Par Daniel COULOMBE.
Exclusif au supplément Web Solaris, n° 135, automne 2000
(extrait reproduit sur JRRVF avec l’aimable autorisation de la revue Solaris)

Daniel Coulombe habite Coaticook, où il enseigne le français au niveau du secondaire. De son passé de fanéditeur (Færie, La Vieille Lobélia), il a gardé le goût d’écrire articles et essais sur le fantastique et la fantasy. Il signe la chronique “Pierre Tombale” dans Horrifique, mais participe aussi à Solaris, publiant notamment un article sur les tabous dans les contes québécois dans notre numéro 134.
Daniel Coulombe est l’auteur de nombreux articles dédiés à Tolkien. Nous pourrions citer par exemple Tolkien : A Celebration. Collected Writings on a Literary Legacy, édité par Joseph Pearce (cf. la Bibliographie de La Compagnie de la Comté).

Pour vraiment comprendre “Le Hobbit”, il faut penser à Tolkien, ou à un autre adulte, assis sur une chaise près d’un feu en train de raconter l’histoire à des enfants assis par terre en demi-cercle face à lui. Dans l’intervalle entre les deux histoires (Bilbo le Hobbit et Le Seigneur des Anneaux), les enfants sont partis se coucher et leurs places ont été prises par des adultes[1].

Paul H. Kocher.

Tolkien commença à écrire Bilbo le Hobbit au début des années 1930 sur des pages manuscrites et, au bas d’une feuille d’examen d’un de ses élèves, il griffonna ces mots : « Dans un trou dans la terre vivait un Hobbit. » Bilbo Baggins était né. Cette phrase allait devenir un incipit célèbre, et la race hobbitte, le diapason d’une oeuvre beaucoup plus imposante : Le Seigneur des Anneaux (The Lord of the Rings). Depuis, la critique considère Bilbo le Hobbit comme un livre destiné aux enfants et aux jeunes adultes. En réalité, lorsqu’il est placé sous l’angle du processus créatif de l’écrivain ou encore qu’il est situé parmi les autres récits des Terres du Milieu (Middle Earth), sa complexité dépasse largement le caractère ludique ou enfantin du genre littéraire employé par Tolkien.

 

Le Livre

Bilbo le Hobbit était un livre destiné aux enfants. C’est d’ailleurs Rayner Unwin, le fils de l’éditeur âgé de dix ans à l’époque, qui avait hérité de la tâche de faire le compte rendu de lecture[2]. L’enfant s’avéra enthousiaste, et c’est ce qui incita son père à le publier.

Cependant, Rayner suggéra aussi que le livre n’avait pas besoin d’images. Les éditeurs en décidèrent autrement et demandèrent à Tolkien de leur montrer quelques dessins – ce qui allait renforcer le genre littéraire de Bilbo le Hobbit.

Tolkien ne se considérait pas comme un grand illustrateur. Il était plutôt du genre griffonneur, dessinateur tatillon, comme le montrent plusieurs de ses esquisses et illustrations[3] produites sur des bouts de journaux. Un de ses dessins pour Bilbo le Hobbit comportait même une erreur[4], illustrant une scène de jour alors que le texte la décrivait de nuit ; un autre était tout simplement un calque (« Bilbo woke with the early sun in his eyes ») de la peinture « Golden Eagle », d’Archibald Thorburn. Cela ne sembla pas déranger pour autant l’éditeur Stanley Unwin.

L’essentiel de l’histoire fut écrit durant l’année 1936[5], et, le 21 septembre 1937, les éditions George Allen & Unwin publièrent le livre sous le titre : The Hobbit, or There and Back Again. L’édition originale comprenait huit dessins en noir de Tolkien (« The Trolls », « The Mountain-path », « The Misty Mountains Looking West from the Eyrie Towards Goblin Gate », « Beorn’s Hall », « The Elvenking’s Gate », « Lake Town », « The Front Gage », « The Hall at Bag-End (Residence of B. Baggins Esquire) »), ainsi que deux cartes : celle de Thror et celle des Terres Sauvages.

C’est également un dessin brouillon de Tolkien (« The Hill : Hobbiton across the Water ») qui servit de page frontispice[6]. Lors de sa réimpression en décembre 1937, on ajouta trois autres illustrations en couleurs de Tolkien (« Rivendell », « Bilbo comes to the Huts of the Raftelves », « Conversation with Smaug »), plus une version colorée de « The Hill : Hobbiton across the Water », avec de légères modifications, notamment on changea les fenêtres des maisons de la seconde version par des fenêtres rondes (ce changement s’avéra plus tard important puisque la rondeur devint un élément architectonique distinctif chez les Hobbits).

Après la sortie du livre, les critiques furent encourageantes, certaines même exaltantes. En décembre de la même année, on fit une réimpression puis une édition américaine parut quelques mois plus tard. The Hobbit était destiné à divertir les enfants et il reçut, en 1938, le prix New York Herald Tribune, accordé au meilleur livre du genre. Tolkien avait donc écrit le récit avec un style et une structure bien spécifiques, en utilisant et combinant, entre autres, certaines caractéristiques des livres classiques de la littérature enfantine anglaise – pensons à The Wind in the Willows, de Kenneth Grahame, ou The Princess and the Goblin et The Princess and Curdie de Georges Macdonald[7].

La plus importante de ces caractéristiques est ce narrateur indiscret qui intervient, commente et s’adresse constamment aux lecteurs, à la première personne du singulier. Ainsi, cela permet d’exposer clairement aux jeunes lecteurs les changements importants dans l’histoire, de répéter les événements pour s’assurer que le lecteur comprenne bien la suite, de relever et de préciser le parti des personnages, soit du bien, soit du mal.

On y retrouve aussi beaucoup d’onomatopées et d’effets sonores de toutes sortes qui charment les oreilles. Les scènes sont souvent très imagées (les ronds de fumée du magicien, les Nains qui se présentent chez Bilbo vêtus de chapeaux et de vêtements aux couleurs vives et différentes, etc.). Une autre caractéristique de ce genre de récit est l’assimilation des saisons au cycle de développement de l’histoire. Le printemps est associé à une exploration du monde extérieur ; l’été, aux péripéties de l’aventure ; l’automne, au désespoir ; l’hiver, à une sorte d’hibernation, à un plateau ; la réapparition du printemps, au retour à la paix, à la joie et à la maison.

L’article peut être lu dans son intégralité sur le site de la Revue Solaris

Notes

[1] Paul Kocher, Les Clés de l’oeuvre de J. R. R. Tolkien, Éditions Retz, 1981, p. 34 et 48.[2] C’est Rayner également qui fit le compte rendu de lecture du Seigneur des Anneaux, à ce moment-là, étudiant à Harvard.
[3] Concernant les illustrations de Tolkien, on peut se référer aux ouvrages suivants : Catalogue of an Exhibition of Drawings by Tolkien, at the Ashmolean Museum, Oxford, 1976 ; Pictures by J. R. R. Tolkien, London, George Allen & Unwin, 1979 (réédition, 1992) ; The Tolkien Diary 1992, Harper Collins, 1992 ; Life and Legend : An Exhibition to Commemorate the Centenary of the Birth of J. R. R. Tolkien (1892-1973), Bodleian Library, 1992. En plus de The HobbitMr. Bliss, London, George Allen & Unwin, 1982 et The Father Christmas Letters, London, George Allen & Unwin, 1976, sont les autres livres de Tolkien présentant ses dessins.
[4] D’ailleurs, en 1938, la première édition américaine substitua le dessin couleur « Bilbo comes to the Huts of the Raftelves » pour celui « Bilbo woke with the Early Sun in his Eye » – l’aigle faisait un peu plus « américain ».
[5] Il est difficile de dater avec certitude la rédaction manuscrite de The Hobbit. Certains critiques font remonter une première version dactylographiée quelque peu avant 1930 et une version plus élaborée vers 1931. Celle qui est donnée dans ce texte est la plus acceptée.
[6] Soulignons que lors de l’impression de The Hobbit, les éditeurs abandonnèrent certaines idées de Tolkien, celle, entre autres, de l’écriture invisible des runes lunaires. En effet, sur la carte de Thror, Tolkien désirait voir les runes seulement en tenant le papier à la lumière – un procédé semblable à celui utilisé dans la fabrication de billets de banque.
[7] Voir l’article de Lois R. Kuznets, « Tolkien and the Rhetoric of Childwood », Tolkien New Critical Perspectives, compilé par Neil D. Issacs et Rose A. Zimbardo, The University Press of Kentucky, 1981, p. 150-163.