On emploie généralement le terme catabase pour désigner de façon technique l’un des motifs les plus récurrents des mythes et de la littérature antiques : la descente effectuée par un héros dans les entrailles de la terre, vers le royaume des Morts.
Quatre personnages illustres ont ainsi foulé le sol des Enfers :

  • Le poète Orphée qui, avec la permission de Zeus, emprunta les souterrains infernaux pour y retrouver sa compagne, la nymphe Eurydice, terrassée par une piqûre de vipère.
  • Héraclès, dont la dernière épreuve consista a capturer Cerbère, le célèbre molosse tricéphale qui gardait la porte des Enfers.
  • Le héros troyen Enée qui, après avoir consulté la Sibylle de Cumes, demanda à la prêtresse de le conduire jusqu’à la demeure des Ombres, auprès de son père Anchise.
  • Le guerrier et navigateur Ulysse qui, sur les conseils de la magicienne Circe, visita les Enfers pour y questionner le devin Tirésias et obtenir de lui des indications capitales sur son retour à Ithaque.

Selon toute apparence, Tolkien transpose ce thème dans Le Retour du Roi, à travers l’épisode où Aragorn, suivi de ses compagnons, choisit de parcourir le Chemin des Morts pour gagner le Gondor au plus vite.

Afin d’étayer cette hypothèse de la façon la plus claire possible, nous allons établir dans l’étude qui suit une simple liste des principales similitudes entre le texte de Tolkien et trois des quatre catabases citées ci-dessus : celles d’Orphée, d’Enée et d’Ulysse. Nous prendrons soin d’illustrer chaque argument par des citations tirées de trois grandes œuvres antiques : le livre X des Métamorphoses d’Ovide (pour Orphée), le livre VI de l’Enéide de Virgile (pour Enée) et enfin les chants X et XI de l’Odyssée d’Homère (pour Ulysse).

 

Une expérience périlleuse

On le sait, les Vivants redoutent la Mort, et la simple évocation des régions inférieures les terrifient. Ainsi, au moment où il émet le souhait d’emprunter le Chemin des Morts, Aragorn se heurte à la violente désapprobation de ses compagnons :

Les Chemins des Morts ! S’écria Théoden, tremblant. Pourquoi parlez-vous d’eux ? Eomer se tourna pour contempler Aragorn, et il parut à Merry que les figures des cavaliers qui se trouvaient à portée de voix pâlissaient à ces mots. [1]

Les marins d’Ulysse réagissent de façon similaire – quoique plus exacerbée – en apprenant qu’il leur faut désormais voguer jusqu’aux Enfers, par-delà l’Océan qui entoure la terre :

En entendant ces mots, chacun sentit son cœur se rompre.
Cloués sur place, ils sanglotaient, s’arrachaient les cheveux ;
Mais ces gémissements ne leur étaient d’aucun secours.

Car, chez les Anciens, aucun vivant ne pouvait franchir l’outre-tombe sans courir de grands risques : s’il était relativement aisé d’atteindre ces sinistres contrées, il était en revanche plus difficile d’en ressortir. Le chien Cerbère (faut-il te rappeler ?) laissait entrer les étrangers mais se mettait en travers de leur route sitôt qu’ils étaient tentés de repartir. La Sibylle met en garde Enée contre ce danger :

[.. .] la descente à l’Averne est facile: nuit et jour est ouverte la porte du sombre Dis. Mais revenir sur ses pas et sortir vers les brises d’en haut, c’est là la difficulté et l’épreuve. Peu de mortels l’ont pu […]

Sur le Chemin des Morts, la règle est la même, et Gimli l’apprend à ses dépens :

Rien n’assaillit la compagnie, ni ne s’opposa à son passage ; et pourtant la peur envahissait toujours davantage le Nain à mesure qu’il avançait : surtout du fait qu’il savait à présent qu’il n’y avait plus aucune possibilité de retourner en arrière ; tous les chemins étaient remplis par une armée invisible qui suivait dans les ténèbres.[2]

L’entrée du repaire des morts

En Terre du Milieu, la Porte Ténébreuse se situe à une extrémité de la prairie de Dunharrow, au pied de Dwimorberg (la Montagne Hantée), au bout d’une allée bordée de pierres levées et du tunnel de Dimholt qui s’enfonce sous les Montagnes Blanches :

Une impression de crainte les saisit comme ils passaient entre les rangées d’anciennes pierres et arrivaient ainsi au Dimholt. Là, dans l’obscurité d’arbres noirs que Legolas lui­ même ne put longtemps supporter, ils trouvèrent un creux ouvert à la racine de la montagne […] Ils finirent par arriver ainsi au fond du ravin ; et là s’élevait un mur de rocher vertical, et dans ce mur la Porte Ténébreuse s’ouvrait devant eux comme la bouche de ta nuit.[3]

De cette description, nous retiendrons plusieurs éléments qui, selon les Anciens, marquent le seuil des régions infernales s: un trou, ménagé en contrebas d’un relief rocheux et élevé, dissimulé dans un bois ombreux. Le cadre évoqué par Tolkien existe déjà chez Virgile :

Il y avait une caverne profonde, monstrueusement taillée dans le roc en une vaste ouverture, défendue par un lac noir et par les ténèbres des bois.

Le lac dont il est question ici est l’Averne, marais situé près de la ville de Cumes (en Campanie) dont certains disent qu’il se serait formé dans le cratère d’un volcan éteint ; ce qui expliquerait le fait que ses eaux noires et fangeuses dégageaient des vapeurs sulfureuses.

Dans l’imaginaire d’Ovide, l’entrée des Enfers se trouve au cap Ténare, au sud du Péloponnèse : il s’agit d’une grotte, creusée au pied d’une falaise, d’où s’échappent également des exhalaisons sulfureuses. Nous retrouvons là encore l’opposition, sur le plan vertical, entre l’altitude du massif rocheux et la profondeur de la galerie souterraine. Et nous reconnaissons de surcroît le motif des émanations toxiques montant des entrailles de la terre : il n’y a là rien de surprenant dans la mesure où les Anciens associaient souvent l’activité volcanique au monde infernal. En revanche, le plus étonnant est que Tolkien réemploie lui-même ce topos, de manière Imagée, dans sa description de la Porte Ténébreuse :

Des signes et des figures, trop effacés pour être déchiffrables, étaient gravés au-dessus de la vaste arche, et la crainte s’en échappait comme une vapeur grise.[4]

Le langage des morts

Distancé par ses compagnons et talonné par l’armée des Morts, Gimli peut parfois entendre la voix de ses poursuivants articuler un flot de paroles sibyllines :

Il ne voyait rien d’autre que la faible flamme des torches, mais si la compagnie s’arrêtait, il lui semblait entendre tout autour de lui un murmure sans fin, un murmure de paroles en une langue qu’il n’avait jamais entendue auparavant.[5]

Chez Homère, la situation est identique ; de la foule d’Ombres qui se précipite autour d’Ulysse ne monte qu’un tumulte de voix, bruyant, affreux et confus :

A l’entour de la fosse, ils venaient de partout, en masse,
Avec d’horribles cris; et moi, je verdissais de peur.

Pour prendre la parole et être entendus individuellement, les Morts doivent boire à tour de rôle le sang du bétail que le héros a versé pour eux.

 

Des âmes en peine

Les Hommes Morts de Dunharrow étaient, de leur vivant, des guerriers établis sur les hauteurs des Montagnes Blanches. Au Deuxième Âge du Soleil, leur chef prêta serment d’allégeance à Isildur, le roi des Dúnedain. Mais lorsque la guerre fut déclarée, ils se libérèrent de leur serment et rallièrent les armées de Sauron. Pour punir cet acte de traîtrise, Isildur leur adressa alors de terribles imprécations :

Tu seras le dernier roi. Et si l’Ouest se révèle plus puissant que ton Maître Noir, j’appelle cette malédiction sur toi et les tiens : n’avoir jamais de repos jusqu’à l’accomplissement de votre serment.[6]

Les Hommes de Dunharrow devinrent des silhouettes spectrales, condamnées à errer le long du Chemin des Morts. Leur damnation prit fin dans les dernières années du Troisième Âge, lorsqu’ils suivirent Aragorn jusqu’à Pelargir et mirent en déroute les pirates d’Umbar, remplissant ainsi la promesse qu’ils avaient faite, jadis, à Isildur.

Cet égarement de l’âme dans un état intermédiaire entre la vie et la mort, Virgile le met en scène dans l’épisode où Enée parvient au vestibule des Enfers. Il y découvre un spectacle terrifiant : des cohortes de défunts se ruent sur le rocher Charon car lui seul peut les conduire, à bord de sa barque, jusqu’à l’autre rive du fleuve Styx, véritable frontière entre le monde des Vivants et le séjour des Morts. Mais pour être accepté sur l’embarcation de Charon, une condition capitale doit être remplie ; la Sibylle la révèle à Enée :

Toute cette foule, que tu vois, est sans assistance et sans sépulture ; ce passeur là-bas, c’est Charon ; ceux que l’onde porte ont été ensevelis. Il ne lui est point permis de faire passer aux morts ces rives horribles et ces flots rauques avant que leurs ossements n’aient trouvé la paix du tombeau. Pendant cent ans ils errent et volettent autour de ces bords.

Ces âmes tourmentées, comme celles qui hantent les profondeurs du Dimholt, ne trouveront de repos qu’au bout de longues années de souffrance.

Conclusion

Nous terminerons cette courte étude par une mise en garde importante : le Chemin des Morts ne constitue en aucun cas l’Au-delà de la Terre du Milieu ; contrairement aux Enfers gréco-latins où les Anciens plaçaient l’ultime séjour de l’âme de tous les défunts. Si Tolkien s’est réellement inspiré des catabases antiques, il ne s’agissait vraisemblablement pas pour lui de recréer scrupuleusement un empire des Morts sur le modèle de Virgile ou d’Homère, mais plutôt d’adapter cet héritage au monde qu’il a imaginé en lui conférant une dimension inédite.

Nicolas Liau,
décembre 2003.

Notes

1Le Retour du Roi, éd. Pocket, 62
2Ibid., p. 73
3Ibid., p. 71-2
4Ibid., p. 72
5Ibid., p. 73
6Ibid., p. 66