Cet essai est la traduction de The enigmatic presence of Tom Bombadil and Goldberry publié par Anne-Marie Gazzolo dans le magazine Amon Hen (voir le site de la Tolkien Society).
Tous nos remerciements vont à Anne-Marie Gazzolo pour sa confiance et nous avoir confié son travail ainsi qu’aux membres du forum JRRVF : Jean & Sosyrko pour leurs travaux de traduction ainsi que Yyr et Elendil pour leur conseils.

L’étrange personnage qui porte de hautes bottes, aime chanter des refrains sans queue ni tête, possède et exerce un pouvoir merveilleux sur les autres tout en demeurant immunisé contre la corruption, que même la puissance et la terreur de l’Anneau ne peuvent commander — est l’une des énigmes les plus coriace de la Terre du milieu. Comment quelqu’un qui semble si écervelé peut-il jouer un réel rôle dans l’histoire de la Terre du milieu à la fin du troisième âge ?

Personnellement, j’ai fait mienne l’idée que Tom Bombadil et Baie d’or sont des Maiar. Ceci ne suffit cependant pas à expliquer comment il reste non seulement visible lorsqu’il porte l’Anneau mais reste aussi apparemment totalement immunisé contre sa séduction. Être un Maia n’est pas une explication suffisante car Gandalf et Saroumane en sont aussi. Or le Pèlerin Gris respecte et craint le pouvoir de l’Anneau au point de savoir qu’il serait incapable de vaincre son pouvoir corrupteur. Quant à Saroumane, il tombe sous son emprise sans même jamais le toucher. Comment alors Tom est-il capable de résister à ce pouvoir si facilement ? Une partie de la réponse pourrait résider dans son humilité, son manque d’avidité et son absence de désir d’étendre son pouvoir hors des frontières qu’il s’est lui-même fixé. Il est parfaitement satisfait d’être en harmonie avec son petit univers, qu’il ne dirige pas, mais avec lequel il vit en paix. « Tom est le Maître » souligne Baie d’or et le poème « Les aventures de Tom Bombadil » le démontre. Plusieurs êtres cherchent à capturer Tom mais aucune n’y parvient. Baie d’or, elle-même, lors de leur première rencontre tente de l’entraîner dans sa maison subaquatique. Le Vieil Homme-Saule, un blaireau, un être des Galgals tentent également de le capturer mais finalement tous doivent le relâcher lorsqu’il le leur ordonne. Cette allégeance absolue pourrait faire de quiconque un autre Seigneur Ténébreux si un pouvoir aussi grand était corrompu, mais il n’y a pas de risque avec Tom. Sa puissance de commandement est immense mais elle ne provient pas d’une source viciée, contrairement à celle qui procède du créateur de l’Anneau ou de quiconque le réclame pour lui-même.

C’est là la raison pour laquelle cet objet maléfique n’a aucune prise sur Tom. Tolkien écrit (Lettres, lettre n°144, p. 255) « si vous avez, pour ainsi dire, fait “vœu de pauvreté”, renoncé au contrôle, et si vous tirez votre plaisir des choses en elles-mêmes sans prendre en compte votre propre personne, à regarder, observer et dans une certaine mesure connaître, alors la question précise du pouvoir et du contrôle pourrait ne plus avoir aucun sens du tout à vos yeux, et les moyens du pouvoir ne plus avoir aucune valeur. ». Mais comme le fait remarquer plus loin Tolkien, pour continuer à vivre une telle existence, il faut bien que d’autres personnes prennent les rennes et fassent face aux événements qui n’intéressent plus ceux qui ont renoncé à tout.

Dans le Livre Rouge, Tom est clair sur son refus de s’aventurer au-delà d’un certain point, mais son action, ainsi que celle de Baie d’or, à l’intérieur des frontières qu’il s’est fixé peut avoir une forte influence sur ceux qui voyagent bien au dehors. Tom répond aux cris de panique de Frodo lorsque le Vieil Homme-Saule a englouti Merry et Pippin. Leur sauveur mystérieux soumet l’arbre vicieux et les ramène chez lui. Là encore avec le pouvoir dont il dispose il aurait pu faire à l’arbre hanté bien plus que simplement le contraindre à relâcher les hobbits mais il ne le fait pas.

Lorsque les hobbits entendent Baie d’or chanter, elle remplit le cœur de Frodo d’une joie qu’il ne comprend pas entièrement. Taryne Jade Taylor note que « lorsqu’il voit Baie d’or et est témoin de son pouvoir, Frodo perçoit un écho de la Musique des Ainur, même s’il ne la reconnaît pas comme telle » (« Investing the role and origin of Goldberry in Tolkien’s mythology », p. 153). Rolland Hein remarque également la profonde influence de Baie d’or (et plus tard celle d’Arwen) sur le porteur de l’Anneau : « Ces femmes […] génèrent le désir d’atteindre une grande bonté, une sensation de griserie et de possibilités, et une inspiration pour réaliser un grand destin » (Christian mythmaker, p. 201). Taylor poursuit/enchaîne : « la tâche de Baie d’or n’est pas seulement de représenter la bonté et la joie, mais aussi de purifier les hobbits » (« Investigating », p 153).

Elle souligne que Tom et son épouse rendent aux hobbits leur amour de la nature qui avait été meurtri par la malveillance de la Vieille Forêt. Ils ne sont plus aussi naïfs que lors de leur départ de la Comté mais ils n’ont pas perdu l’« amour et la joie innée du monde » (ibid., p 154). Kurt Bruner et Jim Ware affirment que « le simple fait de se tenir en présence [de Baie d’or] revenait à ressentir une joie inébranlable, la joie de savoir que chacun a sa place dans le fonctionnement du monde » (Finding God in the Lord of the Rings, p. 32).

Après un repas réconfortant, Frodo demande à Tom si celui-ci avait entendu son appel à l’aide. Tom répond que non mais suggère clairement aux hobbits que quelqu’un l’avait appelé dans les parages à cet instant précis : « C’est simplement la chance qui m’a amené à ce moment, si vous appelez cela de la chance. Ce n’était aucunement dans mes plans, encore que je vous attendisse. » (SdA, p. 148). Ce n’est donc pas un hasard du tout, pas plus que la rencontre avec Gildor ou que bien d’autres rencontres providentielles encore à venir. Elles participent toutes de la Musique composée à l’aube des temps. Quand les personnages font référence à de telles heureuses coïncidences, et plus particulièrement quand ils sous entendent – comme Tom le fait – que ce n’en sont pas, c’est qu’ils supposent, ou savent, qu’en réalité la Providence est à l’œuvre.

Après que Tom sauve une fois de plus les hobbits, de l’Être des Galgals cette fois ci, il leur donne des épées qui furent façonnées bien des siècles plus tôt. Durant la quête de l’Anneau, le Seigneur des Nazgûl réveilla les êtres maléfiques pour guetter le porteur de l’Anneau, mais une telle volonté malfaisante, tout comme celle du Vieil Homme-Saule, a débouché sur un bien. Sans le Saule, les hobbits n’auraient peut-être jamais rencontré Tom et s’ils ne s’étaient pas perdus dans le brouillard pour y être capturés par l’Être, ils n’auraient pas reçus les lames forgées tout spécialement avec des incantations contre le Roi Sorcier. Au bout du compte, l’Esprit Servant de l’Anneau, par son désir de détruire les autres, contribue à sa propre défaite. Selon Michael Martinez, « le fait que Merry se retrouve juste au bon moment et au bon endroit pour aider Éowyn à vaincre le Seigneur des Nazgûl, peut-il être autre chose qu’une intervention de la divine Providence ? [ … ] Ilúvatar pouvait dévoiler sa volonté à certains de ses serviteurs (tel Manwë) ou à travers d’autres personnes (tel Aragorn), il semble bien qu’il ait guidé la main de Tom (qui qu’il soit) lors du choix des épées des hobbits. » (« Count, Count, Weigh, Divide, » Understanding Middle-earth, p. 439). Faramir a lui aussi une dette envers Tom car il aurait été mis à mort par son propre père si Pippin n’avait pas été là pour le sauver. Or Pippin n’aurait pas pu être présent si Tom ne lui avait pas sauvé la vie par deux fois. L’Anneau aurait même été récupéré par son maître si Frodo ne s’était pas réveillé dans le galgal et appelé Tom à l’aide.

Quasiment toutes les adaptations du récit ignorent complètement Bombadil. Même Tolkien déclare que Tom « n’est pas un personnage important pour l’histoire » (Lettres, n°144, p. 255). Mais en fait il est extrêmement important car sans lui il n’y aurait pas eu d’histoire du tout, ou en tout cas pas l’histoire que nous connaissons. On tremble à l’idée de ce qui se serait passé si le Porteur de l’Anneau avait été sacrifié dans le galgal et du Roi Sorcier et de son maître finalement vainqueurs. Toute la Terre du milieu doit donc une lourde dette à cet être mystérieux qui semble peu concerné par les affaires du vaste monde – et qui pourtant aura permis à d’autre de jouer le rôle auxquels ils étaient destinés, juste parce qu’il s’est retrouvé impliqué dans ce qui se passait au sein de son territoire. À leur tour, ils permirent à Tom de continuer son existence bienheureuse car ils ont accepté de quitter leur terre et leur quiétude pour partir à la Guerre.

Anne-Marie Gazzolo

 

Anne-Marie Gazzolo est l’auteur de « Moments of Grace and Spiritual Warfare in The Lord of the Rings » (lien commercial). Celle-ci est présente sur Internet via son site officiel mais aussi sur les réseaux sociaux comme Pinterest (revenir à l’introduction).

 

Bibliographie

  • Bruner, Kurt and Jim Ware. Finding God in The Lord of the Rings. Wheaton, IL: Tyndale, 2001.
  • Hein, Rolland. Christian Mythmakers. 2nd ed. Chicago: Comerstone Press, 2002.
  • Taylor, Taryne Jade. “Investigating the Role and Origin of Goldberry in Tolkien’s Mythology.” in Mythlore 27, no. 1/2 Issue 103/104 (Fall/Winter 2008): 147-156.
  • Humphrey Carpenter. The Letters of J.R.R. Tolkien. Boston: Houghton Mifflin, 2000.
  • Tolkien, J.R.R. The Lord of the Rings. 2nd edition. Boston: Houghton Mifflin, 1965-66.
  • Martinez, Michael. Understanding Middle-earth. Poughkeepsie, NY: ViviSphere Publishing, 2003.