LE CHAUDRON ET LA CUISINE
Après l’étude des langues viennent six articles plus littéraires, au sens strict du terme pour les deux premiers (Christopher et Thomas). Ceux de Flieger et Rateliff peuvent s’articuler quant à eux autour de The Lost Road et The Notion Club Papers. Les deux derniers (Burns et West) rapportent Tolkien à la littérature nordique. – Nous quittons donc l’elfique, mais non la poésie avec l’article de Joe R. Christopher, “ Tolkien’s Lyric Poetry ” (p. 143-160), qui s’attache à l’analyse spécifique de quatre poèmes (sur les quelques soixante-quinze compris dans Home) : le sonnet, de 1915, ‘Kôr : In a City Lost and Dead’ (Home I, 136 = FrHome I, 181-182), au style antique et de forme ABABCDCDEEFGGF ; l’allitératif ‘Winter comes to Nargothrond’ (Home III, 129) dont la première version date de 1924-1925 (Home III, 127, cf. 81) qui ne fait que décrire la venue de l’hiver ; le lyrique ‘Light as Leaf on Lindentree’ (Home III, 108-110, 120-121 et LoR I, 187-189, éd. Harper en un volume = SdA 217-219) de 1924-1925 également, de forme ABACBABC, qui présente un amour idéalisé entre Beren et Lúthien, c’est-à-dire entre un mortel et une elfe (lisible comme le rapport d’un artiste à sa muse) ; mais c’est surtout ‘The Death of St. Brendam’ (Home IX, 261-262, 296-299) qui retient l’attention de Christopher, qui relève le fait que dans The Notion Club Papers, ce poème est attribué à Frankley, c’est-à-dire à C. S. Lewis (qui reprendra ce thème dans ses Chroniques de Narnia quelques années plus tard). Les deux versions de ce poème, sur lequel le travail a dû commencer en 1946, se distinguent par leur style respectif. On y remarquera que les elfes sont identifiés à des oiseaux. Christopher, après avoir rapproché les vers de Tolkien concernant saint Brendam (personnage historique, irlandais fondateur du monastère de Clonfert en 559) de ceux que lui consacra Lord Tennyson, tente une approche de sa signification théologique. Finalement, il apparaît que tous ces poèmes relèvent du style romantique. Cette étude, s’attachant à la valeur purement poétique des pièces tolkieniennes, nécessite un bon bagage technique. Elle n’est, de ce fait et sur bien des points, accessible qu’aux anglophiles avertis. – Avec Paul Edmund Thomas, nous comparons “ Some of Tolkien’s Narrators ” (p. 161-181), en l’espèce celui du Hobbit et son devenir dans le Seigneur des Anneaux. Après la reprise des concepts de Booth dans The Rhetoric of Fiction (Chicago, 1983²) considérant comme plus ou moins ‘intrusif’ un narrateur selon qu’il révèle et interprète l’histoire, et qu’il en est aussi plus conscient, Thomas examine celui du Hobbit qui se découvre, dès le premier chapitre, comme interprète, révélateur circonspect choisissant de ne pas livrer tout son savoir au lecteur, ce qui suggère donc qu’il est tout à fait conscient (des enjeux) de l’histoire qu’il raconte. Thomas souligne encore d’autres caractéristiques du narrateur du Hobbit, comme a) les adresses directes au lecteur (dont l’appendice, p. 180, dresse la liste – soulignant au passage qu’elles n’ont pas disparu des éditions de 1951 et 1966, ce qui donne tort à Carpenter (Tolkien. Une Biographie, Pocket, p. 200) lorsqu’il dit que Tolkien en supprima beaucoup) ; b) le passage inattendu d’un personnage à un autre et c) son côté reporter impartial des faits. Vient ensuite l’étude de l’évolution du statut du narrateur dans le chapitre inaugural du Seigneur cette fois (ce qui est d’autant plus pertinent que les titres de ces chapitres sont très voisins et que Tolkien, dans la lettre 131 en a souligné le parallélisme voulu), principalement d’après les cinq versions préparatoires (Home VI), et la version publiée. Dans les versions préparatoires, on découvre d’abord un narrateur en apparence semblable à celui du Hobbit, mais ignorant (notamment des détails du Hobbit) dans la première version, puis de correction en correction, Tolkien tourne cette ignorance (devenue superficielle et feinte) en ironie. Finalement, la version publiée supprime l’ironie au profit d’un rapport impartial des faits. Cette caractéristique secondaire dans le Hobbit passe donc au premier plan dans le Seigneur, au point d’éclipser les caractéristiques intrusives de son narrateur : si quelques remarques interprétatives demeurent, les adresses directes ne se rencontrent plus. Ces évolutions s’expliquent, selon Thomas, par le fait que cette dernière version a été rédigée lors de la seconde phase du Seigneur, c’est-à-dire lorsque Tolkien était déjà avancé au ch. 12 et savait la tournure qu’allait prendre l’histoire, d’une part, et par le fait que le ‘Silmarillion’ avait fait évoluer l’écriture de Tolkien d’autre part. Cette évolution peut déjà se lire au sein du Hobbit, les six derniers chapitres ne comportant plus d’adresses directes…
Verlyn Flieger, dans son article “ The Footsteps of Ælfwine ” (p. 183-198), se focalise sur la détermination du nom Ælfwine (littéralement l’ami des elfes) en Terre du Milieu comme espèce d’identité ou signe d’élection pour une communauté spécifique (regroupant notamment Húrin, Túrin, Beren, Bilbo, Frodo) dans le Seigneur des Anneaux. Home permet d’en approfondir le concept. Nous y rencontrons en effet Ælfwine (=) Eriol dans The Book of Lost Tales (Home I-II), Elendil = Alboin Errol dans The Lost Road (Home V), Alwin Lowdham, fils d’Edwin dans The Notion Club Papers (Home IX), qui sont autant d’amis des elfes. Ils ont pour premier dénominateur commun de mettre en relation le monde réel avec la Faërie par un lien avant tout narratif. L’ami des elfes, en appartenant aux deux mondes, est mieux placé qu’aucun autre pour transmettre les légendes : c’est un vrai médiateur. Les légendes de Faërie n’existent que parce qu’elles ont été ainsi transmises. Flieger analyse donc ensuite ces personnages pour en découvrir d’autres caractéristiques. Elle rapproche Eriol, de The Book of Lost Tales, aussi appelé l’Anglais (Angol) par les gnomes, et qui s’appelait lui-même Wæfre, le voyageur, du Gangleri de l’Edda en prose : tous deux transmettent les légendes, et (se) posent les mêmes questions. L’ami des elfes a donc d’abord pour fonction essentielle de relier en témoignant de ce qu’il a entendu ou vu (Alboin comme Lowdham assistent à la chute de Númenor). Cela débouche, ensuite, sur la rédaction d’un livre dans le cas d’Eriol et d’Elendil (Home IX, 279) comme pour Bilbo (dont le “ Livre Rouge de Westmarch ” emprunte son titre courant au Red Book of Hergest, conservé à Jesus College, Oxford, qui rapporte les légendes galloises). Poursuivant justement la recherche des figures de l’ami des elfes, Flieger découvre, enfin, l’importance de la descendance : Frodo continua la rédaction du “ Livre rouge ”, ou Smith suivant son grand-père Master Cook dans Smith of Wootom Major (ou encore Home IX, 278-279). Il est d’ailleurs remarquable que Tolkien lui-même se pense comme (un tel) passeur de relai (Letters 145) : il est l’ami des elfes que l’on suit toujours. – Dans “ The Lost Road, The Dark Tower, and The Notion Club Papers. Tolkien and Lewis’s Time Travel Triad ” (p. 199-218), John D. Rateliff s’intéresse tour à tour à l’origine et l’inachèvement des deux séries de récit de voyages dans le temps de Tolkien et Lewis. Il insiste notamment sur la proximité originelle de leurs premiers projets (repérable jusque dans le vocabulaire : Elwin/Ælfwine, Tor-Tinidril/Tuor-Idril et Numinor/Númenor). La discussion entre Lewis et Tolkien débouchant sur la répartition des voyages spatiaux et temporels, qui a dû avoir lieu en 1936 lorsque tous deux n’avaient encore que très peu publié, constitue alors un projet nouveau encouragé par la lecture de Williams et Lindsay. Après la chute de Númenor, l’accès à Valinor n’est plus direct, la route est perdue, et seuls les voyages temporel et aussi spatial permettent d’y revenir : Tolkien et Lewis l’affirment de concert (The Lost Road, Home V, 1 et la dernière phrase du post-scriptum de Out of the Silent Planet). Mais Tolkien, à la différence de Lewis, ne terminera pas son voyage (mais aidera Lewis à être publié). Il y a à cela des raisons externes et internes. L’achèvement du Hobbit y est notamment pour beaucoup. Et même si lorsque Tolkien soumet The Lost Road à son éditeur, l’ébauche est jugée prometteuse, le succès n’est pas évident pour R. Unwin comme il l’est pour “ la suite du Hobbit ”. Rateliff, puisant dans les archives Unwin, montre que Tolkien a reçu cet avis quelques jours après qu’il ait effectivement commencé d’écrire le Seigneur. L’histoire ultérieure de The Notion Club Papers (rédigé entre fin 1944 et août 1946 et empêché cette fois par l’achèvement du Seigneur) et de The Dark Tower de Lewis est similaire. Ces projets s’inscrivent communément à la suite de Out of the Silent Planet, Tolkien sous-titrant même son voyage ‘Out of the Talkative Planet’. Rateliff fait remarquer que Tolkien est le seul à attester la paternité de The Dark Tower à Lewis lorsqu’il parle d’une “ histoire concernant les descendants de Seth et Cain ” (Letters 105), et avance neuf arguments allant dans le sens de cette attribution, malgré certains problèmes de datation, avant de spéculer sur son inachèvement (l’abandon de la science-fiction due à la mauvaise réception de Cette hideuse puissance et l’orientation vers la fantaisie de Narnia). Cet article, suscité par le centenaire, est remarquablement documenté historiquement. On regrettera seulement que la bibliographie n’en soit pas actualisée : le livre de V. Flieger, A question of Time, paru en 1997, n’est pas mentionné.
Avec “ Gandalf and Odin ” (p. 219-231), Marjorie Burns nous propose un travail allant au-delà d’un simple parcours d’un aspect dans Home. Elle entreprend en effet de rapprocher certains personnages de la Terre du Milieu (Morgoth, Sauron, Saruman, Gandalf et Manwë) avec un autre personnage appartenant à la littérature traditionnelle nordique (Odin), ce à quoi Christopher Tolkien avait dû renoncer, le contraire ayant considérablement alourdi sa tâche. Reste cependant que, puisque les textes sont accessibles dans Home, ce genre de travail se doit désormais d’être entrepris et affiné par les commentateurs. En effet, Burns rappelle d’abord que deux générations de critiques (Ryan, Green, et St. Clair en 1969-1970, puis Noel, Flieger et Brunsdale à partir de 1977-1978) avaient déjà vu le rapprochement entre Odin, Sauron et Gandalf par les seules lectures du Hobbit et du Seigneur. L’attention aux aigles, au cheval (cf. Shadowfax), et à leurs allures et jusqu’à l’œil de Sauron en avait facilité la reconnaissance. Burns renforce ensuite, en s’appuyant sur Home, ces premiers rapprochements et en propose de nouveaux : Saruman et surtout Manwë et même Morgoth sont aussi des figures d’Odin. Ainsi, en Home II, 290 (= FrHome II, 370), Manweg (Manwë) est-il associé à Woden (Odin). La dualité d’Odin est toujours scindée chez Tolkien : Manwë relayé ou représenté par Gandalf vs. Morgoth relayé par Sauron, ou l’opposition Gandalf/Saruman. – Richard C. West, dans “ Túrin’s ofermod ” (p. 233-245), propose tout d’abord de rapprocher le sens de l’origine du nom Tolkien (Letters 218) d’un mot de vieil anglais de The Battle of Maldon : ofermod. West envisage, dans un premier temps, l’interprétation de Tolkien (telle qu’on peut la lire à travers sa représentation de Beorhtnoth) parmi celles des autres spécialistes de vieil anglais. Comment concevoir l’ofermod ? S’agit-il de courage admirable ou d’une condamnable témérité ? Cette tension entre les lectures de l’ofermod, que les premiers critiques (tels Britton, Indestege, ou Wilson dès 1953) avaient envisagée, West la retrouve et l’étudie à nouveaux frais, en un deuxième moment, avec Túrin. Rappelant que cette geste, la première composée par Tolkien, doit beaucoup de son aveu même au Kalevala (chants 31-36), West résume l’histoire de Kullervo en soulignant les similitudes. Si l’idée d’une épée magique parlante par laquelle le suicide a lieu provient bien du Kalevala, la séparation de l’enfant de ses parents, et l’inceste ultérieur pourrait aussi provenir de la Völsungasaga qui fournit aussi avec Sigurd et Fáfnir un modèle pour Túrin et Glorung. Mettant à plat chronologiquement les différentes versions principales de ‘Túrin’ dans toute l’œuvre (que ce soit dans Home II-III, IV-V, X-XII, les Contes et légendes inachevés et le Silmarillion), West compare finalement‘Turambar and the Foalókë’ et le ‘Narn i Hîn Húrin’ des Contes et légendes inachevés, soulignant que si Melian qualifie Túrin d’“ over-bold ” (que Jolas rend en français par présomption), c’est-à-dire l’ofermod vieil anglais, c’est après le renforcement de son trait de caractère orgueilleux. West le relève par sept fois. Avec Túrin, Tolkien travaille donc à la limite de l’héroïsme.
Bref, on appréciera cette initiative de Flieger et Hostetter de saluer, prendre en compte, et parcourir de telle manière la totalité de Home (bien que les volumes VI-IX soient moins étudiés), chose qui n’est pas encore monnaie courante, surtout dans les commentaires francophones – faut-il le préciser et l’avouer ? Le volume comprend un index d’une quinzaine de pages, chaque article présente une bibliographie. La facture générale est de très belle tenue (quelques coquilles départissent l’ouvrage, une liste d’errata est disponible en ligne). Greenwood Press annonce pour fin juin 2000 un autre volume comprenant treize articles sur J. R. R. Tolkien and his Literary Resonances. Views of Middle-Earth, édité par G. Clark et D. Timmons, qui prolongera la dernière section de ce recueil-ci.
Michaël Devaux
© La Compagnie de la Comté – Les Editions de l’Œil du Sphinx