Promenades à travers la Comté

Troisième Promenade

La vallée de l’Eau, du Pont du Brandevin à Lézeau

C’est au coeur de la Comté que nous allons à présent nous promener. Nous allons remonter le cours de la plus longue rivière de la région jusqu’à Lézeau en nous arrêtant dans les endroits les plus notables de son aimable et attachante vallée.

De tous les lieux du pays des Hobbits, la vallée de l’Eau est la vallée campagnarde par excellence, celle que tous imaginent certainement dans leurs rêves. C’est sans doute aussi le paysage qui se rapproche le plus de ce que nous pouvons imaginer des merveilleux souvenirs de la jeunesse de J.R.R. Tolkien à Sarehole. Aussi, en tant que modeste guide de nos expéditions imaginaires, je m’attacherai cette fois-ci à sortir un peu des sentiers battus afin de respecter cet esprit de liberté et de poésie enfantine qui dominait ces souvenirs de l’écrivain. Nous ne resterons donc pas tout le temps sur la Grande Route de l’est, afin d’éviter que la promenade devienne vite monotone. Et nous descendrons le plus souvent possible sur les bords de la rivière en suivant ses rives tant qu’il nous sera possible de le faire. Et bien entendu, nous ne négligerons pas de faire nos habituelles haltes aux tables réputées qui émailleront notre parcours.

Nous partons à l’aube d’une belle journée. Une de ces journées de la fin du mois de l’Avant-Serein (Forelithe) où la soleil se lève tôt et où les journées promettent d’être aussi longues que délicieuses. Il fait encore bien frais et notre matinal rendez-vous se trouve sur le pont du Brandevin à moins d’un furlong de l’agréable Auberge du Pont [1] où nous venons de passer une très bonne nuit et où nous avons chargé nos forces de l’énergie d’un solide petit déjeuner. Tout le monde est prêt ?…

Alors, allons-y !

Nous arrivons sur le fameux pont du Brandevin, dit aussi Pont des Arbalètes (Bridge of stonebows, c’est à dire « pont aux arcs de pierre »). Il ne ressemble à rien de ce que le peuple des Hobbits est à ce jour capable de construire. Il se dresse avec harmonie et majesté sur de solides piliers en pierre lisse, peut être deux ou trois, et la rivière glisse silencieusement sous ses arches de pierre. Les Hobbits entretiennent avec soin cet édifice, suivant une vieille tradition qui remonte à l’époque de la fondation de la Comté [2] .

La chaussée de la vieille route est surélevée par deux talus, un de chaque côté, pour la mettre au niveau de la rive orientale. Nous descendons le talus sur la gauche pour rejoindre par les champs le petit estuaire de l’Eau qui se trouve à quelques furlongs au nord de la route.

L’Eau (The Water) est un des affluents du Brandevin (Brandywine) et probablement le plus long, si on en croit la carte de Christopher Tolkien [3] . C’est un gros ruisseau au débit honorable. A son confluent avec le Brandevin, il est peut être large d’une quinzaine de pieds, soit environ 5 mètres. Il est peu profond bien qu’un hobbit maladroit et imprudent pourrait facilement s’y noyer. Les bords de l’estuaire sont probablement couverts de joncs, il est donc certainement difficile de s’approcher pour contempler le silencieux mélange des eaux où doivent évoluer avec bonheur toutes sortes de carpes, goujons, perches et autres brochets.

Nous remontons donc le cours de la rivière vers l’ouest, en longeant sa rive sud. Il n’y a pas de chemins clairement tracé, mais les paysans des environs viennent souvent en semaine sur les bords de la rivière pour puiser l’eau nécessaire aux cultures mais aussi le vendredi (Highday) jour de repos hebdomadaire [4] , pour pratiquer, pourquoi pas, l’art de la pêche.

Des joncs de diverses tailles agrémentent les bords de l’Eau. De temps à autre, un saule pleureur se penche au dessus de la rivière et y rafraîchit ses branches et ses racines.

Lorsque nous approchons du village de Gué de Budge (Budgeford) [5] , le lit de l’Eau s’élargit et le fond chargé de cailloux blancs dépasse presque à la surface. Il faut dire que nous sommes en saison d’étiage, et les eaux sont presque à leur niveau le plus bas.

Juste avant le gué que nous avons déjà rencontré lors de notre randonnée à Scary, nous croisons juste sur le bord de l’eau une petite margelle en maçonnerie rustique : un lavoir. Sur notre gauche, des éclats de voie. Les lavandières arrivent. Aujourd’hui, c’est jour de lessive. A leur tête se trouve une grand-mère chargée d’un volumineux panier à linge. Elle est bien connue par ici. C’est la fameuse Dame Bolger.

La famille Bolger est en effet originaire de Gué de Budge [6] . Nous savons que l’étymologie du mot anglais to budge « remuer, bouger » ramène au bas latin bullicare « faire des bulles, bouillonner ». Le nom Bolger pourrait être apparenté à cette même origine latine. Cependant, le mot anglais bulge signifie « bombement » et évoque plutôt les ventres bedonnants des hobbits que des âmes bouillonnantes d’aventuriers. D’ailleurs, nous constatons que la seule chose qui bouillonne au lavoir, c’est le savon sur le linge sale !

Nous laissons les lavandières à leur labeur matinal et nous nous dirigeons vers la route du gué d’un pas tranquille. Nous passons le village, ses maisons basses et ses fermettes et nous nous rendons à Blancs Sillons (Whitfurrows) qui se trouve à quelques furlongs au sud de la rivière.

La Vieille Route de l’Est traverse le bourg. Certaines pierres de son pavage antique semblent tachées d’éclats de rouille. Il faut dire qu’au cours des siècles, la route a vu défiler quantité de chevaux et de chariots, et autant de sabots ferrés et de roues cerclées de fer qui ont laissé des traces sur les pavés. Il y a bien sûr une auberge. Comme il est autour de midi, profitons-en pour faire une pause.

En continuant tout droit vers l’ouest, on se dirige vers un autre bourg important, Lagrenouillère (Frogmorton). De la route, on constate que le paysage autour de la rivière change sensiblement d’aspect. Les champs laissent progressivement la place à des friches humides. Les saules, les frênes, les aulnes et les rangées de charmes et de peupliers élancés se font de plus en plus nombreux tandis que des bouquets de joncs montent de la rivière jusqu’au bord de la route. La vue porte loin et on peut observer que sur l’autre rive dominent toujours les vastes champs, même si les bosquets ombragés y sont plus nombreux.

Lagrenouillère est un gros village. Lors de l’occupation de la Comté par les gredins de Lothon (Lotho) et de Sharcoux (Sharkey), on y construira une maison pour la première troupe de shiriffes (shirriffs) du quartier de l’est [7] . Ce n’est pas un choix anodin. Cela indique bien l’importance de ce bourg.

Lorsque l’on entre dans le village, on constate que l’essentiel des constructions se trouvent sur la droite de la route [8] . Les maisons sont basses, les portes et les fenêtres raisonnablement rondes, il y a des petits jardins entourés de haies de buis pas très hautes et bien entretenues [9] et quelques hangars et plusieurs ateliers où des artisans achèvent le travail de la journée : ici un forgeron et plus loin un charron ou un cordier [10] . On pourrait également trouver, comme dans tous les bourgs importants de la Comté et notamment à Blancs-Sillons [11] , un relais du service des Postes Rapides (Quick Post) qui est très certainement une émanation du service des Messagers (Messenger Service).

Au centre du village se trouve notre deuxième halte : l’auberge de la bûche flottante (The Floating Log). Sa réputation est bonne et le patron loue des chambres pour les voyageurs fatigués qui traversent la Comté [12] . On peut ainsi supposer qu’au même titre que le Poney Fringant (The Prancing Pony) de Bree, cet établissement est une étape bien connue sur la Vieille Route de l’est. En tout cas, la nourriture est excellente. Au menu du dîner, gratin de pommes de terre, tarte au champignons de Scary, et compote de prunes. Le tout arrosé par une bière légère et parfumée ou par un rafraîchissant vin de frênette, qu’on obtient en fermentant dans un mélange d’eau, de miel et de sève, des feuilles de frêne séchées. C’est presque un repas de fête. Les trois jours qui arrivent sont en effet les Jours de Sérénité (Lithedays) qui marquent le milieu de l’année ou Mitan (Mid-year’s Day) et le solstice d’été [13] . Chants, rires et réjouissances marquent cette agréable veillée.

Lithe est inspiré à la fois du vieil anglais líða, un mot qui désignait les mois de juin et juillet chez les Anglo-saxons d’avant la conquête normande, et du mot líðe « doux, agréable » [14] , d’où la traduction en « jours de sérénité » dans la version française.

Le lendemain, lorsque nous reprenons notre randonnée, la soleil est brillante au dessus de la Comté et il fait déjà chaud. Il est temps de laisser la Vieille route de côté pour nous aventurer dans les bosquets ombragés et frais des bords de l’Eau.

Plusieurs chemins de terre descendent vers la rive en serpentant à travers les jardins et les potagers. Nous prenons par commodité celui qui se trouve juste après l’auberge et qui longe sa petite cour entourée de haies. Très vite, nous nous retrouvons au milieu des fougères et des joncs. On ne croirait pas être si près du bourg. Le murmure des feuilles des saules et des osiers est à peine perturbé par le bourdonnement léger des insectes et par la chorale de centaines de batraciens qui ont donné leur nom à Lagrenouillère.

Le nom original du bourg, Frogmorton est une composition de J.R.R. Tolkien sur trois mots : frog « grenouille », moor « lande », du vieil anglais mor « lande humide, tourbière » et ton « village », du vieil anglais tūn « village, clos », soit le « village de la lande-aux-grenouilles ».

Un bras de la rivière passe tout près. En s’approchant à pas feutrés, nous pouvons observer de minuscules rainettes (tree-frogs en anglais) à peine cachées dans les fraîches fissures de l’écorce d’un vieux saule, tandis que sur l’eau tranquille, bondissant de nénuphars en nénuphars, des grenouilles grises (common-frogs) et vertes (edible-frogs) de diverses tailles coassent joyeusement sans faire attention à nous. Qu’ont-elles à craindre de nous d’ailleurs ? Il y a trop de l’âme de Tolkien (qui détestait l’art culinaire français [15] ) dans ce pays pour que l’on puisse imaginer une seule seconde des hobbits pêcher les grenouilles pour les manger !

Comme l’indique la carte de Christopher Tolkien, l’Eau suit dans les environs deux cours différents, dessinant ainsi ce qu’il convient d’appeler une île. Cette île n’est pas nommée sur la carte [16] , mais peut-être retrouvons-nous son nom à la lecture des Appendices du Seigneur des Anneaux. On y lit que la fille de Samsagace, Elanor la toute-belle (Elanor the Fair), épouse en 1451 un certain Fastred de Verte-île (Fastred of Greenholm) [17] . Effectivement, le mot vieil anglais holm désigne une « île de lac ou de rivière ». L’île de l’Eau serait donc cette Verte-île d’où est originaire le gendre de maître Samsagace ? Il ne semble pas exister d’autre île sur le territoire de la Comté, à part l’île Girdley que nous connaissons déjà. Cependant, Robert Foster, dans son Complete Guide to Middle-Earth pense que Greenholm est une île située dans les Hauts Lointains (The Far Downs) [18] . Il est vrai que la phrase de J.R.R. Tolkien à propos du mariage d’Elanor et Fastred n’est pas très claire et peut être différemment interprétée. Cependant on imagine mal le dénommé Fastred porter le nom d’une région qui ne sera ouverte qu’après son mariage à la colonisation (en 1452, selon la Chronologie des Terres Anciennes)…

Quoiqu’il en soit, si cette île est bien la véritable patrie de Fastred, c’est qu’elle est habitée. En s’y promenant, on pourrait ainsi trouver des masures isolées où vivraient des familles de jardiniers ou de coupeurs d’osiers mais aussi des fabricants de paniers ou des pêcheurs. Certains pourraient sans doute travailler comme saisonniers dans les fermettes qui se trouvent au delà de l’Eau. Chaque matin, ils pourraient emprunter cette étroite passerelle de bois que nous découvrons au hasard de notre exploration et qui nous permet de gagner l’autre rive de la rivière en gardant les pieds au sec.

La chaude soleil approche de son zénith et nous reprenons notre trajet, à l’ombre rafraîchissante des arbres qui bordent la rive de l’eau. Sur notre droite, les champs s’en vont en pente douce vers le nord. La nature est heureuse et la danse infatigable des insectes est là pour le rappeler à chacun de nos pas.

Après quelques miles d’agréable marche, nous arrivons au gué de la route d’Oatbarton. L’endroit est enchanteur. De grands peupliers dominent le site et le chant de l’eau qui court sur les cailloux se mêle au vent dans les feuilles avec une harmonie qui laisse rêveur. Les Elfes disent que l’esprit du Vala Ulmo parcourt toutes les rivières et tous les ruisseaux de la Terre du Milieu et que de tous les éléments d’Arda, la mélodie des eaux est celle qui se rapproche le plus de l’Anulindalë. Et c’est dans ce genre de lieu apaisant que cette idée nous apparaît dans toute sa beauté. Respectueux mais affamés, nous dévorons avec dévotion un déjeuner qui n’a rien d’austère et de frugal.

Nous quittons cet endroit avec regret pour rejoindre un carrefour où nous retrouvons la Vieille Route qui défile, imperturbable, droit vers l’ouest. Sur les bords de la chaussée se dressent là aussi de fiers et anciens peupliers. Mais les bordures et les fossés sont soigneusement entretenus et seule une herbe grasse les recouvre. De temps à autre, nous croisons une masure qui trône au milieu d’un verdoyant jardin entouré de haies de buis ou de murets de pierre recouverts de géraniums, de joubarbes ou de campanules.

Quelques miles après le carrefour de la route d’Oatbarton nous découvrons la célèbre Pierre des Trois Quartiers (Three-farthing Stone) qui marque à peu de choses près le point central de la Comté [19] . Les descriptions laissées par J.R.R. Tolkien à propos de cette pierre sont assez vagues. S’agit-il d’une borne ancienne du royaume d’Arthedain oubliée sur le bord de la route, semblable aux antiques milliaires des chaussées de notre empire romain ? Ou bien avons-nous affaire à un monument plus ancien, un mégalithe dressé par les ancêtres des Edain qui s’apprêtaient à passer l’Ered Luin pour gagner le Beleriand et ses promesses ? Le texte en français n’utilise pas les termes Pierrefitte (du bas latin petra ficta « pierre droite ») ou menhir (du breton men-hir « pierre longue ») pour la désigner, bien qu’en anglais, l’habitude pour désigner ce genre de monument est d’utiliser le mot stone « pierre » (Stonehenge et Avebury Stone, dans le Wiltshire ; Nine Maidens Stone Circle, en Cornouailles ; Castlerigg Stone Circle, en Cumbrie ; The Nine Stones et Long Stone, dans le Devon…).

Mais peut-être s’agit-il tout simplement d’un monument hobbit, semblable à la stèle dressée en hommage aux victimes de bataille de Lézeau (1419) [20] .

L’ombre de la Pierre s’allonge en direction du nord-est, indiquant que l’heure avance et que nous devrions nous presser d’aller à Lézeau (Bywater) pour pouvoir assister aux festivités de cette veille de solstice. Nous reprenons donc la route en laissant la pierre mystérieuse derrière nous. Une quinzaine de furlongs plus loin, nous quittons la chaussée en prenant un aimable petit chemin sur notre droite. C’est la route de Lézeau (Bywater Road).

Le paysage est un peu plus vallonné. Des deux côtés dominent d’agréables hauteurs de faible altitude mais aussi des ensembles plus majestueux : les Collines Vertes (The Green Hills) au sud, la fameuse Colline de Hobbitebourg (The Hobbiton Hill) au nord-ouest, et loin à l’ouest la ligne imposante des Hauts Blancs (White Downs).

La route de Lézeau est très agréable à suivre, bien qu’elle soit en pente légère. Pendant un ou deux furlongs, elle passe entre deux talus herbeux et fleuris surélevés par d’épaisses haies [21] . Puis, arrivée en haut de la côte, elle nous présente le panorama d’une délicieuse partie de la vallée de l’eau : l’Etang de Lézeau (Bywater Pool) et ses environs.

Ici, nous atteignons ce qu’on pourrait appeler la moyenne vallée de l’Eau. Partout éclate la fraîcheur des eaux et des arbres. La végétation heureuse de la vallée s’ouvre régulièrement sur des tableaux ruraux faits d’une mosaïque de prés multicolores coiffés de boqueteaux et décorés de petits hangars isolés ou de fermettes typiques.

Du haut de la côte, le chemin redescend entre des haies et des arbres robustes comme des vieux fayards (du latin fagus « hêtre ») ou des charmes plus jeunes. Puis, passées les haies, le chemin longe quelques maisonnettes dont les jardins, couverts de lilas et de belles des prés, descendent jusqu’au bord de l’étang.

La route fait une légère courbe vers la droite et, sous l’ombre apaisante de beaux peupliers liards, elle longe la rive sur un couple de furlongs. On peut alors admirer depuis cette allée, que les gens d’ici appellent la Promenade de l’Etang (Pool Side), le verdoyant talus situé de l’autre côté de la vaste pièce d’eau et une série de smials aux portes et aux volets décorés aux riantes couleurs de l’été [22] . Dans les jardins ou sur les bords de l’étang, des gens et des enfants s’amusent ou se prélassent, profitant de ce jour de repos et attendant les festivités du soir.

L’Etang de Lézeau, sur lequel l’azur du ciel se reflète comme dans un aimable miroir, se trouve donc dans une dépression au milieu des petites collines environnantes. Il est alimenté par le débit de l’Eau mais aussi par un ruisseau sans nom qui vient du Quartier Nord à travers les champs [23] . Le mot anglais pool « étang » nous vient du vieil anglais pōl « mare, petite pièce d’eau » et laisse supposer que ce plan d’eau n’est pas très vaste, mais suffisamment grand toutefois pour occuper une place marquante sur la carte de la Comté par Christopher Tolkien.

La route continue vers l’ouest à travers le bourg de Lézeau. Vers le sud partent divers chemins qui rejoignent à travers les jardins et le bocage des fermes isolées. Un de ces chemins mène vers la ferme Chaumine (Cotton’s Farm). Ici on l’appelle l’allée du sud (South Lane) mais elle n’est citée que dans la version originale du Seigneur des Anneaux. La version française a en effet sauté la phrase qui la concernait [24] … Un autre de ces chemins rejoint probablement un coteau tout proche où se trouve une ancienne sablière abandonnée (Old Sand-pit), qui est connue sous le nom de Puits de la Bataille (The Battle Pit) depuis qu’y ont été enterrés les brigands tués à la bataille de Lézeau (en 1419) [25] . Le mot anglais pit, par son prédécesseur vieil anglais pytt, peut d’ailleurs avoir ce double sens de « carrière » et de « tombeau » qui convient ici parfaitement.

Le bourg de Lézeau est un des plus gros villages de la Comté. Et sans doute un des plus peuplés. Lors du rassemblement des Hobbits révolté contre les brigands de Lothon et Sharcoux, cent hobbits valides se présentent autour de Merry Brandebouc [26] . En ajoutant à ceux-ci les autres hobbits qui n’ont pas pu ou pas osé se déplacer, plus les femmes et les enfants, on peut estimer à plusieurs centaines le nombre d’habitants dans les environs.

Le nombre d’auberge serait-il proportionnel au nombre d’habitants ? Lézeau est en effet le seul village de la Comté où sont répertoriées deux auberges bien connues. Le Dragon Vert (Green Dragon), tout d’abord, qui se trouve à la sortie de Lézeau [27] , et un peu plus loin sur la route vers Hobbitebourg, le Buisson de Lierre (The Ivy Bush) [28] . Ces deux tavernes sont le lieu de rendez-vous de tous les joyeux hobbits des environs.

Le soir tombe doucement sur la Comté. Mauvaise surprise, le Dragon Vert affiche complet : « plus de chambres disponibles » nous dit l’aubergiste. Nous tentons alors notre chance au Buisson de Lierre. Comme toutes les maisons de cette partie de la Comté, les fenêtres et les portes sont rondes et le toit est en tuiles rouges [29] , ce qui suppose la présence probable d’une tuilerie dans les environs. Un pigeonnier en forme de petite tour et couverts de lierres grimpants est situé sur le côté de l’auberge et il y a certainement derrière le bâtiment une vaste cour qui s’ouvre sur les rives de l’Eau et sur la verdoyante cuvette de l’Etang. En tout cas, c’est notre chance : il reste des chambres pour passer la nuit dans ce petit coin de paradis.

Nous déambulons avant le repas du soir jusqu’au village tout proche de Hobbitebourg Hobbiton. Des maisonnettes sont enfouies dans des vergers et des jardins. Ceux-ci sont encore merveilleusement verdoyants malgré l’heure tardive et la lumière déclinante de la soleil qui se couche derrière les basses cimes des Hauts Blancs à l’horizon. Le ciel se pâme de couleurs irréelles allant du bleu de cobalt jusqu’au magenta en passant par des rouges aux variantes ambrées ou violacées. C’est magnifique.

Le nom anglais original du village, Hobbiton, est composé des mots hobbit (correspondant au vieil anglais Holbytla « creuseur de trous ») et du mot ton « village, clos » que nous avons déjà évoqué lors de notre visite à Lagrenouillère. On pourrait donc s’amuser à traduire Hobbiton par « le village des creuseurs de trous » et imaginer sur notre gauche pour illustrer ce nom, un coteau décoré de dizaines de smials aux jardins splendides et aux potagers généreux.

Au buisson de Lierre, de nombreux habitués se sont donnés rendez-vous. Nous croisons les fils Chaumine (Cotton), les frères Brun (Brown) et leur ami le père Fierpied (Proudfoot, heu non : Proudfeet !). Il y a aussi, discutant avec plusieurs anciens, une figure bien connue de Lézeau que tous ici appèlent le Vieux Chénier (Old Noakes) [30] . Le nom de ce personnage semble être un subtil jeu de mot involontaire de Tolkien construit sur les mots oak « chêne » ( par l’expression moyenne anglaise atten oke « vers le chêne ») [31] et nog « pot de bière ». Le mot oak pourrait nous faire penser à une poutre, un pilier. Nous pourrions alors tenter une traduction approximative et tirée par les cheveux de noakes en « pilier de comptoir ». Et, afin de clore le portrait de ce personnage, ajoutons que le mot nog dérive peut-être du mot vieil anglais nōg « plein » [32] … plein comme une barrique, sans doute.

Notre repas terminé, nous suivons les promeneurs du soir qui se dirigent tous vers les prés qui bordent la rivière. La nuit est en train de tomber. Des hobbits rassemblent en hâte les dernières branches sur une grande pyramide de bois mort. Puis, lorsque les premières étoiles apparaissent, quelqu’un allume le feu et les gens commencent à chanter et à danser autour du brasier qui crépite.

Dans la nuit résonnent les cris de joie, les chants et le son des cors, des trompettes, des flûtes et des pipeaux et pourquoi pas d’autres instruments rustiques comme la turelure (sorte de petite cornemuse) les clochettes ou le tambourin. De jeunes couples virevoltent à la lueur du grand feu en dansant une vigoureuse saltarelle (Springle-ring). De l’autre côté de l’Eau, près de l’Etang, un autre feu fait la joie des nombreux noctambules. On en devine encore un dans la campagne vers le sud-est et un quatrième loin vers le nord-ouest, derrière l’ombre de la Colline de Hobbitebourg.

Toute la Comté semble en fête pour célébrer le jour le plus long de l’année. Et l’heureuse vallée de l’Eau est le cadre idéal de ces réjouissances champêtres.

Jean-Rodolphe Turlin (alias Isengar),
avril 2003.

Notes

[1] JRR Tolkien, Le Seigneur des Anneaux, Le Retour du Roi, Christian Bourgois éditeur, 1972 (Presse-pocket, 1986), p 381.
[2] JRR Tolkien, Le Seigneur des Anneaux, La Communauté de l’Anneau, Christian Bourgois éditeur, Paris 1972 (Presse-pocket, 1986), p 14.
[3] JRR Tolkien, The Lord of the Rings, BCA, Londres 1991. Carte p 30.
[4] JRR Tolkien, Le Seigneur des Anneaux, Le Retour du Roi, Christian Bourgois éditeur, 1972 (Presse-pocket, 1986), appendices, calendrier de la Comté, p 500.
[5] Robert Foster, The Complete Guide to Middle-Earth, George Allen & Unwin, Londres 1978, p 57.
[6] JRR Tolkien, Le Seigneur des Anneaux, La Communauté de l’Anneau, Christian Bourgois éditeur, Paris 1972 (Presse-pocket, 1986), p 151.
[7] JRR Tolkien, Le Seigneur des Anneaux, Le Retour du Roi, Christian Bourgois éditeur, 1972 (Presse-pocket, 1986), p 386.
[8] ibid. P 383.
[9] ibid. P 387.
[10] JRR Tolkien, Le Seigneur des Anneaux, La Communauté de l’Anneau, Christian Bourgois éditeur, Paris 1972 (Presse-pocket, 1986), p 16.
[11] JRR Tolkien, Le Seigneur des Anneaux, Le Retour du Roi, Christian Bourgois éditeur, 1972 (Presse-pocket, 1986), p 386.
[12] ibid. P 383.
[13] ibid. p 497.
[14] John R. Clark Hall, A Concise anglo-saxon Dictionnary, Cambridge University Press, 1969.
[15] Humphrey Carpenter, JRR. Tolkien, Une biographie, Christian Bourgois éditeur, 1980 (Presse-pocket, 1992), p 137 et p 262.
[16] JRR Tolkien, The Lord of the Rings, BCA, Londres 1991. Carte p 30.
[17] JRR Tolkien, Le Seigneur des Anneaux, Le Retour du Roi, Christian Bourgois éditeur, 1972 (Presse-pocket, 1986), appendices, chronologie, p 477 ; arbres généalogiques, p 487.
[18] Robert Foster, The Complete Guide to Middle-Earth, George Allen & Unwin, Londres 1978, p 177.
[19] JRR Tolkien, Le Seigneur des Anneaux, Le Retour du Roi, Christian Bourgois éditeur, 1972 (Presse-pocket, 1986), p 416.
[20] ibid. p 405.
[21] ibid. p 404.
[22] ibid. p 388.
[23] JRR Tolkien, The Lord of the Rings, BCA, Londres 1991. Carte p 30 ; Robert Foster, The Complete Guide to Middle-Earth, George Allen & Unwin, Londres 1978, p 319.
[24] JRR Tolkien, The Lord of the Rings, BCA, Londres 1991, p 1044.
[25] JRR Tolkien, Le Seigneur des Anneaux, Le Retour du Roi, Christian Bourgois éditeur, 1972 (Presse-pocket, 1986), p 405.
[26] ibid. p 394.
[27] ibid. p 388.
[28] JRR Tolkien, Le Seigneur des Anneaux, La Communauté de l’Anneau, Christian Bourgois éditeur, Paris 1972 (Presse-pocket, 1986), p 38.
[29] W.G. Hammond et C. Scull, JRR. Tolkien, Artiste et Illustrateur, Christian Bourgois éditeur, Paris 1996, illustrations pp 102 à 106.
[30] JRR Tolkien, Le Seigneur des Anneaux, La Communauté de l’Anneau, Christian Bourgois éditeur, Paris 1972 (Presse-pocket, 1986), pp 39 et 40.
[31] Jared Lobdell, A Tolkien Compass, JRR. Tolkien’s guide to the names in “The Lord of the Rings”, Open Court Publishing Company, 1975.
[32] John R. Clark Hall, A Concise anglo-saxon Dictionnary, Cambridge University Press, 1969.