Article publié en collaboration avec le site Tolkiendil.

 

L’étude qui suit a pour unique objectif d’établir des correspondances intertextuelles entre les écrits de Tolkien et diverses autres créations, littéraires ou non. Cette analyse ne prétend pas à l’exhaustivité, et encore moins à l’infaillibilité : toutefois, la grande érudition de Tolkien autorise à croire à la vraisemblance de toutes ces résonances textuelles.

Situées à l’est de la rivière Brandevin, entre la Vieille Forêt et le village de Bree, les Hauts des Galgals sont une étendue de collines abritant un monument mégalithique considéré comme le plus ancien cimetière humain de la Terre du Milieu. Edifié au Premier Âge du soleil et particulièrement vénéré par les Dunedains du royaume d’Arnor, le site est constitué d’un anneau de pierres levées et de de tertres herbus sous lesquels reposent les dépouilles des nombreux Rois qui sont tombés, en même temps que leurs forteresses jadis dressées au sommet des Hauts.

En l’an 1636, le sanctuaire devient le repaire de quelques spectres échappés du royaume d’Angmar, sinistre contrée située dans la partie nord des Monts Brumeux et ennemi juré des Dunedains durant plusieurs siècles. Fuyant la lumière du jour, les démons se réfugient au plus profond des chambres funéraires, s’approprient les richesses qui y sont entassées et se logent dans les corps décharnés de défunts pour leur redonner vie.

En l’an 3018 du Troisième Âge débute la quête de l’Anneau : le 23 septembre, Frodo, Sam et Pippin quittent le village de Hobbitbourg et, pourchassés par des Cavaliers Noirs, se hâtent de gagner Creux-de-Crique, en compagnie de Merry qui les rejoint en cours de route. Le 26, les Hobbits franchissent la Vieille Forêt et séjournent quelque temps chez Tom Bombadil qui les a délivrés des sortilèges du vieil Homme-Saule. Le 28, les quatre marcheurs prennent congé de leur bienfaiteur puis pénètrent dans le sanctuaire des Galgals et bivouaquent au pied des monolithes. Soudain gagnés par une irrésistible torpeur, ils se retrouvent, à leur réveil, prisonniers d’une épaisse ceinteure de brume dans laquelle ils ne tardent pas à s’égarer, séparés les uns des autres. Livrés à eux-mêmes, ils n’opposent aucune résistance aux Êtres des Galgals qui les plongent alors dans une profonde léthargie et les emmurent au fond d’un tombeau, semblable à un dolmen, où se prépare une sorte de sacrifice rituel. Mais Frodo s’éveille à temps pour repousser les créatures et appeler Tom Bombadil à leur rescousse.

I. Leçon d’archéologie : les menhirs et les dolmens

Les prérégrinations de Frodo à travers les Hauts sont décrites dans le huitième chapitre du livre I qui a pour titre, dans la version originale, Fog on the Barrow-downs. En français, le mot « barrow » est l’équivalent de « tumulus » : or le traducteur du Seigneur des Anneaux, Francis Ledoux, a préféré opter pour « galgal », choix étonnant dans la mesure où ce terme, issu de l’ancien français « gal » qui signifie « caillou », a une signification très spécifique. Selon le Littré, il s’agit d’un monceau de pierres de 10 à 12 m de longueur sur 5 à 8 de largeur et 5 à 6 de hauteur qu’on trouve dans différents endroits de la France. On suppose que ce sont des tombraux antiques élevés à la mémoire des guerriers gaulois ou romains morts dans un combat dont l’histoire n’a pas gardé de souvenir. Il est vrai que galgal a une sonorité indéniablement exotique : peut-être est-ce ce détail qui a motivé la décision de F. Ledoux ?

Quoi qu’il en soit, il est bien question de roche dans ce chapitre, où le panorama est invariablement constitué de colines « couronnées de tertres verts, sur certains desquels étaient des pierres levées pointées en l’air comme des dents ébréchées sortant de gencives vertes. »1 Tolkien introduit en Terre du Milieu les deux principaux types de mégalithes : le menhir, ou pierre levée, et le dolmen, souvent enfoui sous des tertres.

Le menhir (du breton « an men : la pierre » et « hir, long » est, rappelons-le, un simple bloc de pierre dressé dans le sol, dont la hauteur varie entre 3 et 6 m. Tantôt isolés, tantôt disposés en cercles (cromlechs) ou en alignement, les menhirs étaient érigés dans un but qui demeure aujourd’hui très mystérieux : certains spécialistes parlent de monuments religieux ou commémoratifs élevés en l’honneur d’un roi, d’un druide : d’autres parlent de repères pour des observations astronomiques, voire même de perchoirs pour les âmes…

Toujours est-il que le menhir n’a aucune utilité funéraire. Et c’est sur ce point que Tolkien semble aller à l’encontre de la tradition, puisqu’il imagine des menhirs surmontant des tumulus c’est à dire des sépultures : il fait de la pierre levée non plus un cénotaphe mais la stèle d’un véritable tombeau. Depuis toujours, le menhir est le noyau d’une foule de superstitions et son évocation suscite encore une certaine crainte : il n’y a donc rien d’étonnant à ce que lui soient rattachés des qualificatifs aussi évocateurs que « pierre des fées » ou « pierre du diable ». Tolkien restitue cette aura de mystère puisque « même dans la Comté, on avait entendu la rumeur concernant des Êtres des Galgals au-delà de la Forêt. Mais c’était un récit qu’aucun Hobbit ne se plaisait à écouter, même au coin d’une lointaine cheminée. »2

Bien que Tolkien ne parle pas explicitement de dolmen, il est permis de croire que c’est bien dans une construction de ce type que Frodo et ses compagnons sont retenus prisonniers. Le dolmen (du breton dol la table et « an men : la pierre ») est une chambre funéraire généralement collective, formée d’une ou plusieurs pierres posées à l’horizontale sur des blocs verticaux et dont le sol est parfois recouvert de dalles. La plupart des dolmens, dont l’accès était obturé après usage, était enfouis sous des tumulus, amas de pierres ou de terre pouvant atteindre un diamètre de 30 m. Les dolmens les plus complexes étaient prolongés par une sorte de couloir d’accès appelé « allée couverte ». Dans l’épisode qui nous intéresse, plusieurs éléments descriptifs indiquent que le tertre sous lequel sont étendus les Hobbits ne recouvre pas une simple fosse mais bien un dolmen avec un plafond, des murs et un sol bien distincts : « allongé, le dos sur une pierre froide et les mains sur la poitrine »3 ou bien « elle n’avait pas encore atteint le plafond ou le mur »4, etc. La destination du dolmen est étroitement liée à la mort : sa fonction funèbre a depuis longtemps été prouvée par la découvert d’ossement inhumés ou incinérés, mais certains chercheurs lui prêtent également un rôle religieux, cette fois beaucoup plus hypothétique, en l’assimilant à un grand autel sur lequel les druides se livraient à des rites sacrificiels. Cette dernière supposition coïncide avec la conception de Tolkien étant donné que le tertre des Galgals est le lieu où les spectres s’apprêtent à immoler les Hobbits.

En considérant un tant soit peu la répartition des blocs de roche sur les Hauts des Galgals, comment ne pas penser à Stonehenge dans le comté du Wiltshire, au sud de l’Angleterre ? D’autant que les deux sites, fictif et réel, semblent être destinés à des pratiques similaires… Considéré comme le plus grand de tous les ensembles mégalithiques, le sanctuaire de Stonehenge réunissait jadis plus d’une centaine de pierres dressées, réparties en deux cercles concentriques qui, eux-mêmes entouraient deux autres séries de pierres disposées en fers à cheval. Au centre était placée une imposante pierre rectangulaire, qualifiée de « pierre de l’autel ». Certes, Tolkien ne fait aucune allusion claire à des cercles de monolithes enchâssés, mais l’intérêt de la comparaison réside surtout dans le fait que les Hauts se distinguent par une concentration de multiples cromlechs sur une même étendue de collines : car, de la même façon, le complexe de Stonehenge appartient à un vaste territoire funéraire constitué de tertres et de pierres dressées. Une autre similitude semble être envisageable. Bien qu’on ne puisse définir avec certitude le rôle de Stonehenge, certains indices portent à croire que le site était dédié à un culte solaire : prenons l’exemple de la voie d’accès orientée précisément vers le point de l’horizon où le soleil se lève le 21 juin, au solstice d’été. Au delà de cet aspect sacré, les pierres de Stonehenge sont les bases d’un véritable instrument astronomique, permettant non seulement d’observer le lever et le coucher du soleil ou de la lune, mais aussi de calculer avec précision la date des éclipses. D’une certaine façon, les Hauts des Galgals semblent partager cette dimension cosmique même si, là encore, cette hypothèse ne repose que sur l’interprétation de certains indices semés par Tolkien. Le sommet, légèrement creux et arrondi, de la colline sur laquelle les Hobbits établissent leur campement en est peut-être l’illustration la plus claire : « Au centre, se dressait une unique pierre, haute sous le soleil, et à cette heure elle ne projetait aucune ombre. Elle était informe, et pourtant significative : comme un repère […] ils appuyèrent donc leur dos contre le côté est de la pierre. »5 Ce cadre n’évoque-t-il pas un gigantesque gnomon dont le monolithe central serait la tige et dont chaque Hobbit serait symboliquement une division horaire ? L’agencement des tertres semble obéir à des calculs très précis de telle sorte que, à un moment donné, les astres entrent en symbiose avec la pierre. « Une ouverture basse en forme de porte apparut à l’extrémité de la pièce au-delà des pieds de Frodo : et la tête de Tom (avec son chapeau, sa plume et tout) s’y encadrait silhouettée sur le soleil qui se levait, rouge, derrière elle. La lumière inondait le sol et les visages des trois Hobbits couchés à coté de Frodo. »6 Cette image rappelle ces édifices cultuels dont la façade, pourvue d’ouvertures, permet à la lumière du jour d’éclairer telle ou telle idole. Le temple d’Abou-Simbel, en Egypte, est régulièrement le théâtre de tels phénomènes : les 21 octobre et 19 février, les rayons du soleil pénètrent dans le sanctuaire à plus de 60 m de profondeur pour illuminer les statues des dieux. La relation entre les Hauts des Galgals et la vénération du soleil n’est donc pas à exclure. Toutefois, l’intrusion des spectres a comme profané la pureté spirituelle du site et perverti l’action des astres : la pierre reste froide « comme si le soleil n’avait eu aucun pouvoir de le chauffer »7, chaque chose jette une « ombre pâle »8, l’éclat du soleil a viré au « jaune pâle et aqueux »9, l’air est devenu « lourd et glacial », etc.10

II. Le roman gothique : Dracula

Le climat crépusculaire et sépulcral dans lequel Tolkien inscrit l’épisode des Hauts des Galgals est en tout point comparable à l’atmosphère si particulière des romans gothiques. Une nuit opaque, le mugissement du vent, des pierres tombales, un rideau de brume… tous les ingrédients sont réunis. Pour s’en convaincre, il suffit de lire la citation suivante, extraite de Melmoth ou l’homme errant (1820) de Charles Maturin, en imaginant ces propos dans la bouche de Frodo ; le résultat est assez saisissant : « Mais ce terrible passage près des caveaux ! La possibilité, la crainte que nous n’en sortions jamais ! Songez à ce que c’est d’errer au milieu de ruines sépulcrales, à trébucher sur des morts, à rencontrer ce que je n’ose décrire : songez à l’horreur de se trouver parmi ces êtres qui n’appartiennent ni aux vivants ni aux morts, ces êtres qui se jouent avec les cadavres, qui se régalent et qui vivent au sein de la corruption ! »

Pour donner vie et forme aux démons qui hantent les tertres des Galgals, Tolkien a sans doute puisé son inspiration dans diverses traditions folkloriques, et notamment celle du vampire, rendu célèbre par le grand roman noir de Bram Stoker, Dracula (1897). Le terrifiant périple des Hobbits à travers les Hauts présente de nombreuses similitudes avec l’arrivée de Jonathan Harker au château du Comte, situé dans les Carpates. Citons pour exemples :

  • Les conditions météorologiques déplorables qui accentuent l’hostilité du lieu « Nous pouvions entendre le vent qui sifflait et gémissait, entrechoquant les branches des arbres au-dessus de nos têtes. Le froid devenait toujours plus aigu. » Au milieu des pierres levées, Frodo affronte la même tempête : « Il se rendit soudain compte qu’il commençait à faire très froid, et que là-haut le vent se mettait à souffler, un vent glacial. »11
  • La présence intimidante d’imposants blocs de pierre qui balisent le passage emprunté par le protagoniste : « Et, à nouveau, d’énormes blocs de rochers déchiquetés nous surveillaient, de part et d’autre de la route, menaçants. » Frodo éprouve un malaise analogue : « et tout à coup il vit, dressées devant lui de façon menaçante et légèrement penchées l’une vers l’autre comme les montants d’un portail sans linteau, deux énormes pierres levées. »12
  • Le repaire de l’ennemi, comparé à une mâchoire qui risque à tout moment de happer les intrus : de même que les créneaux du château de Dracula « se profilaient, comme des dents, dans le ciel où brillait à nouveau la lune », de même les menhirs des Hauts des Galgals saillent de la terre « comme des dents ébréchées sortant de gencives vertes. »13
  • L’agitation des animaux, et notamment des chevaux, aux abords du lieu maudit en présence du Mal incarné : entourés par des loups, sbires de Dracula, les chevaux « se cabraient, hennissaient, jetaient autour d’eux des regards désespérés. » Dans un même accès de panique, le poney de Frodo « se cabra et s’ébroua ».14
  • L’impression désagréable qu’ont les voyageurs de s’être assoupis contre leur gré : « Je devais m’être endormi », suppose Jonathan, « en état de veille, j’aurais remarqué que nous approchions d’un endroit aussi exceptionnel. » Les Hobbits non plus ne résistent pas à ce qui a tout l’air d’être un sortilège, et « ils se réveillèrent brusquement, avec un sentiment pénible, d’un somme qu’ils n’avaient jamais eu l’intention de faire. »15

Mais l’analogie ne se borne pas à un seul épisode ou à une simple atmosphère : même si Tolkien nous livre assez peu de détails sur l’apparence et les mœurs des êtres des Galgals, il est possible de déceler une certaine parenté entre ces spectres et les vampires de Stoker.

Dracula, comme tous ses congénères, dispose de nombreux pouvoirs : « Il peut voir dans le noir », fait remarquer le docteur Van Helsing, mas aussi « créer le brouillard pour s’y dissimuler. » Or, les Êtres des Galgals ne traquent les Hobbits qu’à la nuit tombée, après les avoir « enfermés dans une salle de brume. »16 Lorsqu’il se retrouve face au cocher (vampire) de Dracula, Jonathan ne distingue de ses traits que « l’éclat de deux yeux brillants ». Symétriquement, de la « sombre forme »17 qui attaque Frodo ne se détachent que « deux yeux, très froids bien qu’éclairés d’une pâle lueur. »18 Un peu plus loin dans son journal, Jonathan décrit ainsi le geste de bienvenue du vieux Comte : « il s’empara de ma main avec une puissance qui me fit grimacer – impression désagréable encore renforcée par la froideur glacée des chairs » : Frodo, « saisi d’une étreinte plus forte et plus froide que celle de l’acier »19, mesure lui aussi toute la puissance retenue dans les corps pourtant séculaires des Êtres des Galgals…

Malgré tout, et comme chacun le sait, les vampires ont leurs propres faiblesses : tenus à distance à l’aide de gousses d’ail ou de symboles sacrés, ils sont surtout contraints de regagner leur cercueil avant le lever du soleil car, comme le rappelle Van Helsing à ses compagnons, leurs « puissances cessent – comme cessent toutes les forces du mal – au commencement du jour. » Et les Êtres des Galgals ne font pas exception à cette règle. « Sors donc, vieil Être ! » chantonne Tom Bombadil venu en aide aux Hobbits, « Disparais dans la lumière du soleil ! »20 Tout comme le pieu passe au travers du cœur, la décapitation est un procédé efficace pour neutraliser les suceurs de sang. Dans les diverses croyances au vampirisme, on observe de façon générale que l’amputation ou la dégradation d’une partie précise du corps est toujours fatale au vampire. Chez certains peuples slaves, la tradition recommandait notamment de démembrer la créature : à une moindre échelle, c’est la méthode qu’adopte Frodo, sous le tertre, lorsqu’il tranche la main tâtonnante de son agresseur.

Lorsque le coup de grâce lui est porté, le vampire perd aussitôt son insensibilité au temps qui passe et son corps subit en un instant les ravages du vieillissement : « le temps d’une inspiration », écrit Stoker, « le corps entier était tombé en poussière, tout ce qui restait de Dracula ». Tolkien ne montre pas directement la mort par décomposition de l’Être des Galgals mais il y fait une brève allusion dans la chanson de Tom Bombadil : « Etiole-toi comme la froide brume, comme les vents qui s’en vont gémissants dans les terres arides loin au-delà des montagnes ! »21 Notons au passage qu’en invectivant le démon de la sorte, Tom prononce une sorte de conjuration

« Sors donc, vieil Être ! Disparais dans la lumière du soleil !

Etiole-toi comme la froide brume, comme les vents qui s’en vont gémissants

Dans les terres arides loin au-delà des montagnes !

Ne reviens jamais ici ! Laisse vide ton Galgal !

Sois perdu et oublié, plus obscur que l’obscurité,

Où les portes sont à jamais fermées jusqu’au temps d’un monde meilleur. »22

Les nombreuses tournures injonctives et le ton impérieux de ce chant résonnent clairement comme des formules d’exorcisme. La tradition veut qu’en abandonnant le corps du possédé, le démon exprime sa rage et son regret par une bruyante lamentation. Or, lorsque l’Être des Galgals cède au adjurations de Tom et quitte son refuge de pierres, il fait entendre « un long cri traînant qui s’évanouit dans une distance indevinable.»23

III. Les contes folkloriques : les pierres tournantes

Après avoir exposé les Hobbits à la lumière bienfaisante du soleil, Tom Bombadil retourne à l’intérieur du Galgal et en ressort avec une brassée d’objets précieux. Ce détail nous mène à penser que Tolkien connaissait la légende des pierres tournantes, dont il réemploie ici certains aspects.

Selons divers contes folkloriques, on appelle « pierres tournantes » ou « pierres qui virent » des blocs de roche qui pivotent sur eux-mêmes ou se soulèvent à des époques précises de l’année et notamment à l’occasion de fêtes religieuses telles que Noël, Pâques ou les Rameaux. Le déplacement de la pierre crée alors un entrebâillement qui donne accès à un vaste trésor, souvent gardé par des créatures malfaisantes. Parmi celles-ci, on trouve les korrigans, lutins bretons qui passent pour danser, la nuit, autour des menhirs et des dolmens, entraînant les voyageurs dans leurs rondes endiablées jusqu’à ce que les malheureux tombent d’épuisement. On raconte que les korrigans gardaient d’inestimables richesses enfouies sous des pierres levées qui ne s’ouvraient que lorsqu’elles étaient frappées avec une clef rouillée. Chez Tolkien, il n’y a ni clef ni date propice, car, par ses chants, Tom Bombadil commande la pierre :

« Tom Bombadil est un gai luron,

Bleu vif est sa veste, et ses bottes sont jaunes

Personne ne l’a jamais pris encore, car Tom, c’est le maître :

Ses chansons sont des chansons plus fortes, et ses pieds sont plus rapides »

« Il y eut un fort grondement, comme de pierres qui roulaient et tombaient, et soudain la lumière entra à flots, la vraie lumière, la lumière du jour. »24

IV. La Bible : Lazare et les Béatitidues

Une fois le tombeau pillé, Tom Bombadil « grimpa sur le Galgal vert et déposa le tout en haut au soleil. Il se tint là, chapeau à la main et cheveux au vent, contemplant les trois Hobbits qu’ils avaient étendus sur le dos dans l’herbe à l’ouest du monticule. Levant sa main droite, il dit d’une voix lente et autoritaire :

Réveillez-vous maintenant, mes joyeux garçons ! Réveillez vous et entendez mon appel !

Que les coeurs et les membres reprennent maintenant leur chaleur ! La pierre froide est tombée ;

La porte sombre est béante, la main morte est brisée.

La Nuit sous la Nuit s’est enfuie, et le Portail est ouvert ! »25

Cette situation est, nous semble-t-il, susceptible d’éveiller chez le lecteur quelques souvenirs bibliques, ce qui, de la part d’un ferent catholique comme Tolkien, n’aurait rien de surprenant et de gratuit. Le regard de Tom sur ses protégés, ses paroles empreintes d’espoir et d’optimisme, son ton à la fois impérieux et tendre… Tout ceci nous autorise à penser que Tolkien transpose ici le sermon des Béatitudes par lequel Jésus entame son Discours dans la plaine (Evangile selon Saint-Luc). La citation est encore la meilleure des preuves : « Jésus descendit de la montagne avec les douze Apôtres et s’arrêta dans la plaine. Il y avait là un grand nombre de ses disciples et une foule de gens venus de toute la Judée, de Jérusalem et du littoral de Tyr et de Sidon, qui étaient venus l’entendre et se faire guérir de leurs maladies ; ceux qui étaient tourmentés par des esprits mauvais en étaient délivrés. Et toute la foule cherchait à le toucher, parce qu’une force sortait de lui et les guérissait tous. Regardant alors ses disciples, Jésus dit :

Heureux, vous les pauvres, le royaume de Dieu est à vous

Heureux, vous qui avez faim maintenant : vous serez rassasiés.

Heureux, vous qui pleurez maintenant : vous rirez.

Heureux êtes-vous

quand les hommes vous haïssent et vous repoussent,

quand ils insultent et rejettent votre nom comme méprisable,

à cause du Fils de l’homme

Ce jour-là, soyez heureux et sautez de joie, car votre récompense est grande dans le ciel : c’est ainsi que leurs pères traitaient les prophètes […] »

Indéniablement, Tom Bombadil incarne certains aspects de la figure christique : il est le Sauveur qui libère de la mort, mais aussi le Messie tant attendu, en qui Frodo place tout son espoir : « Accourez, Tom Bombadil, car notre besoin est proche de nous ! »26

Il est encore celui qui accomplit des miracles, et en ce sens, la guérison des Hobbits peut être lue comme une adaptation de la résurrection de Lazare, relatée dans l’Evangile de Saint Jean. Bien entendu, il est facile d’établir un premier lien entre le tombeau de Lazare à Béthanie et le tertre funéraire où sont retenus les Hobbits. Mais d’autres équivalences, plus convaincantes, peuvent être signalées, et en particulier l’assimilation du sommeil et de la mort. Après ces paroles, Jésus ajouta : « Lazare, notre ami, s’est endormi, mais je m’en vais le tirer de ce sommeil. » Les disciples lui dirent alors « Seigneur, s’il s’est endormi, il sera sauvé » Car ils pensaient que Jésus voulaient parler du sommeil, tandis qu’il parlait de la mort. » Outre cela, l’ordre de Tom Bombadil, « Réveillez-vous maintenant »27, intimé d’une voix « lente et autoritaire »28, fait en quelque sorte écho à la formule lapidaire « Lazare, viens dehors » prononcée « d’une voix forte » par le Christ. Enfin, à l’instant où le mort sort de son tombeau, « les pieds et les mains attachés, le visage enveloppé d’un suaire », Jésus dit à ses disciples « Déliez-le, et laissez-le aller. » De façon analogue, après avoir tiré les Hobbits de leur sommeil, Tom les exhorte à quitter leurs habits (pareils à des linceuls), pour jouir de la liberté qui leur est de nouveau offerte : « Jetez ces froids lambeaux ! Courez nus sur l’herbe, pendant que Tom va à la chasse ! »29 Face à toutes ces correspondances, une question nous brûle les lèvres : et si le réveil de Sam, Merry et Pippin était une véritable résurrection ?

V. La mythologie gréco-latine : Le Sommeil

Parmi les probables sources d’inspiration de Tolkien, nous pouvons encore citer les mythes gréco-latins, mais l’influence de ceux-ci sur les écrits de Tolkien étant moindre, nous prendrons soin de ne pas trop étendre l’analyse qui suit.

Le cadre géographique dans lequel se déroule l’épisode des Galgals est défini par trois caractéristiques dominantes :

  • La torpeur ambiante qui agit non seulement sur la nature mais aussi sur les personnages : « Leur allure était très lente ; Il était fatigué, transpirant et pourtant glacé »30, etc.
  • Les tons blêmes de la brume envahissante : « Au moment où ils regardaient, consternés, vers le soleil couchant, il sombra sous leurs yeux dans une mer blanche, et une ombre grise et froide jaillit à l’est derrière eux.»31
  • L’absence presque totale de bruit : « C’était un paysage d’herbe et de gazon ras et élastique, où régnait le silence ».32

Or, la conjonction de ces trois éléments est étroitement liée au lieu où les Anciens plaçaient le séjour du sommeil (Hypnos / Somnus) et des Rêves (Oneira / Somnia). Dans plusieurs vers de ses Métamorphoses, le poète latin Ovide livre une description évocatrice de cet endroit : « Il est près du pays des Cimmériens une caverne profondément enfoncée dans les flancs d’une montagne ; c’est le mystérieux domicile du Sommeil paresseux : jamais Phébus, ni à son lever, ni au milieu de sa course, ni à son coucher, n’y peut faire pénétrer ses rayons ; de sombres brouillards s’y dégagent de la terre : il y règne une lumière douteuse comme celle du crépuscule. Là l’oiseau vigilant, couronné d’une crête, n’appelle point l’aurore par ses chants : le silence n’est jamais rompu par la voix de chiens attentifs ni par celle de l’oie, dont l’oreille est plus subtile encore ; on n’entend ni bête sauvages, ni troupeaux, ni rameaux agités par les vents, ni voix humaines, aucun son bruyant ; c’est le séjour du repos muet ; seulement du pied de la roche sort une ruisseau de l’eau du Léthé, qui, coulant sur un lit de cailloux-crépitants, invite au sommeil par son murmure. » L’accent est clairement mis sur trois aspects : ceux-là mêmes que nous avons relevés chez Tolkien, à savoir l’inertie qui frappe toute chose, la luminosité nébuleuse due au brouillard et le silence inviolable. Mais plusieurs autres similitudes peuvent être mentionnées :

  • Le relief élevé : Le Sommeil et les Êtres des Galgals vivent respectivement sur une montagne et sur une colline.
  • La localisation souterraine : une grotte chez Ovide, un tombeau chez Tolkien.
  • Les confins du monde connu : l’antre du Sommeil avoisine le pays des Cimmériens, contrée si brumeuse et souvent si reculée que les rayons du soleil n’y parviennent pas. Cette situation est en quelque sorte reproduite dans Le Seigneur des Anneaux puisque les Hauts des Galgals sont situés au-delà de la Vieille Forêt, c’est à dire à la limite est de la Comté et donc aux frontières du monde connu pour les Hobbits peu aventureux.

Enfin, dans le chant XIX de L’Odyssée, Homère nous apprend que « les songes vacillants nous viennent de deux portes, l’une est fermée de corne, l’autre est fermée d’ivoire ; quand un songe nous vient par l’ivoire scié, ce n’est que tromperies, simple ivraie de paroles ; ceux que laisse passer la corne bien polie nous cornent le succès du mortel qui les voit. » En interprétant quelque peu cette phrase, nous pouvons en déduire que la couleur blanche (de l’ivoire et de la corne) favorise la propagation des rêves. Or, lorsqu’il s’éveille au fond du tombeau, Frodo découvre ses trois compagnons, retenus dans un sommeil magique et entièrement parés de blanc « couronnés et ceinturés d’or pâle, Les Hobbits étaient sur le dos et leurs visages étaient d’une pâleur mortelle ; et ils étaient vêtus de blanc. »33 Habillés de la sorte, ils se retrouvent assaillis par des visions cauchemardesques, ainsi que l’indique l’égarement de Merry à son réveil : « Je me rappelle, dit-il. Les hommes de Carn Dûm nous sont tombés dessus de nuit, et nous avons été défaits. Ah ! Cette lance dans mon coeur (Il étreignit sa poitrine) Non ! Non ! Dit-il encore, ouvrant les yeux. Qu’est ce que je raconte ? Jai rêvé. »34

En croisant toutes ces informations, nous pouvons avancer l’hypothèse suivante : en s’appropriant le site des Galgals, les démons d’Angmar en ont détourné la fonction première (nécropole destinée à réunir les dépouilles d’anciens souverains) pour y implanter une forme de culte dédié au Sommeil tout-puissant, qui n’est finalement rien d’autre que la Mort métaphorisée (rappelons que dans le panthéon grec le Sommeil, Hypnos, est le frère jumeau de Thanatos, la Mort). Citons en guise de preuve l’incantation psalmodiée par l’Être des Galgals :

« Froids soient la main et le cœur et les os,

Et froid soit le sommeil sous la pierre :

Pour ne plus jamais s’éveiller sur son lit pierreux,

Jamais jusqu’à ce que le soleil fasse défaut et que la lune soit morte

Dans le vent noir les étoiles mourront,

Et encore sur l’or qu’ils restent gisant

Jusqu’à ce que le seigneur ténébreux lève sa main

Sur la mer morte et la terre desséchée. »36

Pareils à des prêtres antiques sacrifiant à leur divinité tutélaire, les Êtres des Galgals fournissent au Sommeil des corps sur lesquels exercer son irrésistible empire.

V. Conclusion

Quiconque a lu Le Seigneur des Anneaux sait que Tolkien a enrichi son texte de maintes allusions plus ou moins explicites, à de multiples œuvres d’origine et de datation diverses. Personne n’ignore donc que Tolkien vouait une véritable passion à la littérature scandinave, germanique, anglo-saxonne ou celtique, et en particulier à des grands textes médiévaux tels que l’Edda poétique, l’Edda en prose, le Kalevala, la Chanson des Nibelungen ou Beowulf

Même si elle ne porte que sur l’épisode des Galgals, cette étude nous a permis de confronter le texte de Tolkien à plusieurs autres créations orales ou écrites afin de dégager des similitudes généralement peu évoquées par les critiques. Il faut cependant se garder de tirer des conclusions trop hâtives car nul ne peut dire s’il s’agit de véritables inspirations ou de simples ressemblances.

Il est également important de rappeler que, même si elles font la richesse du Seigneur des Anneaux, les influences de Tolkien ne se limitent pas à une imitation stérile mais offrent au contraire une charpente solide à l’imaginaire si fécond et si éblouissant de Tolkien.

 

Nicolas Liau,
décembre 2003.

Bibliographie : les oeuvres citées

 

  • Le Nouveau Testament, traduction officielle pour la liturgie, Paris, les Editeurs du Rameau, 1994, 730 p.
  • Homère, L’Odyssée, traduit et présenté par Victor Bérard, Paris, LGF, 1972, 481 p.
  • Maturin (Charles), Melmoth ou l’homme errant, traduit et présenté par Jean Cohen, in Romans Terrifiants, Paris, Robert Laffont (collection Bouquins), 1984, 948p.
  • Ovide, Les Métamorphoses, traduit par Georges Lafaye et présenté par Jean-Pïerre Néraudau, Paris, Gallimard (collection Folio), 1992, 621p.
  • Stoker (Bram), Dracula, traduit par Jacques Finné et présenté par Claude Aziza, Paris, Pocket, 1992, 575p.
  • Tolkien (JRR), Le Seigneur des Anneaux, traduit par Francis Ledoux, Paris, Christian Bourgois, édition du Centenaire illustrée par Alan Lee, 1995, 1278 p.

Bibliographie : les oeuvres citées

  • Le Nouveau Testament, traduction officielle pour la liturgie, Paris, les Editeurs du Rameau, 1994, 730 p.
  • Homère, L’Odyssée, traduit et présenté par Victor Bérard, Paris, LGF, 1972, 481 p.
  • Maturin (Charles), Melmoth ou l’homme errant, traduit et présenté par Jean Cohen, in Romans Terrifiants, Paris, Robert Laffont (collection Bouquins), 1984, 948p.
  • Ovide, Les Métamorphoses, traduit par Georges Lafaye et présenté par Jean-Pïerre Néraudau, Paris, Gallimard (collection Folio), 1992, 621p.
  • Stoker (Bram), Dracula, traduit par Jacques Finné et présenté par Claude Aziza, Paris, Pocket, 1992, 575p.
  • Tolkien (JRR), Le Seigneur des Anneaux, traduit par Francis Ledoux, Paris, Christian Bourgois, édition du Centenaire illustrée par Alan Lee, 1995, 1278 p.

Crédits Illustrations (par ordre d’apparition)

  • Carte d’Eriador (détail), extraite de Le Seigneur des Anneaux, édition du Millénaire, par Christian Bourgois, 1995 (p34)
  • Menhir du Champ-Dolent (Ille-et-Vilaine,Bretagne). Giraudon.
  • Vue aérienne de Stonehenge (Angleterre). Gerster-Rapho.
  • Être des Galgals de Ian Miller, extrait de DAY (David), Tolkien, Encyclopédie illustrée, Paris, Octopus France/Hachette Livre, 2002 (p194)
  • L’être des Galgals, de Ted Nasmith.
  • Jésus au jardin des Oliviers (détail), panneau de la maestà de DUCCIO. Museao dell’Opera de Duomo, Sienne, Italie.
  • La Résurrection de Lazare, de Juan DE FLANDES. Musée du prado, Madrid.
  • Hypnos et Thanatos portant le corps de Sarpédon. Détail d’un cratère conservé au musée du Louvre, Paris.

Notes

1. Tolkien (JRR), Le Seigneur des Anneaux, traduit par Francis Ledoux, Paris, Christian Bourgois, édition du Centenaire illustrée par Alan Lee, 1995, 1278 p, p. 159
2. Ibid., p.153
3. Ibid., p.162
4. Ibid., p.163
5. Ibid., p.159
6. Ibid., p.164
7. Ibid., p.159
8. Ibid., p.160
9. Ibid., p.160
10. Ibid., p.160
11. Ibid., p.161
12. Ibid., p.161
13. Ibid., p.159
14. Ibid., p.161
15. Ibid., p.160
16. Ibid., p.160
17. Ibid., p.162
18. Ibid., p.162
19. Ibid., p.162
20. Ibid., p.165
21. Ibid., p.165
22. Ibid., p.165
23. Ibid., p.165
24. Ibid., p.164
25. Ibid., p.165
26. Ibid., p.164
27. Ibid., p.165
28. Ibid., p.165
29. Ibid., p.166
30. Ibid., p.160
31. Ibid., p.161
32. Ibid., p.160
33. Ibid., p.158
34. Ibid., p.165
35. Ibid., p.163
36. Ibid., p.165-166
37. Ibid., p.153
38. Ibid., p.153
39. Ibid., p.153