Flambe d'eau et ne-m'oublie-pas

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Par le choix des mots
Reproduire une âme parallèle
Etre avec elle jusqu’au bout de sa route.

A. Robin, « Traduction »[1]

 

Tom Bombadil est un personnage énigmatique. Ses apparitions dans le Livre Rouge, comme les allusions du professeur Tolkien à son sujet, laissent à penser que le bonhomme est beaucoup plus riche en caractère que ne le feraient supposer ses chansons sautillantes et sans rime ni raison — du moins, pour les rimes, quant aux traductions françaises actuelles. Qui est-il ? La question est pertinente, en effet, et quant à y porter une réponse… “He is the Master” répondra Baie d’Or — phrase énigmatique, qui ne lasse certes pas la curiosité du lecteur. S’intéresser à Tom Bombadil se révèle riche en enseignements et en découvertes, en promenades et cheminements, chemins de traverse et cul-de-sac. Cependant, un tel voyage n’est pas l’objet de ces pages, et je laisserai le soin à d’autres, plus sages, d’approfondir l’étude de sa personne.

Dans cet article, je m’intéresserai exclusivement à la traduction de trois poèmes ayant Tom Bombadil pour héros : The Adventuresof Tom Bombadil, Bombadilgoes Boating, et Once upon a time. La dernière traduction officielle de Céline Leroy, pour les deux premiers, est tout a fait satisfaisante quant au sens, mais il m’a paru important d’offrir à un tel personnage une traduction plus littéraire, plus « interne », en quelque sorte, en présentant les poèmes en français, autant que faire ce peut comme les Hobbits auraient pu le faire s’ils avaient parlé notre langage. J’ai agit de même pour traduire Once upon a time, poème dont on n’a retrouvé trace que dans un livre intitulé The Young Magicians[2] (il avait été édité d’abord dans Winter’s Tales for Children, sous la direction de Caroline Hillier en 1965, mais le livre semble épuisé). Aucune traduction française n’existe à ce jour, et le poème est généralement inconnu. Je n’ai découvert que récemment l’article de Christine Lombez, Traduire en poète[3], mais il rejoint en de nombreux points, (même si pas toujours), mon propos : une traduction poétique est plus une transposition, une adaptation au sens qu’elle peut avoir en musique, qu’une traduction telle qu’elle peut être faite en prose. Il s’agit donc d’œuvrer avec une certaine sensibilité, et pour découvrir quels sont les échos éveillés par le texte, le traducteur-poète scrute d’abord ses propres émotions. « Ainsi, […] un poète traducteur peut bien avoir à cœur de conserver le souffle poétique entendu chez le poète étranger — ou, pour reprendre la belle déclaration d’un autre poète traducteur, Eugène Guillevic, “de le faire parler dans une autre langue que la sienne, avec sa voix, telle qu’on l’entend en soi-même” »[4]. Mais indépendamment des émotions suscitées, la traduction doit se faire en respectant autant que possible le sens du texte original : il ne s’agit pas de dénaturer le fond en voulant introduire une forme. Et j’insiste sur le fait qu’une traduction est nécessairement imparfaite ; chaque langue est une façon de représenter le monde, chaque mot a une multitude de rappels, de liens sémantiques, étymologiques ou sonores qu’il est proprement impossible de rendre compte dans une autre langue, où chaque mot à lui aussi une multitude rappels, de liens sémantiques… différents. Ces effets, parfois impossibles à conserver, entraînent à faire un minutieux travail de balance, entre ceux que l’on peut gagner en français alors qu’ils n’existe pas dans l’original, et ceux que l’on est obligé de perdre au passage. On peut viser à la traduction parfaite, jamais l’atteindre. Le tout est de s’en approcher au plus près… et l’on n’est jamais complètement satisfait du résultat.

Prosodie et traduction

La poésie, c’est pour moi d’abord et presque toujours une voix et un ton.
Quand je traduis des poèmes, ou même de la prose,
j’ai l’illusion que j’entends la voix de l’écrivain
et j’essaie, très intuitivement, de l’épouser de mon mieux

P. Jaccottet[5].

 

Malgré les années qui séparent leur compilation, les Adventures of Tom Bombadil et Bombadil Goes Boating sont rédigés dans le même esprit. L’auteur utilise le même schème accentuel et rimique, un strong-stress meter (que l’on pourrait traduire « mètre à accents forts ») à rimes plates (couplet rimes en anglais). Le strong-stress meter, qui n’a pas d’équivalent en français, est la forme de poésie native des langues anglaises et germaniques ; seul importe le nombre d’accents toniques (indiqués en gras dans les exemples suivant) par vers (quatre semble être la forme classique), le reste (pied, rimes…) n’étant pas pris en compte. Il a surtout été utilisé durant la période du vieil anglais (notamment pour Beowulf) et du moyen anglais. Un peu délaissé après l’introduction par Chaucer (1340 ? – 1400 ?) du vers accentuel et syllabique (syllabe-and-stress metre), forme poétique héritée de la Cour Française de l’époque, le strong-stress meter a trouvé refuge dans les children’s rhymes (poésie pour enfant), même si son utilisation demeure large.

Le vers est divisé en deux par une césure (caesura en anglais, notée « || » dans l’exemple qui suit), ayant deux accents par hémistiche (moitié de vers, de chaque côté de la césure). Tolkien a compliqué la chose en choisissant des rimes plates (de style AABB) et généralement féminines[6]. Les accents sont notés ci-dessous en gras, les rimes sont en vert.

Tom Bombadil || was a merry fellow
Bright blue his jacket was, || and his boots were yellow,
Green were hisgirdle || and his breeches all of leather ;
He wore in his tall hat || a swan-wing feather.

J’ai choisi, pour traduire ces poèmes, d’utiliser le vers poétique français le plus classique (tant par l’utilisation que pour le caractère ancien qu’il présente, ce en quoi il pourrait être considéré comme un bon équivalent au stong-stress meter), l’alexandrin, tout en conservant le schéma rimique AABB, même si les rimes sont la plupart du temps pauvres (ne portant que sur le dernier phonème[7]), au mieux suffisantes (deux phonèmes communs). Le français nécessitant de beaucoup plus de place que l’anglais, choisir un vers plus court aurait entraîné la nécessité de faire de nombreuses coupes franches dans l’original, ce que je ne souhaitais pas, voulant garder le plus possible l’esprit autant que la lettre. En utiliser plus m’aurait laissé plus d’espace, mais aurait entraîné aussi la tentation (ou l’obligation) de « diluer », ce qui n’est pas une bonne chose non plus. Au reste, les vers de plus de douze syllabes sont très rares en français, et cela aurait entraîné une sorte d’étrangeté à la lecture, ce qui n’est pas souhaitable dans le cadre d’un poème censé avoir un ton populaire.

Cependant, je n’ai pas utilisé l’alexandrin de manière entièrement classique. D’une part, il impose suffisamment de contraintes pour ne pas y ajouter celles de la césure, des accents à la sixième et à la douzième syllabes, voire des rimes féminines et masculines… cela n’aurait guère été possible de concilier le tout, et aurait donné, en plus d’un résultat illisible, un ton tout à fait décalé par rapport à l’original. Je n’ai pas prêté attention non plus aux ‘e’ muets (marque d’une rime féminine ; comme nous l’avons dit précédemment, cela n’est plus perçu en français ; voir note 2) : dans les traductions qui vont suivre, les ‘e’ précédent une fin de vers ou une pause dans la diction (virgule ou point-virgule) ne sont pas prononcés. D’autre part, le ton que j’ai souhaité utiliser n’est pas celui que l’on retrouve dans les poèmes lyriques… plutôt goguenard, simple et gardant son franc-parler, s’autorisant quelques entorses aux sens originels des mots — avec parcimonie, quand le mot permettait d’apporter une richesse de sens, ou de conserver une rime, bref, un ton plus populaire, sans être pour autant vulgaire. Les archaïsmes abondent dans le poème original (notamment dans les formes verbales, a-wallowing, a-swallowing…), et il me fallait en utiliser dans ma traduction, tout en évitant de verser dans un ton précieux qui aurait rendu la traduction ridicule. La lecture du Kalevala — traduit par Gabriel Rebourcet dans un style jubilatoire — m’a été tout à fait profitable, et j’ai tenté d’en conserver l’esprit, ranimant parfois d’anciens termes oubliés du français, empruntant aux patois de mon pays, et cherchant, toujours, un ton « vrai », un parler naturel. D’autres lectures m’ont aidée à rester dans l’air du ton, comme les livres de Gaston Bachelard, le Trésor des Contes d’Henri Pourrat, ou les Lais féeriques du XIIe et XIIIe siècles. La tâche était peu aisée, l’objectif ambitieux, mais je l’espère, accompli.

Je tiens à remercier ceux qui m’ont aidée dans cette aventure de mots, à savoir Bertrand Bellet, pour ses relectures toujours précieuses en tout ce qui concerne linguistique et poétique, Jean-Rodolphe Turlin, pour ses cartes et sa solide connaissance de la Comté, Jean-Philippe Qadri, pour son aide éclairée en matière bombadilienne et ses encouragements, et Jérôme Sainton pour ses questions, pinaillages et étoileries. Remerciements aussi à Cédric Fockeu, qui m’a permis de prolonger le plaisir en me demandant de rédiger cet article, en toute liberté.

 

Stéphanie Loubechine,
mai 2005.

Table des matières

Notes

[1] Cité in LOMBEZ Christine, Traduire en poète, in Poétique, n°135, septembre 2003.
[2] CARTER Lin, The Young Magician, ed. Ballantine Books, 1969.
[3] LOMBEZ Christine, Traduire en poète
[4] LOMBEZ Christine, Traduire en poète
[5] Cité in LOMBEZ Christine, Traduire en poète
[6] En français, une rime est dite riche si la consonne précédant l’accent tonique rime aussi… Plus simplement, quand plus de deux phonèmes riment. En anglais, il est inhabituel de distinguer rimes riches (expression reprise d’ailleurs telle quelle, ce qui montre son étrangeté pour les Anglais, et qui correspondrait alors aux rimes du genre teem/esteem) et pauvre (me/identity). Il faut alors parler de rime masculine ou simple (choice/voice) et rime féminine ou double (blessing/dressing) — les accents toniques sont notés en gras. La différence fondamentale entre la poésie anglaise et française est l’accentuation. Alors que le français — surtout si l’on remonte au nord, moins dans les régions méridionales — n’est plus sensible aux accents toniques, l’anglais repose essentiellement sur eux. Cela implique que la différence entre une rime masculine (terminant sur une syllabe accentuée : luron/botillons) et une rime féminine (terminant sur une syllabe inaccentuée, donc sur un ‘e’ muet : claire/Rivière ) n’est plus perçue en français, mais reste une caractéristique essentielle en anglais.
[7] Un phonème est une unité de son du langage parlé, minimale et caractéristique : [b] et [p] par exemple ; on ne peut les réduire plus, et ils ne peuvent être confondus.