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C’est au Moyen-Âge, et plus particulièrement entre la fin du XIème et le début du XIVème siècles qu’il faut remonter – soit plus de sept cents ans en arrière – pour retrouver la période d’apogée de la production des nouvelles courtoises, les lais de Marie de France et autres courts récits moyen-âgeux comme le sont les fabliaux par exemple. Appartiennent-ils pour autant uniquement à notre passé ? Ne survivent-ils que dans notre culture et à travers les études de quelques érudits ou intellectuels spécialisés dans la littérature du Moyen-Âge ?
On sera bien entendu tenté de répondre par la négative, car au-delà des comparaisons un peu maladroites que l’on ne manquerait pas de faire entre l’époque du Roman de la rose et un certain style contemporain de romans à l’eau de rose, ces récits survivent bel et bien aujourd’hui dans une littérature encore très proche de ces écrits médiévaux : Celle que l’on a désignée par littérature de fantasy, heroic fantasy ou encore, en français, médiéval fantastique, dont les premiers et plus célèbres représentants furent Robert Howard et son fameux cycle narrant les exploits du Cimmérien Conan [1] , et surtout John Ronald Reuel Tolkien, avec The Hobbit et dont le livre le plus connu, The Lord of the Rings, a été élu par les anglais, « livre du siècle, » et fut traduit dans plus de 25 langues. Difficile d’être plus actuel. La plupart des règles du genre de l’époque peuvent se retrouver dans cette littérature contemporaine, et le texte que nous nous proposons d’étudier en est particulièrement représentatif : Il s’agit de l’histoire de Beren et Lúthien, qui est l’un des passages majeurs et les plus connus d’une autre ouvre essentielle dans la bibliographie de Tolkien, Le Silmarillion.
Le Silmarillion tient une place particulière dans l’ouvre de Tolkien : Il est sans doute celui qui est le plus cher à son coeur, et peut-être le plus impressionnant de ses écrits. Il conte l’histoire entière de la Terre du Milieu, là où se déroulent la plupart des récits de l’auteur. Il en présente la naissance, l’évolution, décrit les guerres qui l’ont ravagée, les peuples qui y ont vécus et les hauts faits qui s’y sont déroulés. C’est un livre que l’on peut aborder comme un récit médiéval-fantastique. Néanmoins, sa cohérence est telle qu’il ne nous apparaît pas nécessairement comme plus fantastique qu’un récit se déroulant dans notre propre Moyen-Âge. La cohérence et l’authenticité de l’ouvre tout entière rendent les éléments fantastiques tout aussi frappants dans Le Silmarillion qu’ils le sont dans les lais et les nouvelles médiévales en général.
Il est intéressant, avant de se pencher sur notre texte, de noter également les inspirations de Tolkien que l’on retrouve dans ce livre. On peut y trouver des références aux mythes et légendes du monde entier, notamment les récits tournant autour des Contes du Graal et des chevaliers de la table ronde, mais aussi les légendes nordiques, la mythologie scandinave, voire grecque. Ces textes se rapprochent aussi beaucoup des écrits médiévaux, dans leur sujet et dans leur forme, et c’est précisément le cas-et c’est ce que nous allons voir-avec l’histoire de Beren et Lúthien.
L’histoire de Beren et Lúthien est l’une des plus connues du Silmarillion, comme nous l’avons déjà signalé. Elle fait partie du Quenta Silmarillion (L’Histoire des Silmarils). C’est le dix-neuvième fragment sur les vingt-quatre présents. Il y est fait référence dans de nombreux autres textes, et notamment dans le plus célèbre d’entre eux : Le Seigneur des anneaux. Ce qui fait tout son intérêt en relation avec les sujets qui nous préoccupent, c’est que l’on y retrouve explicitement l’influence des lais, dans sa construction peut-être, mais aussi et surtout dans les différents thèmes abordés. L’histoire de Beren et Lúthien rassemble tous ou la plupart des thèmes que l’on a pu évoquer. C’est là encore un récit hybride, mais il est tout de même bon de noter que le texte que nous avons là est dit être tiré du Lai de Leithian. [2]

Avant de nous lancer dans une étude un peu plus détaillée du récit, nous allons tout d’abord survoler son histoire à travers une présentation sommaire de l’intrigue puis on s’attachera à en souligner cette authenticité si particulière que Tolkien lui confère de par sa ressemblance aux récits médiévaux et enfin, après avoir remarqué les différents thèmes tirés des lais et autres nouvelles courtoises, on parlera de sa dimension mythologique et épique ainsi que de l’intertextualité avec certains autres textes de l’auteur.

I. L’histoire – Résumé [3]

C’est donc l’histoire de deux personnages : Beren et Lúthien. Ces deux personnages se rencontrent et tombent passionnément amoureux l’un de l’autre. Malheureusement, ils ne sont pas de la même « classe sociale » en ce sens que Lúthien est une elfe et que Beren, lui, n’est qu’un humain ; ainsi le Roi et père de Lúthien, Thingol-possessif et jaloux-s’oppose à cet amour.
Les caractéristiques premières de la nouvelle courtoise sont d’ors et déjà présentes. Mais ce n’est qu’au terme d’une longue et périlleuse quête que les deux amants pourront enfin s’aimer librement. L’élément épique-ou l’épopée-est donc très présent dans cette partie.

À noter enfin, que l’autre personnage clé du récit est un chien, nommé Huan, qui aidera fidèlement les deux amants durant une grande partie de l’histoire.

II. Le Récit et ses nombreuses ressemblances avec les nouvelles courtoises du Moyen-Âge.

1. L’introduction et le prologue

Le premier paragraphe présente le récit dans la plus pure tradition des lais du moyen age. Tout d’abord, rien que par l’evocation du titre, qui a un double intérêt. Notre récit s’appelle Beren et Lúthien, mais on nous dit que le titre de l’original était le Lai de Leithian, où La Délivrance.
Le fait que le récit soit rattaché à un lai est très significatif, de plus cela lui donne de la profondeur, une véritable légitimité. Le lai de Leithian est d’ailleurs évoqué plusieurs fois au cours du récit, aux pages 210 donc ; 214, « On dit dans le Lai de Leithian que Beren entra en trébuchant à Doriath. » ; 219, « On raconte, dans le Lai de Leithian, que Beren traversa Doriath sans encombre pour arriver aux Étangs du Crépuscule. » ; On raconte dans le lai de leithian comment elle s’évada de la maison sur Hilinorn. » et 245, « Ainsi prit fin la quête du Silmaril, mais le lai de Leithian, la Délivrance, ne s’arrete pas la. » [4]
D’autre part, cela nous évoque les nombreux récits qui ont changé de titre suivant leur version ou au cours du temps. Cet état de fait est évoqué dans le Lai d’Ignauré, aussi appelé le lai du Prisonnier, ainsi que dans Le Malheureux (Chaitivel) qui était également nommé Les quatre deuils :

« ‘Le Chaitivel’ l’apelë hum,
e si i a plusurs de cels
ki l’apelent ‘Les Quatre Doels’. » (Les Lais de Marie de France,[5], 248)

Il l’est aussi dans Eliduc, qui en changeant de nom, met l’accent sur des personnages différents du récit :

« D’eles dous a li lais a nun
Guildeluëc ha Guilliadun.
‘Eliduc fu primes nomez,
mes ore est li nuns remuëz,
kar des dames es avenu
l’aventure dunt li fais fu. » (LMF, 270)

Notons ici que Leithian n’est pas une autre forme du nom de Lúthien, mais veut dire délivrance en Quenya, la langue des hauts elfes. Néanmoins la délivrance recentre le récit sur l’acte de Lúthien, qui choisi de suivre Beren dans la mort et fut ainsi délivrée de sa condition et de sa solitude.
Venant immédiatement après le titre, la présentation du thème est elle aussi très classique. Elle se trouve tout au début de l’introduction-car c’est bien le but des introductions que de présenter le thème du récit-et se situe parfaitement dans la tradition des lais du Moyen-Âge. C’est en effet un procédé courant que de révéler dans ce genre de récits courts comment se déroulera en grandes lignes l’histoire que l’on va suivre, comme il est fait dans le lai Les Deux Amants. On peut ainsi mettre les deux passages en parallèle :

Parmi les récits de souffrance et de ruine qui nous sont parvenus de ces jours sombres, il y en a où la joie se mêle aux larmes, où une lueur subsiste sous l’ombre de la mort. Et aux oreilles des elfes la plus belle de ces histoires est encore celle de Beren et de Lúthien.De leur vie fut tiré le Lai de Leithian, La Délivrance. (Silm, 210)

« Jadis avint en Normendie
une aventure mult oïe
de dous enfanz ki s’entramerent,
par amour ambedui finerent.
Un lai en firent li Bretun :
des Dous Amanz reçut le nun. » (LMF, 168)

Les deux introductions évoquent les deux amants, l’amour, la souffrance et la mort, et l’origine du lai et sa popularité. Mais l’on ne peut décemment pas évoquer cela sans faire référence à un autre récit, qui lui-même comporte moult éléments emprunté à l’amour courtois, et fut l’un des plus grands succès de William Shakespeare, Romeo and Juliet. En effet, le prologue à la pièce de Shakespeare évoque lui aussi deux amants qui vont s’aimer dans la souffrance : « Two star-crossed lovers. » Et nous évoquerons à nouveau la pièce de Shakespeare.
Penchons-nous maintenant sur le prologue en lui-même. Il est intéressant car le personnage principal n’y est pas présenté immédiatement, chose que l’on retrouve dans certains lais comme Guigemar, où comme ici ce sont les parents et surtout le père du héros qui est présenté. On évoque dans ce récit Barahir et ses compagnons, et dans Guigemar « le seigneur de Léon nommé Oridial » qui était un « valeureux chevalier » (LMF, 28), tout comme l’était Barahir. La présentation de la toile de fond est donc très précise, la localisation géographique est tout à fait définie, ainsi que l’historique de la période, de la région et du personnage. Et ce sont des éléments que l’on retrouvera tout au long du récit. Il y a beaucoup de noms, à chaque scène le narrateur évoque de fait le lieu où elle s’est déroulée.
Puis le prologue se termine sur l’évocation d’un élément qui aura son importance dans le cours de l’histoire, comme l’ont souvent ces petits détails cités en début de récit. Il s’agit de l’anneau de Barahir, que son fils reprend de la main de l’ennemi qui l’a tué. Cet anneau avait été donné au père de Beren par le roi Finrod Felagund, roi des elfes à Nargothrond. On retrouve là aussi une notion bien connue, celle de l’anneau comme preuve du noble lignage de la personne qui le porte. L’anneau ici sera d’un grand secours par deux fois à Beren et fera effectivement reconnaître sa noble affiliation aux yeux du Roi Thingol :

Tu peux me donner la mort, que je la mérite ou non, mais je n’accepterai de toi ni le nom de bâtard, ni d’espion, ni d’esclave. Par l’anneau de Felagund, qu’il donna à mon père Barahir sur le champ de bataille du Nord, ma Maison ne mérite d’être appelée ainsi par aucun elfe, qu’il soit ou non un roi. Il parlait fièrement et tous les regards se portèrent sur l’anneau qu’il brandissait, et on vit soudain briller les pierres vertes taillées à Valinor par les Noldor. [.] C’était le blason de Finarfin et de sa Maison. (Silm, 217-218)

Dans le lai Le Frêne, la mère donne à son enfant un « gros anneau d’or pur d’une once » (LMF, 95), afin que quiconque trouve sa fille soit sûr qu’elle est de bonne famille. Et un peu plus loin :

Entur sun braz trueve l’anel ;
le paile virent riche e bel :
bien sorent cil a esciënt
qu’ele est nee de halte gent. (LMF, 98)

L’anneau a également un rôle d’importance dans le lai Yonec. (LMF, 204) L’amant le donne à sa maîtresse enceinte de son fils, cet amant étant lui-même est le roi d’un endroit hors du commun. Ici, Felagund est aussi le roi d’un endroit hors du commun. L’anneau y est donc aussi lié au merveilleux.
Puis, encore une fois chose très courante dans ces récits, on a une ellipse de quatre ans. L’économie du récit est bouleversée, comme dans la plupart des lais. Mais celui-ci est cependant très bien construit, et avant de poursuivre on peut revenir sur cette utilisation de telles formules comme « on dit dans le Lai de Leithian., » « on raconte que. » qui montrent un effet de répétition (pp 233 et 247 également), réitération des mêmes formules constamment, ce qui est une autre caractéristique des récits du Moyen Âge, un procédé tout à fait désigné pour raconter une histoire. L’idée de cycle est toujours présente-en relation avec les saisons notamment, on peut remarquer plusieurs paragraphes commençant par « Un jour d’Automne, » ou « un soir d’Automne, » ou encore « Un Hiver… ».
Ce sont des moyens très communs et très utilisés pour articuler le récit.

2. Le développement du récit.

Le Héros. C’est logiquement avec sa présentation que commence véritablement le dévellopement de l’histoire. Comme nous l’avons remarqué, celle-ci n’arrive pas au tout début du récit mais trois pages après le commencement, un peu comme dans le lai de l’Ombre, dont le récit ne commence que trois pages plus loin, et par la présentation du héros : « J’entame ici mon récit : il y avait un chevalier dans cette marche de l’empire [.] qui possédait toutes les qualités qu’il pourrait souhaiter. » (Nouvelles Courtoises, 583)
Là aussi, le héros-Beren-revêt toutes les qualités requises des héros et chevaliers de ce genre de récits. Ses vertus sont grandes, il a la vaillance, le courage, est valeureux, il est sage également, car il ne tue aucune créature vivante si ce n’est celles au service de l’Ennemi Noir. Il parle aussi aux animaux, et ses exploits sont nombreux, tout est fait pour ajouter encore à sa valeur : ses ennemis sont de plus en plus menacants, et on peut même noter la première introduction dans le récit de l’élément fantastique à travers le loup-garou, thème assez courant au Moyen-Âge, et que l’on a notamment vu dans le lai Bisclavret (LMF, 116) Mais surtout, sa réputation est grande : « Les exploits de son audace furent connus dans Beleriand tout entier et le récit en parvint même à Doriath. » (Silm, 213) Au-delà de l’importance de ce que la phrase veut simplement dire, il y a une précision d’ordre géographique qui est majeure pour notre comparaison de cette histoire avec les lais du Moyen-Âge, car le Beleriand, qui est décrit en détail dans le fragment 14 du Silmarillion, “Les Royaumes de Beleriand,” avait pour nom dans les premiers manuscrits de Tolkien, Brocéliande. Là encore, la référence aux lais de Marie de France est particulièrement frappante puisque la plupart de ses récits étaient eux-même tirés de lais bretons, et que la forêt de Brocéliande a souvent été au centre de ces histoires (notamment dans le conte du Graal et les légendes des chevaliers de la Table Ronde).
Ensuite, pour en revenir à notre héros, il devient une sorte de chevalier errant, exilé de sa terre : Un chevalier solitaire et unique, comme le montre la phrase en haut de la page 214, disant qu’il va réussir à entrer « dans le royaume caché que nul mortel n’avait foulé de son pied.”
On a donc ici un nouvel élément de cette littérature : l’image du royaume merveilleux-Doriath. Cela nous évoque la Bretagne, endroit merveilleux par exellence, ou des lieux comme la Ville d’Ys, cité cachée aux yeux du commun des mortels, et dans laquelle nul ne pouvait pénétrer. Or, dans ces histoires, lorsqu’enfin un mortel pénètre en ce genre de lieux, ce n’est jamais sans conséquence ! Et le thème de la prophétie est également bel et bien présent ici : « Elle l’avait prédit, car un destin tragique le conduisait. » (Silm, 214) Cela nous renvoie à l’introduction du texte, le qualifiant de récit de souffrance et de ruine. On sait qu’il va apporter la ruine en ce lieu.
Tous ces details participent du côté authentique que Tolkien confère à son texte. On lit un véritable récit de légende, quelque chose de vrai. Et comme l’intrusion dans de tels récits du merveilleux est toujours synonyme d’événements majeurs devant arriver, c’est justement là que nous arrivons au point le plus important du récit, ce qui va être la raison de tout ce qui suivra, et qui fera aussi la réputation de ce lai et son évocation dans de nombreux autres récits :

3. La rencontre de Lúthien

On va s’attarder un peu sur cette scène car elle est primordiale. C’est une scène clé, et elle regroupe de fait tous les topoï qui doivent y être liés selon les règles du genre. Le Lai de Leithian est encore évoqué à ce moment.
Tout d’abord, temporellement et spatialement parlant, le moment et le lieu sont. des lieux communs ! C’est en effet le lever de la lune, et comme nous l’avons vu de nombreuses fois et plus particulièrement dans les aubes (alba), la nuit est le moment des amants. Ensuite, le lieu est un bois, nous faisant immédiatement songer à l’idée de la forêt merveilleuse du bois enchanteur, et encore une fois à Brocéliande.D’autre part la femme est décrite dans la plus pure tradition de ces récits : « Lúthien était la plus belle de tous les Enfants d’Ilúvatar. » (Silm, 214) Notons ici qu’Ilúvatar est l’autre nom d’Eru, dans le langage des elfes, et que Eru signifie l’Unique, le Premier. Il est le Créateur, comme il est dit au tout début du Quenta Silmarillion et dans Ainulindalë : « Il y eut Eru, le Premier, qu’en Arda on appelle Ilúvatar. » (Silm, 13)

De plus, elle a aussi la faculté de guérir les blessures et les souffrances, et elle seule peut le faire, de par l’élévation absolue que représente le fait de tomber amoureux d’elle et de sa beauté quand elle-même rend cet amour à son amant. On le voit tout d’abord dans le changement soudain qui s’opère en Beren lorsqu’il la contemple pour la première fois : Il était « gris et courbé comme par des années de malheur, » et « alors, en un instant, il oublia ses souffrances. » (Silm, 214) Mais la Dame ne lui a pas encore rendu son amour, et sa douleur va revenir, jusqu’à ce qu’enfin elle le retrouve et lui donne sa mercie, ainsi que le veulent les règles de la fine amour. On revoit néanmoins cette même notion à plusieurs reprises dans le cours de l’histoire, à la page 233 une deuxième fois, où « grâce à son amour et à ses soins, elle réussit à le guérir, » après qu’il a reçu une flèche en plein cour ; et une autre fois aux pages 239 et 240 où elle le guérit d’une blessure mortelle qui lui a fait perdre sa main. C’est l’un des lieux communs de ce genre de récits, faisant partie des règles du genre, et celle-ci n’est pas mieux énoncée que dans le lai Guigemar, après que celui-ci a été blessé par la flèche dont il s’est servi pour tuer une biche dans la forêt :

« Ne par herbe ne par racine,
ne par mire ne par poisun
n’avras tu ja mes guarisun
de la plaie qu’as en la quisse,
de si que cele te guarisse,
ki suferra pur tue amur
si grant peine e si grant dolur,
qu’unkes femme tant ne sufri ;
e tu referas tant pur li,
dunt tuit cil s’esmerveillerunt,
ki aiment e amé avrunt
u ki puis amerunt après. » (LMF, 32)

C’est dans ces vers toute l’histoire de Beren et Lúthien qui s’en trouve résumée !
On peut aussi noter que Beren, qui ne connaît pas encore le nom de Lúthien, la nomme Tinúviel, ce qui veut dire rossignol, ou fille du crépuscule dans le langage poétique. Le crépuscule est toujours le moment privilégié de l’amour, mais l’évocation du rossignol est encore plus significative, tant sa présence peut être remarquée dans la plupart des chants dédiés au thème de l’amour courtois. Un lai se nomme même Aüstic, qui en Breton signifiait Le Rossignol (LMF, 210) Dans le Lai d’Ignauré, ce sont là les douzes amantes du héros éponyme qui l’appellent Rossignol, tant il était la parfaite incarnation de l’Amour. On peut aussi citer Aucassin et Nicolette, où Nicolette entendant le chant du rossignol l’associe immédiatement à son amour Aucassin. [6] L’importance des noms est donc encore une fois primordiale chez Tolkien.
Chose également obligée, le héros tombe bien entendu instantanément amoureux de la femme. C’est le coup de foudre, comparé plusieurs fois à un ensorcellement, comme ce fut le cas pour Tristan et Iseult, au sens propre mais symbolique, lorsque les deux boivent le philtre et tombent instantanément amoureux l’un de l’autre. Ici, dès le début Beren est « comme ensorcelé » (214), il reste « comme sous l’effet d’un charme » (215), et l’on parle ensuite d’« enchantement. » Et il en est de même pour Lúthien : « Dès qu’elle eut porté les yeux sur lui, le destin la frappa et elle en fut amoureuse. » (215) Les deux images sont présentes ici, la thématique du regard tout d’abord, car ce sont toujours les yeux qui doivent donner naissance au sentiment amoureux, et la flèche de Cupidon, [7] qui a à nouveau atteint son but et présente le coup de foudre comme un bonheur mais aussi comme une blessure : « un chant qui vous perçait le cour », « le destin la frappa. » (215)

« [Amors] li ot saiete trete
par mi le cors jusqu’au penon ;
la griant biauté et le dous non
d’une dame li mist el cuer. » (NC, 586)

Ces quelques vers tirés du Lai de l’Ombre ne sont qu’un des exemples présentant l’Amour sous cette forme procurant à la victime autant de joie que de souffrance.
En effet, l’amour apporte immédiatement à Beren, et bonheur et douleur. « Un chant » est quelque chose de beau, de doux, mais « qui vous perçait » exprime par contre la violence et la douleur tandis que « le cour » représente bien l’endroit origine du sentiment amoureux. Ainsi, quand Lúthien repart, c’est la souffrance qui reste. Et celle-ci est aussi forte que l’est son amour. On peut citer sur ce point un passage du Lai de Leithian : « And now his heart was healed and slain
with a new life and with new pain. » (Lay of Leithian, Canto III, v. 555-556, p. 175)
Puis il y a leurs retrouvailles après la séparation insoutenable, et là survient ce sans quoi un tel récit ne pourrait être complet, la renaissance de la nature. Comme de juste, dans la grande tradition des troubadours-peut-être devrions-nous dire trobairitz dans le cas présent-celle-ci est mise en parallèle avec le chant, et ici c’est elle qui chante et fait renaître les fleurs et bruire les ruisseaux, annonçant le retour du printemps, qui va sceller leur amour. Cette idée revient elle aussi tout au long du récit ; à la page 240 notamment : « Il ouvrit les yeux, vit le ciel à travers le feuillage et sous le bruissement des feuilles, il entendit près de lui a chanson douce et lente de Lúthien Tinúviel. Et ce fut de nouveau le printemps. » Où qu’elle passe, lorsqu’elle chante elle fait renaître la nature, symbole de leur amour.
Néanmoins, il faut absolument souligner l’annonce de leur destin, qui vient couvrir leur amour d’un voile funeste. Leur destinée commune, tragique est rappelée à la fin de leur rencontre, nous révélant par avance la fin de leur histoire :

C’est ainsi que commença la souffrance dont il devait payer le destin qui pesait sur lui, destin où Lúthien se trouva prise. Immortelle, elle fut comme lui soumise à la mort, libre, elle dut porter ses chaînes, et son tourment fut plus grand que celui d’aucun autre des Eldalië. (216)

Ici c’est à la fin de Lanval que l’on songe, où une immortelle à la beauté incomparable vient parmi les humains pour l’amour d’un chevalier. Nous verrons aussi que la fin de l’histoire de Beren et Lúthien présente une ressemblance troublante avec les derniers vers de ce lai.Ensuite, immédiatement après la scène de la rencontre des deux amants, c’est enfin leur bonheur qui est évoqué. Un bonheur incomparable, lié comme il se doit au secret. Tous les récits de fine amour mettent bien en évidence que l’amour des deux amants doit rester secret, et que s’il est dévoilé, cela mettra sans aucun doute un terme à cet amour.

« a tuz jurs m’avriëz perdue,
se ceste amurs esteit seüe ;
mes ne me purriëz veeir. » (LMF, 140)

Ainsi, une menace plane constamment sur le bonheur des amants, celle d’être trahis, dénoncés par les médisants. État de fait qui est rappelé ici, « . le printemps et l’été les virent parcourir secrètement les forêts avec une joie qui dépassait tout ce qu’avaient connu auparavant les Enfants d’Ilúvatar, bien que le temps des amants fût mesuré. » (216) Tout comme il l’est dans Guigemar :

« Ceo m’est a vis, an e demi
fu Guigemar ensemble od li.
Mult fu delituse la vie.
Mes fortune, ki ne s’oblie,
sa roe turnë en poi d’ure,
l’un met desuz, l’altre desure.
Issi est de cels avenu ;
kar tost furent aparceü. » (LMF, 52)

Et effectivement, un autre archétype de personnage est toujours présent pour veiller à mettre prématurément fin à cet amour, celui du losangier. Le losangier est le médisant, celui qui dénonce les amants par jalousie, envie ou pure sournoiserie. Dans Guigemar il s’agit d’un « chambellan sournois » qui s’empresse d’aller « tout dire à son maître. » Ici il s’agit de l’une des personnes les plus sujettes à être les victimes de l’amour qui va les dénoncer, puisque c’est un barde : « Mais le Barde Daeron aimait lui aussi Lúthien d’amour, il espionna ses rencontres avec Beren et la trahit devant Thingol. »

Ainsi, en trois pages sont présents tous les thèmes de la nouvelle courtoise et du lai de fine amour. Chacune des règles semble avoir été scrupuleusement respectée par Tolkien. Et bien entendu cela se poursuit.

4. L’opposition du père et l’entrée dans le genre épique.

Voici venue la nécessaire requête au Roi. Beren se voit forcé, dans le cas présent, de lui avouer son amour pour sa fille et lui en demander la main. C’est une étape très importante, car elle va mettre en avant l’une des raisons les plus courantes qui fait que leur amour est impossible : un problème de « classe sociale, » d’une certaine manière. Dans les lais médiévaux il s’agit toujours de la différence de condition entre deux amants dont l’un(e) est plus noble que l’autre. Lorsque le héros est chevalier, c’est bien souvent la Dame qui appartient à une plus haute noblesse, et cause au chevalier le malheur de se voir interdire par un père noble et possessif la main de sa fille. On peut le voir dans Le Vair Palefroi, (NC, 522) ainsi que dans Aucassin et Nicolette, où c’est là le père d’Aucassin qui lui interdit de se marier avec Nicolette car lui est noble tandis qu’elle n’est qu’une ancienne esclave sarrasine. Dans l’histoire de Beren et Lúthien, elle est une elfe et il n’est qu’un humain. C’est une différente tout aussi grande, et même plus, que celle entre une femme de la haute noblesse et un homme de classe inférieure. Les elfes sont les nobles de la Terre du Milieu.
Or, ici, l’anneau joue un rôle important. C’est sa présence qui va révéler le haut lignage de Beren et le faire prétendre à la main de Lúthien, ou tout du moins offrir au Roi l’occasion de lui donner une quête afin de prouver sa valeur, une chose que celui-ci n’aurait sans doute pas faite si Beren n’avait pu se réclamer d’aucune parenté prestigieuse. Dans Guigemar, le seigneur écoute lui aussi ce que le héros a à dire et cela lui permet de trouver un prétexte pour s’en débarrasser noblement. Il accepte de prendre le chevalier au mot en lui lançant un défi prenant appui sur ses propres paroles :

« e s’issi fust cum il diseit
se il peüst la nef trover
il le metreit giers en la mer :
s’il guaresist, ceo li pesast,
e bel li fust, se il neiast. » (LMF, 56)

Dans le cas de Beren, le Roi Thingol lui demande de lui rapporter l’un des Silmarils, [8] les trois plus précieux joyaux que la Terre ait jamais vu, et là aussi il est montré comme rusé et sournois-« O Roi, la ruse t’a inspiré, » lui dit sa femme-et animé des mêmes intentions que le seigneur dans Guigemar :

« Et si j’avais pu craindre ou espérer que Beren revînt à Menegroth, jamais plus il n’aurait vu la lumière du soleil et cela, malgré mon serment. » (Silm, 219)

À partir de ce moment, initié par ce que représente l’anneau de Felagund, le récit va entrer dans le genre épique, nous rappelant entre autres des histoires comme Erec et Enide, de Chrétien de Troyes, ou encore, remontant plus loin et repensant à l’image de ce roi rusé et sournois, à certains récits mythologiques comme celui de Persée, chargé de rapporter la tête de la Gorgone Méduse. Le récit épique, ou épopée, se caractérise par les situations souvent périlleuses que vont devoir traverser les amants ou le héros de l’histoire, par un vocabulaire spécifique, notamment lors des descriptions des combats, par des qualificatifs particuliers également, comme c’est ici le cas pour Lúthien surnommée Tinúviel, la fille du crépuscule, ou encore « la bien aimée », ainsi que pour Beren renommé Erchamion, entre autres. Nous sommes donc en présence d’un texte hybride, comme il y en a tant, semblable à ce que l’on peut trouver avec Éliduc, que nous avons évoqué tout au début, ou Aucassin et Nicolette, dans lequel les deux amants doivent surmonter nombre d’épreuves avant d’être enfin officiellement et définitivement réunis. Il est bon aussi de noter que, tout comme Nicolette, c’est ici Lúthien qui se révèle d’une aide déterminante dans la réalisation de la plupart des actions.
Un moment particulièrement intéressant se doit ici d’être souligné : il s’agit d’un combat, un affrontement dramatique entre deux personnages de grande importance, pour la description duquel l’auteur a choisi de citer un passage du lai original lui-même ! Nous sommes ici plongés dans le genre épique –

« il entonna un chant de sorcier,
Un chant pour percer, ouvrir et trahir,
Révéler, découvrir et tromper. » (Silm, 223)

– et l’intensité du récit en est profondément accentuée :

Le vent se plaint,
Le loup gémit, le corbeau fuit,
Dans les bouche marines murmurent les glaces.
Les prisonniers d’Angband en deuil se lamentent,
Le tonnerre gronde, les feux s’éteignent-
Et tombe Felagund devant le trône. (Silm, 224)

On retrouve, dans La Châtelaine de Vergy, ce même procédé, utilisé de façon particulièrement efficace lors d’un moment dramatique (NC, 466). Le récit d’Aucassin et Nicolette, quant à lui, alterne passages chantés et passages en prose.
Un autre moment essentiel, car encore une fois tout à fait classique, concerne l’emprisonnement et la fuite de Lúthien d’une prison aménagée par son propre père. Cet élément est commun à toutes les chansons de malmariée, des chansons de femmes, traitant de ce thème de la femme prisonnière. Après que Lúthien ait encore été dénoncée par le barde Daeron, elle est enfermée dans une superbe prison, comme c’est souvent le cas, là aussi en rapport avec la nature, puisqu’il s’agit d’une maison de bois construite dans les hautes branches d’un arbre immense-« le plus grand des arbres de la forêt de Neldoreth » (Silm, 225)-et donc duquel on ne peut s’échapper. [9] Mais, tout comme Nicolette, Lúthien parvient à s’en échapper, laissant pousser ses cheveux pour en tresser une corde et en tisser « une robe noire qui drapait sa beauté comme une ombre et de plus inspirait le sommeil. » (225)
Mais chaque passage apporte un nouveau thème, et un peu plus loin dans le récit, Lúthien rencontre un autre personnage essentiel de l’histoire. Il s’agit de Huan, un chien, qui représente l’archétype de l’animal compagnon des amants. On se souviendra du perroquet qui parle dans Las Novas del Papagay d’Arnaut de Carcassès (NC, 186), à Yonec avec l’aigle ou à La Châtelaine de Vergy avec le petit chien dressé. Et l’arrivée de ce chien va permettre une nouvelle intrusion du merveilleux puisque, comme la biche dans Guigemar, il se met à parler, et qu’il comprend tout ce qu’on peut lui dire.

5. La conclusion du récit.
Ensuite, Lúthien va sauver Beren dans sa prison, et comme pour Aucassin et Nicolette, il l’entend alors qu’elle chante devant sa prison et que lui se lamente à l’intérieur. Ensemble, ils devront aussi se déguiser pour passer inaperçus et enfin, une fois la quête accomplie, on peut remarquer un petit passage qui rappelle les jeux sur l’interprétation des paroles des amants qui ne peuvent mentir ni se trahir, comme le fait par exemple Iseult après avoir traversé un marais sur les épaules de Tristan déguisé en vagabond, quand elle jure que jamais personne d’autre n’a été entre ses jambes que Marc son époux et ce vagabond. Ici, c’est Beren qui dit avoir bel et bien dans sa main le joyau que Thingol lui a demandé. Seulement sa main est dans le ventre de Carcharoth, le loup garou ! « Un Silmaril est aujourd’hui dans ma main. [.] Alors Beren leva sa main gauche, ouvrit lentement les doigts : elle était vide. Puis il tendit son bras droit et, depuis cette heure, il se nomma Camlost, la Main Vide. » (Silm, 242)Puis il y a aussi la scène de la chasse, et finalement le roi qui s’agenouille pour pleurer au dessus de Beren, avec ses hommes, tout comme à la fin des deux amants. On pense aussi, à travers le fait que le choix de Lúthien de mourir avec Beren « a réuni les Deux Races, » (Silm, 247) à l’amour et au sacrifice de Roméo et Juliette qui permet de réconcilier les deux familles Montague et Capulet.

L’histoire se termine sur le départ de Beren et Lúthien. Elle a accepté de devenir humaine pour lui et ils s’en vont tous les deux s’aimer loin du regard des autres. Citons ici la conclusion de leur histoire, qui se trouve en fait au tout début du fragment 20 du Silmarillion : [10]

Puis Beren et Lúthien s’en allèrent seuls et, ne craignant ni la faim ni la soif, ils passèrent le Gelion pour se rendre en Ossiriand où ils vécurent sur Tol Galen, l’île verte au milieu de l’Adurant, et on ne sut plus rien d’eux. (Silm, 247)

Comme nous l’avons signalé plus haut, sa ressemblance avec la fin du lai de Lanval est frappante :

Od li s’en vait en Avalun,
ceo nus recuntent li Bretun,
en un isle qui mult est beals ;
la fu raviz dameiseals.
Nuls n’en oï puis plus parler,
ne jeo n’en sai avant cunter. (LMF, 166)

Ainsi se conclue l’histoire de Beren et Lúthien.

III. L’aspect mythologique du récit

 
Ce n’est pas directement le thème de cette étude, mais l’on a déjà remarqué que Beren et Lúthien était un récit hybride, et les inspirations et références mythologiques sont précisément l’autre part importante de texte, comme dans toute l’ouvre de Tolkien. Nous allons ici les évoquer rapidement, tout en sachant qu’elles sont bien présentes de bout en bout. En effet, Le Silmarillion peut être perçu comme un ouvrage mythologique, comparable à la Bible en ce qui concerne le monde de La Terre du Milieu. [11] La Terre du Milieu est elle-même directement inspirée du royaume de Midgard dans la mythologie nordique.
Dans cette approche mythologique du récit, il faut noter l’importance des noms, qui ont tous une signification, comme dans les anciens mythes. Beren, lui, a en effet deux autres noms : Camlost, qui signifie main vide (en rapport avec son retour a Doriath) et Erchamion qui veut dire le manchot. Tous les noms sont bien évidemment en rapport avec ses actes, nous soulignerons les autres en nous penchant sur les différentes références mythologiques de l’histoire.
On trouve ainsi l’image du mal universel dans Sauron et Morgoth. Sauron (ou Gorthaur), qui fait penser a saurien, signifie le Détesté. Quant à Morgoth il signifie l’ennemi noir. Il s’agit de celui que l’on appelait Melkor, et qui etait le plus puissant et le plus beau des fils d’Ilúvatar, tout comme Lucifer, mais qui voulu rivaliser avec lui et fut pareillement banni du Royaume béni de Valinor et devint l’essence du mal. Il apparait ici comme pervers et cruel, rêgnant depuis les tréfonds d’Angband, la forteresse de fer. Angband signifie Prison de fer ou Enfer d’acier.
Carcharoth est une autre image du mal. Il s’agit du plus grand et plus monstrueux loup garou que la terre ait jamais porté. Les sonorités de son nom sont très révélatrices de sa nature, lorsqu’on les compare notamment à la douceur de Lúthien. Son nom signifie mâchoires sanglantes, et on l’appelait aussi Gueule Rouge ou Anfauglir, les Mâchoires de la soif. Il prend le Silmaril a Beren en lui arrachant la main, comme Fenrir, le loup de la mythologie scandinave, qui arrache la main de Tyr, représenté ensuite comme un manchot. Le loup garou ou même simplement le loup est une figure mythologique incontournable. La légende la plus connue de France est sans doute celle de la bête du Gévaudant, mais il y a surtout Cerbère, l’énorme chien à trois têtes de la mythologie grecque, le gardien des enfers.
Aussi, lié aux enfers, il y a la grande thématique de la catabase-la descente aux enfers. Les plus grands héros de la mythologie l’ont faite, comme Orphée tentant d’en ramener son Eurydice, Thésée également, ainsi qu’Heraclès. Énée l’a faite aussi. [12] Ici, par deux fois, c’est surtout Lúthien qui la fait, pour aider ou aller chercher Beren, ce qui renforce son rôle primordial dans l’accomplissement de leur quête. Tout comme Orphée, elle parvient à ensorceler Carcharoth, qui peut donc définitivement être assimilé à Cerbère, gardant les Enfers-Angband en l’occurrence.
Elle chante aussi pour Mandos, l’équivalent d’Hadès dans la mythologie grecque, afin de pouvoir ramener avec elle Beren du royaume des morts. Et elle y parvient.Comme dans tout récit mythologique, les héros doivent aussi user de la ruse pour parvenir à leurs fins, et lorsqu’ils ont recours aux déguisements, se faisant passer pour des créatures monstrueuses, l’illusion est parfaite. Cela fait partie de ces exploits légendaires dont sont responsables les héros du récit. En plus de la descente aux enfers, il y a aussi « Le Saut de Beren » (Silm, 232), qui est devenu légendaire chez les humains et chez les elfes.

Parmi les animaux, on peut noter également un détail d’importance concernant le chien Huan : Il est donné à celui-ci de parler trois fois. Le chien qui parle est quelque chose d’important, mais le nombre trois l’est tout autant. Trois est un chiffre mythologique par excellence, au même niveau que sept. La première référence qui nous viendra à l’esprit sera la trinité et tout se qui s’y rapporte dans la mythologie judéo-chrétienne. De fait, Huan pourra parler trois fois (Silm, 227) et Beren maudira trois fois son serment. (235)
En restant dans les animaux il y a aussi la présence notable des aigles, dont Thorondor-qui veut dire roi des aigles et fait penser à Thunder, tonnerre, ou mieux, à Thor, le dieu de la foudre et des orages dans la mythologie nordique. L’aigle était aussi le compagnon de Zeus, le dieu de la foudre, et le roi des dieux dans la mythologie grecque. Ici, les aigles sont les messagers de Manwë, qui est le roi des dieux-appelés les Ainur ou les Valar-dans cette mythologie.
Les correspondances sont donc bien partout, et il y en a d’autres, mais cela prendrait suffisamment de place pour en faire un travail à part entière.
Mais pour terminer, il peut être intéressant de percevoir l’authenticité que Tolkien a donné à son monde dans l’évocation d’autres de ses textes, en les mettant en relation avec celui de Beren et Lúthien, car l’intertextualité de ses écrits ne renvoie pas uniquement à nos récits du Moyen-Âge, mais s’est également développée dans un jeu d’échos d’un texte à l’autre de l’auteur.

IV. Les autres textes

Dans son travail à développer un monde entier, riche et cohérent, à donner vie à la Terre du Milieu, là où prennent place la plupart de ses récits, Tolkien s’est attaché à tisser de nombreux liens entre ces différents récits : romans, poèmes, nouvelles ou lais, tous semblent bel et bien faire partie d’un ensemble authentique, se répondant ou se complétant les uns les autres, participant de cette construction de l’histoire et de l’existence de la Terre du Milieu. Beren et Lúthien n’est donc pas un cas unique. De nombreux autres récits suivent des procédés ou développements similaires, mais leur évocation prendra là aussi peu de place comparé à leur nombre et intérêt.

Avant toute autre, la plus importante à souligner est l’histoire d’Aragorn et Arwen, qui présente le plus de similitudes avec celle de Beren et Lúthien. L’histoire du Seigneur des Anneaux se déroule au Troisième Âge, tandis que celle de Beren et Lúthien prend place au Premier Âge. Le monde a changé, les royaumes, sa géographie, ses peuples, mais elfes et humains sont encore présents, et les elfes vivent pour la plupart dans un royaume protégé, sacré, semblable au royaume de Doriath à l’époque de Beren : La Lothlórien, ou Lórien. La présence des humains y est interdite sauf pour certains d’entre eux. Aragorn, l’un des personnages centraux du Seigneur des Anneaux, y alla à de nombreuses reprises. Aragorn est un homme, lui-même-comme Beren-descendant de l’une des plus grandes familles humaines, très proche des elfes et notamment d’Elrond, autre personnage majeur de la Guerre de l’Anneau. Et c’est en Lórien qu’un jour il entend chanter une voix magnifique, qui est celle de la plus belle des femmes, à la chevelure noire et à la grâce infinie. Aragorn, ayant précisément à l’esprit l’histoire de Beren et Lúthien, l’appelle Tinúviel. Ils se rencontrent et après la Guerre de l’Anneau se marient, et Arwen décide elle aussi d’abandonner son immortalité pour devenir humaine et pouvoir suivre le même destin que son compagnon. On peut aussi souligner que tous deux sont des descendants de Beren et Lúthien eux-mêmes ! La ressemblance est frappante et ne fait qu’accentuer l’authenticité de la première histoire, qui légitime en retour l’existence de celle-ci.
Il existe dans Le Silmarillion une autre histoire, qui rappelle l’un des thèmes présents dans Beren et Lúthien et beaucoup de lais médiévaux et chansons de femmes-de malmariées. Il s’agit de l’histoire de Maeglin, le fragment 16 du Silmarillion. Il est dans celle-ci question d’une magnifique femme qu’un mari jaloux retient prisonnière dans son domaine. « Eöl la prit pour femme et il s’écoula beaucoup de temps avant qu’aucun des siens ne reçoive de ses nouvelles. » (Silm, 171) En effet, elle n’a pas le droit de chevaucher seule ou de s’éloigner de la demeure au cour de la forêt si elle ne se fait accompagner par lui. Elle s’échappera finalement, avec l’aide de son fils, profitant d’une absence de son mari :

– O Dame, allons-nous-en pendant qu’il est temps ! Que peux-tu encore espérer de ces forêts, ou moi ? Ici nous sommes captifs et pour moi je n’en attends plus rien, car j’ai appris tout ce que savait mon père et tout ce que les Naugrim veulent bien me révéler. N’allons-nous pas retrouver Gondolin ? Tu seras mon guide et moi ton chevalier ! (Silm 173)

Un autre récit est celui de Tuor [13] et de son amour pour Idril Celebrindal, qui est tout à fait remarquable dans cette comparaison puisqu’il s’agit là de la deuxième union entre une elfe et un humain. Tuor réalise lui aussi l’exploit d’être l’un des seuls humains à pénétrer dans un royaume elfe aussi bien gardé, et après sept années là-bas, il épouse finalement là aussi la fille du roi. Lui aussi a un rival, en la personne de Maeglin, qui, au bout de sept ans encore, mettra prématurément fin, non pas à leur amour, mais au bonheur de leur vie dans la cité de Gondolin en trahissant la confiance du roi et livrant son emplacement à l’Ennemi. Tuor tuera Maeglin, s’enfuiera avec Idril et eux aussi quitteront la Terre du Milieu à la fin de la vie de Tuor. Mais à la différence de Beren et Lúthien, Tuor et Idril, qui eux aussi quittent à ce moment les chants des humains, atteindront les rivages bénis de Valinor et Tuor rejoindra le peuple immortel. Le chemin, ici, est inverse.
Son fils, Eärendil, aura un destin semblable, épousant la belle Elwing qui aura la faculté de se transformer en oiseau pour le retrouver au milieu de la grande mer, avant que lui-même n’arrive à Valinor et soit connu comme, encore une fois, le premier des humains à avoir posé le pied sur cette terre. [14]

Voilà donc une presentation de Beren et Lúthien, l’une des histoires les plus connues du Silmarillion et de toute la Terre du Milieu.
Nous avons pu voir, à travers sa comparaison avec plusieurs nouvelles ou lais du Moyen-Âge, qu’il respecte en tout point les règles des écrits de ce genre. Par sa structure, avec les événements semblables qui reviennent, les mêmes choses qui se répètent, les mêmes formules réutilisées, et ses thèmes, communs à tous les textes de cette litterature, avec l’alliance de l’histoire courtoise, et du récit épique, mythologique, merveilleux.
Le fait que cela prenne place dans un monde différent n’y change rien et accentue au contraire cette ressemblance dans la différence : Les correspondances sont bien là, et les thèmes restent les mêmes, invariables. Plusieurs autres histoires dans l’ouvre de Tolkien mettent en scène des thèmes semblables, mais celle de Beren et Lúthien reste néanmoins la plus représentative et la plus développées d’entre elles. D’ailleurs, comme c’était souvent le cas des troubadours qui à cette époque médiévale composaient les récits de fine amour, Tolkien lui-même ne semble pas avoir écrit cette histoire sans penser à sa propre Dame, Edith Tolkien. Et l’on peut lire, sur la tombe commune des deux époux, J.R.R. Tolkien – Beren ; Eith Tolkien – Lúthien.

par Cathelot Yannis,
alias Greyelm.

Travaux cités

  • Harf-Lancner, Laurence. Lais de Marie de France. Paris : Le livre de poche, Lettres gothiques, 1990.
  • Méjean-Thiolier, Suzanne et Marie-Françoise Notz-Grob. Nouvelles courtoises, occitanes et françaises. Paris : Le livre de poche, Lettres gothiques, 1997.
  • Tolkien, J.R.R. The Silmarillion. London : George Allen and Unwin, 1977. Pour la traduction française : Christian Bourgeois, 1978.
  • Tolkien, J.R.R. The Hobbit : or There and Back Again. London : George Allen and Unwin, 1937.
  • Tolkien, J.R.R. The Lord of the Rings. London : George Allen and Unwin, 1954-1955.
  • Tolkien, J.R.R. The History of Middle-earth, III : The Lays of Beleriand. Textes réunis et présentés par C. Tolkien. London : George Allen and Unwin, 1985.

Appendice 1

p.210, Premier paragraphe – Introduction.
p.210-213 – Prologue.

p.213-214 – Errance de Beren.

p.214-219 – Beren et Lúthien ensemble.

p.214-216 – Rencontre entre Beren et Lúthien.
> p.214 – Beren tombe amoureux de Lúthien.
> p.215 – Lúthien tombe amoureuse de Beren.
> p.216 – Bonheur des amants.
p.216-219 – La fin du bonheur et le début de la souffrance
> p.216 – Trahison de Daeron.
> p.217 – La requête. (échec)> p.218-219 – La quête et l’Exil de Beren.

p.219-242 – La Quête.
p.220-224 – Quête de Beren.

p.220-223 – Nargothrond.
> p.220 – Rencontre de l’ami de son père. (allié)
> p.221-222 – Les fils de Fëanor, Celegorm et Curufin.
> p.223 – Nouvel exil. Finrod Felagund accompagne Beren.
p.223-224 – Affrontement avec Sauron. Défaite et emprisonnement.
p.225-228 – Quête de Lúthien.
p.225 – Emprisonnement et Fuite de Lúthien.
p.225-227 – Rencontre de Celegorm et Curufin, trahison, second emprisonnement et seconde fuite.
> p.227 – Rencontre de Huan, le chien. (allié) Fuite de la prison.
p.228 – Arrivée de Lúthien sur l’île.
p.228-230 – Deuxième affrontement avec Sauron.
> p.230 – Victoire de Lúthien et retrouvailles des deux amants.
p.230-242 – Quête commune.
p.230-233 – Retour a Nargothrond et affrontement de Celegorm et Curufin.
p.233-235 – Nouvel Exil de Beren puis retrouvailles.
p.236-238 – La Descente en Angband. (Catabase)
> p.236-237 – Confrontation avec Carcharoth. (Cerbère)
> p.237-238 – Confrontation avec Morgoth.
> p.238 – Deuxième affrontement de Carcharoth.
p.239-242 – Fuite, errance et Retour.

p.242-246 – Dénouements.

p.242-243 – Premier dénouement : L’Accord du Roi.
p.243-244 – Deuxième dénouement : La Chasse.
> p.244 – Troisième affrontement de Carcharoth. Mort de Carcharoth et Huan.
p.245 – Mort de Beren.
p.245-246 – Descente aux cavernes de Mandos. (seconde Catabase).
> p.246 – Troisième dénouement : Retrouvailles des amants.p.246 – Épilogue.

Appendice 2 – Quelques illustrations

Tyr le manchot et le loup Fenrir

Appendice 3 – Traduction des citations en ancien français

T1.
On l’appelle Le Malheureux

mais beaucoup
le nomment aussi Les quatre deuils.
T2.
Le lai tire son nom de celui des deux femmes :
Guildeluec et Guilliadon.
On l’a d’abord nommé Eliduc,
mais son nom a maintenant changé,
car les dames sont bien les héroïnes
de l’aventure qui a donné naissance au lai.

T3. Jadis survint en Normandie
l’aventure souvent contée
de deux enfants qui s’aimèrent
et moururent tous deux de cet amour.
Les Bretons en firent un lai
qu’on appela Les Deux Amants.

T4.
À son bras elle trouve l’anneau.
Devant sa richesse et la beauté de l’étoffe,
ils comprennent bien
que la petite fille est de noble naissance.

T5.
Nulle herbe, nulle racine,
nul médecin, nulle potion
ne guériront jamais la plaie
de ta cuisse tant qu’une femme ne viendra pas la guérir,
une femme qui souffrira pour l’amour de toi
plus de peines et de douleurs q
ue nulle autre amoureuse.
Et toi, tu souffriras tout autant pour elle.
Et votre amour émerveillera
tous ceux qui aiment, qui ont aimé
et qui aimeront.

T6.
Amour lui avait décoché une flèche
qui s’était fichée dans sa chair jusqu’à l’empennage :
il lui grava dans le coeur
la grande beauté et le doux nom d’une dame.

T7.
Si l’on apprenait notre amour,
vous me perdriez à jamais,
vous ne pourriez plus jamais me voir

T8.
Guigemar partagea avec la dame
un an et demi de bonheur, je crois.
Mais la Fortune n’oublie jamais son role
et a tôt fait de tourner sa roué,
plaçant les uns en haut, les autres en bas.
C’est le sort qui les attendait :
bien vite ils furent découverts.

T9.
Pourtant, si c’était là la vérité
et s’il pouvait retrouver le navire,
il aurait tôt fait de remettre Guigemar à la mer :
il serait bien désolé de le voir survivre
et compte bien sur la noyade !T10. Il s’en va avec elle en Avalon,
comme nous le racontent les Bretons.
C’est dans cette île merveilleuse
que le jeune homme a été enlevé.
On n’en a plus jamais entendu parler
et mon conte s’arrête là.

 

Notes

[1] Howard, Robert E. Conan le barbare, J’ai lu 1449. (Pour l’édition française)
[2] Le Lai de Leithian est un lai de 4000 vers, en octosyllabes, et peut se trouver dans le recueil Lays of Beleriand, de la série History of Middle Earth.
[3] Pour une vision plus complète du récit, voir Appendice 1 : Plan du Récit.
[4] Les présentes citations du Silmarillion proviennent de l’édition française, publiée chez Presses Pocket en 1984.
[5] Pour les citations, on se référera ensuite aux Lais de Marie de France par l’abbréviation LMF.
[6] Nouvelles Courtoise (NC), page 632 : C’est d’Aucasin et de Nicolete.
[7] La figure mythologique de Cupidon est constamment présente dans les récits d’amour du Moyen-Âge, mais notons tout de même qu’il n’y a dans le monde de Beren et Lúthien aucun Cupidon.
[8] C’est bien d’eux que le Silmarillion tire son nom. Ils furent créés par Fëanor, le plus grands de tous les Premiers nés, excellent dans tous les domaines, et ils apportèrent la ruine de la Terre du Milieu.
[9] À noter que la prison prend parfois la forme d’un magnifique verger, ou d’une tour blanche au centre de ce verger. Là encore, on peut se referrer à Guigemar.
[10] La Cinquième bataille : Nirnaeth Arnoediad.
[11] La Terre du Milieu est aussi régulièrement appelée Les Terres du Milieu dans les différentes traductions françaises de Middle Earth.
[12] Voir le chant 6 de l’Énéide, de Virgile.
[13] Le Silmarillion : 23 – Tuor et la Chute de Gondolin, 315.
[14] Le Silmarillion : 24 – Le Voyage d’Eärendil et la Guerre de la Grande Colère, 325.