Avertissement : ce texte, présenté sur le Forum, reste inachevé à cette heure et doit être lu avec certaines réserves (cf forum précédemment cité). Mais, peut-être, propose-t-il néanmoins une synthèse du sujet évoqué que, j’espère, vous aurez du plaisir à lire.

Note Liminaire

Tout au long de ces pages, nous citerons abondamment le Silmarillion. Même si nous tenterons d’en parler en des termes généraux, nous ne saurons trop vous recommander de lire ce fabuleux ouvrage. Non seulement pour vous permettre de mieux appréhender notre discours mais aussi pour le plaisir que vous éprouverez à la lecture de l’un des sommets de la littérature de fiction du XXè siècle.

De plus, faut-il le rappeler, le Silmarillion est un ouvrage posthume publié quelques années après la mort de J.R.R. Tolkien par son fils Christopher. Tolkien a travaillé sur la rédaction de ce qui deviendra le Silmarillion pendant une grande partie de sa vie, de 1916 à 1973, date de sa mort. Autant dire que nombre de versions (parfois contradictoires) d’un même texte existent, lesquelles sont pour la plus grande partie publiées dans la collection The History of Middle-earth [1]. Nous nous « restreindrons » à la seule étude du Silmarillion sans nous préoccuper des autres versions des textes que l’on y retrouve, au risque d’élargir considérablement la quantité de textes à étudier et d’arriver à des conclusions contraires les unes par rapport aux autres.

 

1. Introduction

Tolkien a dépeint un monde, le sien. Son œuvre, et particulièrement Le Silmarillion, décrit à travers une fibre mythologique la naissance d’Arda (le Monde, notre Terre a un temps très reculé), siège des événements décrits dans ce que l’on appelle le « Légendaire » de l’œuvre de Tolkien.

Une lecture inattentive du Silmarillion pourrait nous faire perdre de vue que les différentes histoires qu’ont y lit ne sont pas simplistes, que les évolutions des personnages ne sont pas toutes libres, qu’en fin de compte tous les événements pourraient avoir un sens, une finalité commune. Le type de vocabulaire utilisé est très révélateur de cet particularité. On trouve en effet de multiples occurrences de mots comme « sort », « prophétie », « pressentiment », « malédiction » et surtout, et c’est l’objet de ces lignes, « destin » et « destinée ».

Dans toute mythologie, le Destin prend une place importante, cela semble aussi vrai chez Tolkien. Le but de ces pages est de faire l’étude du Silmarillion pour tenter d’en dégager les grands enjeux qui s’orientent autour de la place prépondérante qu’y prend le Destin. Elle est avant tout une synthèse mais tentera également d’apporter une part d’interprétation que nous livrons et que vous estimerez peut-être pertinente.[2]

 

2. Cosmogonie et Théogonie

Le Destin ne peut étudier sans un rappel de deux des aspects fondamentaux des mythologies : la création du Monde, les Dieux qui le peuplent.

Ces aspects, nous les retrouvons inévitablement dans la trame mythologique de Tolkien grâce aux deux premiers chapitres du Silmarillion. Le premier, L’Ainulindalë (« la Musique des Ainur ») dépeint la création du Monde alors que le second, intitulé Valaquenta (« Histoire des Valar »), s’intéresse aux Dieux en décrivant leurs pouvoirs et attributs.

Succinctement, nous rappellerons que la création d’Arda est initiée par Eru Ilúvatar qui donnera la Flamme Immortelle (la possibilité de Créer) à ses créatures les plus puissantes, les Ainur (que l’on peut traduire par « Les Bénis », ce sont de véritables figures angéliques), lesquels seront inspirés par les visions Ilúvatar. Ces Ainur sont constitués de deux « ordres » : les Valar (« les Puissants ») et les Maiar, créatures « de moindre rang que les Valar[3] ».

Dans le Silmarillion, nous lisons que les Valar (les plus puissantes créatures parmi les Ainur) sont considérés par les hommes comme des Dieux[4], pour plus de simplicité, nous ferons de même à certaines occasions sans pour autant perdre de vue que le seul Véritable Dieu sur Arda est Eru Ilúvatar.

Chacun de ses Dieux, nous le disions plus haut, ont certains attributs et pouvoirs. Il n’y a pas d’opposition (du moins dans un premier temps) entre ces Dieux, ni classe, ni famille, et vivent en parfaite harmonie.

Parmi les Valar, deux retiennent particulièrement notre attention, il s’agit de Námo et de son épouse Vairë et pourrait être qualifiés de « Valar du Destin », nous en parlerons plus longuement ci-après.

Ce rappel étant fait, nous pouvons entrer plus précisément dans le sujet et observer de quelle manière le Destin apparaît et joue un rôle dans la vie sur Arda.

 

3. Le Destin : Réalité et Incertitudes

3.1. Une réalité

Le monde de Tolkien est-il vierge de toute prédétermination, est-ce que les êtres vivants vivent dans une sorte de chaos organisé, sans aucune notion de Destin ? Indiscutablement, la réponse est non car l’on trouve de multiples preuves qui corroborent sa réalité sur Arda.

3.1.1.  Ilúvatar et les Thèmes

Nous le rappelions plus haut, le premier chapitre du Silmarillion conte la création du Monde au travers de l’Ainulindalë, la Musique des Ainur. Eru Ilúvatar créa les Ainur, créatures angéliques, et leur montra la vision d’un monde autour d’un Thème (une sorte de Symphonie Créatrice) que les Ainur jouèrent pour lui.

Cette approche très poétique (au contraire d’autres récits s’appuyant par exemple sur le sacrifice d’un être originel) doit d’abord être perçue comme un rêve durant lequel on peut voir les événements se dérouler, loin de toute matérialité et d’une présence tangible. Et en effet, les Ainur à la sortie de ce rêve (Tolkien parle de vision, la « Vision d’Arda ») réalisèrent que ce qu’ils avaient vu restait à faire, que le « Monde n’avait été qu’Annonce et Prophétie qu’ils devaient désormais accomplir.[5] ». Ilúvatar fera surgir Arda du Vide, les Ainur n’eurent « plus qu’à » la modeler, la façonner sur la base de la Musique qui leur fut soumise.

Puisque Arda en découle, il paraît assuré que la Musique est synonyme, en tout cas contient, le Destin des êtres et des choses. La preuve s’il en est de ce que nous avançons est proposée par la citation suivante « elle [La Musique des Ainur] […] fixe le destin de tous les autres êtres[6] », la Musique dévoile donc le roman déjà écrit de la vie d’un monde. Qui plus est, parce que les Ainur sont les témoins de cette Vision et ont entendu les paroles d’Ilúvatar, ils « connaissent une grande part de ce qui fut, de ce qui est, de ce qui sera, et peu de choses leur échappent.[7] ».

3.1.2. Les Valar du Destin

Vairë

Deux des Valar (ils sont quinze au total[8]) ont a priori un regard privilégié de cette vision. L’exemple le plus frappant est celui de Vairë. Surnommée la Fileuse, telle Clotho[9], elle « tisse tous les événements de tous les temps dans ses toiles historiées qui tapissent le palais de Mandos, lesquels s’agrandissent avec le temps qui passe.[10] » Cet extrait est on peut plus clair sur cet ordonnancement du temps et des événements. Chaque fil de la tapisserie pouvant être assimilé à l’un des événements qui surgiront sur Arda mais aussi au fil de la vie des êtres qui l’occupent.

Malheureusement, nous ne pouvons nous appuyer sur Vairë pour notre étude car c’est à peu tout ce que nous connaissons d’elle. Cette Vala secrète car nous n’avons connaissance d’aucune action ou intervention de sa part. Sûrement est-elle trop occupée à son métier à tisser ou son action tout simplement inconnue du rédacteur du Silmarillion ?

Mandos

L’époux de Vairë est le Vala Námo (appelé habituellement Mandos, du nom de sa demeure) et nous apprendra davantage sur le devenir d’Arda. Appelé le Juge, l’Ordonnateur, il est celui qui « prononce ses jugements et condamnations[11] » (à la seule « demande de Manwë[12] ») dans Máhanaxar : le Cercle du Destin, endroit où sont installés les trônes des Valar et où ils réunissent en conseil. En outre, Mandos est « le gardien de la Maison des Morts[13], celui qui convoque les âmes de ceux qui sont tués.[14] ».

Nous savons par ailleurs que Mandos « n’oublie rien et connaît toutes les choses à venir, sauf ce qui est resté du domaine d’Ilúvatar[15] », preuve incontestable de son pouvoir et des connaissances dont il est titulaire.

Mais Mandos, nous le verrons, semble souffrir d’une variation du syndrome de Cassandre[16] car si ses prophéties sont prises pour vraies, rarement les intéressés en tiendront compte. C’est là une marque d’orgueil qui causera bien souvent leur chute.

Nous ferons une dernière remarque pour dire que les Valar, acteurs omniprésents du Destin, semblent n’y être aucunement soumis. Aucune prophétie ni pressentiment d’aucune sorte ne les concernent si ce n’est leur appartenance à Arda. Leur destin lui est intimement liée car « leurs pouvoirs seraient limités au Monde et contenus par lui, et ils y resteraient éternellement, jusqu’à sa fin, de sorte qu’ils en seraient la vie et qu’il serait leur vie même[17]. ».

3.1.3. Le Destin, affaire de Techniques

Cicéron distingue deux procédés divinatoires[18] : d’une part, ceux qui se rapportent à la divination artificielle, « les pronostics tirés des intestins des animaux, des prodiges ou des éclairs, les prédictions des augures, des astrologues, des sorts » ; d’autre part, les procédés « qui nous viennent de la nature », « les vaticinations et les songes », effets de la divination naturelle.

Nous énonçons cette classification reprise de Platon[19] pour faire une parenthèse et préciser que chez Tolkien, la connaissance du Destin n’est aucunement affaire de « technique ». Parmi ceux qui s’appliquent à l’énonciation de l’avenir, qu’il soit Vala ou simple humain, nous ne trouvons ni voyant, interprète des songes ou d’équivalent des sibylles ou pythies.

La tradition écrite n’est guère plus présente, on ne recense aucune annale ni de manuscrit rendant compte des Temps Anciens[20].

Cicéron mentionne l’astrologie, si nous rejetons son acceptation moderne, nous ne devons de mentionner Valarcirca (équivalent de la Grande Ourse) par Varda qu’elle fit « comme un défi à Melkor[21] […], ronde de sept étoiles majeures, Valacirca, la Faucille des Valar, comme l’annonce de sa ruine.[22] ». Beren y fera référence[23] lorsqu’il affrontera Morgoth[24]. Du reste, l’interprétation de la présence de Valarcirca est difficile car nous ne trouvons pas de véritable réponse pour dire en quoi cette Faucille est le signe du destin de Morgoth.

3.2.  Les Incertitudes

Les quelques éléments développés dans le précédent chapitre pourraient nous faire croire que toute la Vie sur Arda est prédéterminée, que tous les événements qui s’y dérouleront ne sont que l’accomplissement d’une volonté supérieure, celle d’Ilúvatar.

Pourtant, derrière cette apparente certitude se cache bien des incertitudes et à nos précédentes affirmations plutôt péremptoires, nous devons opposer des objections qui viennent teinter de doutes notre propos. Si elles ne réfutent par l’existence du destin, elles apportent une nuance non négligeable qui avancent sans doute possible que le destin, certes existe, mais n’est pas connu dans son entier.

Le premier bémol vient de la perception imparfaite que les Valar ont eu de la Musique. À cela, il y a plusieurs raisons. Les premières tiennent aux Valar eux-mêmes alors que Ilúvatar a lui aussi une part de « responsabilité ».

3.2.1. La perception de la Musique

Pour avoir une connaissance parfaite de l’avenir d’Arda il faut avoir la pleine perception et interprétation de la Musique. La Musique est la pensée d’Ilúvatar, on ne peut la connaître qu’à une seule condition, être Ilúvatar. Chose évidemment impossible car il ne peut y avoir qu’un seul Dieu. Notre première conclusion implique donc que nul ne connaît la Musique dans son entier.

En effet, la nature même des Valar ne leur permet pas en effet d’avoir une pleine compréhension de l’avenir « car chacun [des Ainur] ne comprenait que cette part de l’esprit d’Ilúvatar[25] ». On peut alors supposer (sûrement à juste titre) que chaque Vala n’a une vision claire de l’avenir que pour ce qui le préoccupe directement. Ulmo, « Seigneur des Eaux et Roi de la Mer[26] » même s’il fut « plus que tout autre pénétré de sa [à Ilúvatar] musique[27] » s’est a priori surtout intéressé à la partie de la Musique qui montrait les rivières, les mers et les océans, aux pluies et aux tempêtes. Nous avons un autre témoignage qui montre que tous les Valar n’ont pas la même connaissance du Destin et de l’avenir des choses grâce à Yavanna. C’est en effet d’Aulë que celle-ci apprendra que la venue des Enfants d’Ilúvatar mettra en péril certaines de ses créations (on peut citer notamment les arbres) du fait de leurs besoins, ce dont elle ne se doutait aucunement[28].

Cette perception partielle a abouti à ce que les Ainur n’ont compris « qu’imparfaitement le thème qui les avait introduits dans la Grande Musique[29] ».

Une autre des raisons vient des « fautes d’inattention » des Valar tel Manwë qui « eut l’impression que la Musique […] chargée de significations […] qu’il avait jusqu’alors entendues sans y prendre garde.[30] ». Ici, il nous plaît à croire que les Valar étaient plus absorbés par la contemplation du Thème magnifique qu’ils entendaient qu’à essayer de le décrypter mais cette « inattention » participe à certaines lacunes des connaissances des Valar.

L’autre preuve de leur méconnaissance tient à ce que malgré la connaissance que les Valar ont d’Arda, la réalisation des événements prédits leur apparaît toujours comme un miracle et sauront toujours s’étonner de la beauté du monde, de leurs habitants, mais aussi de leur propre création. Cela est particulièrement vrai à propos de leur découverte des Elfes comme Oromë qui « resta émerveillé en regardant les Elfes, comme s’ils étaient apparus de manière soudaine et inattendue[31] ».

Les Valar semblent ne pas réaliser la portée et la réalité de leur œuvre. Pour eux « tout ce qui a pu être prédit avant le Monde par la Musique ou prévu grâce à une vision, quand cela arrive véritablement sur Eä, paraît alors quelque chose de nouveau et d’imprévu.[32] ». Ils paraissent, tout comme pour la Musique, se délecter de la beauté d’Arda.

Concluons pour dire que la somme des savoir de chacun des Valar ne leur confère pas toute la sagesse possible et qu’il demeure certains événements « qu’ils ne peuvent voir, pas même rassemblés en conseil[33] ».

3.2.2. Les secrets d’Ilúvatar

Plus que quiconque, c’est incontestable, c’est à Ilúvatar qu’incombe la faute des insuffisances de la connaissance du Destin.

Nous parlions de la mauvaise perception des Valar par leur seule faute mais nous pouvons leur trouver des « circonstances atténuantes » car Ilúvatar n’a pas permis que cela soit autrement : la vision qu’il leur a proposé « fut brève et trop tôt disparue[34] ».

Vous l’aurez remarqué dans une précédente citation, même Mandos ne connaît pas tout car il « connaît toutes les choses à venir sauf ce qui est resté du domaine d’Ilúvatar. ». C’est un autre élément qui abonde dans notre sens, il y en a de nombreux autres car on peut lire par ailleurs, même s’il est vrai qu’il a révélé la Musique, que Ilúvatar garde par-devers lui un certain nombre d’éléments car il « n’a révélé à personne ce qu’il garde en réserve[35] ».

Du moment où la Musique s’arrête, la seule indication que nous ayons est celle qui précise « que la vision s’arrêta avec l’accomplissement de la Domination des Humains et l’effacement des Premiers-Nés, et c’est pourquoi, bien que la Musique enveloppe toutes choses, les Valar n’ont pas vu de leurs yeux les Derniers Temps ni la fin du Monde.[36] ».

Ce dernier extrait soulève plusieurs inconnues importantes que nous allons observer plus en détail.Les Enfants d’Ilúvatar

Les Ainur ont vu dans la Musique la présence des Enfants d’Ilúvatar et leur venue prochaine sur Arda. Même si « aucun des Ainur ne prit part à leur création[37] » proprement dite puisqu’ils « ne furent conçus que par Lui[38] », ce sont eux qui prirent la plus grande part à « la création de leur demeure[39] ». Pourtant, ils ne purent « prédire au jour près le moment[40] » qu’Ilúvatar a choisi pour leur arrivée sur Arda. Cette ignorance les fera partir en guerre contre Melkor pour éviter qu’ils ne tombent sous sa domination.

Les Enfants d’Ilúvatar sont, nous le savons, les Elfes et les Hommes. On le verra, leur destin est différent en bien des points.

Le Destin des Enfants d’Ilúvatar

Le chapitre XII du Silmarillion, Les Humains, donne quelques indications ce que sera le destin des « Nouveaux Venus ». Nous apprenons par exemple que la « Musique des Ainur […] fixe le destin de tous les autres êtres[41] », par conséquent, au contraire des Elfes, les Humains n’y sont pas sujets, ou tout au moins il est inconnu d’eux. Cette spécificité fait apparaître une caractéristique majeure du genre humain : le Libre-Arbitre et la Mort. a) Le Libre-Arbitre

L’absence des Humains de la Musique s’accompagne de qualités que les Elfes a priori non pas, en tout cas non affirmées aussi nettement. Ilúvatar souhaita en effet que les humains « soient toujours en quête des limites du monde et au-delà[42] » et surtout « qu’ils aient le courage de façonner leur vie, parmi les hasards et les forces qui régissent le monde[43] ».

Bien évidemment, les Elfes ont eux-aussi leur libre-arbitre mais leurs gestes seraient, dirait-on, davantage ancrés dans un ordre naturel des choses, que leurs actions seraient pratiquement sans surprise. Impression qui sera confirmée plus tard par la voix de Mandos, nous en reparlerons.

Revenons maintenant sur une précédente citation à propos des humains : « […] aient le courage de façonner leur vie, parmi les hasards et les forces qui régissent le monde[44] ». L’utilisation de termes comme « façonner » et « hasards » évoquent incontestablement l’idée d’une évolution plus libre des hommes. Mais que représente donc ces « forces » si ce n’est la Musique elle-même et ce que les Valar y ont vu ?

Peut-on alors se poser la question de savoir si nous ne devrions pas opposer « forces » et « hasards » comme on le ferait pour « destin » et « libre-arbitre » ?

Que ce soit parce que les humains n’ont jamais été au contact des Valar, que le destin est effectivement tout à fait absent de leur vie ou qu’Ilúvatar ne permet pas que l’on révèle ce qui les attend, toujours est-il que Mandos n’aura pas de parole prophétique les concernant.

Nous reviendrons plus en détail sur cet aspect fondamental de la vie des Enfants d’Ilúvatar pour tenter de savoir dans quelle mesure le libre-arbitre guide ou non leurs actions.b) La Mort

Cette liberté d’évolution des Humains s’accompagne d’une « contrepartie » que les Humains finiront par regretter. C’est le « Don d’Ilúvatar[45] », synonyme pour eux d’une présence limitée dans le temps sur Arda, autrement dit, la Mort.

Alors que les Elfes « restent et resteront jusqu’à la fin des Temps[46] » et « ne meurent pas que ne meure le monde[47] », la mort des Humains « est leur destin[48] ».

Les Elfes ne se sentent pas concernés par la Mort mais elle deviendra l’une des préoccupations majeures des hommes car Melkor a fait se « confondre la mort avec les ténèbres[49] » dans leur esprit. Elle est d’autant plus redoutée qu’ils ne savent quel est leur sort une fois mort, au contraire des Elfes qui « se retrouvent à Valinor, dans les Palais de Mandos, d’où ils peuvent sortir au bout d’un certain temps[50] ».

L’un des secrets d’Ilúvatar concerne donc le devenir des Humains après la mort, ce que le chroniqueur du Silmarillion confirme (Le Silmarillion, p. 132) :

« Peut-être que le sort des hommes après la mort n’est pas dans la main des Valar, qu’il ne fut pas même prédit par la Musique des Ainur. »

Les humains n’ont qu’une seule certitude : qu’ils mourront. En réalité, le Mort est le seul élément connu de leur destin. Pour les Elfes, c’est l’inverse, ils ne connaissent pas leur fin ni quand elle interviendra, non plus que le rôle qu’ils auront à tenir.

Une Incertitude Annoncée : la Fin du Monde

Une autre réserve qui ne concerne qu’Ilúvatar concerne la fin du monde. Le Silmarillion ne laisse entrevoir que de rares mentions de la fin d’Arda. Tout au plus, nous trouvons ça et là quelques allusions avec des termes comme « Fin des Temps[51] » qui attestent, même si l’heure et les circonstances sont inconnues, qu’un Ragnarök[52] Tolkienien aura finalement lieu. La fin du monde est chose certaine mais on ne sait quand elle interviendra, ce qui en fait ce que nous avons appelé « une incertitude annoncée ».

La fin du monde est elle aussi du ressort d’Ilúvatar : « les Valar n’ont pas vu de leurs yeux les Derniers Temps ni la fin du Monde[53] ».

Les rares indications que nous ayons parlent d’une « Dernière Bataille » qui se déroulera sur Arda où d’ailleurs les Nains auront à jouer un rôle et « servir Aulë[54] pour l’aider à reconstruire Arda après la Dernière Bataille[55] ».

Une phrase qu’il est difficile d’interpréter donne confirmation de cette Dernière Bataille. Elle concerne Varda qui créa « Menelmacar[56] avec sa ceinture étincelante qui annonce l’ultime bataille de la fin des temps.[57] ». En quoi cette constellation annonce l’ultime bataille, nous sommes bien incapables de le dire à la seule lecture du Silmarillion.

Pour en apprendre plus sur le devenir d’Arda, nous devons examiner d’autres écrits de Tolkien comme sa correspondance qui laisse entrevoir ce que sera cette apocalypse. Une nouvelle fois, ce sont les paroles de Mandos qui nous donnerons une indication des plus instructives. Si vous voulez satisfaire votre curiosité, nous vous renvoyons à la lecture de The Shapping of Middle-Earth[58], où vous pourrez (re)découvrir ce que nous pourrions appeler la « Seconde Prophétie de Mandos »[59].

Pourtant, le monde renaîtra de la même manière qu’il a vu initialement le jour car il est dit qu’« une musique encore plus grande, celle des chœurs des Ainur et des Enfants d’Ilúvatar, doive s’élever devant Eru après la fin des temps[60] ». A ce moment seulement, « tous […] comprendront pleinement la partie qu’il leur a destinée, chacun atteindra à la compréhension des autres[61] ».

Peut-être alors que les acteurs de ce monde nouveau atteindront la plénitude du savoir et, contrairement à leur prédécesseurs, connaîtront leur Destin ?

Naturellement, c’est Ilúvatar qui conclura nos différentes questions en restituant l’une de ses paroles à Manwë lorsqu’il lui dit : « Un seul des Valar croirait-il que je n’ai pas entendu la Musique tout entière, jusqu’au moindre soupir de la plus faible voix ? »[62].

Ce témoignage rapporté par Manwë est la preuve, difficilement contestable, que le Destin existe bel et bien sur Arda, même si les Valar et encore moins les principaux intéressés ne le connaissent pas.

 

4. Un destin altéré

Dans cette nouvelle partie de notre étude, nous devons considérer une autre définition du Destin et accepter que celui-ci peut ne pas être immuable, que son cours peut être dévié, que (pour reprendre l’analogie du métier à tisser de Vairë) de nouveaux fils peuvent être insérés dans la trame initiale du Destin.

À cette condition seulement, nous pourrons croire que les points que nous développerons ci-après ne sont pas l’œuvre consciente d’Ilúvatar. Mais adopter cette définition revient à dire qu’Ilúvatar n’est pas le Dieu omniscient et omnipotent, ce que l’on peut tout à fait contester.Cette précaution prise, nous croyons que certains ” parasites ” viennent perturber le Destin, sauf bien sûr de ce qui relève des certitudes que nous avons développées plus tôt.

4.1. Melkor

Le premier élément qui viendra troubler la beauté et la sérénité de la Musique est la part dans sa composition que prendra Melkor, l’un des Valar, ” le plus puissant d’entre eux “63. Melkor a introduit ses propres notes et accords et a altéré la symphonie initiale quand ” il [lui] vint au cœur d’y mêler des thèmes venus de ses propres pensées et qui ne s’accordaient pas au thème d’Ilúvatar64. “.Malgré l’intervention d’Ilúvatar pour corriger les imperfections de Melkor, la Musique en sortira troublée, irrémédiablement corrompue. Plus que cette intrusion dans cette harmonie, Melkor deviendra l’incarnation du Mal sur Arda, déclencheur des malheurs à venir. Par sa propre interprétation de la Musique il fera douter certains Ainur qui se rallieront à lui, concourrant eux-aussi à ne pas interpréter la Musique dans son originalité, amenant la corruption là où elle n’existait pas.

Par la suite, Melkor n’aura de cesse de défaire ce qui a été fait, de détruire ce qui a été construit, de s’opposer aux Valar et finalement de provoquer la ruine des Elfes.

Si le Destin est contenu dans son entier dans la Musique originale, les discordances qu’y a apporté Melkor contribuent certainement à une modification de celle-ci, et par voie de conséquence, à une altération du Destin des Enfants d’Ilúvatar, ou plutôt comme nous le disions plus haut, de celui des Elfes en particulier.

Melkor, s’il trouble l’esprit et le destin des autres, est également victime d’une certaine inquiétude à son propre endroit car il connaît celui qui précipitera sa fin. De son combat avec Fingolfin, et même s’il en sorti victorieux, il garde le souvenir cuisant d’une lourde blessure65. Melkor n’aura plus de cesse de haïr ceux de la maison de Fingolfin ” parce qu’elle avait l’amitié de son ennemi Ulmo66 ” mais aussi et surtout parce que Turgon était celui qu’il craignait le plus ” car il l’avait déjà remarqué à Valinor : chaque fois qu’il s’approchait de lui une ombre venait peser sur son esprit, annonçant que, dans un avenir encore inconnu, c’est de Turgon que viendrait sa ruine.67 “.

En tentant de modifier le destin de ceux de la maison de Fingolfin – c’est à dire précipiter leur mort – il espère pouvoir transformer le sien et contredire cet ombre qui annonce sa ruine. Cette appréhension, surprenante de la part d’une des créatures les plus puissantes d’Arda, montre bel et bien que le destin est une réalité, que l’on peut y croire et s’en préoccuper, que l’on peut essayer de le dévier.

 

À SUIVRE…

Notes

[1] Partiellement traduite en France sous le nom L’Histoire de la Terre du Milieu dont les deux premiers tomes ont été traduits sous le titre Le Livre des Contes Perdus aux éditions Christian Bourgois.
[2] Toutes les citations du Silmarillion données ci-après sont issues de la version publiée aux éditions Pocket.
[3] cf. l’index du Silmarillion.
[4] Le Silmarillion, éditions Pocket, p. 36 « Les plus grands de ces esprits furent appelés par les Elfes les Valar, les Puissances d’Arda, et les Humains souvent les appelèrent des Dieux. »
[5] Ibid., p. 21
[6] Ibid., p. 48
[7] Ibid., p. 17
[8] Avant qu’on « ne compte plus Melkor parmi les Valar »
[9] Clotho (dont le terme est dérivé du verbe grec « filer ») est l’une des Parques de la mythologie romaine. Nous rappellerons que les Parques sont les trois Déesses qui filaient, dévidaient et coupaient le fil de la vie des hommes. Les Parques sont Clotho qui file, Lachésis qui dévide, et Atropos qui coupe le fil de la vie (définition extraite du Littré, édition de 1872).
[10] Ibid., p. 29
[11] Ibid., p. 29
[12] Ibid.
[13] Mandos pourrait être assimilé (avec toutes les réserves d’usage) au Hadès grec, le gardien des enfers.
[14] Ibid., p. 29
[15] Ibid., p. 29
[16] Dans la mythologie « classique », Cassandre est la fille de Priam et d’Hécube et avait le don de la prophétie, mais ses prédictions étaient condamnées à n’être jamais prises en considération. Elle avait reçu ce don d’Apollon à qui elle avait promis son amour. Mais elle manqua à sa parole et Apollon la punit en décrétant que personne ne croirait jamais à ses prophéties (extrait de l’Encyclopédie de la Mythologie, éditions Celiv).
[17] Ibid., p. 21
[18] Renseignement repris de l’EncyclopædiaUniversalis.
[19] Exposée dans le Phèdre.
[20] Rappelons que nous ne fions ici qu’au seul Silmarillion où Christopher Tolkien, dans cette « compilation », ne rend pas compte d’une tradition d’élaboration et de transmission des événements d’Arda. Mais d’autres textes de Tolkien disent qu’elle existe bel et bien et constitue même un problème épineux pour assurer la cohérence de l’équilibre interne des récits.
[21] Melkor est l’équivalent chez Tolkien du Satan chrétien, l’ange déchu. Il est l’un des Valar venus sur Arda et jouera un très grand rôle dans les événements contés dans le Silmarillion.
[22] Le Silmarillion, p. 58
[23] Ibid., p. 228 : « [Beren] entonna en réponse un chant de défi qu’il avait fait en l’honneur des Sept Étoiles, la Faucille des Valar que Varda avait suspendue au nord pour annoncer la chute de Morgoth »
[24] Morgoth est l’autre nom de Melkor que lui donna le premier Fëanor après le vol des Silmarils (cf. l’index du Silmarillion). Nous y reviendrons.
[25] Ibid., p. 13
[26] cf. l’index du Silmarillion
[27] Ibid., p. 19
[28] Ibid., p. 53-55
[29] Ibid., p. 48
[30] Ibid., p. 54
[31] Ibid., p. 59
[32] Ibid., p. 59
[33] Ibid., p. 17
[34]Ibid., p. 57
[35] Ibid., p. 17
[36] Ibid., p. 20
[37] Ibid., p. 17
[38] Ibid., p. 17
[39] Ibid., p. 17
[40] Ibid., p. 57
[41] Ibid., p. 17
[42] Ibid., p. 48
[43] Ibid., p. 48
[44] Ibid., p. 48
[45] Ibid., p. 49
[46] Ibid.
[47] Ibid.
[48] Ibid.
[49] Ibid.
[50] Ibid.
[51] Ibid., pp. 14, 49, 52, 58, 82, 104 et 111
[52] On trouve ce mot (que Régis Boyer traduit par « Consommation du Destin des Puissances ») dans la correspondance de Tolkien : cf. The Letters of J.R.R. Tolkien, la lettre 83 et la très intéressante lettre 131.
[53] Le Silmarillion, p. 17
[54] Un autre des Valar qui conçut les Nains.
[55] Le Silmarillion, p. 52
[56] Une constellation d’étoile, la constellation d’Orion (cf. l’index du Silmarillion)
[57] Le Silmarillion, p. 58
[58] The Shapping of Middle-Earth, George Allen & Unwin, 1986 (non traduit) : quatrième tome de The History of Middle-earth.
[59] The Shapping of Middle-Earth, pp. (40-1, 73), 165, 205, 253
[60] Le Silmarillion, p. 14
[61] Ibid., p. 14
[62] Ibid., p. 54-55
[63] Ibid., p. 16
[64] Ibid., p. 14
[65] Ibid., p. 200 : ” Fingolfin lui trancha le pied de son épée Ringil et un sang noir et fumant jaillit qui remplit tous les cratères creusés par Grond. “
[66] Ibid., p. 259
[67] Ibid.