EXCURSUS : La racine des Montagnes

 

Si Tolkien a inventé de toutes pièces l’énigme (E1), est-il pour autant à l’origine de l’expression Mountain’s root / roots of the Mountain (‘Racine(s) de la montagne’) ?

Il faut remarquer que Tolkien l’utilisait encore après la rédaction de Bilbo Le Hobbit puisqu’elle apparaît à nouveau en 1936 dans un poème consacré à Tom Bombadil [41, p.357] :

As well set your boot to the mountain’s root,

For the seat of a troll don’t feel it.

=

Autant donner des coups de pied dans un roc

Car l’arrière-train d’un Troll ne sent pas le choc.

[Stone Troll = Le Troll de Pierre, Les Aventures de Tom Bombadil, Pocket p.84-5]

Cette expression a en fait une origine biblique. On la trouve une seule fois dans le texte hébreu et les traductions anglaises (King James) ou française (BJ, Bible du rabbinat, Segond) ; c’est en Job 28 :9 :

Man putteth forth his hand upon the rock; he overturneth the mountains by the roots;

= ad silicem extendit manum suam subvertit a radicibus montes

= L’homme porte sa main sur le roc, Il renverse les montagnes depuis la racine;

 

Peut-être ce passage a-t-il suffit…

Par contre la Vulgate (la Vulgate étant la traduction latine ‘officielle’ de l’Église Catholique ; on parle de ‘textus receptus’) use systématiquement du terme ‘ad radices montis’ (= at the mountain’s roots) en lieu et place de l’expression littérale ‘au pied de la montagne’ (en français, BJ donne ‘au bas de la montagne’), et ce pour les 8 occurrences [Ex 19 :17, 24 :4, 32 :19 ; Dt 3 :17, 4 :11, 4 :49 ; Jos 11 :3 ; 1S 25 :20].

Or nous savons combien Tolkien aimait le latin (‘j’ai (…) un amour particulier pour la langue latine’, L294 [1,p.376]) et la liturgie latine (il priait en latin, L54[1, p.66] ;). N’aurait-on pas là une preuve d’une grande connaissance du texte reçu qu’est la Vulgate ?

1.2) Énigme (E2)

Thirty white horses on a red hill,
First they champ,
Then they stamp,
Then they stand still.

Anderson [Annotated Hobbit, p.85 Note 6] écrit :

« Tolkien a ici retouché une énigme très commune, la n° 229 dans l’Oxford Dictionary of Nursery Rhymes de Iona et Peter Opie :

Thirty white horses
Upon a red hill,
Now they tramp,
Now they champ,
Now they stand still.
=
Trente chevaux blancs
Sur une colline rouge,
Tantôt ils piétinent,
Tantôt ils mâchonnent,

Tantôt ils restent immobiles. »

 

1.3) Énigme (E3)

Voilà ce qu’écrit Anderson [p.85, Note 8] : « Je n’ai pas trouvé d’énigme isolée comparable à celle-ci. Néanmoins, les énigmes traditionnelles sur le vent contiennent souvent des variantes sur les éléments ” volant sans ailes ” et ” parlant sans bouche ” »

Quelles sont ces énigmes traditionnelles ?

Je n’ai trouvé de parallèles stricts qu’à propos du quatrième membre de l’énigme (‘Sans bouche, il murmure’ = Mouthless mutters) ; il s’agit des énigmes 37 et 65 de l’Exeter Book :

(…) It has no hands or feet
To touch the ground, no mouth to speak
With men or mind to know the books
Which claim it is the least of creatures
Shaped by nature. It has no soul, no life,
Yet it moves everywhere in the wide world.
It has no blood or bone, yet carries comfort
(…)
It has no limbs, yet it lives!
=
Il n’a ni main ni pied
Pour toucher le sol, aucune bouche pour parler
Avec les hommes et aucun esprit pour connaître les livres
Qui affirment qu’il s’agit de la dernière des créatures
Façonnées par la nature. Il n’a pas d’âme, pas de vie,
Pourtant il se déplace dans le monde entier.
Il n’a ni sang ni d’os, pourtant il apporte la consolation
Aux enfants des hommes sur la Terre-du-Milieu.
To the children of men on middle-earth.
Il n’a pas de membres, pourtant il vit !
[EB37]

Cette énigme n’a pas de solution fixée, les commentateurs hésitant entre la parole, un rêve, la mort, le temps, la lune, un nuage, le jour…et, si on se limitait à la partie présentée, on pourrait très bien y trouver le vent.

In the hall of the High King I heard
That a voiceless creature spoke charmed
Words (…)
It speaks without mouth, moves without feet
=
Dans la halle du Haut Roi j’ai appris
Qu’une creature sans voix disait des mots
Enchantés (…)
Elle parlait sans bouche, se déplaçait sans pieds
[EB65]

Avec cette dernière énigme (qui concerne un livre) on a en plus une référence au premier membre de E3 (‘Sans voix, il crie’ = Voiceless il cries)

Il n’est pas étonnant que Tolkien ait eu à l’esprit (inconsciemment ou pas) les énigmes de l’Exeter Book car celles-ci ont des liens avec les Énigmes de Gestumblindi qui, elles, étaient assurément présentes à son esprit de manière consciente. En effet la septième énigme (EG7) du chapitre X de La saga du roi Heidrekr a pour sujet un oignon tout comme EB23 et EB63. De plus EG23 concerne l’ancre d’un navire, tout comme EB14.

 

1.4) Énigme (E4)

Un œil dans un visage bleu
Vit un œil dans un visage vert.
« Cet œil-là ressemble à cet œil-ci,
dit le premier œil,
mais en un lieu bas,
non pas en un lieu haut. » Rép : le soleil sur les marguerites.

Anderson [p.85, Note 9] : « Cette énigme exprime l’étymologie du mot ” marguerite ” [daisy] sous forme énigmatique. Le nom de cette fleur vient de l’anglo-saxon daeges éage (“l’œil du jour” [day’s eye]), ce qui fait allusion à l’ouverture de ses pétales le matin (révélant ainsi la partie centrale jaune) et à leur fermeture le soir. C’est de là que vient l’expression “l’œil du jour”- la moderne marguerite. »

Je me sens forcé de remarquer que ‘le Soleil sur les Marguerites’ n’est pas en vers (pas plus que ‘Sans-jambes’) n’étant que l’étymologie du mot ‘marguerite[daisy]’ présenté sous la forme d’une devinette.
[L110 / 1, p.123]
 

Il se pourrait aussi que certaines des associations soleil/œil du ciel, soleil/marguerite, visage [face] bleu / ciel, visage vert [green face] /prairie correspondent à des réminiscences de deux sonnets de Shakespeare séparés par un seul autre dans le recueil :

Full many a glorious morning have I seen
Flatter the mountain-tops with sovereign eye,
Kissing with golden face the meadows green,
Gilding pale streams with heavenly alchemy;
Anon permit the basest clouds to ride
With ugly rack on his celestial face,
(…)
J’ai vu plus d’un matin lever sa tête altière
Et d’un œil souverain flatter le haut des monts,
Baiser de lèvres d’or les verdoyants gazons,
En or transmuer la pâleur des rivières,
Puis aux nuages vils permettre d’apporter
Leur essaim de laideur sur sa divine face
(…)
[Sonnets, XXXIII]
Great princes’ favourites their fair leaves spread
But as the marigold at the sun’s eye,
(…)
Les favoris des grands ouvrent à la lumière
Leur fleur, comme soucis sous un soleil ardent ;
(…)
[Sonnets, XXXIII, trad. Jean Malaplate,
Le Livre de Poche, Bibliothèque classique, n°0715]

Shakespeare fait bien le lien entre un visage ‘céleste’ (même s’il s’agit toujours du soleil : ‘celestial face’= ‘golden face’) et les ‘prairies vertes’ puisque le premier embrasse le second : la métaphore amoureuse du sonnet concernant deux êtres de rangs différents mais de même nature, on a là, sous-entendu, le ‘visage céleste’ associé à un autre ‘visage’, ‘vert’ celui-ci. De même lorsqu’il associe le soleil et la fleur, c’est avec la symbolique de l’œil et non plus du visage, symbolique appliquée, toujours par symétrie, au soleil et à la fleur : les ‘grands’ attirent les ‘favoris’ parce que l’œil attire l’œil ; en évoquant l’‘œil du soleil’, Shakespeare évoque également l’œil de la fleur.

Certes Shakespeare parle de ‘soucis’ (marigold) et non de ‘marguerite’ (daisy) ; mais les deux fleurs sont des fleurs solaires au cœur orangé.

Anecdote : il existe une variété de soucis, la Dimorphotheca Sinuata, appelée, en anglais, Cape-Marigold mais aussi African-Daisy ou Orange-Daisy ; ‘African’ parce qu’elle provient d’Afrique du Sud ; Tolkien, originaire de ce pays, le savait-il ?

Finalement, il me semble que c’est dans ce remplacement du ‘soucis’ par la ‘marguerite’ que réside l’apport entièrement original de Tolkien ; un apport original et des plus précieux car renforçant la symétrie entre le soleil et la fleur par ce jeu sur l’étymologie anglo-saxonne de la marguerite.

 

1.5) Énigme (E5)

Cette énigme pourrait être entièrement originale ; Anderson ne propose aucune référence, et, après moult recherches, je ne peux faire mieux.

Tolkien a dû choisir cette énigme centrale (Cf. les structures) avec un soin particulier. Sa rédaction, à la fois riche et équilibrée, le prouve.

 

1.6) Énigme (E6)

Anderson [p.86, Note 10] : « Tolkien qualifiait cette énigme de “réduction à un distique (le mien) d’une énigme littéraire plus longue qui apparaît dans un recueil de comptines” <L110 [1, p.123]>. L’énigme littéraire en question est sans aucun doute celle-ci :

In marble halls as white as milk,
Lined with a skin as soft as silk,
Within a fountain crystal-clear,
A golden apple doth appear.
No doors there are to this stronghold,
Yet thieves break in and steal the gold.
=
Dans un palais de marbre de la blancheur du lait,
Revêtue d’une peau de la douceur de la soie,
Dedans une fontaine de la clarté du cristal,
Une pomme d’or fait son apparition.
Point de portes d’entrée dans cette forteresse,
Et pourtant des voleurs s’y introduisent et dérobent l’or.

Tolkien publia une traduction anglo-saxonne de cette énigme en 1923.[…] ».

 

1.7) Énigme (E7)

Nous rejoignons Anderson [p.87, note 11] : « On trouve une énigme un peu analogue à celle-ci dans la vieille saga norroise, la Saga du Sage Roi Heidrekr , (…) :

« Qui habite dans les hautes montagnes ?
Qui tombe dans le val profond ?
Qui vit sans respirer ?
Qui jamais ne se tait ?
Roi Heidrekr,

Réfléchis à cette énigme. »

 

Heidrekr répondit : « Ton énigme est bonne, Gestumblindi. Elle est devinée. Le corbeau habite toujours dans les hautes montagnes, la rosée tombe toujours dans le val profond, le poisson vit sans respirer, et la cascade tumultueuse ne se tait jamais. » »
[EG10] [42]
 

1.8) Énigme (E8)

Anderson [p.88, note 12] : « Les énigmes concernant les jambes sont traditionnelles, à commencer par l’énigme posée par le Sphinx à Œdipe (Quel animal marche sur quatre pattes le matin, deux à midi et trois le soir ?) La réponse, telle que donnée par Œdipe, est l’homme […]. » L’Oxford Dictionary of Nursery Rhymes contient une énigme très commune, similaire à celle de Tolkien :

Deux jambes s’assied sur trois jambes
Avec une jambe sur ses genoux ;
Arrive quatre jambes
Qui s’enfuit avec une jambe ;
Deux jambes saute ” sur ses pieds “,
Ramasse trois jambes
Qu’il lance sur quatre jambes,
Ce qui lui fait rapporter une jambe. (n° 302) [43]

La solution est un homme assis sur un tabouret, avec un gigot de mouton sur ses genoux. Un chien arrive et vole le mouton ; l’homme ramasse le tabouret, le lance sur le chien, ce qui lui fait rapporter le mouton.

 

1.9) Énigme (E9)

Anderson [Note 13, p.88] avait déjà relevé qu’« il existe une énigme analogue à celle-ci dans le poème en vieil anglais, ” Second dialogue de Salomon et Saturne ” ». Voici la traduction française la plus récente [ 2, p.42-3] :

Saturne dit :
    Quelle est cette chose étrange qui traverse le monde,
    Qui va inexorablement, qui ébranle les fondations,
    Qui fait jaillir des larmes de détresse, sans relâche ?
    Ni l’étoile, ni rocher, ni la brillante pierre précieuse,
    ni l’eau, ni l’animal sauvage ne peut lui échapper,
    tout tombe entre ses mains, le dur et le mou,
    le grand et le petit ; il engloutit, chaque année,
    de ceux qui habitent sur la terre,
    de ceux qui volent dans l’air, et nagent dans la mer,
    trois fois treize mille.
 
Salomon dit :
    Le temps qui passe a pouvoir sur tout sur terre :
    De ses affreuses chaînes d’esclavage,
    De ses immenses entraves, il se saisit de tout,
    De ses longues cordes, il s’empare de tout à volonté.
    Il détruit les arbres et brise les branches,
    déracine le tronc dressé sur son chemin,
    l’abat à terre et puis le dévore, il est plus fort
    que l’oiseau sauvage, plus endurant que le loup,
    plus résistant que la roche ; l’acier, le fer, il le ronge,
    de rouille. De nous il fait de même.

Les points de contact en effet sont nombreux ; nous reviendrons sur ce passage (cf. X.5)

 

2) Structure et rôle des énigmes :

Au contraire des énigmes de Bilbo qui n’ont pas (semble-t-il) de logique au premier abord et d’enchaînement bien définis, les énigmes de Gollum relèvent d’un plan, d’une réflexion : souvenons-nous de Gandalf qui nous dit que les énigmes lui ont donné des informations sur la personne de Gollum, cf. IX.1.1.

Et, effectivement, les réponses qui leur sont associées donnent en cinq mots un résumé de la condition de Gollum :

E1 Montagne

E3      Vent

E5           Obscurité

E7      Poisson

E9 Temps

(E7) et (E9) relèvent bien de Gollum et de ses obsessions : la recherche de la nourriture et le poids du temps qui passe.

De plus, les réponses des trois dernières énigmes sont des éléments narratifs essentiels et récurrents du chapitre ; ainsi, par exemple :

Quel objet utile pouvait-il conserver là-bas sur le lac noir ?
(…)
Mais qui sait comment Gollum était venu en possession de ce cadeau, il y avait des siècles, dans cet ancien temps où pareils anneaux étaient encore disponibles dans le monde ?
(…) Il lui arrivait encore de le mettre, toutefois, quand il ne pouvait supporter d’en être plus longtemps séparé, ou quand il avait très, très faim et quand il était las du poisson. Il se faufilait alors le long des sombres passages en quête de gobelins égarés.
(…) il pagaya de nouveau vers sa barque et s’enfonça dans l’obscurité.
(…) Gollum jurait et gémissait dans l’obscurité, (…)
[Bilbo le Hobbit, p.88-89]

La montagne (cf. E1) est bien sûr celle sous laquelle se cache Gollum. Quant à (E3), il faut remarquer que les vents, chez Tolkien, sont très fréquemment associés aux montagnes, ce couple Montagne/Vent étant souvent accompagné de l’obscurité nocturne (qui renvoie à l’obscurité permanente de E5) :

Le vent se leva, et les saules, le long des rives, se courbaient en gémissant. Heureusement, la route passait sur un vieux pont de pierre, car la rivière, enflée par les pluies, descendait impétueusement des collines et des montagnes du Nord.

Quand ils eurent traversé, il faisait presque nuit. Le vent dispersa les nuages gris (…)

[Bilbo le Hobbit , II. Grillade de mouton, p.39]
Il savait que quelque chose d’inattendu pouvait se produire et il osait à peine espérer qu’ils franchiraient sans terrible aventure ces énormes et hautes montagnes aux pics et aux vallées solitaires que nul roi ne gouvernait. (…) Plus terribles encore sont le tonnerre et les éclairs la nuit dans les montagnes, quand les tempêtes montent de l’est et de l’ouest pour se faire la guerre. L’éclair éclate sur les sommets, les rocs tremblent, de grands fracas fendent l’air et vont rouler dans toutes les cavernes et tous les creux ; et les ténèbres sont remplies de bruits accablants et de lumières brutales.
Bilbo n’avait jamais rien vu, jamais rien imaginé de semblable. Ils se trouvaient très haut, sur une étroite plate-forme, avec, sur un côté, un vide terrifiant au-dessus d’une vallée obscure. Ils s’abritaient là pour la nuit sous un rocher en surplomb et, enveloppé dans une couverture, Bilbo frissonnait de la tête aux pieds. Quand, à la lueur des éclairs, il jetait un coup d’oeil au-dehors, il voyait qu’au-delà de la vallée les géants de pierre étaient sortis et qu’en manière de jeu ils se lançaient mutuellement des rochers, les rattrapaient et les précipitaient dans les ténèbres, où ils s’écrasaient parmi les arbres loin en dessous ou éclataient avec fracas. Puis vinrent le vent et la pluie, et le vent fouettait la pluie et la grêle en tous sens, de sorte qu’un roc en surplomb ne représentait aucune protection. Ils ne tardèrent pas à être trempés ; leurs poneys se tenaient la tête basse et la queue entre les jambes, et certains hennissaient de peur. Ils pouvaient entendre les géants qui s’esclaffaient et criaient partout sur les flancs de la montagne.
[Bilbo le Hobbit , IV. Dans la montagne et sous la montagne, p.63-64 ; éd. Pocket 69]
(cf. aussi p.65)
Le vent soufflait sur la lande desséchée, (…)
Là, les ombres règnent la nuit et le jour,(…)
Le vent descendait, froid, des montagnes (…)
Le vent passa de l’ouest à l’est ; (…)
Il franchit la Montagne solitaire et nue (…)
Il quitta le monde et prit son vol

Au-dessus de l’océan de la nuit.

[ Bilbo le Hobbit, VII.Un Curieux Logis, p.134-5 ; éd. Pocket p.152] [44]

Les énigmes impaires posées par Gollum correspondent donc à un ‘autoportrait’.

Par contre les seules énigmes de Bilbo ne semblent pas suivre un plan particulier qui donnerait une description de leur auteur : Bilbo est beaucoup moins exercé que Gollum et il est toujours sur la défensive, au point que, vers la fin, manquant d’inspiration, il fait écho à Gollum (cf. E7 qui ‘inspire’ E8) :

E2 Dents

E4      Soleil/Marguerites

E6           Œufs

E8      Poisson

E10 Anneau

Mais rien qu’en nous arrêtant sur les trois premières énigmes de Bilbo, nous pouvons nous rendre compte que si elles ne nous renseignent pas sur leur auteur, elles sont des plus importantes pour la caractérisation de …Gollum !

En effet, c’est grâce à elles que nous apprenons que Gollum a perdu la plupart de ses dents (cf. p81 ‘on en a que six !’) et que sa grand-mère a joué un très grand rôle dans sa vie passée : il vivait avec elle ‘dans un trou creusé sur la berge d’une rivière’, ensoleillé et à proximité de marguerites (p.82) ; il lui a appris à gober des œufs (p.83).

De plus (E2) et (E4) sont liées non seulement au passé de Gollum mais aussi à sa vie et à sa nature actuelles.

Tout d’abord les ‘dents’, dans tout le chapitre 5, ne sont mentionnées qu’en cet endroit et en (R10), lorsqu’on apprend que Gollum garde des dents de gobelins dans ses poches (p.86). Ensuite, dans (E4), l’œil (du soleil) dans un visage bleu est opposé à l’œil (de la marguerite) dans un visage vert. Or, là encore, les trois seules autres mentions de la couleur ‘verte’ servent à décrire la terrible colère qui habite les ‘yeux’ de…Gollum [Cf. EXCURSUS ci-après] :

“Qu’avez-vous perdu ?” persista à demander Bilbo.
Mais à ce moment la lumière dans les yeux de Gollum était devenue un feu vert et elle s’approchait rapidement [p.90]
Le sifflement était juste derrière lui. Il se retourna alors et il vit monter le long de la pente les yeux de Gollum, semblables à de petites lampes vertes. [p.91]
Bilbo s’éloigna du mur en catimini, plus silencieux qu’une souris ; mais Gollum se raidit aussitôt, il renifla et ses yeux devinrent verts. [p.94]

On pourrait alors penser que Tolkien n’a pas choisi les énigmes de Bilbo au hasard et se rendre compte qu’elles renforcent la structure que nous avons relevée pour les énigmes propres à Gollum :

E1 Montagne

E2      Dents (de gobelin/de Gollum)

E3           Vent

E4                     Soleil/Marguerites (œil/œil-vert)

E5                          Obscurité

E6                          Œufs (/Anneau)

E7                     Poisson

E8           Poisson

E9      Temps

E10 Anneau

Si nous maintenons l’hypothèse d’énigmes décrivant la vie de Gollum, le cœur de cette triste vie reste l’omniprésente ‘obscurité’ mais également les ‘œufs’, symbole de la nourriture (cf. le thème des ‘poissons’ qui revient deux fois de suite dans les énigmes et de multiples fois dans le texte). Les ‘œufs’ sont certes le symbole de la nourriture (pour Bilbo comme pour Gollum : cf. p.75 et p.83), si rare en ces sombres lieux, mais également symbole des regrets car lié au souvenir d’une vie passée, d’une vie définitivement perdue :

Mais, soudain, Gollum se souvint de pillages de nids dans des temps très reculés, quand, sous la berge de la rivière, il apprenait à sa grand-mère à gober…  « des œufs ! siffla-t-il. Des œufs, que c’est ! »
[Bilbo le Hobbit, p.83]

Pourtant ce n’est pas tout et certainement pas l’essentiel. Les ‘œufs’ sont en réalité reliés à …l’Anneau. Le lien n’est pas évident, mais il apparaît si on note que l’énigme associée (E6), posée par Bilbo, n’est que l’expression inconsciente et comme anticipée de l’énigme E10 ; en effet, ce ‘trésor doré’ n’est-il pas ‘l’anneau’ et ‘la boîte’ n’est-elle pas ‘la poche’ de Bilbo ou mieux, ‘le sac’ dans lequel Gollum le tenait caché ?

Il possédait un anneau, un anneau d’or, un anneau précieux.
(…)
Gollum le portait [l’anneau] au début, jusqu’au moment où il en ressentit de la fatigue ; alors, il le conserva dans un petit sac contre sa peau, jusqu’au moment où l’objet l’écorcha ;(…)
[Bilbo le Hobbit, p.88]

Or souvenons-nous que Bilbo est celui qui pose cette énigme Comme si l’anneau exerçait déjà son emprise malfaisante sur Bilbo, obsédant son esprit.

Si cette interprétation (qui voit l’anneau comme réponse véritable à cette énigme), tout à fait valable il me semble, est suivie, la structure chiasmatique (structure en ABA’ reliant les termes A et A’, mettant en relief le terme central B) des dix énigmes est parfaitement justifiée :

1) Description du monde extérieur et désormais inaccessible pour Gollum : la montagne sous laquelle il se cache, visitées par les gobelins aux dents acérées, balayée par les vents ; montagne dont il ne peut sortir sans se faire remarquer, le Soleil annulant le pouvoir d’invisibilité de l’anneau (cf. p.88) ; et, de temps en temps, le souvenir du soleil sur les marguerites près de son ancien trou ou bien celui de ses dents perdues.

2) Le centre de son univers : l’obscurité (paramètre ‘externe’, indépendant de sa volonté) et l’Anneau (paramètre ‘interne’, asservissant sa volonté).

3) Description du monde intérieur, le monde de Gollum : manger, manger, endurer le passage du temps, ce temps qui s’écoule si lentement (c’est long cinq siècles…), et l’obsession provoquée par l’anneau.

Il ne faut pas s’étonner d’une telle complémentarité entre les énigmes de Gollum et celles de Bilbo, chacune décrivant un aspect de la vie passée ou actuelle de Gollum : Bilbo et Gollum se ressemblent, nous l’avons vu (cf. le thème de la réciprocité/symétrie et surtout XI.2), l’un étant finalement la version corrompue de l’autre. Tolkien y reviendra dans un passage du Seigneur des Anneaux :

– Je ne peux pas croire que Gollum fût apparenté avec les Hobbits, de si loin que ce soit, s’écria Frodon avec quelque chaleur. Quelle idée abominable !
– Ce n’en est pas moins vrai, répliqua Gandalf. Sur les origines des Hobbits, en tout cas, j’en sais plus long qu’eux-mêmes. Et même l’histoire de Bilbon suggère la parenté. Il y avait bien des choses très semblables dans le fond de leurs pensées et de leurs souvenirs. Ils se comprirent remarquablement bien, bien mieux qu’un Hobbit ne comprendrait, mettons, un Nain, un Orque ou même un Elfe. Pensez aux énigmes qu’ils connaissaient l’un et l’autre, pour commencer.
[SdA, I.2, L’Ombre du Passé, p.71]

Cette interprétation qui voit dans les énigmes et leurs réponses la description de la condition de Gollum me paraît en tout cas confirmée dans ce même texte de Tolkien qui retrace l’histoire de Gollum :

Il attrapait des poissons dans les mares profondes avec des doigts invisibles, et il les mangeait crus.
(…) il avait presque oublié le soleil. Alors, pour la dernière fois, il leva le regard et le menaça du poing.
(…) Et il pensa soudain : « Il doit faire frais et ombreux sous ces montagnes. Là, le soleil ne pourrait m’observer. Les racines de ces montagnes doivent être des vraies racines ; il doit y avoir là de grands secrets enterrés qui n’ont jamais été découverts depuis l’origine. »
Il monta donc de nuit jusqu’aux hautes terres, et il trouva une petite caverne d’où coulait la sombre rivière ; et il se glissa comme un ver dans le cœur des montagnes et disparut de la connaissance de quiconque. L’Anneau descendit avec lui dans les ombres (…)
[SdA, I.2, L’Ombre du Passé, p.71]
Tous les ‘grands secrets’ de sous les montagnes s’étaient révélés n’être que nuit vide (…) Il avait horreur des ténèbres et il détestait encore davantage la lumière (…)
[SdA, I.2, L’Ombre du Passé, p.72]
Ce texte fait explicitement référence à (E1) (les ‘racines’ de la ‘montagne’), mais aussi au soleil qui observe et peut témoigner (E4), aux poissons (E7, E8) et relie, en guise de conclusion, l’Anneau (E6, E10) à l’obscurité (E5).

EXCURSUS : la colère de Gollum

‘pale lamp-like eyes’ (p.78)
‘eyes like small green lamps’ (p.91)

Cette terrible colère (‘rage’ : p.90) est issue d’une jalousie dévorante (‘suspicion’ : p.90 x2), celle que provoque l’Anneau chez celui qui en est dépossédé. Physiquement, les yeux de Gollum, assimilés à des ‘lampes’ (p.78.91), émettent une lumière ‘pale’ (p.78 x2, 79 x2, 90.91) et surtout, caractéristique notable, ‘verte’ (p.90.91.94) dès lors qu’il est en colère. Tolkien emprunte-là une des extraordinaires métaphores inventées par Shakespeare qui lie la couleur verte à la jalousie soupçonneuse :

Portia [Aside] How all the other passions fleet to air,

As doubtful thoughts, and rash-embraced despair,

And shuddering fear, and green-eyed jealousy!

Comme toutes autres passions sont dans l’air dissipées,
Telles que pensées craintives, détresse vite acceptée,
Jalousie maladive, ou peur qui fait frémir !
[Le Marchand de Venise, III.2, Comédies II, p.134-5, trad. Pierre Spriet, Bouquins 2000]

Iago – O, beware, my lord, of jealousy;

It is the green-eyed monster which doth mock

The meat it feeds on;

Ah ! gardez-vous, monseigneur, de la jalousie !
C’est le monstre aux yeux verts, qui nargue la provende
Dont il se repaît.
[Othello, III.3, Tragédies II, p.138-9, trad. Léone Teyssandier, Bouquins 1995]
Mortimer – These eyes, like lamps whose wasting oil is spent,
Wax dim, as drawing to their exigent ;
Mes yeux, ces lampes où l’huile épuisée fait défaut,
S’obscurcissent, comme avant de s’éteindre.
[1 Henry VI, II.5, Histoires II, p.108-9, trad. Victor Bourgy, Bouquins 1997]

C’est la seconde fois (cf. IX.1.4) que nous rencontrons un contact entre Tolkien et Shakespeare dans ce chapitre. Il faut noter que dans les deux cas, ces contacts concerne l’œil (ou les yeux) associé à une métaphore.

Certains diront que, n’aimant pas Shakespeare, Tolkien n’a pas pu s’en inspirer. C’est oublier la nature des reproches que Tolkien faisait à Shakespeare : certes il ne supportait pas son traitement des elfes (L131.151 [1,p.143.185] ) ou des arbres enchantés partant en guerre (L163 [1,p.212] ≠ Macbeth [45]), mais il savait apprécier ses talent d’auteur de théâtre (L76 [1,p.88]), certains de ses personnages (au point d’y trouver quelques liens avec ses propres personnages : L64 [1,p.77]) et certaines tirades (L219 [1,p.300] où Tolkien fait sien, sans le citer, le commentaire de Puck à propos des hommes  : ‘Seigneur, que ces mortels sont fous !’ [46]).

N’oublions pas non plus Grimalkin, le nom d’un chat (certainement une chatte) apparaissant sur le post-scriptum  de la lettre L309 [1,p.398] [47] :

J.R.R. Tolkien
eut un chat appelé Grimalkin :
Autrefois animal de compagnie de Herr Grimm
À présent il lui imposait sa loi

Est-ce à dire que Tolkien a eu un chat ? il semble bien que oui, même si j’hésite à trancher sachant qu’il considérait les chats (certes siamois, mais des chats malgré tout) comme appartenant à la ‘faune de Mordor’ (L219)… Ce qui nous importe ici, c’est le nom ‘Grimalkin’ ; ce nom apparaît dans les dictionnaires en 1630 et remonte à ‘Gray-malkin’ ; or, Graymalkin est la chatte de la première sorcière de Macbeth (Macbeth, I.1) ! Tolkien ne pouvait pas ne pas le savoir ; cela ne l’a pas empêché d’utiliser ce nom qui, déformé, évoquait les frères Grimm.

Dans le même ordre d’idée, il est connu que Tolkien n’aimait pas la langue française [48]; pour autant, il préférait utiliser le prénom français ‘Aimée’ plutôt que son dérivée anglais ‘Amy’ dans sa correspondance avec Amy Ronald (L309 [1, p.398]).

Apparemment, Tolkien était plus subtil dans ses jugements qu’il n’y paraît, sachant reconnaître (et utiliser) les qualités de ‘l’adversaire’. [49]

3) Lire un texte

La structure des énigmes que nous avons proposée ci-dessus donne un rôle central à l’anneau de Gollum, l’Anneau du Seigneur des Anneaux, celui qui contrôle les esprits et choisit son porteur, passant au doigt selon sa propre volonté…

Et la recherche fut accompagnée de la surprise d’assister au “transfert” de l’influence de l’Anneau de Gollum vers Bilbon ; en effet, on aurait pu s’attendre à ce que les devinettes posées par Gollum aient un rapport avec l’Anneau et pas seulement avec sa propre personne ou ses conditions de vie ; or, c’est bel et bien Bilbo qui posera, par deux fois, une question liée à l’Anneau.

…Quelle est la validité de cette lecture ? les phénomènes liés à l’Anneau dans Bilbo le Hobbit ne sont-ils pas des coïncidences involontaires de la part de Tolkien, Le Seigneur des Anneaux , en 1937, date de la publication de Bilbo le Hobbit, n’étant pas encore écrit ni même pensé ?

Nous sommes au cœur du problème de l’étude d’un texte. Un texte n’a-t-il qu’un seul message à transmettre ou bien contient-il en germe tout un faisceau de lectures et donc d’interprétations ? à cette première question, tous devraient répondre que diverses grilles de lectures sont possibles bien que non équivalentes quant à leur intérêt (par exemple, à une lecture littérale on peut superposer une lecture psychanalyste reposant sur le postulat qu’un auteur se dévoilera toujours plus que ce dont il a conscience). Par contre se pose le problème de jusqu’où le lecteur peut aller dans son interprétation ? Peut-il appliquer une grille de lecture dont-il sait très bien qu’elle n’existait pas à l’époque de la rédaction du texte ? On aurait tendance à répondre, avec raison, par la négative. Un lecteur doit avant toutes choses respecter le texte qu’il interprète. Peut-on alors, comme nous l’avons fait, déceler, dans certaines énigmes, l’influence maléfique de l’Anneau sur Bilbo alors que nous savons très bien que Bilbo le Hobbit précède de plus d’une décennie la rédaction du Seigneur des Anneaux ? Paradoxalement, je dirai ‘oui’. Pour plusieurs raisons :

  • la principale est que nous respectons le texte et le faisceau des possibles qu’il contient parce que la lecture que nous proposons est étroitement liée à rien moins que la propre interprétation que Tolkien en a faite a posteriori ; Tolkien l’écrit lui-même, c’est en relisant Énigmes dans l’Obscurité qu’il a eu l’idée autorisant une suite à Bilbo le Hobbit : Bilbo n’avait pas trouvé un simple anneau de pouvoir , il avait trouvé l’Anneau Unique ; [50]
  • Il ne faut pas oublier le parcours sinueux, au niveau rédactionnel, qu’a eu ce chapitre V de Bilbo le Hobbit ; le lire maintenant, ce n’est pas être à la place d’un lecteur de 1937, date à laquelle Bilbo le Hobbit est paru, date où le Seigneur des Anneaux n’existait pas. Non, le lire maintenant, après les retouches nombreuses exécutées par Tolkien à partir de 1947 sur le texte [51], c’est le lire à une époque où le Seigneur des Anneaux existe, et où l’Anneau a ce pouvoir de dominer les esprits.
  • De plus, que ce soit dans le texte original (Bilbo I, 1937) ou retouché (Bilbo II, 1947) [52], le fait est que le texte actuel décrit le pouvoir exercé par l’anneau sur Gollum, un pouvoir qui n’est pas lié simplement à la convoitise mais bien à un pouvoir maléfique inhérent à l’anneau :
« Qui sait comment Gollum était venu en possession de ce cadeau, il y avait des siècles, dans cet ancien temps où pareils anneaux étaient encore disponibles dans le monde ? Peut-être le Maître qui les régissait n’aurait-il pu, lui-même, le dire. Gollum le portait au début, jusqu’au moment où il en ressentit de la fatigue ; alors, il le conserva dans un petit sac contre sa peau, jusqu’au moment où l’objet l’écorcha ; à présent, il le dissimulait généralement dans un trou du rocher sur son île, et il retournait constamment le contempler. Il lui arrivait encore de le mettre, toutefois, quand il ne pouvait plus supporter d’en être plus longtemps séparé (…) » [Bilbo le Hobbit, p.88]

Cette ‘fatigue’ n’est pas physique, pas plus que le besoin de porter l’anneau n’est psychologique ou traduit un manque (puisque Gollum ‘retournait constamment le contempler’) ; non, ces deux traits révèlent bien un ascendant magique de l’anneau sur son porteur.

  • Enfin, je laisserai la place à Jan P. Fokkelman faisant une remarque générale sur l’activité de lire (et d’interpréter) un texte dans une approche narrative :

« Le lecteur ne doit pas avoir honte de sa subjectivité, car elle est le canal par lequel le texte vient au jour. Cela ne veut pas dire que le lecteur peut tirer tout ce qu’il veut du texte ou le soumettre aux fantaisies les plus folles. Il peut le faire, bien sûr, mais il se disqualifie par-là en tant qu’interprète, lâchant la bride à ses fantasmes aux dépends du texte. Être un bon lecteur, c’est veiller à garder l’équilibre à chaque pas au cours de la lecture, en contrôlant constamment ce qui relève de l’apport personnel et de l’inclination à compléter ou à trop colorer les choses, à exagérer certaines significations ou à se laisser emporter par l’imagination, etc. le bon lecteur maîtrise sa subjectivité : il ne la nie pas et sait qu’il ne doit pas en rougir, mais il est capable de la mettre au service du texte d’une manière disciplinée. » [Jan P. Fokkelman, Comment lire le récit biblique, Éditions Lessius 2002, p.24]

 

Jean-Philippe Qadri (alias Sosryko),
octobre 2002.

Notes

VII-VIII

[41] JRR. Tolkien a Biography, Humphrey Carpenter, HarperCollins 2002.

Si Bilbo le Hobbit parut le 21 septembre 1937, donc après les poèmes sur Tom Bombadil, sa rédaction leur est antérieure de plusieurs années, pouvant être circonscrite sur la période 1930-1932 (cf p.236 de la biographie citée dans cette note)

[42] Comme le précise Anderson, dans La traversée des marais, chapitre 2 du livre IV du Seigneur des Anneaux, Gollum donne une variante plus longue de cette énigme sous forme d’une contine avec la réponse en finale :

Alive without breath;

as cold as death;

never thirsting, ever drinking;

clad in mail, never clinking.

Drowns on dry lang,

thinks an island

is a mountain;

thinks a fountain

is a puff of air.

So sleek, so fair !

What a joy to meet !

We only wish

to catch a fish,

so juicy-sweet !

 

Vivant sans souffle ;

froid comme la mort

jamais assoiffé, toujours buvant ;

en cotte de mailles, jamais cliquetant,

se noie sur la terre sèche ;

Prend une île pour une montagne ;

Prend une source pour un souffle d’air ;

Si lisse, si beau !

Quelle joie de le rencontrer !

On souhaiterait seulement

attraper un poisson,

si bon, si juteux !

[SdA, p.668]

[43] Voici le texte original :

Two legs sat upon three legs / With one leg in his lap; / In comes four legs / And runs away with one leg; / Up jumps two legs, / Catches up three legs, / Throws it after four legs, / And makes him bring back one leg.
Je ne résiste pas non plus à présenter l’énigme de Gestumblindi suivante qui, comme la comptine ci-dessus, peut se classer dans le genre ‘énigme-domino’  [EG14]:
« Je vis venir
Un, qui hante la terre,
Un cadavre assis sur un cadavre,
L’aveugle chevauchait l’aveugle
Jusqu’à la mer.
Mais le coursier était sans souffle.
Roi Heidrekr,

Réfléchis à l’énigme.

 

– Ton énigme est bonne, Gestumblindi. Elle est devinée. Tu as trouvé un cheval mort sur un glaçon flottant, et un serpent mort sur ce cheval, et tout cela dérivait ensemble le long de la rivière. »

[44] D’autres exemples, toujours dans Bilbo le Hobbit :

Cependant, certains, explorant le renfoncement au-delà de l’ouverture, découvrirent un sentier qui menait plus haut, toujours plus haut sur la montagne ; mais ils n’osèrent se risquer très loin par là, et il n’y avait d’ailleurs pas grande utilité à le faire. Là-haut régnait un silence que ne rompait aucun oiseau ni aucun son autre que celui du vent dans les crevasses de la pierre

[ Bilbo le Hobbit, XI. Au seuil de la porte, p.215 ; éd. Pocket p.247]

Ils avaient eu tout juste le temps de regagner le tunnel, tirant et traînant à l’intérieur leurs colis, quand Smaug fondit du nord, léchant de flammes les flancs de la montagne et battant de ses grandes ailes avec un bruit de vent furieux.
[ Bilbo le Hobbit, XII. Information secrète, p.226 ; éd. Pocket p.261]
Smaug avait quitté son antre en tapinois et avait pris silencieusement son vol ; puis il avait plané avec une lourde lenteur dans l’obscurité, tel un monstrueux corbeau, se laissant porter par le vent vers l’ouest de la Montagne, dans l’espoir d’attraper à l’improviste quelque chose ou quelqu’un et de repérer la sortie du passage qu’avait emprunté le voleur. Le fracas était l’éclatement de sa colère quand il n’avait rien pu trouver ni voir, même à l’endroit où il avait deviné que devait se trouver la sortie.
Après avoir ainsi donné libre cours à sa rage, il se sentit mieux et se dit en lui-même qu’il ne serait plus inquiété de ce côté. Mais il avait une plus ample vengeance à tirer : ” Monteur de Tonneaux ! grogna-t-il. Tes pieds venaient du bord de l’eau et c’est en remontant la rivière que tu es arrivé, il n’y a aucun doute. Je ne connais pas ton odeur, mais, si tu n’es pas un de ces hommes du Lac, tu as reçu leur aide. Ils vont me voir, et ils se rappelleront quel est le véritable Roi sous la Montagne ! “
XIII
Sortis
Cependant les nains étaient assis dans les ténèbres, et le silence s’établit autour d’eux. Ils mangèrent peu et parlèrent peu. Ils ne pouvaient évaluer l’écoulement du temps ; (…)
Thorïn parla : ” Essayons la porte ! dit-il. Il faut que je sente bientôt le vent sur ma figure, sans quoi je vais mourir. Je crois que j’aimerais encore mieux être réduit en miettes par Smaug en plein air que de continuer à suffoquer ici ! “
[ Bilbo le Hobbit, XII. Information secrète & XIII. Sortis, p.241-242 ; éd. Pocket p.279-80]
Dans ce dernier exemple, remarquons la présence de thèmes que nous pourrions relier également à (E7 = poisson associé à la rareté de la nourriture) et (E9 = le temps).
Inutile donc d’utiliser le Seigneur des Anneaux pour établir ce thème Vent+Montagne si ce n’est, sur un exemple typique, pour démontrer, chez Tolkien, la constance du thème, et même du thème étendu Vent+Montagne+Obscurité.
Souvenons-nous alors de la tentative de la Compagnie de passer par le col du Caradhras :
La Compagnie repartit, à bonne allure au début ; mais le chemin ne tarda pas à devenir escarpé et difficile. La route sinueuse et grimpante avait presque disparu en maints endroits, où elle était obstruée par des éboulis. La nuit se fit terriblement sombre sous d’épais nuages. Un vent glacial tournoyait parmi les rochers. Vers minuit, ils avaient grimpé jusqu’aux genoux des grandes montagnes. Leur étroit sentier serpentait à présent sur une paroi à pic sur la gauche, au-dessus de laquelle les sinistres flancs du Caradhras se dressaient invisibles dans l’obscurité ; à doite, c’était un abîme de ténèbres, où le terrain tombait brusquement dans un profond ravin.
(…)
Ils entendaient dans les ténèbres environnantes des bruits mystérieux. Ce ne pouvait être qu’un phantasme du vent dans les fissures et les ravines du mur rocheux, mais les sons étaient des cris aigus et de sauvages éclats de rire. Des pierres, détachées du flanc de la montagne, sifflaient au-dessus de leurs têtes ou s’écrasaient à côté d’eux.
[SdA, II.3, L’anneau prend le chemin du Sud, p.318-9]

[45] Macbeth IV,1,108-16 ; V,3,2.63 ; V,5,33.42-44 ; V,10,30 (scènes et vers correspondent à l’édition d’Oxford 1986 qu’on trouve dans Tragédies II , Bouquins 1995).

[46] On trouve ce commentaire de Puck (= Robin Goodfellow) dans Songe d’une nuit d’été III,2,115 (Comédies I , Bouquin 2000).

[47] Texte original : « J.R.R. Tolkien / had a cat called Grimalkin / once a familiar of Herr Grimm / now he spoke the law to him ».

[48] « Elle [Mabel] commença de lui apprendre le français. Il l’appréciait beaucoup moins [que le latin], sans raison particulière ; mais les sons ne lui plaisaient pas autant que les sons du latin et de l’anglais. »

[JRR Tolkien, a biography – H.Carpenter, p.38, HaperCollins 2002]

« Par exemple je n’aime pas le français [=I dislike French], et je préfère l’espagnol à l’italien » L213 [1,p.288]

[49] Cf. également Vincent Ferré, Tolkien : sur les rivages de la terre du milieu, Bourgois 2001, p.135-7 pour d’autres emprunts de Tolkien à Shakespeare, dans le Seigneur des Anneaux cette fois.

[50]

« Il eut alors une autre idée qu’il mit par écrit pour s’en souvenir (comme il devait souvent le faire au cours de la création de cette nouvelle histoire) ; ‘Faire du retour de l’anneau un moteur’.
L’anneau, après tout, était à la fois un lien avec le livre précédent et un des quelques éléments qui n’avaient pas été entièrement développés. Bilbo l’avait acquis accidentellement par l’intermédiaire du visqueux Gollum sous les Montagnes Brumeuses. Son pouvoir de rendre invisible son porteur avait été largement exploité dans Bilbo le Hobbit, mais on pouvait supposer qu’il possédait d’autres propriétés. Tolkien fit des notes supplémentaires : ‘L’Anneau : quelle est son origine ? Nécromancien ? Pas très dangereux, si utilisé pour un but altruiste. Mais il se fait payer cher en retour. Vous devez soit le perdre, soit vous vous perdrez. [But il exacts its penalty. You must either lose it, or yourself.] 
(…)
Soudain une idée vint à son esprit, et il écrivit : ‘l’anneau de Bilbo se trouve être l’Anneau unique de pouvoir [the one ruling Ring] – tous les autres étaient revenus en Mordor : mais celui-là avait été perdu.»
[JRR Tolkien, a biography – H.Carpenter, p.247-248.250, HaperCollins 2002]
« La seule liberté, si c’en est une, fut de faire de l’Anneau de Bilbo l’Anneau Unique. » L109 [1,p.122]
« Ceci bien entendu ne signifie pas que l’idée principale fut un produit de la guerre. Elle apparut dans l’un des tous premiers chapitres qui ont survécu (Livre I,2). Elle est vraiment donnée, et présente en germe, depuis le commencement, bien que je n’avais pas une de notion consciente de ce que le Nécromancien représentait (hormis un mal éternel récurrent) dans Bilbo le Hobbit, pas plus que de son lien avec l’Anneau. Mais vous vouliez poursuivre à partir de la fin de Bilbo le Hobbit je pense que l’anneau serait votre choix inévitable en tant que lien. Si donc vous vouliez une histoire épique [a large tale], l’Anneau acquerrait instantanément une position centrale [a capital letter]; et le Noir Seigneur apparaîtrait immédiatement. » L163 [1, p.216]

[51] « une légère révision (désormais achevée) d’un point crucial dans Bilbo le Hobbit, clarifiant le personnage de Gollum et sa relation à l’Anneau, me permettra de réduire ‘L’Ombre du Passé’ (chapitre II du Livre I), de le simplifier, et de l’accélérer (…) » L131 [1, p.161/ datée de 1951]

[52] Ce texte mettant en jeu le ‘Maître’, il correspond assurément à une révision puisque initialement, d’après la citation suivante, le Nécromancien n’apparaissait pas dans le chapitre V de Bilbo le Hobbit :

« L’anneau magique était la seule chose évidente de Bilbo le Hobbit qui pouvait être connectée avec ma mythologie. Pour être le sujet principal d’une histoire épique [large story] il devait être d’une importance suprême. Je le reliai donc avec la référence (originale) plutôt fortuite du Nécromancien, à la fin du Ch.VII et au Ch. XIX, dont la fonction était à peine plus importante que de fournir une justification à l’éloignement de Gandalf, laissant Bilbo et les Nains se débrouiller seuls, ce qui était nécessaire à l’histoire. »

L256 [1, p.346]