Article publié en collaboration avec Tolkiendil.com.

Je suis bien conscient de n’être pas le premier à écrire sur le sujet. On pourrait même avoir l’impression qu’il est parfaitement inutile de le faire, tant tout semble déjà avoir été dit sur cet énigmatique personnage. Tom Bombadil est sans doute un des thèmes qui a le plus fait écrire sur Tolkien, et curieusement, c’est aussi un des sujets les plus « brûlants » dans les discussions entre Tolkiendili, au point qu’un muet consensus y a souvent mis une sorte de tabou. Quand il est abordé, on arrive en général assez rapidement à une lutte à couteaux tirés entre partisans des différentes hypothèses, y compris de la part de ceux qui soutiennent l’idée que Tom n’est qu’un personnage d’importance très relative, voire qui n’aurait pas sa place dans Le Seigneur des Anneaux. On peut déjà se demander pourquoi les avis sont si tranchés sur cette question particulière, et pourquoi les amateurs de Tolkien semblent la prendre tellement à cœur. Si tout le monde a déjà un avis sur le sujet, c’est que tout le monde y a déjà réfléchi. Et il est difficile de croire que ces réflexions ne soient que le produit du hasard : si tout le monde a déjà réfléchi sur Tom Bombadil, c’est parce que c’est réellement un personnage problématique, et donc intéressant. Il ne faut pas non plus oublier sa femme : Goldberry est en elle-même un personnage riche, et de plus, elle nous aide à comprendre le personnage de son mari. Quand je parle de Tom Bombadil sans autre précision, la plupart de mes propos peuvent également s’appliquer à son épouse.

Pourquoi problématique ? D’abord, parce qu’on n’en parle pas beaucoup, et qu’à l’intérieur même du monde de Tolkien, il semble auréolé de mystère, à commencer par sa nature. « He is » répond Goldberry à Frodo quand il lui demande qui est Tom Bombadil. La précision qu’elle ajoute ensuite, « He is the Master of wood, water and hill », peut nous renseigner sur le rôle que joue Tom à l’intérieur même du monde de Tolkien, mais ne nous apprend rien sur sa nature. Elrond, lui aussi, se montre assez flou : « Oldest and fatherless », pour conclure subtilement : « He is a strange creature ».

Mais ce n’est pas la seule raison qui rend ce personnage problématique. Une difficulté autrement plus importante à mon avis vient de ce que Tom a considérablement évolué dans l’esprit même de Tolkien, au cours de sa vie. On sait par Humphrey Carpenter (Biography) que la créature elle-même a été inspirée à Tolkien par une poupée qui se trouvait dans sa maison. A l’origine, il considère ce personnage comme assez extérieur à sa mythologie : bien que l’idée l’effleure de l’utiliser comme protagoniste de la suite annoncée du Hobbit, il y met de sérieuses réserves dans la lettre 19 : « Do you think Tom Bombadil, the spirit of the (vanishing) Oxford and Berkshire countryside [noter l’association de Tom plutôt à l’Angleterre qu’à sa propre mythologie], could be made into the hero of a story ? Or is he, as I suspect, fully enshrined in the enclosed verses ? » Pourtant, plus tard, on retrouve Tom Bombadil dans Le Seigneur des Anneaux, certes pas comme protagoniste, mais tout de même doté d’un certain poids (un chapitre lui est entièrement consacré, deux autres dépendent largement de lui, en particulier au niveau de l’aventure elle-même et de son dénouement ; enfin, on fait par la suite référence à lui à plusieurs reprises).

Il faut donc admettre que Tom a évolué dans l’esprit de Tolkien, et que visiblement il y a pris de plus en plus d’importance, sinon de plus en plus de place. Il faut donc se demander deux choses : tout d’abord, quel(s) rôle(s) Tolkien a-t-il choisi d’attribuer à un pareil personnage ? que fait Tom dans Le Seigneur des Anneaux ? Ensuite, une nature absolument mystérieuse est-elle compatible avec le reste de l’œuvre et avec la vision que portait Tolkien sur son propre univers ?

 

Rôle interne et rôle externe de Tom Bombadil

Il est important de bien distinguer les deux types de rôle que peut jouer Tom Bombadil : un rôle interne, c’est-à-dire celui qu’il assume à l’intérieur même de l’univers de Tolkien considéré comme une réalité, et un rôle externe, c’est-à-dire le « message » (je n’aime pas beaucoup ce terme mais pour l’instant je n’en ai pas trouvé de meilleur) que Tolkien a voulu faire passer en intégrant Bombadil à l’intérieur de sa mythologie.

Moins discutée que la question de la nature de Tom, celle de ses fonctions a pourtant elle aussi fait couler de l’encre (et ce n’est pas fini, j’en suis la preuve vivante). Certains en particulier ont défendu l’idée que ce personnage n’avait en fait rien à faire dans la mythologie tolkienienne. Ils s’appuient sur plusieurs éléments qui peuvent en effet paraître troublants : le flou qui entoure la nature de Tom, l’impression de rupture que certains ressentent en lisant le chapitre In the House of Tom Bombadil par rapport au reste du roman (ce passage arriverait selon eux comme un cheveu sur la soupe), et enfin certaines déclarations de Tolkien lui-même dans ses Lettres. Une seule lettre, en fait, dans laquelle il déclare : « Even in a mythical Age there must be some enigmas, as there always are. Tom Bombadil is one (intentionally). » Tolkien ne pousse pas plus loin l’explication.

Avant de m’attaquer à la question même de la nature et de l’énigme, je voudrais commencer par montrer à ceux qui en doutent que Tom Bombadil a bel et bien un rôle important dans l’œuvre, tant du point de vue interne qu’externe.

Commençons par l’analyse interne, qui me paraît malgré tout la plus simple. Et revenons à ce que nous apprenait Goldberry dès le début du chapitre In the House of Tom Bombadil : « He is the Master of wood, water and hill. » Tom est présenté comme le maître d’un territoire clairement défini comme naturel, intact de toute entreprise humaine, mais seulement d’un territoire donné : wood et pas woods, water et pas waters, hill et pas hills. Le pouvoir de Tom est limité à un lieu très précis, même si le Conseil d’Elrond nous apprend que c’est lui-même qui a choisi de s’enfermer dans ce territoire particulier : « Now he is withdrawn into a little land, within bounds that he has set, though none can see them. » A l’intérieur de sa terre, son pouvoir semble presque total : « The Adventures of Tom Bombadil » et « Bombadil Goes Boating » le montrent triomphant de tous ceux qui veulent lui résister. Il triomphe, mais jamais de façon violente : ce sont ses mots et eux seuls qui calment ses ennemis potentiels. Toutefois, son pouvoir n’est pas absolu : on sait depuis le Conseil d’Elrond que si Sauron l’attaquait, il finirait lui aussi par tomber. Mais au moment du passage des Hobbits, il parvient tout à fait à protéger ses terres. C’est donc là sa première fonction interne : il protège un morceau de nature qu’il a choisi. C’est d’ailleurs uniquement dans ce sens que Goldberry appelle son mari « the Master of wood, water and hill ». Bombadil ne possède pas, car il sait bien que les créatures vivantes ne peuvent jamais appartenir qu’à elles-mêmes et que c’est une folie que de vouloir les « posséder ». Cette possession, cette « maîtrise » (Master) est avant tout protection, et sa protection est réelle et efficace : Elrond nous apprend lors de son Conseil que jadis tout l’Eriador était recouvert de forêts. La plupart ont disparu, mais force est de constater que celles qui sont sous le contrôle de Bombadil sont restées parfaitement intactes puisqu’elles abritent encore des créatures anciennes même si parfois maléfiques, comme le vieux Huorn nommé Old Man Willow. La protection de Bombadil est efficace, elle préserve des lieux naturels de toute empreinte humaine, « artificielle ». Même si cela ne concerne pas directement l’aventure des quatre Hobbits, cela devrait pourtant suffire à convaincre de l’importance de Bombadil dans le monde de Tolkien. Une grande partie de son charme vient en effet de ce qu’il s’agit d’un monde assez largement préservé (surtout si on le compare au nôtre) des méfaits technologiques. Et cela, nous le devons en partie à Tom.

Mais il a également un rôle interne beaucoup plus directement lié à la Quête de l’Anneau. Un double rôle, en fait. Tout d’abord, il commence par sauver les Hobbits. Rappelons que Merry et Pippin viennent d’être capturés par Old Man Willow : ils sont prisonniers à l’intérieur de l’arbre. Il est très probable que sans l’intervention de Tom Bombadil, ces deux Hobbits seraient morts. Quand on connaît le rôle qu’ils sont appelés à jouer par la suite, on se dit que l’intervention de Tom fut loin d’être inutile. Cette intervention va d’ailleurs se renouveler dans les Hauts des Galgals, selon une situation par ailleurs assez similaire : les Hobbits s’endorment plus longtemps que prévu et au réveil les choses ont déjà commencé à mal tourner. Encore une fois, ils passent bien près de la mort. Et cette fois, Frodo lui-même risque sa vie. Les Contes Inachevés nous apprennent d’ailleurs que c’est le Roi-Sorcier d’Angmar qui a réveillé les créatures maléfiques des Hauts pour empêcher Frodo et ses amis de passer. Sans Tom, son plan aurait parfaitement fonctionné, et il est probable que la Guerre de l’Anneau aurait été perdue avant même d’avoir commencé. Tom joue donc vis-à-vis des Hobbits un rôle protecteur essentiel pour la Quête, à un moment où le danger est bien réel et où leur inexpérience le rend encore plus périlleux.

Cette fonction protectrice se voit également à travers la structure même du récit autour du chapitre In the House of Tom Bombadil. Ici comme ailleurs, on observe une forme caractéristique de tout le Seigneur des Anneaux (et dans une certaine mesure également du Hobbit) : une alternance parfaitement orchestrée entre moments de tension et moments de repos. Il est très important de bien saisir ce mouvement ; on peut en donner un début d’exemple dès le commencement du Seigneur des Anneaux, par la seule alternance des chapitres. A Long-Expected Party est plutôt gai et paisible. The Shadow of the Past vient apporter une première ombre de peur. Three is Company est avant tout un chapitre joyeux : les Hobbits font une promenade ensemble et rencontrent des Elfes qui les protègent (au passage on pourrait remarquer que l’alternance tension/repos est respectée même à l’intérieur des chapitres puisque la protection des Elfes arrive après la peur du cavalier noir). Au contraire, A Short Cut to Mushrooms est beaucoup plus sombre et se termine sur un passage véritablement effrayant. A Conspiracy Unmasked montre les Hobbits réunis et en sécurité ; The Old Forest, le retour de la peur et du danger. On pourrait continuer de cette façon tout au long du roman. Bien entendu, cette alternance n’est pas parfaitement régulière ; mais cela ne vient pas d’une faute d’organisation de Tolkien. Au contraire, il est parfaitement normal qu’au fur et à mesure que le danger devient plus grand, plus immédiat, plus perceptible, les moments de tension soient plus longs et plus sensibles que les moments de repos, qui ne disparaissent jamais pour autant. De même, l’eucatastrophe de la destruction de l’Anneau ne fait qu’inverser le mouvement : les moments de repos, de paix deviennent plus longs que les moments de tension, de conflit, sans les faire disparaître. Dans le cycle de Bombadil, qui se situe au début du roman, donc à un moment où les tensions peuvent paraître moins réellement dangereuses qu’elles le seront plus tard, et sont de toute façon moins longuement décrites par Tolkien, Tom se trouve donc être par son « chaleureux accueil » le moment de repos entre deux tensions, la Vieille Forêt et les Hauts des Galgals.

Pourquoi cette alternance fondamentale ? Tolkien s’en sert tout d’abord pour montrer que, comme le comprennent Frodo et Sam, « les grandes histoires ne se terminent jamais ». Ce n’est pas parce que le Mal est puissant qu’il ne peut y avoir aucun moment de paix ; ce n’est pas parce que la paix est revenue que le Mal est détruit à jamais. Le monde est fait de ces deux éléments, aussi fortement entretissés que l’âme et le corps d’un Homme durant sa vie : rien ne peut les empêcher d’apparaître, chacun à leur tour, parfois en même temps. L’alternance a une autre utilité : elle permet à Tolkien de répondre à son souci de vraisemblance. Il était toujours extrêmement soucieux de produire un récit vraisemblable, cohérent, et ne manquait pas de critiquer les contes pour enfants dans lesquels les héros arrivaient à la victoire sans l’apparence de la moindre difficulté. Les moments de repos sont donc essentiels : sans eux, les protagonistes perdraient à la fois leurs forces physiques et leur foi, leur espoir. L’arrivée dans le récit de Tom Bombadil, en tant que début d’un moment de repos capital pour la Quête, fait donc de ce passage du roman un moment aussi important que les autres.

D’autant plus que son rôle dans la Quête ne se borne pas à une simple protection. Tom Bombadil fait une action qui est symboliquement beaucoup plus importante : c’est lui qui donne leurs premières épées aux quatre Hobbits. Il a ouvert le Galgal dans lequel ils étaient prisonniers, et il choisit lui-même les armes dans le trésor qu’il a sorti du tombeau : «  For each of the Hobbits he chose a dagger, long, leaf-shaped, and keen, of marvellous workmanship, damasked with serpent-forms in red and gold ». La description ne s’arrête en fait pas là, et elle souligne à la fois la beauté et le bien dont ces armes sont porteuses. Il faut se souvenir que dans la littérature héroïque du Moyen Age, que Tolkien connaissait parfaitement et qui l’a grandement influencé dans l’écriture de ses propres romans, l’acquisition de son arme, souvent une épée, constitue pour le futur chevalier le premier pas dans la grande quête qu’il a choisi d’accomplir. A partir de cet événement, il n’est plus un homme ordinaire mais un chevalier en puissance, donc un homme doué de qualité et d’un rôle exceptionnel sur la Terre. C’est de cette façon, je pense, qu’il faut interpréter le dénouement de l’aventure du Galgal pour les Hobbits : à partir de ce moment, ils entrent véritablement dans la Quête. On peut être sûr qu’ils ne font pas qu’accompagner Frodo sur un bout de chemin : les quatre Hobbits reçoivent tous une arme similaire, Frodo n’est pas encore distingué des autres par son épée. Or, il faut noter le rôle essentiel de Tom : c’est lui qui délivre les Hobbits, qui chasse l’Etre du Galgal, donc qui donne la possibilité de ramener le trésor à l’air libre, et enfin il choisit lui-même les épées des Hobbits. La question n’est pas vraiment de savoir si ces armes vont effectivement être celles qui serviront dans les combats, ni si le rôle des Hobbits dans la Quête est essentiellement guerrier ; cette aventure est lourde de sens au niveau symbolique, même si ces armes seront plus tard peu utilisées. Ce passage a une forte dimension initiatique et c’est Tom Bombadil qui fait ici figure du sage-guerrier en remplaçant quelque peu la figure absente de Gandalf. Le rôle interne de Tom Bombadil est donc indéniable : non seulement il protège une terre de façon éternelle et presque toute puissante, mais en plus l’aide qu’il apporte à la Quête de l’Anneau se révèle capitale, au niveau symbolique comme au niveau matériel.

A partir de ce constat, la question de son rôle externe se résout presque d’elle-même. Les raisons abondent qui prouvent que Tolkien n’a pas placé là ce personnage par hasard ou pour faire un simple clin d’œil à une poupée familiale. Son rôle interne de protecteur de la nature est bien sûr une de ses aptitudes les plus importantes. Compte tenu des convictions de Tolkien qui considérait la technologie moderne comme un très grand mal et l’action de l’homme sur la nature éminemment négative (au moins de nos jours), il était presque impossible que n’apparaisse pas dans Le Seigneur des Anneaux un personnage spécialement chargé de la fonction de préservation d’une nature inviolée : c’est Tom. Il représente également une forme de pouvoir (car il a du pouvoir, indéniablement) qui choisit librement de renoncer à l’utilisation de sa force hors de limites étroites et très bien définies. Ainsi il fait presque figure de pacifiste avant l’heure, pacifiste d’autant plus noble qu’il aurait les moyens de ne pas l’être. Il constitue alors la preuve réjouissante que certains sont capables de faire le choix de ne pas s’intéresser aux affaires du monde. Bien entendu, il ne faudrait pas que tous fassent ce choix, et Tolkien en est parfaitement conscient : s’il n’y avait que des ramasseurs de mousse, le Mal aurait le champ libre. Mais il est bon de savoir que ces gens existent et ne se laissent pas séduire par le pouvoir. Bombadil est d’ailleurs la preuve que même eux peuvent tout à fait agir pour le Bien, même si ce n’est pas prémédité de leur part. Pour ce qui est de son rôle dans la Quête, on a bien vu qu’il était essentiel ; Tolkien ne pouvait pas se passer de Tom à moins de supprimer l’intégralité ou presque des chapitres 6, 7 et 8 du Seigneur, ce qui aurait grandement nui au rythme du roman puisque les Hobbits seraient passés directement d’un danger mineur (la rencontre évitée avec un Nazgûl) à l’épisode de Bree puis du Weathertop, où le danger est extrême. En outre, il aurait fallu trouver une autre façon de faire acquérir leurs premières armes aux Hobbits, élément symboliquement indispensable. La seule chose qu’aurait éventuellement pu faire Tolkien aurait été de remplacer Tom par un autre personnage ; mais celui-ci aurait fatalement posé les mêmes questions au lecteur, et il n’aurait pas forcément eu les mêmes atouts. Tom Bombadil est un personnage nécessaire. En fait, il est si bien intégré au reste de la mythologie de Tolkien que celui-ci a baptisé le recueil qui contient The Adventures of Tom Bombadil « The Adventures of Tom Bombadil and Other Verses from the Red Book ». Autrement dit, Tolkien nous apprend que Bombadil est un personnage si réel dans son univers qu’il est déjà sorti de son territoire, qu’il a rendu visite à des Hobbits du Shire (et peut-être aussi à d’autres, d’ailleurs : qui est la femme à laquelle il pense en ramassant le joyau dans le trésor du Galgal ?) et que les gens, des Hobbits en l’occurrence, écrivent des poèmes sur lui.

Comment d’ailleurs ne pas en être convaincu quand on sait le soin que Tolkien a mis à toujours plus affiner la parfaite cohérence de son univers et de sa mythologie ? Sa vie entière a été consacrée à traquer les moindres incohérences, à réécrire des chapitres entiers pour les faire concorder les uns avec les autres, et cela jusqu’à une obsession presque maladive. Le Seigneur des Anneaux, dans cette entreprise, a reçu une attention toute particulière de la part de Tolkien : « Hardly a word in its 600 000 or more has been unconsidered », écrit-il lui-même. Difficile de croire dans ces conditions que trois chapitres entiers aient été jetés là au hasard ou par pur clin d’œil. Ce qui ne signifie d’ailleurs pas que Tom avait sa place réservée dans la mythologie de Tolkien dès son origine : il est très clair que la vision de Tolkien sur ce personnage a grandement évolué. Mais à la fin, il ne l’aurait jamais conservé dans son plus grand roman achevé s’il n’était pas parvenu à l’intégrer parfaitement au reste de sa mythologie, s’il avait cru que cet épisode risquait de rompre la parfaite cohérence qu’il avait tant cherché à mettre en place.

 

De la nature de Tom Bombadil

C’est cette même notion de cohérence parfaite qui doit nous mettre sur la voie de la réponse à la vieille question de la nature de Tom Bombadil et de son épouse Goldberry. Qu’en est-il de la fameuse « énigme intentionnelle » ? Mon analyse de la fonction de Tom dans le roman nous fait d’ores et déjà éliminer l’hypothèse d’un être essentiellement étranger à l’univers de Tolkien et pour lequel la question de la nature n’aurait pas même à se poser puisqu’il ne serait rien d’autre qu’un clin d’œil à une poupée. Tom, on l’a vu, a sa place dans la mythologie tolkienienne ; il est peut-être une énigme, mais au moins nous sommes sûrs qu’il n’est pas une anomalie. Il s’agit donc, comme pour Frodo, de savoir qui il est.

A supposer que cela soit possible, ce qui n’est pas évident a priori. Reprenons les propos déjà cités de Tolkien : « Even in a mythical Age there must be some enigmas, as there always are. Tom Bombadil is one (intentionally). » Il a donc voulu que Tom soit une énigme, par sa nature puisque sa fonction est assez claire et explicitement détaillée, alors que sa nature semble poser problème à ses propres contemporains. Il y a réussi, si l’on en juge par les débats qui ont eu cours ! Mais une énigme, par définition, appelle à être résolue, si l’on en a les moyens. Tolkien n’a pas dit que nul ne découvrirait la vraie nature de Tom, même si lui-même n’avait pas de certitude en la matière. Il ne faut pas oublier qu’il considérait son univers presque comme un historien considère le passé : il a des sources (le Livre Rouge pour Tolkien) à partir desquelles il doit retranscrire des événements passés mais qui n’en ont pas moins réellement eu lieu. Par conséquent, Tolkien ne prétendait pas avoir le monopole de la connaissance de son univers, et il se montrait très heureux quand un lecteur lui faisait remarquer une incohérence. Et quand il s’agissait de la résoudre, il se disait bien moins « qu’est-ce que je vais choisir » que « qu’est-ce qui s’est passé ». Tolkien a donc laissé à ses lecteurs la liberté d’essayer de résoudre l’énigme intentionnelle sans avoir à subir des reproches tels que « c’est une énigme et elle doit être conservée telle ». A vrai dire, il y a suffisamment d’énigmes réellement insolubles dans l’univers de Tolkien (le destin des mages bleus, celui des Femmes-Ents, ce qui ce trouvait derrière la Porte de Baldor…) pour que l’on ait le droit d’essayer de résoudre celles pour lesquelles on dispose d’un peu plus d’indices.

Répétons-le : Tolkien a passé sa vie a rendre son œuvre parfaitement cohérente. On ne peut donc même pas se réfugier dans la solution confortable d’une créature appartenant au monde de Tolkien mais à la nature essentiellement mystérieuse et pour tout dire unique. Pourquoi ? Parce que dans les grands textes qui relatent le début de la Création, c’est-à-dire l’Ainulindalë, le Valaquenta et les premiers chapitres du Quenta Silmarillion, Tolkien a dressé la liste de tous les types de créatures à qui Eru a donné vie. Il nous faut donc choisir. J’ose à peine parler de certaines hypothèses selon lesquelles Tom Bombadil serait un être présent avant le début de la Création et coexistant avec Eru. Il est capital de rappeler qu’ « Eru » signifie « celui qui est seul » et que la mythologie tolkienienne a un point commun de la plus grande importance avec celle des chrétiens : au-dessus de tout et de tous, dieux, hommes, elfes et autres, il y a un Etre unique, créateur de tout ce qui est : Dieu. Tolkien était un catholique très fervent et il pouvait difficilement ne pas mettre Dieu dans sa mythologie, même si ce n’est pas tout à fait le Dieu des chrétiens, qui accordent autant d’importance à Son caractère unique qu’à Sa trinité, totalement absente de l’univers de Tolkien. Il n’y avait donc rien avec ou avant Eru. C’est Lui qui a tout créé, et par chance nous savons ce qu’Il a créé.

Le plus simple est d’examiner successivement les différentes hypothèses qui s’offrent donc à nous. Tom Bombadil ne peut pas être un mortel ; il est beaucoup trop vieux pour cela. Ce qui élimine à la fois les Hommes, les Nains, les Hobbits, les Ents, les animaux et les végétaux (ne riez pas, j’essaye juste d’être le plus rigoureux possible). Il ne peut pas non plus être un Elfe, car Elrond le mentionnerait forcément plutôt que de dire qu’il s’agit d’ « une étrange créature ». Pour ce qui est des « esprits de la nature » dont parlent certains, et que mentionnent en particulier Le Livre des Contes Perdus, il faut rappeler que cette idée a été ensuite abandonnée par Tolkien : il faut donc admettre soit que ces « esprits » (je n’aime pas ce mot) n’existent pas, soit qu’il s’agit en fait de Maiar mineurs, ce qui est tout à fait possible vu l’immense multitude des Maiar dont parle le Valaquenta. Il est au fond probable que certains soient descendus sur Terre et n’y aient trouvé qu’un terrain d’amusement et de vie agréable, sans se préoccuper du façonnement d’Eä ni des êtres qui y vivent. Ce serait en fait une manière comme une autre d’accomplir le Plan Divin. Que nous reste-il ? Uniquement des divinités : Eru, un Vala, un Maia. Cela d’ailleurs s’accorde mieux à ses grands pouvoirs apparents.

Bombadil peut-il être Eru ? C’est très peu probable. Tout d’abord parce que Tolkien l’a dit dans l’une de ses Lettres ; mais en fait on aurait très bien pu le deviner sans cela (je ne suis d’ailleurs pas sûr que les lettres de Tolkien soient toujours d’une fiabilité absolue, car beaucoup de choses ont évolué dans son esprit au cours de sa vie ; mais passons). Tom a pris une femme, ce qui suppose une relation d’égalité entre l’époux et l’épouse. Quelle créature pourrait prétendre mériter épouser Dieu ? Or les relations entre Tom et Goldberry tendent à prouver qu’ils se considèrent mutuellement comme des égaux. Enfin, il est improbable qu’Eru, le Dieu de la mythologie de Tolkien, ait jamais choisi de descendre sur Arda. Non pas qu’Il n’en ait pas les moyens s’Il le désirait, mais Eru est un être très lointain, au moins en apparence. Il nous aime et tisse les fils de la Providence de manière à ce que le monde marche au mieux possible avec les choix que nous faisons tous ; c’est assez dire que l’amour qu’Il nous porte est l’amour le plus grand et le plus beau qui puisse être porté. Mais Il ne se manifeste que très rarement sur la Terre de façon spectaculaire. Un des rares exemples connus est la forme nouvelle donnée au monde après la submersion de Númenor ; mais il s’agit d’un cas très isolé. Sa seule manifestation est en fait justement la Providence, et elle agit si discrètement que la plupart ne la remarquent pas ou la prennent pour du hasard. Il est donc assez peu probable qu’Il ait choisi de s’incarner sur une forme visible à tous. Il serait également étrange qu’Il ait limité son pouvoir à un petit morceau de terre, Lui qui tient le Monde… Dieu agit forcément sur le monde entier, même s’Il le fait de façon discrète.

Bombadil peut-il être un Vala ? C’est déjà beaucoup plus vraisemblable. Il présente effectivement de nombreux points communs avec Aulë, et Goldberry ressemble étrangement à Yavanna. Leur pouvoir pourrait être celui de Valar. Mais la même question se pose à nous : pourquoi Aulë et Yavanna auraient-ils choisi de limiter leur pouvoir à un petit territoire ? Car c’est bien ce que Bombadil a fait. Certes, il pourrait, s’il le voulait, en sortir ; il le fait d’ailleurs parfois, pour rendre visite à des gens qu’il apprécie. Mais il n’en reste pas moins qu’il a volontairement limité son pouvoir, et donc dans une large mesure son champ d’action, à une petite partie de la Terre, et cela vraisemblablement depuis très longtemps. Aulë n’aurait pas pu faire cela : il est le Vala de la terre, de toute la terre. Il doit s’occuper des roches, des métaux, et nulle ne peut le faire à sa place. Yavanna, elle aussi, a la charge des animaux et des plantes de toute la Terre. Malgré des apparences séduisantes, l’idée que Tom et sa femme sont des Valar ne résiste pas à cette limitation volontaire de pouvoir.

Il ne reste plus qu’une solution : Tom doit être un Maia, tout comme Goldberry. Examinons cette hypothèse : si quelque chose s’y oppose formellement, il y aura un vrai problème. Il est vrai qu’aucun des Maiar décrits dans le Valaquenta ne correspond à Tom Bombadil. Mais ce livre précise aussi que tous les Maiar sont bien loin d’être tous décrits : ils sont beaucoup trop nombreux pour ce faire. En fait, chaque Vala a derrière lui tout un peuple constitué de Maiar ; cela nous laisse de la marge. Tom est une divinité qui a choisi, comme peut très bien le faire un Maia, de limiter son pouvoir à un territoire donné.

Les relations entre Tom et l’Anneau ne posent pas non plus problème : l’Anneau ne le rend pas invisible. Mais Sauron, qui est un Maia, ne devient pas non plus invisible quand il le passe à son doigt. Il est donc assez probable que l’Anneau ne rende pas les Maiar invisibles. Certains ont voulu prouver que Tom était plus puissant que Sauron, donc qu’il était un Vala puisque Sauron est le plus puissant des Maiar, en évoquant la résistance particulière de Tom au pouvoir de l’Anneau. Mais cette résistance ne vient à mon avis pas d’un surcroît de puissance inhérente à Tom ; au contraire, elle lui vient de ce qu’il a renoncé il y a bien longtemps à tout pouvoir hors de ses facultés innées et encore uniquement sur un petit territoire. L’Anneau ne peut donc pas l’affecter. C’est bien ce que dit Gandalf quand il répond à Erestor qui pense que Tom « has a power even over the Ring » : « No, I should not put it so. Say rather that the Ring has no power over him. » Puissance et résistance, ce n’est pas tout à fait la même chose. De même, nul ne peut savoir si Gandalf, Saruman, Sauron ou d’autres Maiar ne sont pas eux aussi tout à fait capables de voir les êtres mortels rendus invisibles par le pouvoir de l’Anneau.

Ce que dit Gandalf à la fin du chapitre Many Partings va également dans ce sens : « He is a moss-gatherer, and I’ve been a stone doomed to rolling. But my rolling days are ending, and now we shall have much to say to one another. » Gandalf, un Maia, semble considérer Tom comme son égal ; la comparaison souligne leur différence d’existence mais les place sur un pied d’égalité.

Pourquoi alors une telle ressemblance entre Tom et Aulë ? La réponse est simple : parce qu’il est un des Maiar du peuple d’Aulë, et Goldberry appartient à celui de Yavanna. Cela explique la ressemblance dans les goûts, le mode de vie, l’idéal moral, et même les couleurs portées et les motifs récurrents… dont leur mariage !

Je pense qu’il faudrait s’en tenir là. Mais il faut se rendre compte que si Tom Bombadil a tant agité les passions (et ce n’est à mon avis pas fini), c’est parce qu’à travers lui, différentes visions de l’œuvre de Tolkien peuvent s’exprimer. Il est clair par exemple que les défenseurs de la lecture de HOME plutôt que du Silmarillion auront plus tendance à considérer Tom comme un « esprit de la nature » dont parlent les Contes Perdus sans préciser s’il s’agit de Maiar. Les amateurs d’énigmes non résolues préfèreront y voir une obscurité qu’il ne faut pas chercher à dépasser. Cette pluralité d’interprétations aurait sans doute plu à Tolkien, pour autant qu’elle s’appuie sur des éléments de son œuvre « approuvée ». Mais est-ce bien le cas ? Il faudrait faire fi soit du désir de cohérence que Tolkien a montré toute sa vie, soit de l’idée que les écrits les plus récents abrogent les plus anciens. Tom lui-même semble amusé de la question « Who are you ? ». Mais Frodo n’a pas demandé « What are you », et après lui avoir dit qu’à la première question il n’y avait pas d’autres réponse que son propre nom, Tom donne quelques indices qui pourraient permettre de résoudre la seconde. Il parle même comme quelqu’un qui veut que l’énigme soit résolue : « Mark my words, my friends ! » Ecoutez l’énigme ! Pourquoi ne pas admettre qu’à présent nous savons qui il est mais aussi ce qu’il est ?

 

Meneldil,
janvier 2005.