Promenades à travers la Comté

 

Deuxième Promenade

Le pays des collines de Scary

Le début du printemps est au rendez-vous, la soleil brille avec éclat, il n’y a pas trop de vent. Le Temps est radieux pour un mois de rethe [1]. Ce n’est pas toujours le cas si on croit la signification du mot vieil anglais d’origine, réthe : « cruel, sauvage ». Nous nous sentons  alors prêts à attaquer les pentes des collines de Scary qu’on peut voir vers le nord depuis la Grande Route de l’Est. C’est du bourg de Blancs Sillons (Whitfurrows) que nous partirons et nous allons découvrir ensemble le pays élevé qui s’étend au nord-est de la Comté, sur les bords du Brandevin : le pays des collines de Scary.

De Blancs Sillons part donc vers le nord, droit vers les collines, un des grands chemins pavés de la Comté. Cependant, contrairement à celui du Maresque et à d’autres, le pavage de ce chemin semble très ancien, peut-être aussi ancien que celui de la Grande route. A l’approche du gué de Budge (Budgeford) cette impression ce confirme. Passé un petit village [2], appelé Gué du Pont dans la traduction de F. Ledoux [3], nous constatons qu’au bord de la petite rivière Eau (The Water), se trouvent d’antiques dallages abîmés par l’érosion du temps et du cours d’eau. Ces dalles larges et plates en pierres blanches étaient-elles là pour renforcer la chaussée pour le passage de lourds chariots ? Nous n’avons guère plus d’indices pour le moment et il serait maladroit d’avancer plus loin dans les suppositions. La présence de ces pierres usées et abîmées au milieu du gué provoque en tout cas un bouillonnement de l’eau attesté par le nom même de l’endroit. En effet, le verbe anglais to budge signifie « remuer, bouger » et vient du bas latin bullicare « faire des bulles, bouillonner ». Nous franchissons donc le gué bouillonnant en écoutant le chant de l’écume de l’Eau qui domine la silencieuse campagne.

Passé le gué, nous nous retrouvons sur les champs du Pont (Bridge fields), une vaste plaine agricole, qu’aucune clôture et que peu d’arbres semblent vouloir perturber. Parfois, le toit de chaume d’une fermette et de ses granges dépasse au dessus du sol. Comme partout dans la Comté, les bâtiments sont longs et bas et les ouvertures sont de forme ronde [4]. Le soleil fait briller les cailloux de craie que les labours ont fait remonter à la surface. Et le nom du village des Blancs Sillons tient certainement son origine de la nature du sol. Ce ne serait pas étonnant que les champs qui longent le chemin portent des noms comme « les champs blancs », « les longues raies », ou « les longs réages ». Ici on sèmera bientôt les céréales de printemps : l’orge, et un peu plus loin probablement de l’avoine. L’étendue des champs du Pont se prête à leur culture. On pourrait également trouver des champs de betteraves, un légume qui apprécierait volontiers la terre du coin.

Droit devant nous, les collines occupent à présent tout l’horizon. Nous approchons du bourg de Scary qui sera notre première étape. Et ce n’est pas un mal, car on a beau aimer la campagne, le chemin depuis le gué de Budge semble long au milieu de ces monotones paysages même si le terrain se fait moins plat et plus vallonné à l’approche des collines.

Ces collines sont imposantes. Elles semblent sortir de terre. Cette impression est renforcée par les pentes terriblement escarpées, nues et blanches qui forment le premier talus. Ici, la roche calcaire domine. Ces falaises ne sont pas toutes naturelles. Certaines ont été façonnées par l’extraction ancienne de la pierre blanche [5]. Et à quelques furlongs à l’est de Scary se trouve le bourg de La Carrière (Quarry).

Le nom de Scary vient de l’anglais scar qui signifie à la fois « rocher escarpé » et « cicatrice ». La racine germanique de ce mot se retrouve dans le vieux scandinave sker « couper, cisailler » et dans l’allemand médiéval skarpô « talus ». Ce nom évoque bien la présence de la falaise.

Scary est sans doute un bourg d’importance. C’est en tout cas le plus important de cette partie de la Comté. Nul ne sera étonné qu’on y trouve une de ces sympathiques auberges qui font la joie des promeneurs de ce pays. C’est là, autour d’une très bonne bière (moins fameuse sans doute que celle du Maresque, mais tout de même !) que nous faisons connaissance avec le père Trougrisard (Brockhouse). Ce brave hobbit est la mémoire de Scary. C’est notre chance, il aura sans doute beaucoup de choses à raconter !

Il nous précise tout d’abord qu’il est originaire du village des Trougrisards (Brockenborings) qui se trouve un peu à l’ouest de Scary. Il est venu dans sa jeunesse s’installer à Scary pour travailler à la belle saison en tant que journalier dans les fermettes du sud du bourg. Piquage des betteraves au début des beaux jours, fauchage des blés sur les vastes champs, puis battage et enfin récolte des betteraves au milieu de l’automne façonnaient son quotidien. A l’approche de l’hiver, il se tournait vers une toute autre activité. Il se rendait au bourg de la Carrière où se trouve aujourd’hui encore un chantier d’extraction de la caillasse. La caillasse servait à empierrer les chemins éventrés par les ornières laissés par les chariots des hobbits ou les convois des nains après les fortes pluies.

Bien entendu, continue-t-il, les chantiers des hobbits sont modestes. Et les hautes falaises de craie qui dominent le pays jusqu’à Scary et au delà, ne sont pas l’oeuvre des carriers du coin. On raconte en effet qu’autrefois, du temps du Roi de l’Arthedain, les Grandes Gens exploitaient de vastes sites d’extraction de la pierre blanche pour leur châteaux du nord. De lourds chariots partaient des carrières vers le sud par la route pavée, ce qui explique l’antique dallage que nous avions remarqué autour du gué de Budge, au début de notre randonnée. Puis ils rejoignaient la grande route et passaient le pont vers l’est.

La pierre a toujours été de bonne qualité, et les Grandes Gens ont ouvert un front de taille immense (à l’échelle des hobbits, bien entendu) qui se confond avec l’escarpement calcaire naturel. C’est la fameuse falaise qu’on voit de si loin et à laquelle le bourg de Scary doit son nom. Par endroits, les anciens carriers ont aussi creusé de hautes galeries pour aller chercher la pierre au cour même de la colline, à la façon des Nains.

Les Carrières sont depuis longtemps abandonnées et les Rois ont disparu. Mais les galeries existent toujours, comme nous le verrons aux Trougrisards. Cependant certaines sont si anciennes et si vétustes qu’elles s’écroulent parfois, provoquant en surface de dangereux effondrements du sol qu’on appelle des fontis. C’est la raison pour laquelle les hobbits évitent probablement de s’aventurer sur les pentes des collines. Un coup d’oeil rapide sur la carte de la Comté par Christopher Tolkien[6] nous permet de constater qu’il n’y a en effet là aucune trace d’habitations, contrairement à la Colline Verte des Touque ou à ce que nous savons des Hauts Blancs. On peut imaginer alors un paysage de landes battues par le vent ou seuls quelques rares pâtres viennent parfois avec leurs troupeaux de moutons.

Nous quittons Scary et son auberge pour nous diriger à présent vers le bourg des Trougrisards (Brockenborings) un peu plus à l’ouest.

En anglais le mot brock signifie « blaireau » et boring « forage ». F. Ledoux a traduit Brockenborings de cette façon tout simplement parce que le mot grisard désignait autrefois en français le blaireau, creuseur de galeries.

Des galeries, ici, nous en avons donc beaucoup. Il y a bien entendu les traditionnels smials (du vieil anglais smygel « terrier ») des habitants du bourg, les basses galeries des anciennes carrières où les hobbits cultivent des champignons (les certainement très fameux champignons de Scary) mais aussi des tunnels aux entrées béantes, inquiétantes et d’où s’échappent de sinistres courants d’air. Les anglicistes reconnaîtront que l’autre sens du mot scary, « effrayant », pourrait évoquer la terreur du vertige que quiconque ressent à l’entrée froide, silencieuse et ténébreuse d’une galerie souterraine… Certaines de ces galeries serviront de repaire à la bande de rebelles de Gros Bolger (Fatty Bolger) pendant la terrible époque de la présence des brigands de Sharcoux (Sharkey) dans la Comté [7].

Notre promenade se poursuit vers l’ouest, au milieu d’un paysage verdoyant et vallonné. Ici, les collines sont très basses et il n’y a plus de traces des anciennes carrières. Nous croisons après quelques furlongs une route sinueuse qui s’en va vers le nord. C’est le chemin de Dwaling. Il se faufile au pied des collines et zig-zag entre les buttes. Autour, il n’y a plus de champs cultivés mais plutôt des pâturages pour les moutons. On remarque sur les pentes, au dessus du chemin, des bergeries isolées à moitié camouflées sous la mousse et le gazon. Certaines parcelles de terrain sont entourées de clôtures grossièrement montées en pierres.  Il y a très peu d’arbres et souvent, la craie affleure en surface.

Dwaling n’est pas situé sur la carte. Mais on peut estimer que ce bourg se trouve sur les pentes septentrionales de nos collines. Le mot Dwaling peut avoir plusieurs sens. Il peut en effet être inspiré de l’anglais dwelling « habitat ». Un mot qui vient lui-même du vieil anglais dwellan qui signifie à la fois « demeurer » mais aussi « s’égarer, errer ». S’agirait-il d’un jeu de mot de Tolkien pour désigner le côté « perdu hors de la carte » de ce petit village, comme le suggérait Ruth S. Noël dans son ouvrage The Mythology of Middle-Earth [8] ?

Le paysage autour de notre bourg perdu est probablement toujours vallonné. En continuant notre randonnée vers l’est, loin après Dwaling, nous finissons par atteindre les rives du Brandevin qui peuvent être ici escarpées et rocheuses. Nous constatons sur la carte de la Comté et sur celle de l’Eriador par Christopher Tolkien [9] que la rivière fait une grande boucle vers l’est pour contourner les collines d’Evendim (en sindarin Emyn Uial). Puis elle ne revient vers l’ouest qu’après avoir passé les collines de Scary. Rien n’empêche alors de supposer que les hauteurs de Scary sont une sorte de prolongement vers le sud-est de l’Emyn Uial.

Nous voici donc sur les bords du Brandevin. Le lit de la rivière est beaucoup plus étroit et encaissé que du côté du Maresque. Il n’y a pas de véritables chemins, les Hobbits s’aventurent rarement dans les parages. La vue sur les terres sauvages est sinistre : des landes désertiques à perte de vue. Peut-être pouvons nous distinguer à l’horizon la grise ligne des Hauts du Nord (North Downs) vers le nord-est ou celle des collines du Temps (Weather Hills) très loin vers l’est ?

Plus on descend vers le sud, moins le terrain est escarpé. La rivière s’élargit. Au détour d’un talus boisé, les champs du pont se dévoilent. Nous sommes presque revenus à notre point de départ. Il nous reste un dernier endroit à visiter : l’île Girdley.

Cette île mystérieuse est inhabitée. Son nom est manifestement tiré du mot anglais girdle « ceinture » qui vient du vieil anglais gyrdel lui même tiré du verbe gyrdan « ceinturer» un cousin du francique warden qui a donné « garder » en français. S’agit-il donc d’une « île de garde » comme le suggère l’étymologie de son nom, d’un bout de terre faisant le tampon entre la rassurante Comté et les inquiétantes terres sauvages ? Robert Foster n’est, quant à lui, pas tout à fait certain que cette île inexploitée et probablement couverte d’arbres et de fourrés, appartienne réellement à la Comté [10]. Sans doute n’a-t-il pas tort.

Laissons donc l’île et ses incertitudes et regagnons la Route de l’Est par les petits chemins des champs. Nous traversons l’Eau à un endroit peu profond, quitte à nous mouiller les jambes jusqu’aux genoux. Enfin, arrêtons-nous à l’Auberge du Pont (The Bridge Inn) [11] où nous pourrons passer la nuit et nous reposer. En attendant une prochaine promenade…

 

Jean-Rodolphe Turlin (alias Isengar),
janvier 2003.

Notes

[1] JRR Tolkien, Le Seigneur des Anneaux, Le Retour du Roi, Christian Bourgois éditeur, 1972 (Presse-pocket, 1986), appendices, calendrier de la Comté, p 491.
[2] Robert Foster, The Complete Guide to Middle-Earth, George Allen & Unwin, Londres 1978, p 57.
[3] JRR Tolkien, Le Seigneur des Anneaux, La communauté de l’Anneau, Christian Bourgois éditeur, Paris 1972 (Presse-pocket, 1986), p 151.
[4] ibid. p 17.
[5] Robert Foster, The Complete Guide to Middle-Earth, George Allen & Unwin, Londres 1978, p 346.
[6] JRR Tolkien, The Lord of the Rings, BCA, Londres 1991. Carte p 30.
[7] JRR Tolkien, Le Seigneur des Anneaux, Le Retour du Roi, Christian Bourgois éditeur, 1972 (Presse-pocket, 1986), p 413 ; Robert Foster, The Complete Guide to Middle-Earth, George Allen & Unwin, Londres 1978, p 151-152.
[8] Ruth S. Noël, The Mythology of Middle-Earth, HMCP, Boston 1977, p 180.
[9] JRR Tolkien, The Lord of the Rings, BCA, Londres 1991. Cartes p 30 et p 1197.
[10] Robert Foster, The Complete Guide to Middle-Earth, George Allen & Unwin, Londres 1978, p 164.
[11] JRR Tolkien, Le Seigneur des Anneaux, Le Retour du Roi, Christian Bourgois éditeur, 1972 (Presse-pocket, 1986), p 381.