Interview d’Irène Fernandez

réalisée par Nicolas Liau1.

 
 
Agrégée de philosophie et docteur ès lettres, Irène Fernandez mène de brillantes recherches dans des domaines variés : la littérature anglo-saxonne, la théologie ou encore la bioéthique. Membre du comité de rédaction de la revue catholique Communio, elle a signé plusieurs articles du Dictionnaire critique de théologie (PUF), mais aussi consacré une thèse aux rapports du mythe et de la réalité chez l’écrivain C.S. Lewis (parution prévue pour 2004). En 2002, elle a également publié aux Presses de la Renaissance un ouvrage très éclairant intitulé Et si on parlait du Seigneur des Anneaux, dans lequel elle analyse le célèbre texte de Tolkien suivant des perspectives inédites. C’est cet ouvrage en particulier qui a retenu notre attention.

En considérant le titre des chapitres qui ouvrent et clôturent votre analyse (« Dissiper les malentendus » et « Bien lire Tolkien »), on a le sentiment que vous souhaitez en quelque sorte rendre justice à Tolkien. Est-ce exact ?

L’« establishment » littéraire considère l’œuvre de Tolkien comme marginale parce qu’elle n’appartient pas à un genre « noble » (on a beau dire aujourd’hui qu’on s’intéresse également à toutes les formes littéraires, ce n’est pas exact ; ici aussi, il y en a qui sont plus égales que d’autres). Il est donc malheureusement nécessaire de défendre en quelque sorte Tolkien contre ses détracteurs.

Dans le numéro de Janvier 2002 de la revue La Nef, Grégory Solari écrit que « Le Seigneur des Anneaux n’est pas un roman apologétique. La foi chrétienne n’y joue pas le rôle d’un ‘ prétexte’, elle constitue la substance même du propos de Tolkien ». Ce jugement vous paraît-il exact ?

La phrase que vous citez me paraît juste. C’est d’ailleurs à peu près ce que je soutiens dans mon livre.

Les œuvres de Clive Staples Lewis, dont vous êtes une éminente spécialiste, ont-elles exercé une quelconque influence sur les écrits de Tolkien ? Cet ami intime de Tolkien est injustement méconnu : pourriez-vous nous le présenter en quelques lignes ?

C.S. Lewis a écrit lui-même qu’il était impossible d’influencer Tolkien2, mais il l’a soutenu pendant la longue gestation du Seigneur des Anneaux, et Tolkien a déclaré qu’il ne serait jamais arrivé à achever son œuvre sans les encouragements de son ami. Ce dernier est encore trop peu connu en France, en effet, alors qu’il est extrêmement célèbre aux Etats-Unis, en Angleterre et dans beaucoup d’autres pays. Spécialiste de la littérature du Moyen-Âge et de la Renaissance, il a publié d’excellents ouvrages dans ce domaine, mais il est surtout connu pour ses romans de science-fiction (La Trilogie Cosmique), ses contes pour enfants (Les Chroniques de Narnia, devenues des classiques qu’on lit à tout âge), et une très riche œuvre de défense et approfondissement du christianisme (le fameux Tactique du diable n’en est qu’un exemple).

Vous placez justement à l’exergue de votre ouvrage une citation de Lewis : « Il paraît évident que le conte n’est pas réaliste ; et pourtant il nous dévoile ce qui est au cœur de la réalité ». En quoi illustre-t-elle parfaitement Le Seigneur des Anneaux ?

Le Seigneur des Anneaux est évidemment une œuvre fantastique ou « féerique », mais, en bon mythe, ce récit exprime mieux que bien des romans qui se veulent réalistes la vérité de la condition humaine, dans son rapport à la vie et à la mort, et avec ses choix inévitables.

Il est facile de relever des correspondances entre Sauron et Satan (l’anneau, symbole de la tentation, est l’une des plus évidentes) ; mais peut-on voir à travers certains personnages du Le Seigneur des Anneaux des figures christiques ? Tom Bombadil, par exemple, sur qui l’Anneau n’a aucune emprise…

Il me semble qu’il faut être très prudent quand il s’agit de discerner des figures christiques dans Le Seigneur des Anneaux : on risque vite de tomber dans l’interprétation allégorique et dans l’arbitraire. En tout cas, je ne crois pas qu’il puisse en être question pour Tom Bombadil : l’Anneau n’a en effet aucune prise sur lui, mais il est bien dit (au Conseil d’Elrond) que la victoire de Sauron entraînerait sa défaite ultime.

Dans un grand dictionnaire, dont je tairai le nom, on peut lire que Tolkien « participe à la renaissance de l’allégorie avec Bilbo le Hobbit et Le Seigneur des Anneaux ». Cette affirmation n’est-elle pas quelque peu discutable ?

Ni Le Hobbit ni Le Seigneur des Anneaux ne sont en effet des allégories, ni au sens précis du terme, ni en un sens plus lâche, mais qui supposerait qu’il faille décoder ces livres pour en comprendre le sens. Vous savez que Tolkien était déjà exaspéré de son vivant par l’allégorisation du Seigneur des Anneaux… Je suppose que la phrase que vous citez est une tentative maladroite pour essayer de préciser le genre littéraire de son œuvre : nous manquons du vocabulaire nécessaire pour cela, ce qui montre bien notre malaise devant une création en fait inclassable.

Les détracteurs de Tolkien reprochent au Seigneur des Anneaux de véhiculer des idées xénophobes et à son auteur d’afficher une sorte de dédain pour les femmes. Les convictions religieuses de Tolkien ont-elles été la cible de telles réprobations ?

À ma connaissance, personne n’a attaqué la foi de Tolkien comme on a attaqué sa soi-disant xénophobie ou misogynie ; la plupart du temps, elle est purement et simplement ignorée.

Tolkien souhaitait offrir une mythologie à l’Angleterre : était-ce là une marque de prétention ?

Je ne sais pas s’il faut prendre à la lettre cette déclaration de Tolkien. Il a surtout écrit pour lui-même, et ne pensait pas qu’on publierait jamais Le Silmarillion, et encore moins tout le reste de sa mythologie.

Parmi toutes les créations de Tolkien, laquelle est selon vous la plus remarquable ?

Votre dernière question est la plus difficile. Voulez-vous dire quelles sont les plus remarquables des créatures qu’il a inventées ? Je pense, sans originalité, que ce sont les Ents.

Notes
1. Nicolas Liau est étudiant en Lettres Modernes à Limoges et prépare actuellement une maîtrise en Littérature Comparée. Passionnée de mythologie grecque, il a découvert depuis peu Tolkien par le biais du Seigneur des Anneaux.

2. Lewis dira même : « Personne n’a jamais influencé Tolkien – autant vouloir influencer un dragon. » (Humphrey Carpenter, J.R.R. Tolkien, une Biographie, Paris, éd. Presses Pocket, tr. fr. de P. Alien, n° 4614, p. 225)