On entend par Kalevala un immense poème de plus de vingt mille vers, composé à partir de chants populaires finlandais de tous âges et de tous genres par Elias Lönnrot, au milieu du XIXe siècle. Oeuvre grandiose et profondément émouvante, originale par le fond comme dans la forme, elle exprime avec un rare bonheur l’âme du peuple de Finlande, tout en comptant parmi les grands textes mythiques de l’humanité. Mais son allure de centon et la date récente de sa mise en forme posent maints problèmes.

 

Les vieux chants populaires de Finlande

Au commencement, il y eut les chants populaires : séparé du monde par l’éloignement et les vicissitudes d’une histoire cruelle, le barde paysan finlandais a chanté, prodigieusement chanté. Il n’est guère de folklore plus riche. La Société de littérature finnoise a rassemblé plus d’un million et demi de pièces de tous ordres. Dans un mètre presque invariable, un octosyllabe formé de quatre trochées allitérés et obligatoirement repris aussitôt sous une forme à peine différente – loi du parallélisme qui entraîne souvent monotonie, lourdeurs et artifices, mais qui provoque dans sa souveraine lenteur une sorte d’envoûtement -, le chanteur ou runo (le mot ne signifiera « chant » que plus tard), accompagné d’une sorte de cithare à cinq cordes, le kantele ou kannel , a tout psalmodié : récits épiques, fables, contes, légendes, incantations magiques, gestes antiques, liesses populaires, chants de travail, de chasse, de jeu, et même berceuses, élégies plaintives, joutes sacrées, sans parler de la fête de l’ours, des proverbes, charades et devinettes. D’où viennent ces chants ? Peut-être du vieux fonds finno- ougrien, de ces peuplades mal connues qui, parties de l’Oural, auraient repoussé les Lapons, premiers occupants de la Finlande. Les chercheurs localisent en Finlande de l’Ouest, dans la Carélie finlandaise et russe, ainsi qu’en Estonie les foyers d’où semble avoir rayonné la poésie du Kalevala , mais on sait qu’il s’y trouve aussi, et en quantité, des motifs russes, lituaniens et scandinaves. Quant à fournir des dates, le problème est encore plus ardu. Des détails – tel manteau à parements de bronze, telle arme décorée de motifs animaliers – pourraient renvoyer au VIIe siècle de notre ère et même plus tôt ; d’autres, en revanche, datent de l’époque chrétienne ou sont même encore plus récents. On peut s’accorder sur un moyen terme : il est probable que la majorité de ces chants remontent au Moyen Âge, du XIe au XVe siècle, et plus près de la seconde date que de la première.

 

Elias Lönnrot

Lorsque la Finlande, après son rattachement à la Russie, en 1809, commence à entrevoir son émancipation, son premier réflexe nationaliste est de tourner les yeux vers son trésor populaire. La démarche avait été faite dès le XVIIIe siècle par H. Porthan et K. Ganander, mais le mouvement est réellement lancé par Zachris Topelius, le père du grand écrivain, en 1823, lorsqu’il publie le premier recueil des chants populaires qu’il a rassemblés depuis 1803. Il sera suivi dans ses efforts par un compatriote, Carl Axel Gottlund, et par le juriste allemand H. R. von Schröter. Un journaliste qui était aussi philologue, Reinhold von Becker, leur emboîte le pas : c’est lui qui va susciter la vocation de son jeune disciple, Elias Lönnrot.

Fils de tailleur, Elias Lönnrot (1802-1884) hésitait entre des études de lettres ou de médecine. Il opte pour cette seconde voie et soutient, trait significatif, sa thèse sur l’ancienne médecine magique de Finlande. Devenu médecin de campagne et obligé de parcourir son district en tous sens, guidé par une curiosité inlassable, un patriotisme ardent et un sens très sûr de sa langue, il quête, rassemble, consigne par écrit, dès 1832, tous les chants populaires qu’il se fait dire. Très vite, il s’assigne pour but de reconstituer ce qu’il croit être la grande épopée de son peuple. En 1835, le 28 février exactement, devenu depuis jour de fête nationale en Finlande sous le nom de « jour du Kalevala », il publie un premier recueil où il a réparti en trente-deux chants un total de 12 078 vers. Une seconde édition, en 1849, porte ce chiffre à 22 795 vers organisés en cinquante chants. C’est le Kalevala. Lönnrot s’est expliqué sur ses intentions dans sa préface à l’édition de 1849 : « Conscient de ce que ces poèmes constitueront le plus ancien monument spécifique du peuple et de la langue de Finlande tant que ceux-ci existeront, nous avons cherché, avec tout le soin et toute la diligence possibles, à organiser et à assembler aussi bien que nous l’avons pu tout ce que ces poèmes ont conservé pour la connaissance de la vie, des coutumes et des événements du passé. » Il n’y a rien ajouté de son cru, au moins dans la matière ; il a classé méthodiquement les chants qu’il avait collectés, les a interpolés en combinant les plus beaux éléments de chaque variante d’un même thème afin d’obtenir une composition épique où figureraient tous les épisodes repris aux divers cycles populaires qu’il connaissait. Il fabriqua de la sorte cette étrange mosaïque, cette tapisserie où s’entrelacent motifs épiques, lyriques et magiques, qu’il intitule Kalevala (c’est-à-dire pays du peuple de Kaleva, nom désignant le héros mythique dont descendent Väinämöinen et Ilmarinen). L’ensemble, ainsi constitué à force d’éléments disparates, manque d’unité, et chaque chant n’est pas indispensable au tout. Mais l’identité du mètre, des images et des tournures fait aisément la liaison. Car, par chance, Lönnrot était plus linguiste que poète, et c’est d’abord une langue d’une merveilleuse musicalité qu’il a ressuscitée en la dotant d’un tel monument.

Le Kalevala rapporte les faits et gestes de quelques grands personnages mythiques, héros plus ou moins divinisés que ne relient ni l’histoire ni la parenté : d’abord le vieux mage Väinämöinen, version finnoise d’Orphée, maître de la science occulte des runes, chanteur incomparable et dépositaire de la sagesse ; puis Ilmarinen, le forgeron merveilleux qui fabriquera le sampo ; Lemmikainen, joyeux luron, aventurier amoureux, une sorte de don Juan carélien ; Kullervo le maudit, marqué par un destin tragique ; Louhi, la souveraine de Pohjola. Ce dernier nom désigne une contrée énigmatique qui entretient avec le pays de Kaleva des relations plus souvent hostiles qu’amicales, et, étymologiquement, pourrait renvoyer à « fond » ou à « nord », ce qui suggérerait qu’il représenterait le pays des Lapons, par opposition à celui des Finnois.

Quant au contenu, le Kalevala s’efforce de concilier trois cycles différents : celui de Väinämöinen, celui de Lemmikainen et celui de Kullervo. Le premier, cosmogonique et épique, retrace la création du monde, tout en rapportant les luttes de Väinämöinen, Lemmikainen et Ilmarinen pour posséder la belle vierge de Pohjola, fille de Louhi. Elle n’appartiendra qu’à celui qui forgera le sampo, objet mystérieux et magique, une sorte de moulin peut-être, qui a le don d’apporter bonheur et prospérité à qui le possède. Ilmarinen y parvient : c’est le héros dynamique et entreprenant, clairement opposé au contemplatif, méditatif Väinämöinen. Après la mort de la femme d’Illmarinen, les personnages du Kalevala tentent de reprendre le fameux sampo, mais ils n’en posséderont que quelques morceaux. Le second cycle relate les amours de Lemmikainen. Lui aussi fait antithèse à Väinämöinen, malheureux en amour. Le troisième dépeint avec une mâle rudesse les malheurs de Kullervo, infortuné au point de séduire sa propre soeur sans le savoir, achevant volontairement une vie tout entière placée sous le signe de la vengeance sanglante et de la haine. Entre ces grandes fresques, il y a place pour maints épisodes mythologiques, mythiques ou folkloriques comme le rapt du soleil, de la lune et du feu, ou la fête de l’ours.

 

Le fonds primitif

A l’évidence, l’intérêt du Kalevala , d’un point de vue scientifique, tient d’abord aux souvenirs anciens qu’il restitue, mais sous une forme obscure, en signes incertains dont le déchiffrement, pour passionnant qu’il soit, ne peut que rester conjectural. Des origines au XIXe siècle, malgré cette forme qui se prêtait admirablement à la transmission orale, on devine aisément les innombrables déformations qu’ont dû subir ces textes, non seulement par la force des choses, mais aussi en vertu du contact avec d’autres peuples, d’autres cultures, dont les immixtions ou les interférences sont parfois encore visibles. À tous points de vue, il serait infiniment précieux de pouvoir remonter aux sources, mais tout au plus peut-on établir sans peine qu’un fonds primitif a présidé à l’élaboration de ces chants.

C’est visible d’abord à l’importance capitale du rôle que joue la magie dans le Kalevala : il baigne tout entier dans un flot occulte. Ce ne sont que charmes, sortilèges, incantations, illusions des sens, métamorphoses. Les Finnois passaient pour maîtres en cet art ténébreux et les grandes sagas islandaises, écrites au XIIIe siècle, ne manquent jamais de le signaler. Pourtant, c’est là un trait caractéristique du Nord : la magie est la science qui rend supérieur celui qui la possède. Väinämöinen n’est jamais autrement nommé que « l’éternel sage » ou « le voyant vieux comme le temps » : par quoi il ressemble curieusement à Odinn (Odin).

D’autres traits sont d’une évidente antiquité. Le Kalevala a conservé au moins deux caractères qui attestent une origine sacrée. D’une part, il respecte le principe de symétrie ou de parallélisme propre au psaume oriental :

Malheureuse, quelle est ma vie,
pauvre enfant, quel est mon destin ?
M’en voici réduite à ceci à jamais sous le ciel profond
je serais bercée par les vents
et ballottée au gré des vagues
au milieu de ces flots immenses,
au sein des ondes infinies.

Kalevala I

D’autre part, il illustre le principe de l’improvisation dialoguée (ces poèmes faits de « thèmes de compétition dont le canevas était fourni d’avance », dont parle L. Renou à propos du Rig-Veda ). Il en reste quelque chose, d’ailleurs : cette curieuse façon de chanter qu’évoquent de nombreux témoignages ; les poèmes se disent à deux, assis face à face, à califourchon sur un banc, les mains dans les mains et déclamant chacun un vers à tour de rôle tout en imprimant à son corps un lent mouvement de balancement. La Sturlunga Saga islandaise (XIIIe siècle) offre également quelques spécimens de ce procédé.

Les éléments mythologiques fournis par le Kalevala plongent très avant dans le temps, non seulement parce qu’ils illustrent quelques thèmes symboliques bien connus – la lutte des Finnois contre les Lapons revient aussi bien à l’antagonisme primitif entre lumière et ténèbres ou entre bien et mal -, mais encore parce que nous connaissons les archétypes d’Ukko, dieu du ciel et de la foudre, de Tapio, dieu des forêts et de la chasse, des déesses Ilmatar, fille de l’air, Päivätär, fille du soleil, et Kuutar, fille de la lune. À ce titre, il se pourrait que Väinämöinen et Illmarinen fussent les derniers avatars, l’un d’un ancien dieu des eaux, l’autre d’une divinité archaïque des airs (il fait d’ailleurs penser au Völundr de l’Edda , lui-même réplique nordique d’Icare ou de Dédale). Et le Tuonela, fleuve du royaume des morts, ressemble fort au Styx. Le jeu des ressemblances et des analogies est toujours dangereux. On a bien affaire ici à un complexe d’origine indo-européenne, et les Finnois sont les seuls à attribuer la création du monde à un oiseau (un canard, Kalevala I).

Ainsi, par son caractère oral et fondamentalement épique (avec tous les procédés afférents : dynamisme, grossissements, simplifications, thèmes frustes et martelés), le Kalevala remonte à des traditions certainement fort anciennes.

 

L’apport scandinave

Puis les choses se compliquent. Les interactions entre la Scandinavie (Suède surtout) et la Finlande ont dû être bien plus nombreuses et profondes qu’on ne le croit. Les Vikings suédois, les « rus », passaient par la Carélie avant d’entreprendre, par les fleuves russes, la traversée qui les mènerait à Miklagardr (Byzance). De leur côté, les Finnois ont dû commercer avec eux, leur vendre des peaux, des bijoux, faire même, de temps à autre, quelque incursion plus ou moins armée. Ils découvraient, de ce fait, une civilisation évoluée : n’est-ce pas pour imiter les scaldes scandinaves que certains riches Finnois du Sud ont entrepris de composer de longs poèmes en l’honneur de leurs héros traditionnels et de leurs dieux ? Si les rapports sont évidents entre Väinämöinen et Odinn, suprêmes magiciens tous deux, le mythe de Lemmikainen pourrait à son tour rassembler les souvenirs des exploits de deux Vikings célèbres, Ahti et Kauko.

Dresser un tableau des ressemblances entre poèmes de l’Edda et Kalevala fournirait un bilan impressionnant. Le grand mètre eddique, le fornyrdislag , a pu dicter le vers à quatre temps forts des chants finlandais ; l’Edda baigne tout entière, elle aussi, dans la magie ; quant au détail, telle joute oratoire, comme celle de Väinämöinen et de Joukahainen (Kalevala III), rappelle curieusement le Vafprudnísmál : même sujet, un concours de savoir ésotérique, même enjeu, le perdant y laissera la vie, même triomphe du plus instruit et du plus rusé. Le sampo évoque le moulin Grótti du Gróttasongr , etc. Il appert donc que sur un fonds ancien, d’importants apports scandinaves sont venus se greffer : d’autant plus importants que cette « déteinte » a coïncidé, vraisemblablement, avec la grande période d’élaboration des chants du Kalevala (XIe siècle et suivants).

 

L’insertion des motifs populaires

A partir de la fin du Moyen Âge, il y a un nouvel apport ; il s’agit, cette fois, de ces nombreuses histoires populaires sans couleur locale propre qui se sont colportées d’un bout à l’autre du monde connu : thèmes universels comme celui du forgeron merveilleux, ici Illmarinen, qui façonna si habilement la voûte céleste « qu’on ne voyait nulle trace du marteau, nul ne voyait où avaient mordu les pinces », ou celui de don Juan-Lemmikainen ; anecdotes locales comme ce moulin sombré dans la mer et qui continue de moudre ; souvenirs de luttes tribales, de vengeances sanglantes ou de guerres fratricides dont sort l’épisode de Kullervo ; affabulations symboliques destinées à expliquer des phénomènes naturels (l’éclipse) ou à perpétuer le souvenir de telle catastrophe lointaine (vol du feu), comme dans Kalevala XLVII à XLIX ; transpositions enfin de réminiscences historiques plus récentes, l’épisode du sampo pourrait conserver le souvenir de telle expédition des Finnois dans l’île riche et prospère de Gotland. Le dernier chant (L) du Kalevala , qui présente, avec Marjatta, une vierge concevant un fils, renvoie évidemment à un thème chrétien (encore que Marjatta signifie Marguerite, et non Marie).

 

Pour l’amour du chant

On voit quel étrange amalgame a présidé à l’élaboration des chants populaires finlandais. On saisit mieux encore le génie de Lönnrot qui sut les fondre en un tout cohérent. D’ailleurs, la recherche actuelle tend plutôt à mettre en relief le rôle capital du prodigieux rassembleur que fut l’auteur du Kalevala , Elias Lönnrot. Car il faut renoncer à conférer à ce poème une valeur proprement scientifique, comme à jamais connaître son état premier ; il reste cette incomparable « épopée » populaire, originale dans le fond comme dans la forme, capable de satisfaire toutes les curiosités, toutes les passions : par exemple, on a pu admirer dans l’idée du sampo un vivant symbole, celui de la tenace recherche du bonheur, ou plutôt celui des efforts de l’esprit humain pour améliorer son lot ; à ce titre, il impliquerait une croyance dans le progrès.

Toute la Finlande revit, corps et âme, dans ce chef-d’oeuvre. Rares sont les poèmes de ce genre qui font large place aux descriptions de nature : ici, elles sont prépondérantes ; le sapin, le bouleau, l’ours, l’élan, l’oiseau et le ruisseau, la fleur et l’abeille y tiennent autant de place que les héros et les hommes, et sont responsables du climat d’intense poésie dans lequel évolue le Kalevala : par exemple, le voyage de Kullervo jusqu’aux frontières de la Laponie est rendu avec tant de précision qu’on peut suivre sur le terrain le déroulement des paysages. Poésie encore que le caractère peu sanguinaire de cette oeuvre épique : plus qu’avec l’épée, les héros combattent avec la langue, dont ils s’entendent à faire chatoyer les belles harmonies. Cela nous vaut un trésor d’images, de métaphores, de symboles, tandis que les parallélismes permettent de développer à loisir nobles sentiments et fortes passions, sous un jour à la fois rude et net, primitif et prenant comme celui qui règne en effet, aujourd’hui comme toujours, sur les lacs finlandais :

Le vent berça la jeune fille,
la vague ballotta la vierge,
sur le dos bleuissant des ondes,
à travers les flots écumeux ;
le vent vint féconder son sein,
la vague la rendit enceinte.

Au demeurant, tels épisodes comme l’histoire sinistre de Kullervo (chants XXI à XXXVI) ou les amours de Lemmikainen (chants XI à XV) sont de purs chefs-d’oeuvre et n’ont rien perdu de leur prestige. Les Finlandais se sont immédiatement reconnus en pareilles réussites. Le Kalevala a contribué à fixer la langue finnoise, à cristalliser un patriotisme ardent en donnant aux Finlandais le sentiment de leur passé prestigieux, à insuffler à une nation martyrisée le sens de sa grandeur et de sa valeur ; en outre, il n’est guère d’artistes finlandais qui n’aient puisé directement leur inspiration à cette source vive, écrivain comme Kivi dans Les Sept Frères , peintre comme Gallen-Kallela, musicien comme Sibelius.

Enfin demeure la fascinante musique du kantele de Väinämöinen :

Väinämöinen joue de ses doigts,
le kantele bruit de ses cordes ; le mont vibre, le roc résonne,tous les rochers tremblent de joie,les écueils bougent sous
la vague,les cailloux flottent sur les eaux,les pins sont remplis d’allégresse,les souches dansent sur la lande.

 

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