes au crépuscule, à l’heure où les ombres et les lumières se fondent dans des contours incertains, afin que ses yeux ne se déshabituent pas totalement de la vision. Cette longue réclusion avait, elle aussi, été bien cruelle pour un jeune enfant, mais l’initiation était à ce prix. Seul cet isolement total permettait de se dégager des soucis quotidiens et permettait d’atteindre la communion avec les parcelles de lui même que le créateur, le Père de Tous, avait mises dans chaque élément de sa création. C’est ainsi, que petit à petit, il avait appris à développer l’empathie profonde qui permettait de communiquer avec les plantes, les animaux ou certains monolithes.

Durant cette période de réclusion où rien ne permettait de mesurer le temps, il avait aussi développé le don de l’immobilité qui stupéfiait toujours les Étrangers. Il était maintenant capable de rester jusqu’à trois jours sans bouger le moins du monde, au point de pouvoir être confondu avec une statue. Toujours dans la nuit, il avait appris à maîtriser la Substance. Une sorte de pâte composée de plusieurs champignons vénéneux macérés ensembles et dont les effets subtilement se neutralisaient. La Substance permettait, prise en doses savamment calculées, d’atteindre la Transe et de regarder dans le « ce qui peut être » afin d’y entrevoir des choses inaccessibles aux autres mortels. Enfin ces longues années dans l’obscurité lui avait aussi permis d’assimiler l’histoire des Hommes, qui remontait loin, si loin… Tout naturellement son esprit passa doucement de ses souvenirs personnels à ceux de son peuple.

L’enfance des Hommes

Les Hommes s’étaient éveillés il y avait déjà plusieurs dizaines de siècles. Combien de dizaines ? Il ne savait pas exactement, certainement plus qu’il n’avait de doigts sur une main et probablement moins que sur ses deux mains. Les récits des anciens disaient, même si cela semblait incroyable aujourd’hui, que les Hommes s’étaient éveillés alors que le soleil et la lune n’existaient pas encore et que seules des myriades d’étoiles constellaient le firmament. Sous la clarté qu’elles diffusaient ils vécurent d’abord une vie simple et heureuse. Ils péchaient et chassaient dans les rivières poissonneuses et les collines giboyeuses du pays ou ils étaient nés. En ces temps bénis la nourriture était abondante et les femmes fécondes, le peuple des Hommes se multipliait et rien ne semblait devoir ternir ce bonheur simple.

C’est alors que les premiers événements se produisirent. Des enfants qui étaient partis insouciants jouer dans les bois ne revinrent jamais auprès de leurs parents. Puis ce furent de jeunes femmes enceintes qui disparurent à leur tour. Au début les Hommes voulurent croire à des  accidents ou à des coïncidences, mais les disparitions continuèrent avec une fréquence et une précision dans le choix des victimes qui rendait impossible un simple fait du hasard. Petit à petit autour des feux de camps se répandirent des histoires à glacer le sang, de créatures gigantesques et plus sombres que l’obscurité elle même qui guettaient tapies dans l’ombre en attendant leur proie. Les Hommes n’osèrent plus se déplacer seuls et pour dormir allumaient des feux gigantesques et organisaient des tours de garde. La peur était entrée dans la vie des Hommes et elle ne devait plus jamais vraiment les quitter.

Une ou deux générations plus tard apparurent des êtres nouveaux, cruels, faits de chair et de sang qui marchaient debout sur deux pieds et étaient doués de parole. Ils ressemblaient aux Hommes par certains cotés mais n’étaient pas des Hommes. En tout cas personne ne voulait reconnaître en eux une quelconque parenté, même si les Femmes Sages murmuraient entre elles qu’il s’agissait d’horribles rejetons des disparus de jadis. Mais personne ne voulut accepter une telle réalité et les Hommes appelèrent les nouveaux venus les Pervertis ou les Abominations et n’employèrent jamais d’autres noms pour les désigner. Une haine inextinguible s’alluma en leur cœur pour ces créatures de cauchemar et, dans les millénaires qui suivirent, aucun autre peuple doué de parole ne leur fut un ennemi plus implacable. En contrepartie, aucun de ces autres peuples ne fut autant harcelé et persécuté par les Abominations.

Au début les Hommes tentèrent de s’organiser et de résister. Ils tendirent de nombreuses embuscades et massacrèrent des Abominations par centaines. Mais celles ci semblaient se multiplier avec la rapidité de la vermine sur le dos d’un animal malade. Les Femmes Sages et les Shamans de ce temps lointain comprirent vite, d’ailleurs, que cette comparaison était la bonne. Seulement, l’animal était la Terre elle même, et la maladie une sorte de cancer insidieux. Le pouvoir bénéfique qui circulait jusqu’alors dans l’eau des rivières et des lacs semblait reculer face à ce nouveau mal et la vermine des Abominations pouvait pulluler sur le dos de la Terre.

Les Hommes pressés de plus en plus près durent céder du terrain et quitter leurs territoires ancestraux pour des contrées de plus en plus inhospitalières et de plus en plus froides. Mais toujours, les Pervertis les poursuivaient et les harcelaient. Vint un moment où les Hommes se retrouvèrent dans un paysage entièrement glacé sans la moindre végétation. Le froid y était si cruel que les Abominations elles-mêmes renoncèrent à les poursuivre, persuadées que dans de telles conditions tous allaient périr de froid ou de faim.

Mais les Hommes étaient incroyablement plus durs au mal qu’il n’y paraissait et ils avaient l’envie de vivre chevillée au corps. Si beaucoup moururent, d’autres s’adaptèrent et survécurent. Ils apprirent à construire des huttes rondes entièrement de neige et de glace, à creuser des trous dans la glace pour y tendre des lignes de fonds dans la mer qui dormait en dessous, à harponner les phoques qui venaient respirer par ces trous, à alimenter des braseros avec la graisse de ces animaux et à se fabriquer de chauds vêtements avec leurs fourrures. Dans ces conditions si rudes leur taille diminua, à force d’affronter les blizzards leur peau se parchemina et leurs yeux se bridèrent. Leur apparence physique avait changée mais ils vivaient et ils restaient des Hommes.

Les Etrangers

Les Hommes vivaient sur la banquise depuis déjà suffisamment de temps pour que les récits faits par les anciens auprès des poêles à graisse parlant de collines verdoyantes et d’enfants vêtus de simples pagnes parussent des légendes fabuleuses à ceux qui les écoutaient.

Un jour des chasseurs partis en expédition lointaine revinrent précipitamment porteurs de nouvelles stupéfiantes. Un peuple immense d’êtres marchant debout s’avançait sur la glace non loin du campement des Hommes. Certains s’affolèrent alors croyant que les Abominations avaient entrepris une expédition de grande envergure pour en finir avec leurs ennemis. Mais les chasseurs étaient catégoriques. Il ne s’agissait pas des Pervertis mais d’un autre peuple qui venait de l’Ouest et non du sud comme l’auraient fait des Abominations. D’autres éclaireurs furent alors dépêchés avec la mission expresse de voir sans être vus.

Ceux ci suivirent les indications des premiers chasseurs et ne tardèrent pas à découvrir eux même le peuple en question. Ils restèrent confondus d’étonnement. Ces êtres étaient remarquablement beaux et grands, leurs yeux brillaient d’une lueur étrange comme s’ils gardaient le reflet d’une clarté intense et pure, enfin, ils étaient incroyablement endurants et robustes. Alors qu’ils n’étaient pas équipés pour affronter le froid cruel, ils avançaient sur la glace avec courage dans des conditions qui auraient tué rapidement n’importe quel Homme. Fascinés les éclaireurs les suivirent durant des jours. Ils les virent franchir toutes les glaces et parvenir dans les terres tempérées. Là ils les virent fondre comme la foudre sur les Abominations qui montaient la garde contre les incursions des Hommes et les massacrer avec des lames brillantes infiniment plus létales que les harpons d’os que les Hommes utilisaient.

Les éclaireurs rentrèrent alors en toute hâte au campement des Hommes pour raconter ce qu’ils avaient vu. Après de longs palabres les anciens décidèrent que ce nouveau peuple s’il était un ennemi des Pervertis n’était pas du côté du mal. Pour autant ce ne pouvait être des Hommes. Ils le baptisèrent alors les Etrangers. A partir de ce moment le monde des êtres doués de paroles fut séparé en trois catégories. Les Hommes d’abord au centre de la création, les Abominations et ceux qui les conduisaient et les Etrangers. Par la suite les Hommes découvrirent que ceux-ci pouvaient avoir différentes formes, être beaux et lumineux comme ceux qui étaient passés sur la glace ou petits, trapus et barbus et vivant dans des mines ou enfin fort peu différents des Hommes. Mais peu importait ils n’étaient pas des Hommes et tous restèrent des Etrangers.

Les Shamans et les Femmes Sages chacuns de leur coté se réunirent pour débattre de la signification de l’irruption des Etrangers dans le monde. Or pendant qu’ils palabraient longuement entre eux, voici que des signes grandioses apparurent dans le ciel. Deux luminaires se succédèrent l’un pâle et couleur d’argent et l’autre dardant des rayons dorés. Pour la première fois les Hommes découvraient la lumière et ils en furent abasourdis. Que pouvaient signifier tant de bouleversements ?

Les palabres reprirent de plus belle et voici qu’un autre changement se révéla. Les shamans sentirent que le mal qui jusqu’alors se répandait lentement mais sûrement sur la Terre comme un cancer, s’était brutalement rétracté lors de l’apparition des luminaires. Il n’avait pas tout à fait disparu mais il était concentré en un seul point. Certains y voyaient une sorte de germe inquiétant et promesse de sinistres récoltes à venir. Mais d’autres soulignaient que l’important était que le mal avait reculé, que l’ancien pouvoir bénéfique circulait à nouveau dans les eaux et que l’air était redevenu pur. Ceux qui disaient cela commencèrent à rêver d’un retour vers le pays de leurs ancêtres, la Terre Sans Glaces des légendes.

La Partition

Les partisans des deux camps s’expliquèrent devant l’assemblée plénière des Hommes. Les premiers prononcèrent des paroles de sagesse qui s’adressaient à la raison de leurs interlocuteurs. Ils soulignèrent que depuis le temps que les Hommes vivaient sur la banquise, celle-ci était devenue leur vrai pays et qu’ils seraient des étrangers dans les nouvelles Terres. Par ailleurs le mal était encore vivace et il se terrait probablement uniquement provisoirement sous les hautes montagnes. Enfin, la glace les avaient toujours préservés des Abominations et le mieux était de continuer à se fier à cette protection que conférait la nature. Les partisans du retour, eux, employèrent un tout autre langage qui s’adressait au cœur de ceux qui écoutaient. Ils utilisèrent des mots propres à enflammer l’imagination et parlèrent d’espaces vierges à découvrir, d’aventures exaltantes et d’esprit pionnier. Sans le dire ouvertement, ils opposèrent subtilement l’audace du départ à la pusillanimité supposée de la sédentarité.

Ils firent tant et si bien que la majorité des Hommes s’enthousiasma à l’idée d’un retour vers les contrées tempérées et décida de quitter la banquise. Cependant un petit nombre d’entre eux furent d’un avis contraire et ne voulurent pas tenter l’aventure. C’est ainsi que les Hommes se divisèrent et cet épisode de leur histoire fut appelé la Partition. La séparation fut d’ailleurs parfois cruelle car certaines familles se déchirèrent à cette occasion ou des amis chers se quittèrent pour ne plus jamais se revoir.

Le vieux shaman dans sa caverne de la méditation interrompit sa rêverie pour se demander s’il existait encore des Hommes sur la banquise, vêtus de fourrures et qui survivaient en chassant le phoque. Il souhaitait vivement que ce fut le cas car en cette période de péril, ce lui aurait été d’un grand réconfort de savoir que quelque part d’autres Hommes étaient à l’abri et continueraient à vivre quoiqu’il advienne. Mais il n’avait aucun moyen de savoir ce qu’il en était et il reprit le cours de ses pensées.

Les Fourmis

Les Hommes qui avaient choisi l’aventure contournèrent largement par l’Est la grande montagne sous laquelle reposait le mal puis descendirent vers le Sud. Les évènements semblaient répondre aux promesses de bonheur faites naguère par leurs meneurs. Le climat devenait chaque jour plus clément. Au fur et à mesure des journées de marche, la glace fit place à la toundra, puis à celle-ci succéda de vastes forêts de bouleaux. Puis petit à petit, les hêtres et les chênes supplantèrent les bouleaux. Alors les Hommes osèrent bifurquer vers l’ouest. et descendirent sans se presser le cours d’un grand fleuve.

Au cours de leur périple ils eurent la surprise de découvrir de nouveaux être doués de paroles. Ils étaient plus petits que les Hommes mais incroyablement robustes et dotés de grandes barbes .Comme ils vivaient en colonies nombreuses, toujours affairés à creuser des galeries souterraines, les Hommes les surnommèrent les Etrangers Fourmis. Après bien des délibérations, ils se décidèrent à abandonner leurs politiques de secret et osèrent se manifester auprès des Fourmis. Passées les premières difficultés de communication dues à la barrière de la langue, les deux peuples établirent des relations cordiales, sans toutefois aller jusqu’à lier une véritable amitié. Les Hommes apprirent des Fourmis le secret du travail des métaux. Cependant, jamais ils n excellèrent dans cet art. En effet, ils préféraient travailler les matières organiques tel le bois l’os ou la corne. Toutefois au cours de ces échanges les Hommes apprirent des Etrangers Fourmis à connaître les pierres. Et c’est depuis cette période que les shaman découvrirent petit à petit comment incanter la roche pour lui insuffler une partie de leurs pouvoirs.

Le retour du mal

Durant quelques générations, les Hommes vécurent heureux. Ils subsistaient sans difficulté grâce à la chasse et la pèche et devinrent rapidement de remarquables pisteurs, capables de traquer leur gibier à l’odeur comme les meilleurs des limiers. Ils apprirent aussi à connaître la flore. En particulier, ils surent vite distinguer toutes les plantes bénéfiques et celles qui étaient vénéneuses. Ils découvrirent comment jouer sur les contraires et à chaque poison ils surent trouver un antidote, de sorte que les Hommes devinrent les meilleurs guérisseurs par les plantes que la terre aie jamais portés.

C’est à cette époque qu’ils arrivèrent à créer la Substance et que les shamans purent amplifier considérablement leur transe et entrer en communion avec les différents êtres vivants marchant ou poussant sur la terre. Grâce à elle ils arrivèrent aussi à correspondre par la pensée avec d’autres shamans si ceux-ci n’étaient pas trop éloignés. Cette capacité à communiquer en esprit à distance devait se révéler particulièrement précieuse par la suite.

Cependant un jour des chasseurs découvrirent une clairière saccagée, des arbres brisés et abandonnés au sol, l’herbe piétinée et des immondices éparpillés alentours. Les shamans lorsqu’ils arrivèrent sur les lieux confirmèrent qu’un grand mal avait résidé en cet endroit. La peur renaquit alors dans le cœur des Hommes et à nouveaux ils ne se déplacèrent plus qu’en nombre et postèrent des sentinelles et des guetteurs autours des campements.

Grâce à ces précautions ils ne furent pas pris au dépourvu lorsqu’une troupe d’Abominations tenta de les attaquer un petit matin. Les attaquants se transformèrent bientôt en gibier et finalement aucun des Pervertis ne ressortit vivant de la forêt, de sorte que le Grand Mal qui gisait toujours tapis sous la grande montagne, au nord, ne connut pas tout de suite l’existence des Hommes. Pourtant, malgré la victoire, à part quelques jeunes écervelés, personne ne se réjouit le soir de cette escarmouche, car chacun savait bien ce que cet événement signifiait. Le mal était de retour sur la terre et les Abominations allaient à nouveau pourchasser les Hommes.

Cette fois encore les Hommes cherchèrent à résister et de nombreuses fois ils furent victorieux. Les shamans arrivaient en communiant avec les arbres de la forêt à prévenir l’arrivée des ennemis, ainsi les Hommes pouvaient leur tendre des embuscades. Ils développèrent d’affreux poisons dont ils enduisaient leurs flèches et qui tuaient les Pervertis dans d’atroces souffrances. De sorte que les Abominations se mirent à craindre les bois où vivaient les Hommes et les évitèrent. Ainsi ceux-ci gagnèrent-ils un léger répit.

Mais comme les vagues de la mer à la marée montante semble se retirer pour seulement revenir, lames après lames, toujours plus fortes et montant toujours plus haut, ainsi en allait-il des hordes de Pervertis. Les Hommes comprirent alors que l’histoire se répétait et que comme leurs lointains ancêtres, ils allaient devoir fuir vers un refuge plus sûr pour échapper aux suppôts du Grand Mal. Mais où aller? La question était angoissante, la route du nord était désormais coupée avec le réveil des forces maléfiques et un retour vers la banquise était donc exclu. Alors où trouver une terre à l’abri des Abominations ?

Toutefois, par le peuple des Fourmis, les Hommes entendirent qu’à l’ouest, au delà des montagnes, les Étrangers aux yeux brillants empêchaient toute incursion des Abominations. Alors, après bien des hésitations, les Hommes décidèrent de quitter leurs terrains de chasse et de chercher la protection des Étrangers qui avaient jadis franchi la banquise avec tant de courage.

Les Cousins

Pour émigrer vers l’ouest, les Hommes devaient d’abord franchir les montagnes dont les hauts cols étaient pris été comme hiver par les neiges et la glace. Heureusement, grâce à la longue mémoire que les shamans se transmettaient de maître à disciple de génération en génération, les hommes n’avaient pas perdu la science de la survie dans les glaces. Ils savaient ainsi que pour résister au froid, plutôt que d’empiler des vêtements sur le corps il vaut mieux se couvrir la tête et protéger ses pieds et ses mains. Ou encore, ils se souvenaient quel type de nourriture « tenait au corps » pour durer longtemps dans les températures les plus froides. Ils se rappelaient aussi comment fabriquer des maisons de neige pour s’abriter, comment se faire des raquettes pour progresser dans la neige fraîche ou comment faire des lunettes de bois percées d’un trou minuscule juste devant la pupille pour ne pas devenir aveugle malgré la réverbération.

Grâce à cet ancien savoir, les Hommes purent progresser dans les montagnes sans trop souffrir. Seuls quelques vieillards ne purent suivre la colonne et furent perdus. Mais cette relative aisance dans la neige et les glaciers n’appartenait qu’aux Hommes. En effet, ceux-ci eurent la surprise de rencontrer au soir du deuxième jour en altitude un autre peuple doué de parole qui tentait lui aussi de franchir les montagnes. Mais ils n’étaient pas équipés ni préparés à affronter de telles conditions. Après avoir descendu une pente extrêmement raide et verglacée qui serait presque impossible à regrimper en sens inverse, les Hommes et ce peuple se retrouvaient bloqués par un amoncellement de glaciers et de séracs entrecoupés de crevasses apparemment impossibles à franchir. Quelques téméraires parmi les nouveaux venus s’y étaient risqués mais avaient invariablement finis engloutis par des crevasses traîtresses cachées sous une fine pellicule de glace. Les Etrangers se désespéraient car affaiblis et déjà épuisés comme ils l’étaient, ils ne pensaient pas pouvoir survivre à une nouvelle nuit glaciale. Les Hommes furent émus par leur détresse et, face au péril commun, les deux peuples firent cause commune. Les Hommes partagèrent leurs provisions avec les Etrangers et leur apprirent à construire des maisons de neige. Ainsi les deux peuples arrivèrent à passer la nuit dans des conditions supportables et à survivre à l’obscurité glaciale.

Le lendemain, les shamans se livrèrent à la Transe et parvinrent à communier avec des oiseaux de proie qui planaient haut dans le ciel. Grâce aux yeux des rapaces ils purent contempler le glacier de haut et, ce qui vu du sol semblait un amas inextricable, révélait une logique et laissait apparaître des passages lorsqu’on pouvait le contempler dans son ensemble. C’est ainsi que les Hommes parvinrent à se tailler un chemin au milieu du glacier et que les Etrangers purent les suivre et se tirer, eux aussi de ce mauvais pas.

Dans les jours qui suivirent les deux peuples continuèrent à cheminer ensemble et, en souvenir des périls partagés, une grande amitié naquit entre eux. Les nouveaux venus étaient en tous points semblables aux Hommes même s’ils ne faisaient pas partie du clan et étaient de bien plus haute stature. Les Hommes ne pouvaient toutefois pas les considérer comme membres à part entière de leur clan mais reconnurent cette proximité en les appelant les Cousins. L’alliance entre les Cousins et les Hommes ne devait pas se démentir par la suite et pour plusieurs siècles leurs destins furent liés. Après un premier temps d’errance dans les nouvelles terres de l’ouest, les deux peuples finirent par s’établir dans un campement stable à la confluence de deux fleuves. La symbiose entre eux était parfaite. Les Hommes apportaient leur connaissance des plantes et des bois et collectaient des informations grâce aux pouvoirs de shamans. De leur coté les Cousins apportaient la force que leur conféraient leur stature et leur carrure. Aussi, dans leur nouveau pays, les deux peuples se mirent, une fois de plus à rêver de bonheur.

Déception

Mais ceux qui avaient cet espoir ne savaient pas que la terre dans son ensemble avait été souillée dès avant sa création par le Grand Corrupteur, celui là même qui se terrait sous la grande montagne dans le nord. Or, en voyant que les Hommes et les Cousins avaient réussit à passer sur les terres de ses ennemis et espéraient ainsi se soustraire à son pouvoir, il en conçut une grande colère et résolut de se venger. Il envoya des émissaires au peuple de Fourmis dont le cœur avide se laisse facilement tenter par l’aspect de richesses. Il promit à leurs chefs des joyaux merveilleux s’il laissait passer ses armées par leurs tunnels sous la montagne. Les Fourmis se laissèrent corrompre et acceptèrent ces pierres dont ils firent un merveilleux collier dont la beauté devait rester célèbre dans les âges qui suivirent. Mais toujours ces pierres portèrent la trace de la trahison qui avait permis leur acquisition et c’est pourquoi par la suite le collier porta toujours malheur à ceux qui le portaient.

Après avoir ainsi acheté la complicité des Fourmis, le Grand Corrupteur dévoila une partie de sa puissance et dépêcha une armée d’Abominations plus nombreuse que toutes celles qu’il avait auparavant envoyé contre les hommes. Les pervertis passèrent comme une horde de vermine grouillante par les cavernes et les tunnels de Fourmis et surgirent à l’improviste à proximité des Hommes et des Cousins. Comme ceux-ci se croyaient en sécurité ils n’avaient pas disposé de sentinelles et si les Abominations avaient été plus avisées, ils auraient pu détruire définitivement les Hommes et leurs alliés. Il aurait suffit qu’ils attendent d’être tous regroupés avant de lancer leur premier assaut. Mais leur goût pour le sang et le meurtre fut le plus fort et leur avant garde se rua au combat sans se préoccuper des renforts. Malgré cette erreur tactique leur attaque fut proche de réussir et si les Hommes avaient été seuls, ils auraient connu l’anéantissement et la mort. Mais ce jour là les Cousins payèrent leur dette contractée dans les glaciers des hauts cols. Leur large carrure faisait merveille contre les Pervertis. Ils se regroupèrent autour de leur chef, un Cousin impavide, de haute taille et aux larges épaules, il maniait un tinel de chêne et nulle Abomination ne parvenait à tenir devant lui.

Ainsi, les Hommes et leurs alliés parvinrent à repousser le premier assaut et à s’enfuir par des chemins détournés jusqu’à un éperon rocheux qui surplombait la confluence des deux fleuves. Durant la nuit, ils travaillèrent avec la furie du désespoir, creusant la terre, abatant des arbres et taillant des poteaux. De sorte, qu’au matin lorsque les Abominations s’approchèrent pensant porter le coup à des fuyards pris au piège ils eurent la stupeur de découvrir que l’éperon était désormais barré d’une double enceinte composé de deux talus de terre battue, plus haut qu’un homme et surmontés chacun d’une forte palissade de pieux effilés. Enfin les glacis de ces nouvelles fortifications étaient tapissés de chevaux de frises en abattis vifs qui rendaient la progression difficile juste sous le jet des arcs des défenseurs. Plutôt qu’une facile curée, une longue et dure bataille s’annonçait

La palissade

Le combat dura sept jours et sept nuits. Les assaillants exposés aux flèches des défenseurs sur les glacis subissaient de lourdes pertes. Cependant leur nombre paraissait inépuisable et pour un attaquant qui tombait deux semblaient se presser à l’attaque. Au contraire les défenseurs étaient trop peu nombreux et chaque homme hors de combat creusait un vide irremplaçable. Le chef des Cousins tomba le troisième jour lors d’une sortie qu’il avait menée pour éteindre des brûlots que les Abominations avaient lancés au pied de la palissade. Son fils qui avait tenté à la tête d’un détachement de lui porter secours fut transpercé de lances. Les Cousins choisirent alors pour les remplacer la fille du défunt chef. Cette décision stupéfia les Hommes, eux qui ne choisissaient leurs chefs de clan que parmi les anciens et après avoir longtemps consulté les oracles, ne pouvaient comprendre que la seule filiation soit un critère suffisant pour choisir un meneur.

Cependant force fut de constater que le choix était bon. La demoiselle des Cousins semblait faite d’acier trempé, elle galvanisa les défenseurs avec autant, sinon plus d’énergie que n’en déployait son propre père. Elle semblait partout à la fois, sur les palissades lors des assauts et auprès des blessés lors des brefs moments de répit. Fait inédit lorsque les fortifications semblaient prêtes à tomber, elle n’hésita pas à armer les femmes et les enfants et à les faire combattre. Grâce à cette initiative la barricade tint bon lors de plusieurs attaques qui paraissaient désespérées. Par la suite, en souvenir de cette résistance héroïque le peuple des Cousins fut le seul où les femmes participaient communément à la guerre y étaient des combattantes redoutées.

Cependant un autre ennemi se fit rapidement jour. Les Hommes et les Cousins s’étaient réfugiés en grande hâte derrière la palissade sans pouvoir prendre le temps d’y entasser des vivres en quantité suffisante. La faim fit donc rapidement son apparition et affaiblissait encore plus les défenseurs. Les Hommes arrivèrent bien à pécher du haut des falaises qui plongeaient dans les fleuves de part et d’autre de leur refuge. Leurs prises étaient un précieux soutien qui permettait de préserver les forces des guerriers, mais elles étaient malgré tout bien insuffisantes.

Dans ces conditions terribles, vint un moment où l’héroïsme des Hommes et des Cousins mêlés et la force de caractère de la Demoiselle elle même, ne furent plus suffisants pour contenir les assauts des Abominations. Au soir du septième jour, les assaillants parvinrent à percer une brèche dans la double palissade et, telle une rivière en crue commencèrent à se déverser dans le campement, tuant et massacrant avec sauvagerie. Déjà certains préférant une rapide noyade dans les tourbillons du fleuve aux lentes souffrances qui attendaient les captifs, se jetaient du haut des falaises. La fin des hommes et des Cousins semblait certaine et la vengeance du Roi Noir acquise.

C’est alors que se produisit un véritable miracle. Venues de nulle part des nuées de flèches venaient, avec une précision inouïe décimer les Pervertis. Tout à leur curée, ceux-ci avaient négligé de surveiller leurs arrières et un fort détachement du peuple aux yeux brillants les avaient entièrement encerclé et venait de les prendre à revers. Ils utilisaient de grands arcs en bois d’if d’une portée et d’une puissance incomparablement supérieure à celle des petits arcs en corne utilisés par les Hommes. Grâce à ces armes redoutables ils pouvaient causer des ravages dans les rangs de leurs ennemis avant même que ceux ci aient pu établir le contact pour un combat au corps à corps. Ce soir là, le massacre des Abominations fut méthodique et impitoyable. Pas une d’entre elles n’en réchappa. De sorte que le maître du mal caché au Nord sous sa montagne ne sut jamais ce qu’était devenue sa grande armée qu’il croyait si redoutable. Il connut alors le doute et la peur et renonça alors pour un temps à attaquer ses ennemis. Ainsi, l’héroïsme des Hommes et des Cousins et l’aide providentielle du peuple aux yeux brillants gagnèrent-ils quelques années de paix supplémentaires pour les peuples libres de la Terre.

Le grand campement

Les Hommes et leurs alliés restèrent longtemps à panser leurs plaies et à se relever après leurs terribles épreuves. Cependant les nouveaux venus les secoururent et firent preuve d’un exceptionnel talent de guérison. De sorte que biens des blessés qu’on aurait pu croire irrémédiablement perdus recouvrirent finalement la santé après une convalescence étonnement courte. Les Hommes et les Cousins se trouvèrent donc doublement redevables du peuple aux yeux brillants. Par ailleurs, la fréquentation de ce peuple était hautement profitable. Ils possédaient un savoir et une sagesse qui semblaient inépuisables et les Hommes apprirent beaucoup en les fréquentant. Pourtant il était un domaine où, à la surprise de tous, le savoir des Hommes égalait voire surpassait celui des Yeux Brillants, c’était la connaissance des plantes et de toutes les choses qui poussent. L’amitié et l’estime réciproque des deux peuples s’en trouva d’ailleurs renforcée.

Les Yeux Brillants apprirent aux Cousins que de nombreux clans qui leur étaient visiblement apparentés s’étaient rassemblés dans un vaste campement non loin de là au Nord-Est. S’ils le souhaitaient, ils pourraient, une fois leurs plaies pansées, s’y rendre pour bénéficier de la protection qu’apporterait le nombre. Après de nombreuses discutions, il fut décider de se ranger à cet avis. Aussi, par petites étapes car ils étaient encore bien éprouvés, les Hommes et les Cousins rejoignirent-ils le Grand Campement.

Durant les premiers mois, ils apprécièrent de se retrouver entre égaux, de pouvoir bénéficier de l’entraide entre clans et de pouvoir enfin se reposer après les épreuves qu’ils avaient subies. Les Hommes furent toutefois surpris de constater qu’une telle foule pouvait exister. Ces êtres qui peuplaient le campement ressemblaient beaucoup aux Cousins, mais ils parlaient une langue différente, c’est pourquoi les Hommes les appelèrent-ils les Quasi-Cousins. Leur accueil fut d’ailleurs chaleureux pour les nouveaux arrivants, et plein de compassion eut égard aux épreuves qu’ils avaient traversées.

Pourtant les Hommes n’arrivèrent pas à s’accoutumer à vivre dans une telle presse et un tel tumulte. Ils se sentaient intimidés à cause de leur petite taille et de leur apparence différente. Aussi, assez rapidement quittèrent-ils le grand campement pour retourner vivre dans la forêt en petits clans comme ils en avaient l’habitude. Ils restaient cependant à proximité et continuaient donc à rencontrer et échanger de manière quasi-quotidienne avec leurs amis les Cousins et l’amitié qui existait entre les deux peuples ne souffrit pas de cette séparation.

Les Cousins se sentaient plus à l’aise dans le grand campement. A l’exception de leur langage, ils étaient physiquement en tout point semblable aux autres occupants et partageaient les mêmes coutumes. Ils auraient donc pu se fondre dans la masse et vivre en bonne entente avec les autres. Mais la Demoiselle, qu’ils aimaient et admiraient tous depuis que son énergie et son courage les avaient sauvés sur la palissade, était d’un esprit fier et indépendant. Elle appréciait peu de devoir composer avec les autres chefs de clans. Elle était de très loin la plus jeune d’entre eux et était la seule femme au conseil. Aussi lui semblait-il que ses avis n’étaient pas suffisamment entendus et pris en compte. Lorsque son peuple fut entièrement remis elle décida donc de reprendre son indépendance et d’emmener son clan dans une région vierge où elle pourrait gouverner sans partage.

Si certains parmi les Cousins furent surpris par cette décision, voire la regrettèrent, leur dévouement pour la demoiselle était si fort, qu’ils n’en laissèrent rien paraître. Les Cousins se préparèrent donc à émigrer vers l’ouest. Les Hommes, par amitié décidèrent de les suivre et c’est ainsi qu’ils devaient faire la connaissance du Fléau des shamans.

Le fléau des shamans

En pensant à cet épisode de l’histoire de son peuple, le vieil homme seul dans sa chambre de méditation frissonna d’horreur. Plus de six mille ans après les évènements, la peur le saisissait encore à l’idée qu’un tel phénomène pourrait encore se reproduire et qu’il pourrait lui même en être victime. En effet, lorsqu’ils partirent pour suivre les Cousins dans leur migration vers l’ouest, malgré toutes les persécutions qu’ils avaient subits dans les siècles passés, les Hommes ignoraient qu’il existait sur la terre des choses et des êtres biens pires et biens plus pervers que les Abominations.

Les Cousins eux aussi l’ignoraient et ils s’engagèrent d’un cœur léger dans les montagnes sans savoir que les Etres aux yeux brillants les avaient déjà surnommées « les montagnes de la terreur ». Très vite cependant ils découvrirent par eux même l’aspect funeste de ces passages. Certains souhaitèrent alors rebrousser chemin mais la Demoiselle ne voulut rien entendre et sa force de caractère était telle que chacun la suivit. Rapidement Hommes et Cousins se trouvèrent perdus dans de sombres forêts accrochées aux flancs de coteaux abrupts où les chemins se divisaient en des labyrinthes inextricables. Ceux qui s’aventuraient seuls ou en petit groupes dans ces sombres sentiers disparaissaient silencieusement. Lorsque, enfin consciente du péril, la Demoiselle choisit de revenir sur ses pas, il apparut que d’horribles filets semblables à des toiles d’araignées géantes avaient été tissés derrière eux les prenant au piège et empêchant toute retraite.

Dans ces conditions critiques les shamans des Hommes résolurent de recourir à la Substance pour chercher à communier avec quelque oiseau pour tenter de repérer du ciel une issue à la nasse où ils semblaient pris. C’est là que le Fléau se produisit. D’ordinaire, lors de la Transe l’âme des shaman arrivait à interpénétrer en douceur celle d’un autre être vivant, à communier avec elle durant un temps relativement bref avant de la quitter, comme un invité prendrait respectueusement congé d’un hôte accueillant. Mais cette fois-ci l’inverse se produisit. Alors qu’ils croyaient s’ouvrir pour chercher le contact, les shamans découvrirent avec stupéfaction que d’autres esprits infiniment plus puissants que les leurs rodaient aux alentours et cherchaient avidement à pénétrer leur propre âme. Les monstres arachniformes qui les traquaient étaient, en effet, habités par des esprits maléfiques gorgés de haine et avides de possession.

Les Shamans terrifiés voulurent alors refermer leur esprit pour échapper à ces puissances démoniaques, mais une fois ingurgitée les effets produits par la Substance ne pouvaient pas être stoppés. Les Shamans furent donc la proie sans défense de leurs ennemis. Curieusement la forme physique que ces monstres avaient adopté avait déteint sur leur esprit. Une réelle araignée peut harponner un petit insecte puis lui sucer lentement l’intérieur du corps avant de rejeter une enveloppe en apparence intacte mais entièrement vide. Il en était de même avec l’âme des shamans. Ils se saisissaient de l’esprit des Hommes et l’aspirait lentement jusqu’à l’incorporer au leur ne laissant qu’un corps, vivant, mais vide de toute parcelle d ‘esprit ou d’intelligence.

Dans cette situation apparemment désespérée, la Demoiselle fit encore preuve de son extraordinaire force de caractère. Alors que les plus robustes de ces guerriers cédaient déjà à la panique, elle sembla redoubler de courage et de détermination. Elle contraignit les Hommes et les Cousins à se regrouper en une masse compacte hérissée d’épieux tandis que des archers situés au centre du groupe arrosaient de flèches tout être mauvais qui s’approchait. Ensuite pariant sur la stabilité du vent elle n’hésita pas à bouter le feu à une partie de la forêt ce qui eut un double effet. D’une part une partie des monstres arachniformes périt dans l’incendie, d’autre part en brûlant les broussailles et les ronces le chemin se trouva dégagé et les Hommes et les Cousins purent enfin s’extirper du piège mortel où ils s’étaient engagés.

Les Hommes survécurent donc une fois de plus mais depuis cette date pas un shaman ne put s’adonner à la transe sans frémir à l’idée que peut-être à proximité rodait un esprit puissant prêt à lui voler son âme.

Un bref répit

Après cette terrible épreuve, le voyage se déroula sans encombres notables. Les deux peuples finirent par arriver en une région boisée traversée par un fleuve et, trouvant le pays accueillant, décidèrent de s’y installer. Un chef des Yeux Brillants, dont on disait qu’il avait épousé une fée, se manifesta toutefois en revendiquant la propriété de cet endroit et il envoya des émissaires pour demander aux Hommes et aux Cousins de quitter les lieux. La Demoiselle les reçut avec une telle autorité et un tel charisme que leur volonté et leur détermination fléchit face à sa propre force de caractère. Les émissaires retournèrent donc bredouilles en ayant promis de plaider la cause des nouveaux venus auprès de leur maître.

Les Yeux Brillants sont généralement des êtres droits et ceux-ci tinrent parole. Ils arrivèrent donc à persuader leur suzerain et celui-ci accorda le droit de rester sur ses terres à condition que les Cousins et les Hommes les gardent fidèlement contre toute incursion des Abominations. En apprenant cette condition, la Demoiselle répondit fièrement qu’après ce qu’ils avaient subis derrière la palissade il n’y avait aucune chance pour que les Hommes ou les Cousins laissent les Pervertis pénétrer dans leur nouvelle patrie. C’est ainsi que cette alliance fut scellée et bien qu’elle ait commencée en des termes plutôt froids, elle se révéla par la suite solide et toujours les Hommes et les Cousins furent amis avec ce peuple des Yeux Brillants, leur roi et leur reine la fée.

Dans un premier temps les deux peuples vécurent une relative prospérité. Les Hommes retournèrent vivre une vie de semi-nomades par petits clans dans la forêt alors que les Cousins préféraient vivre en villages fixes et en plus grands nombres. Les liens d’amitié restèrent cependant solide au fur et à mesure du temps qui passait. Les Hommes apprirent à connaître leur nouvel environnement. Ils découvrirent que certains animaux étaient habités d’un esprit puissant et supérieur à celui des Hommes, à l’image des monstres qu’ils avaient rencontrés dans la forêt de la terreur. Simplement ces esprits n’étaient pas maléfiques, mais indépendants. C’était par exemple le cas des grands aigles qui vivaient dans les montagnes du nord. Parfois ils acceptaient de communier avec les Hommes lorsque ceux-ci les sollicitaient, parfois leur esprit restait fermé à toute tentative de communication. Dans cette affaire, les aigles étaient les meneurs de jeux. Ils obéissaient à des motifs et poursuivaient des buts qui échappaient aux Hommes.

Après quelques années de relatif bonheur, les jours s’assombrirent à nouveau et les Abominations reprirent leurs raids sur la Terre et se remirent à harceler les Hommes et leurs alliés. Un jour un shaman qui s’était retiré seul dans la forêt pour méditer assista à la prise en chasse de deux jeunes Quasi-Cousins par une forte troupe d’Abominations. Les deux fugitifs étaient jeunes , vigoureux et beaux et le shaman ne voulut pas les laisser périr ainsi misérablement. Il tenta de rentrer en communication avec les aigles et ceux-ci acceptèrent de répondre et d’intervenir. Au moment où les Pervertis allaient rejoindre leurs proies, les aigles les enlevèrent dans les airs à leur nez et à leur barbe et les déposèrent en lieu sûr dans une cité secrète des Yeux Brillants.

Ainsi, de même qu’une minuscule pierre roulant au flanc d’une montagne peut parvenir à déclencher un vaste éboulement, un membre du peuple des Hommes fut à l’origine des vastes événements qui entraînèrent tout d’abord la chute du royaume caché des Yeux Brillants puis, in fine, la venue des Puissances de l’Ouest pour libérer la Terre. Si peu, même parmi les plus sages s’en rappellent aujourd’hui, le vieil Homme dans sa grotte de méditation, bien des siècles plus tard s’en souvenait encore et se sentait fier du rôle joué par ses ancêtres.

Les jours succédèrent aux jours et s’assombrirent peu à peu. Le pouvoir du Grand Corrupteur s’étendit progressivement sur la Terre. Un jour, une grande bataille se déroula dans le nord et le plus grand nombre des Cousins et des Quasi-Cousins y périrent. Les Pervertis se firent alors à la fois plus nombreux et plus agressifs. Les Cousins après leurs lourdes pertes se cachèrent au sein de la forêt, devenant un peuple de bûcherons quant aux Hommes ils se fondirent encore plus profondément au cœur des bois pour échapper à leurs ennemis de toujours.

Un temps un guerrier de haute taille maniant une épée noire vint chercher refuge parmi les Cousins. Sa force et son courage leur redonnèrent durant un temps espoir. Mais les Femmes Sages prévinrent les Hommes qu ‘une sombre malédiction pesait sur lui et les Hommes l’évitèrent .De sorte qu’ils ne partagèrent aucun de ses exploits mais ne furent pas non plus entraînés dans le sillage de son funeste destin.

Vinrent alors des temps de malheur comme les Hommes n’en avaient encore jamais connus malgré les nombreuses souffrances qu’ils avaient déjà endurées. Plus rien ne semblait devoir arrêter les puissances néfastes et le peuple des Hommes paraissait définitivement condamné et sans avenir.  

La grande colère

C’est alors, lorsque tout semblait perdu, que contre toute attente les Seigneurs de l’Ouest, ceux qui vivent loin au-delà des mers, se décidèrent à intervenir. Les Hommes ne surent jamais ce qui motiva leur action et assistèrent simplement dans une heureuse stupéfaction à la marche de leur armée. Celle-ci avait beau être innombrable, la guerre pour renverser le Grand Corrupteur n’en fut pas moins longue et cruelle. Peu parmi les Hommes prirent part aux combats. La plupart d’entre eux était trop épuisée et trop las pour aspirer à autre chose qu’au repos et à la discrétion. Certains pourtant qui avaient été capturés et torturés par les Abominations puis leur avaient miraculeusement réchappés ou encore dont les proches étaient tombés de la main des Pervertis, rejoignirent les rangs de l’armée de l’ouest.

Malgré leur petit nombre, ils y rendirent d’immenses services comme sentinelles et éclaireurs. En effet, leur capacité à communier avec les pierres et à se fondre parmi elles dans une totale immobilité pendant des heures voire des jours se révéla particulièrement précieuse. De cette manière ils arrivaient à rester parfaitement inaperçus même au beau milieu d’un campement d’Abominations; Ainsi ils pouvaient les observer, écouter les conversations de leurs officiers puis en rapporter ultérieurement la teneur aux Seigneurs de l’Ouest. De même , ils pouvaient entrer en communion avec certains oiseaux du ciel et observer à distance les mouvements de troupes de l’adversaire. Grâce à ces quelques Hommes , bien des embûches et des embuscades furent évitées et la victoire des libérateurs en fut facilitée.

En remerciement pour ces services rendus, lorsque la guerre fut gagnée et le Grand Corrupteur rejeté hors des limites de ce monde, ces Hommes furent autorisés à s’embarquer avec les Cousins et les Quasi-Cousins vers l’île en forme d’étoile construite pour eux tous au milieu de l’océan. Ce fut la seconde partition des Hommes . Aujourd’hui encore le vieux shaman, seul, dans l’obscurité de sa chambre de méditation se demandait ce qu’il était advenu de leur descendants lorsque , un âge plus tard, l’île en forme d’étoile fut engloutie durant la Grande Submersion. Certains Etrangers racontaient qu’ils avaient su quitter l’île à temps et qu’ils s’étaient installés tout à l’ouest de la terre sur les rives de l’océan. Le vieil homme espérait de tout son cœur que ce fut vrai car dans la tourmente qui s’annonçait ils auraient constitué une chance supplémentaire de perpétuer la lignée des Hommes. Malheureusement, il n’avait aucun moyen de vérifier la véracité de ces récits, aussi abandonna-t-il le fil de cette pensée et reprit-il le cours de sa méditation.

Le Lieu des Rencontres

Après tous les espoirs déçus qu’avaient connus les Hommes au cours de leurs longues épreuves, ils n’osèrent pas, au début, croire en la victoire du bien sur les forces du Grand Corrupteur et restèrent encore longtemps terrés au fond de leurs forêts sans oser sortir en terrain découvert. Pourtant, pour une fois leur méfiance semblait infondée, durant près de quarante générations les Hommes, et toute la terre avec eux, connurent la paix et le repos. Le peuple des Hommes put, enfin, se multiplier, grandir et prospérer. La durée de leur vie resta courte, plus courte que celle des autres êtres doués de parole, mais au moins leurs vies étaient heureuses et bien remplies de sorte que lorsque le grand âge venait et qu’il fallait s’endormir dans la mort, les Hommes acceptaient généralement leur sort paisiblement et sans révolte.

Durant cette période heureuse, les Hommes continuèrent à vivre en petits groupes et ne bâtirent jamais de grandes citées. Toutefois, leur nombre grandissant, ils prirent l’habitude de se réunir tous deux fois par an, aux solstices d’hiver et d’été. Pour ce rassemblement bi-annuel, ils aménagèrent un emplacement dans le sud adossé aux montagnes qu’ils appelèrent « le lieu des rencontres ». Petit à petit cet emplacement prit un caractère plus ou moins sacré et des shamans vinrent y vivre à demeure. C’est dans les montagnes qui bordent le Lieu des Rencontres que furent aménagées les premières chambres de méditations et cet endroit devint en quelque sorte le cœur de la civilisation des Hommes.

Après chacune de leur rencontre, le peuple de Hommes prit alors l’habitude d’élever une statue en souvenir des échanges et des joies qui y avaient été partagés. Ces statues étaient ensuite longuement incantées par les shamans afin qu’elles émettent des ondes positives et amicales envers les futurs visiteurs, de sorte que la joie et le bonheur partagés par une génération pouvait être encore ressentis par les générations suivantes. Petit à petit, au long des siècles les statues se multiplièrent, sortes de sentinelles amicales qui accompagnaient les arrivants tout au long du long chemin qui montait de la plaine vers le contrefort de la montagne où se trouvait le Lieu des Rencontres. Le vieil homme dans sa chambre de méditation avait entendu dire que, aujourd’hui encore, ces statues perduraient. Certes, après que plus cent générations se soient écoulées, elles avaient perdu leur pouvoir bénéfique et n’étaient plus que des blocs de granit à moitié érodés. Cependant, en ces temps de périls, il était heureux de savoir qu’un souvenir de la période de bonheur qu’avaient jadis connue les Hommes existait encore.

Le grand massacre

Mais, si le Grand Corrupteur avait bien été chassé hors du monde, les graines qu’il avait semées n’avaient pas pu être entièrement éradiquées. Comme certaines semences dans les pays arides peuvent attendre cachées durant des années puis germer aussitôt aux premières gouttes de pluie, ces germes de mal attendaient leur heure. Un nouveau prince du mal fit alors soudain son apparition et les Hommes l’appelèrent le Second Corrupteur. Au début, il ne s’intéressa pas aux Hommes qu’il jugeait trop insignifiants pour son pouvoir. Son attention était entièrement tournée vers les Yeux Brillants qu’il tenta d’abord de séduire puis qu’il affronta par la force. Malgré leurs craintes, les Hommes n’eurent donc pas trop à souffrir dans cette période de troubles. Ensuite, durant un temps la puissance orgueilleuse des Quasi-Cousins d’au-delà de la mer tint le Second Corrupteur en échec. Il fut même emmené prisonnier et les Hommes se crurent définitivement délivrés de sa menace. Pourtant, ce n’était qu’une ruse et le Second Corrupteur revint bientôt après avoir détruit définitivement la grande île.

Son pouvoir se déchaîna alors sans retenue. Il laissa alors la vielle haine ancestrale qui animaient les Abominations se libérer à l’encontre des Hommes. Pour éviter d’avoir à les traquer les uns après les autres ou famille par famille, il attendit le Grand Rassemblement sur le Lieu des rencontres pour les assaillir. Insensibles au message des statues qui les accueillaient, les Pervertis réunis en une horde innombrable, assaillirent soudainement le peuple rassemblé. Les Hommes étaient venus dans le but de se réjouir et de faire la fête et non de combattre. Ils étaient donc peu armés. Ils n’en opposèrent pas moins une résistance farouche et les Abominations payèrent chèrement leur attaque sauvage. Avec le temps, ils avaient oublié combien les hommes étaient durs au mal et comme ils avaient développé avec le temps une étonnante résistance. Cependant à la fin le nombre finit par l’emporter et la quasi-totalité des Hommes présents fut massacrée.

Le temps qu’ils avaient gagné grâce à leur résistance désespérée ne fut toutefois pas inutile. En effet, les Shamans présents mirent à profit ce bref délai pour sceller soigneusement les portes des chambres de méditations car nul non initié ne doit y pénétrer. Ils incantèrent ensuite longtemps ces pierres avec des formules puissantes. De sorte que quiconque autre qu’un shaman des Hommes entièrement initié ne puisse toucher une de ces portes sans y rester mystérieusement attaché ,condamné soit à se trancher les mains soit à périr devant ces portes sacrées.

Malheureusement, quelques instants après avoir accompli leur tâche, ces grands shamans furent impitoyablement massacrés par les Abominations. De sorte que le secret de leurs incantations fut perdu et que personne n’avait pu depuis réouvrir les portes de ces chambres de méditation. Trois millénaires plus tard, le vieil Homme ressentait encore cruellement cette perte et éprouvait la nostalgie de ces chambres de ses ancêtres. Il était bien conscient que la caverne dans laquelle il se trouvait, malgré tout l’art qu’avaient déployé ses concepteurs, était loin de pouvoir rivaliser avec ses prédécesseurs.

Les Hommes ne se remirent jamais totalement de cet épouvantable massacre Toutefois quelques familles qui n’avaient pas pu parvenir à temps au Lieu des Rencontres échappèrent ainsi miraculeusement à la mort. Lorsqu’ils arrivèrent enfin ils ne découvrirent que désolation. Parmi les monceaux de cadavres, ils découvrirent pourtant quelques blessés que les Abominations avaient laissés pour morts derrière eux. Ces petits clans plus les rescapés du grand massacre permirent malgré tout de perpétuer la lignée des Hommes.

La prophétie

Les Temps qui suivirent le Grand Massacre furent particulièrement sombres pour les Hommes, mais après tout ce qu’ils avaient eu à subir durant leur longue histoire ils étaient devenus doués pour la survie. Il recommencèrent à se cacher au fond des bois, misant sur le secret plus que sur la force pour échapper aux Abominations. Mais même dans ces conditions critiques les Hommes ne perdirent pas foi en leur avenir. En effet lors du Grand Massacre les rescapés avaient découvert parmi les blessés mortellement atteints le maître des Shamans. Celui-ci avant d’expirer avait juste eu le temps de prononcer ces paroles « un jour viendra où l’espoir viendra chez les Hommes et ceux-ci connaîtront enfin le bonheur ». Depuis les Hommes se répétaient cette prophétie qui leur permit de ne pas désespérer.

Ils continuèrent à sculpter des statues de pierre. Mais au lieu de les charger d’ondes bénéfiques, les shamans les incantaient de manière à ce qu’elles inspirent la terreur et sapent le courage de ceux qui les approchaient. De sorte qu’à moins d’être en grand nombre les Pervertis évitaient les zones où de telles statues étaient érigées.

Lors de la grande guerre où les Yeux Brillants alliés aux Quasi-Cousins revenus d’au-delà de la mer renversèrent le Second Corrupteur, les Hommes se gardèrent d’intervenir. Ils se réjouirent de la chute de leur ennemi mais ils avaient encore trop à faire à panser leurs plaies pour songer à mener une guerre.

Ensuite malgré la victoire des alliés la situation des Hommes ne s’améliora que lentement. Les Abominations ne furent pas éradiquées et continuèrent à les harceler. Puis survinrent d’autres peuples avec lesquels les Hommes ne purent jamais établir des relations harmonieuses. Certains étaient franchement hostiles, comme celui qui se déplaçait en longues processions de lourds chariots. D’autres ne l’étaient pas vraiment, à l’image du peuple des chevaux qui vint prendre possession des plaines et s’accapara le Lieu des rencontres. Lorsque les Shamans arrivèrent à communier avec certains de leurs chevaux ils découvrirent, grâce à ces montures, que ces quasi-Cousins avaient le cœur droit. Mais ils étaient fiers et ombrageux et ne souhaitaient pas partager avec d’autres ce qu’ils considéraient comme leur bien. En conséquence, ils n’hésitaient pas à pourchasser, voire à tuer ceux qu’ils trouvaient sur leurs terres. Les Hommes eurent donc à souffrir régulièrement de ces nouveaux voisins et durent bientôt renoncer à se rendre en pèlerinage au Lieu des Rencontres.

Dans ces conditions, le peuple des Hommes continua à se terrer dans les forêts et petit à petit cessa entièrement de se mêler aux autres peuples doués de paroles. De sorte que, au fil du temps, ils disparut de la mémoire de ces autres peuples, ou devint, dans le meilleur des cas, un sujet de légendes.

Chaque génération d’Homme transmettait pieusement à la suivante le texte de la Prophétie. Mais au fur et à mesure que les siècles passaient, la foi en son accomplissement diminuait. Elle tendait à devenir un simple sujet de folklore et nombreux étaient ceux qui maintenant en riaient ouvertement. Le vieux shaman dans l’obscurité de sa chambre de méditation n’en faisant pas partie. Pourtant en ces temps de troubles, face à l’orage qui s’annonçait, il se sentait saisi par le doute.

La transe

Malgré tout, après avoir revu toute l’histoire de son peuple, le vieux shaman se sentit encore plus déterminer à le sauver. Face au péril qu’il pressentait, il se tourna vers la Substance et décida de transgresser pour la première fois un des interdits que lui avaient transmis ses maîtres. La substance était savamment dosée et mesurée à l’aide de coquilles de moules d’eau douce. D’ordinaire les shamans ne prenaient qu’une seule dose et il leur était interdit d’en prendre plus de deux. Au-delà ils risquaient, soit de ne jamais revenir de la transe, soit de voir leur cœur s’arrêter de battre sous l’effet du produit. Là le vieil homme avala d’un seul coup quatre coquilles de Substance. Il savait fort bien que même s’il se réveillait de sa transe l’effort infligé à son organisme serait tel que ses jours en seraient forcément écourtés, mais il n’en avait cure. S’il voulait sauver son peuple il fallait bien qu’il accepte de payer le prix et d’en supporter les risques.

Aussitôt après avoir avalé le produit, dont le goût amer le fit encore grimacer même après tant d’années d’accoutumance, il bloqua sa respiration afin de priver son cerveau d’oxygène et de faciliter l’arrivée de la Transe. Celle-ci ne tarda pas à se déclencher avec une puissance inégalée. Il commença par affronter les ténèbres et leurs fantasmagories terrifiantes, semblables mais formidablement amplifiées à celles que les hommes ordinaires connaissent dans ce qu’ils appellent des cauchemars. Il avait appris au cours de sa longue initiation à maîtriser et apprivoiser ces forces obscures et récita les formules apaisantes qui permettait de les repousser. Petit à petit, à force de volonté, il sortit vainqueur de ce combat des Esprits et émergea à la clarté super-consciente de la Transe avec une étendue et une acuité de perception qu’il n’avait jamais connues jusqu’à lors.

Son Esprit pouvait se déplacer à la vitesse de la pensée sur une large partie de la Terre, pouvait même se dédoubler et se démultiplier à l’infini. l’Homme dut lutter pour ne pas se laisser submerger par la multitude de sensations qui l’assaillaient en même temps et qui risquaient d’emporter sa raison dans un orage de bruits et de perceptions diverses. Petit à petit il parvint à maîtriser son environnement et chercha à l’investiguer.

Il pensa être brin d’herbe et il devint la prairie à l’Est du Grand fleuve et il souffrit d’être écrasé sous les lourds godillots ferrés des Abominations. Il pensa être un grand corbeau et se retrouva à voler loin au-dessus des plaines de l’est et frémit en voyant les interminables colonnes des armées du Second Corrupteur qui convergeaient vers l’ouest. Il sut ainsi que la guerre arrivait par l’Est.

Il pensa à la mer et se retrouva fou de bassan volant au-dessus des vagues et il détailla les voiles noires des pirates qui se préparaient à remonter le grand fleuve. Il sut ainsi que la guerre venait aussi par le Sud.

Il pensa être un poisson et se découvrit truite dans une rivière à l’Ouest et découvrit le goût du sang des Quasi-Cousins qui étaient tombé en défendant des gués, mêlé à la souillure des Abominations qui avaient profané l’eau claire du cours d’eau. Il sut ainsi que la guerre venait aussi par l’Ouest.

Il s’imagina écureuil et se vit bondissant dans les forêts de mallorn du bois doré. Il y vit les archers du peuple aux Yeux Brillants perchés dans les branches qui décimaient de leur flèches les Pervertis qui tentaient d’envahir leur territoire. Il sut ainsi que la guerre venait aussi par le Nord Ouest.

Il s’imagina passereau et se retrouva grive dans les pays du nord nichant sur les flancs d’une montagne solitaire. Il vit le peuple des Fourmis qui se hâtaient de fortifier leur cité car une armée d’Abominations approchaient de leurs portes. Il sut ainsi que la guerre était aussi au Nord Est.

Grâce à un puissant effort de volonté et grâce à l’entraînement petit à petit acquis au cours de toute une vie, il parvint à réintégrer son corps et se retrouva soudain dans le noir de sa chambre de méditation pantelant sur son siège de pierre, épuisé par l’épreuve qu’il venait de s’infliger et glacé d’horreur par ce qu’il avait vu. Le mal et la guerre étaient partout, encerclant complètement le territoire des Hommes. Avec la prescience que lui avait conférée la Transe, il savait que la politique de secret au fond des bois, qui avait protégé son peuple au cours des derniers siècles, ne serait d’aucune utilité cette fois ci. En effet si le Second Corrupteur l’emportait les Abominations viendraient et raseraient purement et simplement les forêts pour alimenter les forges monstrueuses de leur maître, pour le plaisir de détruire aussi et enfin pour les débusquer, eux les vrais Hommes, et mettre fin à une querelle et une haine presque aussi vieille que le monde lui-même.

Aussi, bien qu’éperdu de fatigue et d’angoisse le vieil Homme se demandait fébrilement quelle était la conduite à tenir pour chercher à éviter le désastre. Après bien des hésitations et des tergiversations il comprit qu’il n’y avait qu’un seul choix possible. Pour la première fois depuis des millénaires, les Hommes devaient sortir de leur isolement et partir en guerre ouverte contre le péril qui s’avançait.

Palabres

Malgré l’inquiétude qui le taraudait et le sentiment d’urgence qui en résultait, le vieux shaman resta encore de longues heures dans l’obscurité de sa chambre de méditation, bien trop épuisé pour pouvoir bouger. Il lui fallut attendre d’avoir récupéré suffisamment de force et d ‘énergie pour entamer sa longue remontée vers la surface via les boyaux étroits de la grotte.

Lorsqu’il y fut parvenu, une nouvelle épreuve l’attendait. Avant de l’affronter il prit sagement le temps de s’y préparer en prenant un peu de nourriture et quelques heures de sommeil alors seulement il convoqua le conseil des shamans, des Femmes Sages et des anciens. Il y parla longtemps, narrant tout ce qu’il avait vu dans la Transe et les menaces qui pesaient sur le peuple des Hommes. Il plaida ensuite pour une intervention dans le grand conflit qui se préparait. Mais il se heurta à une incrédulité diffuse. Ses interlocuteurs doutaient de ses paroles. Les visions qu’il avait eu n’étaient-elles pas des fantasmagories dues à un usage abusif et en contravention avec toutes les traditions de la Substance ? La politique de secret dans les bois avait protégé les Hommes durant des millénaires, quelles preuves avait-il qu’elle serait inefficace cette fois ci ? Les palabres durèrent pendant des heures et des heures sans résultats. Le vieux shaman rappela l’histoire de leur peuple, les exploits accomplis jadis derrière la palissade ou durant la grande colère, il invoqua avec force la Prophétie, mais sans parvenir à emporter de décision. Finalement, en désespoir de cause, il réclama le recours aux oracles par les  Femmes Sages.

Cette pratique n’était plus guerre utilisée et certains murmurèrent contre un usage apparemment suranné. Mais finalement son opinion prévalue et on fit venir les osselets et les bâtonnets sacrés ainsi qu’un drap blanc et une bassine d’eau. Les Femmes Sages jetèrent de nombreuses fois les os sur le drap et les bâtonnets de coudrier dans l’eau interprétant la manière dont ils roulaient sur l’étoffe ou dont ils s’assemblaient à la surface de l’eau. Elles renouvelèrent maintes fois l’expérience comme si elles voulaient se convaincre de la véracité de ce qu’elles y voyaient.

Finalement après s’être consultées une dernière fois, les trois Femmes Sages se relevèrent et prononcèrent cette phrase énigmatique : « de partout l’avenir n’est que ténèbres, mais au-delà des ténèbres progresse un Cœur pur qui porte l’Espoir. Les Hommes doivent se battre pour sauver l’Espoir ». On discuta beaucoup pour chercher à comprendre ces paroles sibyllines mais sans y parvenir. Une chose toutefois était claire, les Hommes devaient se battre et l’opinion du vieux shaman prévalut enfin.

La bataille

Une fois ce point acquis, restait à définir qui dirigerait les opérations et quelle tactique adopter. Ces deux sujets nécessitèrent encore bien des discussions et des palabres. Mais assez naturellement, au cours du temps l’autorité du vieux shaman s’imposa et il prit le commandement de cette guerre qui arrivait.

Aussi, lorsqu’il annonça qu’il fallait envoyer des émissaires auprès du peuple des chevaux, il y eut bien quelques murmures mais il trouva des volontaires qui acceptèrent cette mission. A la grande surprise de tout le monde les cavaliers se montrèrent bienveillants et même en situation de demandeurs, eux qui d’habitude se comportaient en maîtres. Leur roi rencontra le vieux shaman sous un grand arbre dans la forêt. Celui-ci lui fit part de ce qu’il avait vu au cours de sa grande transe et le roi l’écouta avec intérêt et humilité. Les deux interlocuteurs surpris eux même de leur apport réciproque regrettèrent amèrement la méfiance viscérale qui les avaient jusqu’alors séparés et ils comprirent qu’il s’agissait certainement d’une œuvre du Corrupteur.

Le vieil Homme dont la mémoire si précise remontait si facilement à des millénaires en arrière s’étonna de découvrir combien celle du Quasi-cousin était courte, au point d’ignorer jusqu’à l’existence même d’une route qui pourtant ne datait pas de plus de quelques siècles. Grâce à cette information apportée par le vieux shaman, l’armée des cavaliers put contourner les Abominations et prendre à revers les forces du Second Corrupteur, à temps pour sauver la cité blanche bâtie jadis par les descendants des Cousins revenus d’au-delà des mers.

Ensuite le vieux shaman se demanda avec une pointe d’angoisse dans quelle direction orienter son action et celle des jeunes Hommes qui lui avaient fait confiance pour les guider. Finalement il résolut, encore une fois de se fier aux arbres et à la forêt. Il choisit donc de se joindre aux Arbres qui marchent et il prit la tête de son petit détachement et partit à la rencontre de ces étranges alliés. Lorsqu’enfin il les rejoignit, il eut l’agréable surprise de trouver des êtres dont la mémoire était à peu de chose aussi longue que la sienne. Il prit donc un plaisir extrême à échanger avec leur chef des souvenirs anciens, même si les choses étaient un peu différentes entre eux. En effet, l’Homme répétait une tradition pieusement transmise de générations en générations, alors que l’Arbre qui Marche, lui, se souvenait de ce qu’il avait vécu.

Le vieux shaman découvrit avec joie que ce peuple ancien se souvenait fort bien des Hommes et de leur passé. Alors qu’il en était venu à croire que la quasi-totalité des êtres doués de parole ignoraient pratiquement tout de son peuple et de son histoire. Il rencontrait enfin un peuple aussi ancien que le sien et qui traitait d’égal à égal avec lui. Cette discussion lui redonna foi en la grandeur des Hommes et il prit cette rencontre pour un heureux présage. Après cette conversation, pour la première fois depuis longtemps il se prit à croire à la Prophétie, sans avoir à faire un effort de volonté.

Mais cet intermède heureux n’était qu’une parenthèse dans la brutalité de la guerre qui ravageait la Terre. Bientôt les Hommes et les Arbres qui marchent, ensemble durent livrer bataille à une armée d’Abominations qui s’avançait pour tenter de prendre à revers la cité blanche dont l’armée s’était aventurée jusque devant les portes du Second Corrupteur. Pour la première fois depuis des siècles, les Hommes n’étaient plus sur la défensive et de gibiers, ils étaient devenus chasseurs. Ce jour avec l’aide de leurs puissants alliés, ils prirent leur revanche pour toutes les persécutions qu’ils avaient subies au cours de leur longue histoire. La rage de la bataille les avait enivrés et ils se révélèrent des guerriers redoutables autant qu’impitoyables. Leur ardeur se montra même décisive au plus fort de la mêlée. En effet les Arbres qui marchent étaient extraordinairement robustes et puissants mais ils étaient peu nombreux. S’ils avaient été seuls, les Pervertis auraient finit par en venir à bout en les isolant un par un. Mais les Hommes juchés sur les épaules de leurs compagnons de lutte parvinrent, grâce à des volées de flèches empoisonnées à éviter à leurs alliés de se retrouver encerclés et abattus un à un. Ainsi la victoire finale fut-elle autant celle des Hommes que celle des Arbres qui marchent.

Cette bataille est rarement citée dans les récits qui racontent la chute du Second Corrupteur, mais elle n’en fut pas moins bien réelle et farouche. Les Hommes peuvent donc à juste titre s’enorgueillir d’avoir sauvé la cité blanche. Sans leurs actes de bravoure et ceux de leurs alliés, les Quasi Cousins qui étaient partis défier le Second Corrupteur jusque dans ses terres seraient revenus victorieux pour trouver la désolation, leur cité en cendre et leurs proches massacrés. Cet exploit finit de rendre aux Hommes leur fierté et désormais, jamais plus il ne se sentirent honteux de leur aspect ou de leur petite taille face aux Quasi Cousins ou au peuple des chevaux. Ils étaient maintenant leurs égaux, des guerriers victorieux envers lesquels les autres peuples avaient une dette.

Epilogue

Grâce à la force et la puissance de son compagnon, avec peut-être aussi l’aide de la chance, le vieux shaman traversa cette glorieuse bataille sans blessure physique. Cependant, lorsqu’il ramena sa petite armée victorieuse au sein de sa forêt auprès de son peuple, il ressentit soudain une immense fatigue. Le poids des ans et des soucis cumulés à l’énorme dépense d’énergie mentale qu’il avait effectuée lors de sa grande transe, pesait tout d’un coup comme une montagne sur ses vieilles épaules.

Il fut acclamé par ses semblables et devint l’objet d’une révérence superstitieuse, mais il n’arrivait pas réellement à réaliser ce qui lui arrivait. Après avoir présidé les fêtes et les banquets donnés en l’honneur de la victoire et de la chute du Second Corrupteur, il n’aspirait plus guère qu’à la tranquillité et au repos. Lui qui avait mené une vie d’ascète durant tant d’années se laissait aller à la douceur, se nourrissant de fruits, se levant tard et parfois, au cours de la journée, somnolant tranquillement adossé à un arbre dans le doux soleil d’été.

Un jour qu’il se reposait ainsi, à l’orée de la forêt qu’il avait contribué à sauver de la destruction, une brillante compagnie chevaucha à proximité de là où il était. Un Quasi-Cousin de haute taille et de noble figure et une femme aux Yeux Brillants d’une surprenante beauté démontèrent et main dans la main s’approchèrent de la lisière du bois. Le Quasi-Cousin s’exprima d’une voix forte et cria « Écoutez, le roi Elessar est venu, il donne cette forêt à Ghân-buri-ghân et aux Hommes, qu’elle soit leur pour toujours et que, désormais, personne n’y entre sans leur permission »

Le vieil Homme, adossé à son chêne, senti son cœur se dilater de joie. Il murmura, comme pour lui-même le début du texte de l’antique prophétie qu’il savait maintenant réalisée : «L’Espoir est venu chez les Hommes », puis il ferma doucement et paisiblement les yeux. A cet instant précis les pierres qui composaient son fauteuil de méditation se brisèrent en autant de morceaux qu’il s’était écoulé d’années depuis son initiation.

Lui qui ne connaissait pas l’ancienne langue du peuple aux Yeux Brillants, ne pouvait pas savoir qu’il venait dans son dernier souffle d’appeler le nouveau roi de la Terre du nom d’amour que seule la nouvelle reine employait, Estel-Espoir.

 

Jean Chausse,
version revue en juillet 2025.