DES COLLINES VERTES AU QUARTIER DU
SUD
(cinquième promenade)
Les Collines vertes dominent la partie
centrale de la Comté. C'est un ensemble très vaste aux paysages
certainement variés. Ce n'est pas un hasard si la puissante
famille des Touque (Took) s'est établie dans cette région
élevée et vallonnée : de ces collines à cheval sur trois
quartiers, on domine aussi bien la vallée de l'eau au nord,
que les champs de l'ouest, le Maresque et les vastes étendues
agricoles du quartier sud.
Notre randonnée nous
entraînera justement jusqu'à ce quartier du sud où nous traverserons
les riches domaines agricoles qui participent à la prospérité
du pays des Hobbits. Il nous faudra alors sortir une fois
de plus de la carte de la Comté et essayer de reconstituer
ce pays à l'aide des divers indices laissés par J.R.R. Tolkien
dans ses textes.
Nous partons du bourg
du Carrefour (Waymoot sur la carte, Waymeet dans le texte)
un frais matin de début d'automne. C'est le mois de Halimath.
En vieil anglais, le mot hālig-mōnað
« le mois saint » désignait le le mois de septembre
des anglo-saxons. Un mois agréable où l'été tarde à disparaître
tandis que l'automne naissant offre ses plus doux atours.
Une brume légère flotte
très bas sur les champs des environs et couvre les herbes
de rosée. En général, cela annonce une belle journée très
ensoleillée.
Nous prenons dés le
départ la vieille route pavée du sud, celle qui mène, après
de nombreux milles de marche, au gué de Sarn [1] . C'est l'autre grande route importante de la
Comté et son empierrement, qui ressemble à celui de la Route
de l'Est, nous rappelle que les Hobbits n'ont pas été les
premiers habitants de ce beau pays
[2] .
Nous la suivons jusqu'à
un premier bourg dont le nom n'est pas noté sur la carte.
Il semblerait que ce soit un simple hameau certainement composé
de plusieurs smials. Nous sommes en effet sur les premiers
versants occidentaux de la Colline Verte, il y a donc probablement
un beau talus qui domine la route et qui permet d'installer
ce type d'habitations typiques. L'Appendice F du Seigneur
des Anneaux nous explique que le mot hobbit Hlothran,
qui signifierait « petit groupe d'excavations à deux
pièces sur le flanc d'une colline », serait un nom commun
à plusieurs petits villages de la Comté. Il est traduit par
l'anglais cotton. Peut-être le hameau que nous croisons
porte-t-il ce nom, ou un dérivé de ce nom. Ce serait alors
peut-être le bourg du Cottage (de l'anglais cot « chaumière »),
dont l'équivalant en français pourrait être, pourquoi pas,
le Mesnil (du latin mansionile « petite maison,
métairie »).
Le chemin qui se dirige
vers l'est se faufile dans une verdoyante et large vallée
cernée par les premières collines. Des deux côtés, nous pouvons
remarquer des parcelles en terrasses où sont cultivées diverses
céréales. La route va droit à un autre bourg qui s'appelle
Coteau de Touque (Tookbank). Le mot anglais bank « talus »
évoque bien le paysage vallonné dans lequel nous entrons.
Il y a peu d'arbres. Les pentes sont escarpées et des murets
de pierre retiennent certaines parcelles herbeuses où paissent
tranquillement quelques moutons. Devant l'entrée d'un modeste
smial qui fait probablement autant office de bergerie que
d'habitation, un jeune pâtre nous fait un signe amical. « Bienvenue
sur les terres du clan Touque ! » semble-t-il vouloir
dire.
Un chemin quitte le
Coteau de Touque en serpentant au coeur de la vallée. Celle-ci
devient plus étroite à mesure que l'on avance vers l'est.
Le paysage est grandiose et sauvage. Après quelques milles
de randonnée sans rencontrer âme qui vive, nous apercevons
de nouveaux signes de peuplement. Des cabanes de pierres et
des smials modestes font leur apparition sur les versants
des collines. De nouvelles parcelles cultivées se distinguent
des pentes herbeuses et des pâturages en friches.
Au détour d'un virage
apparaît Bourg de Touque (Tuckborough). C'est un des plus
grands villages de la Comté et aussi un des plus anciens
[3] . Il semble s'étendre sur tout le fond de la vallée,
cerné par les imposantes pentes herbeuses des collines. Mais
ce qui peut tout d'abord frapper le visiteur, c'est l'aspect
monumental des Grands Smials (Great Smials) qui couvrent toute
la base du flanc nord de la vallée et dont les centaines de
fenêtres rondes dominent le reste du village. Les Smials,
excavés pour la première fois à la lointaine époque du Thain
Isengrim II [4] , sont réputés pour la profondeur de leurs galeries
[5] et leur grand nombre d'habitants, toutes générations
confondues et tous issus la famille Touque [6] . Cette accumulation d'habitants dans ces galeries
peut parfois faire penser à une vaste « lapinière »
comme le suggère l'étymologie du mot smial qui vient
du vieil anglais smygel « terrier ». D'ailleurs,
la version française du Seigneur des Anneaux met ce
lapsus dans la bouche de Pippin lorsqu'il évoque certaines
vieilles salles sombres et étouffantes des Grands Smials avec
Merry, dans la forêt de Fangorn [7] .
D'autres types d'habitations
et de constructions occupent le bas du talus et le reste de
la vallée. C'est un village très vivant et les rues, où s'activent
de nombreux hobbits, se faufilent entre des ateliers d'artisans,
des hangars ou de simples maisons
[8] , et bien entendu une auberge où nous pouvons nous
restaurer.
Bourg de Touque est,
après Grand'Cave (Michel Delving), une sorte de seconde capitale
de la Comté ; le mot borough « municipalité »
évoque un grand village doté d'une indépendance administrative,
il provient du moyen anglais burwe, lui même issu du
mot burg « château, abri ». Le personnage
principal du village, chef du clan Touque, porte le titre
de Thain, comme ses ancêtres avant lui, depuis de nombreuses
générations.
Ce titre est de nos
jours purement honorifique. A l'origine, le Thain était le
maître de l'assemblée de la Comté et le capitaine de l'ost
des hobbits [9] . La thanerie était une dignité
et une fonction probablement inspirée par l'organisation administrative
des rois de l'Arthedain. Le mot thain (on peut trouver
aussi thane dans les dictionnaires d'anglais) vient
du vieil anglais þegn « intendant, soldat, servant »
et indique bien que les premiers titulaires du titre, dont
le célèbre Bucca du Maresque, s'inscrivaient dans une fidélité
et une loyauté sans faille envers le souvenir récent des rois
disparus. Cependant, ni l'assemblée ni l'ost ne se réunissent
plus depuis bien longtemps. Et la difficulté avec laquelle
le thain Paladin II (le père de pippin) a essayé d'imposer
son autorité à Lothon pendant la Guerre de l'Anneau [10] montre bien que la thanerie
n'est plus que symbolique, voire folklorique.
Le Touque a pourtant
toujours été un meneur de hobbits. Peut-être tient-il ce charisme
de ses ancêtres pâles (fallowhides) qui étaient, dit-on, parmi
les plus hardis et les plus aventureux des Hobbits
[11] . Le britannique David Day, auteur de plusieurs ouvrages
sur JRR. Tolkien, a essayé dans une démonstration intéressante
de reconstituer le nom de l'ancêtre fondateur de la maison
des Touque. On sait que Bucca du Maresque est très certainement
l'ancêtre éponyme pâle des Brandybuck (en français :
Brandebouc), la famille principale du pays de Bouc (Buckland).
De la même façon, un certain Tucca pourrait être à l'origine
des Tuck (une forme archaïque du nom Took que nous retrouvons
dans Tuckborough). David Day évoque également un lien de parenté
entre les deux hobbits qui serait l'écho des deux frères Marcho
et Blanco, les fondateurs de la Comté [12] .
Outre un personnage
fameux par son titre et son charisme, Le Touque est aussi
un grand propriétaire terrien. A l'époque de la Guerre de
l'Anneau, le Thain Paladin II possède des terres près de Bourg
de Touque, dans les environs du village de Blanche Source
(Whitwell) [13]
. A première vue, c'est peu de choses. Cependant le reste
de son vaste domaine est certainement affermé en différentes
métairies gérées par d'autres familles ou par des branches
cadettes du clan Touque. Toutes les transactions foncières
de la famille, ainsi que les événements marquants de la vie
des Touque sont consignés dans un grand Livre de Raison appelé
Peaujaune (Yellowskin), sans doute à cause de sa vieille reliure
en cuir de mouton
[14] . Il figure en bonne place dans la bibliothèque des
Grands Smials
[15] .
Parmi les autres grandes
familles du pays, peut-être pouvons nous citer les Boulot
(Chubb) qui sont alliés de longue date aux Touque [16] . Le mot chubb, qui est dérivé de l'adjectif
chubby « joufflu, grassouillet » [17] , peut faire penser à l'opulence dont pourrait
jouir une famille fortunée.
Nous quittons Bourg
de Touque en milieu d'après-midi par un chemin qui s'en va
vers l'est en suivant le cour de la vallée. Quelques milles
de marche plus loin, nous découvrons le village de Blanche-Source.
C'est en fait un hameau de quelques maisons basses. Au milieu
coule très certainement un petit ruisseau qui prend sa source
quelque part sur les proches pentes crayeuses d'une des collines
vertes et qui va se jeter quelques milles plus au nord, dans
le tranquille cours de l'Eau. Bien que le village ne soit
qu'à peine mentionné par Tolkien
[18] et par Robert Foster [19] , on peut y trouver tout de même une petite
auberge aux fenêtres fleuries dont le propriétaire accepte
de nous héberger pour la nuit.
Le landemain, baignés
par la douceur de la matinée, nous tentons de trouver un sentier
qui remonte la pente en direction de la route de Stock. Cette
route est bien connue. Elle est représentée sur la carte de
Christopher Tolkien comme reliant Bourg de Touque à Stock,
et elle est le premier trajet suivi par Frodon, Pippin et
Sam au premier jour de leur grande aventure dans la Communauté
de l'Anneau. Robert Foster pense que cette route prend
naissance à une intersection à l'ouest de Lézeau, sur la Grande
route de l'Est [20] . Cependant, dans la Communauté de l'Anneau
ou le retour du Roi, les allusions au parcours de cette
route étroite sont plutôt rares
[21] et en contradiction avec le tracé de la carte de
Christopher Tolkien
[22] .
Nous retrouvons donc
cette route de Stock qui serpente tranquillement en épousant
les rondeurs de la côte. En continuant vers l'est, le chemin
se faufile au creux de profonds talus dominés par de sombres
arbres. Puis après quelques milles, nous traversons un bois
de sapins [23] , avant-garde de la forêt du Bout de Bois (Woody End). Notre
arrivée sous les sombres frondaisons odorantes fait fuir des
nombreux petits animaux. Nous surprenons par exemple un téméraire
renard qui s'était approché tout près de nous et qui s'enfuit
à présent en virevoltant entre les troncs. Le sentier est
peu fréquenté et trop étroit pour permettre la circulation
de véhicules lourds
[24] . Cela indique sans doute que le Bout des bois est
une forêt assez peu exploitée par les Hobbits. Tolkien nous
précise d'ailleurs lui-même que ces bois sont un « coin
sauvage du quartier de l'Est [25] ». Peut-être certains des Touque y pratiquent-ils la
chasse à l'arc comme le faisaient leurs ancêtres pâles
[26] . Cependant, il n'est pas certain que nous soyons
encore sur un des domaines du clan Touque car Pippin, qui
est tout de même l'héritier du Thain, ne semble pas tout
savoir de ces bois
[27] . Ce pays forestier est de toute façon relativement
préservé, en tout cas dans la partie qui couvre les Collines
Vertes. C'est ce qui explique sans aucun doute qu'il soit
un lieu d'errance favori pour les compagnies d'Elfes qui cherchent
à rejoindre les Havres Gris à l'ouest [28] .
La route se poursuit
vers l'est mais nous arrêterons là notre progression. Quelques
milles après notre bois de sapins, nous savons qu'elle se
partage en deux sentiers. Celui de Castelbois (Woodhall) qui
traverse une sombre forêt de chênes
[29] ; et celui de Stock, en contrebas duquel la
vallée s'étend, harmonieuse et apaisante. Puis notre bonne
route de Stock serpentera au milieu de champs de céréales
avant de rejoindre quelques milles plus loin, les toits de
chaume du bourg du Val (The Yale) [30] . Le nom original yale
choisi par JRR.Tolkien est un forme désuète du mot ale
(bière) qui n'est plus utilisé en anglais que dans certains
dialectes campagnards [31] . Ale et yale viennent tous
deux du vieil anglais ealu (bière). Ils permettent
de deviner qu'on cultive dans les environs un orge de bonne
qualité et que les potagers du bourg sont riches d'un houblon
qui donne cet arôme si particulier et une si bonne réputation
à la bière du pays
[32] . Peut-être ce bourg est-il aussi le site d'une fameuse
malterie [33]
.
Quittant la route,
nous choisissons de traverser le bois de sapins en direction
du sud-ouest. Le parcours est beaucoup moins facile mais il
reste agréable. Le soleil de midi cogne sur les collines mais
les branches épaisses des conifères nous couvrent d'ombres
apaisantes. Partout autour de nous chantent des oiseaux invisibles
et sous nos pas silencieux, les aiguilles et la mousse forment
un tapis des plus doux. Par ici, un écureuil s'enfuit avec
son butin : une pomme de pin aussi grosse que lui. Par
là, une envoûtante senteur de résine nous enivre. Ailleurs,
de luxuriantes fougères nous ouvrent aimablement un sentier
vers une large vallée cachée nimbée de couleurs irréelles.
Les verts sombres et les verts lumineux dominent, jouant harmonieusement
avec les bruns, les ocres, les vermillons et les jaunes pâles
annonciateurs de l'automne.
Après une solide collation,
nous reprenons notre randonnée à travers les bois. Le chemin
est de moins en moins facile car au coeur des Collines Vertes,
les pentes sont rudes et les fourrés sont épais. Et la journée
avance ainsi tandis que nous jouons des pieds et des mains
pour progresser. Passée une crête caillouteuse, nous redescendons
le long du versant sud. Les conifères sont toujours là mais
ils ne sont plus les mêmes : ce sont à présent les pins
qui dominent. Les versants sud des Collines Vertes sont en
effet arrosés de soleil toute la journée, les terrains y sont
secs et acides. Les sources qui donnent naissance aux petites
rivières du sud du Maresque se trouvent beaucoup plus à l'est.
Devant nous, en contrebas,
s'étend l'immensité des champs du quartier du sud. Vers l'ouest,
ce sont les crêtes herbeuses de la partie occidentale des
collines qui ondulent jusqu'à l'horizon. Le soleil couchant
donne à ces vastes paysages une coloration presque vineuse.
Un petit sentier nous
mène à un hameau discret appelé en anglais Pincup [34] . Ce nom pourrait être traduit
éventuellement par « Coupe d'Aiguilles ». Il évoquerait
alors la présence des bois de conifères environnants et des
sols couverts de corolles d'aiguilles de pins. Une autre traduction
pourrait peut-être prendre en compte le mot vieil-anglais
penn « clos », qu'on retrouve dans l'anglais
dialectal pen « enclos à animaux », et l'anglais
cop « hauteur, sommet, monticule ». Soit,
pourquoi pas, « Mont Clos ».
Nous croisons sur
le chemin un apiculteur qui termine sa journée de travail.
Il accepte de nous héberger pour la nuit. Dans sa modeste
masure très confortable, il nous invite à boire en sa compagnie
un sirop de pin qu'il fabrique lui-même. Il obtient cette
boisson particulièrement aromatique et rafraîchissante en
alternant dans un bocal des aiguilles de pins tachées de résine
avec des croûtes de miel séché. Après une fermentation d'une
quinzaine de jour en plein soleil, un liquide sirupeux et
verdâtre se forme. Coupé avec de l'eau fraîche, il donne cet
excellent sirop de pin.
Les hobbits sont très
friands de miel. Un peu partout dans la Comté, on peut trouver
des producteurs qui font profiter à tous du délicieux produit
de leur ruches
[35] . Notre hobbit prend une fois par semaine une route
qui gagne le sud à travers la campagne pour aller vendre son
miel dans les villages du Quartier du Sud. Cette route n'est
visible que sur la carte dessinée par Christopher Tolkien.
Au petit matin, prenant
congé de notre hôte, nous suivons cette route du sud pour
la seconde partie de notre randonnée. Elle descend en pente
douce le long des coteaux de la colline. Les pins se font
plus rares, cédant vraisemblablement la place à de petites
parcelles maraîchères entourées de murets de pierres. Ici,
les paysans de Pincup pourraient cultiver des prunes et des
abricots.
Le paysage change
à nouveau après deux ou trois milles. Quelques fermettes isolées
font leur apparition. On y remarque de modestes clos consacrés
à quelques plants de vignes. Plus au sud, le terrain devient
vallonné et les talus exposés au sud se couvrent de cépages
chargés de raisins. Les parcelles sont un peu plus vastes
et parcourues de groupes de vendangeurs. Nous sommes en effet
au début de la saison des vendanges. Le travail de ces braves
hobbits est harassant. Certains avancent courbés ou à genoux
entre les ceps, d'autres sont debout et versent les seaux
remplis de grains dans les hottes portées par les plus robustes.
Malgré tout, certains prennent le temps de nous faire des
signes amicaux.
La terre douce, légère
et sèche de la région, mêlée à des petits cailloux de calcaire,
convient parfaitement pour la culture de la vigne. La pente
est exposée au sud et au sud-est, une orientation idéale qui
permet aux cépages de profiter du soleil du matin pour compenser
les fraîcheurs nocturnes, puis de s'inonder de la chaleur
et de la lumière tout au long de la journée. Les raisins deviennent
ainsi plus savoureux et le vin encore meilleur.
Cette culture est
ancienne et très certainement antérieure à l'arrivée des Hobbits.
On raconte que les rois de l'Arthedain possédaient déjà des
pieds de vignes dans le pays
[36] .
Entre les cépages,
nous distinguons des cabanes de vignerons en pierres. Un peu
plus loin, c'est un vieux et rustique pressoir à vin qui se
dresse au milieu des vignes. Le vin produit dans la région
est probablement peu varié, mais certains crus se démarquent
tout de même. On peut ainsi citer le Vieux Clos (Old Winyards)
un vin réputé qui fait la richesse des caves des connaisseurs
de toute la Comté
[37] . Le mot winyard est inspiré par le vieil
anglais wīnegeard « vignoble, clos »
qui a donné le mot anglais vineyard « vignoble ».
Ce vin est produit par les cépages qui entourent le village
du même nom [38] .
La route continue
de filer vers le sud au milieu de ces paysages inondés du
doux soleil d'automne. A l'ombre d'une cabane de pierre, nous
prenons un copieux casse-croûte arrosé bien entendu, d'un
petit vin du pays à la saveur fruitée. C'est un vin plutôt
jeune. D'autres vins sont conservés plus longtemps dans des
fûts de chêne à l'ombre des caves de certaines grandes propriétés
appartenant aux riches familles de la région.
Les Sonnecor (Hornblower)
forment une de ces grandes familles. Ils possèdent probablement
des pieds de vignes dans les environs. Mais la culture qui
a fait leur fortune au cours des siècles est celle de l'herbe
à pipe (pipe-weed).
Ce fut l'ancêtre des
Sonnecor, un certain Tobold dit Vieux Tobie (Old Toby) qui
fut le premier à faire pousser et à commercialiser l'herbe
à pipe à une époque où les hobbits fumaient déjà toutes sortes
d'herbes [39] parmi lesquelles pouvait-on sans doute trouver
la lobelia, une plante aux fleurs colorées et aux vertus
curatives dont le souvenir est resté dans le prénom de certaines
femmes du pays [40] .
L'herbe à pipe actuellement
consommée dans la Comté est essentiellement cultivée dans
des endroits très ensoleillés et abrités du vent. La route
de Pincup nous amène justement à un de ces vallons exposés
au sud où l'herbe pousse en abondance dans des petites parcelles
séparées par des murets ou des petites masures de pierres.
Cette variété-ci est appelée Etoile du Sud (Southern Star)
[41] car au début de l'été, elle est couronnée d'une
grande fleur blanche ou jaune à cinq pétales.
Sous la soleil de
l'automne, l'air est encore chargé des senteurs estivales :
le thym et le serpolet sauvage, le romarin et les petits buissons
de lavande poussent au pied des murs de façon tout à fait
anarchique. Mais il ajoutent à l'harmonie du décors. Un journalier
qui fait une pause à l'ombre d'un pan de mur nous apprend
que les Sanglebuc (Bracegirdle) sont les propriétaires de
ces parcelles
[42] . Cependant, quelques furlongs plus à l'est, les
plantations appartiennent aux Sonnecor de Longoulet (Longbottom)
et surtout à leurs alliés les Sacquet de Besace (Sackville-Baggins) [43] , des gens très riches qui vivent dans un
village plus loin vers le nord et qui ne viennent que très
rarement visiter leurs possessions...
Cependant, les raisins
et l'herbe à pipe ne sont pas les seules cultures des environs.
On peut ainsi voir de part et d'autre de la route quelques
champs d'orge ou de blé et, au fond des vallées, des potagers
où de tranquilles jardiniers font pousser tomates, aubergines,
sauge, mélisse ou laurier mais aussi de l'aneth, de la pimprenelle,
du fenouil et de la badiane avec lesquels les hobbits obtiennent
toutes sortes de saveurs anisées pour parfumer boissons et
pâtisseries [44]
.
La route de Pincup
s'évade en dehors de la carte de Christopher Tolkien. Elle
croise probablement très vite la route de Longoulet. Cette
route passe tranquillement au creux des coteaux du sud endormis
au soleil de la fin de l'après-midi. Nous y croisons quelques
groupes de paysans qui rentrent du travail, outils sur l'épaule,
et qui regagnent les petites fermettes isolées. D'autres,
tout comme nous, se dirigent vers le bourg de Longoulet qui
n'est plus très loin.
Sur le versant sud
qui domine la route, les champs d'herbe à pipe se font plus
nombreux et plus grands. Ici on cultive le Vieux Tobie (Old
Toby), une variété très ancienne baptisée du nom de son premier
producteur. Et au milieu des plantations trône la ferme des
Sonnecor, une longue bâtisse en pierre entourée de cyprès
et de jardins fleuris.
Les premières maisonnettes
du bourg de Longoulet apparaissent au bout du chemin. Ce village
est le plus important du Quartier du Sud. Comme dans d'autres
grands bourgs du pays, nous trouvons là toutes sortes de boutiques
d'artisans et de commerçants et des bâtiments des services
officiels de la Comté. Et bien entendu, plusieurs auberges...
En cherchant un établissement
susceptible d'accueillir un groupe de randonneurs assoiffés,
nous constatons que le village est curieusement agencé le
long d'une étroite vallée, à la fois abritée du vent et ouverte
au soleil [45] . L'association, dans le nom Longbottom, du
mot long « long » et du mot bottom
« creux » qui vient du moyen anglais botme
« creux, fond » et qui désigne parfois le fond d'une
vallée, confirme cette particularité géographique.
Une auberge se trouve
sur le bord de la route. Un gros hobbit au visage sympathique
nous y accueille. Il n'est sans doute que le simple gérant
de l'établissement car les lieux appartiennent sans doute,
comme beaucoup d'autres auberges de la région, à la famille
des Sacquet de Besace [46] . En entrant dans la pièce principale, nous sommes tout de
suite frappés par les odeurs d'herbe à pipe et de café, dont
les meubles, les boiseries et les tapisseries sont imprégnés.
Ici les habitués fument de la feuille de Longoulet (Longbottom
leaf), produite sur les coteaux du bourg
[47] . Le café, une boisson connue à la fois des hobbits
et des nains [48]
, est peut-être obtenu par la torréfaction de faines de
hêtre grillées ou de glands de chêne préalablement désamérisés.
En effet, le climat du sud de la Comté ne se prête pas à la
pousse des caféiers, des plantes qui sont d'ailleurs certainement
inconnues des Hobbits et non répertoriées dans l'Herbier
de la Comté (Herblore of the Shire), le célèbre ouvrage
de Meriadoc Brandebouc.
Le soir tombe doucement
sur le pays. Il fait encore bon, aussi sommes-nous installés
à l'extérieur de l'auberge. Le patron nous sert un cordial
au parfum agréable d'anis. Non loin de l'auberge, dans un
canal qui longe la rue, un petit ruisseau fuit discrètement
en direction de l'est. Quelques milles plus loin, il se jettera
probablement dans le Brandevin (Brandywine), à moins qu'il
ne dévie sa course vers le nord-est pour se perdre dans le
bourbier fétide du Marais de sur la Rivière (Overbourn Marshes).
Vers le sud et le
sud-est, les frontières de la Comté sont imprécises, peut-être
longent-elles l'antique route qui mène au Gué de Sarn (Sarn
Ford). Mais au sud de Longoulet, à part quelques rares fermes
et des champs souvent en friches, il n'y a plus grand chose
à explorer.
La route est quand
même depuis quelques années régulièrement fréquentée par des
convois de marchandises diverses, et notamment d'herbe à pipe,
que conduisent des étrangers, des grandes gens venus du sud [49] .
On raconte aussi que
des mystérieux hommes errants, des « rôdeurs »,
surveilleraient discrètement les gués [50] , empêchant ainsi de nombreux indésirables de venir troubler
la quiétude du pays. On ne s'en plaindra pas, cela facilite
grandement le travail des frontaliers (bounders) qui parcourent
les confins du Quartier du Sud
[51] .
Sur ces réflexions,
nous dégustons notre anisette. La nuit qui vient doucement
fait taire les rumeurs du jour. Les gens rentrent chez eux
et, un par un, les oiseaux cèdent la place au chant des cigales
et au concert des grenouilles dans le petit ruisseau. Loin
vers le sud, un chien solitaire aboie. Et l'écho de se perdre
dans l'immensité de la Terre du Milieu.
Jean-Rodolphe Turlin (alias Isengar),
juin 2003.
[1]
JRR Tolkien,
The Lord of the Rings, BCA, Londres
1991. Cartes p 30 et p 1196.
[2] JRR Tolkien,
Le Seigneur des
Anneaux, La Communauté de l'Anneau, Christian Bourgois
éditeur, Paris 1972 (Presse-pocket, 1986), p 14.
[4]
JRR Tolkien,
Le Seigneur des Anneaux, Le Retour du
Roi, Christian Bourgois éditeur, 1972 (Presse-pocket,
1986), appendices, chronologie, p 458.
[6] JRR Tolkien,
Le Seigneur des
Anneaux, La Communauté de l'Anneau, Christian Bourgois
éditeur, Paris 1972 (Presse-pocket, 1986), p 17-18.
[7] JRR Tolkien,
Le Seigneur des
Anneaux, Les Deux Tours, Christian Bourgois éditeur, Paris
1972 (Presse-pocket, 1986), p 79.
[8] JRR Tolkien,
Le Seigneur des
Anneaux, La Communauté de l'Anneau, Christian Bourgois
éditeur, Paris 1972 (Presse-pocket, 1986), p 16.
[10] JRR Tolkien,
Le Seigneur des Anneaux, Le Retour
du Roi, Christian Bourgois éditeur, 1972 (Presse-pocket,
1986), p 396.
[11] JRR Tolkien,
Le Seigneur
des Anneaux, La Communauté de l'Anneau, Christian Bourgois
éditeur, Paris 1972 (Presse-pocket, 1986), p 13.
[12] David Day,
Le Bréviaire
du Hobbit, Glénat, Grenoble 1997, p 32.
[13] JRR Tolkien,
Le Seigneur
des Anneaux, Le Retour du Roi, Christian Bourgois éditeur,
1972 (Presse-pocket, 1986), p 47.
[15] JRR Tolkien,
Le Seigneur
des Anneaux, La Communauté de l'Anneau, Christian Bourgois
éditeur, Paris 1972 (Presse-pocket, 1986), p 29.
[17] Jared Lobdell,
A Tolkien
Compass, JRR. Tolkien's guide to the names in "The Lord of
the Rings", Open Court Publishing Company, 1975.
[19] Robert Foster,
The Complete
Guide to Middle-Earth, George Allen & Unwin, Londres
1978, p 426.
[21] JRR Tolkien,
Le Seigneur
des Anneaux, La Communauté de l'Anneau, Christian Bourgois
éditeur, Paris 1972 (Presse-pocket, 1986), p 103.
[22] JRR Tolkien,
The Lord of the Rings, BCA,
Londres 1991. Cartes p 30.
[23] JRR Tolkien,
Le Seigneur des Anneaux, La Communauté
de l'Anneau, Christian Bourgois éditeur, Paris 1972 (Presse-pocket,
1986), p 104.
[30] JRR Tolkien,
The Lord of the Rings, BCA,
Londres 1991. Cartes p 30.
[31] The Oxford English Dictionnary, vol. XII
(V-Z), Oxford University Press, Londres 1933.
[32] JRR Tolkien,
Le Seigneur
des Anneaux, La Communauté de l'Anneau, Christian Bourgois
éditeur, Paris 1972 (Presse-pocket, 1986), p 125.
[33] JRR Tolkien,
Le Seigneur
des Anneaux, Le Retour du Roi, Christian Bourgois éditeur,
1972 (Presse-pocket, 1986), p 400.
[34] JRR Tolkien,
The Lord of the Rings, BCA,
Londres 1991. Cartes p 30.
[35] JRR Tolkien,
Le Seigneur des Anneaux, La Communauté
de l'Anneau, Christian Bourgois éditeur, Paris 1972 (Presse-pocket,
1986), p 98.
[36] JRR Tolkien,
Le Seigneur des Anneaux, La Communauté
de l'Anneau, Christian Bourgois éditeur, Paris 1972 (Presse-pocket,
1986), p 14.
[38] Jared Lobdell,
A Tolkien
Compass, JRR. Tolkien's guide to the names in "The Lord of
the Rings", Open Court Publishing Company, 1975.
[39] JRR Tolkien,
Le Seigneur des Anneaux, La Communauté
de l'Anneau, Christian Bourgois éditeur, Paris 1972 (Presse-pocket,
1986), p 19.
[42] JRR Tolkien,
Contes et
Légendes Inachevés, Le Troisième Age, Christian Bourgois
éditeur, Paris 1982 (Presse-pocket, 1988), p 120.
[43] JRR Tolkien,
Le Seigneur
des Anneaux, Le Retour du Roi, Christian Bourgois éditeur,
1972 (Presse-pocket, 1986), p 399-400.
[44] JRR Tolkien,
Bilbo le Hobbit,
Hachette, Paris 1980 (Livre de Poche, 1993), p 17.
[45] JRR Tolkien,
Le Seigneur des Anneaux, La Communauté
de l'Anneau, Christian Bourgois éditeur, Paris 1972 (Presse-pocket,
1986), p 20.
[46] JRR Tolkien,
Le Seigneur
des Anneaux, Le Retour du Roi, Christian Bourgois éditeur,
1972 (Presse-pocket, 1986), p 400.
[47] JRR Tolkien,
Le Seigneur des Anneaux, La Communauté
de l'Anneau, Christian Bourgois éditeur, Paris 1972 (Presse-pocket,
1986), p 19.
[48] JRR Tolkien,
Bilbo le Hobbit,
Hachette, Paris 1980 (Livre de Poche, 1993), pp 19 et 21.
[49] JRR Tolkien,
Contes et
Légendes Inachevés, Le Troisième Age, Christian Bourgois
éditeur, Paris 1982 (Presse-pocket, 1988), p 120.
[51] JRR Tolkien,
Le Seigneur des Anneaux, La Communauté
de l'Anneau, Christian Bourgois éditeur, Paris 1972 (Presse-pocket,
1986), p 23.